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Chapitre IX : Orchestrer dans l'ombre ..................................................................................... 109

Chapitre IX : Orchestrer dans l'Ombre

La vie était devenue bien plus simple depuis ma dernière rencontre avec Huttington. Les jours passaient et se ressemblaient. Mais ce n'était absolument pas un mal. Bien au contraire. Pendant des semaines entières, j'ai pu vivre une vie on ne peut plus normale sans me soucier ne serait-ce qu'une seconde de ce qui se passait du côté de Randy Maksharm, de ses hommes, ou du Duc. J'ai pu retrouver toutes mes heures de sommeil, passer du temps avec mes Parents, lire des ouvrages passionnants sans le moindre élément pouvant me rappeler la deuxième vie que je menais. J'étais à vrai dire un petit garçon heureux. Il n'y avait que le dimanche, à minuit, où je reprenais mes vieilles habitudes. Enfilant mon costume de vieillard, je partais seul en expédition dans la forêt afin d'y retrouver Leborgne. Ce dernier se chargeait de me faire un récapitulatif exhaustif de la situation concernant l'avancée du Gant Noir, de nos recrues, de notre réseau et des potentielles demandes du Duc. Je priais d'ailleurs intérieurement à chaque fois pour qu'il oublie cette partie là, ou à défaut, qu'il ne me réserve vraiment que des urgences. Heureusement, Huttington semblait avoir comprit ma demande. Comme quoi, bien mettre les points sur les I et les barres sur les T finit toujours par porter ses fruits.

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Quoiqu'il en soit, les rencontres avec Leborgne devenaient de plus en plus un petit plaisir coupable. J'avais l'impression d'enfin parler directement à quelqu'un de compétent, et qui, cerise sur le gâteau, ne manquait jamais d'être porteur de bonnes nouvelles. Notre organisation semblait grandir de jour en jour. Huttington jouait son rôle à merveille. Il était parvenu à se mettre dans la poche une grande partie des petits nobles de la région, s'assurant leurs services, et menait des expéditions punitives contre ceux qui refusaient son offre. Ce cher Raymond était devenu en moins de deux semaines la seconde figure de référence de tout l'Ouest de Costerboros, après Kal'Drik. Sa popularité et sa puissance étaient telles que j'en vins à questionner Leborgne sur la situation de la maison Klaussman. Il me rapporta qu'après cet incendie, leur famille ne faisaient plus le poids face à Huttington. Le Duc et son seul héritier étant morts, la direction de leur famille revenait à Franz, frère cadet de l'ancien Duc. Décrit comme docile, impuissant et inexpérimenté, il aurait été à l'origine d'un pacte de paix et d'entre-aide entre les Klaussman et les Huttington afin de continuer d'exercer leur contrôle sur le territoire tout en cessant les conflits. De ce que j'en sais, c'était en réalité plus une prise de contrôle totale par Huttington sur les possessions terrestres de Klaussman en échange d'une promesse de trêve. Il a humilié et dépouillé la famille de son ennemi de toujours, et n'avait ainsi plus aucune raison de les affronter puisque l'issue d'un conflit entre eux serait, de ce fait, réglée avant même qu'il ne puisse commencer.

Il demeurait cependant un certain Reinhardt Klaussman, plus jeune frère de l'ancien Duc, qui restait extrêmement hostile à l'égard de Huttington. Un homme soit-disant charmant, fut un temps, au sourire splendide et aux dents d'une blancheur éclatante. Il n'était en rien le représentant de leur maison mais conservait une certaine capacité de nuisance vis-à-vis du Duc, qu'il savait, au fond de lui, responsable de la mort de son frère aîné. Il considérait que la soumission à l'ennemi de toujours était le plus grand déshonneur que pouvait subir le nom des Klaussman. Il tenta d'abord de convaincre son frère de se rebeller contre Huttington, sans succès. Aussi chercha-t-il ensuite à se venger en complotant contre Franz afin de lui prendre le pouvoir, dérobant ainsi les dernières gemmes rares et dangereuses que possédait sa famille : des gemmes explosives, d'après la rumeur. Pour autant, le complot fut découvert, et en guise de punition, toutes ses dents lui furent arrachés à la pince. Le surnom : "l'édenté" lui fut par la suite attribué, puis, on le déshérita et il fut banni. La question se posait alors de savoir ce que l'on comptait faire de lui. De si l'on devait prendre le risque de faire tuer cet agitateur potentiel, quitte à créer de nouvelles tensions, ou bien de continuer à simplement le garder à l’œil. Je suggérais, chaque fois que le sujet revenait, la seconde option. Tant que nous savions où il se trouvait, il n'était pas vraiment une menace. Là où, sa mort aurait pu avoir de mauvaises répercussions, en le faisant passer pour un martyr, notamment. Et puis, qui sait ? Peut-être servirait-il un jour. D'autant plus si jamais ces gemmes étaient toujours en sa possession. Mais pour l'instant en tout cas, il ne valait pas la peine que l'on s'intéresse à lui.

Je me rendis ainsi compte qu'il n'était plus personne dans tout le secteur capable de rivaliser avec le Duc... Ou avec Monsieur S.

Seulement, le grand Ouest ne suffisait pas. Si je voulais parvenir à mes objectifs, il me fallait toujours plus étendre mon influence. Je devais élargir les portes du Gant Noir par delà toute frontière existante. Mais, il ne fallait pas non plus me presser. C'est en agissant par précipitation que l'on commet des erreurs. Ainsi, je laissais chaque jour un peu plus grandir le pouvoir d'Huttington. Nul ne pouvait s'opposer à lui, et plus il serait puissant, plus je le serais moi aussi. Néanmoins, s'assurer de la fidélité d'une région, ce n'est pas s'assurer de celle d'un Royaume tout entier. Les grands nobles du Nord et du Sud seraient bien plus complexes à convaincre. Aussi, il me demandait souvent des conseils. Leborgne parlait au nom de son employeur lorsqu'il me questionnait sur l'intérêt qu'il aurait à s'attirer les faveurs de tel baron ou à éliminer tel seigneur. Nous faisions du cas par cas, raisonnant par un simple calcul coûtavantage. Il était hors de question de laisser le moindre petit grain de sable s'insérer dans notre système. Je répondais souvent à Leborgne, qui tenait à rendre spectaculaires certaines exécutions afin de faire régner la terreur dans le cœur de nos ennemis, que cela n'était pas nécessaire. L'on ne prend pas la vie d'un homme comme l'on range ses chemises. Quelqu'un qui peut vous nuire mérite d'être épargné, mais quelqu'un qui va vous nuire doit être éliminer. L'on perd plus que l'on ne gagne à exécuter à la chaîne. Ce processus entraîne beaucoup de nouveaux ennemis. Les proches des victimes qui pourraient souhaiter vengeance, les autorités locales, les mercenaires en charge de leur protection, et tant d'autres. J'insistais auprès d'Huttington pour qu'il

privilégie les "accidents" aux meurtres brutaux. Quitte à établir un modus operandi, il était plus sage de se débarrasser de nos ennemis de façon propre et discrète. D'une part, cela permettrait de plus difficilement remonter jusqu'à lui. Les gens ont tendance à préférer croire en un

mensonge qui va dans le sens qui les arrange, plutôt que de se borner à vouloir se venger

d'un assassin qui pourrait très bien ne même pas exister. Après tout, c'est long, fastidieux et dangereux de vouloir venger un proche. Surtout quand rien ne laisse à penser qu'il a été victime d'un meurtre. Il est tellement plus simple de se résigner à imaginer que ce n'était qu'un malheureux accident, ou bien un triste suicide. Et puis, d'autre part, nous ne sommes pas des animaux. Les barbaries sauvages ne sont pas le propre de personnes civilisées. D'aucun sait que ceux qui privilégient les bains de sang violents n'ont en tête que la volonté d'inspirer la crainte, et de se prouver leur puissance. Plus le spectacle est violent, plus son auteur cherche à se donner une image de surhomme, de figure à ne surtout pas avoir comme ennemi sous peine de subir le même sort que les malheureux qu'il a massacré.

Cependant, ces êtres là sont paradoxalement en réalité les moins dangereux. Vous finirez toujours par trouver plus grand et plus fort que vous. Ils ne sont que des simplets d'esprit en quête d'une légitimité qu'ils n'ont pas, donnant les moyens à n'importe quel individu doté d'un cerveau en état de marche d'aisément les retrouver. Connaît ton ennemi pour pouvoir le vaincre. Voilà une philosophie qui m'a accompagné toute ma vie, et qui ne s'est encore jamais trompée. En réalité, les sanguinaires et les barbares sont des idiots utiles. Idiots parce qu'ils ne parviennent pas à calculer leur intérêt à long terme. Utiles parce que leurs actes peuvent servir ceux qui savent les utiliser à leur profit. Et le Gant Noir ne faisait bien entendu pas exception à la règle. Si certains se chargent de créer la peur, d'autres l'entretiennent. Et ce sont souvent ces derniers qui sont, en réalité, les plus dangereux de tous. Les brutes cherchent à être dans la lumière, à ce que tout le monde connaisse leur nom pour les craindre, ils se vantent, se gaussent, se pensent invincibles. Mais ce sont bien ceux qui dirigent depuis les ombres, ceux que tout le monde ignore, ceux jusqu'à qui nul ne peut remonter qui sont les plus redoutables. Ceux-là se doivent d'être polis, courtois, maniérés. Le but reste pour eux d'être impossible à assimiler aux différents faits divers qui troublent le quotidien des honnêtes gens. Contrairement aux sauvages, ils ne dressent pas avec fierté la liste de toutes les infamies qu'ils ont réalisé pour devenir qui ils sont. Non, eux savent mieux que quiconque qui ils sont et ceux qu'ils ont du faire. Mais, c'est justement en évitant d'en faire l'éloge qu'ils se protègent et peuvent contre-attaquer. En somme, les hommes grands, robustes, armés et recouverts de sang m'ont toujours beaucoup moins effrayés que ceux qui paraissent plus frêles, plus inoffensifs, plus aimables et surtout plus effacés. Il est tellement plus facile de lire dans les intentions des barbares que dans celles des réservés.

Ainsi, je me chargeais, toujours au nom de Monsieur S, de déterminer pour Huttington qui devait vivre, qui devait mourir et auquel cas : comment. Leborgne allait toujours droit au but, et si il se permettait parfois quelques petites impertinences, il restait toujours très professionnel et décampait à cheval aussitôt nos discussions terminées. Parfois, il ne se donnait même pas la

peine d'en descendre, se contentant simplement de me dire : "Rien à signaler", puis repartait. Ces fois-là, j'étais à la fois soulagé de pouvoir retourner plus vite dans mon lit, et à la fois agacé d'en avoir été sorti pour rien. Enfin, tels étaient les aléas du métier. Néanmoins, quelque chose commençait au fil du temps à m'ennuyer de plus en plus : Huttington jouait trop bien son rôle. Il ne se risquait à aucune vague, obéissait comme un chien à chacun de mes conseils, ne se permettait jamais de prendre des décisions par lui-même. Il avait prit ce principe d'interdépendance beaucoup trop à la lettre. De ce fait, il était devenu bien trop obéissant. En mon esprit, il fallait qu'il commette une erreur de son côté pour qu'il en paie les conséquences et que je puisse alors en profiter. Mais, ce misérable pantin faisait appel à mon avis pour tout et n'importe quoi. Or, je n'avais alors aucun intérêt à l'aiguiller sur une mauvaise voie de peur qu'il cesse de faire appel à moi par la suite. Je devais continuer de l'aider à devenir toujours plus omniprésent, au nom du Gant Noir. Seulement, le problème, le véritable problème, c'est que je m'étais alors enfermé dans un cercle vicieux. Plus il gagnait en influence, plus il me serait difficile de me séparer de lui. Et à l'inverse, si je devenais de mauvais conseil, il pouvait ne plus faire appel à moi, me laissant donc sans le moindre moyen de diriger les faits et gestes du Gant Noir. D'autant plus que Leborgne était mon seul moyen direct de communication avec le Duc. En d'autres termes, mon influence sur notre organisation ne passait que par lui. Tant qu'il serait l'unique intermédiaire, je n'aurais aucun moyen de mener mes actions de mon côté. Je compris alors très vite qu'il me fallait trouver quelqu'un d'autre, quelqu'un d'extérieur à nos histoires, quelqu'un à qui je pourrais faire confiance pour mener des actions pour le Gant Noir en parallèle. Je n'avais alors aucune idée de qui pourrait bien être ce quelqu'un.

Les jours et les semaines passèrent ainsi. L'influence du Gant Noir grandissant de jour en jour. Seulement, si cette petite vie de garçon sage me plaisait, je commençais sincèrement à me demander si Huttington ferait encore appel à moi sur le terrain. Je n'aimais pas risquer ma vie pour lui. Mais ce n'était qu'en ces instants où je devais me rendre personnellement sur place que je pouvais réellement avancer sur mes propres desseins. Il me fallut attendre près de sept semaines avant que je ne retourne dans cette même forêt de dimanche-minuit et que je constate un certain retour aux sources. En effet, ce n'était alors pas Leborgne qui me faisait face, mais mes tous premiers "collègues de travail" : Randy Maksharm et ses hommes. Surpris dans un premier temps, je fus ensuite quelque peu rassuré. Ils semblaient tous heureux de me revoir. Même Mölk, aussi étrange que cela puisse paraître. Nos chemins ne s'étaient pas recroisés depuis un bon bout de temps, après tout. Leurs tenues avaient changé, néanmoins. Ils étaient tous vêtus de tenues bien plus professionnelles, leur équipement était également de bien meilleure qualité et leurs expressions faciales : bien plus confiantes. Travailler officiellement pour le plus grand noble de l'Ouest de Costerboros impliquait forcément une progression, après tout. Néanmoins, je me questionnais. Que pouvaient-ils bien faire ici à la place de Leborgne ? Je regardai derrière eux et aperçu quatre molosses noirs qui semblaient se battre pour un os. Je n'ai jamais aimé les chiens. Seul Dragon, le chien de mon Père méritait un peu de mon affection. Mais cela, simplement parce que c'était celui de mon Père. Ces animaux peuvent se montrer obéissants et affectueux, certes. Mais ils sont comme beaucoup d'autres : dangereux, bruyants, exubérants. Les chats, eux,

savent qui ils sont. Ils font indirectement, voire parfois même directement, comprendre leur aversion pour ceux qu'ils jugent inférieurs. Leurs ronronnements sont reposants. On ne risque avec eux pas plus de dégâts que quelques griffures. Leur présence permet d'être plus tranquille, plus posé. Ma Mère aimait les chats, elle aussi. Je dois tenir ça d'elle. Mais, ce n'était pas vraiment le cas de mon Père. Il disait qu'on ne pouvait pas en avoir un, que ça prendrait simplement de la place, que ça ne nous servait à rien d'en avoir un pour nos activités de tous les jours. Et que de toute façon, Dragon finirait par le manger. Il n'avait d'ailleurs probablement pas tort sur ce point là. Mais quoi qu'il en soit, la présence de ces bêtes qui m'étaient encore inconnues ne laissait présager de rien de bon. D'autant plus qu'ils étaient impressionnants. Grands, noirs, aux mâchoires carrées, aux dents acérées et aux babines dégoulinantes. En s'approchant de moi pour initier la conversation, Randy détourna mon attention des chiens. Il portait une élégante tenue en cuir noire et aux bordures argentées. De fines et élégantes lames étaient cachées dans ses bottes et ses manches. Il n'avait gardé de son ancienne tenue que son chapeau. En suivant mon regard, il se doutait que je me questionnait sur leur présence ici. Autant celles des chiens que la leur.

"Et beh, ça fait un bail, pépé ! Tu nous avais manqué aux gars et à moi. Et t'inquiètes pas trop pour ces toutous. Ils vont nous aider pour notre mission du jour." m'affirma-t-il avec assurance. - "Votre mission du jour ?" lui demandais-je à l'écrit. - "Non, non. J'ai bien dis NOTRE mission du jour. Là, il va vraiment falloir que tu nous rejoignes à nouveau, pour le coup." Je haussai un sourcil, jetant un regard interrogateur sur les autres Gnomes qui nous entouraient. - "Je crois qu'un petit résumé s'impose." proposa Tryphon. - "Ouais, je pense que le vieux nous aidera mieux si on lui explique la situation." souleva Jörgen. - "Mais... J'étais justement sur le point de le faire ! Ah, je vous jure, les gens sont impatients de nos jours !" s'offusqua Randy. - "Pardon, chef." prononça Gürbak, alors qu'il n'avait rien dit. - "T'inquiètes, Gürby. Alors, pour résumer..." - "Huttington s'est fait voler un truc. On doit retrouver le voleur et le punir." expliqua Mölk, de façon très directe et synthétique. - "Mais c'est pas vrai ! Vous vous êtes vraiment décidés à me gâcher la vie aujourd'hui, ou quoi ?"

- "Pardon, chef."

- "C'est pas grâ... Oh, et puis vous m'emmerdez, hein ! Huttington s'est rendu en personne dans le Sud, pour aller recruter je ne sais qui, pour son histoire de Gant Noir. Pour assurer sa sécurité, Leborgne est parti avec lui. Mais on a été informés qu'un cambrioleur en avait profité pour s'infiltrer dans le château et voler les deux gants du Duc. Leborgne et lui sont sur le chemin du retour. Ils seront rentrés dans une heure ou deux. Mais ils nous ont bien chargé de remettre la main sur le type qui a fait ça avant leur arrivée, de le punir et de retrouver les gants. Le p'tit problème c'est qu'on a pas vraiment de pistes. Du coup, vu qu'on savait que tu serais là ce soir, on est venu exprès pour te demander un peu d'aide. Mölk a réquisitionné trois-quatre clébards du Duc pour qu'on puisse savoir là où il se cache, si jamais on trouve un indice." Voilà bien quelque chose à quoi je ne m'attendais pas. Beaucoup d'informations s'entrechoquaient dans ma tête. Quelqu'un avait réussi à s'infiltrer dans la forteresse de Huttington. Il avait du apprendre qu'il partirait et en a ainsi profité pour entrer. Mais cela signifiait tout de même qu'il était parvenu à passer la sécurité, à retrouver les gants et à s'échapper avec. Repenser à tout cela, entouré de Randy et de ses hommes, me rappelait certains souvenirs. Seulement, Subario était un petit baron, là où Huttington était la plus grande figure de puissance de la région. Et apparemment, le voleur était parti sans laisser la moindre trace, ni le moindre cadavre. De plus, si ils n'avaient pas trouvé d'indices, et qu'ils n'avaient pas la moindre pistes, leurs chiens ne leur seraient d'aucune utilité. Sans savoir encore qui était cette personne, sa débrouillardise me plaisait déjà. En toute honnêteté, oser s'en prendre à Huttington et ne pas encore s'être fait attraper, cela méritait mon respect. - "Alors ? T'en es ou non, le vieux ?" s'impatienta Mölk.

Je réfléchis un instant puis, je me mis à griffonner quelques phrases sur une nouvelle page de mon carnet. Je ne pouvais bien évidemment pas refuser. C'était l'occasion ou jamais de rappeler mon existence à Huttington. Seulement, je m'imaginais déjà la scène si jamais nous le retrouvions. Les chiens se jetant sur lui, lui arrachant des morceaux de chaire tendis que Randy et que ses hommes le torturent afin de savoir où il a rangé les gants avant qu'il ne cède et qu'ils ne l'exécutent. Je trouvais cette idée dommage. Quelqu'un parvenu à un tel exploit méritait plus qu'une mort dans ce genre. Je souhaitais échanger avec lui. Peu importe ce qu'il adviendrait de lui ensuite. Je voulais m'assurer que nous ne ferions pas une perte regrettable. Ainsi, je leur écrivis qu'ils pouvaient, bien entendu, une fois de plus me faire confiance. Nous étions tous dans le même bateau, après tout. Cependant, je ne manquai pas de les avertir que si jamais je les aidais à le retrouver, alors, ils devraient retenir leurs molosses et leurs armes, le temps qu'on l'interroge. Je souhaitais voir à qui j'avais affaire, et ils le comprirent aisément. Seulement, je sentais l'envie chez Randy et Mölk d'accrocher une tête sur un pic à la fin de la journée. J'espérais simplement que je parviendrais à les convaincre de ne pas le faire en temps voulu, si jamais je le jugeais nécessaire. Je pouvais les comprendre. Ils avaient envie d'être reconnus autant que moi aux yeux d'Huttington. Ils voulaient lui annoncer fièrement qu'ils l'avaient tué eux-même, de leurs propres mains. Pour une fois, ce seraient eux et eux seuls les

vedettes. Ils le méritaient certainement, après tout. Mais, pas de chance pour eux : plus le temps passait, moins je comptais leur laisser ce plaisir. Ceci étant dit, le plus dur restait à faire. Nous n'avions pas la moindre piste pour retrouver notre homme. Pas le moindre indice, pas les moindres traces au sol, pas la moindre idée de qui pouvait bien être derrière tout ça. Celui ou celle que l'on cherchait était probablement déjà bien loin d'ici. Il pouvait se trouver n'importe où, peut-être même en dehors de Costerboros. Nous nous installâmes ainsi en cercle et fîmes un récapitulatif des évènements. Le vol avait eu lieu la veille dans la soirée. Aucun autre objet n'a été touché. Aucun intrus n'a été repéré ni par les gardes, ni par les serviteurs. Pourtant, il savait que Huttington était à présent en possession des deux gants et où il les avait entreposé. C'était donc soit quelqu'un de très bien informé, soit quelqu'un d'extrêmement chanceux. Seulement, l'on ne s'en prend pas à un homme aussi puissant qu'Huttington comme on s'en prend à un homme comme Subario. Si nous avions réussi notre mission chez Klaussman, ça n'a pas été sans déclencher d'incendie et ôter des vie. En d'autres termes, il n'y a que deux façons de procéder lorsque l'on cherche à s'en prendre à des seigneurs de cette trempe. Soit, de l'extérieur par le chaos et la destruction. Soit de l'intérieur, par la ruse et la discrétion. Et pour un coup de la sorte, j'envisageais la seconde solution comme étant la plus probable. Huttington devait compter parmi ses hommes une taupe, un traître qui n'attendait que le meilleur moment pour passer à l'action. En me concertant avec Randy et ses hommes, ils semblèrent également en accord avec cette théorie. En outre, si c'était bel et bien le cas, nous avions un moyen d'identifier de qui il s'agissait. Il suffisait simplement d'interroger les gardes sur les horaires de sortie de chacun des serviteurs du Duc. L'un d'entre eux devait forcément s'être éclipsé sous leurs yeux à une horaire coïncidant à quelques dizaines de minutes près à la découverte de la disparition des gants. De plus, en fonction de la salle où ils étaient entreposés dans le château, seul quelqu'un pouvant s'y rendre sans attirer l'attention aurait réussi à s'en sortir sans que personne ne se questionne sur sa présence à l'intérieur. Par conséquent, il ne suffisait que de procéder par élimination pour découvrir qui était notre homme. Fort heureusement, Mölk se méfiait des autres serviteurs de Huttington. Il avait lui aussi envisagé cette possibilité de son côté, et s'était donné la peine de relever les horaires de chacun d'entre eux sur un petit parchemin, au préalable. Nous étudiâmes chacun de leurs cas, éliminant au fur et à mesure les noms de ceux dont le profil ne pouvait être le bon en fonction des critères qu'ils remplissaient ou non. Il restait encore une petite dizaines de personnes susceptibles d'avoir commit l'acte, ce qui nous força à faire du cas par cas. Celui que l'on cherchait devait être sur place au moins une heure avant la découverte de la disparition. Il devait aussi avoir accès à la chambre de Huttington, et avoir été repéré comme s'y étant rendu plus tôt dans la journée. En toute logique, il devait donc très certainement avoir été accrédité au service de nuit et porter quoi que ce soit susceptible de dissimuler son vol. En énumérant les uns après les autres les suspects, il ne restait très vite que deux potentiels coupables. Les deux pouvaient aussi bien l'un que l'autre avoir fait le coup et il n'y avait pas vraiment de moyen d'en innocenter le moindre. Une idée me vint alors brusquement en tête. Cette idée me permettrait à la fois d'obtenir cet entretien avec le

coupable, tout en me débarrassant des sanguinaires qui se seraient jetés sur lui pour lui trancher la gorge, une fois l'occasion venue. Je leur annonçai, en effet, que pour maximiser nos chances de trouver l'intrus, il nous faudrait nous séparer. Chaque groupe prendrait deux chiens pour les accompagner. Il ne nous fallait trouver qu'un seul objet ayant appartenu à nos deux hommes et le leur faire flairer afin de retrouver leur piste. Quoique je pouvais penser de ces chiens, force est de constater que la qualité de leur flair est quelque chose d'extrêmement utile et de réellement impressionnant. Ces bêtes sont capable de traquer un individu sur plusieurs kilomètres d'un simple reniflement. Je n'aime pas ces créatures. Mais je reconnais bien volontiers leur utilité, ce qui est déjà une marque de respect que vous ne retrouverez pas forcément à travers mon point de vue sur certains êtres humains. Quoiqu'il en soit, je ne connaissais pas vraiment ni le premier, ni le second des suspects que nous recherchions. Seulement, je me souvenais des différentes réactions et langages corporels des quelques valets présents dans les couloirs que j'avais arpenté lors de ma première visite du palais, ainsi que celles et ceux qui se trouvaient dans la chambre du Duc. Et j'avais ainsi quelques suspicions sur l'un des deux. Je leur expliquai donc qu'au vu du temps qu'il nous restait, nous séparer en deux groupes de trois serait plus prolifique. Seulement, quelque chose me disait que lorsque je proposerais quel groupe partirait pour chercher tel individu, Randy demanderait à ce qu'on échange, de peur que je garde pour moi seul le coupable. J'inversai donc la chose en me portant volontaire pour aller chercher celui qui me semblait le moins suspect. Quelle ne fut pas ma surprise quand Randy demanda effectivement à ce que l'on échange les postes. Quelle tristesse. J'allais être à la recherche du véritable coupable. Pauvre Randy. Je le connaissais si bien.

Les groupes furent ainsi formés. Randy, Gürbak et Tryphon d'un côté; Mölk, Jörgen et moi-même de l'autre. Nous revînmes au château afin de retrouver des effectifs personnels de nos deux cibles et les faire renifler aux chiens. Ces derniers menèrent Randy et les siens vers le sud, et nous : vers le nord. Nous nous laissâmes guider à travers forêts et sentiers jusqu'à arriver près d'une petite cabane en bois. Elle était rustique, visiblement construite par quelqu'un dont ce n'était clairement pas le métier. Une seule fenêtre, une seule porte, un toit troué et une cheminée en bien mauvais état. Les chiens se stoppèrent. Nous étions arriver. Mölk frappa à la porte tandis que nos molosses aboyaient de toutes leurs forces. Nous entendîmes alors de l'agitation à l'intérieur, mais personne pour nous ouvrir. La porte tenait à moitié et semblait déjà bien meurtrie. Jörgen s'avança alors, chargeant son pied enfermé dans des bottes à semelles renforcées, et d'un coup sec, la fit voler en éclats. Nous pénétrâmes alors à l'intérieur. Mölk tenait fermement à deux mains la laisse de l'un des chiens. Idem pour Jörgen. Nos molosses avaient de la bave aux mâchoires, ils montraient les crocs, aboyaient à vous en crever les tympans. Un simple relâchement et ils bondissaient mâchoires ouvertes sur quiconque se tiendrait en face d'eux. De mon côté, j'avançais tranquillement, entre mes deux équipiers, gardant les mains dans le dos et l'air détaché de toute cette situation. En pénétrant à l'intérieur, je fus le premier à remarquer à qui nous faisions face. Nous étions bien arrivés chez celui que je voulais retrouver.

Seulement, il n'était pas seul. Il semblait tenir dans ses bras une autre personne. Quelqu'un de visiblement plus jeune que lui. Une femme. Il s'était armé d'une dague, et de son autre main : caressait la tête de celle qui s'était réfugiée près de lui. - "Alors, mon p'tit Luther, on a froid aux mains ?" lui demanda ironiquement Mölk en parvenant péniblement à retenir son chien.

- "Dis nous où sont les gants, avant qu'on lâche nos toutous sur toi et ta copine !" affirma Jörgen d'un ton autoritaire que je ne l'avais encore jamais entendu prendre. - "Je ne sais pas de quoi vous parlez..." nous récita-t-il les yeux dans les yeux avec l'air le plus sérieux du monde. "Mais laissez ma sœur en dehors de ça. Elle n'a rien à voir avec les histoires de Huttington !" Cet homme, ce Luther, il avait le regard effrayé. Mais il ne laissait paraître de sa peur à aucun véritable instant, ni dans sa voix, ni dans ses gestes. Il avait les dents serrées, les sourcils froncés. Il tenait contre son torse, une jeune femme tétanisée aux yeux humides qui semblait voir sa vie défiler devant ces derniers. Tout deux étaient assis sur leurs genoux au fond de cette cabane de fortune où seule une table et un lit se trouvaient. Cette vision, cette sensation de voir quelqu'un qui nous ressemble, cette volonté de protéger sa famille avant tout... Tout ça me parlait. Il portait un long manteau noir et sale, recouvert de terre et de poussière, des bottes boueuses et un bas en partie déchiré. Ses cheveux gras accompagnaient une courte barbe mal taillée et des doigts crasseux qui dépassaient des trous de ses gants. Une ou deux cicatrices se laissaient compter sur sa peau noire. Ce n'était apparemment pas la première fois qu'il avait été meurtri du fait de ses activités. Elle, en revanche, avait un splendide visage. Ses larmes coulant sur sa peau noire ne sublimait à mes yeux que l'apparence douce aux traits raffinés de ce dernier. Pourtant, elle ne portait que des guenilles. Une sorte de robe noire à moitié déchirée, des ongles cassés, des cheveux noirs à peine coiffés, des pieds nus... Malgré son apparence rustique, je ne pouvais lui retirer un charme certain. Elle saisissait de ses deux mains les manches de son grand frère et semblait nous implorer du regard de les laisser tranquilles. - "On a pas été assez clairs ? Rends nous les gants et on touchera pas à un seul de ses cheveux ! Aux tiens, par contre ... " lui répéta Mölk, d'un air de plus en plus agacé. - "Je vous répète que je n'ai aucune idée de ce dont vous parlez, par tous les dieux !" s'insurgea Luther.

- "T'as l'air d'être un plutôt bon menteur. Mais manque de bol pour toi, on sait que t'es coupable. Alors, avoue ta connerie ! Rends nous les gants et paie pour ce que t'as fait. Ou sinon, on lâche les clebs, on te bute toi et ta sœur et ensuite on met ta saloperie de cabane à deux balles sans dessus-dessous jusqu'à trouver ce qu'on cherche." lui assura notre gnome méfiant. - "Écoutez-moi. Ma sœur est la chose la plus précieuse que j'ai au monde. Jamais je n'aurais mit

sa vie en jeu pour garder une simple paire de gants ! Si je les avais, je vous les aurais déjà donné, mais voyez autour de vous. Je n'ai rien du tout ! Ma cabane est minuscule, si vous ne les voyez pas ici, c'est que je ne les ai pas !" s'insurgea notre homme. Jörgen rapprocha alors ses lèvres de l'oreille droite de Mölk. - "Il marque un point. C'est vrai que je vois pas de gant nul part." lui chuchota-t-il. - "Parce qu'il l'a bien caché, imbécile !" lui répondit-il de façon sèche. - "Ouais, mais c'est aussi possible que ce soit pas lui, et juste le type chez qui sont allés le groupe du chef, tu crois pas ?" Mölk réfléchit.

- "... T'as peut-être raison. Mais je partirai pas d'ici avant d'en avoir eu le cœur net !" Il rapprocha le chien qu'il tenait de plusieurs mètres en direction des deux personnes de couleurs, de façon à ce qu'il n'y ait que quelques centimètres qui les sépare tous deux des crocs du molosse.

- "Je me répéterais pas une troisième fois. Où t'as mit les gants, enfoiré ?!" hurla-t-il. Les aboiements des chiens étaient de plus en plus féroces, Mölk avait du mal à maintenir le sien en place. La sœur de Luther blottissait l'intégralité de son visage dans la courbure du bras de son frère, là où ce dernier ne se risquait même plus à brandir son couteau face à nous, préférant la protéger de ses deux bras. Son regard se tourna alors finalement vers moi. C'était la première fois que nos quatre yeux se croisaient. Il semblait m'implorer du regard de l'épargner. Sans même avoir prononcé le moindre mot, j'avais l'impression que nous nous comprenions mutuellement. Il lisait également en mon regard une certaine peine que je n'avais pas réussi à dissimuler. Il me savait moins enclin que mes deux camarades à leur ôter la vie sans vergogne. Si jamais il avait un moyen de s'en sortir, c'était moi. Seulement, il se doutait que si il ne me donnait pas ce que je voulais, alors je le laisserais mourir sans lever le petit doigt. La position de ses sourcils, ses légers tremblements de tête, le balayement de ses yeux... Il laissait s'échapper, pour quiconque serait capable de le comprendre les signes annonciateurs, qu'il était prêt à assumer contre une garantie d'avoir la vie sauve. Ce n'était en réalité qu'une interprétation de ma part, mais il me fallait prendre le risque. Cet homme était bel et bien celui que je recherchais et même si sa vie et celle de l'être le plus cher à ses yeux étaient en danger, il ne succombait pas à la peur. Il gardait le secret. Rien ne pouvait le faire tressaillir. C'était lui l'intermédiaire qu'il me fallait. - "Je vois que t'es pas du genre bavard ! Mais je suis sûr que tu le seras beaucoup plus une fois que tu te feras bouffer la jambe. C'est le châtiment qu'on réserve aux voleurs dans ton genre ! Vous, les noirs, vous êtes tous les mê..."

Je ne lui laissai pas le temps de terminer sa phrase que je levai la main en l'air à hauteur de mon

cou, lui indiquant de cesser. Si lui se retourna vers moi, l'air surpris; les chiens eux s'assirent immédiatement sans plus pousser le moindre aboiement. Moi-même, je trouvai à ce moment précis la situation assez étrange. C'était comme si ces bêtes m'obéissaient au doigt et à l’œil, alors même que je ne les avais jamais rencontré plus tôt. C'était comme si Huttington lui même leur avait apprit à m'écouter moi plus que les autres. Comme si j'étais leur deuxième maître. Je n'avais néanmoins pas vraiment le temps de creuser la question. Je me mis à marcher tranquillement entre Mölk et Luther tout en écrivant un petit quelque chose sur une page de mon carnet. Je la tendis alors devant Mölk. Je lui demandais de me laisser seul avec eux. J'avais un moyen de m'assurer que ce soit bien lui qui avait fait le coup, mais pour que ça fonctionne, ils devaient m'attendre dehors. Mölk se mit alors à froncer les sourcils et à serrer ma note dans son poing. - "Ah, je vois ! Tu veux encore passer pour le héros en nous la mettant à l'envers ? Tu crois qu'on a pas vu que c'était toi le petit préféré du Duc ? Tu vas encore t'attribuer tout le mérite, comme d'habitude, c'est ça ? Non, y'a pas moyen ! Je vais tuer ces tocards moi-même et trouver les gants. Je te laisserais pas encore une fois être l'homme de la situation !"

Mölk prépara alors un carreau d'arbalète quand soudain les chiens se mirent à montrer les crocs et à s'approcher de lui. Immédiatement, il la reposa et mit les mains en l'air. Jörgen, lui, s'était approché de Mölk et lui mit la main sur l'épaule. - "Je pense qu'on devrait l'écouter. Après tout, ça nous a toujours servit de lui faire confiance, non ?"

Observant les chiens, la bave aux lèvres, avancer vers lui doucement, le forçant à faire quelques pas de recul en direction de la sortie, et encouragé par son ami, Mölk poussa un petit grognement puis quitta les lieux, nous laissant seuls. Je me demandais encore comment ces chiens avaient fait pour si bien me comprendre. Plus j'y réfléchissais, plus je me disais que tout semblait coïncider avec ma demande auprès de Huttington d'hériter de ses biens une fois sa mort venue. Il avait d’ores et déjà fait former ses molosses pour m'obéir à moi et à moi seul. Libéré de cette question, mes yeux se rivèrent alors sur les deux propriétaires de cette petite cabane. Ils reprenaient doucement leur respiration, sans se risquer à effectuer ne serait-ce que le moindre mouvement. J'écrivis alors. Quelques secondes s'écoulèrent. Je lui tendis une feuille de mon carnet sur laquelle je lui demandais si il savait lire. Il me fit oui de la tête. Sa sœur, elle, ne semblait pas comprendre. Au dos de cette même feuille, je lui expliquai que je pouvais lui proposer une porte de sortie, un moyen de quitter cette vie misérable qu'il semblait être en train de vivre, que plus jamais il n'aurait à vivre de telles situation. La seule chose qu'il me fallait en échange, c'était son assistance et les deux gants qu'il avait dérobé. Après avoir lu, il approcha lentement la main d'une petite trappe sur laquelle ils étaient assis, trop petite pour qu'un corps y rentre, mais assez grande pour y cacher un objet. Il me les sortis tous deux et les posa à côté de lui. Dans ses yeux, je pouvais lire quelque chose, la seule chose qui m'importait vraiment : de la reconnaissance. Je lui avais sauvé la vie, à lui et à sa sœur. Je m'étais assuré sa fidélité. Les

paroles trahissent parfois, mais les yeux ne mentent jamais. Cet homme, ce Luther, il m'en devait une. Et il était prêt à payer sa dette au plus tôt. Je le savais. Je le sentais. Il se risqua alors à me pointer sa sœur de l'index en haussant les épaules. L'air de me demander : "Et pour elle ?". Je lui écrivis qu'elle pourrait aussi avoir un rôle à jouer. Un rôle sans aucun danger et sans moyen que l'on puisse un jour remonter jusqu'à elle. Je stipulai que je lui donnais ma parole, et il accepta en son nom. Jetant un coup d’œil derrière mon épaule, j'aperçus mes deux camarades dehors, les bras croisés tandis que les chiens leur bloquaient le passage vers l'intérieur. Je me risquai alors à lui tendre une dernière page, ou plutôt : des dernières pages. Je lui précisais que très bientôt, il aurait un rôle capital à jouer à mes côtés, que plus jamais Huttington ne lui poserait problème, qu'il n'aurait plus à vivre dans la pauvreté avec sa sœur et à mener une vie de voleur, mais que pour que cela advienne, il devait me faire confiance et se prêter au jeu. Il regarda sa sœur un instant puis se releva. Il devait bien faire deux fois ma taille. peut-être plus. Pourtant, il se mit à genoux, prit ma main gantée et l'embrassa en guise de respect. Dès lors, je n'avais plus aucun doute : cet homme serait mon principal bras droit en temps voulu. Je lui tendis alors une liste de choses à faire et à dire lors des prochaines heures. Il les assimila très vite, puis cacha la dite feuille dans la trappe où se trouvaient les gants. Il enlaça sa sœur une dernière fois et lui dit : "Héléna, je vais partir avec Monsieur S. Toi, tu restes ici. Je reviendrai dans la nuit je te promets et dès demain, tous nos problèmes disparaîtrons. Nous n'aurons plus jamais besoin de voler pour subvenir à nos moyens, je te le promets." - "Mais... Où vas-tu, Luther ?" lui demanda-t-elle.

- "Je retourne auprès de Huttington pour lui rendre les gants." - "Quoi ?! Tu n'es pas sérieux !" - "Fais-moi confiance, Héléna. Fais-lui confiance." lui dit-il en me désignant de la main. "Si cet homme n'avait pas été là, nous serions déjà morts tous les deux. Dès les prochains jours, nous aurons un nouveau toit, de nouveaux alliés et une nouvelle vie. Mais surtout, toi, tu dois rester ici. Entendu ?"

Héléna resta bouche bée. Elle ne sut quoi dire. Elle laissa simplement son frère partir avec l'inconnu que j'étais en direction d'un lieu qui s'apparentait principalement en son esprit à une future place d'exécution. Durant le court chemin que nous fîmes pour retourner vers Mölk et Jörgen, toujours gardés par les chiens, je fis discrètement passer à Luther un parchemin anciennement retrouvé chez feu le Duc Klaussman. Ce dernier le rangea très vite dans son long manteau. En nous voyant arriver, je vis les deux compères hausser leurs sourcils. "Attends... Il se passe quoi là, en fait ?" s'interrogea Mölk. - "Il nous faut revenir au plus vite auprès du Duc Huttington." répondit Luther en haussant le col de son manteau, tout en jetant des regards furtifs à gauche et à droite. Il avait décidément un excellent jeu d'acteur et s'était imprégné de son rôle en l'espace de quelques seconde.

- "Chez le Duc ?! Mais c'est quoi encore ce bordel ! J'espère que t'es pas sérieux, mon gros ! On va te fumer ici, sur le champs et..." Je fronçai alors les sourcils et les chiens se remirent ainsi immédiatement à montrer les crocs, ce qui calma les ardeurs du gnome. - "Ce serait trop long de vous expliquer, et de toute façon, vous ne comprendriez pas. Je n'ai pas de temps à perdre avec des laquais. Je dois simplement parler avec le Duc, et ce au plus vite." insista-t-il.

- "DES LAQUAIS ?!" s'insurgea Mölk en pointant Luther de son arbalète, le doigt sur la gâchette. Sans qu'une seconde ne s'écoule, l'un des molosses se projeta sur Mölk et l'écrasa de son poids, faisant ricocher le carreau qu'il s'apprêtait à tirer dans un arbre. Je vis les crocs de la bête se rapprocher du cou de mon ancien camarade et je me mis à pousser un rapide sifflement, le ramenant immédiatement au pas. Mölk se releva difficilement, ne pouvant dissimuler un air choqué.

- "Chaque minute que nous perdons est une chance pour eux d'apprendre que je suis toujours en vie. Hâtons-nous, messieurs, avant que ne se lève le jour !" - "Comment ça "eux" ? Comment ça "toujours en vie" ?" le questionna Jörgen. En guise d'unique réponse, Luther se mit à marcher droit devant lui, en direction du palais du Duc, probablement déjà rentré à l'heure qu'il était. Mölk et Jörgen se regardèrent tous les deux, d'un air perdu. Ils retournèrent alors tous deux leur regard vers moi, entouré de mes deux chiens qui me souriaient presque en tirant leur langues baveuses. Jörgen avait l'air déçu, et Mölk l'air furieux.

- "T'as intérêt à savoir ce que tu fais, le vieux ! Sinon, je me chargerais moi-même de ton cas !" m'affirma-t-il en tournant les talons pour rattraper Luther.

Une fois de retour au château, nous fûmes accueillis dans la chambre de Huttington, là où les gants avaient été dérobés. Le Duc semblait maintenir en lui une rage démesurée et pourtant, affichait un visage de satisfaction sans pareille. Certainement était-ce l'idée de punir son voleur lui-même qui le mettait dans un tel état d'allégresse. Randy, Tryphon et Gürbak étaient déjà sur place, de leur côté. Ils avaient déjà tenu informé le Duc de l'innocence de celui qu'ils avaient interrogé. Ils levèrent d'ailleurs eux aussi les sourcils lorsqu'ils nous virent rapporter Luther vivant.

- "Et bien, mon gaillard !" prononça le Duc en faisant tapoter une lourde canne sur le sol, d'un regard sinistre, un sourire sadique sur les lèvres. "Ne savais-tu donc pas qu'un malfrat finissait toujours par revenir sur le lieu de son crime ? Tu as bien de l'audace de te présenter à moi de la

sorte, alors même qu'il aurait sans doute était moins douloureux pour toi, chien, de tenter de te ôter la vie sur le chemin du retour."

Luther se mit à genoux, Huttington l'arrêta net. "Cesse donc ces courbettes ! Je sais que tu n'en penses rien ! Rends-moi simplement mes gants et je déterminerais si il convient d'abréger tes souffrances maintenant ou de te faire souffrir encore un peu !" - "Mon seigneur..." se risqua-t-il de répondre. - "TON Seigneur ? Lâche ! Couard ! Pleutre ! N'as-tu donc pas le courage d'assumer pleinement ta véritable nature de forban ? De quel droit t'adresses-tu donc à moi de cette façon ! N'as-tu donc nul respect pour quiconque, ici bas ! Je m'en vais te punir de ton arrogance, misérable !" Je vis les regards amusés de tous mes compères dans la salle se tourner vers le pauvre homme. Ils souriaient à pleines dents. Seul Leborgne avait l'air de passablement se désintéresser du spectacle. Il souriait certes, mais certainement pas pour les mêmes raisons. Il était en train d'aiguiser une lame qui ne semblait pas être la sienne. Bien trop de dorures et d'artifices pour lui appartenir. Je compris alors où la discussion risquait de mener, et je fus réellement impressionné de voir à quel point, malgré toute cette pression, Luther ne sortit jamais de son personnage. Seulement, aussi bon menteur fusse-t-il, si on ne lui laissait aucun moyen de se défendre, il ne parviendrait à rien. Je me risquai donc à faire un pas en avant, tendant lentement une main devant moi, faisant signe au Duc de se calmer. Aussitôt ce dernier la vit, aussitôt il cessa de prendre parole. Mes collègues gnomes affichèrent tous, de ce que j'en vis, une mine éberluée. Ils venaient tout juste de comprendre que Huttington n'était plus le seul chef ici. Luther, toujours agenouillé, sortit alors les deux gants qu'il me tendit afin que je les remette à Huttington. Ils les lui furent remis. Mais Luther ne s'arrêta pas là. Il tendit également devant lui un parchemin enroulé, celui que je lui avait offert tantôt, regarda le sol d'un air humble et le déposa entre ses deux mains qu'ils tendit vers le Duc, en signe d'offrande. - "Excellence. Ce vol était la seule façon pour moi de m'adresser aujourd'hui à vous, sans risquer que mes mots ne tombent dans les oreilles des traîtres à votre cause qui composent votre cour."

- "Des traîtres ?" lui demanda le Duc.

- "Oui, excellence. D'anciens fidèles du Duc Klaussman qui souhaitent remettre la main sur certains vestiges du temps de son règne. Ils savaient que je détenais ce que je m'apprête à vous remettre aujourd'hui, et maintenant qu'ils me croient mort, ils n'ont plus aucun moyen de se douter que c'est vous qui en êtes le propriétaire à présent. Comprenez bien que j'aurais préféré, dès le départ, ne pas mettre ma vie en danger de la sorte et vous l'apporter immédiatement. Mais sans cet habile stratagème ceux qui souhaitent vous voir tomber auraient pu découvrir ce parchemin et le lire, ou le subtiliser véritablement. Vous êtes, ici, entourés d'hommes de

confiance qui ne vous trahiront jamais. Je peux donc me risquer à vous dévoiler ces informations. Veuillez à présent, s'il vous plaît, accepter ce parchemin qui vous fera comprendre pourquoi il ne devait pas tomber entre leurs mains."

- "Cela a intérêt à être à la hauteur de mes attentes." lui dit-il en s'approchant lourdement de lui, faisant frapper le bout de sa canne sur le sol. Il se saisit du parchemin et se mit à le lire dans sa tête. Je l'observais pendant toute la lecture, en connaissant déjà le contenu, et vis soudain ses yeux s'écarquiller. Sa bouche s'ouvrit en grand, laissant apparaître une dent en or et un sourire immense. Ses mains tremblèrent légèrement et les hommes qui l'entouraient se regardèrent mutuellement avec un air d'incompréhension.

"Un... Un commerce de plumes de phœnix ! AHAHA ! Klaussman ! Pauvre fou ! Vois où ta quête de l'immortalité t'as conduit ! Grâce à toi, mon vieil ennemi, c'est la lignée entière des Huttington qui vaincra la mort à jamais !" Le Duc enroula alors le parchemin et le déposa sur son bureau, laissant l'intégralité des individus présent dans une étrange situation, bien que cocasse, à mes yeux du moins. Ne sachant quoi faire, quoi dire ou quoi penser, ils restaient là, se dévisageant les uns les autres. Même Leborgne semblait secoué par la nouvelle. Le Duc s'installa alors derrière son bureau et commença à rédiger plusieurs missives. Nous restâmes ainsi là, sans prononcer le moindre mot. Sans rien faire. C'était comme si il en avait oublié notre présence. - "Heu... Majesté ?" se risqua à demander Randy. - " Ah ! Oui, c'est vrai ! J'avais oublié que vous étiez là, vous ! Luther, pour te faire pardonner et afin de garder le secret, je te charge de devenir mon nouvel intermédiaire pour cette histoire de commerce de plumes. Tu vas te rendre à Port-Perché et demander le Capitaine Basil BarbeBrune, un grand ami à moi. Tu lui donneras alors cette missive signée de ma main. Il te conduira sur les Îles Vagabondes et alors tu auras droit à ... comment dire... un comité de soutien, qui t'aidera à réquisitionner le tout. Envoie moi un message aussitôt tu seras sur place. Vous autres, rompez ! J'ai beaucoup de travail qui m'attend, à présent." C'était la deuxième fois de ma vie que je voyais le Duc aussi heureux. Mes collègues, eux, par contre, semblaient tous accrocher un visage de méfiance. Même les plus aisément dupables. Il me fallait faire attention car je sentais que mes anciens amis commençaient de plus en plus à douter de moi. Ils partirent de la salle sans même se retourner ou faire attention à moi qui restais pourtant bien devant l'entrée de la chambre du Duc. Ils préféraient s'assurer d'escorter Luther jusqu'à l'extérieur plutôt que de s'attarder sur mon cas. Seul et isolé, je me risquai alors à coller mon oreille à la porte, afin de découvrir ce qu'il se disait entre quatre murs.

- "Vous êtes sûr de vous, excellence ?"

- "Leborgne. J'ai l'occasion d'assurer l'immortalité pour moi-même et toute ma lignée, si ce que

dis le parchemin est vrai. Si jamais ce document est un faux, par contre, alors je ferais exécuter l'autre nègre sans la moindre forme de pitié. Il ne pourra pas me duper indéfiniment, tu sais." - "J'entends bien, monsieur. Mais pourquoi l'envoyer lui, et pas le vieux, par exemple ?" - "Lui seul connaît le contenu exact du parchemin. Je ne fais pas confiance à Maksharm et à ses sbires pour mener ce genre de mission à bien. Ce n'est pas leur domaine d'expertise. Et pour le vieux, si Monsieur S a besoin de lui régulièrement, je ne vais quand même pas l'envoyer sur les Îles Vagabondes, à des milliers de kilomètres de Costerboros." - "Oui, c'est sûr que vu sous cet angle..." - "Par ailleurs, le texte fait mention d'un certain Leborgne, au service de Klaussman, au courant de la combine. Tu es au courant de quelque chose ?" - "Ce bon vieux Conrad n'a juste pas misé sur le bon cheval... Encore une fois." - "Je plains ton pauvre, cousin. On dirait bien que la chance n'est pas de son côté." - "Elle ne l'a jamais vraiment été. C'est pas un mauvais bougre, vous savez, Monsieur. Il veut juste retrouver mon cousin Édouard, et il pensait que servir Klaussman lui permettrait de finir par apprendre où il était."

- "Il n'empêche qu'il se retrouve trempé dans cette affaire de commerce de plumes et tu penses bien que si jamais il se met en travers de mon chemin..." - "Il fera beaucoup de morts. Vraiment beaucoup de morts."

- "Certes."

- "Mais puisque la seule personne qu'il pensait capable de retrouver son presque-frère n'est plus de ce monde. Je pense très honnêtement qu'il ne va pas vraiment chercher à s'interposer. Il n'a plus vraiment grand chose à y gagner, maintenant." - "Il est vrai. Cependant, nous ne devons pas prendre le moindre risque. Tu vas accompagner Luther à Port-Perché et tu vas t'assurer que cet empire de plumes me revienne." - "Vraiment Monsieur ? Vous seriez prêt à délaisser votre sécurité à quelques jours de votre soixante-cinquième anniversaire ?" - "Randy Maksharm et ses hommes feront l'affaire. Je ne peux pas laisser toutes ces plumes m'échapper. Et te voir me les rapporter sera le plus beau cadeau d'anniversaire que je puisse espérer recevoir ! En espérant seulement qu'ils n'auront pas les mêmes effets sur la mémoire qu'avec mon fils..." - "D'ailleurs, comment va-t-il ?"

- "Physiquement, très bien. Mais ses souvenirs n'ont pas l'air de lui revenir. Pire, j'ai comme l'impression qu'il en perd d'avantage au fil du temps. Enfin, qu'importe. L'important c'est qu'il me soit revenu de toute façon. Selon mes médecins, ce n'est que passager et il suffira d'un déclic puissant pour que tout lui revienne. C'est pour ça que cette fête sera mémorable. Je m'en assurerai personnellement. Maintenant, va ! Et ne me déçois pas Leborgne !" - "Vous pouvez compter sur moi, Altesse !" Des cousins Leborgne, l'un d'eux perdu quelque part dans la nature, un grand anniversaire, une mémoire qui flanche et une sécurité médiocre... C'est tout ce que j'avais besoin de savoir avant de me résigner à quitter une bonne fois pour toutes les lieux. Tout semblait se coordonner parfaitement, et il ne manquait plus qu'une étincelle. Qu'une dernière étincelle...

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