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Chapitre VI : La Cour des Grands ............................................................................................. 53
from Ma Vie, Ma Famille
by Félix Switz
Chapitre VI : La Cour des Grands
Ma nuit fut agitée. Je repensais à notre dernière rencontre et à cette chance inouïe qui m'a touché. Ils me faisaient assez confiance pour accepter cette mission, quitte à mettre leur intégrité en jeu. Chaque étape s'emboîtait parfaitement. Je n'avais aucune raison de douter de moi ou de mes ambitions. En m'allongeant sur mon petit matelas, je m'attendais à ce qu'un doux rêve rempli de chance et de succès berce mon sommeil. Seulement, ce fut à la suite d'un terrible cauchemar que je me réveillai en sursaut. Je n'ai néanmoins plus aucun souvenir de ce dernier. Ma mémoire a beau être ce qu'elle est, je suis tout autant touché qu'autrui dans mon incapacité à garder en mémoire les éléments perçus dans mes rêves, au réveil. D'autant plus quand les dits éléments remontent à plus d'un siècle. Il m'est réellement impossible de me remettre en tête ce qui me causa une si grande frayeur cette nuit-là. Peut-être était-ce simplement la peur que Randy et ses voleurs ne meurent tous les cinq dans l'équation. Ou bien, celle qu'ils me trahissent en ne revenant plus jamais dans cette forêt. J'ai beau y réfléchir, rien de tout cela ne me revient. Ce que je sais, en revanche, c'est que mes parents étaient déjà levés quand j'émergeai. Mes nuits étaient de plus en plus courtes. Les heures on ne peut plus tardives auxquelles je rentrais à la maison ne me permettaient pas de profiter de tout le sommeil nécessaire. J'en avais pourtant crucialement besoin. Un esprit reposé est un esprit qui ne fait pas d'erreur. Seulement, quelle alternative y avait-il ? Je n'en voyais pas d'autre que celle consistant à rattraper mon sommeil en effectuant des micro-siestes tout au long de la journée. Cette pratique commença à devenir une habitude et elle me suivit tout au long de ma vie. Il n'est pas rare encore aujourd'hui qu'en pénétrant dans mon bureau, mes collaborateurs me retrouvent à moitié assoupi sur mon fauteuil. Seulement, ces dites siestes devinrent très vite également productives pour mon travail. Mes songes étaient remplis des problèmes qu'il me faudrait résoudre. Je profitais d'être enfermé en mon esprit avec ces dits obstacles pour prévisualiser la manière dont je pourrais les contourner... Ou les éliminer. Ainsi, mes réveils furent presque toujours accompagnés de réponses et de solutions, ce qui me motiva à m'adapter à ce nouveau style de vie, souvent entrecoupé de ces courts moments de réflexions oniriques. Le tout était d'être assez éveillé pour que ni mes Parents, ni qui que ce soit d'important dans mes affaires ne se rendent compte de cette nouveauté, tout en m'assurant de ne pas surmener mon organisme jeune et frêle. La journée fut longue. L'après-midi aussi. Je faisais les cent pas chez moi, songeant à toutes les possibilités envisageables, à toutes les fins possibles, à toutes les façons dont les évènements pouvaient se retourner contre moi. Je finis par me poser sur une chaise de la salle à manger et à effectuer ma première micro-sieste. La réponse qui me vint en tête au réveil était la suivante : il me fallait faire preuve de patience et de sang froid. Quoiqu'il arrive, accorder trop
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d'importance à Randy et ses comparses me conduirait à agir de façon émotionnelle et donc à faire une erreur. Je ne pouvais précipiter les choses. Seul le temps me dirait si ils avaient réussi leur mission ou non. Aussi, en profitais-je pour pré-écrire sur mon petit carnet chacune des réponses qu'il me faudrait leur accorder, quoi qu'il ait bien pu se passer. Sur une page, je les félicitais pour leur succès, sachant pertinemment qu'ils y seraient arrivés. Sur la suivante, un mot de sincères condoléances pour leur camarade perdu, leur promettant une promotion de la part de Monsieur S lui-même afin de les motiver à continuer de travailler pour lui, en dépit de cette triste disparition. Cependant, au cas où ils deviendraient violents, je gardais plus précieusement encore que les autres fois l'ambre du collier de ma Mère dans ma poche la plus proche. Je n'aimais pas songer à cette hypothèse, mais si jamais j'étais contraint d'en venir à l'affrontement, je n'aurais pas le temps de leur préciser mes conditions sur le papier. J'écrivis donc également sur une troisième page la démarche que nous devrions suivre pour éviter le bain de sang. Cette finalité n'était cependant pas celle qui me plaisait le moins. Si jamais au moins l'un d'entre eux revenait en vie et désirait se venger de moi pour cet échec cuisant : cette fausse gemme me tirerait d'affaire, et alors j'enverrai dès le lendemain une missive à Subario lui révélant, au nom de Monsieur S, l'identité des cambrioleurs. J'aurai ainsi fait d'une pierre deux coups, me débarrassant à la fois des gêneurs tout en m'assurant d'être dans les bonnes grâces d'une nouvelle porte d'entrée pour le monde des puissants. En réalité, le pire scénario envisageable était celui de n'en voir revenir aucun. Qu'ils eussent réussis ou échoués leur mission, si jamais ils avaient tous péris, ou qu'au contraire ils s'en étaient tous sortis et se contentaient du butin dérobé en coupant les ponts avec moi, je me trouverais dépourvu de tout allié. Il me fallait ainsi me rassurer, réfléchir aux probabilités qu'une telle fin n'advienne. Il était difficile d'estimer quoi que ce soit, cependant il était déjà plus aisé de s'imaginer les chances et les raisons qui les pousseraient à me trahir ou non.
Leur mission devait avoir lieu dans l'après-midi. Je regardais avec attention le ciel et me fiais à la position du soleil pour me figurer l'heure à laquelle nous devions être. Une dizaine de minutes à peine avant ce qui devait, sur le papier, s'apparenter au moment exact où ils débutaient l'infiltration, mon Père vint me chercher. Il avait en tête de me montrer les bases de son métier, souhaitant honorer la volonté de ma Mère de nous faire passer du temps ensemble. Il me ramena sur la place du marché avec lui. J'observais tous les visages des villageois qui déambulaient entre les tentes. Je profitais de cette sortie avec mon Père pour prêter l'oreille à tout ce que pouvait bien dire les marchands qui m'entouraient. Chaque ragot, chaque information, chaque anecdote avait de l'importance. D'autant plus que du côté des plus paranoïaques d'entre eux, les vols et les brigands étaient un sujet central de discussion. De quoi m'intéresser au plus haut point. Cependant, mon Père méritait toute mon attention et je ne devais lui donner l'impression d'être dans la lune. Aussi, mon regard ne bougea pas de lui. Seules mes oreilles se prêtaient à d'autres sujets d'intérêt avant de se refocaliser sur ses paroles, une fois qu'il me sollicitait directement. Il coupait la viande avec une telle précision, une telle netteté. C'était à se demander si il n'avait pas fait ça toute ça vie. Seulement, prit entre l'inquiétude pour ce soir, les discussions sur les voleurs m'environnant et le travail de mon Père, mon imagination commença à me jouer des tours. Toute
mon attention se détourna du reste pour se fixer sur la viande. Mes yeux étaient rivés sur elle. Je ne parvenais même plus à les cligner. Une sorte de sifflement sourd résonnait dans mes oreilles. Je visualisais des scènes. Randy et ses hommes. Leur chaire coupée en morceaux. Les uns après les autres. Tranchés nets. Saignés à blanc. "Si je leur met la main dessus, je les pendrais haut et court !", "Ces vermines méritent d'être éviscérés et jetés en pâture aux cochons !", "Marauds !", "Vauriens !" Les mots de ces marchands s'accouplaient admirablement avec les Couic et les Clac incessants du hachoir de mon Père sur cette viande rougeoyante et ensanglantée. Mon visage ne montrait en rien la peur. J'étais impassible. Je n'avais pas la moindre goutte de sueur dans le dos ou sur le front. Mes yeux étaient grand ouverts. Ma respiration de plus en plus légère. Chaque fois que le couteau s'abattait sur cette chaire animale, je perçus en mon esprit en l'espace de quelques centièmes de seconde un bout de ce qui devait se passer de leur côté. Des membres arrachés par des chiens en furie. Des hurlements de douleur. Des voix implorant qu'on les sauve, qu'on les pardonne, ou qu'on les achève. Et puis, après ce nouveau coup de couteau, ce ne fut plus le visage de Randy ou celui de ses hommes que je perçus. Ce fut le mien. Se reflétant sur le tranchant de la lame de mon Père. Comme un miroir. Un miroir tout sauf déformant. L'espace d'une seconde, je m'imaginais à leur place. Allais-je subir le même sort qu'eux ? En empruntant ce chemin, me condamnerais-je à des souffrances similaires ? "Félix ?"
Mon Père s'était arrêté un instant de couper sa viande et s'était retourné vers moi, d'un air interrogateur. Il semblait voir à mon expression faciale raide et immobile que quelque chose semblait me tracasser.
"Est-ce que tout va bien ?" me demanda-t-il.
Aussitôt, je lui fis un grand sourire, abandonnant mes pensées sombres et acquiesçai. Mon Père regarda son tablier puis leva les yeux au ciel. " C'est vrai que ça va faire un petit bout de temps qu'on est là. Le soleil commence à se coucher ! Je suppose que l'art de la boucherie ne peut pas plaire à tout le monde. Boarf ! Ce n'est pas bien grave, va ! Au moins, je sais que la chasse et la pêche c'est déjà plus ton truc, pas vrai mon grand ? Allez, tu as été bien courageux à rester tout ce temps avec moi et je pense que Maman me tuerait si elle me voyait te donner l'un de mes couteaux pour que tu tranches toi-même la viande. Alors, si tu veux rentrer, on peux y aller. J'ai hâte de voir ce qu'elle nous a cuisiné !" Mon Père avait prit mes rêveries pour de l'ennui. Heureusement pour moi, il ne pouvait se douter de rien. Cependant, cela ne devait pas se reproduire. Si jamais je ne parvenais pas à mieux cacher mes émotions, alors il finirait par se poser des questions. Et c'était bien la dernière chose que je souhaitais qu'il advienne. Il me fallait retrouver au plus vite les bandits Gnomes. Je ne pouvais
pas rester un instant de plus sans réponse. L'étape la plus difficile allait prendre fin. Ce calvaire ne serait bientôt plus.
Une nouvelle nuit, une nouvelle excursion, un même costume à enfiler. Cette petite routine aurait pu devenir lassante si je n'étais pas accompagné d'une certaine angoisse chaque fois que je quittais mon chez-moi pour m'aventurer dans cette sombre forêt. Cependant, si mes calculs étaient bons et que la mission s'avérait être un succès, je n'aurais bientôt plus à répéter ce petit numéro encore et encore. Pour une fois, je fus le premier arrivé au lieu de rendez-vous. Mes parents s'étaient endormis plus tôt que d'habitude et, m'étant habituer à mon déguisement, je ne fus pratiquement pas ralenti dans ma course à travers ce bois. Aussi, restais-je sur place quelques instants. Une dizaine de minutes. Une vingtaine peut-être. Aucun pas, aucun son, aucun signe de vie. Au départ, je me demandais si je ne m'étais pas trompé d'endroit. Mais c'était impossible. Ma mémoire ne m'avait encore jamais joué de tour. Ces arbres, ces rochers, ces feuilles qui recouvraient le sol... J'étais bien au bon endroit. L'angoisse commença alors à me tordre l'estomac. Je me figurais le pire des scénarios en tête. Je tentais tout de même de relativiser. Après tout, j'étais plus en avance que d'habitude, d'autant plus que le palais de Subario, ce n'était pas la porte d'à côté. Seulement, après une demi-heure à attendre dans l'obscurité, je commençais à songer à faire demi-tour. Si jamais le soleil se levait et que j'étais encore dans les environs, je risquais de tout gâcher. Soudain, des bruits de pas. Plusieurs. Ils semblaient se diriger vers moi. Par instinct, ne pouvant discerner de qui il s'agissait à cette distance, je glissai ma main dans ma poche avant et serrai dans ma paume la fausse gemme explosive. Je plissai les yeux, espérant voir des visages familiers. Ce fut le cas. Je ne pus alors réprimer un sourire que ma fausse barbe dissimulait malgré tout aux yeux des cinq compères qui approchaient vers moi. Ils avaient tous l'air enjoués. Sauf Mölk, évidemment, qui me dévisageait durement comme à son habitude. "Bon. Et ben, il semblerait que ça ait marché !" s'exclama Randy, les mains sur les côtes. Tryphon, Gürbak et Jörgen se placèrent en cercle autour de moi et commencèrent à me raconter comment l'opération s'est déroulée. D'après leurs dires, tout s'est passé exactement selon le plan. Ils n'ont eu à éliminer que quelques gardes dérangeants ainsi que deux chiens qui risquaient d'aboyer. La Comtesse n'était pas dans la chambre de Subario, signifiant qu'aucun mal ne lui a été fait. De leur propre dire, ils avaient entendu de nombreuses voix de femmes provenant du salon. Sûrement une partie de thé entre amies de haut-rang. Cela me rassura. Le bain de sang avait été évité. Ils ne firent même pas mention des fameux renforts inexistants dont je leur avait parlé, tant la mission s'est déroulée sans accrocs. Une telle facilité renforça d'ailleurs la suspicion de Mölk à mon égard. "C'était facile. Trop facile. Je sais toujours pas pourquoi c'est nous que Monsieur S a engagé pour un truc qu'il aurait pu faire tout seul, vu à quel point tout s'est orchestré comme il l'avait planifié.
Pour moi, ça fait trop de coïncidences en même temps. J'aime pas ça." dit-il d'un ton méfiant.
- "Ne dis pas ça, Mölky !" reprit Tryphon en lui tapant dans le dos. "Le boulot de Monsieur S c'est de réfléchir. Le notre c'est d'agir." - "Tryphon a raison !" insista Jörgen. "C'est justement parce qu'il sait ce qu'il fait qu'on peut se permettre de travailler pour lui."
Randy l'arrêta. - "Alors, vous ne travaillez pas POUR lui, vous travaillez pour MOI. Et nous, on travaille AVEC lui, ce n'est pas pareil." prononça-t-il, sûr de lui. - "Ouais. Bien dit, chef !" ajouta Gürbak. - "Quoiqu'il en soit, j'aimerais bien savoir comment il a fait. Comment s'est possible de prévoir à ce point un coup ? Surtout concernant le vol d'un objet soit-disant aussi cher aux yeux d'un homme comme Subario ! C'est quoi Monsieur S ? Un genre de super-criminel omnipotent ?" me demanda Mölk en fronçant les sourcils.
Un super-criminel omnipotent... J'avoue ne jamais m'être considéré comme tel. Et honnêtement, ce n'était ni le "super", ni le "omnipotent" qui me dérangeait vraiment dans cette qualification. Je décidai d'esquiver la question en leur présentant une nouvelle page tout juste déchirée de mon petit carnet. Concrètement, je leur expliquais que je ne pouvais révéler quoique ce soit sur Monsieur S, sous peine d'être exécuté. Cependant, je leur affirmais que ce dernier avait eu vent de leur réussite, qu'il était fier d'eux, qu'il avait toujours su qu'ils parviendraient à leur fin, que c'était du bon travail et qu'il était maintenant certain d'avoir fait le bon choix. Je ne manquai cependant pas de rappeler que ce vol n'était que la première étape et qu'à présent, il restait encore à savoir ce que Subario cachait dans son précieux coffre. - "Bonne idée, ça !" s'exclama le petit chef au chapeau. "Le truc c'est que vu qu'il y avait cinq coffres dans sa piaule, et qu'on était pressé, on a pas eu le temps de crocheter toutes leurs serrures. Du coup, on a juste ouvert les trois plus gros qu'on pouvait pas embarquer avec nous et on a mit les deux autres dans les sacs de Jörgen. D'ailleurs, en parlant de ça. Jörgy ! Gürby ! Ouvrez les sacs !"
- "Tout de suite chef !" répondirent-ils en choeur. Ils déposèrent alors cinq sacs au sol. Certains paraissaient plus lourds que d'autres. Dans le premier, de l'or. Classique. Impossible qu'un homme comme Subario n'accorde une telle névrose à de simples ressources monétaires. Tryphon vida le deuxième au sol. Plusieurs bijoux élégants de femmes en tombèrent. Colliers, diadèmes, bagues, ... Un seul de ces objets coûtait plus que l'intégralité de la garde-robe de ma Mère. Ces biens appartenaient à n'en point douter à la femme de Subario. Et puisque ce n'était pas elle qui semblait paranoïaque dans les histoires de mon Père,
je savais déjà que ce n'était guère ces bijoux là que je cherchais. Tandis que Jörgen triait les bijoux au sol afin de faire cinq tas à peu près égaux, Gürbak plongea sa main dans le troisième sac et en sortit une boîte de gemmes. Elles étaient toutes de couleurs différentes. Des rouges, des vertes, des bleues, ... Pas de orange. Ce n'était pas étonnant. Un homme aussi puissant que Subario se devait d'assurer ses arrières. À défaut d'être ce que je recherchais, cette boîte serait en tout cas d'une grande aide pour la suite de leurs missions. Cette diversité de gemmes nous assurerait une plus grande marge d'actions et une véritable puissance de feu. Cependant, je savais déjà que ce n'était pas non plus cela son véritable trésor. J'aurais pu avoir un doute si jamais des gemmes explosives se trouvaient à l'intérieur. Sa paranoïa aurait été justifiée. On ne laisse pas de tels objets sans surveillance. Cependant, ce n'était que des gemmes de puissance au mieux intermédiaire. Une belle collection, certes, mais rien de réellement précieux ou dangereux. N'importe quel noble digne de ce nom pouvait faire l'acquisition de tels artefacts, et bien peu y sont aussi attachés. Ainsi, alors que je les voyais se répartir les gemmes entre eux, je compris que ce que je cherchais résidait forcément dans l'un des deux coffres restants. Randy s'approcha du premier sac, crochet à la main. Il sortit un petit coffre du sac que Gürbak peinait à porter sur son dos depuis qu'ils s'étaient échappés. Un coffre de bronze au cadenas solide. Mais pas assez solide pour résister au chef de ces bandits. Lorsqu'il s'ouvrit, Randy en sortit un bien étrange objet. C'était une sorte de bout de tissu aux formes découpés et à la texture très étrange. En y regardant de plus près et en étudiant la forme, il s'agissait à première vue d'un simple gant. Il y avait en effet les cinq doigts et le trou pour l'enfiler. Cependant, ce n’était pas une paire. Il n'y avait qu'un seul gant à l'intérieur. Étrange. Peut-être le second se trouvait dans le dernier coffre. Ce qui était d'autant plus intéressant était la couleur du dit gant. Même dans la nuit la plus sombre, le noir onyx qui recouvrait ce dernier le rendait plus obscur encore que nos propres ombres. Sa noirceur devait être du à sa matière. C'était indescriptible. Nous nous sommes fait passer l'objet les uns aux autres pour essayer de comprendre à quoi nous avions affaire. Je portais moi-même des moufles et ne pouvait par conséquent pas deviner le matériel utilisé du bout des doigts. Néanmoins, la sensation que j'avais en le malaxant dans mes mains était toute nouvelle. Je n'avais certes que trois ans, mais la sensation semblait être la même pour ces Gnomes pourtant bien plus âgés que moi. Mon Père ne m'avait jamais parlé de quoi que ce soit pouvant faire référence à un objet de la sorte. Seulement, il était une chose que je parvins à apercevoir. Une chose, certes minime, mais qui avait échappé à l'attention de chacun des autres Gnomes. Un blason. Sur le revers du gant, une forme de plume était tissée. Je n'avais pas la moindre idée de ce que cela pouvait signifier, cependant, je me doutais que quelqu'un saurait. Ils se questionnèrent alors tous les cinq sur ce qu'ils allaient faire de l'objet à présent. Ce gant ne pouvait pas vraiment être séparé en cinq, ni même revendu. Qui voudrait acheter un gant gauche si il n'était pas vendu avec le droit ? Je me proposai alors pour le garder le temps qu'ils trouvent une solution.
"Pas question !" aboya Mölk. "On était pourtant clairs sur les termes du contrat ! On accepte de bosser ensemble, mais c'est nous qui gardons le tout ! Je crois me souvenir que tu avais toi même
dit que Monsieur S n'avait pas besoin de tout ça. Je me trompe, le vieux ?"
Là-dessus, il n'avait pas tort. D'ailleurs, ses compères semblaient acquiescer unanimement. On ne reprend pas à quelqu'un ce qu'on lui a offert. Je me mis alors à préciser un petit quelque chose sur une nouvelle page de mon calepin. J'écrivis tout simplement que si ils avaient une meilleure idée de quoi faire avec ce gant, je ne les forçais absolument à rien. Cependant, j'ajoutai que Monsieur S, lui, savait ce qu'était ce gant, mais qu'il ne pouvait pas le leur dire au risque de les mettre en danger. Bien sûr, ils pouvaient le garder, mais je les avertis que si ils ne trouvaient pas très vite quoi faire avec, la malédiction risquait de très vite les rattraper.
"M... Malédiction ?" s'exclama Jörgen. "Euh... Tout bien réfléchi, ça ne me dérange pas qu'il ramène ce gant à Monsieur S, en fin de compte. Après tout, on peut se contenter de l'or, des bijoux et des gemmes, pas vrai ?" J'avais fait mouche. Le religieux était superstitieux. Il faut dire qu'il y avait de quoi douter. Un gant noir comme la nuit, seul dans un coffre, dérobé à un grand noble. Avouez que l'idée d'artefact maudit peut sembler envisageable. - "Arrête tes enfantillages, toi ! C'est qu'un Gant ! Tu risques rien !" s'égosilla Mölk. Décidément, celui-là allait vraiment être une épine dans le pied. Il ne semblait même pas tant attaché à l'objet que ça. Je pense que c'était plus par plaisir de me nuire, ou par fierté de garder ce qui était maintenant sien.
- "Je peux proposer un vote, chef ? Je suis pour laisser le gant au vieillard et le laisser le ramener à Monsieur S !" souleva le Gnome aux sacs.
- "Tu veux plaisanter ?" s'insurgea le balafré. - "Je suis pour !" proclama Tryphon en levant la main. "Les artefacts magiques, très peu pour moi. Mon cousin en a volé un, un jour, et le lendemain, il a été malade comme un chien. Je me contenterais de l'argent !" - "Mais vous êtes tous tombés sur la tête ou quoi ?" s'indigna Mölk. - "Moi je vote comme le chef." affirma Gürbak. - "Bien sûr que tu va voter comme le chef ! On sait tous que tu vas voter comme le chef ! Tu fais la même chose à chaque fois ! Tu crois que ça surprend qui que ce soit ici, imbécile ?" hurla Mölk.
Gürbak regarda alors son camarade avec un regard sévère. Pour la première fois depuis que je l'avais rencontré, il avait l'air... Vexé.
- "En fait, je vote pour qu'on s'en débarrasse moi aussi." dit-il alors en levant également la main au ciel, blessé dans son égo. - "Mais c'est pas vrai !" cria alors le Gnome à l'arbalète, propulsant cette dernière au sol, de rage. - "Bon, et bien, la majorité a parlé !" s'exclama Randy. Il remit le gant dans le coffre et me le tendit. "Voilà ! Cadeau pour Monsieur S !"
Je m'emparai de l'objet et lui fit un signe de tête en guise de reconnaissance. Une fois rentré chez moi, je glisserais le gant dans le même sac servant à cacher mon déguisement. Je posai alors le coffre au sol et tendit le doigt vers le dernier sac restant qui n'avait pas encore été ouvert. Celui-ci était plus petit que les autres. Cependant le cadenas fut bien plus dur à craquer que les précédents. Des propres dire de Randy, celui-là, ils avaient bien failli passer à côté. C'était le seul qui était dissimulé sous le lit du Comte, bien caché derrière une petite trappe discrète. Dès la présentation de la chose, je me doutais que c'était cet objet là que je cherchais. Randy prit une bonne dizaine de minutes pour l'ouvrir. Pendant un instant, nous nous demandâmes presque si il y parviendrait. Fort heureusement, un cadenas reste un cadenas, et avec assez de temps et d'énergie, il finit par céder. Dans ce coffre se trouvait une petite boîte. Et à l'intérieur de cette petite boîte, un écrin en verre recouvrant : une simple plume orangée. Nous nous regardâmes les uns les autres. Un nouvel objet impossible à partager entre eux. Cependant, leur réaction lorsqu'ils virent la plume fut des plus... déconcertantes. Pas le moindre engouement, ni la moindre curiosité. Simplement un "Tout ça pour ça ?" fut lâché. Randy fut le seul semblant s'intéresser un minimum à cette nouvelle acquisition. Enfin, le seul avec moi. Je me mis en tête d'écrire à nouveau que, la plume ne pouvant être partagée, Monsieur S saurait quoi en faire. Mais, comme si il avait lu dans mes pensées, Mölk tourna son regard plein de colère et de mépris dans ma direction. Il semblait me mettre au défi. Il n'attendait qu'à me voir demander de garder la plume pour aussitôt me voler dans les miennes. Je ne m'y risquerai pas. Randy sortit la plume de son écrin. Il l'analysa et n'en conclut rien, si ce n'est qu'elle avait une certaine esthétique. Il la plaça alors en haut de son chapeau. Il mit les mains sur les replis de sa veste et nous regarda d'un air malicieux. "Pas mal, hein ? Comment ça me va ?"
- "T'es le plus beau, chef !" s'exclama Gürbak.
- "C'est toi qui l'a trouvé, c'est à toi de la garder." dit Tryphon. - "Si cette plume est pas maudite elle aussi, tu peux la garder, ça me dérange pas !" assura Jörgen, légèrement effrayé. - "Comme un gant, chef." proclama alors Mölk en tournant son regard rancunier vers moi et en m'adressant un sourire narquois.
Je me contentai de hocher la tête en guise d'approbation. Je ne pouvais pas me permettre de la réclamer, au risque de paraître suspect à leurs yeux. Pourtant, je devais m'assurer de m'accaparer cette plume. Je savais au plus profond de moi que c'était de cet objet là dont j'aurais besoin pour accomplir la suite de mon plan. Je ne savais pas encore ce qu'était cette plume mais j'étais certain qu'elle me servirait. Finalement, je préférai la lui laisser. Après tout, tant qu'il ne la perdait pas en chemin, il pouvait bien la garder. Le tout serait qu'il s'en sépare en temps et en heure. Là où je ne m'en faisait pas plus que ça, c'était que ce Randy semblait faire particulièrement attention à son physique et à son accoutrement. Il ne laisserait jamais personne toucher à sa garde-robe. Le choix était donc rapide. Tant qu'il gardait la plume avec lui, tout irait bien. Le plus important restait de maintenir l'entente avec ces bandits. Et à trop en demander, on finit par tout perdre. En revanche, cela signifiait qu'il faudrait forcément que Randy m'accompagne... Ou en tout cas, son chapeau. Le butin ayant été distribué, il était à présent temps de passer à la prochaine étape. Certes, c'était un joli trésor qu'ils avaient là. Ils avaient très certainement assez pour se retirer définitivement de la vie criminelle et vivre une vie modeste sans besoin de travailler... Mais, je savais qu'ils ne comptaient pas s'arrêter là. Et c'est justement ce qu'il me fallait car je venais tout juste d'obtenir mon laissez-passer pour la suite du plan. Une suite qui consisterait à viser encore plus haut. Une suite qui viserait à entrer en contact direct avec l'autre régent du Grand Ouest de Costerboros : le Duc Raymond Huttington lui-même. Si le Sud de notre région appartenait à Klaussman, le Nord était placé sous l'égide d'Huttington. Son château fort était ainsi bien plus proche de Kürsk, ce qui me facilitait grandement les choses. En nous en prenant à Subario, vassal de Klaussman, ce dernier serait contraint de réagir en conséquence. Et si le conflit entre les deux ducs du Grand Ouest s'intensifiait, alors, toute aide serait bonne à prendre pour les deux partis. En partant du principe que Huttington saurait identifier ce gant noir, alors il comprendrait de lui-même que Monsieur S est un homme assez puissant et important pour mériter une audience. Après tout, est-ce qu'une bande de voleurs gnomes sans prétention serait assez douée pour dérober quelque chose d'aussi potentiellement précieux à un Comte tel que Subario ? Retenez bien que la meilleure façon
pour vous assurer qu'autrui fasse ce que vous voulez reste de leur donner l'illusion que c'est
eux qui ont prit la dite décision tout seuls, en leur âme et conscience. Le gant était en ma possession, mais il était bien trop tard pour s'aventurer dans les terres de Huttington. Le temps de s'y rendre, de parlementer, puis de repartir, le soleil se serait déjà levé et mes Parents auraient remarqué mon absence. C'était embêtant. Si jamais tout se déroulait selon mon plan et que je parvenais bel et bien à obtenir un entretien avec le duc, il m'était impossible d'estimer le temps que prendrait notre discussion et si j'arriverais à temps chez moi. Il nous faudrait un moyen de nous rendre là-bas en vitesse, et de repartir tout aussi vite. Cependant, nous ne pouvions faire appel à un cocher. Ce serait trop risqué. Il saurait nous identifier et pourrait nous trahir. Puis, me vint alors une idée. Si nous ne pouvions partir cette nuit-même, alors nous partirions dans deux jours. Le lendemain, Randy et ses hommes mettraient leur butin en sécurité et s'assurerait de
dérober le convoi à cheval de simples marchands qui s'aventureraient dans la zone. Prêter l'oreille aux discussions de la zone marchande lorsque mon Père m'y avait emmené me fut une fois de plus salutaire. Je savais à quelle heure et à quel endroit ils passeraient. De quoi bien préparer le terrain pour une embuscade réussie, en somme. Sans surprise, l'attaque fut un succès. J'avais néanmoins insisté au préalable pour ne pas faire de mal aux marchands si jamais ils coopéraient. Ce fut le cas, et ils n'eurent pas à verser la moindre goutte de sang. Ils leur dérobèrent simplement leur carriole et les laissèrent partir. Certes, c'était un pari risqué. Ils auraient pu prévenir la garde ou vendre la mèche sur l'identité de leurs ravisseurs. Mais en employant la bonne stratégie, les bons mots et les bons gestes, il est chose aisée de s'assurer que nul ne se risquera à faire face aux possibles représailles en cas de dénonciation. Nous n'avions besoin que du véhicule et des chevaux après tout, pas du contenu du convoi. Ils n'allaient pas mettre leur vie en danger pour si peu. Dès lors, nous avions en notre possession un moyen de déplacement rapide. Je suis d'ailleurs pris d'une certaine nostalgie en repensant à la fierté qui m'habitait lorsque je compris que je faisais face à mon tout premier véhicule. Et dire que malgré tous ceux que j'aurais en ma possession plus tard, aucun d'entre eux ne saura me fournir un plaisir similaire. Ils seront tous bien plus beaux, bien plus efficaces et bien plus utiles que cette vieille carriole en bois, aux roues abîmés et aux chevaux fatigués. Mais jamais l'on oublie la première fois. Cependant, le plus dur restait à faire. Le surlendemain, il me faudrait établir le premier contact avec Huttington. Or, pour se faire, je serais obligé de me montrer en pleine lumière. Mon déguisement ne suffirait probablement pas pour tromper un homme de sa trempe, une fois que je serais entré... Si jamais j'entrais. Ainsi, je m'emparai d'une partie du maquillage de ma Mère. Je vieillis ma peau avec ses cosmétiques, je noircis le bas de mes paupières pour donner l'impression d'avoir des poches fatiguées et je mis à l'épreuve mes compétences de dessinateurs pour me rajouter des rides crédibles. Il me faudrait ainsi passer par le lac sur le chemin du retour, afin de me débarbouiller. Mes Parents ne devaient pas me voir dans cet état au réveil. Le risque était que l'un des membres du village me remarque. Il me fallait une fois de plus faire preuve de prudence. Ce jour là, chaque seconde qui s'écoulait marquait un nouveau danger à braver. M'appliquer ce masque de vieillard, partir de chez moi sans un bruit, convaincre Randy et ses hommes de s'aventurer sur les terres de Huttington, obtenir une audience auprès de ce dernier, le convaincre de s'allier à moi, revenir à temps à Kürsk, me nettoyer à l'abri des regards, cacher mon déguisement et enfin me remettre au lit comme si de rien n'était. Tel était le programme. Si les premières parties n'étaient pas vraiment les plus ardues, les choses commençaient de plus en plus à se compliquer au fur et à mesure. Je parvins une fois de plus à m'échapper de chez moi sans alerter ni mes parents, ni le moindre villageois. Maquillé et déguisé, il me fallait à présent rejoindre mes cinq acolytes. Ces derniers m'attendaient impatiemment. Il faut dire que je leur avait annoncé que leur prochaine mission serait certainement le couronnement de leur carrière. Je leur avais demandé de se tenir prêt à partir en direction du Nord de la région, à bord de la calèche marchande qu'ils avaient dérobé la veille. C'est Gürbak qui se chargeait d'être notre
cocher. Il n'avait pas une grande expérience avec les chevaux, mais même son petit cerveau était assez performant pour connaître les gestes basiques à appliquer pour forcer ces derniers à avancer et à se stopper. Pendant qu'il nous conduisait vers le château du Duc, Randy, Tryphon, Mölk, Jörgen et moi-même étions assis dans le convoi à l'arrière du véhicule. Je leur expliquais à l'écrit que Monsieur S comptait sur eux pour cette mission capitale, que cette fois il n'était nullement question de vol mais de diplomatie. Ces mots ne leur inspirèrent guère d'intérêt, c'est pourquoi je me chargerais également de cette partie là en expliquant à Randy ce qu'il devait dire et faire. Les autres se contenterait de le suivre sans dire un mot. Leur présence en ces lieux avait, après tout, pour unique but de les présenter à Huttington dans l'espoir que l'on s'allie. En d'autres termes : ils devaient simplement lui faire bonne impression. En vérité, seul Randy était essentiel... Du moins, seule la plume sur son chapeau. Mais l'on ne sépare pas un chef si facilement de son groupe. Et encore moins quand un Mölk veille au grain. En outre, il me fallait leur faire comprendre l'intérêt qu'ils auraient à réussir cet "entretien". Bien entendu, ce serait à moi de faire la différence à l'écrit. Mais si dès le premier regard, ces brigands de bas étage déplaisaient au Duc, alors je serais certainement dans l'incapacité de changer les choses. Je parvins à leur vendre le projet pendant le trajet. Si ils étaient réticents au départ, la promesse d'une protection seigneuriale pour leurs méfaits et de sommes mirobolantes furent assez pour tous les convaincre... Tous sauf Mölk, mais ça, ce n'était plus une surprise. Malgré ses protestations, il finit tout de même une fois arrivé à destination par jouer le jeu du mieux qu'il pouvait. Force est tout de même de lui accorder cela, ce Gnome balafré savait faire preuve d'un véritable professionnalisme lorsqu'il le fallait.
Quoiqu'il en soit, ils semblaient prêts à passer du stade de voleurs indépendants à celui d'hommes de mains agissant dans l'ombre. Personne ne devait savoir que nous étions alliés avec Huttington sous peine de perdre notre couverture. Si l'intérêt de Randy et de ses hommes dans l'histoire était comparable à une ascension professionnelle, je voyais les choses avec un angle tout à fait différent. Mon but serait de me démarquer du lot, d'utiliser ces cinq là pour me mettre en valeur, et à travers moi, laisser s'imaginer à Huttington tout l'intérêt qu'il aurait à s'associer à Monsieur S pour vaincre Klaussman. Nous arrivâmes après près de deux heures de route devant un immense pont-levis tenu par une dizaine de gardes. À côté de cette immense palissade qui nous faisait face, le palais de Subario ne valait guère mieux qu'une cahute au milieu de la forêt. De nombreuses meurtrières étaient perceptibles sur les immenses murs qui nous surplombaient. Impossible de savoir combien de gardes assuraient la sécurité du bâtiment. Des centaines, peutêtre ? Nous ne manquâmes pas de remarquer que de nombreuses armes étaient présentes sur les remparts. Balistes, arbalètes, canons, ... De quoi accueillir une armée ennemie sans le moindre problème. Voyant notre charrette marchande s'avancer près de l'immense portail noir qui nous bloquait la route, un garde à l'armure et au casque argenté, portant une cape violette, nous fit signe de nous arrêter. Gürbak stoppa les chevaux et le garde s'approcha de nous. Randy et moi passâmes à l'avant du véhicule tandis que les trois autres restaient à l'arrière. "Halte-là, étrangers !" prononça-t-il d'une voix solide, levant la main vers notre direction. "Vous
entrez sur les terres du Duc Raymond Huttington de Costerboros. Je vous prierai donc de repartir sur le champs d'où vous venez !" - "Mes hommages, l'ami !" lui répondit alors Randy, ôtant son chapeau en souriant. "Nous sommes ici pour nous entretenir de toute urgence avec le maître de ces lieux. " - "Sa Majesté n'attend personne. Surtout pas à cette heure-là. Et certainement pas des Gnomes." - "Croyez-moi, mon brave. Je pense que votre Seigneur sera enchanté de savoir que ses nouveaux alliés viennent le saluer."
En toute honnêteté, j'étais impressionné par le savoir-faire de Randy. Il avait très vite apprit son texte et l'avait récité d'une main de maître face à ce garde zélé. Certes, il avait prit quelques liberté vis-à-vis de l'original que je lui avait écrit, mais cela ne faisait que renforcer l'impression de réalisme.
- "Pouvez-vous être plus clair ?" demanda le garde intrigué. - "Oui, ou vous pouvez vous contenter de lui faire parvenir ceci."
Je déposai alors le gant noir de Subario dans la paume ouverte de Randy. Ce dernier la fit soudain passer au garde qui examinait la chose d'un air incompréhensif. - "... J'ai bien peur de ne pas comprendre." - "Figurez-vous que ça tombe bien, puisque vous n'avez pas à comprendre ! Faîtes simplement passer cet objet au Duc. Dîtes-lui que ses nouveaux détenteurs l'attendent de pied ferme devant son portail. Allez, plus vite que ça ! À part bien sûr si vous voulez lui faire perdre du temps. Je crois savoir que c'est quelque chose qu'il apprécie tout particulièrement." Le garde fronça les sourcils. Il jetait un regard noir sur ce petit chef Gnome. Pourtant, il sembla se plier à sa demande et fit signe au garde devant le pont-levis de l'abaisser afin qu'il puisse passer. Nous le vîmes s'éloigner et nous attendîmes une dizaine de minutes le temps qu'il revienne. J'étais moi-même inquiet à l'idée de ce qui allait se passer à présent. Randy avait manqué de respect au garde et si jamais Huttington n'avait pas plus d'idée que moi sur la nature de ce gant, alors il n'hésiterait pas à tous nous rosser pour avoir oser le réveiller. L'espace d'un instant, je me demandai si ce n'était pas maintenant que ma vision allait se réaliser, et que j'allais finir charcuter tout comme mes camarades. J'avais toujours ma fausse gemme explosive avec moi, certes... Mais on échappe pas comme ça à un Duc qui veut vous punir. Mon visage resta impassible. Nulle goutte de sueur ne coula sur mon corps. Je devais leur donner l'impression de tout maîtriser, que Monsieur S avait déjà tout prévu. La confiance en soi inspire la confiance aux autres. Commencez à douter, et le doute s'installera également chez les autres comme le ferait une maladie. Le garde s'arrêta alors près de notre charrette. Il semblait ne plus porter le gant noir sur lui. Cela pouvait être un très bon signe, comme un très mauvais. Son regard se posa
sur Randy, puis sur Gürbak, et enfin sur moi. Brusquement, il se retourna et fit un signe étrange aux gardes devant le portail et sur les remparts. Ce dernier s'ouvrit alors et le pont-levis s'abaissa. "Le Duc accepte de vous recevoir. Conduisez votre charrette près des écuries puis suivez-moi. Je vous escorterai jusqu'à lui, il vous attend dans son salon." affirma alors le garde, un léger grain de déception dans la voix.
J'étais rassuré. Mon instinct ne s'était pas trompé. Huttington savait ce qu'était ce gant. Il devait déjà se douter de qui nous étions. En resongeant à cette invitation à rentrer, je fus à la fois soulagé et en même temps un peu inquiet. Huttington avait marché et nous laissé pénétrer dans sa demeure, mais était-ce pour les bonnes ou les mauvaises raisons ? Si jamais ce gant se révélait être quelque chose de néfaste pour nous, peut-être ne serait-il pas dans les bonnes conditions pour mettre en place une alliance commune. Je ne pouvais pas me figurer si oui ou non il comptait nous recevoir comme de futurs alliés ou comme des ennemis. Cependant, il ne me fallait pas laisser le doute s'installer en mon esprit. Il me faudrait simplement m'adapter à sa réaction et essayer d'en tirer avantage quelle qu'elle fusse. Après avoir abandonné notre calèche, nous marchâmes en direction du salon du Duc. Des bannières, des tapis rouges comme le sang, des sabres, des objets à l'apparence précieuse, de lourdes portes au bois robuste,... Toutes ces choses étaient monnaie courante à mesure que l'on avançait de couloir en couloir. Les pierres grises qui composaient les murs n'étaient que sublimées par les immenses piliers de marbre qui maintenaient le toit au-dessus de nos têtes. Les quelques gardes qui protégeaient chacune des entrées et sorties du château semblaient quant à eux ne même pas faire attention à nous. C'était comme si le Duc lui-même leur avait demandé de faire comme si nous n'existions pas, voire même d'oublier jusqu'à nous avoir croisé à un moment. Ils étaient tellement immobiles que l'on aurait pu les confondre avec des statues. En tout cas, nous l'aurions pu avant qu'ils ne détournent la tête de notre direction chaque fois que nous entrions dans leur champ de vision. Après quelques minutes à déambuler dans les couloirs, notre accompagnateur s'arrêta devant une porte solidement gardée. Il nous demanda de déposer nos armes sur une longue table placée non loin de l'entrée. Deux gardes se tenaient à chaque extrémité de cette dernière. Nous coopérâmes sans opposer la moindre résistance, à l'exception de Mölk, qui tenait à garder son arbalète, quitte à ne pas entrer dans la salle. Un simple regard noir de Randy suffit à le faire changer d'avis. Il avait beau être borné, il savait encore quand s'arrêter. Après avoir posé couteaux et crochets, les hommes en armure s'écartèrent de la porte, laissant cette dernière s'ouvrir sous nos yeux. "Les voilà, votre excellence." annonça alors notre escorte avant de disparaître hors de la salle. Nous approchâmes ainsi, tout les six, en direction d'un vieil homme, peut-être cinquante ou soixante ans, assis dans un fauteuil en peau d'ours. En face de nous, se tenait le Duc Huttington en personne, l'un des hommes les plus puissants de ce continent. Il portait une élégante moustache grise aux bouts remontés, accompagnant une coiffure courte mais élégante cernée de cheveux blancs. Ses yeux verts pâles se mariaient parfaitement avec la robe de chambre couleur jade qu'il portait par-dessus des habits classieux vert olive. Un mouchoir blanc
immaculé autour du cou, des gants blancs aux mains, des mocassins noirs aux pieds, un ver de vin entre les doigts, il semblait nous regarder tous, les uns après les autres. Nous nous sentions tous jaugés, examinés. Il semblait scruter nos âmes et tenter de deviner à l'avance qui nous étions et les raisons de notre venue. Il avait les jambes croisés, un sourcil levé, l'autre baissé. Il prenait parfois une gorgée de sa boisson tout en maintenant ses yeux sur nous. J'avais d'ailleurs l'impression d'être celui sur lequel il semblait le plus s'attarder. La pièce dans laquelle nous étions entrés était remplie de trophées en tout genre. Beaucoup de peaux d'animaux, de tête de créatures étrangères, voire même quelques artefacts dont j'ignorais la nature. Les reflets bruns des murs qui nous entouraient s'accouplaient à merveille avec la lumière orange qui émanait du feu crépitant dans la cheminée. Une petite table en bois d'acajou était située non loin du fauteuil du Duc. Sur cette dernière se trouvaient moultes bouteilles de liqueur, ainsi que notre gant noir. Cependant, le Duc n'était pas seul dans cette pièce. Nous étions huit, en tout. Lui, moi, mes cinq compères et enfin, un homme qui patientait à quelques mètres derrière Huttington. Ce dernier semblait affûter une lame et se désintéresser totalement de nous. Ses longs cheveux bruns entouraient son visage à la barbe renaissante suite à un rasage récent. Il portait une tenue d'assassin noire, des bottes et des gants de cuir ainsi qu'un cache-œil. J'ignorais alors complètement qui était cet homme, tout comme j'ignorais l'importance fondamentale qu'il jouerait plus tard à mes côtés. Il est vrai que j'avais entendu parler de l'histoire de la Finale de l'épreuve de l'Arène. Une dizaine d'années auparavant, notre plus grand guerrier à Kürsk, Craig Ledoux, parvint à vaincre à la joute chacun de ses opposants, en espérant remporter la main de la princesse de Costerboros. Seulement, il tomba en finale contre un homme étrange muni d'un cache-œil. Ce dernier le ridiculisa en public et lui trancha le bras à coup de trombone avant de quitter l'arène, laissant ainsi la main de la princesse de l'époque vacante et sans prétendants. Aucun vainqueur ne fut désigné. Bien qu'annulée à la suite de cet évènement, l'épreuve sera réinstaurée vingt-trois ans après par un homme dont nous reparlerons plus tard. Ainsi, je connaissais les rumeurs autour d'un borgne capable de vaincre n'importe qui avec le moindre objet lui passant par la main. Même les plus inoffensifs. Seulement, il y avait bien des borgnes sur Costerboros. Si l'on commençait à s'imaginer que le moindre malheureux que l'on croisait dans la rue dépourvu d'un œil était cet homme, alors nous n'aurions pas fini de le croiser. Comment pouvais-je savoir que c'était lui ? Je ne le pouvais pas. Je finis simplement par l'apprendre. Leborgne. Viktor Leborgne. Comme il était jeune, à l'époque. Adossé contre le mur, le bruit de sa lame faisait écho au son du breuvage que le Duc portait à ses lèvres. Et alors même que je le croisais en chaire et en os pour la première fois, je pouvais d’ores et déjà sentir que cet homme était capable de tous nous éliminer ici en une fraction de secondes... Les gardes compris. Randy et moi adressâmes une révérence courtoise au Duc, tandis que les autres se contentaient de rester droits comme des piquets. Huttington nous fit signe de nous rapprocher d'avantage et commença alors à nous interpeller pour la première fois, de sa voix vieillissante et pourtant intimidante. "Alors, c'est vous ? Je vous souhaite la bienvenue dans mon humble demeure." dit-il alors en
posant son verre sur la petite table où se trouvait également le gant. "Et bien, dîtes-moi... Mes braves... Qu'est-ce que le Duc Raymond Huttington de Costerboros peut bien faire pour vous ?" La tension était présente. Chacune de nos réponses devait être à la fois claire, précise et pleine d'humilité face à cet homme pressé, puissant et bien entouré. Chacune des énergumènes à mes côtés, même les plus stupides, savait que leur survie pouvait dépendre de la façon dont il réussirait cet entretien. Nous nous étions mit d'accord que seul Randy parlerait directement au Duc, et de mon côté, je lui ferais passer mes messages par écrit. Ce dernier retira son chapeau et s'avança d'un pas en direction du grand noble. "Votre excellence, je me prénomme Randy Maksharm. Je suis à la tête de ce petit groupe de voleurs Gnomes et nous nous sommes permit de venir vous déranger en cette nuit noire et calme afin de vous faire une proposition." lui affirma-t-il.
Le Duc sourit tout en fronçant les sourcils. Il se saisit du gant noir et commença à l'admirer sous tout ses angles devant nos yeux. - "C'est une bien belle pièce que vous m'amenez là. Une pièce unique, qui ne se complète qu'avec sa jumelle... Et qui m'attirerait énormément d'ennuis si jamais Subario venait à apprendre qu'elle est en ma possession aujourd'hui. Alors je vous le redemande..." il se leva alors de son fauteuil et se rapprocha de Randy en prenant un ton beaucoup plus autoritaire. "Qu'est-ce que vous espérez accomplir, au juste ?" Je pouvais voir la panique sur le visage de Randy. Il savait plus ou moins ce qu'il devait dire, mais face à cet homme qui l'intimidait tant, les mots lui échappaient. Je ne pouvais pas les laisser tout gâcher. Pas après toute l'énergie que j'avais investi dans ce projet. J'étais si près du but. Il était hors de question de laisser ces imbéciles tout gâcher. Je me mis alors à griffonner sur mon carnet. Je rédigeai aussi vite que possible un texte assez précis pour lui faire comprendre ce que nous attendions de lui, tout en y mettant les formes. Je m'y étais déjà attelé à l'avance dans la carriole, mais au vu de la situation, certaines modifications s'imposaient. Je me risquai alors à aller à sa rencontre et à lui tendre le papier en le fixant bien dans les yeux, prenant un regard fatigué et compatissant. Il s'en saisit et commença à lire à haute voix, marquant sans cesse des pauses accompagnées de commentaires. " "Au nom de mon maître, Monsieur S," ... Jamais entendu parler. "je tiens à vous faire une proposition." ... Oui, ça, j'avais bien cru comprendre ! "Une proposition d'alliance." ... D'alliance ? Voyez-vous ça ! "Vous n'êtes pas sans savoir que le Comte Subario a été cambriolé, il y a deux jours. Les instigateurs de ce vol se trouvent juste devant vous, en témoigne ce gant noir." ... Non, tu crois ? "Ces hommes sont de véritables professionnels, qui ont pris la décision de rejoindre votre camp dans votre conflit avec le Duc Klaussman." ... Conflit que VOUS avez contribué à renforcer donc, si je comprends bien. "Veuillez pardonner mon mutisme, mais il m'est impossible de communiquer d'une autre façon que par l'écrit." ... Je n'en ai que faire. "Prenez ce gant noir comme un cadeau que nous vous faisons, en gage de notre dévotion à votre
cause. Randy Maksharm et ses hommes se tiendront prêts à accomplir toutes les tâches que vous leur proposerez, tant que vous y mettez le prix, tandis que je ne vous demande, de mon côté, rien de plus qu'un entretien seul à seul. En espérant qu'à son terme vous acceptiez de devenir le grand allié de Monsieur S."
Il marqua un temps de pause, puis, tourna son regard vers moi. Les autres derrière ne disaient rien. Je savais qu'ils pensaient à beaucoup de choses en ce moment même, mais aucun d'entre eux ne souhaita s'exprimer.
- "Monsieur S, hein ?" dit-il. "Vous m'en direz tant. Et pourquoi donc ce Monsieur S s'intéresse-til à mes affaire et à mon conflit avec Klaussman ?"
J'espérais secrètement qu'il me pose cette question. J'avais déjà préparé ma réponse sur le nouveau papier que je lui tendis, m'imaginant déjà le regard médusé de mes cinq compères. " "Monsieur S s'intéresse aux affaires de tout le monde, Monseigneur. Il sait que vous êtes dans votre bon droit et tient à vous aider. Il éprouve un profond respect pour votre personne et souhaite ainsi faire de vous l'autre chef de sa grande organisation." Sa grande organisation ? " Je lui tendit une nouvelle page pré-écrite. " "Je ne peux pas vous en dire davantage, pour l'instant. Ce que je peux vous promettre, en revanche, c'est de mettre fin à ce conflit de la façon dont vous l'entendrez, en guise de la bonne foi de Monsieur S. Il sait que la seule façon que vous avez de vous débarrasser de Klaussman est de faire appel à des individus extérieurs, et a ainsi jugé bon de contacter ces cinq experts, afin qu'il ne puisse jamais remonter jusqu'à vous." ... Moui... J'avoue que ça fait sens. Il est vrai que je n'avais encore jamais entendu parler de vous par le passé et que pour réussir un coup d'éclat comme le votre, il faut bien avoir de l'expérience dans le métier." L'homme derrière Huttington pouffa alors de rire, essayant de le contenir au maximum. "Il y a un problème Leborgne ? Ai-je dit quelque chose de drôle ?" lui demanda le Duc. - "Non, non, pardon, excusez-moi. C'est sortit tout seul." lui répondit l'homme au cache-œil.
- "Je doute que ces Gnomes soient meilleurs que toi pour le meurtre, le vol ou l'espionnage, mais Klaussman sait que tu es à mon service. Si jamais il remonte jusqu'à toi, je suis un homme mort. Eux, il ne les connaît pas et visiblement, ils sont parvenus à effacer leurs traces puisque, de ce que j'en sais, ni Subario, ni Klaussman ne les ont encore retrouvé. Ils ne se doutent certainement même pas à un seul instant que ce sont des Gnomes qui ont fait le coup. Des Gnomes !" - "Vous avez raison, monsieur. Je vous demande pardon, encore une fois, ça m'a échappé."
- "Maintenant en ce qui vous concerne, mes petits amis : laissez-moi faire un bref récapitulatif de la chose, histoire que nous ayons tous les idées claires ici. Vous proposez de devenir mes
hommes de l'ombre et de mettre fin à mon conflit avec le Duc Klaussman en échange d'un peu d'or et d'une future alliance avec ce "Monsieur S", c'est bien ça ? Et vous vous êtes introduits dans le manoir du Comte Subario sans vous faire repérer pour me prouver votre valeur en me rapportant ce gant noir, je ne me trompe pas ? Dans ce cas, je suppose que vous savez déjà ce que je vais vous demander de faire pour moi, afin de me prouver votre valeur et vous assurer une place à mes côtés." Un long silence lui fut accordé en signe de réponse. Le duc haussa un sourcil. "Rassurez-moi. Vous êtes au courant de ce qu'est ce gant, n'est-ce pas ?" - "Oui, oui, c'est un dangereux artefact maudit !" lui répondit Jörgen. Dans une autre vie, je lui aurai arraché les yeux de mes mains pour ça. Cet incapable était sur le point de tout gâcher avec cette simple réponse. Heureusement, le Duc prit ce trait d'esprit à la rigolade et ricana à gorge déployée. Je restai imperturbable et profitai de cet élan d'allégresse pour lui rédiger une réponse digne de ce nom. Il s'en saisit et la lut une nouvelle fois à hautevoix.
" "Monsieur S connaît la nature du gant noir qu'il a fait dérobé à Randy Maksharm et à ses hommes. Autrement, il ne se serait jamais permit de vous déranger dans votre nuit pour ci-peu. Cependant, il n'a pas jugé bon de nous tenir informé de cette dernière, pour s'assurer qu'aucun de nous ne vende la mèche en cas de capture." Ah, je vois. En effet, ça fait tout de suite sens. Et bien, et bien ! Il semblerait que ce Monsieur S soit très au fait de certains secrets pourtant bien gardés. J'aimerais bien savoir comment il fait, à ce propos. Mais j'imagine que je le saurais bien assez tôt, si jamais j'accepte sa proposition d'alliance." J'acquiesçai de la tête. Il me sourit puis s'adressa à nous tous. "Bien. Messieurs, voilà ma proposition. Je ne peux pas vous accorder ma pleine confiance tant que vous n'aurez pas accompli une épreuve qui déterminera si vous êtes des espions à la solde de Klaussman, ou bien ce que vous prétendez être. En partant du principe que ce que vous m'avez vendu est vrai, je me dois de vous faire une rapide présentation de la chose. D'après mes espions, le gant que vous avez dérobé à Subario appartenait initialement à Klaussman. Officiellement, ce dernier le lui a offert en récompense de ses bons et loyaux services. Mais en réalité, c'était principalement par peur de les voir tous les deux disparaître en même temps en cas de vol ou d'incendie. En en donnant un à Subario, il s'assurait d'en retrouver au moins un sur les deux, quoiqu'il arrive. Après tout, il n'en a besoin que d'un pour avoir accès au pouvoir qu'il renferme. J'imagine que chacun d'entre vous sait ce qu'est une gemme magique ? Et bien sachez que ces gants ont été créés sur mesure, à la demande de Klaussman, à partir d'écailles de Dragons Noirs. Ces dernières ont la capacités d'absorber la magie entrant à son contact afin de la ré-expulser au bon vouloir de la bête. Une arme extrêmement puissante donc. Une armée entière aurait bien du mal à tenir tête à un porteur de ces gants ayant accumulés assez d'énergie. Seuls Klaussman et
moi étions au courant de cela, et maintenant vous aussi. Et si il y a bien une chose à laquelle il tient, c'est à cette autre gant. Infiltrez-vous chez lui, rapportez-le moi, et je vous prendrais officiellement à mon service. De cette façon, je serais certain de pouvoir vous faire confiance. Cela vous convient-il ?"
Les regards intrigués des cinq gnomes se croisèrent entre eux. Voler un Comte dont on connaît le plan du palais est une chose; s'emparer de l'objet auquel l'un des hommes les plus puissants du Royaume tient le plus en est une autre. Ils n'avaient, après tout, aucune carte du château, aucune idée d'où le gant pouvait être et aucun moyen d'y pénétrer sans être immédiatement repéré et exécuté. Randy reprit ainsi un peu de courage et chercha à lui répondre. - "C'est-à-dire... Pas que ça nous dérange, mais... Est-ce que ce serait trop vous demander de nous donner un petit coup de main, pour le coup ? Non, parce que vous voyez, on a réussi avec Subario parce que Monsieur S nous avait dit quoi faire, mais là, si on part de zéro, on va juste se faire tuer !"
- "Le vieillard muet n'avait-il pas insisté sur le fait que vous étiez des experts ? Et puis, si ce Monsieur S est si malin et si doué pour connaître les failles dans les défenses de l'ennemi, il vous trouvera bien un moyen. Êtes-vous de vrais professionnels, ou de simples bandits de grand chemin ?"
Je sentis que ces cinq idiots étaient tentés de répondre la deuxième option. Il ne me fallait pas laisser passer ça. Mais en même temps, Randy avait raison. Leur succès dans le palais de Subario n'était dû qu'à la connaissance de mon Père sur le plan du palais. Il me fallait trouver un subterfuge, et vite. Je me risquai alors à soumettre au Duc un nouveau plan, sur lequel figurerait une succession d'étapes réalistes en limitant au maximum les risques. L'adrénaline avait fait mettre les bouchées doubles à mes neurones afin de pondre une succession parfaite d'idées capable de me sortir d'affaire. De sa voix intriguée, il lut une nouvelle fois. " "Maintenant que Subario a perdu le gant, il est chose certaine que Klaussman placera presque tous ses moyens de défense autour de la salle dans laquelle se trouve le sien. Il suffira donc de nous introduire dans cette dernière et de trouver une boîte identique à celle de Subario. Si c'est Klaussman qui le lui a donné, les boîtes sont forcément les mêmes." Jusque-là, c'est un sans faute. "En revanche, si cinq Gnomes étaient suffisants pour s'introduire chez Subario, nous parlons ici d'un Duc qui aura fait renforcer encore davantage sa sécurité. Aussi professionnels soient-ils, si ils partent sans la moindre aide extérieure, ils seront exécutés et vous enverrez de potentiels alliés à la mort." Enfin, vous trouverez bien une solution, ne dramatisez pas de la sorte ! "Et si l'homme qui se tenait derrière vous nous accompagnés dans notre mission ? Nous aurions ainsi un allié supplémentaire, et plus de chance de réussir." " L'homme que Huttington appelait Leborgne leva l'œil dans notre direction. J'avais réussi à lui faire quitter l'attention qu'il accordait depuis le début à l'affûtage de sa dague. Il était simple de remarquer que cet individu avait tout d'un homme d'action. Pourtant, il semblait s'ennuyer depuis
le début de notre discussion et sa tenue ne paraissait pas plus abîmée que cela. Dans mon esprit, il était clair que cela faisait un certain moment maintenant qu'il n'était pas sorti. Si ce dernier avait l'air extrêmement étonné et en même temps, assez enthousiaste, le Duc, lui, était clairement mécontent de cette demande.
"Il n'en est pas question !" dit-il. "Leborgne est chargé de s'assurer de ma sécurité, c'est pour cela qu'il reste à mes côtés depuis qu'il est à mon service. Si je veux qu'un meurtre soit commit : je contacte des assassins, pour un cambriolage : je fais appel à des voleurs, et pour ma protection rapprochée : je n'ai besoin que de Leborgne. Soit vous faîtes le travail seuls, soit vous ne le faîtes pas et alors : pas d'alliance."
Il retourna alors la feuille et lut ce que j'avais inscrit au dos. Il lui était cependant demandé cette fois de ne pas lire la chose à voix haute. Il joua le jeu et lorsqu'il reprit la voix, il nous tint un tout autre discours.
"Tout bien considéré, il est vrai qu'il vaut mieux m'assurer que ce deuxième gant me revienne coûte que coûte. Leborgne, mon très cher ami, tu iras accompagner nos futurs nouveaux alliés dans leur mission."
- "C'est vrai ? Je peux ?" lui demanda-t-il comme un enfant demanderait l'autorisation à ses parents.
- "Va ! Je resterais en sécurité au château le temps de votre mission. Je te fais assez confiance pour me revenir en un seul morceau, si jamais les choses se passent mal." Randy et les autres me regardaient avec insistance, semblant me demander comment j'avais fait pour le faire changer d'avis du tout au tout en une seule page. Admiration, incompréhension, méfiance, ... Si seulement ils avaient su. Je venais de donner un moyen à Huttington de sortir de cette situation gagnant quoiqu'il advienne. Soit la présence de ce Leborgne était suffisante pour leur permettre de mener à bien la mission, et ainsi de s'emparer du gant; soit il se débarrasserait d'eux sur place devant les hommes de Klaussman, permettant ainsi d'innocenter Huttington dans le vol du gant de Subario tout en effectuant un premier repérage qui l'aidera grandement pour sa prochaine tentative. Qu'ils réussissent ou qu'ils échouent, c'était du pain béni pour lui, et il ne comptait pas cracher dessus. De toute façon, l'autre Duc serait beaucoup trop occupé à défendre son trésor pour oser tenter quoi que ce soit contre Huttington. En réalité, j'espérais secrètement que ce Leborgne soit bel et bien l'homme qui coupa le bras de Craig à coup de trombone. Une telle force de frappe de notre côté serait suffisante pour venir à bout de n'importe quelle sécurité adverse. Comprenant qu'il ne pourrait obtenir mieux, Randy accepta au nom de son groupe d'effectuer la mission. De toute façon, il ne pouvait pas refuser sous peine de passer pour un espion de Klaussman, contribuant donc à son exécution. Il leur laissait une semaine pour y parvenir. Passé ce délais, ils seraient jugés inaptes à rejoindre ses rangs... Et seraient également
exécutés pour nier toute implication dans les récents évènements. Seulement, là où Huttington partait du principe qu'ils échoueraient lors de la mission et qu'il pourrait ainsi se disculper, j'avais personnellement pris le parti-pris inverse. En effet, aussitôt les hommes de Klaussman verraient Leborgne, aussitôt ce dernier enverrait tout ses hommes sur lui pour l'arrêter, délaissant totalement Randy et ses sbires qui n'auraient plus qu'à finir le travail. Huttington serait définitivement trempé, mais il aurait tout de même obtenu ce qu'il souhaitait, et le contrat serait respecté. Les Gnomes connaissaient la technique après tout. C'était la même chose que pour Subario, sauf que cette fois Leborgne se chargerait de contre-balancer la difficulté. Certes, tout cela se basait sur le pari que Leborgne était bel et bien celui auquel je pensais. Mais je préférais voir les choses sous cet angle puisque c'était après tout le seul moyen de finir avec le beurre et l'argent du beurre. Huttington nous fit alors signe de partir. "Bien. Si nous sommes bons, messieurs, vous pouvez à présent repartir. Revenez avec ce gant ou ne revenez pas. Que Ragnor vous soit favorable." dit-il en reprenant une gorgée de vin. Un à un, les Gnomes sortirent de la pièce. Et lorsque ce fut à notre tour avec Randy, le Duc nous demanda de revenir. Seulement tous les deux. J'avais précisé tout en bas du dos de ma dernière page que le fameux chef de ces bandits gnomes avait encore un dernier petit cadeau pour son probable futur employeur, mais qu'il était préférable de le lui donner à petit comité. Les portes se refermèrent une fois Mölk sortit afin de nous laisser tous les 4 seuls.
"Un instant, je vous prie. Avant que vous ne partiez rejoindre vos amis à l'extérieur, je souhaiterai vous demander si il n'y avait pas quoi que ce soit d'autre que vous ayez oublié de me dire, mon cher Randy Maksharm." - "Je... euh... Quoi ?"
Je lui tendis alors l'index vers la plume orange qu'il avait accroché à son chapeau, il y a peu. - "AH ! Ah oui, ça !" s'exclama-t-il. "Oui, oui, bien sûr, il y avait aussi cette drôle de plume dans l'un de ses coffres. Mais, je sais pas vraiment ce que c'est, ni pourquoi il la gardait, en vérité." - "Puis-je la voir de plus près, s'il vous plaît ?" - "Euh... Bah... Oui ! Bien sûr ! Si vous voulez !"
Il retira la plume de son chapeau et la tendit au duc qui la rapprocha de l'un de ses yeux. Il semblait trembler en la tenant. Ses doigts, puis ses mains, puis tout le haut de son corps. Il tremblait tellement que Leborgne lui-même se redressa d'un coup. "Tout va bien, monsieur ?" lui demanda-t-il, inquiet.
- "Serait-ce seulement possible ? Après tant d'années ?!" - "Monsieur ? Vous êtes sûr que tout va bien ?"
- "Non... Non, ce n'est pas possible... Ça ne peut pas en être une vraie !"
- "Une vraie ?" s'interrogea Randy. - "Une vraie plume de phœnix, bon sang ! Mais oui ! Je sens bel et bien la chaleur qui parcourt mes doigts ! La magie parcourt mon âme, le sang s'accélère dans mes veines ! C'en est vraiment... C'en est vraiment une vraie ! OUI ! HAHA ! OUI ! Ah, Subario, petit cachottier ! Alors tu en cachais une depuis le début et personne ne le savait !" Il était extatique. À ma grande surprise, un véritable sourire de joie s'afficha sur son visage. Il se mit à sauter en l'air à plusieurs reprises, à embrasser la plume, à la câliner, ... C'était un spectacle à la fois affligeant et extraordinaire qui se jouait sous nos yeux. Randy et moi nous regardâmes, nous demandant mutuellement du regard si l'autre comprenait quelque chose à la situation. Leborgne lui semblait presque se demander si ce n'était pas une plume empoisonnée commençant à le rendre fou. Le Duc s'assit alors derrière son bureau et commença à examiner la plume sous toutes ses formes.
- "Une plume de phœnix, monsieur ?" s'interrogea Leborgne. - "Parfaitement, et dans un état tout à fait correct. Moi qui pensait que ces choses n'était que des légendes que l'on racontait aux enfants. Moi qui me demandais si je vivrais assez vieux pour m'assurer d'en voir une en vraie... Peut-être tout n'est pas perdu, alors !"
Randy se risqua à poser la question qui trottait en ce moments même dans tous les esprits. - "Je... Euh... Je suis content que mon cadeau vous plaise, mais... Euh... vous pouvez m'expliquer la situation, au juste ? Je crois que certaines choses m'échappent." Huttington poussa un profond soupir, puis, se décida enfin à nous répondre. - "Savez-vous d'où provient cette opposition entre le duc Klaussman et moi ?" - "Oh... Euh... Ce sont pas mes affaires, hein. Ne vous sentez pas obligé de..." - "Nos fils se sont entre-tués."
- " Ah ! ... Oh...."
- "Sir. Charles-Henri Huttington de Costerboros... Un brave garçon. Beau, intelligent, courageux, coureur de jupons... De quoi rendre un père fier. Il y a plus de vingt ans de cela, je présentais ma fille Suzanne-Hélène à Geoffroy Klaussman, aîné du Duc Ludwig Klaussman, dans l'espoir d'unir nos deux familles et ainsi de permettre à nos descendants d'exercer le monopole du pouvoir sur tout l'Ouest de Costerboros. Seulement, ce misérable cloporte refusa sa main. Il en aimait une autre, soit-disant. Mon fils prit cette décision comme une insulte et partit venger l'honneur de sa sœur en défiant son homologue dans un duel d'honneur. Ce couard refusa,
il préférait faire table rase de cette histoire mais mon fils n'était pas du genre à laisser un affront impuni. Il mit donc le feu à leur écurie ainsi qu'aux drapeaux qui l'entourait portant le blason de leur maison. Ce traître de Geoffroy descendit avec ses hommes et se jeta sur mon fils. Mon garçon s'est battu vaillamment, et emporta son ennemi dans la tombe avec lui. Klaussman et moi étions sensés être quittes. Nous avions tous deux perdus un fils. Seulement, il refusa de me rendre son corps. Ce vieux rat le conserve quelque part chez lui et souhaite me punir pour l'assassinat de son fils en faisant subir les pires ignominies au cadavre de mon garçon. Il... Il était tout pour moi ! C'était mon aîné, mon grand, mon seul fils ! Sans lui, comment faire perpétuer mon sang, mon nom de famille, mon héritage ? Depuis ce jour maudit, je n'ai pas arrêté de chercher des moyens pour le faire revenir parmi les nôtres. J'ai lu de nombreux ouvrages sur le sujet, certains datant de plusieurs millénaires ! Et je sais que quelque part, sur les îles vagabondes, résident des animaux appelés phœnix ! Leurs plumes sont capables de guérir toutes les blessures et de faire renaître un corps en posant la dite plume sur ses restes. Si la légende est vraie, si mon fils peut me revenir, et ça grâce à vous, alors, je serais à tout jamais redevable envers chacun des vôtres. J'exaucerai tous vos vœux les plus chers, je ferais tout ce qui est en mon pouvoir pour éponger ma dette envers vous. Mais pour ce faire, je dois savoir si c'en est vraiment une. Et puisque c'est à usage unique, je ne peux pas la tester sur n'importe quel cadavre. Il me faut celui de mon fils !"
Je sus alors que c'était mon moment. J'avais tant attendu cet instant. Les astres semblait s'aligner pour moi. Mes cinq camarades accompagnés de Leborgne feraient une parfaite distraction pendant que je m'assurerai de remplir cette mission de mon côté. Dans le dernier papier que je tendis au Duc, j'affirmais que, conscient de l'importance que représente la famille aux yeux de Monsieur S, ce dernier se porterait garant du retour du corps de Charles-Henri à son père. Une fois la chose faite, il espérait néanmoins qu'ils pourraient tous les deux échanger à nouveau sur cette fameuse organisation qui lui tenait tant à cœur. Cependant, en attendant ce jour, Monsieur S s'engagerait à mener à bien cette mission, en gage d'amitié. Le Duc me sourit. Un vrai sourire sincère. Je lisais dans ses yeux la reconnaissance. Pour la première fois depuis que j'étais rentré dans cette pièce, j'avais l'impression d'être l'homme de pouvoir ici. Cette quête devait lui tenir extrêmement à cœur, et il serait stupide de ne pas se ruer sur une occasion pareille. Ainsi, j'allais devoir pour la première fois agir directement de mon côté pour m'assurer que le travail soit bien fait. Je n'avais, en réalité, pas la moindre idée de comment j'allais procéder pour ramener ce cadavre. Cependant, ce que j'avais : c'était du temps. Et il n'y a rien en ce monde qui fasse autant la différence que le temps. Je savais déjà qu'en moins de trois jours à y réfléchir matins et soirs, une solution infaillible finirait par me venir en tête. Le tout était d'être patient et astucieux. Lorsque nous quittâmes la pièces et que nous revînmes dans notre calèche, disparaissant dans la nuit, j'étais alors persuadé d'une chose, d'une seule chose : qu'à compter d'aujourd'hui, je jouais enfin dans la cour des grands et que j'allais réellement devoir me dépasser pour finir par surclasser cette dernière. J'avais toutes les cartes en main, à présent. Et tout ce qu'il me restait à faire : c'était de les poser au bon moment.