34 minute read

Chapitre VIII : Le Gant Noir ....................................................................................................... 94

Chapitre VIII : Le Gant Noir

La nouvelle s'ébruita très vite. Dès le lendemain, sur la place du marché de Kürsk, tout le monde parlait de la disparition du Duc Klaussman. En à peine quelques heures, toute la partie ouest de Costerboros en avait eu ouï-dire. L'incendie était certes mentionné, mais toutes les questions ne gravitaient qu'autour de l'homme que j'avais assassiné la veille. Était-ce un accident ? Klaussman était-il vraiment mort puisqu' aucun cadavre n'avait été retrouvé ? Et ce sang sur ses draps, lui appartenait-il ? Le brasier était-il d'origine criminelle ? Était-ce un règlement de compte ? Ou bien une punition divine ? Une mutinerie de la part de ses gardes, peut-être ? Tant d'interrogations pour si peu de réponses. Certains noms furent à quelques reprises cités. Il leur fallait bien trouver un coupable. Huttington revenait souvent, bien évidemment. Mais aussi, plus étrange : le Prophète de Ragnor, Kal'Drik. Ce dernier aurait relevé un comportement hérétique chez le Duc, le poussant à intervenir. J'entendis également des accusations à l'encontre de Subario, qui aurait découvert que l'auteur du cambriolage dont il fut la victime n'était autre que Klaussman. Enfin, le Roi lui-même fut mit en cause. Ce dernier aurait pu être effrayé de l'influence croissante dont le noble faisait l'objet et aurait décidé en son âme et conscience de l'éliminer sans laisser de traces, afin de l'empêcher de lui faire de l'ombre.

Advertisement

De mon côté, je préférais laisser ces idiots s'imaginer ce qu'ils voulaient. Aucun d'eux ne pouvaient se douter de quoi que ce soit. Je fus néanmoins très heureux de constater que mon Père, lui, n'avait que faire de ce fait divers. À vrai dire, quand on lui rapporta la nouvelle, il se contenta de dire : "Oh ! Et ben, dis donc..." avant de replonger dans le découpage de sa viande comme si de rien n'était. Il avait l'air de s'en moquer éperdument. J'adorais mon Père. Je l'adore toujours d'ailleurs. Disons simplement qu'aujourd'hui, les choses sont un peu différentes. Quoiqu'il en soit, je savais que j'avais à nouveau rendez-vous avec Huttington et Leborgne ce soir, à minuit. Seulement, il me fallait alors faire profil bas pendant quelques temps. Je m'étais démené pendant des semaines entières pour en arriver là, et je venais à peine de réaliser l'une des missions les plus périlleuses de ma vie. Je n'avais pas en tête de continuer encore longtemps à servir ce Duc et je comptais bien être celui qui fixera la date de la prochaine rencontre. De toute façon, tous les nobles de la région étaient sur le qui vive. La mort de Klaussman ne nous permettrait pas de faire le moindre mouvement sans risquer d'éveiller la méfiance. En mon esprit, il me fallait simplement y aller, entendre ce qu'il avait à me dire, puis lui rappeler que c'était Randy et ses hommes qui étaient à ses ordres. Moi, j'étais dévoué à Monsieur S, et il serait grand temps de lui rendre la pareille, à présent. Quand la nuit tomba et que je revins à notre traditionnel lieu de rendez-vous, après la petite routine de fin de soirée qui était alors pour moi devenue un mécanisme, je fus quelque peu

surpris de voir que Leborgne nous avait fait l'honneur de sa présence. Randy et ses hommes étaient également à ses côtés. Ils discutaient entre eux avec une mine éclairée qui ne semblait pas mentir sur leur état de réjouissance obtenu depuis leur dernier succès. "Tant mieux" me dis-je alors.

Oui, tant mieux. Le fait qu'ils soient tous vivants et enjoués me prouvait, dans un premier temps, que Leborgne n'avait pas menti et qu'ils avaient bel et bien réussi leur mission. Mais ce "tant mieux" faisait également référence au renforcement de leur confiance envers moi suite à cette mission. En effet, c'est bien souvent lors des instants les plus heureux que l'on a tendance à baisser notre garde. Si leur évidente motivation s'accompagnait des bonnes récompenses de la part du Duc ainsi que de belles promesses supplémentaires de ma part, alors mon contrôle sur leurs moindres faits et gestes me serait absolu. Quand je les aperçus se retourner vers moi, me voyant arriver, ils affichèrent de grands sourires. Leur visages enjoués me laissèrent même me questionner quelques instants sur la possibilité d'un piège qui se refermerait plus tard sur moi. Mais il n'en était rien. Leur satisfaction était bien réelle, et ils me considéraient comme en partie responsable de ce succès. Aucun mort n'était à compter après tout. Ils s'en étaient tous sortis indemnes et avaient, en plus de ça, obtenus grâce à moi un contrat unique avec le nouvel homme le plus puissant de la région, voire même l'un des plus influents du Royaume tout entier. Chacun d'entre eux vint m'entourer, me remercier, voire même me complimenter pour la qualité de notre coordination. Eux-mêmes ne pensaient pas qu'ils y arriveraient, en réalité. Sous ce florilège d'éloges, je m'attendais néanmoins à ce qu'à tout moment Mölk vienne détruire la bonne ambiance qui régnait alors. Il n'en fut rien. Au contraire, à ma grande surprise, il vint se rapprocher de moi en regardant vers le sol et en boitant légèrement. "Pour le coup... J'avoue que t'as bien géré, l'ancien. En vérité, je pense que j'ai peut-être été un peu trop méfiant avec toi. Je pense que je peux t'accorder un peu de ma confiance au vu de ce qu'on a fait hier. Mais je te préviens, n'en abuse pas !" me dit-il en osant finalement me regarder dans les yeux. C'était presque trop beau pour être vrai. Je me demandais une nouvelle fois si il n'était pas en train de se payer ma tête. Cependant, je savais reconnaître le regard d'un homme qui mentait. Et il semblait ne pas l'avoir adopté lorsqu'il me délivra ces paroles. J'écarquillai les yeux après ces dires et je lui fis un simple signe de tête en guise de remerciements pour cette confiance fraîchement acquise. Même Mölk le suspicieux avait fini par croire en moi. J'avoue bien volontiers que celle-là, par contre, je ne l'avais pas vu venir. Leborgne, lui, qui était resté adossé à un destrier noir comme l'ébène, près de notre carriole, poussa un bâillement bruyant. "Navré de vous déranger, les p'tits gars, mais on a un brin de route à faire et le Duc nous attend. Et il aime pas vraiment les retardataires, si vous voyez c'que j'veux dire. Alors, en scelle !" nous annonça-t-il avant de grimper en une rapide cabriole sur le dos de sa monture. Nous montâmes ainsi dans notre charrette et partîmes en direction du château d'Huttington, en échangeant plus en détails pendant le trajet sur ce qu'il s'était passé du côté de chacun la veille. Du leur, ils avaient réussi à s'infiltrer dans l'une des pièces les mieux gardées de

la forteresse et à trouver un caisson, rangé sous une montagne d'artefacts en tout genre, dans lequel se trouvait le fameux second gant noir que l'on recherchait. J'en conclus que le plan s'était ainsi déroulé sans accroc. Je leur demandai si ils avaient croisé le regard de quelqu'un, de qui que ce soit pouvant remonter à eux ou qu'ils auraient épargné. Ils me répondirent que non. Je les crus mais ne pus m'empêcher de me demander si ils avaient vraiment fait attention aux moindres détails les environnant. Moi qui suis parvenu à échapper à leur vigilance la première fois que je les vis dans cette forêt, j'avais bien des raisons de douter de leur capacité à ne pas se faire repérer. D'autant plus que Mölk n'était alors pas avec eux. Désirant en apprendre le plus possible, je leur demandai ce qu'ils avaient fait du gant. Randy leva son chapeau et une petite boîte argentée se révéla à nos yeux sur le haut de son crâne. Je souris derrière ma fausse barbe. Puis, je me retournai pour observer si Leborgne nous écoutait ou non. Ça ne semblait pas être le cas. J'en profitai ainsi pour leur poser en vitesse sur papier mon ultime question : "Répondez simplement par oui ou non de la tête. Est-ce que vous l'avez dit ou montré à Leborgne aussi ?" Ils se regardèrent entre eux puis, me firent unanimement non de la tête. Je fus rassuré. Même si je voulais faire confiance à Leborgne, l'idée qu'il veuille se débarrasser de nous afin de tout ramener lui-même au Duc ne parvenait pas à me sortir de l'esprit. Néanmoins, désirant en apprendre un maximum sur mes exploits de la veille, ils finirent par me demander si c'était bien moi qui m'étais débarrassé du Duc tout en trouvant le cadavre du fils de Huttington. Je réfléchis. Il était contre-productif de leur mentir ou de garder le secret. J'avais besoin, en cette heure précise, d'alliés. De vrais alliés. Et dans une relation basée sur le mensonge, il est parfois nécessaire de glisser quelques vérités. Je leur répondis que oui. Et en me fiant à leur expression faciale lorsqu'ils découvrirent ma réponse, je compris qu'ils me crurent. Soudain, nous sentîmes alors nos chevaux s'arrêter et entendîmes un homme tomber sur ses pieds. Nous étions arrivés. Il me restait quelques heures pour terminer notre entretien et rentrer chez moi. Mon temps était précieux mais je me répétais que ce serait certainement notre dernier rendez-vous avant un long moment et que je pourrais enfin rattraper toutes mes heures de sommeil perdues. Lorsque nous entrâmes dans le salon du Duc, ce dernier se tenait droit à côté d'une table sur laquelle on devinait les restes d'un corps, dissimulés sous un drap blanc. La douce odeur de jasmin et de bois qui parfumait auparavant cette pièce avait disparu pour laisser place à une puanteur infernale ayant même réussi à attirer quelques mouches en ce lieu pourtant si propre. Quelques servantes et valets étaient au garde-à-vous contre les solides murs du fond de la pièce. Quand il nous aperçu, Huttington se retourna brusquement vers notre direction, nous faisant ainsi face. Son regard était craintif. Ses mains tremblaient et sa peau était pâle comme un linge. Pourtant, un sourire sincère et plein de gratitude s'afficha sur ses lèvres, dès qu'il nous aperçut. "Vous voilà enfin !" nous lança-t-il tout en se rapprochant très rapidement. "Si vous saviez à quel point je trépignais d'impatience à l'idée de vous revoir."

- "Votre excellence. Vous désiriez nous parler ?" demanda Randy tout en retirant son chapeau d'une main et en tendant, de son autre main, le petit coffret contenant le second gant noir. Huttington s'en empara, l'ouvrit, observa ce qu'il y avait à l'intérieur, sourit à pleines dents, puis, le confia à l'un de ses serviteurs qui quitta la pièce avec au pas de course. Le Duc nous dévisagea les uns après les autres puis reprit finalement parole.

- "Vous savez, j'ai consacré toute ma journée à essayer de donner une meilleure apparence aux restes de mon fils. Je ne voulais pas que sa mère le voit dans l'état où il était quand Leborgne me l'a ramené." Il passa alors sa main sur le drap blanc, semblant caresser le cadavre qu'il recouvrait. "Ce fut insoutenable. Réellement insoutenable. Et savez vous ce qui m'a fait tenir le coup ?"

- "Je... euh... La nouvelle de la mort de Klaussman ?" demanda Randy. - "Klaussman ? Ce vieux tas de glaise goulinante aurait quitté notre monde très bientôt de toute façon ! Il était malade et sénile. Je m'attendais à ce qu'il aille rejoindre l'enfer de Voyle d'ici peu. Bien qu'en effet, apprendre sa disparition et ma prédominance nouvelle me mis du baume au cœur. Mais non. Ce n'est pas ça. Non... Ce qui m'a fait tenir bon..." il sortit alors de sa poche la plume de phœnix de Subario. "C'est la réalisation que même la mort ne peut vaincre un Huttington !" Les servantes et valets commencèrent soudain à pâlir. De la sueur coulait sur leurs tempes. J'entendis alors la poigne des soldats derrière nous se serrer sur le manche de leurs armes. Leborgne lui-même, semblait prêt à dégainer à tout instant. Mon regard froid et calme se posa sur chacun d'entre eux. Je ne laissai passer aucune émotion. Absolument rien. Contrairement à mes alliés qui commençaient à se demander pourquoi ce climat de tension s'était brusquement installé ici. Je vis que Randy commençait à légèrement paniquer. Ce dernier questionna à nouveau le Duc qui faisait tourner sa plume entre son pouce et son index.

- "Hum... Monseigneur ? Est-ce que tout va bien ?" - "On ne peut mieux, mon très cher Randy Maksharm. Voyez-vous, aujourd'hui est probablement l'un des jours les plus importants de ma vie... Et des vôtres. Nous en sommes, pour ainsi dire, à l'heure de vérité. Nous allons à présent savoir si vous avez vraiment tenu parole ou non ! J'ai choisis de vous attendre pour le faire revenir. Après tout, si ce corps est bien celui de CharlesHenri et que cette plume provient bien d'un phœnix, alors nous serons officiellement associés et nous célébrerons nos retrouvailles, le décès de Klaussman, ainsi que ce nouveau partenariat. En revanche, j'espère pour vous que vous ne m'avez pas trompé, car si jamais je ne retrouve pas mon fils cette nuit... Disons que je serais extrêmement triste ... Et extrêmement déçu... Enfin, je suis certain que nous n'aurons pas à en arriver là, n'est-ce pas ?"

Je les entendis déglutir. Même moi, je commençais à pâlir. J'avais beau être certain d'avoir récupéré le bon corps, si cette plume ne fonctionnait pas, alors nous étions tous fichus. Et ma fausse gemme explosive ne me serait d'aucune utilité. Leborgne savait. Et je n'avais pas

vraiment de moyen de me défendre en cas d'affrontements. Tout ce que je pouvais faire, c'était d'espérer que cette plume soit une véritable plume de phœnix et que la magie qui résidait à l'intérieur ne me fasse pas faux bon. Je ne pouvais montrer mon angoisse à mes camarades, mais au fond de moi, je peinais à trouver un moyen de m'en sortir si jamais les choses venaient à échouer. Le visage de Randy devint plus pâle encore que les gants du Duc. - "Mais... euh... Vous savez... Si jamais ça marche pas, on aura quand même réussi à tuer Klaussman, à mettre le feu à son palais et à ramener le corps de votre fils, comme convenu. Donc, bon, nous, on a quand même réussi notre mission, de toute façon. Pas vrai ?" - "Oui... Vous avez parfaitement réussi à me rendre extrêmement suspect vis-à-vis de la mort de mon ennemi. Grâce à vous, et à votre volonté de le tuer alors que je ne vous l'avais pourtant jamais demandé, je vais devenir la nouvelle tête à abattre pour la prise de pouvoir sur le territoire. Et pour vous prouver à quel point je vous suis redevable, j'accepte de faire table rase là-dessus et de maintenir mes engagements concernant mon alliance envers votre groupe de brigands ainsi qu'envers Monsieur S, dont nous parlerons ensemble à esprit reposé une fois mon fils revenu à la vie. Voilà qui me semble des plus généreux, qu'en dîtes-vous ?" Un long silence terrifiant s'installa dans la pièce en guise de réponse. " Bien. Dans ce cas, si nous sommes tous d'accord, ici... Découvrons ce que le futur nous réserve." conclut-il.

Huttington souleva le drap blanc révélant un cadavre hideux et décapité à l'odeur fétide. Puis, il déposa la plume sur ce qui restait de son torse, au niveau de là où se trouvait fut un temps son cœur. Les nôtres s'emballèrent.

"Voilà bien longtemps que j'ai attendu ce moment. Et maintenant, c'est l'heure de vérité." annonça le duc avant de faire deux pas de recul tout en maintenant le regard sur le corps. Une seconde s'écoula. Puis deux. Puis trois. Rien ne semblait se passer. Une goutte de sueur commença alors à me perler sur le front. Le visage de Huttington resta figé, comme bloqué telle une statue de cire. Ce qui m'effrayait le plus, c'était de m'imaginer son regard au moment où il poserait finalement les yeux sur nous. Mais il m'était impossible de me le figurer alors. Il restait continuellement là, à scruter ce corps sans vie qui continuerait très certainement à l'être jusqu'à la fin des temps...

Jusqu'à ce qu'une lueur orange ne se mette à émaner de la plume. Cette dernière commença à recouvrir intégralement le cadavre, qui prit à son tour une couleur identique. Les os, les restes d'organes, tout devint une sorte de reflet ardent et étincelant du corps qui se tenait jusqu'alors devant nous. Nous écarquillâmes tous les yeux. C'était la première fois que nous assistions à une résurrection. Et pour mon cas, pas la dernière. L'énergie qui émanait était si puissante que nos cheveux et nos barbes se mirent à être secouées par le vent. Cette éblouissante lumière

s'intensifia de plus en plus, au point où elle finit par tous nous éclairer.

Huttington se mit à rire. Et la mâchoire des gnomes à tomber. Trois servantes s'évanouirent.

Et je sus alors que j'avais gagné.

Soudain, ce cadavre brûlant de mille feux commença à se décomposer sous nos yeux en une myriade de petits éclats étincelants, volant au vent comme des feuilles. Il ne resta très vite plus rien de la masse putride et informe qui était jusqu' alors sous nos yeux, laissant place à un véritable tourbillon de petites braises ardentes qui virevoltaient au-dessus de nos têtes. Puis, tout d'un coup, les braises commencèrent à s'assembler les unes aux autres, tel un puzzle en train de se reconstruire. Une forme apparut alors sous nos yeux. Une forme humaine. Les détails apparurent sur ce qui semblait être son visage tout fraîchement retrouvé. Et enfin, le corps fut reformé. Il nous fallut attendre quelques bonnes secondes avant d'apercevoir que le corps devenait au fil du temps de moins en moins brillant, et que la lumière qui nous enveloppait se faisait également de moins en moins intense, jusqu'à retrouver des couleurs naturelles. Huttington tomba à la renverse dans son fauteuil, que Leborgne avait tiré, par réflexe, près de lui. Il se frotta alors les yeux et reconnut le visage de son fils. Ce dernier commença à cligner légèrement des yeux. Sa respiration était faible, mais l'on voyait bel et bien que l'air entrait et sortait de ses poumons tout fraîchement retrouvés. Huttington finit par se lever, tout tremblant. Leborgne lui tendit la main pour l'aider mais le Duc fit un geste brusque dans l'air pour lui faire comprendre qu'il pouvait très bien se mettre debout tout seul. En revanche, son visage resta le même. Bloqué dans un mélange d'émerveillement, de surprise et d'incompréhension, il avança lentement, un pas après l'autre, en direction de ce jeune homme à la longue chevelure blonde qui semblait difficilement se réveiller. Il passa alors sa main dans ses cheveux et murmura tendrement : "Charles-Henri ? ... Êtes-vous... Êtes-vous à nouveau des nôtres ?"

Le fils de Huttington grommela quelques paroles incompréhensibles avant d'entrouvrir les yeux et de prononcer de premiers mots : "Où... Où suis-je ?" - "CHARLES-HENRI !" s'exclama le vieux Duc, entourant ce jeune homme de ces deux bras frêles et fatigués. "Vous m'avez tellement manqué, mon fils !" - "Fils ? ... Oh ! Ma tête... Pourquoi ai-je si mal à... à la tête ?" s'interrogea-t-il en se frottant les yeux. - "Vous venez de revenir d'un long voyage depuis un monde lointain, très lointain. Mais fort heureusement, votre vieux père est là pour veiller sur vous, à présent. Et pour célébrer votre

retour, je vais organiser un banquet ! Un immense banquet en votre honneur !" - "Un banquet ? ... Mon Père ? ... Je ne comprends rien... Je suis tellement fatigué... AH ! Ma tête !"

- "Soigneur ! Soigneur ! Emmenez de toute urgence mon fils dans sa chambre et traitez son affaire de maux de tête au plus vite ! Je veux qu'il soit en état de fêter son retour le plus tôt possible ! Assurez-vous qu'il ait assez de repos et ne me le ramenez pas avant qu'il ait récupéré toute sa vigueur et toute sa fougue !" Deux valets escortèrent le robuste jeune homme hors de la salle, en trombe, espérant fuir au plus vite cette pièce qui venait d'être la scène d'un spectacle des plus inhabituels. J'entendis se pousser à mes côtés des oufs de soulagement. Je vis des gnomes s'éponger le front, un borgne sourire et un vieil homme essuyer dans un mouchoir en soie les quelques larmes qui s'étaient échappés de ses yeux jusqu'alors si secs. "Que l'on conduise mes nouveaux grands amis à la table du banquet !" proclama-t-il en levant les bras aux cieux, les yeux toujours rouges des larmes qu'il venait de verser. "Pour leur courage, leur débrouillardise et leur loyauté ! Que l'on boive en leur honneur, que l'on chante leur nom et que l'on traite chacune de leur demande ! En l'honneur de mon fils, mes très chers nouveaux collaborateurs, je vous promets succès, fortune et sécurité ! Hourra pour Randy Maksharm ! Hourra pour Charles-Henri ! ..." Puis il se tourna vers moi, et d'un ton beaucoup moins solennel et grandiloquent, il prononça en me regardant directement dans les yeux : "Et hourra pour Monsieur S." Randy jeta son chapeau en l'air en poussant un cri de joie, soutenu par ceux de Tryphon, Gürbak et Jörgen. Mölk, lui, leva les deux poings en l'air et poussa un petit rire victorieux. Ils se serrèrent la main les uns les autres, et se prirent dans les bras. Moi, je les observais tous, se réjouissant de cette opportunité que je leur avais offert. Cette joie, cette allégresse, j'espérais qu'ils en profiteraient autant qu'ils le pourraient, et que cette situation s'éterniserait pendant un long moment encore. Pourtant, je n'étais pas naïf. Viendrait forcément, un jour, le moment où le chemin des uns commencerait à entraver celui des autres. Mais mieux encore valait-il ne pas trop y songer pour l'instant. Après tout, chacune des personnes dans cette pièce avait bien mérité ce petit moment de joie. Les immenses portes derrière nous s'ouvrirent alors. Servantes et valets se mirent à avancer en dehors du salon et à se positionner en rang jusqu'à la salle des banquets, indiquant ainsi le chemin à mes cinq camarades. Huttington tendit la main en direction de Leborgne et lui pointa également la sortie. "Escorte donc mes nouveaux partenaires, Leborgne. Assure-toi bien qu'ils ne manquent de rien et que les filles soient à leur goût."

- "Les filles ?!" répondirent en chœur mes cinq comparses en affichant de larges sourires et en se donnant de légers coups de coudes. Leborgne esquissa une petite moue. Je sentais au fond de lui qu'il mourait d'envie de rappeler au Duc qu'il était plus qu'un simple serviteur. Je me demandais d'ailleurs sérieusement si il lui prêtait vraiment allégeance en fin de compte. Et si oui, pourquoi ? Mais il finit par hausser les épaules, lever les sourcils, fermer l’œil et afficher un léger sourire en coin, tout en se dirigeant vers la sortie. - "À vos ordres, Monsieur."

J'observais alors Randy et ses hommes suivre Leborgne à l'extérieur. Moi, je ne bougeai pas. Mon regard se plongeait dans celui de Huttington. Ce dernier me regardait également en me souriant.

- "Tu ne viens pas, grand-père ?" me demanda alors Jörgen. - "Ne vous en faîtes pas, il vous rejoindra bien assez vite. Nous avons juste besoin de quelques instants en privé, tous les deux. Il y a un sujet dont nous devons impérativement parler." assura alors le duc.

- "Comme vous voudrez."

- "Hey ! De toute façon, on s'en fout, ça en fera plus pour nous !" ricana doucement Randy. Leborgne jeta un dernier regard vers Huttington, semblant lui demander confirmation. Ce dernier hocha la tête et son bras droit finit par fermer la porte, nous laissant enfin seuls. Nous étions tous les deux, isolés, avec le feu crépitant dans la cheminée comme unique compagnie. Le vieil homme m'observa longuement, puis il commença à marcher en direction de son bureau et me fit signe de m'asseoir. J'obéis sans jamais le quitter du regard, conservant la même expression à la fois déterminée et fatiguée. Huttington se servit un grand verre de vin et me demanda si j'en voulais également un. Je déclinai son offre et il se mit à le boire... cul sec. "Je n'ai pas les mots pour vous exprimer ma reconnaissance. Leborgne m'a raconté que c'est vous qui vous êtes débarrassé de Klaussman. Vous avez vengé mon fils, lui avez rendu la vie et m'avez assuré le contrôle total sur toute la partie Ouest de Costerboros. C'est beaucoup plus que tout ce que je pourrais vous offrir... Votre Monsieur S doit vraiment tenir à m'avoir dans ses petits papiers, pas vrai ? Vous savez, vous êtes quand même un drôle de type, vous." Il se resservit un verre et j'en profitai pour lui tendre le message que je venais de griffonner. "Je suis ravi de savoir que votre fils vous est revenu sain et sauf. La famille compte vraiment beaucoup aux yeux de Monsieur S. C'est même la chose à laquelle il tient le plus. Il est donc on ne peut plus heureux d'avoir pu vous rendre ces services et espère maintenant que vous lui

rendrez la pareille à votre tour." lui écris-je. - "Certes." répondit-il "Après tout, c'est bien pour parler de ça que nous sommes ici. Enfin, "parler"... Façon de parler. Enfin, vous voyez ce que je veux dire." Il but à nouveau son verre de vin cul sec et s'en resservit un autre sous mes yeux contemplatifs. - "Vous savez..." poursuivit-il "Au départ, je pensais tous vous faire tuer. Pas de témoin, personne pour remonter jusqu'à moi. J'aurai eu le beurre, l'argent du beurre et le *hic* de la crémière... Mais, j'ai décidé de vous faire confiance. Je me suis dis que si jamais un jour j'avais besoin que vous fassiez quelque chose pour moi, il valait mieux vous avoir vivants que morts. Et vous m'en avez apporté la preuve aujourd'hui. Ainsi, puisque je suis un homme bon et généreux, je suis prêt à respecter ma parole et mes engagements auprès de vous et de Monsieur S, et d'oublier toute volonté de vous tuer vous et vos cinq amis."

- "Votre bonté vous honore." écris-je en réponse. "Monsieur S ne cherche cependant pas à ce que vous lui soyez redevable à hauteur de ce qu'il vous a apporté. Il souhaite simplement que vous établissiez un contrat d'interdépendance afin de mener à bien l'organisation qu'il rêve de mettre en place."

- "Ah oui ! Cette fameuse organisation ! Dîtes-moi, ça a l'air de lui porter à cœur cette idée. Je suppose qu'après l'aide apportée, je ne peux pas vraiment refuser. Ceci dit, j'aimerais tout de même savoir dans quoi je risque de m'embarquer. Alors, pouvez-vous m'en dire plus ?" - "Bien entendu. Monsieur S veut que les conflits cessent entre les puissants de ce monde et souhaite, pour atteindre cet idéal, permettre la cohabitation pacifique des différents nobles de Costerboros au sein d'une grande Famille dont les deux leaders seraient vous et lui. Cette organisation comprendra les forces, contacts et effectifs de chacun des membres afin d'en arriver à une force de frappe et d'intervention comparable, si ce n'est supérieure sur le long terme, à celle des trois prophètes voire du Roi lui-même. Or, pour ce faire, il a besoin de vous, de vos contacts, de vos moyens et de votre force. Si vous les lui accordez, il considérera alors que vous êtes quitte, et ainsi il continuera de vous aider pour l'intégralité de vos affaires et de vos problèmes à l'avenir. En espérant que vous en ferez de même." Il lut mon message à haute voix. Puis, il sembla réfléchir. Il fouilla dans l'un de ses tiroirs et sortis un splendide parchemin ainsi qu'une plume et un peu d'encre. Il commença alors à écrire à son tour, tout en prononçant à haute voix chacun des mots rédigés. "Moi, Duc Raymond Huttington, régent de la partie Ouest de Costerboros et gouverneur des fiefs occidentaux de Sa Majesté, jure fidélité à Monsieur S. Je déclare sur l'honneur, en vertu des justes services rendus à mon égard, être à présent à son entière disposition et accepte l'honneur qu'il me fait en m'accueillant à ses côtés, dans sa nouvelle grande Famille. Je jure de lui être fidèle et de mettre à sa disposition tout ce qui est en mon pouvoir afin de voir son idéal se réaliser. En espérant que ce contrat encre pour l'éternité cette nouvelle relation d'amitié sincère et

d'entraide, et que nos enfants et nos petits enfants vivent dans un monde unifié par cette union."

Il s'apprêta alors à déposer le sceau de sa maison en bas du parchemin, mais j'intervins brusquement pour le stopper net. Je lui tendis soudain un papier sous le nez.

"Monseigneur, veuillez ne pas prendre cela comme un ordre à votre égard, mais Monsieur S doit avoir la garantie que les Huttington lui resteront fidèles même après votre départ. Je vous serais ainsi fort reconnaissant de bien vouloir accepter d'assurer à cette organisation nouvelle le droit de propriété sur l'intégralité de ce qui vous appartient. Rappelez-vous que nous faisons partie de la même Famille à présent, et les membres d'une famille s'entraident même dans la mort." Huttington sembla hésiter. Il me regarda d'un air incrédule. - "Vous voulez que je rajoute qu'en cas de décès, Monsieur S obtiendra tout mes biens ? Mais, sauf votre respect, c'est à Charles-Henri d'hériter de ma fortune. Pas à votre patron. Si je dois réécrire mon testament, c'est le nom de mon fils qui stipulera dessus, et aucun autre." Embêtant. Il semblait être extrêmement attaché à son héritage et malgré tout ce que j'avais fait pour lui, émettait des réticences à mon unique demande. Une idée me vint très vite lorsque je corrigeai quelques éléments afin de bel et bien finir par obtenir ce que je veux : "Veuillez me pardonner, Monseigneur. Je n'ai probablement pas été assez clair sur les véritables attentes de Monsieur S à votre égard. Il n'a jamais été dans l'intention de ce dernier de réclamer l'intégralité de vos biens une fois votre heure venue. Sa volonté a toujours été de faire survivre la mémoire des Maisons nobles lui ayant juré fidélité en cas de disparition totale de ces dernières. Monsieur S souhaite simplement s'assurer que vous lui faîtes confiance pour continuer à faire vivre votre légende si jamais un jour, le mauvais sort venait à frapper les vôtres. C'est l'un des seuls moyens qu'il a trouvé pour rendre sa Famille immortelle." - "Immortelle, hein ? ... Immortelle... Oui, immortelle. Immortelle ! L'immortelle Maison Huttington ! Plus vous m'en parlez, et plus je me dis que j'ai absolument tout à gagner à rejoindre vos rangs ! Très bien alors, dans ce cas..." Il saisit à nouveau sa plume et rajouta quelques éléments au contrat. - "Je stipule également qu'en cas de mort prématurée de ma personne et des miens, je laisse tout droit d'héritage à Monsieur S et lui fait pleinement confiance pour assurer la survie de notre nom, de nos valeurs et de notre histoire. Puisse Ragnor le bénir. Puisse-t-il bénir notre amitié. Puisse-til bénir notre descendance. Et puisse-t-il bénir..." Il marqua alors un temps de pause et fronça les sourcils. Puis il leva les yeux et me regarda. - "Mais d'ailleurs," me demanda-t-il "comment compte-t-il l'appeler cette organisation ? Il va nous falloir un nom si nous voulons convaincre un maximum de grandes Maisons de se joindre à notre Famille."

Un nom. Je n'y avais encore jamais vraiment pensé. Et sur ce point il avait raison. Toute organisation visant à l'universalisme devait porter un patronyme qui inspirerait le respect, la puissance et l'intérêt. Si "la Famille" fut le premier qui me vint en tête, je me remis bien vite les idées en place. Je ne voulais pas salir un si beau mot que celui de famille en le reliant à cette organisation éphémère qui n'aurait d'intérêt qu'à être les premières pierres d'une véritable organisation digne de s'appeler "Famille". Non, il me fallait quelque chose de mystérieux, d’intrigant, qui soulignerait l'omniprésence de Monsieur S tout en plaisant à Huttington. Cet homme était après tout si attaché à l'étiquette qu'un simple nom ne l'inspirant pas suffirait à lui retirer toute envie de travailler avec moi. Je me mis alors à réfléchir. Je devais trouver quelque chose en rapport à notre histoire commune afin de m'assurer sa bénédiction. Et puis, soudain, l'illumination. Je rédigeai alors deux mots, deux simples mots, de ma plus belle écriture, puis lui tendit le papier. Il lut alors à haute voix, puis sourit à nouveau. - "Le Gant Noir ?... Haha ! J'aime beaucoup ce nom !"

- "C'est après tout en vous rapportant un gant noir que vous avez accepté de nous faire entrer dans votre vie. Et c'est en vous ramenant le second que vous nous avez accepté à vos côtés. Monsieur S trouvait que c'était un juste retour aux sources." en terminais-je alors à l'écrit. - "Je suis on ne peut plus d'accord. "Et puisse-t-il bénir le Gant Noir." Et bien, voilà qui me semble parfait."

Je lui fis un oui de la tête, et il déposa alors son sceau en bas du parchemin. Il enroula ce dernier et me le tendit. Je le saisis et contemplai alors ce simple message, me figurant toute l'importance de ce dernier. J'avais entre mes mains la preuve que l'homme le plus puissant de tout l'Ouest de Costerboros était à présent à mon service. Il venait d'accepter de me donner accès à l'ensemble de ses espions, de ses mercenaires, de ses moyens financiers. Je tenais alors la chose qui incarnait le pouvoir de Monsieur S. Un véritable pouvoir. J'étais devenu, à à peine 3 ans, plus puissant que plus de trois quarts des entités qui peuplaient cette terre. Qui aurait cru que de simples mots pouvaient être plus dangereux que n'importe quelle arme ? Je venais à peine de me remettre de mes émotions que je sentis la main gantée de Huttington me taper dans le dos. - "Et bien, mon ami ! Que diriez-vous de partir célébrer tout cela autour d'un ou deux verres tout en nous remplissant la panse à la santé de mon fils, de Monsieur S et du Gant Noir ? Mes cuisiniers nous ont préparé du sanglier à la broche dont vous me direz des nouvelles !" Je décalai alors sa main de mon dos, m’ époussetai l'épaule et lui tendis un nouveau message. "Malheureusement, je ne puis me joindre à vous, en cette heureuse soirée. Vous m'en voyez navré mais Monsieur S doit être tenu informé au plus tôt de l'officialité de notre alliance. Je dois hélas vous quitter à présent et rejoindre au plus vite la forêt nous servant de lieu de rendez-vous.

Je vous serais d'ailleurs fort gré de m'offrir les services de l'un de vos cochers afin que je sois de retour à l'heure. Comme vous, il déteste les retards. Aussi, nous vous serions reconnaissants, à présent, de déléguer toutes vos nouvelles tâches ingrates à Randy Maksharm et à ses hommes. Monsieur S aura constamment besoin de moi pour établir les bases du Gant Noir, à partir de maintenant. Je suis sûr que vous comprenez. Ainsi, nous désirons être tenus informés de l'avancée des choses concernant les membres influents que vous réussirez à rallier à notre cause en envoyant Leborgne et seulement lui dans la dite forêt, et ce chaque dimanche à minuit. Il se chargera de nous faire le récapitulatif de la situation. Veillez bien à lui faire des résumés complets et à n'omettre aucun détails. Sommes-nous sur la même longueur d'onde ?" - Et bien, je... Oui, je suppose. - "Fort bien. Je dois à présent prendre congés de vous. Bonne continuation à vous et à votre fils. Et surtout n'hésitez pas à faire appel à Monsieur S dès que vous en sentirez le besoin. Puisque vous appartenez à présent à la même famille, il est normal de se rendre ce genre de service. Nous nous reverrons aussitôt vous en aurez formulé l'envie à Leborgne. Je vous prierais néanmoins de le faire seulement dans les situations où vous aurez véritablement besoin de l'aide de votre nouveau meilleur ami. Comprenez bien que Monsieur S ne prendrait pas beaucoup de plaisir à être sollicité pour les potentielles broutilles que vous êtes capable de gérer vous-même. Veuillez maintenant agréer à l'expression de mes salutations distinguées, Monseigneur." Je fis une délicate révérence, puis quittai la pièce, laissant Huttington seul à l'intérieur, probablement encore secoué par ces derniers messages lus. Il ne devait pas avoir l'habitude de croiser quelqu'un qui ne baissait pas les yeux devant lui. Toute sa vie, il avait du s'imaginer que tout un chacun lui était inférieur à l'exception de quelques heureux élus, et qu'il n'aurait jamais à se plier aux exigences de quiconque. Mais, certainement pour la première fois de sa vie, il était redevable à quelqu'un. Il ne pouvait et ne voulait pas faire valoir son autorité, et devait se plier à certains principes et certaines conditions. Avec le recul d'aujourd'hui, je me dis que mes messages étaient peut-être un peu trop abrupts. Mais je n'en modifierais pour autant pas le fond. Retenez-bien ceci : les forts n'ont pas à baisser la tête face aux faibles. Se laisser marcher

dessus, c'est mourir. Ne laissez jamais qui que ce soit vous manquer de respect. C'est de

cette façon que vous ferez comprendre à autrui votre véritable force. Mais attention : je ne fais pas ici de rapprochement entre les puissants et les forts. Les forts ne sont pas forcément puissants, et les puissants ne sont pas forcément forts.

Les forts sont ceux qui méritent d'être respectés. Les puissants sont ceux qui sont

craints. Un paysan qui travaille d'arrache-pied tous les jours pour subvenir aux besoin des siens est un fort. Il consacre sa vie à sa famille, sans pour autant avoir un capital matériel, culturel ou monétaire élevé. Il mérite par conséquent le respect et l'admiration. À l'inverse, un grand noble comme Subario ou Huttington est un puissant. Il détient une certaine influence tant au niveau politique, que financier ou militaire. Mais, il n'a rien fait pour mériter d'être respecté. Il exerce simplement son pouvoir en déléguant le travail à des sous-fifres. Sa puissance provient ainsi de

la crainte qu'il inspire, et non du respect qu'il renvoie.

En revanche, un noble qui mettrait la main à la patte, ou qui aurait obtenu son titre par les exploits qu'il a lui-même accompli, et non ses ancêtres, mérite le respect. Il peut, ainsi, être considéré comme un fort, à condition qu'il entretienne ce respect. Et dans le même registre, un vulgaire paysan qui deviendrait chef de village tout simplement parce qu'il est plus grand ou plus fort physiquement que les autres villageois est un faible. Il n'est pas un meilleur paysan que les autres. Il terrifie simplement ses homologues qui n'osent ainsi pas le défier. Cela démontre, en somme, que ce n'est ni le statut social, ni les dispositions physiques d'un individu qui déterminent si il est fort ou si il est faible, mais bien sa valeur en tant qu'Homme. Dans mon cas, c'étaient ma force de conviction, mon intelligence et mon courage qui me permirent d'arriver là où j'étais lorsque je rédigeai ce message. Je me considérais bien plus légitime et respectable que Huttington. Ainsi, je me refusais à l'idée d'être davantage à son service, sans pour autant détruire tout ce que je me suis embêté à créé à la sueur de mon front et à la force de mes bras. Il devait comprendre qu'à partir d'aujourd'hui ce n'était plus lui qui commandait et nous qui exécutaient. Il devait comprendre que l'homme respectable ici : c'était Monsieur S. Et que maintenant que ce contrat était signé, il allait devoir la mériter cette place de premier ordre au sein du Gant Noir.

Ce ne fut qu'une fois déposé près de chez moi, dans ma sempiternelle forêt, par le cocher de Huttington que je resongeai à tout ce qui venait de se passer. Je lisais et relisais ce simple parchemin qui allait à présent tant compter pour mon avenir, mémorisant chaque virgule, chaque terme, chaque alinéa afin d'en tirer le maximum lorsque la situation viendrait à changer. Je n'étais pas dupe. Je savais que je détenais entre mes mains la confirmation de ma présence dans la cour des grands et que je devrais l'utiliser à mon avantage tôt ou tard. Mais si il y avait bien une chose dont j'étais sûr, c'est que j'allais enfin pouvoir passer toute une semaine tranquille, sans être sollicité tous les soirs. Il était temps de reprendre un rythme de vie de petit garçon normal... Enfin, jusqu'à dimanche, en tout cas. Le Gant Noir venait tout juste de voir le jour, après tout. Et j'allais bien vite comprendre que cette organisation prévue pour être éphémère, ne le serait finalement pas vraiment. Je devrais consacrer vingt ans de ma vie à diriger ce groupe malfaisant dans l'ombre. Vingt ans d'espionnage, de conquêtes et de manigances. Vingt ans qui seront déterminants pour atteindre mon objectif final. Et dans la nuit noire qui enveloppait le Saint Royaume de Costerboros, un très jeune Semi-Gnome grimé en vieillard marchait en direction de son foyer, levant les yeux vers le ciel et semblant observer les épais et menaçants nuages prendre une forme de présage. Un présage sombre qui semblait s'ouvrir de plus en plus sur le monde qu'il surplombait depuis la hauteur des cieux.

Un présage obscur se divisant en cinq extrémités distinctes. Un présage comme une malédiction s'apprêtant à se jeter sur le monde, à s'en saisir et à ne plus jamais le lâcher. Un présage en forme de main griffue et grandissante.

Un présage annonçant le Gant Noir.

This article is from: