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Mouse DTC 74-75, Fred Poulet 76-77, Théo Ceccaldi
NOUVEAUX TRIPS
Par Benjamin Bottemer ~ Photo : Nicolas Leblanc
TRADITIONS ET TERRITOIRES VISITÉS OU FANTASMÉS DESSINENT LA TRAJECTOIRE ACTUELLE DU VIOLONISTE THÉO CECCALDI, À L’ARSENAL DE METZ CETTE SAISON.
Depuis la création de son trio en 2010, on tente de ne pas perdre de vue Théo Ceccaldi. C’est que l’Orléanais bouge beaucoup, sortant volontiers la jazzosphère de son axe. Avec le bouillonnant Tricollectif et son Grand Orchestre du Tricot, la liberté furieuse de Freaks, auprès du pianiste Roberto Negro, en tentet avec Joëlle Léandre… Emportant son instrument vers d’autres mondes, multipliant les rencontres, il trace un chemin qui aboutit ces dernières années sur les paysages de Constantine et de Kutu : de l’Algérie à l’Éthiopie, voix et électronique se conjuguent pour une grande dose de poésie et d’énergie brute, entre jazz, rock, musiques traditionnelles et énergie punk. Nourri à la liberté, premier enseignement du jazz, Théo Ceccaldi est l’un de ceux qui permettent à cette musique débridée de rajeunir et de se renouveler indéfiniment. Artiste associé à la Cité musicale de Metz cette saison, il accepte pour Novo de retracer ses explorations, escorté par son frère Valentin et par Haleluya Tekletsadik et Hewan Gebrewold, chanteuses de son projet « éthio-transe » KUTU.
Théo, on va parler de tes trois derniers groupes, qui cohabitent avec d’autres qui continuent à tourner. Tu as besoin de changer souvent de formation pour ne pas t’ennuyer ?
On peut aussi se renouveler au sein d’un même projet ! Avec le trio [avec Valentin Ceccaldi à la contrebasse et Guillaume Aknine à la guitare, ndla], on a livré un album de compos, un autre d’impros et un troisième autour de Django Reinhardt. Et là, on a été invités par un domaine viticole en Gironde,
Château Palmer, pour composer une musique autour de l’un de leurs millésimes… autant de chapitres très différents donc.
Ton nouveau quintet, en concert en mars à l’Arsenal, est en tout cas composé de musiciens avec lesquels tu n’as jamais joué auparavant.
C’est vrai que le quintet est né d’une envie de nouvelles rencontres, avec un combo assez spécial trombone-harpe-violon, où trois musiciens utilisent leurs voix. Violon et trombone marchent bien ensemble, le son du trombone très doux et celui plus « brillant » du violon. La harpe électrique de Laura Perrudin est hyperpolyvalente, pouvant jouer comme un synthé, une guitare électrique, une basse… Il y a également un jeune claviériste très ouvert, Auxane Cartigny, qui joue dans des groupes pop, electro ou jazz.
Cette volonté de transcender les clivages, c’est ta vision du jazz ?
Pour moi, ça ne correspond pas à une esthétique particulière, car ça englobe des choses extrêmement variées ; reste la notion d’impro et un état d’esprit aventureux et créatif avant tout. Auxane définit toute musique « non-formatée » comme du jazz. J’aime ne pas perdre pied avec la nouvelle génération en allant découvrir ce qui se fait de neuf, à La Gare à Paris par exemple, pour voir comment les jeunes conçoivent le jazz : ils savent tout faire !
Ton voyage en Éthiopie en 2019 a donné naissance à KUTU, un groupe « éthio-transe » qui a sorti en septembre un album, Guramayle. Qu’es-tu allé chercher à Addis-Abeba ?
Je ne savais pas exactement ce que je cherchais ! Je sortais tous les soirs dans les clubs et les azmari bets pour écouter la musique azmari d’aujourd’hui, rencontrer les musiciens qui se réapproprient la tradition et regardent ce qui se fait ailleurs. C’est le cas de Jano, le premier groupe d’éthio-rock, dont Hewan et Haleluya sont les chanteuses.
Comment définir la musique de KUTU, qui ne correspond à rien de ce que tu as fait jusqu’à présent ?
Une fusion de jazz, de musique éthiopienne, de rock, d’electro… je ne voulais pas d’un collage de musique azmari sur ma musique, je voulais créer quelque chose de singulier avec Hewan et Haleluya. Akemi Fujimori, aux claviers et à l’électronique, a une grosse présence, mais aussi la batterie de Cyril Atef, qui apporte un côté transe. On n’a pas conservé d’instruments traditionnels, mais ça reste une influence, par exemple lorsque je reproduis le son du masenqo, un instrument à cordes éthiopien, avec mon violon. Hewan Gebrewold : Les paroles, entièrement en azmari, parlent de nos vies, de notre pays, d’amour… elles sont toujours à double sens : politiques et poétiques. La musique de KUTU devait montrer la diversité d’un pays aux dix-huit nationalités ; autant de langues et de musiques différentes. Nous voulons être la voix de notre génération. Haleluya Tekletsadik : On est fières de nos traditions, mais le fait de les mélanger à d’autres choses les rend encore plus uniques. On se sent libres de les emmener vers de nouveaux horizons ; KUTU et la rencontre avec Théo ont permis cela.
Ton avant-dernier disque Constantine est également une sorte de voyage, en hommage à ton père Serge Ceccaldi. Comment est-il né ?
Notre père a essentiellement composé pour le théâtre, de manière assez confidentielle et sans rien enregistrer. Avec Valentin, on a voulu ressortir les partitions du placard pour ses 60 ans. Mais comme il le dit lui-même : « Théo et Valentin ont voulu faire quelque chose pour moi, mais ils le font aussi pour eux. » On se réapproprie largement sa musique. Il y a beaucoup de contrastes dans Constantine : des moments vraiment intenses, d’autres plus intimistes.
Un projet très personnel donc où ont été conviés les musiciens du Grand orchestre du Tricot et huit invités (Michel Portal, Thomas de Pourquery, Émile Parisien, le chanteur saoudien Abdullah Miniawy…). Il fallait cette force du collectif pour lui donner forme ?
C’est un projet en famille : celle du sang mais aussi celle de cœur et de musique. De nombreux musiciens sont passés par l’école de musique que dirigeait notre père à Orléans. On a également voulu s’entourer de gens qui nous ont influencés, une démarche qui illustre bien le propos de Constantine, qui parle des chemins de vie de chacun, de l’influence de ces endroits par lesquels nous sommes passés, d’exil et de déracinement. Valentin Ceccaldi : Créer Constantine, c’était aussi remettre toutes ces musiques dans leur contexte, celui de notre histoire familiale en Algérie. Il a été pensé comme une entité, on ne voulait pas d’une succession de vignettes avec des invités qui défilent. Et le live est un spectacle à part entière.
Théo, la notion de voyage semble être une piste que tu explores actuellement : voyages véritables comme pour KUTU, mais aussi fantasmés avec ces folklores revisités dans Constantine et avec le quintet. C’est dans cette direction qu’évolue ta musique ?
Les folklores tels que je les conçois s’inspirent beaucoup de l’image que je m’en fais, des mélodies qui me viennent : c’est en quelque sorte un folklore intime. J’ai effectivement envie d’aller encore plus loin là-dedans, comme dans l’utilisation des voix, de l’électronique… et aussi aller en Afrique et en Amérique du Sud.
On a le sentiment que ton jeu est moins « devant », un changement qui semble coïncider avec ceux, esthétiques, de tes nouveaux projets. Là aussi, tu expérimentes une autre approche ?
C’est vrai qu’au début j’étais plutôt dans un truc de soliste, une énergie très intense avec de gros solos. Là, je recherche plus la cohésion du groupe, la construction. Idem en termes de musiques : après un jazz influencé par les musiques contemporaines et improvisées, on est davantage dans le rythme, la danse et la transe. Il y a tant de choses qui nous intéressent, ce serait dommage de se priver ! — NUIT DU JAZZ, concert le 11 mars à l’Arsenal, à Metz — CONSTANTINE, concert le 7 juin à l’Arsenal, à Metz www.citemusicale-metz.fr