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Chapitre X : Le coup de grâce .................................................................................................. 124
from Ma Vie, Ma Famille
by Félix Switz
Chapitre X : Le Coup de Grâce
"Félix...
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Félix...
Allez, mon grand, c'est l'heure de se réveiller..." Je me souviens encore parfaitement de ces premiers mots affectueux qui me furent murmurés à l'oreille d'une voix douce. Ce fut sur ces derniers que je commençai cette journée nouvelle. Ouvrant difficilement les yeux, je souris timidement à ma Mère qui me caressait l'épaule avec tendresse. C'était la première fois que je fus réellement surpris par l'heure à laquelle je venais de me réveiller. D'après elle, il était l'heure de petit déjeuner. Mon Père était déjà à table et semblait affamé, attendant impatiemment ma présence pour entamer le repas. Je sentis alors couler de légères sueurs. Avais-je vraiment laissé le sommeil rattraper mes capacités de maîtrise de moi-même ? Je me sentais faible. Je détestais ça. Tout au long de ma courte vie d'alors, j'avais toujours gardé un contrôle total sur mes moindres faits et gestes. Lorsque j'avais faim ou soif, je savais me retenir jusqu'à ce que l'on dîne. Quand je voulais m'endormir, je m'endormais. Quand je désirais me réveiller, je me réveillais. Cette sensation terrible d'avoir ma conduite dictée par mon organisme et non l'inverse me dégoûtait au plus haut point. Pour autant, je savais qui était responsable de cette situation. Je n’en connaissais que trop bien la raison, à vrai dire. Mais ce n’était qu’en ce jour-là que je compris que si les choses continuaient telles quelles, alors : cet état actuel de fatigue qu’était le mien risquait de devenir de plus en plus récurrent. Or, il en était hors de question. Je ne le permettrais pas. Tout cela devait prendre fin, et ce le plus tôt possible.
Luther, les plumes de phœnix, Huttington, Leborgne, le Gant Noir, l'anniversaire, ... Tous ces mots me revenaient quotidiennement en tête sans jamais s'effacer. Je jouais à un jeu dangereux, et la prochaine étape impliquerait que je me mette plus en danger que je ne l’avais encore jamais été. Si mes nuits étaient si importantes, c’est que la réflexion qui les accompagnait était intense et demandait plus de temps encore que les malheureuses minutes de sommeil qu’il me restait chaque soir. Cette situation était devenue insupportable. Je devais faire quelque chose. Seulement, il me fallait faire preuve de sang-froid. Pour un coup pareil, il faut savoir prendre son mal en patience. L’on ne contrôle pas le temps. Le cours des évènements continue sa route, et les rares moments où la chance nous est laissée d’intervenir n’ont lieu que dans certains instants bien précis de la vie. Et c’est bien lors de ces derniers qu’il faut savoir agir. Le bon endroit, la bonne méthode, le bon moment. La difficulté des situations dans lesquelles nous sommes lors de l’élaboration de nos plans et l’impatience dont on peut faire preuve sont les raisons les plus communes d’échecs de ces derniers. Si l’on reste des êtres vivants et que nos émotions impactent forcément notre manière
d’opérer et de réfléchir, le succès ne s’obtient véritablement que l’en faisant abstraction de ces
dernières afin de rester concentré autant que faire se peut sur nos objectifs initiaux. Pour mon cas, je ne savais pas encore exactement comment j’allais procéder, mais je savais en revanche une chose de façon certaine : Huttington allait bientôt commettre une faute grave. Une faute qui viendrait sonner son déclin. Une faute dont il me faudrait profiter. Retenez bien ceci :
N’interrompez jamais un adversaire qui est en train de commettre une erreur.
Il me fallait me débarrasser du Duc et cet anniversaire était le moment opportun. Sa mort me permettrait d’acquérir toutes ces possessions, son contrôle sur le territoire ainsi que ce nouveau commerce de plumes qui s’opérait du côté des Îles Vagabondes. Huttington avait bien rempli sa mission, mais il était devenu beaucoup trop dangereux et bien trop impactant dans ma vie pour que je puisse me permettre de rester encore à son service. Je me devais de le faire disparaître. Empoisonnement ? Incendie ? Assassinat ? Divers moyens se relayaient en mon esprit. La méthode à employer était déterminante et deviendrait de fait la clé de voûte de tout le reste du plan. J’avais, certes, encore quelques jours, mais le temps d’organiser tout cela devait également être prit en compte. Alors, que faire ?
En refaisant l’historique des lieux en mon esprit, je savais quels endroits du château pouvaient me servir, tout comme je savais lesquels nécessitaient une attention toute particulière. Je savais aussi que la réception se tiendrait de nuit, car j’y serais convié, que je ne pouvais y assister avant minuit, et qu’ils auraient ainsi sûrement déjà commencé à boire sans moi. Si ils étaient assez avinés, il serait plus simple encore pour moi de prendre les devants. Néanmoins, je me souvins également que c’était Randy et ses hommes qui montaient la garde, et qu’à ce titre : cela pouvait tout autant me servir que me desservir en fonction de leur état du jour. Quoiqu’il en soit, l’idée qui me revint le plus en tête fut celle du complice. Il m’était impossible du haut de mes faibles moyens et à moi seul de venir à bout de tous les obstacles qui se dresseraient sur ma route ce jour-là. Je me devais de trouver au moins une personne de confiance pour mener ma mission à bien. Le problème c’est que Luther et Leborgne étaient tous deux partis en direction de l’Île d’Helmyr, me laissant seul maître à bord. Et il était hors de question de mêler qui que ce soit de Kürsk dans cette histoire. Il ne restait ainsi plus qu’une personne : Héléna, la jeune sœur de Luther, laissée seule dans un misérable cabanon de bois au milieu de la forêt. Elle était inconnue du bataillon, sauf pour Mölk et Jörgen, et du fait des paroles de son frère, m’obéirait certainement au doigt et à l’œil si je savais m’y prendre. L’unique bémol étant qu’elle ne savait apparemment pas lire. Seulement, je ne pouvais pas faire la fine bouche. Son aide m’était cruciale.
Une fois la nuit tombée, j’entamai un long chemin en direction de la petite cabane non loin du Palais de Huttington. Fort heureusement, cette dernière était bien plus proche de Kürsk que du château. Lorsque j’arrivai enfin, j’ouvris délicatement la porte, pas vraiment réparée depuis son enfoncement de la dernière fois. J’observais alors une jeune femme, les jambes repliées, ses bras entourant ses genoux et la tête baissée entre ces derniers. J’entendis son estomac gargouiller et des sanglots très légers couler. Lorsque le son de mes pas sur le sol parvint finalement à ses oreilles, elle leva brusquement les yeux dans ma direction et afficha un visage de surprise et d’effroi. Elle laissa s’échapper un bref halètement, puis reprit son calme et m’adressa la parole.
- « C’est vous ! » me dit-elle, sans que plus aucune larme ne perle ses yeux. « Qu… Qu’est-ce que vous me voulez ? Vous venez m’apporter des nouvelles de mon frère c’est ça ? Ou bien… ou bien est-ce pour moi que vous êtes venu ? »
Je tentais de lui répondre en griffonnant un petit quelque chose sur mon carnet et en le lui montrant. Seulement, elle me regardait l’air de me demander si j’avais oublié qu’elle ne savait pas lire. Je me risquai alors à lui dessiner une image que mon Père aurait comprise, pour lui faire passer le message. Mais rien n’y faisait. Elle continuait encore et toujours ses non de la tête, signe d’incompréhension. - « Écoutez » finit-elle par lâcher, visiblement fatiguée de la situation. « Je ne sais pas ce que vous êtes venu faire ici, ni ce que vous me voulez. Mais si vous n’êtes pas venu pour me dire où est mon frère et si il va bien, alors vous n’avez rien à faire ici. »
- « Du calme, Héléna. » lui répondis-je alors à voix haute.
C’était la première fois depuis de nombreuses années que je m’adressais par la parole à une autre personne. Peut-être même : la toute première fois. Je la vis alors sursauter et reculer sur ses genoux.
- « Vous… Vous parlez ?! Je… Je ne comprends plus rien ! »
- « Héléna. Calmez-vous, s’il vous plaît. » insistais-je.
- « J’ai tellement de questions à vous poser… »
- « Je suis justement là pour y répondre, et pour vous demander un service. »
- « Votre voix est vraiment étrange. On dirait presque que vous êtes… un enfant. »
- « C’est donc la question de mon âge que vous souhaitez résoudre avant toutes les autres ? »
- « Je ne sais pas. Non, je… Je ne sais pas. Partez d’ici, s’il vous plaît. »
- « Héléna. Vous avez sûrement dû vivre bien des choses, vous et votre frère. Je comprends que vous soyez dans cet état. Aussi, me suis-je permis de vous rapporter un petit quelque chose à manger. »
Je sortis, à ces mots, une belle orange de mon manteau, que j’avais attrapé en passant dans notre corbeille de fruits, avant de quitter la maison.
« Ce n’est pas grand-chose, mais elle est très juteuse. Je pense que nous serons plus à même d’avoir une conversation constructive, une fois le ventre plein. »
Elle me regarda alors avec des yeux interrogatifs. Elle semblait se demander si je n’avais pas empoisonner le fruit.
« Si vous le désirez, je peux en prendre un quartier moi aussi. »
Ses yeux me dévisagèrent, tombèrent sur une expression impassible. Puis, elle les baissa vers le fruit. Et, après quelques secondes d’hésitation, croqua à pleines dents dedans, sans même se donner la peine de retirer la peau. Je la regardai se délecter de l’orange. Elle semblait véritablement affamée. La bouche pleine, du jus coulant de ses lèvres, elle me questionna alors.
- « Où est mon frère ? »
- « Il va bien. » lui répondis-je. « Il est en ce moment même en direction des Îles Vagabondes avec une petite équipe sensée assurer sa sécurité. »
- « Quand le reverrais-je ? »
- « D’ici une semaine, tout au plus. Le temps qu’il finisse ce qu’il est sensé faire là-bas. »
- « Et qu’est-ce qu’il est sensé faire ? »
Je restai silencieux quelques instants. Je ne savais pas vraiment si il était malin de lui révéler toute la vérité avant même de savoir si elle finirait par me faire confiance ou non.
- « Votre frère doit assurer le relais d’une marchandise pour Huttington. Mais le Duc ne la recevra jamais. »
La jeune femme noire leva un sourcil suite à cette affirmation.
« J’ai fait s’éloigner le plus possible Luther du Palais, car je compte me débarrasser une bonne fois pour toutes du Duc et des ennemis de votre frère, sans faire trop de dommages collatéraux. »
- « Je vous demande pardon ? »
- « Je nous ai fait gagné du temps. Mais la confiance de Huttington envers lui ne durera pas éternellement. Si vous voulez que votre frère revienne en un seul morceau et que cette promesse d’une vie plus heureuse se concrétise, vous allez devoir me faire confiance. »
Je la vis alors se redresser en fronçant les sourcils.
- « Vous mentez. Vous voulez me manipuler comme vous avez manipulé mon frère ! Je le laisse partir avec vous, puis, vous revenez sans lui et vous me faîtes une proposition, à mon tour. Je ne sais pas ce que vous me voulez, mais je n’ai aucune envie de vous faire confiance ! Maintenant, partez ! »
Je ne lui répondis rien. Je savais que ça n’en valait pas la peine. Je me contentai simplement de maintenir mon regard sur elle. Je m’avançai de quelques pas, et l’aperçus reculer jusqu’à ce qu’elle soit dos au mur. Lorsqu’elle ne put plus faire le moindre mouvement supplémentaire en arrière, je m’arrêtai net devant elle. Sa poitrine se gonflait et se dégonflait très rapidement. Ses yeux étaient apeurés. Elle pensait qu’elle avait prononcé la phrase de trop, qu’elle allait rejoindre son frère dans l’autre monde pour m’avoir manqué de respect de la sorte. Je sentais la terreur en elle. Alors, j’approchai ma main droite de ma main gauche. Je retirai le premier gant que je laissai tomber au sol. Puis, le second. Puis, mon bonnet. Et enfin ma fausse barbe. Elle découvrit alors un très jeune garçon, qui se tenait là, devant elle, un regard sérieux au visage et une respiration très lente.
- « Héléna. J’ai besoin de toi. » lui dis-je alors.
Ses yeux étaient écarquillés. Sa bouche : grande ouverte. Elle laissa tomber l’orange qu’elle tenait dans ses mains et finit par acquiescer très lentement de la tête.
- « Qu’est-ce que je dois faire ? » me demanda-t-elle.
- « Premièrement, ne jamais parler à qui que ce soit de ce que tu viens de voir ou d’entendre. Même à ton frère, cela le mettrait en très grand danger. Est-ce que je peux te faire confiance, là-dessus ? »
- « Oui, je … Je ne dirais rien. »
Je voyais dans ses yeux, et je sentais dans sa voix que la peur des conséquences si jamais elle me trahissait était si grande qu’elle ne s’y risquerait en aucune occasion.
- « Heureux de l’entendre. Maintenant, si tu veux une preuve que ton frère va bien, tu peux toujours te rendre à Port-Perché et demander aux passants si l’un d’entre eux a aperçu un grand homme noir
au long manteau monter dans un navire, accompagné d’un individu avec un cache-œil. Et, à présent, en ce qui concerne ce service que j’aimerai que tu me rendes, je pense que cela pourra attendre que tu aies terminé ton orange. »
- « Pour être honnête… Je n’ai plus très faim. »
- « Dans ce cas, laisse-moi t’expliquer ce que j’attends de toi, Héléna... »
La première étape ayant été réalisée, encore me fallait-il acquérir les autres éléments qu’il me serait nécessaire de posséder pour mener à bien le reste du plan. Et voilà qui tombait bien, j’avais justement trouvé la messagère chargée de porter ma missive au principal concerné. Je m’étais permis de lui révéler mon visage et ma voix car, contrairement à son frère, je sentais dans son regard une volonté plus grande de survivre que de s’élever. J’avais choisi de mettre ma confiance en eux, en partant du principe qu’ils ne chercheraient jamais à me trahir. Seulement, la confiance n’exclut pas le contrôle. Je préférais que seul l’un d’entre eux connaisse la vérité, et puisque Luther serait le plus exposé, encore fallait-il que ce ne soit pas lui qui en sache le plus. Bien qu’elle n’ait jamais appris à lire, Héléna savait encore suivre une carte pour se rendre d’un point A à un point B. J’avais déjà une petite idée de qui elle devait contacter, d’où il se trouvait et de comment le convaincre de faire ce que je lui demandais. La présence de l’un de ses proches au château pour cet évènement serait d’ailleurs certainement réclamée et pourrait ainsi lui garantir une soudaine porte d’entrée pour la réception du Duc.
En effet, suite à mes différents entretiens avec Leborgne, j’avais appris l’existence, ainsi que la localisation, de Franz Klaussman, frère cadet de feu le Duc Ludwig Klaussman et héritier alors en charge de leur maison. Mais surtout, celle de son frère le plus jeune : Reinhardt, plus connu sous le surnom de : « l’édenté ». Le Duc et moi, nous le surveillions depuis un certain moment déjà. Nous considérions d’ailleurs qu’il se doutait, en réalité, qu’il ne parviendrait jamais à venger son frère tout seul. En tout cas, certainement pas durant cette période de domination sans partage de Huttington. Nous avions choisit de le laisser tranquille, ne le jugeant pas assez menaçant pour perdre notre temps avec lui. Cela aurait plutôt risqué de dégrader nos relations avec leur famille, ou d’en faire un martyr. Je savais ainsi où le trouver, comment le contacter, qui envoyer et quoi lui dire pour être certain de m’accaparer ses services. Tout ce qu’il me manquait : c’était la certification que Huttington invite Franz lors de cette réception ; ce qu’il fit sans trop de surprise. Quel plus beau cadeau, après tout, que de convier le successeur de son ennemi de toujours à l’une de ces fêtes où l’on se célèbre soit-même ? Renforçant d’autant plus le pouvoir qu’exerçait le Duc sur leur famille, et réaffirmant cette volonté implicite d’une humiliation perpétuelle de cette dernière. Je partais en effet du principe que si Franz était invité, alors, il pourrait être accompagné par son frère. Certes, il avait été déshérité et édenté par les siens, mais l’amour d’un frère ne disparaît pas comme cela. Je n’avais jusqu’alors jamais connu ceux qui auraient du être mes frères et sœurs, et pourtant, je les aimais de tout mon cœur. Oui, paradoxalement : je les aimais comme si ils m’avaient accompagné toute ma vie. J’avais également pu constater des exemples similaires avec Luther et Héléna, ou encore deux jumeaux de Kürsk, les frères Ruffio, tellement proche l’un de l’autre qu’ils finissaient leurs phrases entre eux. Je me doutais qui si Reinhardt présentait assez bien la chose à son frère, alors, ce dernier accepteraient de le laisser l’accompagner. Et si jamais « l’édenté » rejoignait la réception, tous mes problèmes disparaîtraient en un battement de cil.
Il restait cependant encore à savoir quoi dire pour convaincre Franz de l’accepter à ses côtés. Que pouvais-je proposer à « l’édenté » pour le persuader de faire ce que je lui disais ? Et comment organiser la chose afin d’arriver au résultat escompté ? La solution suivante fut celle que je choisis :
donner les coordonnées de « l’édenté » à Héléna, de même qu’un message, signé par un certain Monsieur S, à lui livrer. Dans ce dernier, il lui sera stipulé que je lui propose un moyen de se débarrasser de Huttington et de restituer l’honneur des Klaussman, tout en se vengeant de ceux qui s’en sont prit à lui de manière si barbare. Les frères peuvent s’aimer, se haïr, se battre ou se pardonner, mais jamais n’oublient. Et « l’édenté » ne semblait pas vraiment avoir retiré de sa mémoire la raison initiale de l’apparition dans sa vie de ce sobriquet.
Le plan n’était pas bien complexe, le concernant. Il devait, dans un premier temps, se présenter auprès de son frère avec un simple gant de couleur noir et lui dire qu’il désirait, en guise de cadeau d’anniversaire, faire acte de repentance auprès de Huttington, lors de sa soirée. Il devait ajouter qu’un certain Monsieur S lui avait ouvert les yeux, et qu’il désirait profiter de ce moment d’allégresse pour implorer son pardon afin de se mettre à son service. Franz avait tout a gagné à accepter la chose, faisant d’une pierre deux coups. En agissant de la sorte, il permettrait une probable rédemption à son frère, s’assurant ainsi qu’il ne soit victime de nulles représailles de la part de Huttington, car acceptant d’entrer à son service. De plus, il pourrait préserver ses intérêts et ceux de sa famille en effaçant de la liste des ennemis du Duc : le seul nom pouvant faire lien avec lui et le reste de ses proches. Bien sûr, il ne se risquerait pas non plus à ramener son frère, reconnu comme hostile au Duc, à sa fête d’anniversaire sans demander, en premier lieu, la permission au principal intéressé. Et je n’aurais alors qu’à conseiller à ce même principal intéressé d’accepter la demande pour qu’il s’exécute sans se risquer un seul instant à me poser la moindre question. Cependant, je m’attendais d’office à une sécurité renforcée, dans la mesure où un ennemi potentiel était admis à la réception et que Leborgne manquait à l’appel. Cependant, j’appris assez tardivement que ce dernier s’était justement débrouillé pour reprendre un navire afin d’être des nôtres, plus tard dans la soirée. Voilà qui n’était pas pour me faciliter la tâche.
Il me fallait ainsi agir au plus vite et faire ce qui devait être fait avant son retour, sans savoir précisément quand il rentrerait. En outre, tant qu’il était absent, c’était à Randy et à ses hommes de s’occuper de la sécurité des lieux. Personne d’autre qu’eux et que les gardes n’étaient autorisés à être armé, ou à posséder le moindre objet potentiellement dangereux. Il fallait donc être inventif et trouver le seul endroit auquel ils ne penseraient jamais à fouiller, pour trouver les seules armes que nous nous risquerions à emporter avec nous, afin de mener à bien ce coup. Et j’avais déjà ma petite idée sur tout ça. La réception débutant vers vingt-deux heures, mais ne pouvant y être avant que mes Parents ne s’endorment, il fallait certainement attendre minuit pour que je puisse être au château. En revanche, en comptabilisant le temps que je perdrais à échanger avec le Duc, puis à discrètement quitter les lieux, à l’abri des regards, j’avais besoin d’une heure supplémentaire. C’est pourquoi, je demandai à « l’édenté » de faire ce qu’il avait à faire dès que sonnera une heure du matin. Son frère et lui seraient probablement déjà sur place depuis un certain temps et auraient ainsi pu, sans trop de difficulté, se mêler au reste des convives. Il ne fallait pas trop tarder pour agir avant le retour de Leborgne. Mais, en même temps, je devais être assez prudent pour m’éclipser avant que la dernière partie du plan n’advienne. Une heure du matin me semblait suffisant. Je n’avais pas d’autres choix. Et je devais réussir. Il le fallait.
Trois jours avant la date prévue pour la fête, je retournai voir Héléna, elle-même chargée de me rapporter ce qu’il s’était passé du côté de « l’édenté ». Cette dernière m’assura que Reinhardt avait accepté le plan et qu’il s’était rendu chez son frère. De même, il avait placé l’arme à utiliser à l’endroit exact que je lui avais indiqué. Je lui demandai également si elle avait aperçu le moindre signe de peur, de rejet ou de tristesse sur son visage au moment où il eu découvert le message dans son intégralité. Elle me répondit simplement qu’il avait la mine sérieuse, qu’il n’avait pas l’air plus effrayé ou en colère que cela et qu’il ne lui fit en guise de réponse qu’un simple hochement de tête. Je fus soulagé de l’entendre. Il est vrai que ma solution ne devait pas être quelque chose de très facile à imaginer pour lui. Mais il semblait s’être rendu à l’évidence et avoir réalisé qu’il n’y avait pas d’autres alternatives. Au fond, je pense qu’il devait se douter que Huttington était bien trop
puissant pour être éliminé d’une autre façon. Entre accepter mes conditions et se résigner à voir la domination de son ennemi de toujours continuer indéfiniment, il fallait choisir. Et l’occasion ne se représenterait peut-être pas une autre fois. Son choix devait être mûrement réfléchi, sans le moindre espoir de trouver une quelconque alternative. Ma proposition pouvait sembler douloureuse, mais il n’y avait alors, je le pense, nulle autre douleur plus grande en lui que celle de se figurer son ennemi de toujours dominer l’intégralité du territoire, tout en humiliant sa famille à chaque seconde qui s’écoulait. C’était un peu comme mourir à petit feu : une souffrance éternelle. Bien sûr, il aurait pu se désister, attendre que quelqu’un d’autre s’en charge, ou bien préparer un nouveau complot de son côté. Mais, il avait déjà échoué une fois, et contre quelqu’un de bien moins puissant et de moins bien entouré que le Duc, qui plus est. Peut-être n’aurait-il ainsi jamais la chance de voir un jour son ennemi subir une juste punition. J’imagine, à mon humble avis, que c’est cette idée là qui fut le déclic. Rien qu’en songeant à cette éventualité, son accord à mon plan fut d’emblée acquis. Le tout restait maintenant de savoir si la pratique porterait ses fruits. Nous n’avions droit qu’à un seul essai et nous ne pouvions nous permettre la moindre répétition. À ce stade, il n’y avait plus nulle hésitation à avoir : c’était tuer ou être tué.
Inéluctablement, le grand jour finit par advenir. Et lors d’une nuit de pleine lune d’un dimanche soir en cours de finition, Randy vint me remettre en main propre l’invitation à la soirée du Duc Huttington. Cela aurait lieu le lendemain, et l’on me fit comprendre que Raymond tenait impérativement à me compter parmi ses invités. Lorsqu’il me transmit la nouvelle, je pouvais lire, dans la voix et dans les yeux du chef Gnome, une profonde jalousie. Je le vis même, l’espace d’un instant, porter la main à sa ceinture, n’ayant comme seule réponse que mes yeux inexpressifs. Fort heureusement, Mölk lui mit la main sur l’épaule, calmant ses ardeurs et ils repartirent alors aussi vite qu’ils furent venus. Aussi étrange que cela puisse paraître, j’avais comme l’impression que cet éternel méfiant était le dernier d’entre eux à réellement vouloir préserver une entente cordiale entre nous. Jamais je n’aurais cru cela de lui, mais il devait certainement savoir où se trouvait son intérêt. Ou peut-être commençait-il simplement à m’apprécier d’avantage ? De toute manière, il émanait de chacun d’entre eux, à des échelles différentes, un début d’impatience. Leur volonté de se défaire d’un problème qui semblait leur gâcher la vie était palpable. Je le ressentais. Le temps avait fini par avoir raison de notre histoire commune. Ce milieu est un véritable panier de crabes. Et il est parfois nécessaire de savoir quand les manger avant qu’ils ne vous pincent. Je savais depuis longtemps que ce jour viendrait. Sans me voiler la face à l’idée de devoir un jour me séparer définitivement de mes anciens camarades, il restait cependant en moi un reste d’affection pour eux. Chacun d’entre eux avait ce petit je-ne-sais-quoi qui me faisait m’attacher à leur personnalité. Seulement, je n’oubliais pas non plus qu’ils restaient des voleurs, des meurtriers et des dangers potentiels. Dans tous les cas, même si je ne désirais pas plus que ça les éliminer eux, ils seraient forcément présents lors de la réception, et par conséquent, à part avec un coup de pouce du destin, aucun d’entre eux ne pouvait réellement échapper à ce qu’il allait se produire.
Lorsque l’heure H du jour J vint à sonner, je me mis enfin en chemin pour le Palais du Duc. Mes parents endormis et ma tenue enfilée, plus rien ne pouvait me retenir à présent. J’entamais la dernière ligne droite et je savais d’ores et déjà qu’il était bien trop tard pour faire machine arrière. Je me souviens que tout le long du trajet, j’avais l’estomac noué et la gorge sèche. J’avais beau me figurer tous les différents scénario en mon esprit, rien ne me permettait véritablement de savoir quelles étaient les différentes probabilité d’échecs et de réussite et si je parviendrais à quitter les lieux à temps. Huttington avait fait se déplacer l’un de ses propres cochers au traditionnel lieu de rendez-vous rien que pour moi. Il m’y récupéra et me permit d’arriver au château dans les alentours de minuit. Il s’appelait Octavius. Il me restait près d’une heure entière pour retrouver « l’édenté » et un moyen de rejoindre l’extérieur en temps voulu. Lorsque je descendis du carrosse et que l’on me conduisit auprès du Duc, je savais que je touchais au point culminant. C’était maintenant que tout allait se jouer.
Avant même de passer le portail, Tryphon et Jörgen me firent signe de m’arrêter. Ils étaient accompagnés de deux gardes tenant de solides lances croisées entre elles.
« Bonjour, monsieur. » me dit le gnome aux fioles d’un ton froid. Tout comme son camarade, il avait exceptionnellement enfilé une tenue plus luxueuse qu’à l’accoutumée. Ils portaient du noir de la tête au pied, permettant un habile mélange entre esthétique et efficacité. En effet, le cuir de leurs gants, de leurs bottes et de leur plastron se mariait à merveille avec la soie de leur cape, de leur bas et du splendide mouchoir qu’ils avaient au cou. À vrai dire, c’est en remarquant à quel point cela leur allait bien que je commençai à développer une certaine passion pour les accessoires à mettre autour de la nuque, au point de porter dès mes 6 ans pratiquement tous les jours un nœud papillon ou une cravate, toujours accompagné d’un pull-chemise.
- « Vous auriez tout de même pu faire un effort sur la tenue, monsieur. Ce n’est pas tous les jours qu’on fête un anniversaire comme celui-ci. » affirma le gnome croyant, m’infligeant un regard désapprobateur.
Dans le fond, il avait raison. Mais je n’avais ni le temps, ni l’énergie nécessaire pour soigner ma tenue en ce jour. Seuls les suivants le mériteraient. Je leur levai ainsi les épaules, ne sachant réellement pas quoi leur répondre. J’ignorais si ils feignaient de ne pas me connaître, ou si ils prenaient soudainement leur rôle trop à cœur, n’hésitant pas à faire dans l’excès de professionnalisme. Je les vis soudain se rapprocher de moi en se craquant les poings et la nuque. Je restai complètement de marbre.
- « Je vais maintenant vous demander de tendre les bras sur les côtés et de vous laisser faire, monsieur. » m’ordonna Jörgen.
J’obéis. Je n’avais rien à gagner à faire preuve de mauvais esprit en cet instant. D’autant plus qu’il n’y avait pas que mes deux anciens compagnons. J’étais, en réalité, entouré de gardes et d’escortes à la solde de Huttington. Toute résistance me serait fatale, en plus d’être inutile. D’autant plus qu’ils savaient pertinemment qu’ils leur arriveraient de nombreux malheurs si l’un d’entre eux levaient le petit doigt sur moi. Ils attendaient juste que je fasse la moindre erreur pour me punir légitimement. J’écartai ainsi les bras et ils commencèrent à me fouiller.
Ils passèrent leurs mains gantées dans les poches de mon bas, dans celles de mon manteau, tâtèrent mon dos et l’extérieur de mes bottes. Ils me demandèrent également de quitter mes gants pour inspecter ce que je pouvais cacher à l’intérieur. Aussitôt après avoir retiré ces derniers, je rangeai mes mains dans les poches de ma veste afin de ne pas éveiller les soupçons. Seulement, lorsque je dus les reprendre, leur petite taille n’échappa pas à la vigilance de mes deux examinateurs. Ils me lancèrent alors des regards moqueurs, voire interrogateurs. La situation ne semblait pas aller à mon avantage. Et si de telles mesures avaient été prises pour chacun des convives, je craignais que Reinhardt ait eu quelques difficultés à rentrer, lui aussi. J’en vins même à me demander si ils étaient parvenus à trouver l’emplacement des armes que j’avais indiqué à « l’édenté » dans mon message. Je les vis alors se retourner et regarder en hauteur vers un homme positionné en haut des remparts, une arbalète à la main. Un gnome pour être plus précis. Et pas n’importe lequel. Visiblement, ce cher Mölk se chargeait de la surveillance en hauteur. Un poste qui lui convenait à merveille. Je les aperçus lui faire un hochement de tête, qu’il leur rendit. Tryphon me passa alors la main dans le dos et me poussa sans ménagement vers l’avant, de façon à m’indiquer que je pouvais y aller.
- « Et bonne soirée, surtout ! » m’annonça-t-il avec un ton rempli de mépris.
Je n’avais aucune véritable considération pour ce genre de comportements immatures. Si ils souhaitaient me faire comprendre leur début d’aversion envers moi, j’avais en réalité d’autres
priorités. Leur comportement de brutes à mon égard était, à vrai dire, le cadet de mes soucis. Pour être parfaitement honnête, je me disais même que je pouvais leur accorder ce genre de petites piques, puisque ce serait sûrement les dernières qu’ils auraient l’occasion de lancer avant « le grand final ». Peut-être méritais-je ce genre de traitements pour ce que je m’apprêtais à leur faire subir, après tout. Quoiqu’il en soit, l’on finit enfin par me laisser rentrer dans le château.
Contrairement à ce que je m’imaginais, les lieux n’étaient pas remplis de puissants nobles assis autour d’une table, occupés à montrer leurs bonnes manières, à jouer les lèches-bottes ou à comploter en secret. Loin de là. Les couloirs étaient en réalité des lieux de débauche où les différents convives buvaient, plaisantaient et contemplaient les petites tenues des serveuses. En me dirigeant vers la salle à manger, je vis même de grands bourgeois se diriger dans des chambres plus éloignées, tenant par la main des femmes visiblement de moindre vertu. Selon toute vraisemblance, le Duc voulait faire de cette soirée d’anniversaire un moment inoubliable, tant pour lui que pour ses invités. L’odeur d’alcool empestait cet endroit habituellement si propre et si soigné. Les serviteurs semblaient débordés, effectuant de nombreux va-et-viens entre la cuisine et la Grand Salle dans laquelle la grande majorité des invités se trouvaient. Avant même de mettre les pieds à l’intérieur, je scrutais les différents visages familiers assis autour des différentes tables. Je pus identifier plusieurs nobles que nous hésitions à éliminer ou non, de même que d’autres dont nous cherchions à obtenir le soutien ou la soumission. Ceux que je connaissais le mieux en revanche, c’était Randy et Gürbak qui assuraient la sécurité de Huttington, entourant ce dernier, assis à la place centrale de la plus grande table au fond de la pièce. Nous étions apparemment arrivés à la partie de la soirée où chacun des invités de marque montrait son respect au Duc en lui apportant de main propre un cadeau. Chacun son tour semblait se relayer afin de ne pas créer de cohue. Et au vu du nombre d’invités, l’on risquait d’en avoir encore pour plusieurs dizaines de minutes. Mon regard fut soudainement happé par la présence de Franz Klaussman, ainsi que de son frère Reinhardt. Ce dernier semblait difficilement parvenir à retenir sa fureur d’être assis à une table tout au fond dans un coin de la salle, comme si lui et les siens étaient punis, ridiculisés en public, devant le reste des invités. Il regardait avec impatience le cadran solaire situé non loin de l’immense cheminée au fond de la pièce. J’avais comme l’impression qu’il comptait mentalement chaque seconde qui s’écoulait jusqu’à ce que sonne une heure du matin. Ce serait à ce moment précis qu’il se lèverait pour lui apporter lui-même son propre cadeau. Son dernier cadeau.
L’un des deux gardes qui m’escortaient s’avança alors vers le Duc, pour lui annoncer ma présence, tandis que l’autre se positionnait devant moi pour me bloquer l’entrée, au cas où la folie me prendrait de vouloir passer en force. Profitant de sa petite traversée jusqu’à la table du fond, j’en profitai pour observer si, à contrario, il ne manquait pas certaines personnes pourtant sensées être ici. Et effectivement, je ne pus ni apercevoir Charles-Henri, ni la Duchesse, ni leur fille : SuzanneHélène. Leur absence m’inquiéta dans un premier temps. Si ils échappaient au « grand final », alors le monopole sur le contrôle du territoire leur reviendrait. Il était après tout précisé dans le contrat signé avec Huttington que seul si il ne restait plus aucun membre de sa famille vivant ; alors tout reviendrait au Gant Noir. Puis, une seconde pensée, nuançant la gravité de la première, me vint en tête. Si jamais Charles-Henri survivait, c’était lui et lui seul qui obtiendrait les pleins pouvoirs, étant l’unique héritier mâle du la Maison. Or, sa mémoire, se dégradant apparemment de jour en jour, pouvait me permettre d’obtenir le pantin le plus obéissant imaginable. Une sorte de figure fantoche qui ne déciderait rien, ne contrôlerait rien, ne posséderait rien. Mais une figure qui dissimulerait à merveille ce qu’il y a vraiment derrière. Après tout, si jamais tous les Huttington et tous les Klaussman disparaissaient dans la même soirée, la Couronne finirait certainement par désigner une nouvelle famille pour prendre le contrôle du territoire. Et rien ne garantissait que celle-ci serait aussi aisément manipulable que les deux autres. Au final, cela me servait plus qu’autre chose. J’aurais une couverture officielle parfaite, et officieusement, je serais le seul véritable maître à bord, puisqu’à notre échelle : Charles-Henri était inapte à gouverner et que Suzanne-Hélène était une femme, et une femme pas encore mariée qui plus est. De mémoire, il n’y avait que dans le Sud du
Royaume, où Xon, Prophète de Rügnor, était régent(e), que la gente féminine avait tout autant droit que les hommes d’être à la tête de quoi que ce soit, en dehors de l’armée. Les risques étaient donc inexistants de voir cette dernière représenter une quelconque menace. Ce qui était une bonne chose pour elle comme pour moi. Cherchez toujours à épargner la vie d’ennemis potentiels, pour ne pas risquer de perdre la votre à vous en créer des véritables. Ma seule véritable source d’interrogation était la fidélité de Leborgne. Obéirait-il à ce Charles-Henri malgré son état mental ? Ou le considérerait-il trop abîmé pour plier le genou devant lui ? Les termes du contrat étant ce qu’ils étaient, je ne pouvais être certain de rien quant à la finalité. En revanche, ce dont j’étais sûr, c’est que je n’étais certainement pas prêt à prendre le risque avec lui. Sa perspicacité et sa dangerosité n’étaient pas à prendre à la légère. C’est pourquoi je choisis de ne rien lui dire du tout quant à leur localisation, une fois qu’il serait rentré de mission. Je préférais lui laisser imaginer qu’ils avaient disparu eux aussi et qu’il ne restait, par conséquent, plus nul Huttington encore en vie. Ainsi, cela ferait de moi le seul véritable et unique bénéficiaire du décret.
Lorsque ma présence fut annoncée à l’oreille du Duc, ce dernier bondit de sa chaise. Il tendait les bras en l’air, vers ma direction, et s’approcha de moi en affichant un large sourire euphorique sur son visage. Visiblement, cela allait faire un certain bout de temps qu’il m’attendait. Son nez était rouge et gonflé. L’on aurait dit une tomate mûre en plein été. Il semblait tituber légèrement, forçant le soldat qui m’avait escorté jusqu’à la Grand Salle à le guider dans ses pas, en le laissant s’appuyer sur lui. J’avais déjà pu observer à de multiples reprises l’alcoolisme de Huttington. Seulement, j’avais également pu constater sa résistance à ce dernier. Sa capacité d’accumuler près d’une dizaine de verres de vin cul sec semblait cette fois ne pas avoir été aussi efficace qu’à l’accoutumée. Ou bien, avait-il ingéré plus de nectar encore que d’habitude, ce qui ne m’aurait pas étonné soit-dit-en-passant. En le voyant se lever de la sorte, haussant la voix pour démontrer la joie qu’il avait d’enfin me voir en ces lieux, tous les convives tournèrent leurs têtes vers moi, me dévisageant. Ils semblaient tous jaloux de l’affection que le puissant Duc Huttington semblait éprouver envers moi malgré tous leurs efforts. J’entendais de loin leurs messes-basses : « Un vulgaire gnome ? », « Il ne s’est même pas donné la peine de bien s’habiller ! », « Ou de ramener un cadeau ! », « Quelle indignité ! » Je n’en avais que faire. Ils pouvaient bien m’observer aussi longtemps qu’ils le voulaient et proférer leurs quolibets. De toute façon, d’ici quelques minutes, tout ce beau monde ne serait bientôt plus qu’un lointain souvenir.
- « AAAAH ! Il est enfin *hic* arrivé ! Depuis le temps ! Je commençais à m’impatienter !» s’exclama le Duc en me prenant dans ses bras.
J’étais assez gêné de la situation, mais je me disais que je pouvais bien lui autoriser cela le jour de son anniversaire. Je sentais les complaintes discrètes s’intensifier alors dans mon dos. Je parvins même à entendre un soupir teinté de mépris de la part de ce très cher Randy Maksharm. Ces fameuses onomatopées qu’il avait l’habitude de laisser s’échapper lorsque quelque chose l’agaçait au plus haut point ne m’étaient pas inconnues.
Me passant sa main droite dans le dos, et me présentant la salle de sa main gauche, Huttington tenait à me faire faire le tour des convives, afin que j’apprenne à connaître tous ses « amis ». Comme ma surprise fut inexistante quand je vis ces tas de rats plus faux et fourbes les uns que les autres m’adresser de grands sourires et me serrer la main avec entrain lorsque le Duc me présenta à eux, et insista sur la place de toute importance que j’occupais au sein du Gant Noir. Cela ne m’étonnait pas de voir que tous ces grands hommes qui dominaient les gens de peu, tels que mon Père, du haut de leur tour d’ivoire, n’avaient pas plus de vertu que le Duc lui-même. Ils étaient véritablement faits pour s’entendre. À de moindre égards, j’en vins même à me dire que : comparé à certains de ses convives, le Duc était un saint. En prenant un peu de recul, je finis par comprendre que les pommes les plus pourries étaient rarement celles tout en haut. Généralement, ce sont plutôt celles juste en-dessous, les petits chefaillons qui se sentent investis d’une mission quasi-sacrée pour
les peu de pouvoirs qu’ils occupent véritablement. Je n’avais que haine et mépris envers eux, à cette époque. Aujourd’hui, la haine a disparu. Mais le mépris subsiste. Mon intérêt grimpa cependant en flèche lorsque nous arrivâmes à la table des Klaussman. Ils semblaient attendre avec impatience que le Duc daigne se rapprocher d’eux au moins une fois dans la soirée. L’un d’entre eux en tout cas…
- « Et donc… *hic* vous vous rappelez des Klaussman, n’est-ce pas ? Regardez comme ils sont sages. Ils ne disent rien depuis tout à l’heure. C’est quand même *hic*… quand même beau de voir qu’ils ont fini par se calmer avec le temps, pas vrai ? Messieurs, je vous présente la raison de mon accord pour votre présence parmi nous ce soir. Vous vous rappelez, bien sûr, de ce très cher… heu… frère du Duc Klaussman ?» demanda indirectement le Duc tant à moi qu’au cadet de son ancien rival.
- « Franz. Franz Klaussman. C’est un honneur de vous rencontrer, Monsieur le Gnome. L’on m’a venté votre grande intelligence. J’ai eu ouïe dire de vos exploits avec le fils du Duc, Charles-Henri, je crois. Je suis enchanté de faire votre connaissance. »
- « Ah oui ! Charles-Henri ! » s’exclama le Duc. « Hélas, il ne pourra pas être des nôtres ce soir. Mon médecin, voyant sa mémoire se dégrader un peu plus chaque jour nous a conseillé de l’isoler quelques temps dans ma maison de campagne, auprès de certains visages familiers uniquement. Ni ma femme, ni mon fils, ni ma fille ne seront donc *hic* présents ce soir. Il vous faudra revenir une autre fois si vous voulez les assassiner. »
Il semblait leur adresser ces mots à tous les deux de façon très sérieuse, bien que l’alcool ingéré ne rende pas la compréhension du véritable sens par lequel il fallait prendre cette affirmation plus aisée. Au moins, je savais où les quelques absents se trouvaient. Franz Klaussman se risqua à pousser un petit rire gêné.
- « Héhé… hum… Vous… Vous vous doutez que ça n’a jamais été mon intention, Messire. »
- « Oui, oui… Vous êtes beaucoup trop faible pour ça. Vous n’avez ni la *hic*… Ni la poigne de votre frère aîné, ni sa dangerosité, ni son courage. Lui, au moins, il savait être un adversaire de qualité. Pas un simple laquais de plus. Vous n’êtes qu’une copie ratée, et vous le savez tout aussi bien que moi. C’est plutôt à votre édenté de frère que je m’adressais. »
Je voyais, de là où j’étais, Reinhardt fulminer, serrant le poing et fronçant ses sourcils. Son œil droit était comme prit de convulsions. Il ne parvenait ni à le fermer, ni à le maintenir ouvert. Je lui implorais du regard de tenir bon, qu’il n’avait que quelques minutes encore à tenir avant d’obtenir gain de cause. Je craignais qu’il ne cède à ses pulsions et qu’il passe à la prochaine étape dès maintenant face à ces insultes répétées. Mais sa réputation le décrivait comme un homme de parole qui respectait ses engagements. Je lui avais dit d’attendre une certaine heure pour le faire, au risque de tout gâcher. De plus, il se sentait redevable envers moi de lui permettre de prendre sa revanche en ce jour. Et ce, même si cela impliquait certaines conséquences néfastes. Seulement, cela n’empêchait pas « l’édenté » d’être un humain avec des failles, des faiblesses, et des nerfs qui peuvent lâcher. Si le Duc continuait de les humilier devant moi trop longtemps, alors, perdu pour perdu, il céderait et passerait au coup de grâce avant même que je puisse quitter les lieux. Je devais faire quelque chose, au risque de perdre la vie moi aussi. Franz, voyant également la réaction de son frère, chercha à calmer le jeu en reprenant parole.
- « Sauf votre respect, Messire : nous avons perdu depuis longtemps l’envie de venger Ludwig. D’autant plus, que ni Reinhardt, ni moi-même ne pensons que vous êtes le coupable. C’était un regrettable incident, rien de plus. Tout comme l’affrontement entre Geoffroy et Charles-Henri : un
simple quiproquo. Nous sommes heureux d’être ici, aujourd’hui, c’est une magnifique réception ... »
- « Je vous arrête tout de suite ! » ajouta Huttington. « Mon fils était dans son bon droit ! Si il a tué votre crétin de neveu, c’était pour venger notre honneur ! Celui de mon nom, celui de ma fille, auprès de ce demeuré de Geoffroy qui a osé refuser sa demande ! »
Reinhardt semblait maudire le Duc de tous les noms, en son for intérieur. Je sentais qu’il pouvait craquer d’une minute à l’autre. De la sueur commença alors à perler dans mon dos. Il me fallait intervenir maintenant. D’autant plus que le Duc n’avait plus l’air de s’arrêter.
« Mon fils, lui, est vivant, celui de votre frère est mort, et lui avec, qui plus est ! Ce n’était que justice ! Vous devriez même me remercier d’avoir accepté de vous épargner malgré l’audace de votre Maison à m’avoir tenu tête depuis toutes ces années. Vous avez bien mérité votre punition, tous autant que vous êtes, à commencer par votre satané frère ! Je suis certain qu’il doit se retourner dans sa tombe en vous observant, là d’où il est, venir ici pour vous faire humilier par l’homme qui l’a... »
Sans attendre une syllabe de plus, le talon de ma bottine vint s’écraser sur le pied de Raymond. Ce dernier laissa s’échapper un léger gémissement de douleur, puis, croisa mon regard. Un regard inquisiteur. Probablement le regard le plus noir que je n’avais jusqu’alors jamais adressé à qui que ce soit. Je vis alors sa mine se décomposer. Il préféra baisser les yeux plutôt que d’affronter les miens. Ce petit coup de talon était visiblement suffisant pour lui remettre les idées en place. Cela cessa même son petit hoquet alcoolisé. Il ne devait pas avoir l’habitude que l’on ose s’en prendre à lui physiquement de cette façon.
Le simple fait d’observer cet homme avoir mal, même si ce n’était vraiment pas grandchose, semblait fournir une profonde jouissance à « l’édenté ». Toute la rage qu’il avait intériorisé depuis l’arrivée du Duc avait été comme calmée. Son œil cessa de tiquer, et un sourire satisfait s’afficha sur son visage. Franz, du soulagement dans les yeux, poussa un rire sincère, à la fois pour calmer les esprits et pour faire passer les dires de Huttington pour une plaisanterie. Ou bien pour de simples histoires sorties tout droit de son imagination et liées à son état d’ébriété. Je pense qu’au fond de lui, il savait que ce n’était pas le cas. Mais il avait trop peur et savait sa famille trop faible pour répondre quoi que ce soit à cela. Il préférait croire à un mensonge plutôt que d’avoir à agir comme le devoir était sensé l’obliger.
- « Haha. Très amusant, Monseigneur ! Rassurez-vous néanmoins, nous sommes là aujourd’hui pour vous. Cela fait bien longtemps que nous avons tourné la page pour Ludwig. Nos deux familles ont fait la paix après tout. »
- « Oui… La paix… Bien sûr. » lui rétorqua Raymond, préférant ne pas insister.
- « Voyez plutôt mon jeune frère, ici présent ! Nous lui avons fait retirer toutes ses dents pour vous montrer notre désolidarisation de son entreprise néfaste à votre encontre. Et pourtant, aujourd’hui, il ne vous en veut plus. La preuve, il est venu de son plein gré ici afin de vous adresser ses salutations en personne. N’est-ce pas, Reinhardt ? »
- « Est-ce bien vrai ? » s’interrogea le Duc. « Montrez-moi donc vos gencives, que je puisse constater de par moi-même. L’on m’a narré quelques histoires à votre sujet, mais je n’ai jamais vraiment eu l’occasion de le constater de mes propres yeux. »
Mon regard se déposa brusquement sur « l’édenté ». Je lui adressai un discret et furtif hochement de tête. Ce dernier tourna très légèrement la sienne en direction du Duc. Il l’observa de haut en bas. Puis, il lui adressa le sourire le plus forcé et le plus empli de haine qu’il m’est été donné de voir de ma vie. Il était d’autant plus effrayant qu’il n’y avait pas la moindre dent. Tout ce que l’on pouvait voir : c’était deux gencives lacérées avec un espace vide immanquable entre elles. L’on pouvait même apercevoir sa glotte. Son sourire n’était cependant pas spécialement large. L’on ne parvenait à observer que le devant de sa dentition manquante, ainsi que l’espace important entre ses deux gencives ensanglantées. Ses quatre molaires manquantes étaient les seules à nous être dissimulées. Ceci étant dit, personne ne cherchait vraiment à examiner ce spectacle sinistre dans son intégralité.
« Ah oui... Je comprends mieux pourquoi l’on vous surnomme « l’édenté », à présent. Et bien, l’on ne peut pas dire qu’ils ont fait le travail à moitié. »
- « Je ne pouvais laisser impuni son acte de trahison envers vous et moi, Messire. Je n’ai pris aucun plaisir à passer mon frère à tabac de la sorte, mais si c’était à refaire, je le referais sans hésiter. »
Je vis alors le regard de Reinhardt s’abaisser, et son menton se loger dans son cou, rangeant ainsi ce sourire faux et qui en disait pourtant tellement sur la suite des évènements qu’il adressait à Huttington.
- « Je vois. Effectivement, si vous avez infligé une telle punition à votre propre frère en mon nom, c’est que vous m’êtes peut-être plus fidèle que je ne le pensais, mon bon Franz. »
- « Oh, mais je compte bien vous le démontrer lorsque mon tour viendra de vous apporter mon cadeau, Messire. »
En entendant ces mots, je remarquai Reinhardt sourire à nouveau. Seulement, cette fois, c’était un sourire en coin plus discret, plus vicieux, plus cruel.
- « Oui… Votre cadeau. Et bien, pourquoi ne pas me l’apporter tout à l’heure. J’ai encore quelque chose à faire avec mon ami ici présent. Nous devons nous absenter quelques instants. Vous n’aurez qu’à passer me voir à ma table d’ici quelques minutes, qu’en dîtes-vous ? »
- « Ce sera un honneur, Monseigneur. En vous souhaitant à nouveau un très bel anniversaire. Au revoir à vous aussi, Messire Gnome. »
Reinhardt, ne pouvant pas parler, nous fit également un salut de la tête. Je sentis alors une main passer dans mon dos. C’était celle de Huttington, qui semblait me montrer de son autre main la direction du couloir hors de la Grand Salle. Je m’interrogeai soudain sur ses intentions. Pourquoi quitter la pièce maintenant ? Il ne restait, après tout, plus beaucoup de temps avant que sonne la première heure du matin. Une petite vingtaine de minutes, tout au plus.
Huttington se rua vers Randy et Gürbak, tout en maintenant sa main dans mon dos. Il lui demanda alors de s’assurer que personne ne vienne nous déranger là où nous allions. Suite à cet ordre, le chef Gnome me lança un regard que je qualifierais de froid, ou plutôt : désintéressé. Puis, il fit une légère révérence au Duc, lui assurant qu’il veillerait au grain en son absence.
« Comptez sur moi, M’sieur. »
J’ignorais alors complètement de quoi il retournait. Devais-je m’attendre à une sorte de tradition que j’ignorais, propre aux anniversaires de grands nobles ? Ou bien, autre chose ? Tout était
envisageable. Et rien ne m’inquiétais davantage que les situations dans lesquelles je n’avais pas toutes les cartes en mains pour comprendre ce qu’il risquait d’advenir.
Raymond me fit une longue discussion, ou plutôt devrais-je dire : un long monologue, tandis que nous quittions la salle de réception. Je compris, alors que nous pénétrions dans le long couloir derrière la porte d’entrée de la Grand Salle, que nous nous dirigions en réalité vers le bureau du Duc.
J’observais, tandis que nous avancions un peu plus chaque instant, des nobles, visiblement ivres, embrassant le cou de servantes qui ne semblaient pas forcément consentantes et plaçant leurs mains aux doigts crochus et ornés de dizaines de bagues étincelantes sous la robe de ces dernières. J’étais alors trop jeune pour comprendre ce qu’il se passait. Je ne me figurais pas encore la véritable nature de la situation, ni même l’horreur du spectacle. Huttington, en revanche, semblait observer tout cela d’un œil amusé. Nous finîmes ainsi par entrer, et aussitôt, Huttington sortit une clé dorée de sa poche et ferma la porte à double tour. Voyant qu’il s’assurait à plusieurs reprises de vérifier si la porte était belle et bien fermée et impossible à ouvrir de l’extérieur, je me sentais en grand danger. Je n’ai jamais été claustrophobe. Seulement, m’imaginer enfermé sans nul échappatoire avec un homme dont le regard devenait à chaque instant de plus en plus prédateur n’était en rien pour me rassurer. Je n’avais pas d’arme et pas de porte de sortie. Plus les secondes passées, plus je sentais mon cœur s’accélérer. Il ne m’avait rien dit sur ses intentions ou sur ce qu’il prévoyait de faire. Je ne pouvais que spéculer. Hors, comme tout le monde le sait : il n’y a rien de plus effrayant dans le monde que la peur de l’inconnu. Lorsqu’il finit enfin par retirer la clé de la serrure, tout en la rangeant lentement dans sa poche, je le vis se retourner vers moi. Il souriait à pleines dents. Un sourire satisfait, réellement terrifiant. Il se rapprocha alors de moi et remarqua qu’à chaque pas qu’il faisait vers l’avant, j’en effectuais un vers l’arrière. Puis, il explosa de rire et reprit enfin parole.
« Allons, mon ami ! » me dit-il. « Vous n’avez rien à craindre. Installez vous donc ! Mettez vous à l’aise ! Vous voulez boire quelque chose ? Un bon vin, peut-être ? »
Je ne me donnai pas la peine de lui répondre quoi que ce soit à l’écrit. Je lui fis simplement un non de la tête en rangeant mes mains dans les poches de mon manteau.
« Et bien moi, je meurs de soif ! » m’assura-t-il. « Je vais me chercher un petit verre ! »
Je l’observais se remplir une coupe de vin rouge à ras-bord. Comme si cet ivrogne n’avait pas déjà assez bu comme ça…
Seulement, j’entendis soudain de légers bruits émaner de depuis le sol. Je sentais le stress me monter à la tête.
« Aaaaah ! Vous essayez de deviner la nature de la petite surprise que je vous réserve ? Mon ami, vous avez tellement fait pour moi que j’ai trouvé un moyen de vous exprimer ma reconnaissance et ma gratitude. Seulement… nous dirons simplement que cette dite récompense n’est pas communément admise par certains dans notre société. Mais vous, comme Monsieur S, j’en suis sûr, vous êtes un homme de goût. Raffiné. Vous avez l’âge, la maturité et la sagesse nécessaire pour comprendre que parfois, les hommes d’influence et de pouvoir comme nous ont besoin d’un … « petit remontant. »
Il se mit alors à replier le grand tapis étalé sur le sol pour en dissimuler une immense trappe recouverte dans son intégralité par la peau d’ours qu’il venait de soulever. Il ressortit alors de sa
poche sa clé en or et l’inséra dans cette nouvelle serrure. Je ne m’attendais alors en rien à voir remonter ce que le Duc avait envisagé comme étant ma « surprise ».
« Vous pouvez remonter ! » annonça-t-il alors à ce qui semblait se cacher sous cette trappe depuis je ne sais combien de temps. J’entendis soudain des pas lents mais nombreux remonter à une sorte de petit escalier de bois qui se situait à l’intérieur de la trappe et qui remontait jusqu’au plancher. J’en vis en sortir non pas un, ni deux, mais une dizaines de jeunes enfants. Des petites filles, des petits garçons… Ils avaient à vu d’œil entre 11 et 6 ans. Ils étaient tous simplement vêtus d’une légère tunique blanche et ne semblaient rien porter d’autre sur eux. Certains avaient la chance de porter une tunique trop grande, cachant leur intimité. Là où pour d’autres …
« Mon petit cadeau vous plaît ? » me demanda-t-il en adoptant le ton le plus sérieux du monde. Il avait l’air fier de sa trouvaille. Il était heureux d’exposer ses vices à quelqu’un qu’il imaginait être un être aussi abject que lui. Pour l’une des premières fois de ma vie, je n’avais alors pas la moindre idée de quoi faire, ou quoi écrire pour me sortir de cette situation. Trop d’éléments devaient être pris en compte, et je n’avais pas assez de temps pour savoir quelle démarche adopter et quels choix faire pour une issue bénéfique et durable. Je restai là, les yeux écarquillés, la mine choquée et apeurée. Je me risquai simplement à me tourner vers lui en lui dessinant un vulgaire point d’interrogation. Il se mit alors à rire. Je n’oublierais jamais ce rire. Il me glaça le sang.
« Rôh ! Je vous en prie ! Vous n’allez tout de même pas me demander quoi faire avec eux ! C’est votre récompense ! C’est à vous de faire ce que vous voulez ! Moi, je suis simplement là pour vous couvrir si jamais certaines choses venaient à se savoir. Hélas, en ce bas monde, certaines choses sont durement punies par certaines personnes très haut-placées. Et ce genre d’activités, pourtant tout à fait légitimes, sont interdites. Mais vous, vous savez tout aussi bien que moi que ces gens ne sont personnes pour imposer leurs règles et leurs normes sans queue ni tête à des gens comme nous, je me trompe ? »
Je ne voyais aucune façon de me sortir indemne de cette situation. Aussi pris-je la décision d’entrer dans son jeu, pour l’instant. Je me contentais simplement d’acquiescer à la moindre de ses infâmes affirmations.
« Maintenant, nous pourrions faire ce que vous prévoyez de faire avec eux tous ensemble, qu’en dîtes vous ? Je n’ai qu’à mettre un terme officiel à la fête et à demander à mes invités d’évacuer les lieux, afin d’être parfaitement sereins. Je ne peux pas faire confiance à ces vautours qui profiteraient de ce petit cadeau d’anniversaire pour me nuire. Mes convives ne sont pas tous ouverts d’esprits et bienveillants à mon égard, voyez-vous. Et puisque ma femme n’est pas à la maison, il n’y a aucun risque que tout cela se sache. Nos petits moments de plaisir resteront entre vous et moi. N’est-ce pas là la plus belle marque de confiance mutuelle que je puisse vous fournir ? »
Je restai sans voix. Plus encore qu’à l’accoutumée. Je me risquai néanmoins à lui demander qui était ces enfants à l’écrit.
« Qui ils sont ? Je l’ignore. Quelle importance ? C’est un cadeau de l’un de mes amis, le Vicomte Archibald Wal. Je vous l’ai présenté tout à l’heure, vous vous rappelez ? Lui sait me faire plaisir ! De ce qu’il m’a dit, il a offert de l’argent à des familles de son fief. Des familles trop pauvres pour s’occuper de tous leurs enfants, et n’a demandé en échange qu’à les prendre sous sa garde. Quelle générosité, vous ne trouvez pas ? Me confier à moi des jeunes gens mal nourris et mal logés, en échange d’assurer à leur père et à leur mère une vie meilleure avec une bouche de moins à nourrir. Tout le monde est content comme ça ! »
Après un long silence estomaqué, je lui souris des yeux et hochai timidement la tête. Je savais Huttington capable de beaucoup de choses, mais ça, je pensais que c’était en dehors de toute possibilité. Raymond était certes un homme sans scrupules, cruel, manipulateur et atteint d’un sérieux complexe de supériorité. Mais je ne pouvais pour autant l’imaginer pédophile. Je n’avais d’ailleurs, alors, nul connaissance du mot, de sa signification, et de ce qu’il voulait véritablement me faire comprendre à travers le second sens de ses phrases. Tout ce que j’avais retenu, c’est qu’il retenait des enfants innocents en otage, qu’il les avait séparé de leur famille, et que chacun d’entre eux risquait également de périr d’ici quelques minutes si je ne faisais rien.
« Vous… Vous n’aimez pas mon cadeau ? » me demanda alors Huttington d’un air visiblement déçu, voire presque contrarié. Je sentais même sa main se rapprocher doucement de la rapière qu’il tenait à sa ceinture. Je n’avais plus une seule seconde à accorder à l’hésitation. Je me retournai brusquement vers lui, avec un regard malicieux. Je lui tapotai légèrement sur son genou avec mon coude, attirant son attention sur un simple message que je venais tout juste d’écrire. Concrètement, je lui demandais de faire escorter discrètement les enfants dans le carrosse qui m’avait emmené ici afin que l’on fasse tout ça dans la forêt qui nous servait de lieu de rendez-vous. Je lui garantissais à cette heure-ci et en cet endroit, que personne ne pourrait nous entendre faire quoi que ce soit. Je levai les yeux vers son visage pour apercevoir si ma proposition lui plaisait ou non. Il se frotta le menton, puis abaissa son regard vers moi, visiblement satisfait de ma requête.
« La forêt, hein ? Oh, je vois… Monsieur du Gant Noir est un petit sauvage, héhé. Et bien, soit. Seulement, c’est dangereux. Si je les fait passer comme ça dans les couloirs pour qu’ils atteignent l’extérieur, ça risque d’attirer l’attention. Je vois difficilement comment procéder pour leur faire rejoindre le carrosse sans que personne ne les voient. »
- « Vous n’avez qu’à demander à un homme de confiance de s’en charger. » lui écris-je. « Par exemple, vous pouvez demander à Mölk de les conduire jusqu’à l’extérieur, pendant que Tryphon et Jörgen qui attendent dehors s’occuperont de rameuter tous vos invités dans la Grand Salle afin que personne ne puisse nous prendre sur le fait. Je n’aurais qu’à m’aventurer à l’extérieur quelques instants pour m’assurer qu’ils soient bien tous à l’intérieur et revenir pour vous tenir informé, de façon à ce que nous ne mettions pas précipitamment un terme à la soirée. Cela risquerait de les faire se douter de quelque chose, voire pire si jamais c’est vous qui quittez la Grand Salle. »
- « Mon brave… Vous avez décidément les meilleures idées du monde ! C’est à croire que vous aviez tout prévu avant même de venir. Et bien soit, je vais chercher les hommes de Maksharm. Restez donc ici, le temps que je revienne et… Faîtes donc connaissance avec vos nouveaux petits amis. Quand je reviendrais, cependant, nous devrions retourner dans la Grand Salle afin que personne ne s’imagine des choses pour cette absence qui commence à s’éterniser. »
J’acquiesçai et il finit, enfin, par quitter les lieux, tout en s’assurant d’avoir bien refermé la porte à clé, une fois parti. Une fois au dehors, je collai mon oreille à la porte pour m’assurer qu’il ne nous espionnait pas. J’entendis des bruits de pas, me laissant penser qu’il s’éloignait véritablement. Je retirai alors ma fausse barbe et m’adressai en chuchotant aux enfants.
- « Chut ! Ne faîtes pas de bruit. Tout va bien se passer. Votre calvaire en ces lieux est terminé. Vous allez être escortés à l’extérieur du palais et installés dans un carrosse. Puis, je ferais en sorte que l’on vous ramène chez vous. Vous vous rappelez de la route que vous avez suivi pour arriver ici ? »
Bouches bées, ils me firent tous non de la tête de façon totalement désynchronisée, sans prononcer le moindre mot, ni le moindre son.
- « Vous souvenez-vous au moins du nom du village d’où vous venez ? »
Cette fois-ci, en revanche, ils acquiescèrent chacun leur tour. Je leur souris et leur demandai une dernière fois de se laisser faire lorsque l’on viendrait les chercher et de ne surtout pas paniquer. Je leur répétais que tout était sous contrôle. Du moins, je l’espérais.
Quelques minutes s’écoulèrent. Lorsque j’entendis de nombreux pas se diriger vers une salle adjacente, je savais que Tryphon et Jörgen étaient en train de ramener les quelques réfractaires qui étaient restés en dehors de la salle de réception. J’entendis alors toquer à plusieurs reprises à la porte. Je savais que Mölk venait chercher les enfants. Je leur fis un hochement de tête, remis ma fausse barbe, puis entendis une clé s’insérer dans la serrure. Lorsqu’il m’aperçut, le gnome méfiant me fit un large signe de tête sans prononcer le moindre mot. Il m’incitait à retourner au plus vite possible dans la Grand Salle, afin d’éviter tout soupçon. Je m’exécutai, jetant un dernier regard empathique à la dizaine de bambins, tous plus âgés que moi, que j’abandonnais à leur sort.
Quand je revins dans la salle de réception, je découvris une longue file d’attente de convives qui n’attendaient qu’une chose : délivrer leurs cadeaux au Duc et observer sa réaction, en espérant que ce dernier leur permettra une place de choix à ses côtés. « Les idiots », me dis-je. Ils n’avaient pas la moindre idée de ce qui les attendait. En revanche, je finis par observer Franz et Reinhardt se lever de leur siège. Ils semblaient fermer la file. Franz avait beau avoir quémander la priorité auprès d’Huttington pour lui remettre le sien, nul n’ignorait qu’il était presque mieux, afin d’être bien vu par le Duc, de leur voler délibérément la place, signifiant le peu de respect qu’ils leur accordaient. Eux savaient que Klaussman ne se risquerait pas à faire un scandale pour si peu. Et lui était tout autant certain que si il le faisait, Raymond le remettrait à sa place sans la moindre forme de pitié. Cela m’arrangeait, me permettant de gagner un peu de temps. Seulement, lorsque mon regard se posa sur le cadran solaire de la cheminée, je remarquai qu’il ne restait plus que cinq minutes avant que ne sonne la première heure du matin. Il me fallait faire au plus vite. Je patientai une minute afin de palier à toute suspicion. Puis, je coupai la queue, afin d’entrer dans le champs de vision de Huttington. Je lui fis un signe de pouce vers l’extérieur, lui indiquant que je partais vérifier si les enfants avaient bien rejoint le carrosse. Il balaya sa main dans l’air, me laissant comprendre que je pouvais y aller. Je retins un ouf de soulagement, puis me dirigeai en marchant en direction de la sortie. J’essayais de rester le plus calme et détendu possible malgré l’intense inquiétude qui grandissait de plus en plus en moi à chaque seconde qui s’écoulait. Ralentissant mes pas et ma respiration autant que je le pouvais, je jetais de brefs regards à ma gauche et à ma droite. Personne ne semblait vraiment s’intéresser à moi si ce n’est deux personnes, qui malgré tout, ne me suivirent pas à l’extérieur.
Le premier : Randy. Le Gnome alors en charge de la sécurité du Palais me dévisageait en adoptant un air, certes, méprisant et jaloux, mais surtout, je le crois : nostalgique. Il semblait être en train de faire son deuil une bonne fois pour toutes de nos souvenirs, de notre histoire commune, voire même de son estime envers moi. Lorsque nos regards se croisèrent, nous comprîmes tout deux que nous n’avions plus rien à nous dire. Nous nous fîmes passer nos derniers messages par les yeux, puis : les éloignèrent une ultime fois. Il fut le premier à cesser d’observer l’autre. Il préféra abandonner sa moue attristée et ses yeux de chiens battus pour soudainement reprendre un grand sourire et un regard qui pétille, et ce : dès la seconde où il se tourna vers le Duc, une coupe de champagne à la main. Ils trinquèrent ensemble puis se mirent tous deux à rire à gorges déployées. Différents sentiments s’entre-mêlèrent alors en mon esprit, mais rien de vraiment capable de me faire oublier l’urgence de la situation et la peur grandissante qui me tenait à la gorge.
Néanmoins, une dernière personne m’observa quitter les lieux. Une dernière personne qui savait pertinemment que je partais sans me retourner, et que je ne comptais certainement pas revenir. Et ça tombait bien, car il en allait de même pour lui. Ce quelqu’un : c’était Reinhardt « l’édenté » Klaussman. Son départ serait définitif et il était trop tard pour faire demi-tour. Il ne
pourrait jamais revenir non plus, et il le savait. Il avait accepté les règles du jeu et se sentait enfin prêt. La première heure du matin allait bientôt sonner, et il ne comptait pas attendre une seconde de plus. Reinhardt savait qu’il allait mourir. Pour emporter Huttington et toute sa clique avec lui, il n’avait pas d’autres choix que de se consumer. Raymond, Franz, Randy, Gürbak, Tryphon, Jörgen, Archibald Wal, … Tous allaient disparaître en même temps et dans la même soirée. Il avait accepté de me laisser partir, là où il aurait pu à plusieurs reprises me prendre avec lui, sans attendre une seconde de plus. Moi qui avait osé lui demander de se suicider pour emporter notre ennemi commun avec lui, il avait décidé de m’épargner. Il s’y était engagé. Il voulait certainement me gratifier de lui avoir permit de donner lui-même le coup de grâce, d’avoir pensé à lui plutôt qu’à un autre. Il devait se dire que le seul moyen de faire table rase de la honte qui pesait sur la Maison Klaussman était d’accorder à son dernier représentant une fin digne, une fin qui sera retenue comme une parfaite rédemption. Une parfaite vengeance pour Ludwig, pour Geoffroy, … Pour ses dents et son honneur. Cet homme avait beau être le plus laid des individus présents en ces lieux à cet instant, il en demeurait l’être le plus vertueux et le plus beau à l’intérieur, sans conteste. Moi compris. Me laissant partir, patientant comme convenu l’heure fatidique, il se contenta de m’adresser un dernier message : un dernier sourire. Un large sourire révélant non seulement sa mâchoire sauvagement édentée, mais également : les quatre gemmes explosives de sa famille, d’un orange
terne, dissimulées avec brio dans le rose de ses gencives. Elles remplaçaient à merveille la place de ses molaires elles aussi arrachées. Deux en haut, deux en bas. Deux tout à gauche,
deux tout à droite. Il avait parfaitement suivi mes indications, et respecté chacune de mes règles. Il n’avait pas été démasqué. Il méritait sa vengeance. Tout ce qui lui restait à faire : c’était de s’approcher d’assez près de Huttington, de lui révéler son plus beau sourire, et enfin : de refermer la mâchoire. Voire même, si possible et pour encore plus de douleur : de mordre. Je le laissais seul maître de sa décision, bien que j’avais déjà ma petite idée du choix final qu’il allait faire.
Une fois enfin en dehors de la salle de réception, je pris une profonde inspiration et je commençai à adopter une marche de plus en plus rapide. Quand je fus certain que plus personne ne pouvais me voir, je me mis à courir. Je courais aussi vite que je le pouvais. Mes petites jambes ne m’aidaient pas à être aussi rapide que pouvait l’être un Homme, mais la force de l’adrénaline fut suffisante pour me permettre d’atteindre la sortie à temps. Je venais d’effectuer le sprint le plus long de ma vie, et pourtant je ne pus me permettre de m’arrêter pour reprendre mon souffle. Je ne voulais pas être pris dans celui de l’explosion, si jamais ce dernier se faisait plus puissant encore que j’aurais pu le penser. Je ne m’autorisai une simple pause pour respirer à nouveau que lorsque je fus proche du carrosse. Les mains sur les hanches, dégoulinant de sueur, le visage rouge, je ne pus continuer de porter ces accessoires étouffants. Je retirai ma fausse barbe et j’ouvris mon manteau, laissant une partie du rembourrage tomber au sol. J’étais sortis d’affaire, mais j’avais la désagréable impression d’être observé. Je levai les yeux au ciel, et reconnu en haut des remparts, mon ancien camarade, Mölk, tenant fermement son arbalète entre les mains, se pencher vers moi. Il semblait m’interpeller au loin. Mais j’étais trop fatigué et trop éloigné pour comprendre le moindre mot. J’ignorais si il m’avait reconnu, ou vu retirer mes affaires. J’ignorais si il tenterait de me tirer dessus avec son arme à cette distance. Mais tout cela n’avait plus la moindre importance.
Avant même qu’il ne puisse plisser davantage les yeux dans ma direction, j’entendis une puissante détonation. Je vis un souffle de flammes et de poussières pulvériser chacune des fenêtres que l’on pouvait observer depuis l’extérieur, les unes après les autres, dans un fracas monstrueux. Ce fut ensuite aux murs de se rompre, laissant plusieurs déflagration s’en échapper. J’entendis des cris, des hurlements d’effroi et de douleur. Tous se turent en une fraction de secondes. Les différentes portes se désintégrèrent, les murailles finirent par se rompre en morceaux et d’immenses nuages noirs montèrent alors jusqu’au ciel. Cependant, les explosions ne cessèrent pas d’affluer pour autant. Toutes s’enchaînèrent sans laisser le moindre temps d’intervalle. Je vis les tours sauter en éclats, le pont-levis imploser, des gerbes enflammées se propulser hors de chaque brèche, les
élargissant jusqu’à en faire s’effondrer les murs porteurs. Mölk, qui s’était retourné pour admirer le spectacle, fut trop horrifié par la vision de ce monde qui s’écroulait autour de lui pour faire attention à l’éboulement des propres remparts sur lesquels il se tenait debout. Je vis la tour au-dessus de lui s’effondrer en même temps que le sol sous ses pieds. Il chuta alors du haut de son perchoir, lâchant sa fidèle arbalète au passage, atterrissant avec fracas dans le cours d’eau qui bordait le pont-levis du palais. Si il était déjà difficile d’imaginer qu’il puisse survivre à un tel plongeon, il ne faisait aucun doute en mon esprit que les éboulis qui lui tombaient dessus depuis les hauteurs du château finiraient le travail de toute façon.
Je restai ainsi sur place, quelques instants, à reprendre mon souffle et à observer ce chaos que je venais de provoquer. J’avais encore quelques difficultés à me dire que j’avais été l’architecte de tout cela. Il était difficile de m’imaginer que Huttington n’était plus. Que Randy Maksharm et ses hommes nous avait également quitté. Que j’étais enfin devenu celui que je me destinais à être. Ce spectacle macabre qui me faisait face ne m’évoquait pas la moindre poésie, pas la moindre beauté, ni la moindre symbolique. Ce n’était qu’un amas de mort et de destruction confus et grossier. Parmi toutes ces personnes qui venaient de disparaître en fumée, il n’y avait pas que des mauvais bougres. En éliminant le Duc de cette manière, j’avais aussi condamné d’innocents valets, servantes et filles de joie qui ne faisaient rien de plus que leur travail. Indirectement, je venais de ôter la vie à de pauvres diables qui étaient tout simplement au mauvais endroit, au mauvais moment. J’étais désolé pour eux. Néanmoins, je ne pouvais minimiser ce profond sentiment d’accomplissement qui s’était éveillé en moi. Après tout, je n’avais pas d’autres choix. Je pense qu’à ce moment là, sans me risquer au moindre sourire ou à la moindre réjouissance : j’étais heureux. Heureux d’être en vie. Heureux de m’être débarrassé de tous ces êtres qui me rendaient cette dernière si difficile. Heureux de me dire que demain serait un jour nouveau : un jour où je serais l’unique maître à bord. J’entendis alors un homme sortir en vitesse du carrosse. C’était le cocher qui contemplait, horrifié, le château en flammes qui lui faisait face.
« Que… Mais qu’est-ce qu’il s’est passé, ici ?! » s’exclama-t-il en posant ses deux mains à plats sur les côtés de sa tête.
- « Rien qui vous concerne. Contentez-vous de ramener ces enfants chez eux. J’enverrais quelqu’un demain pour vérifier si vous y êtes parvenu. Et si c’est le cas, alors nous pourrons commencer à travailler ensemble. » lui répondis-je à l’écrit.
- « Ramenez ces enfants ? Travailler ensemble ? Mais enfin, qu’est-ce que c’est que cette hist... »
Avant même qu’il ne puisse terminer sa phrase, comme si le destin et la nature me souriaient tous deux aujourd’hui, une ultime explosion retentit derrière moi faisant voler en éclats les restes du Palais et illuminant mon visage contrarié d’une intense lumière rouge-orangée. Le côté théâtral de la chose semblait avoir rappelé sa place au cocher. Ce n’était pas lui ici qui donnait les ordres, et je comptais bien le lui rappeler. Alors qu’une lourde pluie de gravas continuait de tomber dans mon dos, nous baignant tous deux dans une vive lumière aux couleurs du brasier, je lui déposai sous le nez un simple message sur lequel figurait une courte phrase, la phrase fétiche de mon Père.
- « Vous posez trop de questions. »
L’homme ne dénia pas me tenir tête plus longtemps, déglutit, puis se rua vers l’intérieur du carrosse. Il saisit les rennes puis donna un rapide coup de fouet sur l’arrière-train de ses destriers, quittant les lieux à toute allure, sans se retourner.
Enfin seul, je restai quelques minutes à admirer le spectacle qui me faisait face en me tenant les mains dans le dos. Je savais qu’une dernière personne allait bientôt revenir et qu’il me fallait
m’entretenir avec lui avant de rentrer chez moi. Une dizaine de minutes s’écoulèrent. Puis, enfin, j’entendis quelqu’un se rapprocher. Bouche bée, titubant légèrement, il se rapprocha de moi et s’arrêta un instant, restant debout à mes côtés. Continuant de regarder devant moi, je savais déjà que celui que j’attendais venait d’arriver.
- « Et beh ! … Ah ça, c’est sûr que ça entre dans la catégorie des « anniversaires inoubliables. » assura Leborgne, tout en croisant les bras. « Et j’imagine que tu n’es pas tout à fait innocent, là dedans. Pas vrai, l’ancien ? »
- « Luther n’est pas avec toi ? » lui demandais-je alors sur mon petit carnet.
- « Il voulait retourner au plus vite auprès de sa sœur. Je l’ai laissé faire. Il a fait du bon travail làbas. J’me suis dit qu’il avait mérité un peu de répit. »
Nous restâmes ainsi quelques secondes là où nous étions, sans bouger, continuant de contempler la scène en silence. Après un court instant, Leborgne finit par baisser son seul œil valide vers moi, et en adoptant le ton le plus sérieux du monde, il se questionna.
- « Qu’est-ce que je vais bien pouvoir faire de toi, à présent ? »
- « Et pourquoi pas commencer à travailler pour moi ? » lui répondis-je à voix haute.
Je le vis lever ses sourcils et commencer à décroiser les bras en se retournant complètement vers moi. Je fis de même dans sa direction, tout en lui tendant, enroulé comme un parchemin, le décret signé par Huttington, lui-même, léguant tous ses biens et toutes ses possessions à Monsieur S, à sa mort. Leborgne me l’arracha des mains, le déroula, le lu avec attention, puis détourna l’œil pour me regarder moi. Nos regards se croisèrent. Je retirai alors mon bonnet. Puis mes gants. Puis ma intégralement fausse barbe. Leborgne avait en face de lui : le vrai moi.
- « Je suis Monsieur S. Et désormais, tu travailles pour moi. »
En lui annonçant la nouvelle, je ne pus m’empêcher de trembler légèrement. J’avais beau avoir prononcé ses mots de la manière la plus sérieuse et charismatique possible, il était bien trop difficile pour moi de réprimer cette terreur d’avoir échappé de justesse à la mort, de donner un ordre à quelqu’un de bien plus puissant que moi, et surtout, le pire de tout : de révéler la vérité à quelqu’un. Cette insécurité, cette impression de ne pas être sûr de ce que je disais, je craignais qu’elle ne se ressente dans ma voix tremblante et incertaine de jeune garçon. Leborgne était un chasseur, un prédateur. Il pouvait sentir la peur. Il savait qu’un lion ne baissait pas la tête devant un chat. Mais il savait aussi reconnaître quelqu’un de déterminé. Il pouvait faire la différence entre la peur et la faiblesse. Et au fond de lui, je suis certain qu’il ne m’a jamais considéré comme faible.
Je vis l’un de ses sourcils rester en l’air, tandis que l’autre se baissait sur son cache-œil. Il me dévisagea, m’observa de haut en bas. Puis, il sourit. Il venait de me faire ce petit sourire en coin dont il avait le secret. Il me pointa alors de l’index, tandis qu’il recroisait son autre bras.
- « Tu me plais bien, petit ! Tu as du cran ! » m’assura-t-il.
Je ne lui répondis rien, préférant me retourner lentement vers le brasier en face de nous. Leborgne posa alors un genou au sol, afin d’arriver à mon niveau. Intrigué, je me retournai vers lui. Cette fois, c’est moi qui me mis à lever un sourcil. Il brandit son sabre qu’il déposa à l’horizontal entre ses deux mains, baissa la tête et m’annonça, tel un futur chevalier :
« Bon, et ben, dans ce cas... Quels sont mes ordres, patron ? »
- « Maintenant que ce château est parti en poussière, en même temps que leurs propriétaires, je suppose que leurs autres possessions immobilières restent inhabitées, n’est-ce pas ? Laquelle serait la plus proche du petit village de Kürsk ? »
- « Kürsk, hein ? Laissez-moi réfléchir... Y’a bien le Manoir qu’il a fait construire. C’est à un quart d’heure de marche, à peu près.
- « J’imagine que ça fera l’affaire. Quand ce sera fait, préviens les hommes que tu sais de confiance que c’est Luther qui donne les ordres, à présent. Fais disparaître ceux qui ne le sont pas. »
- « Comme vous voudrez. Quoi d’autre ? »
- « Une fois ça terminé, tu iras retrouver Luther et Héléna. Ce sont eux les nouveaux propriétaires du manoir, à partir d’aujourd’hui. Désormais, c’est ici que nous opérerons. C’est ici que nos hommes viendront travailler. C’est ici que nous nous réunirons pour prendre nos décisions. De plus, nous ne communiquerons plus que par écrit. Héléna se chargera de faire le relais entre nos différents messages. Je ne me rendrais sur place que lorsqu’il le faudra. Et je vous fais assez confiance à toi et à Luther pour savoir me demander de venir seulement quand ce sera nécessaire. Pour le reste, contentez-vous de suivre les indications que je vous enverrez à l’écrit. »
- « C’est noté ! »
- « Autre chose. Le cocher. Yeux verts, veston vert et noir, cheveux grisonnants, barbe de trois jours. Peut-on lui faire confiance ? »
- « Ah, oui. Octavius ! Il servait Huttington depuis quelques années maintenant. Mais il est trop attaché à sa paye et à sa sécurité pour être un problème. En général, quand on lui donne une mission, il la mène à bien et à temps. »
- « Bien. Dans ce cas, une promotion semble envisageable. Tu vérifieras tout de même, quand tu auras le temps, si une dizaine de jeunes enfants qu’il transportait dans son carrosse ont bien pu retrouver leur familles. »
- « Luther, Héléna, nos hommes, le manoir, les enfants … Luther, Héléna, nos hommes, le manoir, les enfants … C’est bon, j’ai retenu. Très bien, ça sera fait. »
- « Oh. Et Leborgne … »
- « Je vous écoute. »
- « Ramène-moi à Kürsk, s’il te plaît. Il se fait tard et je ne serais pas rentré à temps si je fais l’allerretour à pied, à cette heure tardive. Tu en profiteras pour te rappeler de mon adresse afin d’aiguiller Héléna lorsqu’il faudra me transmettre vos messages. »
Il me sourit et me rétorqua simplement :
« Vos désirs sont des ordres … Monsieur S. »