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Gilles Weinzaepflen 124-128, Stéphanie-Lucie Mathern

PAS DE VIBRATION, FARINE 55

Par Stéphanie-Lucie Mathern ~ Photos : Benoît Linder

MILA ET DANIEL HAFFNER

Mila et Daniel vont fêter leurs 51 ans de mariage, des noces de camélia. Ils habitent Annecy depuis leur retraite, mais ils se sont rencontrés à l’Ancienne Douane, un restaurant bien connu à Strasbourg. Nous évoquons la rue des Orfèvres, le quai Finkwiller, la rue de la Première-Armée et l’orgue de barbarie, sorte de jukebox des anciens.

Le protestantisme les a réunis. Là où le catholique préfère le voir, le protestant préfère le lire. La religion a ici quelque chose à voir avec la raison pure, la cohésion mystérieuse du vivre

— Main dans la main ils vont tant mal que mal d’un pas égal. Dans les mains libres – non. Vides les mains libres.

Tous deux dos courbés vus de dos ils vont tant mal que mal d’un pas égal. Levée la main de l’enfant pour atteindre la main qui étreint. —

ensemble : étroitement lié à leur convivialité et leur sens de l’accueil. Le mariage civil a lieu à Metz et le religieux à Riedisheim, banlieue de Mulhouse. Mila a des allures de Jean Seberg mélangée à Iris Apfel, nouvelle vague couplée à l’excentrique américain. Elle aurait préféré être Jean-Paul Gaultier. Mila aime la mode, collectionne les boucles d’oreilles clips et parle aussi beaucoup à sa machine à coudre – « Je faisais les costumes de Daniel », dit-elle.

Daniel, lui, était architecte à Nancy. Le col haut, habillé en noir, avec des lunettes structurantes qui créent des ponts entre les yeux. Il a grandi à la colline de Sion, haut lieu mystique, avec sa lanterne des morts pour Barrès, et cette colline définitivement inspirée. Ses grands-parents étaient les mécènes des Prouvé. Jean Prouvé, rock star de l’habitat industriel. Dans la salle à manger, un dessin du fils Claude, une sorte de coup de griffe de Hans Hartung.

Leur intérieur est lumineux, épuré, blanc, avec des touches de bleu. La Réforme protestante, qui est iconoclaste, mais aussi « chromoclaste » assure la promotion du noir vestimentaire. Le bleu en profite et devient une couleur « honnête », dit Michel Pastoureau. C’est une sorte de monastère zen où flottent quelques formes rondes, des dessins d’élèves de Klee ou des Suisses nerveux, qui rayent des montagnes, Walter Krebs. La Suisse comme Annecy vit sous le patronage de la montagne. La montagne est une sorte de divin matérialisé par l’espace. L’éternel fantasme de l’élévation. Gravir une montagne – ou pouvoir la regarder depuis le balcon-terrasse, serait accéder à la transcendance.

Sur cette terrasse plane encore le souvenir d’un pin d’Autriche. Des petits animaux surréalistes sont restés, le lapin d’Alice (leur petite fille) ouvre le bal pour finir par la tortue.

Les corbeaux y tiennent salon le matin.

« J’aime les pommes de pin, les plumes et les cailloux », dit Mila, comme une comptine. Avant de nous servir un kouglof, recette qu’elle a longtemps étudiée : pas de vibration, farine 55, s’y atteler quand le temps n’est pas humide, attendre un jour qu’il soit (un peu) rassis.

Les choses sont souvent mieux rassies, c’est peutêtre la grande leçon de vie.

Mila et Daniel sont de ce temps où l’on ne négligeait rien, où recevoir était important. L’argot n’existait pas et les hommes servaient le vin. On ne faisait pas la vaisselle, on la lavait.

Nous nous recueillons pour la cérémonie de la dégustation autour de la table conçue par Daniel. Une table en sapin à trois pieds, car du déséquilibre naît l’équilibre. Elle est protégée par un film plastique. « Vivez salement et sans protection », je finis par clamer.

Mila a préféré faire table rase des meubles lourds et austères de ses ancêtres.

« L’âme des gens ne se trouve pas dans les objets. » Elle dit penser à sa mère tous les jours, et loue le talent de photographe de son père, ancien ingénieur chez EDF.

La structure est leur point commun ainsi que le sens de la famille. Julie et Antoine, leurs deux enfants, sont très présents malgré l’éloignement.

De la petite architecture, la mode, aux grands plans, l’ancienne maison contemporaine lorraine qu’ils ont dû quitter, il est important de parler le même langage et de marcher du même pas.

Le traumatisme de la guerre est encore vivace. « On parlait alsacien sous l’occupation », dit Mila. « Mon père s’est caché chez les voisins pour échapper aux Allemands », « J’ai encore le souvenir des bruits de bottes. Ils venaient par cinq. » On pense aux vieux échos de Parsifal. L’Allemagne a créé la musique.

« J’ai vu flamber la gare de Mulhouse. » Un temps passé dans les caves et les champs pour se protéger.

Daniel, lui, a fini à Toulouse. Son père ayant fait une fausse carte d’identité pour échapper au Reich. Mais lui a subi la guerre d’Algérie en comptant les morts dans les grands bureaux.

Le temps passe, et les portes du sensible s’ouvrent toujours un peu.

Créer, toujours, mais « j’ai pas envie de faire des paniers en rotin », assène Mila.

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