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Il est où le bonheur ?
6 Il est où le bonheur ?
Aujourd’hui, en me réveillant, je me suis sentie comme ce proverbe africain qui dit : « Ce que tu ignores vaut parfois mieux que ce que tu sais. » Je ne savais pas vraiment ce qui m’arrivait avec cette histoire d’enfant coincée dans un miroir par ma faute et qui me parlait. À travers ses histoires, je pouvais comprendre certaines choses et j’essayais de l’imaginer sans jamais réussir à me convaincre qu’elle était moi, mais d’un autre âge. Au plus profond de moi, je sentais que derrière ces univers poétiques et imagés se cachait une âme sensible et belle, mais surtout sage. Tellement sage que je ne pouvais pas croire que c’était une enfant, encore moins que c’était moi enfant. À son âge, certes, j’avais l’imagination fertile et abondante, mais j’étais vraiment une enfant. Elle, c’était une âme sage avec une voix d’enfant qui me tenait compagnie. J’ignorais si tout cela était vrai, mais j’avais la certitude de l’entendre et je me rappelais encore
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toutes les histoires qu’elle m’avait racontées. Ce matin-là, j’étais en pleine forme et j’ai appelé maman, comme tous les matins, mais cette fois-ci avec beaucoup d’enthousiasme. — Bonjour, maman. Comment avancent tes cours de français ? — Ah, ma lle ! Que cela me fait du bien d’entendre ta voix. J’ai fait beaucoup de progrès en lecture. À notre dernière séance, le professeur nous a dit de chercher un livre de contes pour pratiquer la lecture à la maison. J’aurais pu lui dire que j’en avais déjà un et qu’il a été écrit par ma lle, mais je ne sais même pas où tu en es avec la rédaction de tes histoires. — Tu sais, maman, écrire un livre n’est pas aussi facile que je le croyais. Il faut beaucoup de ré exions, il faut être structuré, discipliné et travailler de façon assidue, lui ai-je expliqué pour me justi er de ne pas avoir encore terminé l’écriture. — Ma lle, écoute ton cœur. Écoute aussi ce que le silence a à te dire et écris. C’est seulement ainsi que tu écriras quelque chose qui te ressemble vraiment. De toute façon, tu es ma lle chérie. Je prendrai ce que tu me donneras et je l’apprécierai, car cela viendra de toi.
Après, on s’est parlé d’autres choses rapidement et, avant de raccrocher, elle m’a promis de me rappeler le lendemain, car elle devait partir faire les courses. J’ai décidé de faire la même chose de mon côté. Aujourd’hui, j’avais envie d’acheter une plante, puis de m’asseoir, de boire du thé et de me détendre.
Je savais bien que ce serait di cile de me détendre parce que j’étais de plus en plus préoccupée par ma relation particulière avec cette enfant imaginaire.
Cela me semblait être une éternité que je n’avais pas eu de ses nouvelles. Elle me manquait terriblement, comme si elle était ma propre lle. Ressentir cela m’avait rapproché de ma mère. De nos échanges, j’ai appris à revoir mes priorités. Par exemple, aujourd’hui, je pense un peu plus à moi et lorsque je n’apprécie pas une situation, je change ma façon de la regarder tout simplement.
Lorsque j’attends l’autobus et qu’il est en retard, au lieu de m’énerver, je prends ce moment pour contempler la nature et imaginer ce à quoi peuvent penser les passants. Cela me procure une certaine paix avec moi-même. C’est aussi grâce à elle que j’ai ni par trouver l’inspiration nécessaire pour entreprendre l’écriture du livre que j’avais promis à maman et qu’elle me réclamait souvent d’une manière discrète.
Plus souvent qu’autrement ce serait un livre abordant le bonheur à travers des contes, ceux qu’elle m’avait racontés alors que je m’endormais paisiblement. L’authenticité de l’enfant a conquis mon cœur à tout jamais. Je suis devenue, j’en suis convaincue, une meilleure version de moi-même. Notre rencontre a transformé ma vie. Je l’intégrais désormais dans mes choix. Par exemple, je sortais acheter une plante pour lui faire plaisir. Elle était mon amie et, entre amis, on aime se faire plaisir.
Depuis qu’elle était apparue dans ma vie, je ne voyais plus les miroirs de la même façon. Quand je me coi ais, quand je me maquillais et même quand je passais devant une vitrine, j’observais attentivement. J’avais tendance à me dire qu’elle allait apparaître subitement quand je ne me sentais pas observée de l’autre côté de mon re et. Pour lui parler, je m’asseyais devant un miroir et j’essayais d’entrer en contact avec elle. Comme ce soir-là où, revenue de mes courses, je me suis assise devant un miroir, j’ai posé mes deux mains dessus, j’ai rapproché mes lèvres et j’ai parlé tout doucement : « Belle petite lle, es-tu là ? C’est moi, ton amie ! Tu sais ? Celle à qui tu as partagé tes histoires fantastiques, le spectacle des idées, la rencontre avec la rivière de lait, celle avec la Nuit et celle qui attend patiemment que tu lui racontes ta rencontre avec le Temps. Mon amie, où es-tu ? »
Pas de réponse. J’ai pensé qu’elle travaillait ma patience de plus en plus, mais je ne lui en voulais pas du tout. La dé nition du bonheur se trouvait avec le Temps et j’étais impatiente de la savoir. Nous avions des dé nitions di érentes du bonheur qui, parfois, peuvent varier d’un individu à l’autre et, des fois, chez la même personne. Peu importe la dé nition, ce qui est important, c’est comment on intègre cela dans notre vie. Un exercice que l’on peut faire et qui peut servir à nous guider, c’est décrire son idée du bonheur et la façon dont cette description fait partie de notre vie.
Pendant que je faisais le dé sur le bonheur moi aussi, j’ai entendu un léger bruit. Elle était là ! Je le savais. Je le sentais. J’étais si contente que mon cœur s’est mis à battre plus vite. Elle ne disait rien. Ce n’était pas bien grave, car je sentais en n sa présence. Pour l’instant, cela me su sait. J’ai pris un coussin et je me suis installée devant le plus grand des miroirs de mon appartement, celui du salon devant lequel j’ajustais mes tenues avant de sortir. Elle ne disait toujours rien et moi non plus. Toutes les deux, nous laissions place au silence de façon volontaire. Nous essayions même de l’apprivoiser. Le silence nous parlait et parlait pour nous. Alors, nous écoutions attentivement au moment où il a semblé nous dire : « Vous voilà en n réunies. N’estce pas là le plus grand des bonheurs ? » C’était donc le temps de la réconciliation. Alors, j’ai essayé de ne faire qu’un avec l’enfant pour nous réconcilier, la sortir du miroir et même si je ne la voyais pas, je souhaitais qu’elle fasse partie de mon univers pour toujours. À ce moment-là, elle a interrompu le silence. — Avant notre réconciliation o cielle, il faudrait que je nisse mon histoire. Il faut que tu comprennes comment je me suis retrouvée à être enfermée dans ce miroir. C’est seulement après cela que je pourrai être complètement libre…
— Je ne comprends pas. Que veux-tu dire ? lui ai-je demandé gentiment, mais intriguée. — Récapitulons. Un jour, il n’y a pas si longtemps que ça, tu as décidé de te souvenir de moi. Alors, tu m’as en n entendu derrière le miroir. Tu m’as parlé de ton projet de livre pour ta mère et moi de ma quête du bonheur pour Nènè. Nous nous sommes promis mutuellement de nous entraider. Même s’il n’est pas tout à fait abouti, tu as réussi à commencer ton livre. De mon côté, je suis encore enfermée dans ce miroir même si j’existe en n pour toi. Nous en avons fait du progrès. Laisse-moi te raconter comment et pourquoi cela est arrivé après avoir ni de te parler de ma rencontre avec le Temps. — Est-ce que c’est là que tout s’arrête ? ai-je demandé, soudainement très angoissée. — Je ne sais pas. Cela dépendra de toi.
Rien qu’à l’idée de la perdre, j’étais déjà confuse… Je ne comprenais plus rien. Je la sentais contrariée. Alors, j’ai repris mes esprits et je l’ai écoutée attentivement. Après avoir rencontré la Nuit qui m’avait paru sympathique, j’allais en n rencontrer le Temps. Le grand moment était arrivé. Grâce à lui, j’allais en n comprendre ce qu’est le bonheur pour l’o rir à Nènè. Ma toute première question a été longue, car elle était composée de toutes mes interrogations. À croire que je voulais toutes les réponses d’un coup, comprendre tout ce qui me dérangeait et guérir toutes les questions qui me donnaient des maux de tête : « Pourquoi les enfants du berceau de l’humanité ne cessent de pleurer ? Ils disent, par exemple, que ma couleur de peau dérange. Que dois-je répondre ? Ils m’ont aussi fait du mal et ils continuent de couper les eurs des autres petites lles. Pourquoi ? J’en pleure encore et pourtant on m’avait dit que seul le temps me guérirait. Dis, pourrais-tu coudre ce que l’on m’a enlevé ou peuxtu leur dire d’arrêter de détruire les autres ? Ils disent que tous les enfants ont droit à l’éducation.
Chez nous, en Afrique, nous attendons encore pour que ce soit accessible à tous. Quand vont-ils passer ? Nous ont-ils oubliés au passage? Depuis, je n’ai que mes idées pour me tenir compagnie lorsque Nènè n’est pas là. J’ai eu faim avec mes frères et nous devions attendre qu’elle revienne du marché avant de manger. Est-ce normal ? Elle revenait parfois les mains vides et nos ventres restaient a amés. Un jour, elle a envoyé père à sa place. Il est parti tenter sa chance dans le grand marché de la vie pour que nous puissions survivre. Depuis qu’il est parti, il n’est jamais revenu. Où est-il à présent ? L’as-tu emporté avec toi ? On dit de toi que tu es un voleur de vie, que tu emportes les gens loin de leurs proches. J’ai du mal à penser que c’est de ta faute, je m’accroche au souvenir des moments que tu nous as accordés, maman mes frères et moi, de pro ter de père. »
Le Temps m’a observée sans broncher pendant que je parlais. Mais il me donnait plus l’impression d’être distrait. Je venais de décharger devant le Temps toutes mes angoisses. Alors, je me suis mise à pleurer. Le ciel est devenu gris et il s’est mis à pleuvoir. La rivière de lait, les idées et leur spectacle, la Nuit, je les ai tous vus venir me consoler.
À cet instant, la seule chose que je voulais, c’était de rentrer à la maison et d’oublier cette histoire de quête du bonheur. Pleurer dans les jupes de Nènè et me faire consoler par elle était ma priorité. Je pleurais, mais heureusement la Nuit, les idées et la rivière de lait me consolaient. Mais le Temps restait dans un silence ininterrompu qui m’a paru une éternité. Puis, il a déclaré d’un ton solennel : « Ceux qui pensent que le berceau de l’humanité ne doit pas pleurer doivent savoir que c’est son droit le plus absolu, car même à sec, la rivière garde son nom (proverbe africain). Va donc dire à cette génération à laquelle tu appartiens que le chien a beau avoir quatre pattes, il ne peut pas emprunter deux chemins à la fois (proverbe africain). Aussi, tu expliqueras à cette société corrompue où la couleur est restée un prétexte que Là où l’on s’aime, il ne fait jamais
nuit (proverbe africain). En n, tu diras à ceux qui continuent de couper les eurs des petites lles que, au nom d’une tradition, ces petites lles peuvent devenir femmes autrement.
Depuis longtemps, je les vois mutiler des petites lles sous de faux prétextes, en s’acharnant sur leur nature et en abusant de leur innocence et de leur faiblesse d’enfants. Depuis longtemps, on a fait croire à des parents ignorants que l’excision était nécessaire, brisant la nature et le bien-être de près de cent trente millions de femmes.
Maintenant, je veux que tu leur dises que cela doit cesser, car il ne leur appartient pas de changer la nature puisque tous ces cris et pleurs d’enfants ne sont et ne seront jamais impunis. Moi, le Temps, je peux être long à réagir, mais je nis toujours par guérir ce que mon silence a laissé croire que j’acceptais. Toutes les injustices du monde, causées par de sombres interprétations et déductions, seront inévitablement condamnées au tribunal du temps », puis il s’est tu. Après un moment de silence où j’ai tenté de comprendre tout son r aisonnement, il a repris et m’a demandé : — Est-ce tout ? — Non, ai-je murmuré timidement. Je suis venue apprendre ce qu’était le bonheur pour être capable de l’o rir à Nènè que j’aime plus que tout au monde. J’ai fait un très long chemin pour cela et j’ai besoin de réponses. — Et qui a dit que le Temps avait réponse à tout ? — La Nuit m’a dit que ma quête s’arrêterait lorsque je verrais le Temps et que là, j’aurais ma réponse.
Il a attendu un moment et m’a dit : — Les hommes aiment mettre le bonheur loin et passent beaucoup de temps à le chercher. Ils vont d’une méthode à l’autre. Pourtant, le bonheur, c’est aussi ce qu’on a tout près de soi, mais qu’on ignore tout au long de sa vie. Retourne chez toi et cherche le bonheur de Nènè le plus près de toi, et tu seras en mesure de le lui procurer.
Un jour, une belle enfant qui devenait adulte avait cessé d’avoir con ance en elle, de rêver et de s’amuser. Elle avait cessé de sourire et de vivre les bonheurs à sa portée pour courir derrière des projets, des ambitions. Habituellement, ce qui arrive dans ce cas, c’est que le passage de l’enfant à l’âge adulte devient di cile.
Cette adulte avait la chance d’écouter l’enfant en elle qui essayait de la prévenir, mais agacée et sans le savoir, elle s’est enfermée dans un miroir. D’une seule parole, elle a emprisonné son meilleur re et au-delà de la glace. C’est dans le monde imaginaire du miroir que l’enfant est restée, avec des souvenirs, des idées et des concepts qui lui parlent.
Elle est restée persuader que le bonheur existe. Elle a alors décidé d’aller à sa recherche… Cette enfant et cette adulte, c’est toi. Hélas, pendant que tu cherchais le bonheur dans le monde du miroir, l’adulte a continué à grandir trop vite. Trop occupée par les réalités de la vie, tu as été oubliée et cet oubli t’a maintenue enfermée derrière le miroir.
Tu ne pourras retourner o rir le bonheur à Nènè que par la volonté de cette adulte que tu es maintenant devenue. Lorsque l’adulte et l’enfant seront réconciliées, le bonheur sera retrouvé. Et il n’est pas loin de Nènè.
Quand le Temps a cessé de parler, je suis restée consternée, à me dire que j’avais fait un long chemin pour rencontrer le Temps, me rendant nalement compte que c’était le temps de grandir qui m’avait séparée du bonheur. Ce bonheur qui n’était autre que Nènè elle-même.
L’enfant venait de nir de me conter sa rencontre avec le Temps. Au nal, triste histoire. Si je comprenais bien, toute cette histoire était de ma faute. Je lui ai posé la question : — Suis-je donc la raison pour laquelle tu es restée enfermée dans le miroir ?
— Oui. Je voulais que tu comprennes que tu m’écartais de plus en plus de ta vie, que tu ne t’amusais plus et que tu étais trop préoccupée tout le temps. Et tu t’es énervée contre tout ce que je te disais et que tu entendais dans ta tête. Devant un miroir, tu as hurlé que tu voulais que je te laisse tranquille. Le miroir m’a aspirée. Je ne pouvais plus le traverser à ce moment-là. Tu as continué à grandir loin de tout ce que j’étais. À ton âge, tu concevais le bonheur autrement. Tu n’y croyais souvent plus. Parfois, je t’entendais pleurer pour des raisons que je ne comprenais pas. Je voulais t’aider, mais je ne pouvais rien faire pour toi, car tu ne pensais plus à moi. Plus tu m’oubliais, plus tu me condamnais à rester enfermée derrière le miroir.
Heureusement, un jour, tu t’es remise à penser fort à moi et j’ai pu te parler à nouveau. — Que puis-je faire à présent pour t’aider ? — Je ne suis qu’une enfant. Je ne peux rien te dire. À toi de choisir, a-t-elle dit en bâillant.
Sa petite voix était remplie de fatigue. Ce soir, elle ne promettait pas de revenir. Elle avait tout dit. J’étais bouleversée, e ondrée même.
Elle m’a dit au revoir. Elle ne le savait peut-être pas, mais je l’attendrai toujours. Je me suis endormie, le cœur peiné, sous le bruit de ses pas que j’entendais partir au loin, sans savoir si je les entendrais à nouveau le jour venu.