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Chapitre III : Compréhensions

D'aussi loin que je m'en souvienne, j'ai toujours eu une passion pour les récits. Quelque soit leur nature, qu'ils fussent rédigés sur papier ou simplement narrer. Véridiques ou inventés, peu m'importait. Le simple fait de me figurer mentalement telle ou telle chose m'a aidé à forger une conception du monde passé et présent dans lequel je vivais. Ils m'aidaient à assouvir ma quête interminable de connaissances et de compréhension. À vrai dire, j'ai toujours préféré écouter que parler. On en apprend bien plus en se taisant et en laissant les autres s'exprimer qu'en comblant le silence sois-même. Dommage que la plupart des gens ne partage pas cet état d'esprit... Pour ainsi dire, je fus un enfant si discret et si calme que mes Parents continuèrent de s'interroger sur mon état de santé, plusieurs heures encore après que je sois sorti du ventre de ma Mère sans le moindre sanglot. Quoiqu'il en soit, mon amour pour la narration d'autrui n'échappa en rien à la vigilance de mes Parents. Peut-être en ignoraient-ils cependant l'ampleur.

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Pour me border la nuit, ma Mère me racontait des histoires. Jamais les mêmes. Je n'arrivais pas à dormir si l'on ne faisait pas travailler mon imaginaire. C'était devenu une sorte de rituel quotidien. Même de courts récits me suffisaient, tant qu'ils étaient divertissants. Cependant, ma Mère voyait que j'étais contrarié lorsqu'elle se préparait à repartir sur celles que j'avais déjà entendues. Ma mémoire étant déjà ce qu'elle était dans mes premières années, entendre les mêmes contes encore et encore m'ennuyait, là où il y avait tant de choses à entendre et à découvrir.

La pauvre... J'ignorais à l'époque la somme de temps qu'elle consacrait à son travail de vendeuse de poudre au village et à quel point elle était surmenée quand elle devait enchaîner avec le ménage, la cuisine, mon Père et enfin moi. Fort heureusement, quand j'eus six mois, je cessai de manifester mon mécontentement à ma Mère pour ses répétitions, du fait de ma meilleure compréhension de sa situation. Au contraire, je commençai même à y trouver de l'intérêt. En effet, il n'était pas rare qu'exténuée, elle s'endorme avant de me raconter la fin de mes histoires. Et c'est dans ces moments là que j'en profitais pour reprendre le livre laissé sur ses genoux et me concentrer sur les mots pour essayer de les comprendre. Connaissant déjà l'histoire par cœur, je m'amusais à recoller les sonorités sur les lettres que j'avais sous les yeux. C'est d'ailleurs en escaladant mon berceau pour agripper les ouvrages qui reposaient sur ma Mère endormie que je fis mes premiers pas. Les bases ayant été acquises, je sus comment marcher parfaitement avant même d'avoir sept mois. De ce fait, cette petite routine me permit de développer très tôt le goût de la lecture. Pour ainsi dire, je savais lire des œuvres complètes avant même mon premier anniversaire et j'appris à parfaitement écrire en autodidacte dès le suivant.

Comme précisé précédemment, mon Père, quant à lui, n'avait jamais eu la chance

d'apprendre à lire. Ce solide bonhomme imposant à la barbe brune et aux cheveux courts dénotait complètement avec ma très petite Mère blonde aux grands yeux bleus et aux cheveux bouclés. Pourtant, ils se complétaient tous les deux. Si l'un ne pouvait parvenir à réussir quelque chose, alors c'est l'autre qui se chargeait de reprendre sa place. Ainsi, quand ma Mère était trop fatiguée, c'est lui qui se chargeait de me raconter des histoires. Contrairement à elle, cependant, il me narrait plutôt le déroulement des batailles auxquelles il a participé à l'époque où il était soldat, à défaut d'en connaître d'autres. J'étais très friand de ces dernières, sans jamais être choqué par les moindres détails sanglants qu'il pouvait laisser échapper. Comme si la mort et le sang ne m'avaient jamais dérangés. En revanche, il tomba très vite à court d'inspiration. En réalité, il ne s'était finalement pas tant battu que cela. Il trouva donc à chaque fois d'autres choses à me dire. Il commença par me raconter comment il avait rencontré ma Mère, puis comment ils sont arrivés ici, ses journées et même des anecdotes sans grand intérêt. Aussi, s'est-il essayé également un jour, par fierté, à la lecture. Il n'avait aucune base mais ça ne pouvait pas être si complexe, après tout. Il abandonna très vite l'idée lorsqu'il saisit des livres sans images. Cependant, pour aller jusqu'au bout de l'idée, il se risqua tout de même à l'improvisation en créant de toute pièce une histoire entière autour d'une simple première de couverture ou bien de quelques illustrations qui parsemaient le récit. J'appréciais également grandement ses narrations improvisés. Elles me permirent de comprendre plusieurs choses. D'abord, la présence de motifs récurrents dans l'esprit créatif de mon Père. Notamment : la boisson, les femmes, le travail et le courage. Mais, en plus de ses dits motifs, je perçus la véritable nature de la détermination humaine. Et enfin, je compris à quel point il était des conteurs infiniment plus doués que d'autres, malgré tous leurs efforts. Néanmoins, la chose la plus importante que j'ai retenu de ces expériences reste mon observation des petits tics qui apparaissaient sur le visage et dans les paroles de mon Père quand ce dernier cherchaient ses mots. Je compris, en le scrutant, quels étaient les signes annonciateurs d'une personne qui mentait, qui cherchait à s'inventer des excuses ou bien qui souhaitait embobiner son interlocuteur. Bien entendu, les menteurs professionnels sont autrement plus complexes à piéger que mon pauvre Père. Mais, votre perception et votre compréhension des choses s'améliore avec les années. Et croyez-moi, cette première découverte fut lourde d'apprentissage pour mes années à venir.

En outre, c'est donc dans ce climat hospitalier et aimant que je grandis. Les années passèrent et mes parents, surmenés par le travail et se rendant compte de ma grande maturité pour mon âge, prirent l'habitude de me laisser seul à la maison pendant qu'ils allaient travailler au marché. Je profitais alors de ces moments pour escalader la bibliothèque de ma Mère afin d'en sortir des livres qui me paraissaient intéressants. Les sujets variaient, certains étaient plus marquants que d'autres, mais rien de vraiment extraordinaire à mon goût. Aussi, je pris le risque de m'aventurer à la lecture du seul livre que possédait mon Père. Vous devez sûrement déjà vous douter de la nature de ce dernier. Un homme qui ne sait pas lire et qui possède pourtant un ouvrage auquel il est tellement attaché qu'il se trouve sur sa table de chevet. C'est bel et bien de son Recueil de Textes sacrés de Ragnor dont il s'agissait. J'étais, à l'époque, réellement intrigué à l'idée de savoir ce que ce livre avait de si particulier pour un homme comme mon Père. Et ce fut dès les premières pages que je compris. Ces textes n'étaient pas fait pour être lus. Ce n'était pas ce qu'ils racontaient qui importaient mais leur valeur symbolique. Or, ce qui me fascinait à cet âge, c'était la pensée de l'auteur, la façon dont il formulait ses idées. Nul besoin de vous préciser que ce ne furent guère des mots pourvus de sens que je découvris. Ils n'étaient que des

catalyseurs de haine envers autrui et envers sois-même à la solde d'une entité ridiculement absolue. Des messages étaient adressés directement au lecteur, lui demandant de prendre les armes contre ceux qui ne pensaient pas comme lui. Cette lecture fut une purge. Je me dégoûtais de déchiffrer chaque nouvelle ligne et pourtant, paradoxalement, je ne pouvais m'arrêter de le faire. C'était comme si je faisais face à une épreuve personnelle à surmonter. Je consacrai toute ma journée à l'unique lecture de cette abomination. Comment mon Père pouvait-il à ce point tenir à cette chose ? Malgré cette mauvaise expérience, j'en ressortis grandi, plus fort. J'avais compris pourquoi. Cette volonté de se soumettre, de s' auto-flageller, de désigner l'autre comme la source de ses maux... Les hommes croient à ces absurdités car des gens plus haut qu'eux dans la hiérarchie veulent le leur imposer. Si les dieux étaient vraiment la source de ces volontés, alors, dans leur infinie puissance, ils auraient déjà punis les simples mortels comme moi, débectés par ce genre de pratiques. Peut-être était-ce par fierté que je me refusais de courber l'échine devant des choses que je ne pouvais même pas me figurer. Mais force est de constater que depuis ce jour, je me jurai de ne jamais laisser ma vie m'être dictée par quoi que ce soit, hormis mes parents qui sont les seuls êtres à me l'avoir justement donné.

Mon Père ne pouvait avoir lu ce livre. J'ai mis ma main à couper que ce fut simplement ses parents qui lui ont raconté ce qu'ils avaient envie de lui raconter concernant son contenu. Qui est d'ailleurs probablement également ce que leurs parents leur ont présenté, et qu'ils tiennent à coup sûr eux aussi de leurs ancêtres, afin de se convertir à Ragnor dès leur plus jeune âge de génération en génération. Depuis, mes lectures devinrent différentes. Je cherchais constamment dans notre bibliothèque des recueils capables de développer mon esprit critique, d'émettre d'autres sons de cloches ou encore de présenter un moyen théorique de mettre fin à cette folie. C'est en lisant encore et encore chaque jour que je finis par comprendre dès mes trois ans la cruauté et l'injustice de notre monde. Ce n'était pas que la religion du Dieu de la Flamme Éternelle qui posait problème. Les vices et les torts des êtres qui peuplaient ce monde étaient si nombreux qu'il était injuste de ne blâmer qu'un seul bouc-émissaire. Cependant, bien peu d'ouvrages me permirent de donner un réel sens à cette démence qui semblait ronger cette terre depuis des millénaires. Mes Parents ne possédaient en réalité qu'un seul livre d'Histoire. Mais, après plusieurs mois passés à vider l'étagère, sa découverte me fit l'effet d'un coup de poing dans l'estomac. Il se trouvait tout au fond du meuble, recouvert de poussière et de toiles d'araignées. Il se nommait "Comprendre ce que nous sommes" et avait été écrit par un certain Juony. Ma Mère avait probablement du l'acheter en s'imaginant que c'était un ouvrage pour apprendre à mieux se connaître soi-même, ou ce genre de textes indigestes et plats dont elle raffolait.

En découvrant ces lignes, je fut comme happé, dans l'impossibilité de m'en séparer avant de l'avoir fini. J'étais peut-être trop jeune pour le comprendre dans son intégralité, mais j'avais retenu plusieurs leçons en le lisant et en dressant des parallèles avec les Textes sacrés de Ragnor. Tout d'abord, le monde a été créé par des divinités qui n'ont que faire du sort des pauvres mortels que nous sommes. Aussi, nous sommes condamnés à mener une existence de douleur, de perte des êtres chers et de conflits. De plus, les faibles seront toujours opprimés et tyrannisés par les forts et ne pourront jamais rien faire pour inverser la balance. Et enfin, que seul un homme providentiel aux idées fortes et aux convictions nobles serait capable de changer le monde pour le mieux. Pour ça, il faudrait simplement qu'il s'en sente capable et qu'il soit prêt à tout encaisser pour y parvenir. Dès lors, je compris que c'était à moi qu'il parlait. Sans imaginer une seconde que ce qu'il pouvait bien sous-entendre était que chacun à son échelle puisse changer les choses à

condition d'essayer. Je me persuadai que le cycle était destiné à se répéter si personne n'agissait pour corriger toutes ces injustices.

C'est à partir de ce jour que je me mis en tête de sauver les êtres qui m'étaient chers de ce funeste destin, d'inverser la balance, de permettre au faible et à l'opprimé de s'émanciper de la cruauté de ceux qui se pensent tout permis. Si ni les seigneurs, ni les rois, ni les dieux n'avaient pu corriger les erreurs de ce monde, alors je m'y attellerai. Moi qui ne suis personne, je ne me

laisserai pas influencer par l'opulence. Moi qui n'ait aucun bien, je ne serais pas perverti

par la corruption. Moi qui n'ait qu'un seul but, je ne faillirai pas à ma tâche. Mon objectif était alors simple : m'assurer que tout aille pour le mieux en étant assez puissant pour punir quiconque se sentirait en mesure de nuire au souverain bien. Peut-être me trouvez vous naïf, ou idiot. Moi-même, en écrivant ces lignes, je ne puis que comprendre que l'on puisse considérer cet idéal comme étant irréalisable ou que l'on puisse me voir comme un mégalomane, ou un égocentrique. Sachez néanmoins une chose : ce sont les actes qui forgent un Homme, pas les mots. Dire ce que l'on pense de quelqu'un est une chose, faire quelque chose de sa vie en est une autre.

Mon troisième anniversaire me révéla alors enfin qui j'étais. Félix Switz, jeune SemiGnome, intellectuellement en avance sur son âge, grand amateur de lecture et désireux de contrôler l'ordre établi en ce monde dans l'intérêt général. Néanmoins, malgré mes capacités d'analyses plus poussées que d'ordinaire pour mon âge, je n'avais toujours pas prononcé le moindre mot. En écrire pour me faire comprendre de ma Mère ? Ça oui. Dessiner pour que mon Père visualise ce que je lui demandais ? Ça aussi, bien sûr. Mais, leur parler directement ? Très peu pour moi. Je n'ai jamais aimé ma voix. Je ne l'aime pas plus aujourd'hui, d'ailleurs. J'ai toujours été en capacité de m'exprimer par la parole, mais je n'en avais jamais ressenti la nécessité jusqu'alors. Pourquoi devrais-je trouver cela utile, moi qui ai vécu trois ans entier sans jamais en avoir besoin ? Cependant, je savais qu'il me faudrait utiliser ma voix, un jour ou l'autre. L'on ne socialise pas sans faire d'efforts. Fort heureusement, le plus difficile était déjà derrière moi. Les êtres qui me connaissaient le mieux au monde à l'époque étaient mes Parents. Lorsqu'ils m'offrirent pour mon troisième anniversaire ce carnet et ce fusain, sachant pertinemment que je savais écrire depuis le temps, je compris qu'ils me pensaient muet. Je leur aurait bien donné tort à l'époque, mais je ne voyais toujours pas l'intérêt d'une telle manœuvre, encore moins après un cadeau de la sorte prouvant leur amour, malgré ce handicap sensé m'incommoder.

Ce que j'ignorais, c'est que cette idée reçue selon laquelle j'étais muet allait être ma carte maîtresse pour déjouer les attentes et ainsi accomplir mon destin.

Et ce dit destin su trouver son commencement au petit matin du premier jour du treizième siècle de notre Histoire, suite à une autre découverte qui marquera à jamais les débuts de mon ascension.

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