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Nathalie Bach 132-133, Myriam Mechita

UNE HISTOIRE ESSENTIELLE

Par Myriam Mechita

Myriam Mechita, Les coïncidences de paix, crayon et encre sur papier, 42 x 60 cm, 2018

Tout a commencé quand j’ai rencontré cet ami Facebook à un vernissage.

Ces amis qu’on connaît depuis des années et qu’on n’a jamais rencontrés, on sait beaucoup de choses sur leur vie sans rien connaitre vraiment, ils sont totalement ce qu’ils ou elles sont, sans l’être tout à fait... (Vous me suivez ?) — Ça te dirait d’écrire une chronique dans Novo ? — Moi ? — Oui, toi... J’adore lire tes textes, ils me font rire et puis ils me touchent aussi…

Après une minute de réflexion, j’ai répondu « Ok » en me disant que ca allait etre compliqué...

Et depuis ça m’obsède, ça me perturbe, ça m’accompagne et ça me stresse surtout. D’habitude, j’écris dans le bus, le train, sur mon téléphone en laissant mon correcteur décider s’il fait son job ou pas. J’écris sur tout, le sandwich de mon voisin de train, un speed dating qui tourne mal, mes états d’âme de femme presque quinqua en mal d’amour. Je n’écris pas bien moi, ma prof de français en 5e aurait eu un large sourire sur ses lèvres à entendre cette phrase, qu’elle me répétait à chaque rendu de devoir : « Vous ne ferez jamais rien Mechita… pour ça, il faut parler français… ce que vous ne saurez jamais faire… c’est comme ça », et pourtant j’écris, c’est assez simple justement. Pas de litote ou d’allitération, pas de syntaxe particulière ou de figure de style. Mon vrai travail, ma vraie vie, c’est d’être artiste plasticienne, et pas esthéticienne comme le pensent toutes ces dates pourries de sites de rencontre… Au début, je lisais : « Et tu travailles dans un salon ? », pensant sûrement que j’étais experte ès épilations définitives ou juste brésiliennes. Je répondais en ne saisissant pas vraiment : « Oui, ça m’arrive de travailler dans mon salon. »

Je peux déployer sans problème mon bordel dans mon salon, ma chambre, ma cuisine et dessiner et mettre du pigment partout, laissant traîner les feuilles qui sèchent autour de mon lit, ou sur la table de la cuisine pendant des jours et des jours. Alors que j’ai un atelier où je pourrais largement tout faire sans rien déranger.

Plasticienne, c’est ça, c’est comme un fardeau qu’on porte à produire des œuvres, à dédier sa vie à la création sans rien attendre en retour, et s’entendre dire à la première crise qui paralyse le monde qu’on est non essentiel. Utile à rien…

Voilà. C’est ça que ça veut dire… pas important… Utile à rien.

Mais il suffit de quelques mots pour renverser le monde, pour toucher un point sensible, et se rendre compte qu’on a les mêmes peurs et les mêmes désirs que tous ces gens qu’on croise en vrai ou dans le monde infini des amis invisibles…

Alors quoi vous dire pour la première fois... C’est comme une rencontre qu’on prépare… être silencieuse pour paraître mystérieuse… rire à chaque fois qu’il va tenter de faire un bon mot… et puis ne pas trop parler de mon travail qui va juste le faire fuir… Pas envie de vous faire fuir… pas tout de suite.

Alors je vais juste vous dire que c’est pas vrai qu’on est non essentiels. C’est pas vrai. Et je vous donne un exemple de suite : il y a quelques années, lors d’une exposition personnelle dans un centre d’art, on m’a demandé de faire un atelier annexe avec cinq adolescentes en échec scolaire. Cette intervention qui semble être comme un dû, une prolongation de l’exposition, est souvent un calvaire pour tout le monde, l’artiste qui veut juste retourner dans son atelier et ces élèves qui n’ont qu’une envie, c’est de se replonger dans les méandres artificiels des vidéos de trois secondes. Des chats qui ont peur de concombres malveillants ou des pranks en tous genres. Cet atelier commençait mal, les étudiantes étaient voilées entièrement, impossible de voir leur visage, âgées de 15 ans et aucune envie de fabriquer quoi que ce soit. La première intervention se passe difficilement et je leur propose de faire une broderie de paillettes de ce qui les fait rêver… et à la troisième intervention, je constate que personne n’a rien fait et ne fera jamais rien… et là, je sors de mes gonds. Je crois n’avoir jamais autant été en colère, j’ai parlé de la vie qui les attend, leur échec scolaire qui allait se transformer en un échec tout court. Et j’ai parlé du sens de la vie, du sens de l’amour de soi, de l’autre et de l’art qui nous permet de tout déplacer, de tout traverser, parce que sans art, on est rien. Nous traiter de non essentiels, c’est nous traîner à terre, mais c’est aussi imaginer un monde sans livre, sans musique, sans film, sans vêtement dessiné par un designer, c’est rêver à un monde où tout se ressemble, les voitures, les bâtiments… imaginons un monde sans tout ce que ces artistes inutiles ont pu rêver… un monde mort avant même d’avoir existé.

Ma colère se transformait en tristesse… et je suis partie incapable de finir le cours. Et puis j’ai décidé de ne pas donner suite aux autres interventions non plus. Plantant des élèves pour la première fois.

Et puis il y a deux ans environ, je suis allée au Monoprix, et dans la file qui mène à la caisse, l’homme devant moi se retourne et me dit : — Je crois que l’hôtesse de caisse vous connaît.

Je regarde attentivement. — Non, je ne crois pas.

Je me retourne plusieurs fois pour vérifier si son sourire m’est adressé…

Il était bien pour moi.

En arrivant près d’elle, je pousse mes articles et une discussion qui me donne encore des frissons s’engage : — Vous ne me reconnaissez pas ? C’est normal... — Non, désolée, nous nous sommes rencontrées quelque part ? À une exposition ? — Non, pas à une exposition, mais à un atelier que vous avez abandonné. Ça vous dit quelque chose ? — … Oui…

Je regarde attentivement son sourire que je découvre pour la première fois, et je sais immédiatement de quoi il s’agit. — J’étais voilée, vous ne pouvez pas me reconnaître… — … Effectivement. — Je pense à vous souvent… très souvent…

Elle me tend son téléphone et me montre une photo d’un salon, je reconnais un canapé, une table basse et je vois au-dessus du canapé une broderie de paillettes, je vois un paysage délicat, avec une montagne et une sorte de rivière. — Je l’ai fini, vous aviez raison, tout ce que vous nous avez dit sur la vie, l’amour et l’art… J’ai quitté ma famille, j’ai repris des études, j’ai un petit ami, et puis je vais voir des expositions dans les musées. Et c’est grâce à vous. Vous avez sauvé ma vie.

J’ai les yeux à ce moment-là qui se remplissent d’émotion, le monsieur qui range ses courses dit en pleurant : — C’est pas rien, dites donc, ce que vous avez fait pour cette femme.

Tout le monde pleure en souriant.

Je lui ai répondu : — Si j’ai sauvé votre vie et bien vous, ce matin, vous donnez du sens à la mienne.

Et à cette minute-là, précisément, elle a rendu à tous et toutes les artistes de ce monde le sens premier de notre existence. Nous rendre essentiel·les à la vie.

Je me présente, je m’appelle Myriam Mechita, et je suis heureuse d’être ici.

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