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Les Éditions La Contre Allée
LE DISCOURS ET LA MÉTHODE
Par Nicolas Querci ~ Photo : Claire Fasulo EN 15 ANS, LES ÉDITIONS LA CONTRE ALLÉE, SITUÉES À LILLE, ONT DÉVELOPPÉ UN CATALOGUE DE LITTÉRATURE CONTEMPORAINE FRANÇAISE ET ÉTRANGÈRE À L’IDENTITÉ TRÈS AFFIRMÉE. RENCONTRE AVEC BENOÎT VERHILLE, COFONDATEUR ET DIRECTEUR ÉDITORIAL DE LA MAISON, POUR LE HUITIÈME ÉPISODE DE LA SÉRIE CONSACRÉE AUX ÉDITEURS.
Comment inscrire dans la durée un discours, une pensée, un regard, une voix ? Pour Benoît Verhille, qui a longtemps évolué dans la musique et le spectacle vivant, où le rythme des représentations et l’importance accordée à l’instant lui ont parfois donné le sentiment de ne pas pouvoir aller au bout des choses, cela passera par le texte, et plus précisément par son édition.
En 2008, il fonde La Contre Allée avec sa compagne Marielle Leroy, en gardant de son expérience le goût de la rencontre, de l’échange, du débat, du collectif et de l’indépendance. Le nom de la maison est emprunté à une chanson d’Alain Bashung, un artiste qu’ils aiment tous les deux. Ce nom correspond aussi à l’esprit des textes qu’ils souhaitent éditer, des textes qui s’écartent des chemins tout tracés.
Les deux premiers titres sont des ouvrages collectifs qui donnent le ton et permettent d’afficher les intentions de la maison. On trouve dans À chacun sa place, consacré au quartier Fives, à Lille, où se situe la maison, et dans En attendant l’Europe, qui interroge l’identité européenne, des préoccupations qui sont toujours au cœur de la littérature qu’elle publie. Avec une ligne éditoriale clairement définie, centrée sur l’articulation entre littérature et société, La Contre Allée porte une attention particulière à la condition de l’individu dans la société contemporaine. Elle ne publie presque que des auteurs contemporains, français et étrangers, dont les textes porteurs de valeurs émancipatrices visent autant à surprendre, à émouvoir et à captiver qu’à ouvrir un espace de réflexion.
Cela se matérialise dans le catalogue par une diversité de voix, de tons, de styles, et une grande variété de formes. La façon de raconter une histoire et le point de vue comptent autant que l’histoire elle-même. C’est pourquoi l’on retrouve des romans, des nouvelles, des essais, de la poésie, etc., sans que le genre, forcément réducteur, ne soit mentionné sur la couverture.
L’impression d’unité qui se dégage du catalogue est renforcée par une charte graphique qui rend chaque titre immédiatement reconnaissable, quelle que soit la collection à laquelle il appartient : des couvertures qui sautent eux yeux, des beaux papiers que l’on a envie de toucher, des marges qui laissent respirer le texte, et d’autres « fantaisies » comme
À chacun sa place (2008) et En attendant l’Europe (2009) sont les deux premiers titres de La Contre Allée. La charte de la collection d’essais, d’entretiens et de documents « Un singulier pluriel », dans laquelle a paru Le Dernier des juges (2012) de Roberto Scarpinato, évoluera en 2019 (Désherbage de Sophie G. Lucas) pour se rapprocher de celles des autres collections. Dès 2010, la ligne élaborée avec Olivier Durteste est en place (Dʼazur et dʼacier, de Lucien Suel). En janvier 2023, pour les 15 ans, paraîtront Sortir au jour d’Amandine Dhée (dont La femme brouillon, paru en 2017, est l’un des titres emblématiques du catalogue) et Les Heures abolies de Lou Darsan.
les codes-barres imagés et les colophons en forme d’illustration… Le soin apporté à la fabrication transforme le livre d’un auteur inconnu en objet que l’on a envie de manipuler, de parcourir, et finalement d’emporter.
Publier des textes, c’est aussi les défendre, les promouvoir et les vendre. Ainsi Benoît Verhille mène un travail de fond auprès des libraires pour faire connaître le catalogue de la maison, et il consacre une bonne partie de son temps à trouver tous les débouchés possibles pour ses auteurs : lectures, rencontres, résidences, prix, adaptations, traductions, etc. En parallèle, il contribue dans un souci collectif aux efforts visant à structurer la filière du livre dans les Hauts-de-France. Enfin, pour mettre en lumière la traduction littéraire, La Contre Allée organise depuis 2015 un festival consacré à cette activité et à celles et ceux qui l’exercent.
Aujourd’hui, Benoît Verhille insiste sur la dimension collective de cette histoire et tient à souligner l’apport de toutes les personnes qui la font avancer au quotidien. En janvier 2023, pour marquer ses 15 ans d’existence, La Contre Allée publiera les nouveaux livres de Lou Darsan et d’Amandine Dhée, deux autrices emblématiques du catalogue, qui comptera alors 115 titres.
En créant La Contre Allée, est-ce qu’il y avait des auteurs que vous rêviez de publier ?
Il s’est passé quelque chose dans ma vie en lisant Fuir la spirale, de l’autrice cubaine Nivaria Tejera, puis en la rencontrant et en travaillant sur des adaptations de ses textes, avant que la maison existe. Il m’était venu le désir de rééditer toute son œuvre, ainsi qu’un inédit qu’elle a pu voir publié de son vivant, Trouver un autre nom à l’amour, son dernier texte. Pour Marielle, ma compagne, c’était Alfons Cervera. Quand on a monté la maison, elle me traduisait à la volée des passages d’un de ses textes, Maquis, en me disant qu’il fallait qu’on le traduise quand on serait assez solides. On a contacté sa maison d’édition en Espagne, qui nous a appris que les droits avaient été cédés à une maison qu’on adore, La fosse aux ours. Finalement, on a eu l’opportunité de dialoguer avec Georges Tyras, qui était en train de traduire Alfons Cervera que l’on
est allés voir chez lui. Puis en discutant avec La fosse aux ours, quelque chose s’est organisé, que je trouve assez beau : le versant de l’œuvre consacré à la mémoire collective serait publié chez eux, et le versant plus contemporain, plus intime, chez nous.
Si les questions de société sont très présentes dans vos livres, on trouve aussi dans votre catalogue une grande diversité de genres, de formes et d’écritures. Est-ce que l’écriture et la forme sont aussi importantes que le sujet et le fond ?
C’est indissociable. Je ne suis pas critique littéraire et j’aurais du mal à dire précisément ce qui fait qu’un texte s’inscrit dans le champ des littératures ou pas. C’est quelque chose que je ressens plus que je ne saurais le définir. Mon travail d’éditeur, c’est d’essayer de voir comment les choses se trament, se dessinent et s’écrivent. Il y a une littérature qui raconte le monde dans lequel on vit. Je ne sais pas si cette littérature y joue un rôle, mais en tout cas c’est celle qui me parle. C’est une forme de pensée, une façon de voir les choses qui vient perturber la mienne. Quelque chose me prend aux tripes, accapare mon esprit. Quand un texte me fait cet effet-là, je suis obligé d’y revenir. C’est déterminant dans mon choix. Ma raison d’être éditeur, c’est d’accompagner cette voix.
Quitte à brouiller les genres ou la frontière entre fiction et non-fiction ?
C’est difficile, aujourd’hui, de donner une définition du roman. C’est pour ça qu’on a gommé des couvertures les mentions roman, récit, poésie… Quand on a fait ça, on a vu des choses amusantes. Par exemple, on a fait de très beaux scores avec La Nuit des terrasses, un recueil de poèmes de Makenzy Orcel. Il n’y avait pas écrit « poésie » dessus. Le livre était placé en littérature, pas dans le rayon poésie, ce qui change tout. Sophie G. Lucas, c’est une poésie saisissante, mais aussi une littérature de l’intime, une incroyable capacité à générer une sorte de poésie documentaire… Ça fait plusieurs fois que l’on entend parler dans la presse, à propos du Pion de Paco Cerdà, publié à la rentrée, de « roman sans fiction ». C’est intéressant : un roman sans fiction d’un auteur qui refuse lui-même l’idée d’avoir écrit un roman, mais qui en parle comme d’un roman… Quand on publie en 2016 Des lions comme des danseuses, d’Arno Bertina, qui traite de la restitution des œuvres d’art spoliées pendant la colonisation, c’est une fiction, un conte plein d’humour. En 2018, c’est une question d’actualité, la fiction est devenue réalité. Et Bénédicte Savoy, qui a traduit ce texte en allemand, a codirigé le rapport remis au président de la République sur ce sujet. On a réédité ce texte en 2019 avec la postface de Bénédicte Savoy et une note de l’auteur. Voilà, en fait, une « histoire » de la littérature, une projection qui trouve une forme de réalisation. Ce n’est pas de l’anticipation, c’est juste imaginer un autre possible.
Vous publiez beaucoup de littérature étrangère. Vous avez également créé une collection qui donne la parole aux traducteurs, « Contrebande », et un festival consacré à la traduction, D’un pays l’autre. Il était nécessaire de mettre les traducteurs en avant ?
La traduction est déterminante dans notre parcours de lecteur ou de lectrice. Retirez la littérature étrangère de votre bibliothèque, et dites-moi ce qu’il reste… Pour moi, les traducteurs incarnent l’ouverture et le rapport à l’autre. Si je veux accéder à une pensée différente de la mienne, il n’y a pas d’autre solution que de lire une traduction. Il n’y a pas de question à se poser sur le statut du traducteur, qui a le même contrat, le même statut que celui d’auteur. Heureusement, il est beaucoup plus courant aujourd’hui de voir le nom du traducteur ou de la traductrice sur la couverture. Cette reconnaissance est vraiment à l’œuvre. C’est plus qu’une victoire, c’est rendre à ces gens ce qui leur revient naturellement.
Ce sont eux qui vous proposent des projets ?
Il y a des traducteurs qui arrivent avec un projet en nous disant qu’ils ont le sentiment que notre maison peut l’accueillir. On peut, dans l’autre sens, solliciter un traducteur pour un texte. On a aussi proposé à certains leur première traduction, comme ce fut le cas avec Michelle Ortuno, qui a traduit La Véritable Histoire de Matías Bran puis Baby Spot d’Isabel Alba, deux traductions saluées, et dernièrement Tea Rooms, de Luisa Carnés, qui a reçu le prix Mémorable. Au-delà de ça, on réfléchit aussi aux traductions qui nous ont été proposées jusqu’à aujourd’hui, et qu’il serait peutêtre important de revoir. C’est en tout cas ce qui nous vient en tête quand on lit Noémie Grunenwald dans son essai Sur les bouts de la langue. Traduire en féministe/s, paru dans la collection « Contrebande ».
Pourtant, je suppose qu’entre les droits et la traduction, publier de la littérature étrangère revient cher. Est-ce que ce n’est pas risqué économiquement ?
Je ne sais pas faire autre chose. D’ailleurs, on ne se pose jamais la question de savoir si un texte que l’on publie a eu du succès dans son pays. C’est juste qu’il correspond à une histoire qu’on a envie d’accompagner, et qu’on se dit qu’on a la capacité de le faire. On arrive, même sur des réceptions très tendues, à maintenir une sorte de « pacte ». Comme
pour Alfons Cervera : on a décidé de traduire tout un cycle qui se finira avec le prochain livre, le cinquième que l’on publiera. Mais c’est parfois un vrai casse-tête. Il y a des années où l’on traduit moins. Il y a des gens que l’on aimerait traduire davantage. Des gens qu’on aurait aimé traduire.
Pourquoi ne pas publier des œuvres ou des auteurs du passé ?
Encore une fois, on fait avec ce qu’on est… Quand ça arrive, c’est parce que ces textes répondent à ce que l’on est en train de développer au sein du catalogue. Luisa Carnés, une écrivaine espagnole du XXe siècle, fait un peu figure de grande sœur pour des auteurs et autrices du catalogue. Quand on est allés en Espagne pour discuter avec la maison qui a publié la traduction de La femme brouillon d’Amandine Dhée, on nous a parlé de Luisa Carnés, une voix qui était en train de réapparaître là-bas. Pour nous, c’était comme une sorte de perspective historique des œuvres de Sophie G. Lucas, Amandine Dhée, Irma Pelatan, Lou Darsan, Nathalie Yot. C’est un plaisir de se déplacer, d’aller voir des maisons d’édition et des librairies à l’étranger, ça met les catalogues en perspective. C’est un peu notre façon de travailler les sessions et acquisitions de droits.
Vous avez aussi découvert des auteurs français, comme Amandine Dhée, Thomas Giraud, Lou Darsan, dont vous avez publié les premiers livres. Est-ce que c’est différent que de faire connaître des auteurs étrangers ?
Pour nous, c’est la même chose que de découvrir un auteur ou une autrice étrangère. Ça matérialise le sens de cette maison. Si on s’inscrit dans le champ de la littérature contemporaine, ça sous-entend que l’on peut contribuer à cette histoire-là, en essayant d’identifier des textes et des auteurs et autrices qui font sens dans notre catalogue. Pour ma part, j’aime bien me déplacer pour écouter des lectures. C’est comme ça que je travaille le mieux. J’essaye d’aller au contact autant que possible pour m’exposer à des propositions. Amandine Dhée, je l’ai rencontrée en assistant à une de ses lectures. À l’époque, elle participait souvent à des séances de slam, de spoken word… Quelqu’un m’avait conseillé d’aller la voir… Effectivement, j’ai pris une claque ! Ensuite, on a organisé une manifestation où plusieurs auteurs et autrices étaient invités à lire. Ça m’a plu de voir Amandine sur scène et le public se faire happer par ses histoires. Puis on a avancé sur un livre, Du bulgom et des hommes, une sorte de roman de la ville, pour voir comment ces textes « tenaient » le papier. Depuis, on a développé une relation que je trouve géniale. On a travaillé sur des résidences ensemble, on a répondu à des appels d’offres… Elle participe à beaucoup de lectures, à des ateliers. En janvier 2023, pour nos 15 ans, nous publierons son huitième texte. C’est une autrice qui a largement contribué à faire évoluer mon regard sur les choses. Elle a aussi joué un rôle attractif pour beaucoup d’autrices et d’auteurs.
Est-ce que vous recevez beaucoup de manuscrits ?
J’ai une boîte mail dédiée à ça. Je lis beaucoup en me déplaçant, sur ma tablette. En moyenne, on reçoit cinq textes par jour. J’arrive très vite à écarter certains d’entre eux. Parfois, on se demande pourquoi on nous les envoie… Ensuite, il y a ceux qui m’interpellent et que je range pour les lire plus tard. Et puis il y a ceux qui me happent immédiatement, comme c’est arrivé avec celui de Thomas Giraud. Pour le coup, son texte est arrivé via la boîte postale. J’ai commencé à le lire en revenant de la Poste. C’est toujours pareil… Il y a des journées où on ne sait pas comment on va s’en sortir, tellement il y a de choses à faire, et puis arrive ce truc qui va tout chambouler. Je me souviens d’être arrivé au bureau, d’avoir essayé de travailler puis d’être retourné sur ce manuscrit, d’avoir écrit tout de suite à Thomas, pour lui demander de m’accorder un peu de temps pour lire le texte. Et finalement, je suis allé le voir à Nantes. Il y a ce trouble d’un texte qui nous parvient, que l’on va publier et qui donnera un sens dingue à notre existence. Cette surprise, tout d’un coup, d’un auteur, d’un texte. J’ai envie de vieillir d’un an tout de suite pour le voir paraître !
Comment est-ce que vous établissez votre programme de parutions ?
Ce qui est précieux, pour comprendre comment je vais avancer sur une période donnée, c’est de voir la façon dont les titres se « portent » les uns les autres. Comment ils se donnent la main. C’est comme si chaque texte profitait du précédent. Il doit y avoir un sentiment commun, porteur d’un souffle. Je suis convaincu qu’il existe le bon moment pour un texte. Un moment pour nous, dans le temps de l’appréhender. Et un bon moment pour l’auteur ou l’autrice. Tout cela doit pouvoir s’articuler. C’est à mon sens souvent la clef d’un bon programme. Je repense à Lou Darsan. Deux mois avant la parution, en août 2020, de L’Arrachée belle, son premier texte, il a déjà fallu le réimprimer… Tout était réuni pour ce texte : la temporalité pour le lire et l’appréhender, le climat, l’attente… On avait repensé tout le calendrier à ce moment-là, en dessinant une ligne de force entre Amandine Dhée, Perrine Le Querrec, Clara Dupuis-Morency, jusqu’à Lou Darsan, comme s’il y avait un passage de relais.
Ces vies-là (2011, trad. de Georges Tyras), d’Alfons Cervera, est la première traduction publiée par La Contre Allée. Trouver un autre nom à l’amour (2015, trad. de François Vallée), est le dernier livre publié du vivant de Nivaria Tejera. Tea Rooms (2021, trad. de Michelle Ortuno) de Luisa Carnés, a reçu le prix Mémorable en 2021. L’intérêt pour la traduction se manifeste aussi à travers la collection « Contrebande », qui donne la parole aux traducteurs et traductrices, comme Noémie Grunenwald. Son essai Sur les bouts de la langue. Traduire en féministe/s (2021) est lui-même en cours de traduction au Danemark.
Comment est-ce que vous travaillez sur les textes ? Vous échangez beaucoup ?
Ça varie. Que je fasse trois annotations ou plus, c’est toujours la même histoire : c’est un jeu de miroirs. Avant de choisir et de travailler un texte, je me demande si je l’ai bien compris, bien cerné, sans quoi on ne pourra pas dialoguer avec l’auteur ou l’autrice, et je risque de vouloir emmener l’histoire ailleurs que là où elle est censée être. Or c’est à moi de me déplacer vers l’histoire. Vers ce qu’a proposé l’auteur ou l’autrice. Si on trouve cet axe, on va pouvoir discuter du texte, et mes remarques seront bien orientées. Et puis c’est une histoire de confiance. Dès qu’on a cette confiance, on peut parler librement. Il faut aussi qu’on ait du temps pour travailler. Il peut y avoir des incompréhensions, des points de crispation à un moment donné, qui se dissipent un ou deux mois après. Pas seulement parce que du temps a passé, mais parce qu’on a pu régler d’autres problèmes entre-temps. Plus on est au contact du texte, plus on s’en imprègne. J’aime faire plusieurs lectures, mais aussi voir les premières relectures extérieures, pour profiter d’autres regards sur le texte. En fonction du texte et des problèmes rencontrés, d’ailleurs, on peut choisir de le présenter à telle ou telle relectrice, en première ou en deuxième relecture, après nous. Quand on a fait tout ça, ce n’est pas fini. Il ne suffit pas d’imprimer le texte ! Arrive le moment où on le met en pages, où il commence à prendre forme, à exister. En le relisant à nouveau, d’autres choses vont nous sauter aux yeux, que l’on n’aura pas vues à l’écran. C’est pour ça que plus on accélère le rythme, en cédant parfois à une sorte de pression, moins on s’accorde de temps pour échanger. Il faut beaucoup de monde pour faire un livre. Il y a aussi beaucoup de chances de le rater. Le facteur temps, c’est un allié tant pour nous que pour l’auteur ou l’autrice.
Si la maison publie beaucoup de traductions, elle s’emploie également à vendre les droits de ses livres à l’étranger, comme Rouge pute au Japon, Des lions comme des danseuses en Allemagne, Traduire ou perdre pied en Argentine ou La femme brouillon en Espagne. Photo : La Contre Allée.
Quels sont, en moyenne, les tirages, les mises en place ?
Avec notre diffuseur, nous travaillons sur un volume de 400 à 600 libraires environ par parution. Pour certains titres, ça va aller au-delà, pour d’autres ce sera moins. Les mises en place en librairie varient en fonction de plusieurs facteurs, comme le genre, la renommée, l’historique des ventes, etc. Le Pion, paru à la rentrée, on était à 1 400, ce qui, pour nous, est bien pour un titre en littérature étrangère. Les scénarios par titre évoluent, mais la méthode reste la même. Nous travaillons avec Aline Connabel, une chargée de relation libraires. Nous regardons de quoi il est question dans chaque ouvrage et nous établissons un panel de libraires sensibles aux thématiques
Thomas Giraud lit des passages de La Ballade silencieuse de Jackson C. Frank accompagné de Stéphane Louvain lors des Cafés littéraires de Montélimar, en 2017. Photo : Nathalie Yot.
abordées, en évitant de sursolliciter les mêmes libraires pour chaque titre. Comme ça, quand le représentant arrive en librairie avec son catalogue d’éditeurs, le ou la libraire a peut-être déjà reçu un service de presse et s’est intéressé au texte. Ces efforts vont nous permettre d’avoir, plus qu’une mise en place élevée, une mise en place de qualité, qui se transformera peut-être en un bon réassort. Avoir une bonne mise en place me permet d’amortir assez vite les coûts de production. Ça me facilite la vie. Mais ce qui me rassure, c’est de voir de nouvelles commandes arriver dans le mois suivant la parution. J’ai l’impression que l’on fait le commerce du livre dans le bon sens. Plutôt que de râler sur le fait que les libraires ne prêtent pas attention à nos textes, nous réfléchissons en amont à qui nous les envoyons. Quand une personne a l’habitude de recevoir certains de nos livres, elle se dit qu’il doit y avoir une bonne raison cette fois encore, que ça va l’intéresser. La visibilité en librairie, c’est important. Mais c’est surtout d’être visible là où on estime qu’il faut l’être.
Comment concilier exigence littéraire et considérations économiques ?
C’est indissociable. Il faut parvenir à résoudre cette équation entre la charge culturelle et symbolique du livre, et l’aspect économique, la « marchandise » qui circule. Mon action sur le symbolique, c’est le travail éditorial. Mon action sur le produit culturel, la marchandise, c’est la médiation et la réflexion sur la diffusion.
Ce travail d’accompagnement du texte fait partie intégrante du métier d’éditeur ?
Je ne peux pas dissocier le travail éditorial de la médiation autour d’un texte. Dès que je choisis un texte, je réfléchis à la façon dont on va organiser le discours pour l’accompagner. Si j’attends qu’il arrive en librairie pour me poser la question, ça ne peut pas marcher. Parce que rien n’aura été pensé pour accompagner le libraire dans cette histoire un peu folle qui consiste à convaincre quelqu’un d’acheter un livre dont il n’a jamais entendu parler, par exemple L’Arbre de colère, le premier roman de Guillaume Aubin. Il faut essayer de transformer ce texte en objet de désir et de faire en sorte que les gens ressentent un besoin de le lire. Une fois qu’ils ont lu ce texte, l’auteur s’inscrit dans leur paysage. Possiblement, il élargit leur horizon. Pour avoir une chance que cette fiction devienne réalité, la réflexion sur la médiation et sur la diffusion est tout de suite à l’œuvre.
Vous organisez aussi beaucoup de rencontres, notamment des lectures musicales…
Les auteurs et autrices de la maison aiment beaucoup cette forme des lectures musicales. Certaines écritures ont évolué grâce à ces lectures, à cette confrontation immédiate au public. Et puis, il ne faut pas le négliger, c’est rémunérateur pour les auteurs et les autrices, et cela génère des droits pour la maison. Les gens que l’on publie ont en commun d’aimer le dialogue. Ils ont des convictions et les défendent. Ils ne vont pas en librairie pour faire l’apologie de leur livre, mais pour échanger, pour débattre. On finance beaucoup de déplacements d’auteurs et d’autrices, y compris de l’étranger. C’est très prescripteur. On voit vraiment que quelque chose se passe quand la rencontre opère. On a aussi vu des choses déterminantes suivre une lecture musicale pour certaines personnes du catalogue. C’est précieux, parce que ça crée une histoire sur laquelle on va s’appuyer pour la suite. Il y a toujours un moment où la lumière se fait sur un auteur ou une autrice.
Est-ce que la hausse du prix du papier et des coûts d’impression a un gros impact sur vous ?
Le premier tirage de L’Arbre de colère a été imprimé en offset en octobre 2021, avec un dos collé cousu. Ça a toujours été cher, mais jusqu’alors, les coûts restaient maîtrisables. Au moment de réimprimer, en février 2022… on devient fou ! Pour la première fois, on a imprimé le bloc intérieur en numérique. Il y avait un smic entre l’impression offset et numérique… Forcément, on s’interroge… On s’est dit qu’il y avait quelque chose qui devenait incohérent, même par rapport au prix de vente. On a toujours voulu imprimer en France. On a aussi toujours cherché à privilégier l’origine des papiers. On n’a pas encore changé de papier. Par contre, on vient d’apprendre que les pôles de production qui
fabriquent le vergé Conquéror de nos couvertures viennent de fermer. Je ne sais pas si on va devoir en changer. Ce serait comme changer de peau. Le coût de fabrication pose un vrai dilemme pour demain. Beaucoup de textes ont une vie entre 800 et 2 000 exemplaires. Alors que le coût le plus élevé, en fabrication, c’est le premier 1 000. Et quand on réimprime, en général, ce sont de plus petites quantités. Comment on fait pour tenir par rapport à ça ? On peut augmenter les prix de vente. Néanmoins, ça ne compensera jamais cette hausse des coûts. Je pense que ça va rendre certains choix difficiles.
À partir de quand est-ce que vous considérez qu’un livre s’est bien vendu ?
Le titre qui s’est peut-être le mieux vendu, c’est La femme brouillon d’Amandine Dhée. Grand format et poche compris, on est aux alentours de 25, 30 000 exemplaires. À mains nues, de la même autrice, pas loin des 10 000 exemplaires en grand format. L’Arbre de colère, un premier roman paru en janvier 2022, on arrive à 5 000 exemplaires, on en est à la cinquième impression, il y aura aussi un poche… De mon point de vue, on a fait quelque chose de réussi avec ce titre. En poésie, au-delà de 1 000 exemplaires, on considère que c’est réussi. Mais il nous faut un peu de temps pour y arriver. Après, c’est tout l’intérêt de la poésie. Dire que la poésie ne se vend pas, ce serait mentir. C’est juste que ça se vend différemment, c’est une autre temporalité, une autre façon d’agir aussi : il faut que les auteurs occupent le terrain, parce que c’est souvent la lecture en public qui génère l’acte d’achat. Sinon, quand on arrive autour de 2 000 exemplaires pour un texte, on considère qu’on a franchi un cap. Entre 2 000 et 3 000, on se demande ce qui l’empêche d’aller plus loin… Il y a le bouche-à-oreille qui se met en place. On voit que d’autres cercles peuvent s’ouvrir… C’est pour ça que l’on porte une telle attention à la librairie indépendante : parce que notre histoire se fait là, sur le conseil du libraire.
Est-ce que le fait d’être installé à Lille constitue un handicap ?
Il ne faut en aucun cas que nos auteurs et autrices pâtissent du fait que nous ne soyons pas à Paris. Par exemple, quand « La Grande Librairie » nous appelle un vendredi à 13 h pour nous demander de fournir dix exemplaires d’un livre pour 15 h, il faut qu’on puisse le faire. Si on ne répond pas à ce genre de demande, c’est perdu. C’est fonctionner au rabais. On s’est organisés de manière à être réactifs. Ça veut dire par exemple qu’on a un petit stock d’appoint à Paris, au cas où. Non, on n’est pas à Paris, mais ce n’est pas grave.
Être éditeur indépendant en province n’est pas un frein dans la course aux prix ?
Je me souviens avoir lu à propos d’Hubert Nyssen quand il a fondé Actes Sud qu’on lui prédisait qu’il ne se passerait rien pour lui, sur ce point-là… Je ne sais pas s’il se passera quelque chose pour nous. Et puis les temps changent, aussi. En tout cas, je ne m’interdis rien. Si je dis qu’on n’a aucune chance d’obtenir ce genre de reconnaissance, ça sous-entend que les gens que l’on accompagne n’ont aucune chance d’y prétendre. Si c’était le cas, je ferais peut-être mieux de changer de domaine éditorial… Dans tous les cas, les prix, sans en faire une fixation, on y travaille très sérieusement. On essaye de répondre aux interrogations qui pourraient être soulevées, par rapport à notre capacité à réagir, à suivre. C’est ce paysage-là que je consolide aujourd’hui. Cette année, L’Engravement d’Eva Kavian figurait sur la dernière liste du prix Wepler et du Rossel, que l’on a coutume d’appeler le Goncourt belge. Il n’y a pas de petits ou de mauvais prix. Maintenant, je ne publie pas un texte en fonction d’un prix, mais je peux penser à un prix à propos d’un texte que l’on va publier.
Vous avez publié votre 100e nouveauté en 2022 et vous vous apprêtez à fêter les 15 ans de la maison en 2023 avec la parution des nouveaux livres de Lou Darsan et d’Amandine Dhée. Que représente cette étape ?
Aujourd’hui, s’il y a un intérêt à ces 15 ans, c’est le fait qu’on soit toujours là. Je suis le premier surpris. Peut-être que ça joue un peu dans l’esprit des gens… En parlant des prix : cette année, nous avons figuré dans plusieurs sélections dans lesquelles nous n’avions jamais été retenus. Est-ce que cela veut dire que l’on avance ? Qu’une forme de reconnaissance est à l’œuvre ? Je pense que nous avons aussi la confiance des libraires qui portent une vraie attention au catalogue. Quinze ans, c’est jeune dans l’histoire d’une maison. Cela étant, on reste quand même sur une tension permanente. On a lancé cette maison sans réel apport financier. J’avais un autre « capital » : mes relations dans le champ artistique, une compréhension du montage économique, etc. Ça a longtemps été fragile. L’année des 10 ans a été particulièrement difficile, avec un changement de diffuseur-distributeur. Les 15 ans sont là pour témoigner qu’on a réussi quelques petites choses. Quand même. lacontreallee.com