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Chapitre XVIII : La Légende de Kürsk ............................................................................... 280

Chapitre XVIII : La Légende de Kürsk

Vous souvenez-vous de la première fois que je vous ai parlé de mon village, Kürsk ? Vous rappelez vous des termes que j'avais employé lorsque j'ai fait mention de ce qu'il était devenu ? Ma famille biologique et moi-même résidions depuis plus de six années entières dans ce village. Mes frères et sœurs, quant à eux, sont arrivés plus tard et y sont ainsi restés un peu moins de trois ans. Cette bourgade est en effet aujourd’hui décriée comme maudite. Un hameau fantôme, dans lequel il n’est plus une âme qui vive. Un désert de glace éternel, recouvert d’un manteau blanc qui ne fondra jamais. Je suis responsable de ce qui est arrivé, ce jour là. Je suis responsable du lourd tribu que j’ai fait porter à ce bourg qu’était le mien.

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Pourtant, c’était un beau village. Il y avait toujours à faire là-bas. La plupart des gens étaient sympathiques, l’endroit était beau et l’air était vivifiant. Le petit style rustique qui en ressortait s’harmonisait à merveille avec l’ambiance chaleureuse et agréable du lieu. Nous nous connaissions tous à peu près. Certains plus que d’autres. Moi, en tout cas, je les connaissais tous. Sur le bout des doigts.

Mes six ans étaient déjà bien entamés, alors. Ce village était le mien. Il comptait beaucoup à mes yeux. J’avais la belle vie ici, et je ne voulais pas que cela cesse. Néanmoins, en grandissant, l’envie me prit de rendre cette bourgade plus vivante, d’améliorer le style de vie des habitants, de contribuer au bien-être de ceux que je côtoyais à longueur de journée. J’étais Monsieur S, après tout. Si je voulais inciter Kürsk à mieux correspondre à mes attentes, je pouvais le faire en claquant des doigts. Seulement, il ne fallait pas que cela devienne trop visible non plus. Je n’avais pas envie d’attirer l’attention sur mon petit havre de paix. J’entrepris donc certaines mesures dont seuls Héléna et Leborgne étaient informés.

Tout d’abord, je choisis de contribuer à l’alphabétisation des enfants du village. Je voulais qu’ils sachent tous lire, écrire et compter. Je voulais qu’ils apprennent ce qu’était l’histoire de notre monde, afin qu’ils puissent mieux le comprendre. Je voulais qu’ils soient en mesure d’éduquer leurs parents à leur tour. À mes yeux, la connaissance donnée à tous permettrait aux générations futures de s’émanciper. Pour leur offrir toute cette culture, il me fallait trouver un maître. Un généreux instituteur nomade qui nous ferait le plaisir de s’installer à Kürsk pour partager son savoir à ses futurs jeunes élèves. Seulement, je ne voulais pas attribuer une tâche aussi importante à n’importe qui. Je voulais que ce soit le meilleur qui se charge d’une mission d’une telle portée intellectuelle. En mon esprit, il ne demeurait qu’un seul homme capable d’assurer cette responsabilité. Le même homme qui m’avait instruit, indépendamment de sa volonté. Cet homme se nommait Juony. En faisant retracer sa position par mes pisteurs, je parvins à le retrouver. Il était cependant risqué de faire venir un homme comme lui à Kürsk en lui demandant d’assurer ce service au nom du Gant Noir. Il me fallut donc ruser. Ce ne fut pas évident, mais, à force de négociations, il finit par accepter. Il faut dire que je savais quoi lui proposer. Blake m’avait tenu informé des liens étroits qui étaient entretenus entre la Résistance de Rebecca Doclaire et Juony. Apparemment, lui aussi était fermement opposé aux autorisations. Il avait entendu parler de cette organisation rebelle suite à des missives d’un certain Karl, « le philosophe ». Je n’avais alors pas la moindre idée de qui était ce dernier. Ce que je savais en revanche : c’était son nom. Il ne me suffit que de faire référence à lui pour avoir instantanément l’accord du vieil érudit. Il semblait être très proche de ce philosophe. Intrigué de la spontanéité de sa réponse, je chargeai tout de même mes fidèles traceurs d’en apprendre plus sur ce Karl. Seulement, cette fois, presque aucune information utile ne me

revint. Rien de concret, seulement de vieilles légendes sur une entité à la connaissance si vaste qu’il s’était fait emprisonner lui même dans une tour scellée magiquement, afin que son savoir ne puisse se retourner contre qui que ce soit. Toute cette histoire était floue. Mais si jamais elle était vraie, il n’y aurait qu’un seul endroit où je pouvais en apprendre plus : le château du Roi Corodon Ier, luimême. Cependant, cela n’était pas pressant. Ce Karl attendrait. Si jamais un jour, l’occasion se présentait à l’un de mes fidèles collaborateurs de s’infiltrer dans le Palais Royal pour glaner autant d’informations que possible sur l’endroit où se tenait cette « Tour des tourmentes », alors : je la saisirais. Mais tant que ce n’était pas une priorité, je préférais axer mon intérêt principal sur le développement de mon village, et du Gant Noir.

Quoiqu’il en soit, la culture que je souhaitais apporter aux enfants de Kürsk ne passait pas que par les cours. J’incitai également beaucoup de bardes célèbres à passer dans les environs pour se produire chez nous. Certes, c’était autre chose que les grands palais, mais ils savaient qu’ils auraient beaucoup à gagner en venant ici. Et accessoirement, beaucoup à perdre en ne venant pas. Je faisais également livrer beaucoup de livres au village, enrichissant chaque semaine son unique bibliothèque. Maintenant que beaucoup d’entre eux savaient lire, encore était-il préférable de leur laisser de quoi mettre ce qu’ils avaient appris en pratique.

En outre, il faisait bon vivre à Kürsk. Chaque année se tenait la fête du Nouvel An. Les gens dansaient, chantaient, s’amusaient. Je me souviens, lors de la célébration du premier jour de l’année 1201, que nous nous étions tous rendus à la place centrale du village pour la célébrer. Il y avait un bel esprit, cette soirée-là. Nous ignorions alors que ce serait la toute dernière fois que nous le fêterions ici. Innocents que nous étions. Sous des rythmes festifs, Adeline endiablait la piste de danse. Aussi étonnant que cela puisse paraître, ma sœur se débrouillait excellemment bien. Sa chorégraphie en vint même à taper dans l’œil dans jeune garçon. Un jeune garçon qui deviendrait bientôt son futur mari, et mon futur exécuteur. Un certain Jacob Rampini, que vous connaissez peutêtre aujourd’hui sous le pseudonyme de « Jack le Sanglant ». Ce dernier l’emmena un peu plus loin, pour continuer la soirée avec elle. Il en fut de même pour Lina et Yvair qui furent réquisitionnés par nos deux petits voisins, Stan & Margareth Ziegler. Qui pouvait se douter alors qu’ils se marieraient ensemble 15 ans plus tard, et qu’ils feraient de moi le parrain de leur enfant ? Charlie, quant à lui, n’aura pas vraiment cette chance, plus tard. Certes, il passera la soirée avec une autre fillette du village, une certaine Chloé. Mais le destin fera qu’il en épousera une autre plus tard. Je préfère ne pas encore expliquer pourquoi. Et l’amie d’enfance de cette Chloé, une certaine Marie, comptait m’emporter avec elle, cette soirée-là. Elle semblait vraiment beaucoup m’aimer. On ne peut cependant pas dire que c’était réciproque. J’étais trop jeune pour m’intéresser à l’amour. Cependant, en feignant de partager ses sentiments, je pus obtenir un parfait alibi pour faire passer mes missives à Héléna. Lorsque l’un de mes frères, ou l’une de mes sœurs me surprenaient en train de tendre une lettre à ma messagère, ils me demandaient si c’était un petit mot doux pour Marie. Je n’avais qu’à faire semblant d’être gêné et l’affaire était dans le sac. Cet habile subterfuge me permit ainsi de pouvoir donner mes indications aux yeux de tous, sans jamais être démasqué. De son côté, Tim avait profité de la soirée pour … Faire quelques courses, dirons nous. Il était tard, les gens s’amusaient : personne pour surveiller le marché. Il avait profité de la présence de Simon Oyvey ici pour le faire danser devant tout le monde en lançant quelques pièces au sol. Il n’avait alors plus qu’à profiter de cette distraction pour faire les poches de ses collègues marchands. Habile. Et enfin, Éléanore, elle, s’isola non loin de Skom, la petite brute en surpoids qui s’amusait à martyriser les plus petits que lui. Il fut le seul avec elle à effectuer une sorte de contre-soirée. Il faut dire que mes parents l’avaient forcé à venir ici. Ce genre de festivités n’étaient pas vraiment sa tasse de thé. Heureusement pour elle, ce rapprochement entre les deux l’espace d’une soirée ne leur a pas vraiment fait développer d’atomes crochus l’un pour l’autre. Ma plus grande sœur trouvera l’amour quelques années plus tard. Pour un homme. Et ce, malgré son petit côté garçon manqué, qui pouvaient en faire douter quelques uns au départ. Un homme qui aura d’ailleurs quelques « accrochages de travail » avec ce même Skom. Mais là encore, c’est une autre histoire.

Je me souviens également que tous les proches de mes Parents étaient là, en cette belle première nuit de 1201. Il y avait Lars Ziegler, le père de Stan et Margareth. Un proche ami de mon Père, avec qui ils allaient souvent à la chasse. Ainsi que sa femme, Linda, la meilleure alchimiste du village. Il y avait également Marjorine, la tavernière, chez qui mon Père passait une bonne partie de ses journées… et soirées. Heureusement, il finit par raréfier de plus en plus ses visites, avec le temps. On ne peut pas dire que son étiquette de client régulier était du goût de ma Mère. Je vis aussi Pedrov Lavillier, le paysan ; Jean-Pierre Fontaine, le boulanger ; Guillaume leBrec, le forgeron ; Stewart, l’antiquaire ; Ceytos, le vendeur d’armes ou encore Christian Cordoulo, le spécialiste de la mode et des vêtements. Sans oublier le Docteur Grant Rooket, Sylvain « le fou du village », Craig Ledoux, le vieux Monsieur Jenkins et le Père Dominique Dumont, que nous surnommions « Père Dodu ». Même Héléna était présente. Elle préférait être là, avec le reste du village, plutôt que de partir travailler pour le Gant Noir à Casbianca. Il n’y avait que deux absents, ce jour-ci. Le premier s’appelait Damien Skeul. Peut-être le connaissez vous aujourd’hui sous le nom de « Bonesy ». Avant d’être le fameux squelette au sens de l’orientation si développé : c’était un simple habitant de Kürsk un peu … très benêt. Et addict à la consommation d’autorisations. Il a d’ailleurs failli se faire embarquer à plusieurs reprises pour cela, mais en trouvait toujours une au meilleur moment. Il faut dire qu’il en avait des caisses entières. Presque toutes ses pièces d’or passèrent là-dedans. Il en arrivait à ne même plus se nourrir. C’est en le voyant et en l’entendant parler que je me rendis compte du réel impact qu’avaient ce genre de documents sur les gens. C’est avec lui que je compris ce qu’était vraiment l’addiction. Pourtant, c’était quelqu’un de drôle et de très sympathique. Peutêtre à ses dépends certes, mais il demeurait que tout le monde l’appréciait bien dans ce village. Il ne devait certainement pas être en état de venir à la soirée, après sa dernière consommation.

Or, il était également un deuxième individu qui ne s’y était pas rendu. Une seconde personne qui jouait justement sur le fait d’être là sans vraiment être là pour autant. Cet homme : c’était Leborgne. Maintenant qu’il savait où j’habitais, il lui fallait toujours rester proche des environs, au cas où quelque chose de dangereux se passait. Je lui avait demandé de se faire passer pour un humble homme d’église et d’entrer au service de Père Dodu. Il passait ainsi l’ensemble de ses journées à rester enfermé dans un confessionnal, à écouter parler les villageois. C’était ainsi beaucoup plus facile pour moi de lui faire passer directement mes missives, puisque mon Père nous emmenait à l’église au moins une fois par semaine, chaque dimanche. Dans les faits, son travail consistait à faire passer d’importants stocks de nos autorisations ici, afin que Kürsk ne soit jamais en manque de ces dernières lors des contrôles des gardes. Il devait ainsi faire du sous-sol de l’église l’un de nos laboratoires pour notre création de documents illicites. Dans l’idée, personne au village ne savait vraiment qui il était. La plupart des gens faisait référence à lui comme : « le prêtre ». Seulement, quelqu’un ici le connaissait bien. Quelqu’un qui n’oublierait pas son visage de si tôt, ni le bras qu’il lui a tranché avec un trombone lors de l’épreuve de l’Arène. Ce quelqu’un : c’était Craig. Leborgne devait donc éviter de trop attirer l’attention sur lui la plupart du temps.

Hélas, le cours des choses conduisit la garde de Costerboros à enquêter à Kürsk. Notre village leur paraissait de plus en plus suspect. Certains membres d’une soit-disant « Guilde des Voleurs » avaient été repérés dans les environs. Leur chef, un certain Professeur Arsène, était activement recherché pour de multiples cambriolages. En le traquant, ils finirent par découvrir que le criminel activement recherché Viktor Leborgne se cachait également ici. Toute une garnison fut déployée pour l’arrêter. Il les mit tous hors d’état de nuire. Cependant, mon Père avait également tenu à participer à son arrestation. Il voulait venger son ami Craig. Lorsqu’il compris la délicatesse de la situation, Leborgne accepta de se rendre. Je lui avais déjà décrit les quelques personnes auxquelles il n’avait pas le droit de toucher, ici. Enfin, de toute façon, il avait gagné assez de temps pour permettre au reste de nos complices sur place d’évacuer tout le matériel, ainsi que toutes les autorisations hors de l’église, afin que la Couronne ne puisse mettre la main dessus. Ce jour-là, mon homme de main le plus fiable se fit arrêter et conduire à la meilleure prison qui soit : le donjon du Roi. Il était, après tout, trop dangereux pour qu’on l’enferme dans un autre endroit, moins sécurisé.

Nous avions déjà discuté tous les deux de ce qu’il se passerait si jamais cela venait à arriver un jour. Et il savait que la prochaine étape signifierait pour lui d’attendre le temps qu’il faudrait en prison et de n’en sortir que lorsqu’il saurait où trouver cette Tour des Tourmentes. Lorsqu’il saurait où était enfermé ce philosophe : sa nouvelle mission commencerait. En effet, plus le temps passait, plus je me disais que si jamais cet homme existait vraiment ; alors il serait en mesure de m’identifier, de percer le secret. Je devais donc le retrouver avant l’un de mes ennemis. Et cela prendrait le temps que ça prendrait. Leborgne a eu beau être au première loges, il dut rester 10 ans en prison avant de savoir où se trouvait cette Tour. Dix ans sans exécuteur, donc. Dix ans où un autre dut prendre sa place : un jeune homme du nom de Jacob, que le Gant Noir sauva d’une mort certaine. Comment cela ? Laissez-moi mieux vous expliquer. La situation géo-politique était sans précédent entre le Royaume de Costerboros et l’Île des Miracles. Le conflit s’était aggravé ces dernières années, et nous enchaînions les défaites. La Main du Roi en charge de l’armée ennemie, Lord Reptilius, était autrement plus compétente que la notre. Les débandades militaires ne cessaient de se multiplier. Notre armée perdait bataille sur bataille. Pourtant, la propagande de Costerboros continuait de faire croire que nous avions l’avantage. Vaste fumisterie que tout cela. Notre Royaume allait bientôt être envahi. Malgré notre vaste territoire et nos effectifs plus importants, nous étions constamment mis en échec par les stratégies imparables de Reptilius, déjouant à lui seul toute notre armée. Il faut, en même temps, bien dire que leur peuple était unifié contre nous. Là où, notre désunion nous empêchait de faire front commun. Les conflits religieux internes divisaient notre population, nous rendant la tâche encore plus complexe qu’elle ne l’était déjà. Lorsque l’on m’apprit que les premiers navires de l’Île des Miracles étaient déjà sur nos plages, je compris qu’il me fallait faire quelque chose. Il me fallait me débarrasser de Quicington, l’actuelle main du Roi ; pour le remplacer par quelqu’un capable de renverser la balance. Un homme providentiel qui ne se contenterait pas simplement de repousser l’Île des Miracles. Mais aussi de rassembler le peuple de Costerboros autour d’un même ennemi, et de mettre fin aux guerres internes de notre Royaume. En étudiant les différents dossiers des hommes fidèles à notre cause et capable d’endosser une telle responsabilité ; un seul me sembla sortir du lot. Celui d’un homme dont j’avais beaucoup entendu parler ces dernières années. Un homme qui avait su bien s’entourer et qui était parvenu à monter très haut dans la hiérarchie des Services Secrets de sa Majesté. Vous l’avez probablement déjà deviné, mais cet homme, c’était un certain : Comte Auguste Adhémar. L’homme qu’on a effacé de l’histoire.

Entrant en contact avec lui, nous nous accordâmes sur un plan infaillible. Je l’aidais à prendre la place de Quicington, et en échange : il m’offrait l’Île des Miracles. Le but du Gant Noir étant de s’étendre sur toutes les terres, il me fallait une porte ouverte vers cette dernière pour compléter le tableau. Malgré sa haine envers ce pays et sa volonté de le rayer de la carte : il accepta. Ainsi, je fis livrer un colis piégé dans le local de la Main du Roi, dissimulé sous forme de boîte à musique. Il fut emporté par l’explosion. Suite à cela, Adhémar me fournit le nom et l’adresse de tous ses possibles opposants au titres. Nous fîmes éliminer chacun d’entre eux. Empoisonnements, étouffements, exécutions, décapitations, … Il ne resta bientôt plus que lui. Et il parvint à son poste. Peut-être l’ignorez vous aujourd’hui, mais quoique l’on puisse reprocher au Comte Auguste Adhémar, il demeure celui qui a malgré tout réussi à repousser l’envahisseur. Contrecarrant le projet d’invasion de Reptilius, il sut mobiliser ses forces pour reprendre l’avantage et les chasser du territoire. Mais ce n’est pas tout, il proposa aux trois prophètes de donner officiellement le soutien de la Couronne a celui des trois qui serait le mieux parvenu à vaincre l’Île des Miracles, forçant ses derniers à cesser les conflits entre eux pour se concentrer sur l’adversaire commun du moment. En d’autres termes, il avait réussit en l’espace de quelques années à inverser le cours des évènements à la seule force de ses mots. J’aurais certainement été très heureux pour lui, d’ailleurs, si je ne l’avais pas croisé en personne, quelques jours avant son ascension, …

En effet, par un concours de circonstances, nous avons, avec quelques uns de mes frères

et sœurs, ainsi que le petit Jacob, assisté à notre insu à l’une des plus grandes humiliations militaires imaginables, quelques semaines auparavant. Nous nous étions rendus dans la forêt de Kürsk, suite à une sombre histoire de sanglier, et nous finîmes par entendre le tonnerre d’une bataille avoir lieu sur la plage en contrebas. Les forces de Costerboros affrontaient les envahisseurs de l’Île des Miracles. Bien que je les incitai à rentrer à la maison, ils tinrent à rester pour observer ce qu’était une vraie bataille. Monumentale erreur. Les troupes de Costerboros furent anéanties par les forces auxquelles elles se confrontaient, les forçant à prendre la fuite. En bref : le genre de découvertes que la propagande du Royaume n’aimait pas ébruiter. Le genre d’évènements qui poussaient les témoins y ayant assisté à disparaître du jour au lendemain. Heureusement, nous étions bien cachés. Nous étions trop en hauteur pour que les troupes qui se battaient bien en dessous de nous puissent nous entrevoir. Si je crains, l’espace d’un instant, que Éléanore ne révèle notre position, en hurlant aux troupes de Costerboros de se ressaisir et de retourner au combat ; la main de Jacob vint très vite se plaquer sur la bouche de ma grande sœur rouquine, la forçant à se taire. En outre, j’étais soulagé. Bien que notre armée ait perdu la bataille : aucun des soldats ne nous avait repéré. Nous n’avions plus qu’à faire-demi tour et à rentrer chez nous, ni vus ni connus. Seulement, si, en effet, aucun des soldats ne nous avait vu ou entendu ; nous n’étions pas les seuls à aller souvent dans cette forêt...

Le soir venu, nous étions tranquillement à table, insouciants. Et puis, notre professeur Juony vint frapper à la porte. Il comptait apparemment quitter le village et avait un petit cadeau à nous offrir. Je ne compris pas pourquoi. Tout ce qu’il nous tendit fut la petite gemme couleur lavande qu’il portait souvent autour du cou. Il appelait cela une : « Gemme de vision ». Voyant dans son regard que quelque chose n’allait pas, il finit par nous mettre en garde en nous affirmant que cette petite pierre précieuse pourrait nous être utile pour plus tard. Je pense qu’il savait. Il se doutait que quelque chose de grave allait se produire ici très bientôt. Et il ne voulait pas être là quand ça arriverait. Je pouvais le comprendre. Seulement, il fut trop évasif sur les réelles raisons de son départ pour que je comprenne ce qu’il voulait vraiment signifier par là. Tout ce qu’il nous disait : c’est que ça allait commencer ce soir. Puis, il emporta sa mule et partit. Abandonnant Kürsk à son sort.

Il n’en restait pas moins qu’à présent nous avions cette gemme. Enfin, pour être plus précis : mon frère Charlie avait cette gemme. Nous nous mîmes d’accord pour la lui remettre à lui. Il semblait être le plus sérieux et le plus précautionneux du groupe après tout. Lorsque nous revînmes à table, mes Parents nous demandèrent ce qu’il s’était passait. Nous leur répétâmes ce que Juony nous avait affirmé. Intrigués à leur tour du comportement de Juony et de ces paroles, ils cherchèrent à savoir si nous n’avions pas fait, vu ou dit quelque chose de grave ces derniers temps. Commençant à recoller les morceaux ensemble, nous leur racontâmes ce que nous avions vu de depuis la forêt. Dès qu’il entendu cela, mon Père retourna son regard vers la fenêtre, puis vers la porte. Il nous demanda si nous étions sûrs de ne pas avoir été vu. Nous lui répondîmes que oui. Cependant, brusquement, notre porte fut martelée de coups. Dragon commença à aboyer. Pris de panique, mon Père poussa la table et le tapis sous cette dernière, révélant une trappe au sol. Il demanda à Scary, à Lina et à Charlie de se cacher à l’intérieur. Puis, il pointa l’immense armoire dans laquelle il rangeait ses habits de géant, située au fond du couloir et demanda à Tim, à Yvair et à Éléanore de se réfugier à l’intérieur. Sans poser de questions, ils obéirent. Il remit alors le tapis sur la trappe, la table sur le tapis, et s’avança vers la porte. De mon côté, je restai assis, à côté de ma Mère. Cette dernière tenta de contenir son angoisse comme elle le pouvait. Elle me serra fort contre elle en fermant les yeux. Luther était à l’Oasis, Héléna n’était pas ici et Leborgne : emmené en prison. Je me retrouvais seul, avec mes Parents. Je n’avais alors pas la moindre idée de ce qui allait se passer.

Mon Père finit par ouvrir la porte, révélant un petit escadron d’hommes en armures d’acier. Ils portaient d’élégants casques sur la tête, ainsi qu’une longue et splendide cape rouge. Mon Père avait servi dans l’armée de Costerboros fut un temps. Il savait qui étaient ces gens. Il

connaissait l’uniforme des Services Secrets. À leur tête : un homme aux longs cheveux noirs, à la barbe parfaitement entretenue et aux manières distinguées. Sa longue cape écarlate couplée de son plastron argenté se mariaient à merveille avec la longue et fine épée qu’il tenait dans son fourreau. Un sourire qui se voulait certainement bienveillant et amical était accroché sur son visage. Ses yeux marrons se déposèrent sur chacune des personnes dans la pièce, les unes après les autres. Même sur le chiens qui se mit à grogner en le voyant. Ce dernier, attendant poliment devant la porte la permission avant d’entrer, demanda si il était bien au domicile d’un dénommé Picco. Mon Père approuva et le laissa entrer. Je me souviens alors de l’inquiétude que je ressentais en voyant cet homme. Pour l’une des premières fois dans ma vie, ce n’était pas pour moi que j’avais peur. C’était pour mes proches. Je ne voulais pas que ce membre des services secrets nous fasse du mal. Il était poli, maniéré, courtois. Il se risqua même à caresser notre chien qui lui montrait pourtant les crocs à l’entrée ; affirmant que ces bêtes sont les plus fidèles qu’un homme puisse avoir. Il m’inquiétait. Rien qu’en l’observant, je pouvais analyser une redoutable intelligence sortir de son regard. J’étais déjà certain qu’il se doutait de quelque chose. Il se présenta comme étant Auguste Adhémar et chercha à ce que mon Père lui livre les enfants qu’il gardait chez lui. Bien sûr, ce dernier ne nia pas le fait de les avoir hébergé plusieurs semaines, mais il feignit néanmoins qu’ils n’étaient plus ici depuis longtemps. Il assura qu’ils voulaient retrouver leur véritable famille. Incrédule, Adhémar demanda à ses hommes de fouiller la maison, mais de ne rien casser. Ces derniers s’exécutèrent. Ils relevèrent qu’il y avait bien 7 lits dans une même chambre. Ma Mère expliqua qu’ils n’avaient pas encore eu le temps de les ramener, que ça leur faisait des petits souvenirs de ces enfants. Adhémar prit cela en note. Les gardes insistèrent également sur le fait que leurs vêtements étaient toujours là. Mes parents se défendirent en supposant que les jeunes gens qu’ils recherchaient les avaient probablement simplement oublié ici. Néanmoins, lorsque j’aperçus l’un des gardes ouvrir les portes de l’armoire et passer sa tête à l’intérieur : mon cœur se mit à battre comme jamais il n’avait battu auparavant. Néanmoins, je détournai volontairement le regard de ce dernier. Adhémar était un homme malin. Si il voyait nos regards et nos expressions changer en fonction de l’endroit où ses hommes fouillaient, alors il saurait aussitôt où ils étaient cachés. Je ne sus comment ils procédèrent, mais Tim, Yvair et Éléanore réussirent tout de même à échapper à la vigilence des gardes. Certainement en se camouflant directement dans les grands habits de mon Père. Quoiqu’il en soit, ils ne les trouvèrent pas. Adhémar demanda alors à s’entretenir seul à seul avec le chef de Famille, et nous somma de sortir de la maison quelques instants avec le chien. Nous regardâmes tous deux mon Père. Il soupira. Puis, il nous fit signe d’y aller. Nous obéîmes donc, sans savoir ce qu’il s’était dit entre les deux. De ce que m’en a raconté mon Père plus tard : Adhémar lui avait mit la pression en lui expliquant qu’il pouvait perdre beaucoup si jamais il apprenait qu’il avait menti. Vraiment beaucoup. Là où, à l’inverse, ils pouvait gagner vraiment très gros à les leur remettre. Malgré tout, il refusa de céder. Il tint bon. Adhémar demanda alors à ce que tout le monde sorte de la maison. Puis, il fit barricader la porte d’entrée. Alors que nous attendions avec impatience que l’on nous autorise à revenir à l’intérieur ; nous aperçûmes le reste des membres des services secrets poser devant la porte plusieurs dizaines de bûches en bois. Je n’aimais pas du tout où tout cela semblait mener.

Lorsqu’ enfin mon Père passa la porte, partant se repositionner à côté de nous, Adhémar, qui le suivait de près, se saisit de la torche de l’un de ses acolytes et la lança sur le bois. Ce dernier prit feu et notre maison, ma maison, commença alors à s’embraser. Les flammes la dévorèrent, une fumée noire toxique s’en échappa. Mes frères et sœurs étaient toujours coincés à l’intérieur. Mais nous ne pouvions rien faire. Nous étions contraints de rester là, à regarder ce spectacle, impuissants, le temps que le tout ne s’effondre sous nos yeux. En voyant ces flammes danser devant moi, je fus trop happé par le spectacle pour pouvoir penser quoi que ce soit. Ces dernières se reflétaient dans mes yeux comme un miroir. C’était un balais infernal qui faisait partir en poussière ce monument symbolique de mon enfance et de ma vie de famille. Comment cela pouvait-il se produire ? Était-ce un cauchemar ? Cela ne pouvait pas être vrai. Pourquoi à moi ? Pourquoi maintenant ? C’était ma maison. Tant de mes souvenirs résidaient entre ces murs. Tant de souvenir, disparus le temps d’un battement de cil. Je continuai d’observer, encore et encore. Jusqu’à

ce qu’il ne reste plus qu’un tas de cendre. Sous les complaintes et les pleurs de notre chien, Dragon, nous restâmes tous devant ce brasier, à contempler notre demeure doucement se dématérialiser. Adhémar, lui, déçu de ne voir personne sortir en trombe de ce logement enflammé, commença à se lasser. Si jamais des enfants se trouvaient encore ici, alors : cela devait déjà faire un certain temps qu’ils n’étaient plus de ce monde. Une poutre enflammée les avait sûrement déjà écrasé. Ou bien ce pouvait être le manque d’air, ou la fumée toxique. Ainsi, il finit par quitter les lieux. La dernière chose dont je me souviens, c’était sa prononciation d’une simple phrase : « Après tout, qu'y a-t-il de plus fidèle qu'un homme qui a peur ? ». Quel qu’ait été le contexte de cette question rhétorique, auquel je n’avais pas porté attention du fait du spectacle qui se déroulait devant moi, je ne pouvais que lui donner raison. En cet instant précis : j’avais peur. Je le reconnais. J’avais peur, parce que je n’avais aucun moyen de répliquer. C’était une attaque inattendue envers une chose à laquelle je tenais. Ce qui rendit, de ce fait, la dite attaque d’autant plus douloureuse. Je me sentais faible. Trop faible pour agir. Trop faible pour éteindre les flammes ou partir m’assurer de l’état de santé de mes frères et sœurs. Rien n’avait plus d’importance à mes yeux, en cet instant. Je venais de perdre l’une des choses les plus chères à mon cœur. Et jamais je ne m’en remettrai. Fort heureusement, nous finîmes par voir Yvair, Charlie, Scary, Lina, Tim et Éléanore sortir de derrière la maison. Ils étaient sains et saufs. Recouverts de suie et blessés, certes : mais bien vivants. Ils étaient parvenus à s’entraider pour tous passer par des issus discrètes, à l’arrière de notre ancienne demeure. Aussitôt, ma Mère les prit dans ses bras. Elle avait été si inquiète pour eux. Mon Père fut lui aussi soulagé. Mais moi, je continuais d’observer le feu. Je restais là, stoïque, en face des flammes. Je commençais tout juste à réaliser que quelqu’un nous avait trahi. Maintenant mon regard vide sur les structures en cendres de mon domicile, je songeais à cette idée. Quelqu’un nous avait dénoncé. Quelqu’un savait que nous étions là, lors de la débâcle de Costerboros. Quelqu’un a délibérément fait porter notre adresse aux Services Secrets, pour éliminer ceux qui étaient sur place. Ma petite taille m’avait certainement permit de ne pas être remarqué, et donc de ne pas être recherché par Adhémar. Mais, eux, ils allaient l’être. Il leur fallait à nouveau fuir, partir se réfugier ailleurs. Mais à quoi bon ? Pour être rattrapés plus tard ? Remarquant mon état de non réaction vis-à-vis de l’heureuse nouvelle de la survie de mes frères et sœurs ; mon Père vint s’approcher de moi. Il déposa sa gigantesque main sur mon épaule et me dit que j’allais devoir être fort. Il comptait sur moi pour veiller sur mes frères et sœurs. Le regard toujours perdu, choqué et déterminé à me venger de celui qui avait osé nous faire ça ; j’acceptai de reprendre mes esprits. Je comptais bien retrouver celui qui avait fait ça et lui faire payer. Seulement, je ne devais pas donner l’impression de trop y réfléchir, au risque que mes proches se doutent de quelque chose. La vengeance est un plat qui se mange froid. Très littéralement.

Acceptant de nous héberger pour la nuit, nos voisins, les Ziegler, nous laissèrent dormir sous leur toit. Personnellement, je ne pus trouver le sommeil. Je n’arrivais toujours pas à croire ce qu’il s’était passé. Gardant les yeux grand ouverts, je ne cessais de réfléchir à qui avait bien pu nous trahir. J’avais beau chercher, c’était comme essayer de trouver une aiguille dans une botte de foin. En revanche, une chose était certaine : c’était quelqu’un du village. Il connaissait mon Père. Il nous connaissait nous. Je me demandai au départ si ça pouvait être Juony. Il venait de quitter le village, après tout. Pris de remords, il aurait pu nous prévenir en nous donnant sa pierre. Mais c’était impossible. Il avait un cours avec d’autres élèves, au moment où nous étions dans la forêt. C’était donc quelqu’un d’autre. Mais qui ? Je ne parvins pas à trouver. Ce pouvait être tout le monde. Et je n’allais pas mener l’enquête de mon côté. Ça aurait pu mettre la puce à l’oreille du ou des coupables. Continuant d’observer, à travers la fenêtre, ma maison finir de se consumer ; une idée terrible commença à me venir en tête. Une idée, peut-être injuste et cruelle ; mais une idée que j’adopterai tout de même. Je ne pouvais me résoudre à laisser le coupable impuni. Quelqu’un dans ce village nous voulait du mal, et j’ignorais qui. Or, puisqu’il ne se dénoncerait pas de lui même ...

Alors, je punirai tout le monde.

Oh, bien sûr, comme ils étaient aimables avec nous, après avoir appris ce qu’il nous était arrivé. Ils voulaient tous nous montrer à quel point ils nous soutenaient. Chacun plus que le voisin. C’en était ridicule. C’était comme si ils avaient tous quelque chose à se reprocher sans oser nous le dire. Moi qui les aimait tous tellement, moi qui avait tant fait pour eux. Voilà comment ils me remerciaient ? Cette bande d’hypocrites. Ils osaient prétendre avoir de la compassion pour nous ? Ils pensaient qu’en tentant de reconstruire une nouvelle maison pour nous sur les restes de l’ancienne, cela changerait les choses ? Non. Je refusais de pardonner. À qui que ce soit. Ni pardon, ni oubli. Comment avaient-ils osé abuser de ma confiance de la sorte ? Comment osaient-ils encore me regarder dans les yeux après ce qu’ils m’avaient fait ? Ce qu’ils nous avaient fait. Mes frères et mes sœurs passèrent bien vite l’éponge sur cette affaire, nonobstant. Ils étaient tout simplement heureux de s’en être sortis indemnes. Mais, de mon côté, chaque fois que je repassais devant les cendres de mon ancienne demeure ; je ressentais un violent pincement au cœur. Pourtant, je savais qu’ils n’étaient pas tous coupable. Je le savais bien. Mais, cela n’avait aucune importance à mes yeux. Très égoïstement, je préférais m’assurer que le coupable paie, avec des innocents comme dégâts collatéraux, plutôt que de le savoir encore des nôtres et bien portant. Ceci étant dit, il me fallut un certain temps avant de passer à l’acte. Demeurer aux côtés des miens calmait mes ardeurs. Je savais que si je faisais ce que je comptais faire : cela leur ferait beaucoup de mal. Je risquais même de les mettre en danger.

Néanmoins, ma décision fut prise le jour où nous rencontrâmes un homme du nom de Léonid. Il nous prit à parti, avec mes frères et sœurs, loin de mes Parents, pour nous faire une proposition.Il n’était pas du village. En effet, cet homme se considérait comme étant : « un révolté ». Il voulait créer une milice pour renverser le Roi et supprimer définitivement les autorisations. Malgré ce que je pus imaginer au départ, son groupuscule n’avait rien à voir avec la Résistance de Rebecca Doclaire. Il n’avait aucun plan précis, si ce n’est celui de former un escadron assez large pour prendre les rues et détrôner son Altesse Corodon Ier. Cette énergumène avait eu vent de ce qui nous était arrivé avec Adhémar. Il cherchait à ce qu’on le rejoigne, malgré notre jeune âge. Il disait que les gardes hésiteraient avant de tirer sur des enfants. Il nous assurait, cependant, qu’il avait assez d’hommes et de soutiens pour envisager une prise du palais d’ici quelques jours, le temps qu’ils s’organisent. Si je m’attendais à un refus massif et total de notre part à tous ; un jeune garçon accepta néanmoins de le suivre dans cette folie. Un seul. Pas l’un de mes frères. Il s’agissait du petit Jacob. Il voulait nous venger pour ce qui nous était arrivé. Il se sentait coupable. En effet, lui, avait toujours sa maison intacte. Alors qu’il avait également vu ce qu’il s’était passé, là-bas, dans la forêt. Il trouvait cela fondamentalement injuste. Il ne voulait pas laisser Adhémar impuni. Il voulait, je cite : « lui faire ravaler ses dents ». J’ignorais seulement si ce qu’il nous affirmait découlait d’une stupidité inégalable, ou bien d’un courage et d’un dévouement dignes des plus grands héros de légendes. Malgré la folie de sa proposition, mes frères et sœurs alors présents, à savoir : Yvair, Éléanore, et Charlie, le laissèrent partir les venger avec ce Léonid. Cela leur causera d’ailleurs bien des problèmes quelques années plus tard. Mais, je réserve cette partie là pour une prochaine fois.

Tout ce qu’il faut vous dire c’est que sa détermination à nous venger, à nous rendre justice, éveilla quelque chose en moi. Ce jeune garçon venait de faire preuve d’un sens inné de la Famille, plus développé que chez n’importe quelle autre personne que je connaissais. Il n’attendait rien en retour. Il se mettait lui-même en danger pour nous. Il acceptait les risques, alors qu’il ne faisait même pas partie de notre famille. Qu’on se le dise, c’était idiot et irresponsable de sa part. Il n’a accepté de suivre Léonid que par pure impulsivité. Mais malgré tout, j’éprouvais alors un réel respect pour ce jeune homme loyal et désintéressé. Je le considérais digne d’entrer parmi les miens. Je me doutais que tout ce plan allait échouer, qu’il y allait y avoir des morts. Beaucoup de morts. C’est la raison pour laquelle, m’éloignant de ce Léonid, ainsi que de mes autres frères et sœurs sans demander mon reste : je partis retrouver Héléna.

Je lui tendis deux missives à transmettre à Luther. La première l’enjoignait à surveiller l’émeute qui allait prendre forme d’ici quelques jours à Fort-Royal, la capitale du Royaume. Il avait à surveiller ce jeune garçon de 11 ans bagarreur, aux cheveux brun en pétard, et à s’assurer de le tirer d’affaire. Il avait la bonne mentalité et, si il survivait à cet assaut, il obtiendrait la force, ainsi que la vigueur nécessaire pour prendre la place de Leborgne à mes côtés et devenir mon nouvel exécuteur. Ce fut le cas. Il parvint à s’en sortir, malgré les canons qu’Adhémar avait utilisé pour tirer dans la foule. C’est un Jacob blessé et apeuré que Luther retrouva, caché dans des écuries. Il lui tendit la main, une main enveloppée dans un gant noir, et le garçon la saisit. Il deviendra très vite un excellent combattant, ainsi qu’un bourreau zélé. Son talent et sa débrouillardise étaient indéniables. Si il était plus désobéissant que Leborgne, il demeurait tout aussi efficace que ce dernier pour se débarrasser des nuisances. En réalité, son plus gros problème ce n’était ni son impulsivité, ni son agressivité. Au contraire, c’était même ce que j’attendais principalement de lui. En revanche, il n’avait clairement pas sa langue dans sa poche. Il avait la fâcheuse habitude d’insulter constamment ceux à qui il faisait face. Et on ne peut pas dire que son langage fleuri l’honorait. Je me rappelle d’une anecdote assez parlante à ce sujet. Jacob était chargé de récolter toutes les informations des filles qui travaillaient anciennement pour Scodelario, et qui étaient donc passées à mon service. Ce principe marchait, après tout. Pourquoi tout démanteler ? Il devait ensuite faire des rapports à Luther, lui annonçant tout ce qu’il avait appris. Néanmoins, il avait du flair. Il savait qu’il n’était pas seul à questionner ces filles de petite vertu, et que je récoltais également des informations sur mes propres alliés. C’est pourquoi, lorsqu’il se rendait chez elles pour « se détendre », et qu’une prostituée lui demandait : « Tout va bien, mon petit Jack en sucre ? » ; il répondait pratiquement toujours : « Si t’ouvres ta gueule : c’est juste pour me sucer. Et rien d’autre. »

Très fleuri, donc. Je ne suis pas sûr de savoir si il savait y faire avec les femmes ou non, mais une chose est sûre : il rentra très vite dans son rôle et prit vraiment peu de temps avant de comprendre toutes les ficelles du métier. Nous avons eu des hauts et des bas tous les deux. Contrairement à Leborgne, je lui ai caché ma véritable identité jusqu’à la fin. Néanmoins, je l’ai toujours beaucoup apprécié. Il a bien su rebondir, au final. Et il a fait deux magnifiques jumeaux à ma sœur. Pourtant, ce n’était pas gagné. Mais je m’égare.

Peut-être est-ce volontaire de ma part de m’éloigner à ce point du sujet. Tout simplement parce que je ne désire pas me rappeler de ce que j’ai inscris dans la seconde missive que je tendis à Héléna, ce jour-ci. Pourtant, je m’en souviens encore parfaitement. Je me souviens de chaque mot, de chaque voyelle, de chaque virgule. Les années ont passé. Ce qui est fait et fait. Et avec cette simple enveloppe : je venais de condamner mon village toute entier.

Adhémar n’avait alors pas encore réglé le conflit entre les prophètes. Au contraire, les tensions religieuses étaient plus exacerbées que jamais. C’est la raison pour laquelle je choisis d’en profiter. Il me fallait m’assurer que le coupable paie. Quel qu’en soit le prix. Je chargeai ainsi Héléna de faire porter ce message à mes meilleurs falsificateurs. Ma demande était simple : les charger de créer un document, le plus ressemblant possible à des décrets officiels, faussement signé de la main du Prophète de Ragnor et régent de l’Ouest du Royaume : Kal’Drik, lui-même. Dans ce dernier stipulerait une myriade de provocations à l’encontre de Glardrog, le Porphète du Nord. En d’autres termes, il le défiait lui et les siens dans un affrontement, pour en finir une bonne fois pour toutes. Et ce village de Kürsk serait leur champ de bataille. Mes hommes firent un excellent travail. Ils dupèrent le prophète et ses fidèles. Et lors d’une belle nuit étoilée de cet an 1201, le lac de notre bourgade se gela. Tout le lac. Je savais quand cela aurait lieu. C’est pourquoi je m’étais arrangé pour que chacun de mes proches se retrouve à des endroits relativement protégés. En revanche, ce ne fut pas le cas de beaucoup d’autres villageois. Les hommes de Glardrog massacrèrent tous les pauvres malheureux qui se trouvaient sur leur passage. Ils assassinaient vieillards, femmes et enfants sans la moindre forme de pitié. À chacun de leur pas, la neige recouvrait de plus belle le sol et les toits de Kürsk. Certains tentèrent de se défendre. Peu y parvinrent. L’épais manteau blanc qui

recouvrait alors mon village provenait de la magie du Prophète Glardrog lui-même. C’était une neige éternelle, qui jamais ne fondrait. Ce village était condamné. Et avec lui, ses habitants.

Si nous réussîmes mes frères, mes sœurs, ma Mère, notre chien et moi-même à nous échapper avec quelques uns de nos amis, notamment grâce à la charrette de Simon Oyvey ; l’un des notres manquait à l’appel. En effet, mon Père décida de rester malgré tout, pour nous permettre de nous échapper. Il tenait à protéger les villageois. Il préférait mourir plutôt que d’abandonner qui que ce soit. Seulement, nous non plus : nous ne comptions pas l’abandonner. Le retrouvant face à face à Glardrog, il tint bon, tel un guerrier, jusqu’à ce qu’une aide inespérée ne survienne pour nous porter main forte. Une brigade de l’armée de Costerboros, menée par le Général Kazard en personne s’était rendue sur place, alertée par les hurlements des villageois et les épais nuages de neige plus qu’inhabituels en cette saison. Kazard était un homme craint. Un vétéran. Son seul nom suffisait à inspirer la crainte, même aux hommes aussi puissants et influents que le Prophète de Rognor. Le général faisant très vite comprendre à ce dernier que la missive qu’il tenait était une fausse et qu’il avait été berné, Glardrog disparut avec tous ses disciples dans une épaisse brume de givre. Kazard venait de sauver mon Père, ainsi que certaines personnes du village, telles que Skom Mazon, la petite brute. Néanmoins, ce village était devenu inhabitable. Il nous fallait partir, nous réfugier ailleurs. J’ignorais si tout cela avait suffit à éliminer le vrai responsable. Ce dont je venais de me rendre compte, néanmoins, c’est que mon acte égoïste et revanchard avait failli condamner mon propre Père. Si ce dernier avait péri des mains du prophète du Nord, j’ignore encore aujourd’hui comment j’aurais réagi. Peut-être que tout ce serait alors écroulé comme un château de cartes, sous le poids des remords. Mais le fait est qu’il nous fallait maintenant trouver un autre endroit où résider. Quelque part où nous réfugier, loin de ce Royaume en guerre, loin de ses services secrets, loin de ses prophètes.

Je n’apprendrais que bien plus tard la vérité sur ce qu’il s’était vraiment passé ce jour-là. En effet, l’une des deux personnes nous ayant vendu à Adhémar avait bel bien péri. Il s’agissait de Durand, le père de Jacob. En tant que bûcheron, il n’était pas rare de le croiser en pleine forêt. Il nous avait aperçu avec son fils, ce jour là. Et il préféra nous dénoncer seulement nous, afin de ne pas créer d’ennuis à Jacob. Aujourd’hui, je peux le comprendre. Et je n’ai pas à le pardonner. Les lames des hommes de Glardrog s’en sont déjà très bien chargées. En revanche, son complice d’infortune, lui, avait survécu. Je ne le savais pas, à l’époque. Je préférais partir du principe qu’il n’y en avait qu’un et qu’il n’était plus. Mais les faits sont tout autres. Lorsque les chemins des différents villageois survivants s’éloignèrent les uns des autres, nous ne pensions jamais nous revoir un jour. Pourtant, les choses nous prouvèrent l’inverse 10 ans plus tard. Ce deuxième homme, celui qui avait affirmé les propos tenus par le Père de Jacob, nous recroiserons sa route à nouveau. À plusieurs reprises même. En même temps, une fois grand-père, il faut bien revoir ses petits-enfants de temps en temps. Et dire qu’il nous avait accueilli sous son toit, le jour même où notre maison fut incendiée… Lui aussi craignait pour ses enfants. C’est pourquoi je lui affirmai en face, le jour des révélations, que je ne comptais pas le tuer pour ce qu’il avait fait. Que je comprenais. Qu’un homme se devait de défendre sa Famille. Toujours. Il était dans la forêt lui aussi à ce moment-là. Il nous avait vu. Il était chasseur. La seule chose que je lui demandai en retour, c’était de cesser de me

mentir en me disant qu’il était innocent. Parce que c’était une insulte à mon intelligence. Et que ça me mettait de mauvaise humeur.

Mon Père savait où il nous fallait aller. Fut un temps, à l’époque où il était encore dans l’armée : il avait sauvé un grand noble du nom de Sir. Alexander de la Vérandrie. Ce dernier lui a toujours répété qu’il avait une dette éternelle envers lui. Sans vraiment n’avoir nulle part ailleurs où aller : il jeta son dévolu sur son royaume : la Vérandrie. Seulement, il nous fallait faire vite. Le pont, créé par le mage Garriban il y a de cela des siècles reliant les deux Royaumes, se feraient bientôt détruire suite à des demandes diplomatiques pour l’instauration d’entente cordiale entre eux. Si nous n’arrivions pas là-bas à temps : nous serions abandonnés à notre sort au milieu d’un monde

ravagé par le conflit. Et tout Monsieur S que j’étais, je n’aurais aucun moyen de m’en sortir cette fois. Fort heureusement, nous réussîmes à atteindre notre destination à temps. Nous dûmes prendre un raccourci néanmoins… Un raccourci dans lequel nous aperçûmes tout ce qu’Adhémar était prêt à faire subir aux races qu’il jugeait inférieures et ennemies, profitant d’eux pour moderniser son armée. Des centaines de nains, enchaînés, maltraités, forcés de travailler sans relâche, des naines dans des cages, forcées d’enfanter pour créer plus de main d’œuvre… Adhémar se servait d’eux pour créer ce que l’on appellera ensuite les « Soldats Suprêmes » : des armures de qualité naine enchantées par les mages elfiques, les animant. La nouvelle main du Roi dissolut ainsi l’intégralité des membres humains de son armée pour les remplacer par ces créations de métal, ne conservant que les généraux humains à ses côtés pour les contrôler. Ces armures avaient la spécificités de n’avoir aucun point faible, si ce n’est la source de leur magie. Avec elles, il parvint à renverser le cours des choses et à reprendre l’ascendant sur ses ennemis de toujours : l’Île des Miracles. Je pourrais consacrer plusieurs chapitres entiers à l’histoire de cet intriguant personnage qu’était le Comte Auguste Adhémar. Son passé, l’époque de la Main du Roi, la bataille du Palais, la suite … Mais, il ne faut pas presser les choses. Nous aurons tout le temps de reparler de mon adversaire le plus redoutable une autre fois. Pour l’heure, ce n’était de toute façon que la tragédie de Kürsk qui m’importait. Et cette légende du village enneigé pour l’éternité est encore et toujours d’actualité aujourd’hui… Et à jamais.

Lorsque nous quittâmes, pour de bon, notre continent tout entier, la réalisation d’à quel point cet ancien monde me manquait atteignit son paroxysme. L’éternel manteau blanc qui recouvrait Kürsk avait emporté avec lui les derniers restes de ce beau passé si cher à mon cœur. Il nous fallait, à présent, changer, nous adapter au monde qu’était le notre. Dès qu’il sut où j’étais parti, Luther chargea ses meilleurs hommes de rejoindre la Vérandrie pour m’y retrouver. Il s’y rendra également en personne, quelques années plus tard, pour continuer de superviser le Gant Noir là-bas, laissant Jacob s’occuper de Costerboros. Quoiqu’il en soit, nous nous installâmes dans le Palais de Sir. Alexander de la Vérandrie, pendant 10 ans. Dix longues années où nous pûmes nous redécouvrir tous ensemble, évoluer, rencontrer de nouveaux alliés et tisser de forts liens entre nous. Des liens éternels. Ou en tout cas : que je voulais éternels. Comme beaucoup de choses, en vérité...

Cependant, l’image de Kürsk ne m’abandonna jamais. Au risque de me répéter : la nostalgie est l’une des sensations qui m’impacte le plus, encore aujourd’hui. Depuis mon plus jeune âge, je ne suis jamais parvenu à oublier le passé. Je n’ai jamais parfaitement réussi à tourner la page. Pour rien. J’ai toujours eu beaucoup de mal à accepter que les gens et les choses auxquelles je tenais puissent partir pour toujours et ne plus jamais revenir. C’est aussi la raison pour laquelle : je fis construire, bien plus tard, sur une île vagabonde qui m’appartenait intégralement : une copie conforme de Kürsk. Dans les moindres détails, les moindres objets, même les races d’oiseaux qui virevoltaient dans les arbres, à l’époque. Tout y était. Cela prit plus de 15 ans à construire, de mémoire. Et lorsque je m’y rendis enfin, tout était comme à Kürsk. La neige en moins, évidemment. La sensation de déjà-vu fut d’ailleurs d’autant plus forte lorsque je vis la réplique exacte de ma maison, la pièce maîtresse de cette méticuleuse reproduction, être une fois de plus brûlée, réduite en un nouveau tas de cendres. Je savais qui étaient ceux responsables de cela. Mieux que quiconque. Et je finis tout de même par leur pardonner. Je compris, ce jour là, que certaines choses ne pouvaient être conservées ad vitam æternam. C’était ainsi.

Finalement, en ce nouveau jour de l’an 1201, nous atteignîmes enfin la Vérandrie, ma Famille et moi. Nous venions alors tout juste d’entrer dans un tout nouveau chapitre de notre histoire. Un tout nouveau chapitre de mon histoire.

L’histoire de ma Famille. L’histoire de ma vie.

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