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Dominique Petitgand 100-101, SurréAlice

QUELQUE CHOSE D’ALICE

Par Valérie Bisson

Jan Švankmajer, Jabberwocky, 1971, Film d’animation © Athanor Lld

PENSÉE EN DIPTYQUE, COMME LES MONDES SÉPARÉS PAR LA TRAVERSÉE DU MIROIR, L’EXPOSITION « SURRÉALICE » S’AFFICHE AU MAMCS AVEC « LEWIS CARROLL ET LES SURRÉALISTES » SOUS LES COULEURS DES LIENS ENTRE ARTS ET LITTÉRATURE, ET AU MUSÉE TOMI UNGERER AVEC « ILLUSTR’ALICE », QUI EXPLORE L’ILLUSTRATION DES RÉCITS DE CARROLL.

Égarée dans un monde jamais à sa taille, Alice va vivre une série d’épreuves plus incongrues les unes que les autres et en tirer une sagesse aussi universelle qu’autodéterminante.

L’entrée dans ces univers fantastiques, la gueule monumentale du chat du Cheshire conçue par l’artiste anglaise Monster Chetwynd, amène à s’immerger dans une scénographie qui se décline en jardin psychédélique et en décor de théâtre baroque inspiré des Jardins italiens de Bomarzo et de L’Enfer, cabaret parisien dont l’étage servait d’atelier à André Breton et de lieu de réunion aux surréalistes. Ce seuil physique et symbolique franchi, le visiteur est propulsé dans des changements de points de vue, de rapports aux temps et à l’espace propices à l’introspection. Sans repère auquel se rattacher, un chat dont le sourire s’efface irrémédiablement, un lapin blanc

qui s’échappe sans cesse dans sa course après le temps, Alice nous confronte à des vérités fuyantes et se délecte avec gourmandise de mets qui ne lui permettent jamais de s’ajuster au réel…

Né sous la plume de Lewis Caroll entre 1865 et 1871 (la traduction française arrive à peine quelques années plus tard) et tombé à tort en désuétude, ce récit d’éducation destiné à Alice Liddel, la jeune nièce de l’auteur, fait son entrée dans la culture française comme classique de la littérature jeunesse puis comme référence auprès des avant-gardes artistiques du milieu des années vingt. Pour André Breton et les surréalistes, le pays des merveilles est celui des songes, de l’écriture automatique, de l’irrationnel. C’est le début d’une histoire qui va mettre en symbiose la psychanalyse naissante, la découverte de l’inconscient et une toile de fond d’un Paris coloré de jazz, d’arts premiers et de valeurs revisitées par le chaos des conflits. Tout le milieu artistique parisien s’empare du texte. Germaine Dulac en 1928 dans son film La Coquille et le Clergyman d’après un scénario d’Antonin Artaud, Max Ernst, René Magritte ou Jean Arp qui mélangent les univers oniriques étrangement familiers, Louis Aragon en 1929 qui traduit The Hunting of the Snark et consacre à Lewis Carroll un article dans « Le Surréalisme au Service de la Révolution ».

Chez Carroll, les écarts entre le réel et ses représentations se doublent d’un langage décalé mettant en exergue les choses et leur nom. La langue est le point d’orgue de la puissance créative et rebelle de l’auteur, il la triture jusqu’à l’absurde et le nonsense redistribue les cartes d’un pouvoir remis en question. Ne fait-il pas dire à Humpty Dumpty : « Quand j’utilise un mot, il signifie ce que je choisis qu’il signifie, ni plus ni moins. La question est... qui est le maître ? » Le seul non-sens devient celui qui consisterait à ne pas questionner constamment le sens, à le ridiculiser, le mettre en doute pour le renforcer et le célébrer, le nonsense autorise l’excès face au manque, se meut dans la brèche de la contradiction constante, se met au service de la nuance, ravive le désir. Un exercice de style, dont il est de bon ton de s’emparer en visitant l’accrochage pensé selon l’ordre du dictionnaire surréaliste, d’Absurde à Zibou, afin de relire les œuvres en regard de définitions inattendues et d’une promenade dans leurs univers décalés.

Non loin de là, « Illustr’Alice » explore le registre de l’illustration humoristique et satirique ainsi que l’univers du livre pour enfants. L’omniprésent nonsense sert de guide à une diversité de traitements selon les sensibilités géoculturelles des artistes. Support idéal pour le dessin de presse dans un but de critique sociale et politique,

— On ne se remet pas de l’enfance, on se déplace au bord, on y revient en pensées, en rêves, en souvenirs… —

Anne Dufourmantelle, Intelligence du rêve, Payot et Rivages, 2012

Max Ernst, La libellule, vers 1934, assemblage de métal et plume d'oiseau dans une boîte en carton vitrée, 26 x 38,6 x 5,5 cm, Strasbourg, MAMCS. Photo : M. Bertola, Musées de la Ville de Strasbourg © ADAGP Paris 2022

cette tradition graphique s’est développée dès la parution en 1902 de Clara in Blunderland, illustré par J. Stafford Ransome. C’est cette diversité formelle, tout autant que l’universalité du thème, que le parcours a pour ambition de montrer à travers l’accrochage de 150 œuvres et de livres issus d’institutions muséales, de bibliothèques et de collections privées, de France et d’Europe, de noms célèbres ou moins connus de l’illustration de la fin du XIXe siècle jusqu’à aujourd’hui, tels qu’Icinori, Dagmar Berková, Peter Blake, F’Murrr, Jean-Michel Folon, Tove Jansson, Ralph Steadman, Roland Topor ou Alice B. Woodward, pour n’en citer qu’une pincée. — SURRÉALICE, exposition jusqu’au 26 février au MAMCS et au Musée Tomi Ungerer, à Strasbourg www.musees.strasbourg.eu

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