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Regionale 90-91, Les Portes du Possible 92-93, Art brut
CLAIRVOYANCE DE LA FOLIE
Par Luc Maechel
CONSACRER UNE EXPOSITION À L’ART BRUT EST UNE ENVIE ANCIENNE DE MARIE-FRANCE BERTRAND, DIRECTRICE DU MUSÉE WÜRTH. ELLE S’EST CONCRÉTISÉE GRÂCE À L’EXPERTISE ET AU RÉSEAU DE JEAN-PIERRE RITSCH-FISCH, GALERISTE STRASBOURGEOIS EXPERT EN MATIÈRE D’ART BRUT ET CO-COMMISSAIRE AVEC CLAIRE HIRNER DE CE DIALOGUE SINGULIER. GRÂCE À LUI, L’EXPOSITION BÉNÉFICIE DE NOMBREUX PRÊTS : LES TROIS QUARTS DES PIÈCES PRÉSENTÉES N’ONT JAMAIS ÉTÉ EXPOSÉS.
Ira, 1986, Huile sur toile, 162 x 130 cm, Collection Würth © Georg Baselitz 2022. Photo : Jochen Littkemann, Berlin
C’est en 1945 que Jean Dubuffet pose le périmètre de l’art brut : « des œuvres créées hors de tout conditionnement culturel et de tout conformisme social », un art asilaire…
Au commencement, début XIXe siècle, il y a l’asile d’aliénés : un dispositif de mise à l’écart des fous pour protéger la société. Un cadre rude : traitements brutaux (camisole, pratique récurrente des bains glacés…) et malnutrition. Dans cet espace réservé, hors du temps, certains internés se consacrent à des pratiques artistiques (parfois en cachette). Progressivement, des médecins s’y intéressent, préservent les travaux et commencent à les exposer vers 1914. Ils sont réalisés avec
peu de moyens et la plupart des auteurs restent anonymes. Des tendances se dégagent : tout le support est couvert, très souvent au recto et au verso, des récurrences obsessionnelles s’invitent, des annotations aussi, et fréquemment une grande prolixité (emblématique : l’autobiographie fantasmée d’Adolf Wölfli). Des caractéristiques qui demeureront quand l’art brut s’élargira au-delà du cadre psychiatrique avec la reconnaissance et l’attribution progressive des œuvres.
En dépit de cet isolement, il est troublant de découvrir des analogies : Chakinoff Nazaretnidoff (1932) évoque les jardins de Sennefer (XVIIIe dynastie, une représentation de l’espace avant la perspective), plus loin Léonie (1914), un dessin de profil, rappelle Klimt… Parenté ou constantes ataviques ? « Le monde est rempli de visions qui attendent des yeux » (Christian Bobin, Le plâtrier siffleur, 2018). Et la main pour les transcrire…
La publication d’Expressions de la folie de Hans Prinzhorn en 1922 change le regard sur ces œuvres, mais bientôt la propagande s’en empare. Les nazis organisent l’amalgame pour jeter le discrédit sur l’Entartete Kunst (l’Art dégénéré) avec l’exposition inaugurée en juillet 1937 à Munich. Gratuite et itinérante, elle circule durant quatre ans dans les grandes villes du Reich, suscitant une curiosité tant pour les artistes estampillés fous que ceux réprouvés par le régime : elle sera vue par près de trois millions de visiteurs. Grâce à son fond, le musée Würth renoue ici ce dialogue entre Paul Goesch et Emil Nolde. L’ENGAGEMENT DE DUBUFFET
Dès l’après-guerre, Dubuffet, lui-même autodidacte, collectionne et défend ces artistes. « L’œil existe à l’état sauvage », comme l’écrit André Breton qui le soutient un temps. Au bout de trois décennies de pérégrination, Lausanne ouvre un musée à sa collection en 1976. Ce regain d’intérêt rappelle que l’art brut a inspiré les artistes établis tout autant que les arts dits premiers. Certains le revendiquent : Dalí, Tinguely, Baselitz dont l’Ira (1986) accueille le visiteur.
Dès lors, l’art brut sort du champ asilaire et s’élargit à des artistes œuvrant en marge des « instances de légitimation » et des logiques qui fabriquent l’art officiel. Ils exercent parfois un métier modeste, ont presque toujours des itinéraires de vie atypiques fréquemment marqués par le traumatisme. La quantité demeure avec les nombreux recto-verso d’Aloïse Corbaz qui systématise les bouches en forme de cœur, les quinze mille feuillets d’Henry Darger dont le graphisme rappelle Little Nemo, la tension monothématique avec les créatures de Josep Baqué ou les impressionnantes sculptures inspirées des danses de mort du boulanger strasbourgeois Hervé Bohnert. La récupération – épluchures (Philippe Dereux), coquillages (Paul Amar), matériel électronique (A.C.M.) – stimule l’inventivité et une exubérance kitsch chez certains.
Anonyme (Léonie), Dans les cols désastreux la folie en montre à la raison, 18.01.1914 Pastel, crayons de couleurs et fusain sur papier, 63 x 49 cm. Collection privée, courtoisie galerie J.-P. Ritsch-Fisch, Strasbourg, Photo : Thierry Ollivier
S’y agrège aussi un nouveau champ : les productions médiumniques créées sous influence (voix intérieure, etc.). L’hommage de Julian Schnabel à Victor Hugo (1990) – adepte du spiritisme – suggère son ancienneté. NOUVEAU REGARD
Dans les années cinquante, la commercialisation des premiers neuroleptiques permet de calmer les agités et de nouvelles pratiques naissent, dont l’art-thérapie qui clôture le parcours. Au fil des cimaises s’impose un art intime, discret et essentiel : le regard sur le monde de ceux qui sont en dehors, mais aussi leur monde – proche ou lointain – qui nous regarde avec, surgissant de leurs images, ces yeux béants qui invitent à « fermer les yeux en les gardant ouverts » (Jean-Philippe Toussaint, L’Urgence et la patience, 2012, éditions de Minuit). — ART BRUT,
UN DIALOGUE SINGULIER
AVEC LA COLLECTION WÜRTH, exposition jusqu’au 21 mai au Musée Würth, à Erstein un cycle de cinq cours sur l’art brut (du 26 novembre au 18 mars) animé par Anne-Virginie Diez accompagne l’exposition www.musee-wurth.fr