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Grégoire Bouillier 40-43, Blutch
BLUTCH, ÉLAN D’AMOUR
Par Emmanuel Abela (avec l’aimable contribution de Frédéric Tousch)
CHEZ L’ÉDITEUR STRASBOURGEOIS 2024, BLUTCH PUBLIE UN ALBUM SOMPTUEUX, LA MER À BOIRE : UN RÉCIT ONIRIQUE QUI ACCORDE GRANDEMENT SA PART AU DÉSIR.
Revenons au projet initial de La Mer à boire. Tu comptais publier un livre érotique si je me souviens bien.
Oui effectivement, au départ je voulais faire un livre résolument érotique, mais j’en suis incapable. Ça fait plusieurs fois que je tourne autour d’un genre que je n’arrive pas à aborder frontalement.
Qu’est-ce qui t’en empêche ?
En fait, si je fais une bande dessinée érotique comme je l’imagine, j’ai peur de devenir trop primaire et de ne pas en dire assez. Mais surtout, je n’ai jamais trouvé la bonne idée. Tu vois, un peu comme Manara avec Le Déclic. Il avait trouvé une idée toute simple. C’est enlevé, c’est drôle et excitant. De fait, j’ai des scrupules et je rencontre un problème de représentation : à quelle distance puis-je me mettre ? Cela non plus, je n’ai pas réussi à le déterminer. L’érotisme nécessite cette distance : on doit se situer plus ou moins près, s’approcher du sujet ou s’en éloigner, mais en fonction de tes choix ça devient autre chose. Pour aller vite, disons que ça peut devenir de la pornographie. Ce sont autant de paramètres sur lesquels je n’arrive pas à me décider. Après, peut-être ai-je eu peur d’être catalogué ?
Cela ne t’empêche pas de t’exposer de manière très surprenante ?
Oui, j’avais un but : dessiner des choses que je ne dessine jamais ; sans doute par goût pour la transgression ou l’exploration, aller dans des endroits où d’autres ne vont pas. Ces premières planches, qui correspondent à ce moment où A rentre dans la chambre et B est à poil sur le lit, je les avais envoyées à mon ami Bertrand Mandico [cinéaste, auteur notamment des Garçons Sauvages, ndlr], il m’a tout de suite dit : « Ah, c’est de l’autoérotisme ! » Ce qui était assez marrant. Du coup, j’ai répondu : « Oui, oui ! » [Rires] En réalité, j’opère un renversement. Une inversion des personnages.
Effectivement, tu exposes le personnage masculin dans sa nudité, alors que le personnage féminin l’observe.
Si on retourne aux premiers crayonnés, c’était le contraire : la femme était observée sur le lit. Et au moment de dessiner les planches finales, j’ai décidé d’inverser. Ça m’embêtait que la femme soit le sujet de l’observation, parce que je l’ai déjà fait. Et bien sûr, parce que c’est courant. Il me semblait qu’il y avait autre chose à mettre en jeu. Curieusement, il ne faut pas y voir d’impudeur. C’est la réflexion, puis le travail littéraire, qui m’a conduit à cette forme-là. Je ne voyais pas d’autre issue que cellelà : que ce soit le type qui se retrouve crucifié, nu.
Je trouve intéressant que tu aies inversé les rôles : tu romps ainsi avec cette tradition du peintre et son modèle féminin. Ici, la jeune femme se retrouve dans une position active, alors que l’homme est passif sur son divan.
Oui, nous nous situons dans de la pure fiction, ce qu’on appelait un temps de la BD d’aventure – l’antiBD du réel. On ne trouve rien d’événementiel. C’est le type de séquence qui m’est apparu et qu’il me semblait indispensable de représenter. Sans
doute parce que je me dis que ce sont des choses intimes qu’on ne voit représentées nulle part. Dans ce cas-là, je ne sais même pas si « intime » est le bon terme pour qualifier ce type d’approche. De toute façon, c’est une démarche qui nécessite d’être approfondie…
Justement, la première chose que tu m’as dite à propos de cet album, c’est que tu ne pouvais pas t’empêcher d’y voir un nouveau départ. En quoi est-ce un départ, et vers quoi ?
Oui, un départ... Je voulais décrire la vie de couple en elle-même : un homme et une femme vivent ensemble, on les suit tout du long. Pour cela, j’ai imaginé plein de séquences, dont certaines ont été crayonnées et mises en place. Pour ce volume, j’imaginais un développement plus long dans le temps – je racontais des épisodes qui s’étalaient sur une vingtaine d’années. Mais ces épisodes, pas réalistes du tout, je ne les ai pas réalisés. À force de réécritures, de nouveaux développements et de personnages qui se sont rajoutés, cette introduction initialement prévue sur une dizaine de pages atteint les 40 pages. Ce qui devait ouvrir le livre déséquilibre le tout, puisque le livre ne raconte que cela : cette rencontre à Bruxelles en 2004, au cours de laquelle le couple se forme. Toutes les séquences écrites, il me faut les réaliser à présent pour que ce projet prenne de l’ampleur et qu’il soit vraiment inédit. Il faut que je continue...
Ce qui est inédit pour toi également, c’est ta propre mise en couleurs…
Oui, de colorier ma bande dessinée, c’est effectivement nouveau. Mais il faut que je poursuive. Je me suis vraiment amusé à faire cela. Même si c’est difficile, cela me procure plein de satisfactions. J’ai travaillé avec des coloristes très talentueux, mais je n’arrivais pas toujours à leur donner les bonnes indications. Tout ce que je sens, je n’arrive pas à le formuler. Sans doute parce que ça se passe de mots et que ça fonctionne au feeling. Là, j’ai pu expérimenter.
Au-delà de la couleur, je sens une implication de ta part dans l’édition même de l’ouvrage. C’est le cas notamment de ce principe qui fait que la première planche se trouve en deuxième de couverture par exemple.
Oui, ça me rappelait ces recueils comme Spirou qui débutaient parfois par une première série de planches qui correspondaient souvent sans transition à la suite d’épisodes présents dans une édition précédente. Mais là, je voulais donner l’impression au lecteur que l’histoire avait commencé avant qu’il arrive et qu’elle continue après son départ.
Ce qui sera forcément le cas puisque tu poursuis l’aventure.
Bien sûr, mais là je n’ai pas signé, je n’ai pas écrit le mot « fin ». Rien ne dit que ça s’achève. Je veux donner le sentiment au lecteur qu’il entre à l’improviste.
Le titre La Mer à boire nous indique l’idée d’une vaste entreprise.
Ce titre se veut ironique. Il vient d’un roman que j’aime beaucoup d’Henri Calet, Monsieur Paul. Il compare la vie de couple à « la mer à boire ».
Alors que l’expression fonctionne par une négation.
Oui, « ça n’est pas la mer à boire ». Mais Henri Calet dit que c’est « la mer à boire », avec tout ce qu’elle contient. Je le cite déjà dans C’était le bonheur. [« C’est la mer à boire et tous les poissons qu’elle contient et l’écume d’en haut et la boue qui est au fond et l’écume de l’amertume », ndlr] En 2020, au moment du confinement, nous étions à Fécamp. Durant cette période, comme le monde semblait disparaître, j’ai commencé à faire des dessins pour essayer de tout retenir. Retenir ce qui s’en allait... Au départ, ce projet s’intitulait La Mer à boire, réminiscences et souvenirs. Poème d’amour. À raison d’un dessin par jour, je représentais tout ce dont je me souvenais. J’ai dû en faire une centaine comme ça : des dessins à la plume, en noir et blanc. Le premier de la série était une case de Tintin qui me trottait dans la tête et que j’ai refaite de mémoire comme je n’avais pas l’album sous la main, les librairies étant fermées : une case du Trésor de Rackham le Rouge dont je n’arrivais plus à me souvenir…
De quelle case s’agit-il ?
C’est une case dans laquelle le capitaine Haddock passe la barre du chalutier à Tintin alors qu’ils croisent des pêcheurs [page 15 du Trésor, ndlr]. J’avais même écrit à Bruno [Podalydès] pour lui
demander s’il s’en souvenait, mais il ne la situait pas. Je l’ai redessinée d’après le souvenir que j’en avais. J’en ai tiré la conclusion que tout mon travail – et par extension tout travail littéraire –, porte sur la mémoire : la mémoire de ce qu’on a vécu, mais aussi la mémoire de ce qu’on a lu ou vu.
Mais cette case te revenait ainsi ?
Oui, comme dans un demi-sommeil, quelque chose qui te traverse l’esprit. Par la suite, dans cette série de dessins, j’ai placé des nus, des portraits. C’était la première mouture de ce projet : publier ces dessins.
Avec peut-être l’évocation d’une impossibilité au cours d’une période contrainte : l’immensité inquiétante de la mer comme horizon…
Oui, il y a sans doute de cela. Avec ceci qui nous sauve cependant : dans ton champ de vision de la mer, il n’y a pas d’humain. Je ne me lasse pas de cela… Nous avons parlé de ce projet de publications de dessins avec 2024, mais j’ai trouvé l’approche trop plastique et je conserve, malgré tout, ce goût pour la bande dessinée, du récit et du séquençage : une suite de cases. Je reste ce mélange entre un grand classicisme et une volonté d’expérimentation ; cela crée une tension.
Ce qui est étonnant, c’est que tu avais sous-titré ce recueil « Poème d’amour » et c’est précisément ce que l’on ressent à la lecture : quelque chose de nouveau, une forme d’impulsion vitale, désirante. Les deux personnes cheminent l’une vers l’autre et finissent par se retrouver.
Au départ, j’avais imaginé un motif simple : le garçon allant de la gauche vers la droite et la fille, de la droite vers la gauche, jusqu’à ce qu’ils se rencontrent. Un dispositif ténu. Mais j’avais envie de cela : à la réception de l’hôtel, on retrouve le même réceptionniste de manière inversée. Je voulais qu’ils se rencontrent, mais je repoussais à chaque fois l’échéance et j’accumulais les obstacles…
Avec un déséquilibre : le garçon semble dans une difficulté plus grande au point de se retrouver attaché, empêché.
Oui, c’est plus difficile pour moi de me mettre à la place du personnage féminin. Je suis obligé de composer. Alors que pour le type, j’avais Hergé sous le coude…
À quel endroit ?
Mais partout ! Ma première réplique dans le train, « Enfin, nous y sommes, c’est l’essentiel » est calquée sur celle de Tintin en Amérique, puis je me retrouve attaché au poteau de torture avec le chef indien. Pour moi, c’était presque de l’ordre, pour parler vulgairement, du remake. De même pour la scène de la réception, j’y rejoue Coke en stock avec ce passage à l’Hôtel Bristol où Tintin et le capitaine Haddock esquissent le portrait du général Alcazar. C’était mon lasso à moi, il fallait que je le tienne. À cela – et c’est central dans ton œuvre –, tu rajoutes la part de rêve. Et tu poses la question
de savoir qui rêve au final…
Peut-être y suis-je arrivé un peu mieux : décrire des situations déraisonnables, mais les rendre acceptables pour le lecteur. Comme dans le rêve, des choses tout à fait déstructurées peuvent te sembler admissibles. De même, j’aimerais prendre le lecteur par la main et lui faire accepter des choses, sans le perdre pour autant. C’est en cela qu’Hergé me sert, sa grande simplicité, sa rigueur du récit…
Hergé, c’est aussi la quête inassouvie – on va au bout du monde chercher quelque chose qu’on a sous les yeux, on part sur la Lune ou on tourne en
rond dans le désert –, non ? Oui, mais il ne lâche pas son lecteur. Chez lui, je cherche sa manière de tenir le lecteur. C’est ce que je souhaite faire, tout en étant irréaliste.
Justement, il me semble que tu y parviens merveilleusement.
Je n’ai pas de recul, je n’ai pas relu le livre et je suis dans ma phase un peu compliquée, cette sorte de baby-blues.
Le lecteur finit par arriver quelque part, même s’il s’interroge sur sa destination initiale.
Justement, je n’avais pas prévu de le conduire là [rires]. J’avais vendu à 2024 un récit de traversée du Lac Léman dont on ne voyait jamais le bout – le voyage dure des années jusqu’à ce que les barbes poussent ! Mais là, il faut vraiment que je dessine, que je le fasse. Je n’ai pas épuisé le sujet et pour cela il me faut dessiner plus simplement avec moins de traits. J’ai déjà essayé de dégraisser un peu, mais ça n’est pas assez. Pour moi, la mer n’est pas seulement à boire, elle reste à faire… — LA MER À BOIRE,
Blutch, 2024