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Courir, toujours courir ?
5 Courir, toujours courir ?
Aujourd’hui, en me réveillant, je me suis sentie comme ce proverbe africain qui dit : « Toute promesse faite est une dette.» En e et, la promesse d’écrire un livre sur le bonheur pour maman commençait à peser de plus en plus lourd sur ma conscience. Il était venu le temps pour moi de payer cette dette avec un taux d’intérêt plus élevé. Cela signi ait qu’il me fallait écrire le livre de maman avec un contenu qui saurait la surprendre, car elle l’attendait depuis très longtemps.
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Ce matin-là, après l’appel téléphonique quotidien avec elle, j’ai décidé de sortir pour la première fois après avoir passé de longues semaines à la maison. Cela m’a fait un bien fou. Je me suis acheté de nouvelles bougies saveur lavande, une robe et un paquet de crayons de couleur pour faire une activité avec « mon » enfant derrière le miroir. Cela faisait plusieurs semaines que j’avais fait sa rencontre et notre
relation était de plus en plus solide. Les histoires qu’elle me racontait me donnaient des idées pour écrire le livre de maman. J’essayais de m’approprier son univers particulier comme source d’inspiration à écrire. Elle était dans ma tête déjà, ça ne devrait pas être di cile. En échange, je devais l’aider à sortir du miroir. Comment ça allait se faire ? Je ne le savais pas encore. Pour l’instant, sa compagnie m’était précieuse et c’était tout ce qui importait. J’essayais de me persuader qu’elle existait vraiment. Après tout, nos échanges remplissaient mes journées et je me sentais moins seule. Cette promesse était de loin la plus di cile à respecter jusqu’ici.
Comment pouvait-on faire sortir quelqu’un d’un miroir ? Si je me con ais à quelqu’un, il penserait que j’étais en train de devenir folle et il me suggérerait de rencontrer un psychiatre.
Nous étions déjà en décembre. C’était bientôt la période des fêtes. La neige avait tout embelli sur son passage. Dehors, les gens s’échangeaient des sourires. Le temps des fêtes s’y prêtait et c’était si agréable ! J’ai décidé de faire un tour dans la boutique d’une amie. Elle était contente de me voir. Nous avons discuté autour d’un bon verre de crémasse, ou kremas en Créole. C’était une boisson alcoolisée d’une texture douce et crémeuse originaire d’Haïti que j’adorais.
Mon amie venait d’Haïti et elle tenait une boutique près de la rue Saint-Hubert. Je l’appelais Muse et d’autres fois l’éléphant. Elle était une pièce incontournable au sein de la communauté. Si inspirante, on comptait tous sur elle. C’était notre éléphant, une personne solide et forte, imposante et si douce. Cette femme d’une quarantaine d’années était aussi mère de 2 merveilleux enfants. Elle et moi, nous nous inspirions mutuellement. C’était ma sœur de cœur ! Au cours de notre brève conversation, je me suis sentie coupable de ne pas être présente pour elle autant que je l’aurais souhaitée. — Muse, pardonne-moi de ne pas donner de nouvelles depuis plusieurs semaines. — Ne t’inquiète pas, ma chérie. Les amies savent pardonner.
— Merci beaucoup. Mais quel est le sens du pardon pour toi? lui ai-je demandé, con ante qu’elle me donne une réponse sage et juste comme à l’accoutumée. — Le pardon, c’est la libération de l’âme et le secret de la tranquillité. L’acte de pardonner, c’est une forme d’humilité. Lorsqu’on cause du tort à une personne, en lui demandant pardon, on fait du bien à son cœur et, parallèlement, on se fait du bien à soi-même. La gratitude va de pair avec le pardon. — Pourquoi y a-t-il donc des gens qui ne demandent pas pardon? — Parce qu’ils ne connaissent pas encore les vertus du pardon.
Ces personnes ne savent pas que c’est une façon de se libérer soi-même et de connaître la tranquillité d’esprit.
Pendant que je m’apprêtais à lui poser ma prochaine question, une cliente nous a interrompues. J’ai assisté, en silence, à leur conversation, mais je les ai observées avec intérêt. La cliente a commencé la conversation :
Cliente : Bonjour, Madame. Je cherche un cadeau original à o rir à ma mère. — Qu’est-ce qui lui plairait ? — Quelque chose de simple, car c’est une femme qui n’est pas vraiment compliquée. — Alors, o rez-lui ce que vous avez de plus précieux.
La dame a semblé hésitante, mais lui a tout de même posé la question qui lui brûlait les lèvres : — Si c’était vous, qu’auriez-vous o ert à votre mère ? — Je lui o rirais mon amour. Je lui exprimerais ma gratitude. Ma mère, plus je l’aime, plus je m’aime. — Merci de m’avoir aidée. Puisque j’aime écrire, alors je prendrai une de vos plus belles cartes et je lui exprimerai ma gratitude par un poème que je vais essayer de créer uniquement pour elle.
Pendant que mon amie servait sa cliente, je repensais à ma propre mère et à la fameuse promesse que je lui avais faite : celle de lui o rir le bonheur en lui écrivant un livre qui parlerait d’elle.
La conversation que je venais de suivre m’inspirait énormément. J’ai regardé ma montre. Il était tard. J’ai pris congé de mon amie pour aller retrouver une autre si chère à mon cœur, l’enfant derrière le miroir. — Muse, il faut que j’y aille. Je suis si contente d’avoir partagé ce moment avec toi. Merci in niment ! — Merci à toi d’être venue. Prends du temps pour toi. Surtout, repose-toi. C’est si précieux. Tu n’as pas encore d’enfants et tant de responsabilités… Pro te, ma chérie… Et n’oublie pas. Quand rien ne va, souris ! Souris très fort…
Nous nous sommes fait la bise, puis j’ai quitté la boutique. Je m’en allais, ravie de cette petite sortie qui m’avait fait du bien. J’aurais tant voulu lui parler de ma rencontre avec l’enfant derrière le miroir, mais pour l’instant, je gardais ce secret pour moi.
Elle n’avait pas tort quand elle me disait de pro ter et de me reposer. Certes, je n’avais pas encore d’enfant, mais pour moi, l’enfant derrière le miroir me procurait le désir de prendre soin d’elle, comme si elle était la chair de ma chair.
Sur le chemin du retour à la maison, je me suis arrêtée un bref instant et j’ai observé autour de moi. J’ai regardé les passants. Ils avaient l’air si pressés. Où couraient-ils ? On passe tellement de temps à plani er l’avenir. Pourtant, la seule chose dont on a la certitude, c’est le moment présent. Comme l’a dit l’enfant, une fois : «Le temps est une denrée rare.» Elle avait raison. Surtout de nos jours !
Aujourd’hui, je n’avais fait que courir. Dans ma vie, je courais tout le temps. Comme poussée par un objectif devant moi, je courais sans cesse. Le temps ne semblait jamais su re. Je courais, mais pourtant, il me restait toujours des choses à faire, des rendez-vous manqués, des retards et des reports. J’étais persuadée que je n’étais pas
la seule à faire ça. Nous pourrions ouvrir un agenda et y réserver une plage horaire rien que pour nous. Et lorsque ce moment-là arriverait d’en pro ter au maximum, le savourerions-nous vraiment ?
Me voilà rentrée à la maison. Ce soir-là, je comptais cuisiner. J’ai décidé de préparer un plat que j’adore, le «Tiepboudièn». C’est le plat national du Sénégal. Il est fait à base de riz, avec du poisson, des légumes et de la sauce tomate. Pour me mettre une petite ambiance, j’ai écouté du Toumani Diabaté, l’un des plus grands joueurs de Kora. Cet instrument de musique à cordes est originaire du Mali. Maintenant que le riz était prêt, j’ai dressé la table et j’ai installé un miroir en face de moi. Oui, nous dînerions en tête-à-tête elle et moi!
Et j’ai attendu. Elle ne s’est pas présentée. J’ai nettoyé le miroir a n de m’assurer qu’elle comprendrait que je réclamais sa présence. Rien. J’ai mangé en jetant de temps en temps des coups d’œil au miroir.
J’ai prêté l’oreille pour l’entendre. J’ai même diminué la musique de Toumani Diabaté. Elle n’était toujours pas là. Je pourrais appeler le 911, mais pour leur dire quoi ? Ils penseraient que je suis folle si j’expliquais : «Depuis quelque temps, je converse avec une enfant qui se cache dans un miroir. Nous avions rendez-vous, mais elle ne s’est pas présentée». Ils me prendraient dé nitivement pour une cinglée. Je les imaginais déjà me répondre avec l’accent québécois : «Madame, s’t’une blague ? Une enfant dans le miroir ? Avez-vous pris un coup ? Consommée une substance ? Voulez-vous qu’on envoie une ambulance ? Avez-vous de la famille par icitte ? Quelqu’un qui pourrait venir rester avec vous ou on vous place à l’hospice?» J’ai frotté à nouveau le miroir. J’ai tapé trois coups dessus comme quand on frappe à la porte. J’ai pris tous les miroirs de la maison, puis je les ai tous mis devant moi. Je la cherchais dans tous les miroirs. Je la cherchais elle, mais, hélas, c’était moi que je voyais quand je les regardais.
Avant, je m’inquiétais de parler avec une forme de présence invisible. Maintenant, j’avais peur de ne plus l’entendre. Je refusais même de penser à l’idée de croire qu’elle n’avait jamais existé et que tout cela se passait juste dans ma tête. J’ai allumé les bougies que j’avais achetées un peu plus tôt dans la journée, puis je me suis mise à méditer. J’ai fermé les yeux et j’ai prié en espérant qu’elle allait m’entendre. J’ai demandé que nous puissions être à nouveau réunies. Une larme a coulé sur ma joue, puis deux.
Je les ai e acées et je me suis même mise à chanter.
«Neneyooo Nenenyooo Neneyoooo Nene Kamora» (Maman, maman, maman, maman, es-tu là ?)
Soudain, j’ai entendu une voix dans ma tête qui reprenait ma chanson. C’était la voix de l’enfant, j’en étais convaincue.
«Neneyooo Nenenyooo Neneyoooo Nene Kamora» (Maman, maman, maman, maman, es-tu là ?)
Elle était là. Elle était de retour. Quelle joie! Quel bonheur! Je lui ai demandé pourquoi elle avait autant hésité à se manifester. — Je voulais juste te manquer. Je voulais que tu démontres vraiment que tu as besoin de ma présence. Ta prière était sincère cette fois-ci.
Tu m’as même rendue triste avec tes larmes et tes inquiétudes. — Je me suis tellement habituée à toi que je me sens deux fois plus seule qu’avant quand tu n’es pas là. J’aimerais que tu sois réelle et que tu sois mon enfant. — Je ne suis pas ton enfant. Je suis toi, enfant.
J’ai soupiré. Et j’ai observé un petit silence. Tout ça était tellement mystérieux. Mon cœur avait envie d’y croire, mais ma tête, elle, s’a olait. Elle m’a reparlé. — Merci pour le paquet de crayons de couleur que tu nous as acheté. — Je voulais qu’on fasse des dessins ensemble.
J’avais envie de lui demander la suite de son aventure et de sa rencontre avec le Temps. Son histoire nous connectait tellement. Pourtant, j’étais plus à l’aise de la considérer comme étant extérieure à moi, comme une personne à part entière et complètement séparée. De plus en plus curieuse, je lui ai demandé de me montrer son visage.
Elle a refusé. Mais, pour une fois, elle m’a expliqué ses raisons. — Si je te montre mon visage, tu vas m’oublier.
Tu vas oublier tout ce que j’ai partagé avec toi jusqu’à présent.
Je perdrais ma valeur. Je n’ai pas un visage que tu ne connais pas.
Je suis toi, mais je ne peux pas me montrer sans briser le lien qui nous lie. C’est en restant dans ton imaginaire que je te suis plus utile.
Vois-tu l’air que tu respires ?
Je me suis résignée à ne pas la voir. Et je lui ai demandé de continuer son histoire.
Je me suis installée et je l’ai écoutée. — Après ma rencontre avec la rivière de lait, elle m’a conseillé que pour comprendre le bonheur, il fallait que j’aille chez le Temps, car selon elle, il possède toutes les réponses. C’est donc ce que j’ai fait. Me voilà à courir à la quête du temps. J’ai marché droit devant moi. En réalité, j’ai couru plus souvent que je n’ai marché. À un moment, j’ai commencé à être fatiguée. J’ai donc décidé de me reposer un peu sous un arbre. Je reprenais tout doucement mon sou e et, bercée par le bruit des oiseaux et emportée par l’air frais, je me suis assoupie. Dans mon demi-sommeil, j’étais interpellée par une voix de femme. Étais-je en train de rêver ou était-ce réel ? — Je suis la Nuit, a dit la voix de la femme. — Comment ça, la Nuit ? ai-je demandé. — Je suis la Nuit qui vient après et avant le jour. Je porte les étoiles et la lune. Je veille sur le sommeil et le repos.
C’était la première fois que cela m’arrivait de voir la Nuit. Elle était grande et charmante. Elle était vêtue d’une longue robe noire
parsemée d’étoiles. Avec son allure, elle dé lait devant moi dans toute sa splendeur.
— Quelle élégance! Que vous êtes majestueuse! Comment vous saluer ? Ansoma comme chez les Malinkés ? Ambolang comme chez les Fangs ? Ou Djarama de chez les Peuls ? — Un bonjour su ra ! J’ai une préférence pour la simplicité…
Elle n’avait probablement pas apprécié que je lui dise bonjour en di érentes langues africaines. — Vous êtes si belle ! ai-je repris. On dirait Nènè. — Le plus important, c’est ce que j’ai à te dire. Ce n’est pas ma beauté, mais mon message qui est l’essentiel. Qui est donc cette Nènè avec laquelle tu me compares ? Je suis la Nuit. Je suis unique. Je n’ai nulle égale. — Nènè n’est pas la nuit, mais elle est unique. Elle n’est pas grande, mais elle est majestueuse. C’est elle qui veille sur mon repos et sur mon sommeil depuis ma naissance, de jour comme de nuit. Elle est donc un peu comme vous. C’est ma mère. — Ah ! Je vois. Moi, je suis la mère du monde. La mère de toutes les mères.
En e et, la Nuit veillait sur nous tous, y compris le Temps. Avec l’éclat de ses étoiles, elle guérissait les plaies du Temps et l’aidait à aller mieux. — Des plaies, vous dites ? l’ai-je questionnée, songeuse. — Le Temps est chaque fois blessé par tous ceux qui jouent avec les heures, les minutes et les secondes comme si elles n’avaient aucune importance. Aussi par ceux qui passent leur temps à reporter les choses à faire. Ces derniers sont les plus coupables. Ils amputent le Temps quand ils ne l’utilisent pas ! Pourquoi, vous les Hommes, vous ne savez pas être davantage reconnaissants ? Pourtant, il est le seul qui se donne aussi généreusement. — Comment cela se peut-il ? lui ai-je demandé, curieuse.
— Chaque jour, chaque minute, chaque seconde est semblable au battement de votre cœur et est un cadeau du Temps, a expliqué la Nuit. — S’il est aussi généreux que cela, pourquoi passe-t-il aussi vite ?
Pour me répondre, la Nuit m’a raconté une tranche de vie du Temps. — Lorsque le Temps n’était encore qu’un enfant comme toi… Autrefois, le Temps ne vivait pas dans le même village que celui des hommes et quand il s’ennuyait, il me demandait comment était la vie dans le village des hommes. Alors, je lui parlais toujours des tueurs de temps, ceux qui ne rendent pas leurs journées productives. Un jour, il a décidé de partir à la rencontre des habitants du village pour leur expliquer l’intérêt de faire bon usage du temps. Hélas, au lieu de l’écouter, les gens se sont mis à lui jeter des pierres et il est revenu à la maison, tout confus. — À quoi ressemble le Temps ? lui ai-je demandé. — Le Temps ne ressemble à rien que je ne puisse te décrire. Sa mémoire est celle de l’éléphant, sa beauté est celle du soleil, son parfum est celui des saisons, sa couleur alterne entre le clair et l’obscur. Le Temps ne marche ni ne vole. Il ne rampe ni ne saute.
Je ne comprenais pas tout ce qu’elle me disait, car avec la nuit, c’était rarement clair. Elle a continué : — Un jour, le Temps s’est présenté sous une forme mystérieuse, enchanteresse. Les villageois se sont exclamés en voyant sa beauté à la fois délicate et brute, féerique et subliminale. Ils l’ont accueilli avec ferveur et se sont rassemblés pour l’écouter. Il s’est présenté à eux comme le messager du présent, leur annonçant que le présent était un cadeau dont ils devaient tirer tous les bienfaits chaque fois qu’il serait là. Les hommes l’ont écouté en acquiesçant, mais à peine venait-il de partir qu’ils ont continué à ramener toutes leurs priorités au lendemain, ce futur qu’on ne connaît, malheureusement ou heureusement, pas.
Le Temps a été très remonté et il a décidé, depuis lors, de ne plus épargner personne. C’est alors que je me suis réveillée. Le souvenir de cette rêverie était encore palpable dans mon souvenir. J’en étais si intriguée que je me demandais pourquoi la Nuit tenait à m’avertir du con it entre le Temps et les hommes. Allait-il répondre à ma question maintenant ? Que ferais-je si je n’apprenais pas ce qu’était le bonheur ? J’aurais donc fait tout ce chemin pour rien ! Nènè seraitelle condamnée à rester toujours triste ?
Sur ces mots, l’enfant derrière le miroir a arrêté de parler tout doucement. Je savais qu’elle était encore là, mais plus rien. Silence total. J’ai donc décidé de ranger le restant du riz dans le frigo, je me suis fait un thé au jasmin et je l’ai apporté dans ma chambre pour l’y déguster. J’ai bâillé. L’enfant a brisé son silence juste pour me dire au revoir. Un moment, j’ai failli lui demander ce qui l’avait préoccupée tantôt, mais je me suis ravisée. Comme à son habitude, elle m’a fait la promesse de revenir, toujours sans spéci er d’instant précis.
Je connaissais désormais le rituel. Je l’attendrais, comme une femme enceinte attend avec impatience de voir l’enfant qu’elle porte. Je me suis endormie sous le bruit de ses pas que j’entendais au loin, cette douce mélodie qui me souhaitait bonne nuit lorsque l’enfant derrière le miroir s’en allait.