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Chapitre XIII : Le cas Francesca Scodelario - Partie 2 : Eldeth Grisebrum .............. 182

Chapitre XIII : Le Cas Francesca Scodelario

(Partie 2 : Eldeth Grisebrum)

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Eldeth Grisebrum, hein ?

Eldeth Grisebrum.

Était-ce donc lui qui m’avait fait espionner sur le chemin du retour ? Ça me semblait bien trop gros pour être vrai. Bien sûr, en m’alliant à Francesca Scodelario, je savais que je me ferais beaucoup d’ennemis. Je savais également qu’il me fallait me méfier de ce Haut-elf. Mais, comment pouvait-il se douter, lui qui n’avait même pas daigner mettre les pieds ici, que j’étais Monsieur S et que j’emprunterais ce chemin pour rentrer chez moi ? Si jamais c’était bien lui derrière tout ça, cela signifiait qu’il possédait une force de frappe majeure et des espions extrêmement doués. Pourtant, ceux de la dernière fois avaient beau être 4, ils s’étaient fait réduire en charpie par William. Non pas que le petit Leborgne n’était pas un adversaire redoutable, mais des espions professionnels n’auraient jamais été repérés par un jeune garçon à la formation non achevée. Toute cette histoire me semblait comme orchestrée de toute pièce. J’avais la désagréable impression de participer, à mon insu, à une gigantesque pièce de théâtre grandeur nature. Mais, si c’était le cas, il me fallait découvrir qui tirait les ficelles. Qui pouvait pousser ces hommes à risquer leur vie de la sorte dans l’unique but de me tromper en me mettant sur la mauvaise voie ?

Si la réponse pouvait paraître évidente à première vue, tout semblant pointer vers Francesca, je commençai néanmoins de plus en plus à douter de sa culpabilité à elle aussi. Bien sûr, elle avait déjà montré une certaine curiosité quand à ma véritable identité. De plus, elle aurait très bien pu profiter de son arrivée ici pour déposer quelques uns de ses espions dans les alentours afin d’en apprendre un maximum sur moi. Et ce, même si ça signifiait : les envoyer à l’abattoir. Après tout, à l’instar de ses maris, cette femme avait la capacité de pousser les hommes à mourir pour elle rien qu’en le leur demandant. Ils l’aimaient bien trop pour la dénoncer ou lui refuser quoi que ce soit. D’ailleurs, c’était elle qui fut la première à me parler d’Eldeth Grisebrum. Et comme par hasard, ces espion avouent travailler pour le compte du Haut-elf du Nord le jour même où j’appris son existence. Certainement un moyen pour Francesca de se débarrasser d’un ennemi à elle sans se salir les mains ou être impliquée directement. Si je me chargeais de faire le sale travail pour elle, elle aurait le beurre, l’argent du beurre et l’assurance que personne ne puisse jamais remonter jusqu’à elle. Cependant, il y avait trop de failles pour que je puisse l’accuser d’en être la fomenteuse. Une femme aussi méticuleuse qu’elle n’aurait jamais osé s’en prendre à moi si tôt et par des moyens si grossiers. Elle aurait fait preuve de plus de finesse, de plus d’ingéniosité. De plus, elle avait tout à perdre en prenant le risque de me faire douter d’elle. Le simple fait qu’elle ait accepté de mettre sa rancœur envers Leborgne de côté pour me plaire était une raison suffisante pour me prouver à quel point elle était prête à faire des sacrifices pour obtenir ma confiance. Jamais elle n’aurait tout gâché de la sorte.

Or si l’ennemi que je recherchais n’était ni Grisebrum, ni Scodelario, qui était-ce ?

Cette interrogation m’occupait l’esprit depuis quelques jours déjà. Alternant entre mon lit, mon tapis à jouets, ma bassine et les marches à l’entrée de ma maison, je ne fis rien d’autre de mes journées que de réfléchir à qui pouvait bien être le commanditaire de ces hommes. Je dessinai des

tableaux, formulai des hypothèses, élaborai des plans ; mais je restais dans le flou. Lorsque Héléna fit son apparition à Kürsk, distribuant le courrier à tous les villageois, elle s’arrêta devant moi quelques instants. Restant dans son personnage, elle me tendit une lettre à l’enveloppe jaune sans faire le moindre commentaire, ou le moindre geste suspect.

« Et voilà pour toi, jeune homme ! » me lança-t-elle avant de reprendre sa route.

Savoir qu’elle pouvait me tutoyer devant le reste du monde tout en étant la seule à connaître ma véritable identité, et ce, sans que je puisse la punir pour son impertinence, devait alors lui procurer une jouissance indescriptible. Enfin, si jamais ça l’amusait. Cela n’avait pas d’importance. Je m’empressai de déchirer l’enveloppe tout en me dirigeant vers le grand lac qui bordait le village. Bien que le feu restait, en mon esprit, le meilleur moyen de se débarrasser pour de bon d’une lettre ; l’eau demeurait plus qu’efficace lorsqu’il fallait faire disparaître le papier.

C’était un message de Leborgne que je venais de recevoir. Il m’affirmait que Scodelario avait joué franc jeu. Ils étaient bien arrivés au manoir de la Marquise, comme convenu et il put bel et bien apercevoir le lendemain sa sœur entrer dans une sorte de grande tour, escortée par un homme élégant aux habits noirs classieux et aux gants blancs. C’était une bonne nouvelle. Il m’expliqua également que Francesca avait fait envoyer un messager à cheval en direction de l’Ouest du Royaume et que Luther devait certainement être en train de s’entretenir avec lui à l’heure qu’il était. Il conclut en m’informant qu’il revenait au quartier général. Je devais comprendre par là qu’il espérait que l’on rediscute de tout cela ensemble, dans la soirée. Ce n’était pas vraiment le jour où nous étions sensés nous réunir, mais au vu de la situation, j’avais besoin de leur avis à tous pour percer le mystère. Aussi, je pris la décision de m’y rendre en m’équipant d’une arme, cette fois. Le problème, c’est qu’il n’y en avait pas vraiment à mon goût. Bien sûr, j’aurais pu piocher dans les couteaux de mon Père, voire dans tout notre arsenal une fois sur place. Mais quelque chose me dérangeait. Je ne trouvais rien dans tout notre attirail qui me convenait. Les guerriers ont leur hache, les archers ont leur arc. Mon arme à moi a toujours été l’encre sur le papier. Seulement, quoi qu’en dise l’expression, lors d’un affrontement : la plume n’est pas plus forte que l’épée. Il me fallait trouver un moyen de défendre mon intégrité physique. Quelque chose qui m’irait bien. Faute de mieux, je choisis de me rabattre sur un petit couteau. Mais ce n’était rien de bien exceptionnel. Juste un choix par défaut en attendant que je trouve l’arme idéale.

Quoi qu’il en soit, je choisis de me rendre une fois de plus dans l’ancienne demeure d’Huttington cette nuit encore. J’espérais très sincèrement que nous serions capable de trouver une solution à notre problème, ou à défaut : d’en envisager une, au moins. Je fis s’installer tout le monde autour de la table, et je demandai à ce que l’on m’apporte un verre d’eau pour étancher ma soif. Le temps qu’Héléna ne m’apporte ce dernier, j’adressai un signe de la tête à Luther pour qu’il passe au cœur du sujet sans plus attendre. Ce dernier commença alors à réexpliquer la situation à tout le monde. Mon verre d’eau fraîche finit par arriver.

« … Voilà donc où nous en sommes. Grâce à Francesca Scodelario, nous venons d’étendre l’influence du Gant Noir sur une bonne partie du Sud du Royaume. Ce n’est qu’une question de temps avant que les dernière fortes-têtes ne soient raisonnées… ou tranchées. Problème : nous sommes apparemment en ce moment même surveillés par des sortes d’espions qui disent travailler pour le compte d’un certain Eldeth Grisebrum. » présenta Luther.

- « Des bons gros tocards ! » rajouta William, qui avait lui aussi eu droit à siéger autour de la table au vu de ce qu’il avait accompli cinq jours auparavant. « Ils étaient 4, et y’en a pas un qui a réussit à tenir plus de 15 secondes. Si ils bossaient vraiment pour Grisebrum, j’espère qu’il les payait des misères ! J’ai ramené leurs cadavres à la base pour les fouiller. Je les ai déposé au sous-sol. Et en vidant leurs poches : figurez-vous que j’ai retrouvé des fioles de poison. Et pas n’importe lequel !

Du poison elfique, s’il vous plaît ! Uniquement trouvable sur l’Île des Miracles. Mon Père, Gaïus, m’en faisait avaler à petites doses pour que j’augmente ma résistance à ces derniers et que je sache les identifier au goût et à l’odeur. »

- « Bon. Et ben, voilà une affaire rondement menée. Plus qu’à retrouver cet Elf du Nord et à lui passer un savon » s’exclama alors l’oncle de William tout en s’étirant.

- « Le problème, c’est que ça m’a tout l’air d’être une ruse de Scodelario pour qu’on s’en prenne à lui. Rappelez-vous qu’en terme de poison, elle reste la championne toute catégorie. En somme, il n’y a pas vraiment de raison pour Grisebrum d’envoyer des espions, aussi incompétents soient-ils, dans la région si il n’a rien à y gagner. » souleva Luther.

- « Oh, mais je pense justement que si. » expliqua Leborgne « Si jamais il savait qu’elle allait venir ici, il a très bien pu envoyer ses espions dans la zone au préalable. Et à défaut de tenter quoi que ce soit contre elle, ils auraient pu être chargé de s’occuper de ses alliés à la place, Monsieur S notamment. »

- « Balivernes. Cette femme est une vipère. C’est elle qui est entourée d’espions, pas Grisebrum. J’ai fais mes recherches. Lui, c’est un paranoïaque qui donne surtout sa priorité à sa garde rapprochée et aux pots-de-vin. » affirma mon bras droit.

- « Scodelario est peut-être une sacrée salope, mais elle n’a pas le monopole de l’espionnage pour autant. Pour le coup, elle a même tenu ses engagements auprès du Gant Noir. Quel intérêt aurait-elle à tout gâcher comme ça du jour au lendemain ? Aucun. Là où l’autre Eldeth, il a tout a gagné en coupant l’herbe sous le pied de tout le monde. Si t’avais mon expérience en interrogatoire musclé, tu saurais qu’en règle général quand un type craint vraiment pour sa vie, il va pas chercher à te mener en bateau. Bien au contraire ! Il te récite tout ce qu’il sait comme une poésie, dans l’espoir de survivre un jour de plus ! » rétorqua mon exécuteur.

Me désintéressant peu à peu de la discussion entre mes deux hommes les plus fidèles, me rendant compte qu’ils ne faisait que ressasser tout ce que je m’étais déjà dis tout seul, je commençai à accorder plus d’intérêt à mon verre d’eau. Je l’agrippai d’une main, faisant tourner le précieux liquide à l’intérieur. Je pouvais y voir mon reflet. Comme j’étais laid. Ce déguisement faisait ressortir mes plus vilaines tares physiques. Me perdant dans mes pensées, j’entamai un long questionnement interne sur la cruauté du monde dans lequel nous étions. Pourquoi est-il des gens aussi beau que Francesca Scodelario, et d’autres aussi repoussant que mon alter ego ? Pourquoi estil des gens aussi puissant que nous, et d’autres aussi faibles que les villageois de Kürsk ? Comment expliquer qu’il est des être aussi purs que ma Mère, et d’autres aussi cruels que son fils ? Je fus sortis de cette intense réflexion quand j’entendis le ton monter entre Luther et Leborgne.

- « Et moi, je te dis que c’est elle qui est derrière tout ça ! C’est comme ça qu’elle procède à chaque fois ! Elle manipule tout le monde pour en arriver à ses fins ! Si tu ne parviens pas à voir que tu joues son jeu, alors ce n’est pas Leborgne qu’il faut t’appeler, mais Laveugle ! » s’exclama Luther en se levant de sa chaise tout en pointant son détracteur du doigt.

- « Wouah ! Quelle originalité ! On me l’avait jamais faite celle-là, dit donc ! Lorsque tu auras fini de faire ce genre de réflexion à deux balles, peut-être que tu voudras qu’on cause comme des hommes ? Et là, je peux te garantir que c’est pas Scodelario qui sera derrière tout ça ! » rétorqua-t-il en se levant lui aussi, tout en se craquant les poings.

- « Les garçons, s’il vous plaît... » tenta vainement de prononcer Héléna ; pendant que William roulait de l’œil, s’impatientant du temps que prenait le début du pugilat.

- « Taper le plus fort ne fait pas de toi celui qui a raison dans l’absolu, Viktor ! Je suis intimement persuadé que c’est elle qui a fait le coup, et ce n’est pas en étant violent que tu prouveras quoi que ce soit ! »

- « Peut-être, mais ça me détendra. C’est d’jà pas mal ! »

- « Oh ! Mais je suis certain que Monsieur S, est très heureux de savoir que tu consacres plus d’intérêt à satisfaire ton petit confort personnel plutôt qu’à essayer de résoudre les problèmes vraiment importants ! »

- « Ça fait trois plombes que je t’explique pourquoi je pense que c’est ce Eldeth Grisebrum qui a fait le coup ! Si tu comprends toujours pas c’ que j’te dis, c’est soit qu’ tu l’ fais exprès, soit qu’ t’es un putain d’attardé ! Je te rappelle, que c’est sensé être moi les muscles et toi le cerveau, ici ! Enfin … le deuxième cerveau ! »

- « Précisément. Et c’est pour ça que tu devrais rester à la place de grosse brute qu’est la tienne et laisser les gens avec deux neurones encore en état de marche discuter entre eux ! »

- « Alors toi... J’espère que tu tiens pas trop à tes dents. Parce que là, je sens qu’elles vont toutes finir tout droit enfoncées dans ton trou du … »

Le bruit d’un verre porté à des lèvres.

Le son d’une eau commençant à doucement descendre dans un œsophage.

Et puis, le silence.

Luther, Leborgne, William et Héléna retournèrent lentement leur visages angoissés vers moi. Leur querelle avait été si intense qu’ils en avaient oublié ma présence. Je me rafraîchissais en me délectant de ce bon verre d’eau, gorgée après gorgée. Le simple fait d’entendre un bruit venant de moi avait suffit à ce que chacun d’entre eux ne reprenne ses esprits. Un chef charismatique est un chef que l’on respecte, même lorsqu’il ne prend pas parole. Profitant de ce lourd instant sans bruit, chacun d’entre eux commençait à anticiper ma réaction une fois que j’aurais reposé ce verre sur la table. Les deux belligérants se rassirent à leur place sans que je n’ai quoi que ce soit à leur ordonner. Ils savaient qu’ils étaient allés trop loin. Je ne voyais aucun intérêt à en rajouter, ou à remuer davantage le couteau dans la plaie. Une fois mon verre vidé de son contenu, je pris le temps de le reposer sur la table. Lentement. Je relevai alors les yeux vers eux. Je fis circuler un regard froid et fatigué sur mes quatre amis. Puis, je tendis simplement la main vers eux, afin de permettre à ces derniers de terminer leur raisonnements dans le calme et la sérénité.

- « Hum… Ce que je veux dire, c’est que, si je comprends parfaitement les doutes de Leborgne et que je suis tout à fait d’accord avec lui sur le fait qu’il va nous falloir faire quelque chose pour ce Eldeth Grisebrum, je pense tout de même que Francesca Scodelario a, de près ou de loin, un rôle à jouer dans cette histoire. C’est la raison pour laquelle, je propose, en toute modestie bien sûr, que

l’on envisage un plan pour nous défendre de ses potentielles manigances. Voilà tout. » assura Luther d’une voix légèrement tremblante et manquant d’assurance.

- « Euh… Ouais… Et de mon côté, si j’ nie pas qu’il y’ a moyen que Scodelario soit impliquée dans l’affaire, je maintiens qu’à mon avis, c’est l’Grisebrum qu’il va falloir aller voir en priorité. » affirma à son tour Leborgne.

Observant l’état de passivité de William et Héléna vis-à-vis de la situation, dont les regards ne tardèrent pas à se poser sur moi, attendant certainement une réaction de ma part, je me remis à écrire une nouvelle note sur mon petit carnet. J’en déchirai la page puis demandai à Héléna de se lever pour la porter à son frère. La jeune femme obéit sans discuter, et Luther se mit à lire à hautevoix, après s’être raclé la gorge.

- « Hum-hum … « De toute évidence, mes amis, celui ou celle derrière tout ça cherche à diviser pour mieux régner. Pour sortir vainqueurs de cette épreuve, nous allons devoir prendre notre ennemi(e) à son propre jeu, en restant unis face à l’adversité. C’est un fait, nous ne pouvons pas faire pleinement confiance à Francesca Scodelario. Et encore moins à ce Eldeth Grisebrum. La proposition que je vous soumet maintenant est un pari risqué, mais il est, je le pense, l’unique moyen pour nous de savoir qui est derrière tout ça. Tout d’abord, il va nous falloir entrer en contact avec le Haut-elf, essayer de gagner sa confiance. Plus nous serons proches de lui, plus nous pourrons faire le lien entre ses objectifs et la situation. Pour Scodelario, je me chargerais d’entretenir notre relation épistolaire sur le long terme, jusqu’à ce que je puisse réclamer une nouvelle rencontre. C’est à ce moment là que nous pourrons savoir si elle a un rôle à jouer làdedans ou non. » »

- « Il y a un problème, par contre. » souleva Leborgne. « Comment on fait pour approcher l’Elf si il ose même pas venir ici dans le cadre d’une réunion ultra-sécurisée ? »

- « Il va falloir aller le chercher chez lui, sur son terrain, dans le Nord. Si jamais nous parvenons à pénétrer son bastion, nous pourrions obtenir de lui tout ce que nous voulons : que ce soit une alliance ou des explications. D’après ce que j’ai entendu de lui, ce pleutre tient beaucoup trop à sa vie pour opposer la moindre résistance si il se sent trop menacé. » répondis-je à l’écrit.

- « Ouais, c’est bien beau tout ça » reprit William « Mais de ce que vous avez dit, le type est vachement bien entouré. Des gardes du corps partout sur des terres inhospitalières. Ça donne pas trop envie d’aller passer des vacances là-bas, si vous voyez c’que j’veux dire. »

- « Ça ne coûterait rien de lui envoyer une simple missive, lui demandant ce qu’il souhaiterait en échange d’une entrevue des plus cordiales. Nous aurions alors de quoi l’approcher d’assez près pour passer à l’acte. » proposa Luther.

- « Le soucis c’est qu’on pourra faire entrer au maximum trois personnes chez lui. Ce sera certainement pas assez. » conclut Leborgne.

Le plan ne semblait pas avancer. Chaque fois que quelqu’un proposait quelque chose, un point revenait sur la table nous empêchant de concrétiser le tout. Je balayai alors la salle des yeux, espérant qu’un élément me reviendrait en tête et me permettrait de nous sortir de l’impasse. Je ne vis rien dans les premières secondes. Puis, quelque chose me sauta alors aux yeux. C’était un espèce d’angle en papier qui ressortait de la poche gauche du long manteau brun de Luther. Je me souvins alors du message de Leborgne m’affirmant qu’il avait repéré un émissaire quitter le palais de Scodelario pour rejoindre le chemin menant à l’Ouest du Royaume. Il suspectait qu’elle l’ait envoyé pour s’entretenir avec Luther. Si tel était le cas, je comptais bien lui faire cracher le morceau. Je fis

ainsi coulisser l’une de mes notes jusqu’à lui, le sommant de me présenter son rapport. Je lui demandai de n’omettre aucun détail quant à ce que le messager de la Marquise lui avait dit. Il soupira.

- « Il ne m’a rien dit, à proprement parler » m’expliqua-t-il. « En réalité, à l’instar d’Héléna, il m’a simplement porté en main propre une lettre, apparemment rédigée par la Bella Donna, elle-même. Il m’a demandé de vous la remettre dès que je vous reverrais. Seulement… Je n’arrive pas à faire confiance à cette femme. La situation me semblait déjà assez délicate pour en rajouter encore davantage. Je me suis dit qu’il valait mieux faire disparaître cette missive pour ne pas qu’elle ne nous emmêle encore plus l’esprit. Mais, si vous souhaitez malgré tout la lire, Monsieur S, alors je vous la remettrais tout de même, sans plus tarder. »

C’était la première fois que Luther me cachait quelque chose. C’était la première fois qu’il prenait les devants et choisissait à ma place ce qu’il jugeait être le mieux pour le Gant Noir. Et hélas, ce ne sera pas la dernière. Là où Huttington n’osait jamais rien faire de lui-même ; Luther, lui, prenait beaucoup trop d’initiatives tout seul. Il pensait que mon jugement manquait de pragmatisme et se considérait comme le seul à savoir véritablement ce qui était bon pour nos affaires. Malgré tout, je choisis de ne pas le punir pour son zèle. La situation était déjà trop instable pour créer plus de tensions dans mon propre groupe. Et puis, je sentais dans son regard et dans sa voix qu’il ne faisait pas ça pour nous nuire, bien au contraire. À ses yeux, c’était la meilleure chose à faire pour que nous parvenions à accomplir nos objectifs. Néanmoins, je pense à posteriori qu’il aurait peut-être mieux valu que je le fasse. Sans être trop dur avec lui, j’aurai du lui faire comprendre plus explicitement qu’il lui en coûterait de la jouer en solitaire, omettant volontairement de me révéler telle ou telle information « pour le bien du Gant Noir ». Il l’apprendra d’ailleurs à ses dépends 20 ans plus tard, lorsqu’il s’en prendra, sans m’en avoir parlé au préalable, à la Mère d’un jeune homme du nom de Jacob, qu’il désirait punir pour avoir quitté le Gant Noir, qui finira inexorablement par lui scinder la tête en deux à l’aide d’une scie circulaire.

Ainsi, c’est un Luther désemparé qui me remit en main propre la missive de Scodelario, que j’ouvris sans perdre plus de temps. Lorsque nous la découvrîmes, beaucoup de mots nous vinrent en tête. Ce qu’on ne pouvait pas dire, en revanche : c’est que cette dernière ne tombait pas à point nommé. À vrai dire, c’était comme si l’intégralité de la discussion que nous venions de tenir venait de remonter aux oreilles de la Bella Dona, et que, dans sa grande générosité, elle nous adressait sa solution miracle pour régler tous nos problèmes d’un coup de baguette magique.

« Mes hommages, Monsieur S.

J’espère que vous vous portez bien et que vos affaires vont pour le mieux. De mon côté, je ne vous cache pas que, depuis notre dernière rencontre, tout semble me sourire. La Guilde a été ravie d’intégrer votre ravissante petite Mélanie en son sein. Je sens déjà que cette jeune fille a un véritable potentiel. Les portes vous seront bien entendu ouvertes afin que vous puissiez constater quotidiennement de ses progrès, comme convenu. Cela dit, ce n’est point la raison principale du message que je vous envoie, aujourd’hui. J’ai, en effet, cher Monsieur, l’honneur de vous annoncer que notre projet d’autorisations est officiellement approuvé par Sa Majesté le Roi et la Cour de Costerboros. Notre allié, le Comte Auguste Adhémar a fait un travail remarquable pour la faire accepter. Notre petit commerce débutera donc dès le lendemain du jour où je vous écrit cette lettre, et ce : dès la première heure.

Sachez néanmoins, que je désire, et ce le plus tôt possible, refaire affaire avec vous. Je crois me souvenir que vous désiriez retrouver un Leborgne afin de former le jeune homme qui gardait la porte de votre bureau. Figurez-vous que j’ai mené l’enquête de mon côté afin de savoir comment obtenir l’allégeance de celui au service d’Eldeth Grisebrum, dont je vous avais déjà parlé. Je suis

aujourd’hui en mesure de vous assurer ses services en tant que mentor pour le jeune William. Je ne vous demanderais, en échange que de me rapporter le colis qu’il emportera avec lui. Rien de plus. Les portes de mon Palais vous sont d’ailleurs toujours ouvertes si jamais vous souhaitez discuter avec moi, en face à face.

En vous souhaitant une merveilleuse journée et en espérant que nous nous reverrons très bientôt !

Francesca Scodelario »

- « Comme par hasard ! » s’exclama Luther. « Eldeth Grisebrum qu’elle remet sur le tapis une fois de plus. C’est un piège, Monsieur S ! Elle a eu ce qu’elle voulait obtenir de vous, et maintenant elle veut en finir. C’est beaucoup trop dangereux, n’y allez pas ! »

- « Dis donc, Luther ! Tu parles beaucoup je trouve pour quelqu’un qui nous fait ce genre de petites cachotteries ! » s’exclama Leborgne.

- « Monsieur S... » tenta de me dire Héléna avant d’être coupée par son frère.

- « C’était pour le bien du Gant Noir ! Et ce message tend à prouver que j’avais raison. »

- « Je crois que t’as assez fait de vagues aujourd’hui, Luther ! Ferme-là, maintenant ! »

- « S’il vous plaît... » insista-t-elle

- « Ma position au sein du Gant Noir me force à conseiller, Monsieur S. Quoiqu’il arrive ! »

- « Et mon poing dans ta gueule, tu veux connaître sa position dans le conseiller ? »

- « ÇA SUFFIT, VOUS DEUX ! » hurla alors Héléna. Il était tellement inhabituel de sa part de hausser le ton comme cela que nous restâmes tous cloués à notre siège, sans laisser la moindre parole s’échapper. Elle reprit : « Si vous voulez bien me laisser parler, pour une fois ! Je tiens à faire remarquer à tout le monde qu’il y a quelque chose d’écrit au dos de la lettre, en petits caractères. »

En effet. En retournant la missive de la Marquise, je constatai qu’un autre court message figurait sur cette dernière.

« PS : Ne jetez pas l’enveloppe, il y a un petit cadeau à l’intérieur. En espérant que vous vous en serviez pour me rendre visite quand vous le pourrez ! »

Je me saisis aussitôt de l’enveloppe que j’avais massacré pour en extirper le message qu'elle contenait. Je passai délicatement ma main à l’intérieur et je sentis alors une forme ovale aussi solide qu’une pierre. C’était quelque chose de minuscule, pas plus grand qu’un galet. Avec une grande précaution, j’en sortis doucement une petite pierre couleur bleu-gris. C’était une gemme à n’en point douter. Seulement, j’ignorais encore quelle était sa particularité. Francesca s’était donnée la peine de noter qu’elle me serait utile pour lui « rendre visite ». Ça avait donc à voir avec l’idée de déplacement. Évidemment, aucun de mes alliés autour de la table n’était expert en la matière. Il me fallait donc procéder par tâtonnement. J’avais beau essayer, je ne parvenais ni à me téléporter, ni à accélérer ma vitesse. Je repensais alors à la raison qui l’aurait poussé à m’offrir cette gemme. Elle voulait que je lui rende visite, en sachant pourtant pertinemment que la politique de Monsieur S

était de ne jamais risquer sa vie en se déplaçant quelque part en personne. Une idée me vint alors en tête. Je quittai la table quelques instants pour m’approcher de la porte d’entrée de notre quartier général, sous les regards intrigués de mes quatre amis. J’installai la gemme au centre de ma paume puis, je fermai les yeux. Je m’imaginai sur la chaise que je venais de quitter, en bout de table. Et lorsque je rouvrit les yeux, j’aperçus mon reflet sur cette dernière. Il se tenait dans la même position que moi, bougeait en même temps que moi et semblait regarder ce que je regardais. Luther, Héléna, Leborgne et William n’en revenaient pas. C’était la première fois qu’ils voyaient une magie de la sorte à l’œuvre. En me rapprochant de cette illusion, je tentai de voir si elle était palpable ou non, en passant ma main à l’intérieur. Le reflet tendit également la main, suivant mon mouvement. Seulement, j’avais l’impression de ne rien toucher. C’était comme si mon bras passait à travers un courant d’air, sans pour autant déformer cette image rémanente. Je refermai alors mon poing sur la gemme, la désactivant, ce qui fit disparaître mon double. Je réalisai alors que je venais tout juste d'acquérir une Gemme holographique. Ces cristaux étaient extrêmement rares. Seulement 7 de ces petites merveilles étaient recensées à l’époque. Extrêmement utiles et parfaites pour être à plusieurs endroits en même temps, l’une d’entre elles deviendra très vite l’outil préféré d’un certain Professeur Arsène, plus connu sous le modeste sobriquet de "Roi des Voleurs". Mais, là encore, c’est une autre histoire qui n’a pas lieu d’être narrée pour l’instant. La seule chose qui importait alors à mes yeux : c’était de tirer au clair toute cette histoire. Et cette gemme allait m’y aider, quoiqu’il arrive. À défaut de mieux, nous choisîmes de privilégier l’inaction. Pour l’instant, nous avions trop peu d’éléments pour nous engager sur n’importe lequel des deux fronts. Nous fîmes ainsi le choix de la prudence. La confiance en la Bella Dona n’était pas assez présente pour que nous nous mettions à sauter tête baissée dans le premier plan qu’elle nous proposait. Il valait mieux attendre et rester sur nos gardes le temps de peaufiner notre plan d’action. Je chargeai ainsi chacun de mes plus proches collaborateurs de revenir dans une semaine avec chacun une idée de quoi faire, maintenant que les enjeux étaient fixés. Tant que nous n’étions pas certain de qui était derrière tout ça, il était devenu trop risqué d’entreprendre la moindre action offensive contre qui que ce soit. Il nous fallait tirer tout ça au clair et ce le plus tôt possible. En revanche, il m’était de plus en plus difficile de me sortir de la tête la proposition de Francesca. Après tout, elle semblait déjà savoir quoi dire au Leborgne au service de Grisebrum pour le convaincre de terminer la formation de William. De plus, elle avait ajouté qu’il viendrait accompagné d’un colis à lui ramener. Que pouvait-il bien contenir ? Impossible de deviner. Cela pouvait être à la fois tout et n’importe quoi. En la lisant, j’avais pourtant l’impression qu’elle était déjà absolument certaine de mon accord. Seulement, ce qui me dérangeait, c’était justement que ce plan nous arrangeait beaucoup trop pour qu’il soit honnête. En échange d’un simple paquet à lui remettre, nous réussirions à la fois à trouver un mentor pour William, retirer son principal atout défensif à Eldeth Grisebrum, et ainsi nous donner l’opportunité d’envoyer tous nos meilleurs éléments chez lui pour obtenir son adhésion au Gant Noir de gré ou de force. Cela nous assurerait ainsi le contrôle quasi-total du Nord, dernier bastion qui n’avait pas encore cédé au Gant Noir. En somme, tous mes problèmes se régleraient d’un seul coup. Tout ce que j’avais à faire : c’était d’accepter le plan de Scodelario, sans poser de question.

D’un côté, je me disais que nous étions alliés et que, par conséquent, le succès du Gant Noir signifierait son succès à elle aussi, et donc qu’elle en profiterait. Mais, d’un autre côté : je craignais la stratégie du pompier pyromane. Si jamais la Bella Donna éteignait un feu qu’elle avait elle-même allumé, elle serait finalement la seule vraie gagnante de l’histoire. La victoire du Gant Noir, en revanche, ne serait qu’illusoire. Nous nous serions débarrassés d’un ennemi invisible, là où elle aurait véritablement quelque chose de concret à son actif. En d’autres termes, si nous nous mettions à croire à une fiction qu’elle a elle-même conçu et dont elle tirerait toutes les ficelles, nous ne deviendrions que des pantins qu’elle mènerait à la baguette. Et je craignais bien trop que cela n’advienne pour me risquer à tomber dans le panneau. Peut-être une certaine forme de paranoïa commençait alors doucement à s’installer en moi. Mais, je refusais de croire en la facilité. Toute

cette série d’évènements, de noms et de services était tout simplement trop bien rodé pour me paraître crédible. Ma décision avait été prise, et elle était irrévocable. La proposition de la Marquise du Sud avait été entendue, mais nous restâmes sur nos positions. Jusqu’à notre prochaine réunion, nous attendrions d’en savoir plus, et de voir comment les choses allaient évoluer avant d’agir.

Quelques jours passèrent. Puis, une nouvelle semaine commença à Kürsk. Une semaine pas comme les autres, pour ainsi dire.

Le lundi, tout le monde au village avait eu vent de la nouvelle concernant cette récente obligation de posséder une autorisation par personne. La nouvelle s’était rapidement ébruitée que l’incapacité à présenter ces documents entraînerait instantanément une peine de prison.

Le mardi, les autorisations venaient d’entrer en circulation. Certains parmi les villageois en avaient déjà entre les mains. Je vis ainsi pour la première fois à quoi ressemblaient ces dernières pour de vrai.

Le mercredi, j’aperçus mon Père ranger trois documents dans le vieux coffre de sa chambre. Il s’agissait de mon autorisation et de celles de mes Parents. Nous venions alors tout juste de les recevoir.

Le jeudi, nous entrions dans la date limite. C’était le dernier jour où l’on pouvait se procurer une autorisation. Une fois ce jour passé, plus aucune absence de ces dernières n’était tolérée.

Le vendredi, c’était le début des premiers contrôles à domicile. Quelques gardes venaient faire le tour des maisons du village, afin de s’assurer que tout le monde avait son autorisation.

La première semaine fut la plus difficile à passer. Cette situation nouvelle d’angoisse constante n’était pas du goût de tout le monde. Une poignée de réfractaires fut même arrêtée et conduite au bagne, dès les jours qui suivirent. Bien sûr, quelques uns parmi eux n’avaient tout simplement pas leur autorisation le jour du contrôle. Mais, il en était également d’autres qui, malgré le fait qu’ils fussent aperçus avec une autorisation en main quelques temps auparavant, ne purent présenter cette dernière le jour où les gardes vinrent frapper à leur porte. Le doute n’avait plus lieu d’être : les autorisations créées par la Bella Dona s’étaient bel et bien répandus aux 4 coin du Royaume. Kürsk ne faisait ainsi pas exception à la règle. Son plan avait fonctionné. Je m’enjoins, de ce fait, très vite à lui écrire pour la féliciter. Je ne me perdis pas dans les détails. Un message sobre et court, qui n’apportait aucune réponse directe à sa dernière proposition.

Sa réponse ne tarda pas. Sachant que nous ne pouvions plus faire pleinement confiance à Luther pour nous remettre les missives de la Marquise, c’est Héléna qui se chargea elle-même de me transmettre le courrier. Chaque nouvelle lettre à déchiffrer représentait un certain défi. Il me fallait m’en débarrasser très vite, et en même temps : bien analyser chaque terme employé, chaque virgule et chaque espace laissé volontairement à l’intérieur. C’était l’une des petites spécificités de Scodelario. Elle aimait faire des sous-entendus dans ses lettres, et permettre à ses lecteurs de comprendre certaines choses si ils étaient assez attentifs. Son message fut le suivant :

« Mes hommages,

Mon très cher Monsieur S, vos compliments me sont allés droit au cœur. Il est si rare, de nos jours, de rencontrer un homme aussi courtois et bon que vous. Sans votre aide, je sais que jamais je ne serais parvenu au doux rêve que je chérissais depuis si longtemps déjà et qui devient réalité aujourd’hui. Grâce à vous, d’ici quelques semaines, j’aurais assez de pouvoir pour reprendre ce qui m’est du, et en tout bien tout honneur : mettre ce dernier à disposition du Gant Noir.

Nous sommes, à partir d’aujourd’hui, liés dans nos histoires respectives. Tel un ange gardien, vous m’accompagnez dans mes pensées et dans mes petits tracas du quotidien. Et j’espère, peut-être très naïvement j’en conviens, qu’il en va de même pour vous. Mon très cher ami, je me sens redevable envers vous pour tout le bien que vous avez fait pour moi. Après tout, vous n’aviez qu’une seule demande : celle de former vos deux jeunes Leborgne. Et je n’ai même pas été capable de la respecter pleinement. C’est pourquoi je maintiens la proposition que je vous ai formulé ultérieurement. Je compte même y apporter un petit supplément, remarquant que vous n’aviez pas daigner y répondre lors de votre dernière missive.

Peut-être mon interprétation est-elle erronée, mais je vous prie de bien vouloir vous imaginer à quel point il est dur pour moi de rester dans le flou en ce qui concerne vos plus profond désirs. Ce que je souhaite plus que tout au monde aujourd’hui, c’est d’être aussi bonne avec vous que vous ne l’avez été avec moi. Aussi, comprends-je que vous avez peut-être beaucoup à faire en ce moment et n’avez donc guère le temps pour vous occuper d’Eldeth Grisebrum et de son Leborgne. Voilà donc ce que je vous propose. Envoyez votre Leborgne et son neveu près de Kroensberg, dans deux jours. C’est une modeste bourgade, non loin de chez vous, située à la frontière entre le Nord et l’Ouest du Royaume. Une petite surprise vous y attendra. N’hésitez d’ailleurs pas à utiliser le cadeau que vous avez du recevoir lors de ma dernière lettre pour assister vous-même à la scène, si vous le désirez. Rappelez-vous simplement qu’il ne suffit pas de vous imaginer un endroit. Il faut vous imaginer aux côtés d’une personne pour que cela fonctionne. Enfin, vous le saviez probablement déjà. Vous êtes un homme tellement brillant ! Et si, en plus de cela, vous pouviez me rapporter le petit colis dont je vous avais fait mention la dernière fois, vous seriez un amour.

Je n’ai plus, mon très tendre ami, qu’à vous souhaiter une merveilleuse journée à vous, et à tous vos proches.

Votre dévouée,

Francesca Scodelario »

Cette lettre-là était beaucoup trop importante et fournie pour que je m’en débarrasse avant de l’avoir présentée à mon équipe. Je la rangeai donc dans mon carnet et je prévins Héléna de reconvoquer tout le monde pour le lendemain soir. Nous n’avions pas une journée à perdre.

Assemblés une fois de plus autour de notre table, je fis circuler la lettre de la Marquise entre les mains de chacun de mes alliés. Tous la lurent une fois, deux fois, trois fois pour les plus sceptiques.

- « Au risque de me répéter, tout cela m’a l’air d’un piège. Un piège qui pourrait bien lancer tout le reste de son plan infernal pour tous nous enterrer » souligna Luther.

- « Ça me tue de le dire, mais cette fois, je suis d’accord avec lui. » avoua Leborgne. « Très honnêtement, j’ai comme l’impression qu’elle essaie de vous forcer la main pour vous occuper de ce Grisebrum. On a choisi de ne rien faire du tout pour l’instant. Ça a dû la surprendre, et maintenant elle tente de vous attirer dans sa toile. J’ conseille pas d’faire c’quelle dit. »

- « D’autant plus qu’elle a bien précisé qu’il fallait nous emmener moi et mon oncle, soit deux de vos meilleurs protecteurs pour qu’on se rende à « perpète-les-bains », et qu’en plus on prolonge

notre séjour pour aller lui rapporter un colis dans le Sud ! Si vous voulez mon avis, elle cherche à nous éloigner de vous. » affirma William, de plus en plus suspicieux.

Ils avaient tous les trois raisons de se méfier d’elle et de son message. Seulement, il était un point qu’ils semblaient tous oublier. Francesca comptait déjà passer à l’acte, avec ou sans nous. Nous n’avions aucune idée de ce qu’elle comptait faire, ni de ses réels motifs pour agir. Tout ce que nous savions, c’est qu’elle avait une « surprise » pour nous, et qu’elle serait de toute façon à Kroensberg, quoiqu’il advienne. De ce fait, la meilleure façon pour nous de comprendre ses manigances restait de jouer le jeu, pour l’instant. Précisons : de jouer le jeu à moitié.

Oui, il nous fallait nous rendre là-bas, de toute façon. Oui, il fallait y envoyer l’un des deux Leborgne pour vérifier la nature de cette « surprise ». Non, nous n’allions pas y envoyer les deux en même temps. Cela renverrait à s’exposer. Non, nous n’allions pas lui ramener ce colis sans vérifier ce qu’il y avait à l’intérieur, au préalable. Et j’hésitais encore quant à l’utilisation de la nouvelle Gemme que je venais d’obtenir. Faisant part à l’écrit de mes impressions sur le sujet, je cherchais à avoir un nouvel avis de la part de mes collaborateurs. Je les sentis hésitants.

- « C’est risqué, Monsieur. Bien sûr, si vous pensez que le jeu en vaut la chandelle, alors je n’ai pas à m’opposer à votre décision. Toutefois, je vous conseille de faire preuve de prudence. Nous ne savons pas ce qui se trame dans l’esprit de cette femme. » m’avertis Luther.

- « En vrai, il y a bien un truc d’envisageable. Scodelario s’attend à nous voir là-bas, William et moi ? Elle va être servie. Sauf, que le seul qui sera vraiment là, ce sera mon neveu préféré. Avec votre permission Monsieur S, c’est moi qui utiliserais votre nouveau joujou pour me rendre là-bas sans y être pour de vrai. Et vu que cette chère Francesca a eu la gentillesse d’expliquer plus en détails comment ce truc marchait, je n’aurais qu’à m’imaginer aux côtés de William pour être à Kroensberg, tout en restant près de vous au cas où quelque chose se passerait pas comme prévu. De votre côté, vous aurez qu’à rester proche de moi pour suivre la conversation. J’vous ferais un rapport plus détaillé après, mais au moins comme ça vous saurez tout ce qu’il s’est dit d’mon côté. » proposa Leborgne.

- « Ce n’est pas une mauvaise idée du tout, Leborgne ! Mais ça signifierait qu’on enverrait William seul là-bas alors que son entraînement n’est pas encore tout à fait terminé. » releva son ancien détracteur.

- « Vous en faîtes pas pour ça ! J’ai p’t-être que 13 piges mais je sais encore lire une carte et me débrouiller tout seul. Si ces les mêmes débiles que la dernière fois qui me tombent dessus de toute façon, dîtes vous que j’ai pas grand-chose à craindre. » affirma le jeune Leborgne impétueux.

- « C’est encore à Monsieur S de décider. Alors, qu’en dîtes-vous ? »

Cela me semblait être un bon plan. Nous profiterions de l’initiative de Scodelario sans pour autant faire exactement ce qu’elle attendait. Bien sûr, nous ne savions toujours pas exactement ce qui risquait d’advenir là-bas. Mais le temps de l’inaction était révolu. Nous n’avions d’autres choix que de prendre le risque. Si jamais les choses se passaient bien et qu’il s’avérait que la Bella Dona jouait franc jeu depuis le début, nous avions l’occasion de régler pratiquement tous nos problèmes sans bouger d’autres petits doigts que celui de William. Et si la situation commençait à nous échapper, alors, il nous faudrait nous adapter, comme pratiquement à chaque fois.

Nous fîmes monter le jeune Leborgne sur le destrier de son oncle et lui souhaitâmes bonne chance. Il chevaucha ainsi sa monture, galopant entre plaines et forêts. Sous la blanche lumière de

la lune, son long périple le mènerait bientôt au petit village de Kroensberg : là où son destin l’attendait.

Lorsque nous nous réunîmes une fois de plus, le lendemain ; nous ressentîmes tous en nous un mélange d’impatience et de légère angoisse à l’idée de ce qui allait se produire d’ici quelques dizaines de minutes. Leborgne tenait son rôle. Il s’imaginait, à chaque demi-heures qui s’écoulait, aux côtés de son neveu. Il suivait avec attention son parcours équestre. Du notre, Luther, Héléna et moi-même nous étions lancé dans une petite partie de cartes en attendant que l’heure fatidique n’advienne. C’était la première fois que nous jouions ensemble. Ce n’était d’ailleurs vraiment pas désagréable. J’aimais beaucoup ces quelques rares instants de divertissements. Seulement, comme toutes les bonnes choses : il convient de ne pas en abuser. Je n’ai d’ailleurs nul souvenir de m’être amusé avec eux à aucune autre reprise. C’était la seule fois…

Quoiqu’il en soit, nous restâmes ainsi là où nous étions, mettant à rude épreuve toute notre ténacité.

Les heures s’écoulèrent.

Nous attendîmes.

Cela nous sembla durer une éternité.

Nous commencions lentement mais sûrement à perdre patience.

Soudain, nous vîmes Leborgne se lever brusquement de sa chaise. Son mouvement fut si brusque que cette dernière tomba à la renverse, sous l’impulsion. Il avança alors droit devant lui, adoptant une marche lente et assurée. Son seul œil valide rayonnait d’une vive lueur bleue-grise. Il ne semblait alors même plus percevoir ce qu’il y avait devant lui. C’était comme si il venait tout juste d’être coupé du monde qui l’entourait. Il était alors seul à voir un spectacle qui se déroulait bien loin d’ici. Le vacarme qui venait de résonner dans la salle suite à cette chute nous indiqua que la rencontre était sur le point de commencer. Nous nous rapprochâmes ainsi en vitesse de lui, afin de ne pas perdre le moindre mot de ce qui allait se dire. Luther se saisit de son calepin, d’une plume, et débuta sa prise de notes. De mon côté, je préférai tendre l’oreille et ne pas perdre une miette de la conversation ; ou devrais-je dire : du monologue qui se déroulait devant nous.

Leborgne faisait du sur place. Il avait ses mains dans ses poches et sembla rester quelques instants sans rien dire. Son expression faciale changeante nous laissait néanmoins deviner que son interlocuteur s’adressait à lui en ce moment-même. Alors, il ouvrit la bouche et prononça enfin de premiers mots : « … Salut, Conrad. Je t’ai pas trop manqué, j’espère ? »

Ce fameux Leborgne au service d’Eldeth Grisebrum, c’était Conrad Leborgne. Francesca n’avait pas menti. Il était bel et bien là. Elle était parvenue à le convaincre de se rendre ici. Préférant éviter de crier victoire trop vite, je continuai de tendre l’oreille, tandis que j’entendis Héléna questionner son grand frère, à voix basse.

- « Tu sais qui c’est ce Conrad, toi ? »

- « Chut! Silence Héléna, j’essaie d’écouter. » lui répondit-il en chuchotant, prenant ses premières notes.

Leborgne reprit alors.

- « … Rôh, tu sais : si j’en voulais à tous ceux qui ont essayé de me tuer, je haïrais bientôt la terre entière !»

Un long silence.

« … Ouaip. C’est bien ça. Je te présente William. C’est le p’tit de Gaïus. Et ton nouvel élève ! »

Nous restâmes suspendus à ses lèvres. Le visage qu’il allait bientôt afficher nous suffirait pour comprendre si Conrad comptait se montrer collaboratif ou non. Étonnamment, ce fut un visage surpris que nous le vîmes adopter. Pas nécessairement du fait d’une mauvaise surprise, cependant. « … Édouard, tu dis ? Ben, j’vois pas où est le problème. Maintenant que tu sais où chercher, tu peux emporter William avec toi et le former sur la route. Non ? » Édouard ? Édouard Leborgne ? Il savait donc où le trouver à présent ? Lui qui le cherchait depuis si longtemps avait enfin fini par retrouver sa trace ?

Francesca.

Voilà comment cette petite futée avait procédé pour le faire venir ici et le convaincre d’abandonner Grisebrum. Elle lui a tout simplement offert ce qu’il voulait savoir. C’était d’ailleurs très certainement pour cela qu’il avait choisi de rejoindre le Haut-Elf en premier lieu.

« … Ouais, je sais Conrad. Je sais bien. Mais un marché est un marché ! Il te suffira pas de lui ramener son colis pour que Scodelario te donne l’adresse du village où elle l’a aperçu pour la dernière fois. Il faudra, dans tous les cas, que t’y ailles avec William, sinon le marché est caduque. Dis toi que si tu le formes assez bien, il pourra même t’aider pour tes recherches. Tu peux toujours en profiter pour faire d’une pierre deux coups et continuer son entraînement tout en poursuivant ta petite enquête. »

Nous croisâmes alors nos regards Héléna et moi. L’on ne pouvait pas dire que nous étions très confiants sur la finalité de la situation. Et pourtant …

« … Je savais que je pouvais compter sur toi, Conrad. »

Nous soufflâmes alors un bon coup tous les trois. De ce que nous en avions compris, le nouveau mentor de William venait tout juste d’accepter de tenir son rôle. Une libération pour nous. Nous restâmes cependant comme figés sur place, trop happés par ce que notre imagination nous laissait nous figurer pour ne pas rester jusqu’à la fin.

« … J’y manquerais pas ! Ah ! Au fait, c’est le colis que t’es sensé ramener à Scodelario qu’il y a dans cette caisse ? M’en veux pas Conrad, mais il faut que je vérifie si il y est bien et que t’as pas mis autre chose à l’intérieur. Tu connais la chanson ! Tu peux t’en charger pour moi, William ? »

Je sentis alors mon cœur commencer à battre de plus en plus fort dans ma poitrine. Que pouvait bien être ce fameux colis ? Sur l’infinité de possibilité, ce qui me parut le plus probable était une

Gemme rare. Ou un moyen de détecter ces dernières, peut-être. Nous aperçûmes alors tous l’œil de Leborgne s’ouvrir en grand. Il semblait tenter de camoufler, aussi bien qu’il le pouvait, un air surpris. Malgré tout, il procéda à un petit mouvement de recul au moment où il sembla découvrir ce qu’il y avait dans cette boîte.

- « … Ah ouais ! La vache ! Bon. Et ben, j’ai plus qu’à vous laisser ramener le colis à Scodelario, tous les deux. Ça m’a tout l’air d’être bel et bien ce qu’elle réclamait. Bon travail, Conrad ! »

Le malappris ! Avait-il oublié que nous étions toujours là derrière lui ? Ou bien était-ce une volonté propre de sa part pour nous tenir en haleine plus longtemps ? Je dois dire que l’un comme l’autre, je fus assez contrarié de constater que le mystère n’était toujours pas percé, par sa faute.

- « … Bonne chance à toi aussi, petit ! La prochaine fois qu’on se reverra : je veux te voir me botter les fesses, comme convenu ! Je compte sur toi Conrad pour respecter ta promesse. Forme-le bien ! En te souhaitant de retrouver mon cher cousin et ta filleule, vieille branche ! »

Il procéda ainsi finalement à quelques pas supplémentaires, de façon à s’éloigner d’eux. Puis, il s’immobilisa. Il referma alors à nouveau son poing sur la Gemme holographique, désactivant cette dernière. Son regard revint instantanément à la normal. Après quelques clignements d’œil, il nous dévisagea les uns après les autres. Il s’apprêtait à nous tenir informés des grandes découvertes qu’il venait de faire.

« Vous ici ? » plaisanta-t-il.

- « Allons, Leborgne ! Ne perdons pas de temps, je te prie ! » s’impatienta Luther.

- « Roh là là ! Si on peut même plus rigoler. Bon, alors, comment dire ? … En gros, les bonnes nouvelles : c’est que William va pouvoir terminer sa formation, que Scodelario a pas menti et que Conrad compte lui aussi la jouer réglo. »

- « Si tu parles de bonnes nouvelles, ça signifie sûrement que tu en as aussi des mauvaises. Quelles sont-elles ? » lui demandai-je à l’écrit.

- « Roh ! Je sais pas si j’irais jusqu’à parler de « mauvaises nouvelles ». Je pense plutôt que je parlerais de nouveaux facteurs à prendre en compte, tout simplement. »

Je lui jetai aussitôt un regard désabusé. Nous n’avions pas de temps à perdre avec ses traits d’esprits. Comprenant qu’il nous avait assez tenu en haleine comme ça, il finit par reprendre son sérieux.

« Pour vous la faire courte : disons simplement que même si notre amie Francesca ne nous l’a pas mis à l’envers sur ce coup, l’initiative qu’elle vient de prendre toute seule, comme une grande, de son côté et sans prévenir qui que ce soit risque de faire pas mal de vagues et de dégâts collatéraux, si vous voyez c’que j’veux dire. Avec ce qu’il y a dans le colis qu’elle vient de se faire livrer : les jours qui viennent vont pas être de tout repos, c’est moi qui vous l’ dit. Après, si on voit le verre à moitié plein, on peut au moins se dire qu’entre le départ de Conrad et ce qu’il y avait dans la caisse à livrer : on n’a plus rien à craindre de Eldeth Grisebrum. »

- « Pourquoi ? Qu’y avait-il dans ce colis ? »

- « Eldeth Grisebrum. »

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