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Célie Pauthe 50-51, Kaori Ito 52-53, Mathias Moritz

UNE HISTOIRE DE LA VIOLENCE

Par Sylvia Dubost ~ Photo : Pascal Bastien

SES SPECTACLES SONT VIOLENTS, « LA RÉALITÉ EST PIRE ». AVEC HÔTEL PROUST, LE METTEUR EN SCÈNE STRASBOURGEOIS MATHIAS MORITZ SE REPLONGE EN 1995, CE QUI A CHANGÉ DEPUIS, OU PAS… LA RAGE DES DÉBUTS EST-ELLE TOUJOURS UN MOTEUR ?

Mettre au jour la barbarie de notre société, plus ou moins bien cachée sous des dehors « civilisés », Mathias Moritz s’y emploie depuis plus de 20 ans. Avec comme vecteurs le trash et l’excès, dans les corps et/ou dans les mots. On sort souvent de ses spectacles éreintés, émotionnellement usés, comme lessivés. Pas une soirée à recommander aux âmes sensibles. Ce déboulonnage est souvent passé par des textes « classiques », dont il livre une version inouïe. Shakespeare, Marlowe, Büchner, mais aussi Flaubert avec une version lecture personnelle de Madame Bovary, lui permettent de raconter notre monde en le regardant de loin. Pour ne pas que la noirceur nous submerge. Mais de fait, elle nous submerge quand même. Il y a aussi au panthéon l’Autrichien Werner Schwab, qui oppose « à la violence du monde la violence de ses propres mots », pour reprendre ceux de sa maison d’édition. Qui conviendraient aussi au combat théâtral de Mathias Moritz.

Pour sa nouvelle création, Moritz met en scène un texte contemporain, écrit pour le spectacle par un de ses acteurs fidèles, Antoine Descanvelle. Hôtel Proust croise les destins de sept personnages logés au même endroit, quelque part dans l’année 1995. Pourquoi 1995 ? Parce que ce n’est pas si loin, qu’on a tout oublié et qu’à bien des égards, cette année porte les germes de la crise qu’on affronte. C’est l’année des attentats à Saint-Michel, de l’élection de Jacques Chirac sur le thème de la fracture sociale, de Juppé et des femmes ministres (les « jupettes », WTF !), de grèves monstres, de la reprise des essais nucléaires en Polynésie, du redémarrage du réacteur Superphénix… Tout comme les figures qui traversent le spectacle et qu’on reconnaîtra plus ou moins clairement, la liste résonne de manière curieuse et cruelle.

En 1995, Mathias Moritz a 12 ans. « Je n’ai pas de souvenirs politiques profonds de cette époque, tout avait l’air d’aller bien et ça m’énervait. Je me souviens de la colère que j’avais au fond de moi. » Il passe son temps au théâtre, au Maillon à Strasbourg, où un ami de ses parents est régisseur lumière, et au TNS, découvre Claude Régy, Matthias Langhoff, Romeo Castellucci. « Je me souviens de sa Genèse. Il n’y avait pas foule dans la salle et encore moins foule à la sortie. J’ai ressenti quelque chose que je n’ai plus ressenti au théâtre depuis : il a réussi à me faire peur. Ce géant avec un chapeau, les références à Auschwitz, Antonin Artaud, cette femme énorme, cela me transperçait à un endroit où je n’étais pas à l’aise. » Six ans plus tard, à 18 ans « et un mois », il monte son premier spectacle au Molodoï, scène autogérée dans le quartier Gare. « C’était brouillon, je n’avais jamais mis en scène, la moitié des acteurs n’avaient jamais joué. » Pendant dix ans, il y présentera six spectacles par an. Sarah Kane, qu’il découvre à Avignon et dont la première pièce, Anéantis, est jouée en 1995 (la première didascalie inspire d’ailleurs le décor de Hôtel Proust : « un hôtel si luxueux qu’il pourrait se trouver n’importe où dans le monde ») ; Rodrigo Garcia dont il met en scène trois pièces… « On était les héros. La salle était à disposition, le prix était libre, j’avais trouvé un terrain de jeu agréable. Avec mon auto-formation, je pouvais faire ce que je voulais. On a mis beaucoup d’énergie pour faire le maximum de formes, passer du classique au contemporain. »

En 2012, sa mise en scène d’Antiklima(X) de Werner Schwab est programmée au Maillon et l’installe comme le metteur en scène strasbourgeois à suivre. « Schwab, c’est un théâtre de l’exorcisme. Il va dans le sale pour trouver le beau. Comme dans le film [de William Friedkin, ndlr] où un prêtre perd la foi et la retrouve quand il rencontre le diable. C’est pareil avec le beau. » Les spectacles qu’il monte avec les acteurs de sa compagnie Dinoponera / Howl Factory sont autant d’exorcismes, pourrait-on dire. Et ils passent nécessairement par des émotions fortes, y compris négatives. Parce que « c’est l’émotion qui te questionne. »

Aujourd’hui, Mathias Moritz dit avoir envie d’autre chose. Avec sa nouvelle compagnie, Tongue (la langue en anglais), il veut revenir à un théâtre d’acteur. « Avec la Dinoponera on parlait fort, il fallait être vif, musclé, le danger était partout. Mais lorsque l’état d’urgence est le commun, il nous fallait monter encore d’un cran. Et c’était épuisant. » On aurait cependant tort de penser que le combat est terminé. Il prend simplement une autre forme, que Mathias appelle « comédie pessimiste ». C’est en tout cas vers là qu’il veut aller. « Je ne sais pas s’il est encore question d’exorciser quoi que ce soit. C’est pire qu’avant, mais on est encore vivant. Alors peut-être qu’on peut en rire ? » Quand on vit dans un monde où, comme il nous le rappelle, Deleuze (décédé d’ailleurs en 1995) a été remplacé comme philosophe médiatique par BHL et Onfray, effectivement, ça vaut sans doute mieux. — HÔTEL PROUST, théâtre les 12 et 13 janvier au Maillon, à Strasbourg www.maillon.eu

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