6 minute read
L’amitié commence avec soi-même
9 L’amitié commence avec soi-même
Avec le temps, il y a des habitudes qui ne changent pas, comme arroser la plante chaque matin ou appeler maman à mon réveil. Ce matin, dans notre conversation, maman avait encore insisté sur le fait que «l’amitié commence avec soi-même.» Cette phrase méritait toute mon attention. Elle suscitait en moi un désir profond de célébrer chaque instant de ma vie, chaque acte de ma journée, aussi banal soitil. Je le ferais par amitié pour moi-même et par amitié pour chacune des tâches qui seraient de ma responsabilité. Arroser une plante que j’avais achetée pour l’enfant ne su sait pourtant pas à rendre son souvenir permanent. J’ai continué de faire comme si elle était là et je parlais seule, en imaginant que je lui parlais à elle. J’ai même décidé que chaque semaine, je ferais une activité qui nous serait dédiée. À chacun de ces rendez-vous, je continuerais à faire semblant de lui parler comme si elle était vraiment là. D’ailleurs, qui saurait qu’elle
Advertisement
était là de toute façon à part moi dans mon esprit ? Être avec l’enfant me facilitait l’exécution du conseil de maman concernant l’amitié : «L’amitié commence avec soi-même.» Quoi de mieux que d’être amie avec moi-même enfant ? Quoi de mieux pour m’apprécier moi-même et me sentir moins seule que d’apprécier la part la plus belle de ma vie : mon enfance ? Pour raviver la petite lle qui était en moi, je pourrais faire du bricolage, dessiner et écouter des comptines.
À mon retour du travail, j’ai croisé ma voisine d’origine indienne. Vêtue d’un sari (vêtement emblématique en Inde) bleu et doré, elle m’a regardée d’une façon particulière. Elle m’a parlé pour la première fois : — Il y a quelques mois, vous étiez di érente. Personne ne vous rendait visite. Maintenant, vous organisez souvent des fêtes chez vous.
L’air inquiet parce que j’avais peur de la déranger, je l’ai questionnée timidement : — Le bruit vous dérange-t-il ? — Avant, nous n’avions jamais vu quelqu’un vous rendre visite. Pourtant, vous sembliez occupée avec des conversations tous les soirs. On aurait parfois dit que vous parliez à vous-même.
Curieuse, je lui ai demandé ce qu’elle avait entendu. Elle a répondu : — Di cile à dire… Parfois, vous chantiez. Parfois, vous pleuriez. Vous racontiez des histoires des fois. Vous parliez même dans des langues inconnues, peut-être des langues africaines. Un jour, nous vous avons même entendue applaudir, ce qui nous a étonnés. Vous disiez, je me rappelle : « Danse, belle rivière. Danse. Nous avons trouvé cela bien étrange…
Ne comprenant pas où ma voisine voulait en venir, je lui ai posé la question : — Madame, que voulez-vous me dire ? Que j’ai l’air d’une folle ?
Avec un air timide, elle m’a répondu :
— Au début, nous nous inquiétions un peu, ma famille et moi, je vous l’avoue. Petit à petit, cela est presque devenu un moment que nous partagions en famille. Chaque soir, nous attendions que vous commenciez. Les enfants avaient hâte de connaître la suite de chacune des histoires que vous vous racontiez en écoutant les oreilles collées au mur. Heureusement, ici, ce n’est pas insonorisé. Par exemple, la petite lle qui est allée à la recherche du bonheur pour l’o rir à sa mère nous a particulièrement touchés. Vous parliez de vous, n’est-ce pas ?
Après qu’elle eut ni, j’ai décidé de faire semblant et de ne pas reconnaître tout ce qu’elle racontait. — Je ne vois pas de quoi vous parlez. Vraiment, Madame.
En vérité, j’étais bouleversée. Comment cela se fait-il qu’elle et toute sa famille aient entendu mes histoires avec l’enfant du miroir ? N’étaient-ce pas uniquement des conversations dans ma tête? Parlais-je à haute voix ? Entendaient-ils eux aussi l’enfant du miroir?
Avec douceur, la dame a continué de plus belle : — Avant, chez nous, a repris la voisine, les seuls bruits qu’on entendait chaque soir étaient les coups violents que me portait mon mari. Ensuite, vous vous êtes installée dans l’appartement à côté du nôtre et tout a changé. Vous nous avez fait voyager en Afrique pour notre plus grand bonheur. À travers les conversations avec votre mère, que vous appelez tous les matins, nous avons ni par réaliser la chance que nous avions d’être une famille. Cela nous a rapprochés.
Un de ces soirs où vous avez parlé du Temps qui reprochait aux hommes les violences contre les petites lles, mon mari m’a demandé pardon pour toute la violence qu’il exerçait à mon égard et celui des enfants. Je lui ai dit que ce n’était rien et que je l’aimais quand même.
Depuis, il est devenu moins agressif envers nous. Il a même choisi ensuite d’apprendre le théâtre pour libérer ses frustrations de vie. C’est toute une thérapie pour lui. Il a décidé ensuite qu’on ouvre
notre propre centre culturel. Toute la famille s’est investie dans le projet. Nous avons travaillé fort et nous allons l’inaugurer bientôt. — Ah oui ? Je suis contente pour vous. Félicitations ! lui ai-je dit en essuyant les larmes qui voulaient sortir à cause de ce qu’elle avait subi et de l’émotion de les savoir plus heureux nalement. — Merci, a-t-elle répondu. Dans ce centre, a-t-elle poursuivi, nous proposons des ateliers d’écriture et de théâtre aux familles en situation de vulnérabilité. Je vous attendais pour vous remercier. Nous vous disons «dhanyavaad». Cela veut dire «merci» en hindi. C’est grâce à vos histoires que no us en sommes là, ma famille et moi. Nous voudrions vous inviter à l’inauguration de notre centre et, si ça vous tente, vous pourriez faire un spectacle de conte.Toutes les histoires que vous avez si bien racontées, vous devriez les partager avec d’autres familles. — Je vais y ré échir, ai-je répondu, encore émue de tout ça, mais n’y croyant toujours pas.
Elle m’a tendu l’a che d’inauguration de leur centre, intitulé Centre Culturel Chikitsa. L’inauguration tombait bizarrement le jour de ma fête. — Que veut dire Chikitsa ? me suis-je empressée de lui demander. — Ça veut dire guérison, a-t-elle répondu. Dites-moi quand vous aurez pris votre décision par rapport à notre proposition de faire des spectacles au centre, s’il vous plaît. Vous serez payée, m’a-t-elle dit en partant tout doucement.
La voisine venait à la fois d’embellir ma journée en me faisant voir combien toute cette histoire était merveilleuse et en me faisant poser des questions sur ce qu’elle avait entendu d’autre. Ils devaient quand même me prendre pour une folle dans sa famille. J’étais tout de même contente d’apprendre que les histoires de l’enfant derrière le miroir les avaient aidés, mais je refusais de croire que je me parlais à moi-même et à haute voix. Certes, l’enfant existait bien dans ma tête, alors comment cela se faisait-il que c’était moi qui racontais
à haute voix tout ce qu’elle me disait ? Ou peut-être que l’enfant venait réellement et que comme elle disait être moi, on se parlait, mais les autres entendaient uniquement ma voix ? Ou bien je me parlais et me répondais toute seule ? J’étais confuse. Très confuse, même. En entrant dans mon appartement, j’ai fait la promesse d’élucider tout cela. Aussi mystérieux que cela puisse être, il devait bien y avoir une réponse… Comment ? Je ne savais pas encore, mais je nirai bien par le trouver.
Ce soir-là, j’ai veillé un peu sur le balcon. J’ai contemplé les étoiles en repensant à la Nuit. J’essayais de les compter une à une. N’y arrivant pas vraiment, je les ai toutes invitées à venir entendre une histoire que je souhaitais leur raconter. C’était l’histoire d’une adulte qui n’avait jamais perdu l’espoir de retrouver une amie qui lui était chère. À peine ai-je commencé l’histoire que je baillais sur ma chaise. Prise d’une soudaine et drôle de fatigue, je me suis endormie en essayant de continuer mon histoire aux étoiles, sans avoir la force de me lever et de regagner ma chambre. En bâillant une fois de plus, je me suis surprise à parler aux étoiles comme l’enfant, leur promettant de revenir nir l’histoire que j’avais entrepris de leur raconter ce soir. Je me suis vue m’éloigner des étoiles comme elle, avec des bruits de pas qui sonnaient comme une douce mélodie leur souhaitant bonne nuit.