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Chapitre XVI : Une Nouvelle Fratrie.................................................................................... 260

Chapitre XVI : Une Nouvelle Fratrie

Une première cuillerée. Une deuxième cuillerée.

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Je dégustais tranquillement, à l’aide d’une louche en bois bien trop grande, mon bol de soupe, en attendant le retour de mon Père. Ma Mère, elle, était en train de nettoyer et de ranger les assiettes. Il faut dire qu’il était tard. Elle savait que nous ne pourrions pas manger tous les trois ensemble, ce soir. Mon Père lui avait bien dit qu’il ne rentrerait pas avant 23 heures. Il était parti en forêt, aider ses amis chasseurs à dépiauter leur gibier. Il avait d’ailleurs emporté avec lui son petit chariot pour en rapporter un peu à la maison, ce soir là. En effet, nous entrions dans la saison où les loups se faisaient de moins en moins rares la nuit. Il préférait donc rallonger son chemin du retour, en passant par un sentier moins risqué bien que plus éloigné de Kürsk.

Il commençait néanmoins à faire nuit noire, et mon Père n’était toujours pas rentré. Ma Mère et moi n’étions pour autant pas vraiment inquiets. Nous savions qui il était. Il avait son autorisation sur lui et son hachoir à viande. De plus, il ne transportait pas vraiment une marchandise très rare. Aucun voleur n’aurait cherché à s’en prendre à lui pour quelques morceaux de viandes. Et si jamais quelques loups courageux se risquaient à l’attaquer… Et bien, nous commencerions à plaindre ces loups. Ma Mère avait déjà mangé, de son côté. Pour s’occuper, le temps que son mari revienne, elle repassait un coup de chiffon sur la vaisselle, après m’avoir cuisiné une bonne soupe. Malgré l’heure tardive, je sentais que j’avais encore un peu faim. Je la dégustais donc, sans trop me presser. Nous avions laissé sortir Dragon, afin qu’il puisse nous annoncer la proche arrivée de son maître, aussitôt le verrait-il.

Cette petite soirée s’annonçait on ne peut plus routinière. Quelques jours s’étaient écoulés depuis ma dernière mésaventure. J’étais encore dans l’attente de nouvelles. Et dans ce genre de situation floue, on ne peut espérer obtenir des réponses qu’en patientant calmement. C’était ce à quoi je me préparais. J’étais rentré à nouveau dans mon rôle de fils unique modèle. J’étais redevenu un petit garçon banal, vivant sa petite vie tranquille auprès de ses Parents. Et cela me plaisait. Mes dernières soirées avaient été riches en émotions. J’étais satisfait de voir que mon train de vie commençait à se calmer. Je savais, de toute façon, que dès que je recevrais de nouvelles informations sur le Gant Noir, il faudrait que j’intervienne à nouveau. Autant donc ne pas presser les choses et s’occuper de tout ceci au moment opportun.

Finalement, nous entendîmes Dragon aboyer, sur les coups de 23h 30. Mon Père venait certainement de revenir avec la viande. Seulement, avant même qu’il n’entre dans la maison, je l’entendis comme discuter à l’extérieur. Certes, rien d’inhabituel. C’était courant qu’il parle à son chien lorsqu’il rentrait de la chasse. Seulement, il semblait s’éterniser. Comme si il s’entretenait également avec d’autres personnes dehors. Là d’où j’étais, je ne parvins pas exactement à deviner à qui il parlait. Ces voix étaient distantes et fluettes. Elles ne me disaient rien du tout. Que pouvait-il bien mijoter, derrière cette porte ?

Après quelques dizaines de secondes, nous entendîmes finalement quelqu’un passer l’entrée. Mon Père, bien évidemment… Mais pas que.

Alors que j’étais encore à table, en train de manger ma soupe, et que ma Mère s’occupait de remettre les assiettes dans notre armoire : j’aperçus non pas un, ni deux, mais bien six enfants passer le seuil de la porte aux côtés de mon Père. Qu’est-ce que c’était encore que cette histoire ? Qui étaient ces gamins ? C’était la première fois que je les voyais. D’où pouvaient-ils bien venir, alors ? Pas du village, c’est certain. Ils étaient crasseux, couverts de saletés et de brindilles. Ils empestaient la sueur et affichaient un air grave et méfiant.

Ma surprise et mon incompréhension furent telles, lorsque je les vis rentrer chez moi, que j’en fis tomber ma grande cuillère en bois. Cette dernière vint s’écraser au sol, rebondissant quelque peu. Cela attira l’attention de ma Mère qui se retourna alors dans la direction de nos nouveaux venus. Lorsqu’elle contempla également qui se tenaient en face d’elle, elle laissa un halètement s’échapper ; puis, sursauta sur le côté.

« Hum… Bonjour ? » leur lança-t-elle, surprise et légèrement désemparée

- « Gretta, Félix, … » se prépara alors mon Père, tout en se rapprochant de nous ; puis en se retournant vers les six jeunes gens derrière lui.

« … Je vous présente : Lina, Yvair, Adeline, Captain, Charlie et Tim. Je les ai trouvé dans la fôret. Ils avaient l’air assoifés, affamés et je pense qu’ils se sont un peu égarés. Donc, je me suis dis que … On pourrait peut-être leur proposer de manger quelque chose, ce soir. »

Mon regard se braqua sur chacun d’entre eux. Ils ne m’inspiraient pas vraiment confiance. Mais bon, si ils étaient perdus ; nous pouvions toujours leur offrir une mie de pain. Après quoi nous leur souhaiterions bonne chance et au revoir.

- « Mais avec plaisir ! » s’exclama ma Mère en allant à leur rencontre. Elle poussa même mon Père sur le côté pour pouvoir s’entretenir directement en face à face avec ces invités inattendus. « Enchantée. Moi c’est Gretta. Je suis la femme de Picco et la mère du petit qui se trouve sur le banc. »

Je n’aimais pas le ton qu’elle prenait. Je n’aimais pas non plus les étoiles qu’elle avait dans les yeux quand elle leur parlait. Je voyais là où toute cette histoire pouvait nous mener. Et je n’aimais pas ça du tout. Je restai complètement stoïque en face d’eux. Je les observais. J’essayais de comprendre qui ils étaient et ce qu’ils faisaient là.

« Il s’appelle Félix. » poursuivit ma Mère. « Il n’est pas très bavard, sûrement parce qu’il est muet. Mais, c’est un très gentil garçon. »

- « Ah ? » sembla s’étonner celle que mon Père venait de présenter sous le nom d’Adeline. Elle paraissait, visiblement, assez intriguée par ce que venait de leur dire cette petite femme accueillante. Ma Mère s’approcha d’ailleurs ensuite vers chacun d’entre eux, afin de leur faire la bise. Et ce, malgré le fait qu’elle ne les connaissait pas encore… Et malgré l’odeur. Dès qu’elle eut fini son petit tour, elle se replaça en face d’eux et continua son numéro.

- « Vous pouvez m’appeler « Maman », il n’y a … il n’y a aucun problème. D’ailleurs, ça me ferait presque … ça me ferait presque plaisir ! » leur affirma-t-elle, manquant d’assurance.

En l’entendant leur dire cela, quelque chose se brisa instantanément en moi. De quel droit leur proposait-elle ça ? De quel droit ? Elle venait tout juste de les rencontrer. Avait-elle déjà oublié qui était son seul vrai fils ? Avait-elle oublié tous ceux arrivés avant moi qu’elle avait échoué à mettre au monde ? De quel droit auraient-ils la permission de l’appeler « Maman » ? De quel droit se permettaient-ils d’entrer comme ça dans ma vie ?

Heureusement, j’aperçus leurs regards se croiser entre eux. Des regards choqués, interrogatifs, intrigués. Ils semblaient se demander des yeux si ils venaient bien d’entendre ce qu’ils avaient entendu. Ils ne savaient visiblement pas quoi répondre. Ils ignoraient si il fallait même dire quoi que ce soit, d’ailleurs. Tant mieux. Au moins, ils savaient où était leur place. Ils ne se risqueraient pas à de tels propos en ma présence.

- « Je crois, Gretta, que … ils sont affamés. » reprit alors mon Père, pour rompre le silence gênant qui s’était instauré.

- « Oui, oui. Je vais leur faire à manger ! Mais, je vous en prie. » assura-t-elle, se remettant aux fourneaux en leur indiquant les places autour de la table pour qu’ils s’y asseoient.

Je me souviens alors du regard que je leur lançai. C’était un mélange d’admiration et de profond mépris. D’admiration pour l’audace dont ils osaient faire preuve en venant ici chez moi, manger, à ma table, les petits plats cuisinés par ma Mère, avec amour, pour moi. Ces gosses là n’avaient aucune gêne, aucune bienséance. Ils s’installèrent à côté et en face de moi, comme si de rien n’était, pour que l’on s’occupe d’eux. Ils avaient visiblement tout compris. Ils se servaient de la bonté de mes parents pour obtenir un repas gratuit. Et, de cela découlait mon mépris. Un mépris pour ce genre de petitesse dont ils faisaient preuve. Ce fut alors si difficile pour moi de retenir ma jalousie, tant elle était palpable, que je pense qu’ils la ressentirent. En effet, je n’étais pas parvenu à la contrôler. Le Monsieur S en moi aurait tout fait pour qu’ils ne puissent percevoir aucune de mes émotions. Mais, aujourd’hui, c’était Félix Switz qui leur faisait face. Pensaient-ils pouvoir débarquer ici et me remplacer de la sorte ? Jamais. Qu’ils tentent seulement. Et je leur ferai connaître l’enfer.

Et puis, une idée noire me vint en tête. Comme une intuition. Ces enfants n’allaient pas se contenter de manger puis repartir, au final. Je voyais dans le regard de ma Mère qu’elle comptait leur faire passer la nuit ici. Pris de panique, je me saisis de mon petit bloc-notes. Je me forçai à me calmer, pour ne donner l’impression à personne d’être mis sous tension par la situation ; et je demandai à l’écrit :

« Où est-ce qu’on va les faire dormir ? »

J’espérais alors de tout cœur qu’elle réponde : « dans la forêt ». Mais il n’en fut rien. Cette dernière reposa la question à mon Père. Il se gratta la barbe et répondit.

- « Ben… J’imagine qu’ils dormiront dans notre chambre à nous. »

C’était bien ce que je craignais. Je me mis alors aussitôt à barrer le « les faire », et rebrandis mon message vers eux.

- « Où est-ce qu’on va les faire dormir ? »

- « On devrait installer quelques couchettes. Ils doit m’en rester quelques unes. » expliqua-t-il.

C’en était trop. Nous allions offrir notre propre maison à ces sales petits occupants ? Ils ne se contentaient donc pas de voler la nourriture de mes Parents. Ils allaient, en plus, réquisitionner leur lit. Je ne pouvais pas y croire. Quelle indécence. Quel culot. Sans que je ne puisse plus rien contrôler, mes sourcils se froncèrent. J’adressai un regard noir, sévère et rempli de haine à chacun des six petits voyoux qui m’entouraient. Leur audace ne demeurerait pas impunie. Et je tenais à ce qu’ils le sachent, cette fois-ci. Si ils touchaient à mon lit, je ferais en sorte qu’on retrouve leur cadavres remplis de sable et d’eau de mer boursoufflés sur une plage.

J’ignore si ce fut lié au dit regard que je leur lançais, ou bien à l’étrangeté de la situation ; mais l’un d’eux, autour de la table, tenta comme de se faire oublier, de disparaître sous nos yeux. Il était terrorisé. Il ne parvenait pas à le cacher. C’était ce fameux Charlie. Il tremblait comme une feuille. Si je n’y avais d’ailleurs pas prêté attention, je l’aurais complètement oublié. Il était tellement discret que je ne l’avais même pas remarqué s’asseoir. Il y en avait ainsi bien un qui comprenait dans quel pétrain il s’était fourré. Ceci étant dit, l’humeur n’était globalement pas très chaleureuse autour de la table. Chacun mangeait dans son coin sans dire grand-chose. Les deux autres garçons, ce Yvair et ce Tim, semblaient ne pas faire trop attention à ce qui les entourait, se concentrant sur leur assiette. Cette Adeline, elle, semblait cacher ses yeux sous son épaisse capuche noire. Celle qui semblait la plus jeune, une certaine Lina, quant à elle, se séchait les yeux. Elle avait l’air d’avoir beaucoup pleuré. Cette simple pensée me déraidit, l’espace d’un instant. Finalement, ce fut celle que mon Père avait présenté comme s’appelant « Captain », très certainement un pseudonyme, qui fut la première à vraiment nous adresser la parole. Elle n’avait alors pas encore commencé à manger. Elle soupira un peu, puis retourna son regard vers mon Père, ma Mère et moimême.

« Merci de votre hospitalité. » nous dit-elle. « On … J’essaierai d’en profiter le moins possible. »

- « Oh ! Mais on t’en prie ! » rétorqua ma Mère en allant s’installer à côté d’elle. « On t’en prie, Captain. Tu peux rester aussi longtemps que tu veux ici, vraiment. »

Aussi longtemps qu’ils voudraient ? C’était une déclaration de guerre. Alors que ma propre Mère s’apprêtait à continuer son insupportable discours d’accueil ; la jeune fille rousse avec laquelle elle s’entretenait se permit tout de même de la corriger sur son nom. - « Éléanore. » précisa-t-elle. - « Éléanore. Tu es la bienvenue, ici. » lui réitéra ma Mère, tout en lui souriant.

Éléanore ? Ma foi. C’était plus joli que « Captain ». Néanmoins, ça ne suffit pas vraiment à me calmer. Bien au contraire. Ce sourire que venait de lui adresser ma Mère. Ce satané sourire bon, accueillant et altruiste. Elle voulait me la voler. Elle voulait la garder pour elle toute seule. Empli de rancœur, de rage et de fatalisme, je me mis à serrer le poing contre la table. Commment pouvaientils oser tenir ce genre de discussion devant moi ? C’était comme si je n’étais pas là. Comme si ils avaient oublié mon existence. Et je détestais ça. Je détestais cette sensation. Cette même sensation qui était pourtant bien loin d’être étrangère à l’une des personnes autour de moi. Ma Mère remarqua ma mine renfrognée. Elle entendit mon poing frapper contre la table. Elle me sermonna alors.

« Enfin ! Ce n’est pas une façon de se comporter devant les invités, Félix ! »

Je n’avais pas l’habitude d’être grondé. Elle ne s’était pas énervée, loin de là. Mais je n’aimais pas que ma Mère ait à m’adresser des reproches. Je n’aimais pas la contrarier. Cette simple remarque suffit à me faire comprendre que j’avais dépassé les bornes. Je me calmai aussitôt après avoir laissé s’échapper un soupir.

« Bon, et ben, je vais aller chercher les sacs de couchage, hein. » précisa alors ma Mère, tout en leur indiquant la direction de la chambre dans laquelle elle allait les faire dormir. Puis, elle quitta la pièce. Dès qu’elle fut partie, mon Père poussa un lourd soupir, à son tour. Il marmonna même dans sa barbe quelques mots. Je crus alors entendre grommeler : « Une bonne chose de faite. » Puis il se retourna vers nous et nous adressa la parole une dernière fois, avant de repartir lui aussi pour prendre l’air.

« Régalez-vous, les enfants. Moi je vais, euh … Je vais partir dehors quelques instants. Je vous laisse seul avec Félix. Pas de bêtises, hein. »

Nous étions ainsi tous là, autour de cette table, seuls. Je continuais de les dévisager, les uns après les autres. J’attendais qu’ils se mettent à parler entre eux pour en savoir plus. Qu’est-ce qu’ils voulaient ? Qui ils étaient ? Qu’est-ce qu’ils faisaient là, pour de vrai ? Je les vis manger et boire. Ils avaient entre 6 et 8 ans. D’après ce que j’en voyais, la plus jeune était cette Lina. C’était une petite fille blonde, aux très jolis yeux bleus. Elle portait une robe rose abîmée et affichait un air plus triste que les autres. Une élégante tresse coiffait ses cheveux clairs à l’arrière de son crâne. On aurait dit une petite poupée endeuillée. C’était d’ailleurs la seule à s’être assise à côté de moi. Tous les autres étaient sur le banc d’en face. Ses amis me paraissaient plus âgés. Deux des garçons, Yvair, habillé en jaune, et Charlie, en marron, avaient l’air d’avoir un an de plus qu’elle. Tout comme l’autre fille, Adeline, celle qui portait une longue cape noire à capuche. En les observant un peu plus en détails, je pus me rendre compte que ce Yvair avait des yeux de couleurs différentes. Charlie, lui, n’avait pas grand-chose de particulier. Ce petit brun savait simplement très bien se faire oublier. C’était déjà ça. Et enfin, il restait les deux plus grands. Les deux « phénomènes », si je puis dire. Cette fameuse « Captain Éléanore » et l’autre Tim. La première abordait un visage sévère. Cette rouquine aux habits rouges, ne semblait pas là pour rigoler. Ses yeux verts étaient emplis de fierté et ses manières un peu rustres coupaient avec l’image de petite fille élégante, polie et soutenue qui résidait dans l’imaginaire collectif d’alors. Le deuxième, lui, mangeait avec les doigts goulûment. De toutes les personnes ici, il semblait clairement être le moins concerné du lot. Enveloppé dans des habits verts comme la forêt, il n’avait pas l’air dérangé d’être ici, ni méfiant. Il se contentait de reprendre des forces en se délectant d’une cuisse de poulet rôti. C’était étrange. Sa façon de se tenir… Sa façon de manger… Elle me rappelait quelqu’un. Quelqu’un que je connaissais bien, fut un temps. Il était bien des signes annonciateurs. Si seulement j’avais su, à l’époque.

Si seulement j’avais su.

Je les observais se sustenter. Me concernant, je n’avais plus très faim. Leur arrivée m’avait, comme qui dirait, fait perdre l’appétit. De son côté, Éléanore mangea très peu, en réalité. Ce que je ne savais pas, c’est que, pour transporter toute cette petite troupe de depuis la forêt où il les avait trouvé, mon Père du retirer toute la viande de son petit chariot pour les mener à Kürsk. Elle ne se contentait donc que d’étouffer sa faim en ingérant le strict nécessaire. Il en fut de même pour Charlie. Seulement, lui, ce n’était pas pour rendre service. C’était simplement par mimétisme. Pour « faire comme les autres ». La prise d’initiative n’était pas son fort. Adeline, quant à elle, s’amusait avec la nourriture. Elle jouait avec le poulet en déchirant certains bouts de blanc qu’elle bloquait entre sa lèvre et ses gencives pour s’en faire des crocs. Puis, elle se tournait vers Tim et lui faisait des grimaces. Ce dernier ne semblait pas vraiment réceptif. Pourtant, il finit par lui agripper l’un de

ses « crocs », et l’avala. Si Yvair se contenta de finir ce qu’il y avait dans son assiette, sans vraiment penser à quoi que ce soit ; Lina, de son côté, ne mangea rien du tout. Elle maintint simplement sa mine triste, sans toucher à la moindre nourriture.

Aucun mot ne fut échangé.

Finalement, ma Mère revint. Brisant le silence, elle nous annonça :

« Ça y est, j’ai installé les sacs de couchage, non loin d’ici, un peu à côté du couloir. On va pouvoir bien dormir. Ouh ! Il commence à se faire tard, en plus. J’ai vu le cadran solaire et… Où est Picco ? »

Aussitôt eut-elle finit sa question que mon Père surgit de derrière la porte, un peu de mousse autour de la barbe.

« Non… T’es pas encore allé à la taverne ? » lui demanda-t-elle.

- « Beu...je… Qu’est-ce que j’avais d’autre à faire, de toute façon ? » bafouilla-t-il.

Ma Mère soupira.

- « Allez ! On va se coucher ! Allez ! »

Minuit passé. Nous étions tous les trois, allongés dans notre couloir dans des sacs de couchage. Nous dormions à même le sol. C’était tellement inconfortable. Mon lit me manquait. Je savais que si je ne fermais pas les yeux, je ne parviendrais jamais à m’endormir. Ma vie était alors un cauchemar. Notre propre maison venait d’être réquisitionnée par ces six énergumènes. Heureusement que je n’avais pas à sortir ce soir. Impossible de m’échapper, entouré comme je l’étais. Tentant vainement de calmer ma rage, je me dis que le meilleur moyen de trouver le sommeil était de réfléchir aux différentes façons dont je pouvais me débarrasser d’eux. Cela fonctionna, d’ailleurs. Je pus fermer les yeux, sans mal. Beaucoup d’idées me vinrent en tête. Je n’avais jamais pris plaisir à tuer. Ce n’était pas quelque chose qui me plaisait. C’était quelque chose de nécessaire. Je n’étais pas sadique et je le savais. Mais ces enfants là m’avaient bien plus irrité qu’une grande majorité de mes ennemis. Je devais certainement les situer entre Mölk et Huttington. Et puis, j’entendis une voix. Une voix qui chuchottait. Celle de ma Mère.

« C’est bon. Je crois que le petit s’est endormi. » assura-t-elle à mon Père. « Combien de temps tu penses qu’on peut les garder ? »

- « On les gardera aussi longtemps qu’ils voudront rester. Il n’y a pas de problèmes. » répondit-il.

- « Et… Pour Félix ? Comment tu crois qu’il va le prendre ? »

- « Comment tu crois que, nous, on le prend, Gretta ? On a déjà perdu deux enfants. Et Félix ne s’en est jamais remis quand on lui a expliqué qu’il aurait pu ne pas passer ses journées tout seul et … Il a bien compris ce que je lui ai dit : le plus important dans la vie, c’est la Famille. Tu penses bien que voir tous ces inconnus qui arrivent et leur proposer son lit … Tout ça, ça a pas du lui faire que du bien. Mais, je pense que, avec le temps, il va finir par comprendre que … Ben, une Famille, il

faut la conserver. C’est pour ça qu’on est en train de dormir à même le sol sur des sacs de couchage, après tout. C’est pour leur plaisir à eux. Si je repense encore à quand j’étais petit… »

- « Oh non. Me parle pas encore de quand t’étais petit ! Oh là là ! » - « Écoute. Quand la vie est dûre, la vie est dûre. Et si j’avais été à leur place, j’aurais été bien content qu’on me propose à boire, à manger et l’hospitalité, à dormir. Donc, on fait ce qui doit être fait. C’est comme ça ! Et même si ils ne nous montrent pas de reconnaissance, c’est la bonne chose à faire : il faut la faire. »

Ces mots me marquèrent. Chacun d’entre eux. La bonne chose à faire ? Vraiment ? Cela me paraissait paradoxal avec le fait de conserver sa Famille, justement. Maintenant mes yeux fermés, je réfléchis à tout cela, laissant ma Mère reprendre parole.

- « Je suis bien contente. J’espère qu’ils vont rester un petit peu. Ça va faire du bien à tout le monde. »

- « La petite rousse a l’air déterminée à partir. »

- « Tu peux pas dire ça ! Elle va rester. »

- « J’espère… J’espère. Qu’est-ce qu’on a fait pour mériter ça ? » murmura-t-il à voix de plus en plus basse.

- « Je ne sais pas. Peut-être qu’on été pas faits pour être ensemble. » plaisanta-t-elle.

- « Ne dis pas ça. Allez ! Il se fait tard, je pense que le mieux c’est de dormir, hein. On a assez vu et avec un peu de chance… Avec un peu de chance… On verra, hein ! On dit ça : on verra! On verra … Je… J-J’ai besoin de dormir moi aussi. »

Je l’entendis alors se retourner lourdement dans son sac de couchage. Puis, le silence. Une longue nuit se profilait à l’horizon. Or, quelques secondes seulement après que ces dernières paroles furent prononcées, j’entendis un très léger grincement de porte. Une porte qui se refermait. Quelqu’un d’autre ne parvenait pas à dormir et avait entendu, au moins en partie la discussion. Une fillette blonde au visage triste, portant une robe rose.

Le lendemain matin, mon Père emmena faire le tour de Kürsk à mes nouveaux colocataires. Si ils comptaient rester ici, encore fallait-il qu’ils sachent où ils venaient de mettre les pieds. C’était un bon moyen de les présenter aux reste des villageois. « Pourquoi ne pas en profiter pour leur faire faire connaissance avec les autres enfants » ? C’était l’occasion pour eux de se faire de nouveaux amis. Plus important encore, il fallait leur trouver des autorisations. Maintenant qu’ils résidaient ici, ils devaient impérativement en avoir. Et voilà qui tombait bien pour eux : un certain marchand du nom de Simon Oyvey était tout particulièrement demandé pour réussir à en trouver. Même lorsqu’il n’y en avait pas à la base. Presque comme si il les fabriquait. Presque. Parce qu’il les faisait fabriquer. Sacré Simon. Sacré personnage.

De son côté, ma Mère avait prit la décision de ne pas aller travailler aujourd’hui. Elle s’était chargée de réorganiser les pièces de la maison. Nous n’allions pas continuer de dormir dans des sacs de couchages, et eux dans le lit de mes Parents. Vidant notre débarras, elle consacra toute sa journée et son après-midi à transformer ce dernier en une nouvelle chambre à part entière. Elle se rendit sur

la place du marché et fit porter 6 lits. Et puis, lorsque mon Père revint, il l’aida à déposer mon lit dans cette nouvelle chambre. Elle pensait qu’en nous faisant dormir ensemble, cela nous rapprocherait et me rendrait leur compagnie plus agréable. Hors, je pris ce changement radical de manière brutal. Non seulement j’allais dormir pour la première fois sans mes Parents, mais en plus : je serais entouré d’inconnus. Que je ne portais pas forcément dans mon cœur, qui plus est. Néanmoins, lorsque le soleil se coucha, c’était trop tard. Mon lit était à côté des leurs. J’allais devoir m’y faire : ma chambre était devenue notre chambre.

De mon côté, ma journée avait été quelque peu différente. Ma Mère ayant passé la sienne à l’intérieur, et mon Père à l’extérieur : j’étais laissé seul de mon côté. Dans d’autres circonstances, cela aurait pu me déplaire. J’aurais pu me sentir abandonné par mes Parents. Mais, dans les faits, ce fut plutôt un soulagement. Je commençais à me sentir trop à l’étroit. Ces 6 nouvelles têtes prenaient trop de place, pompant tout mon air. J’avais besoin de me replonger dans mon travail pour décompresser, voire même régler le problème définitivement. Tout ce que j’attendais, c’était un message d’Héléna. Elle savait où me trouver. Je voulais des réponses, et elle était la seule à pouvoir me les apporter. Finalement, avant même que ne sonne midi : je la vis passer, non loin de la maison. Je me ruai aussitôt vers elle. Nous nous isolâmes non loin de chez-moi, assez proche pour entendre ma Mère si jamais elle m’appelait, mais assez éloignés pour qu’elle ne nous entende pas.

« Comment vont les affaires, Héléna ? » lui demandai-je.

- « J’ai une très bonne nouvelle, Monsieur S ! Le décret d’Union Sacrée a été approuvée. Luther vous envoie toutes ses félicitations ! Vous êtes officiellement devenu le surveillant des grands puissants du Nord, du Sud et de l’Ouest du Royaume ! » s’exclama-t-elle.

- « Tant mieux. » lui répondis-je, sans excès d’euphorie.

- « Ça ne va pas, Monsieur S ? Vous avez encore du mal à réaliser, je suppose ? »

- « Non. Ce n’est pas ça. Justement, je m’étais fait à l’idée depuis un certain temps déjà. De toute façon, ils n’avaient pas vraiment moyen de me refuser mon dû. Le problème est ailleurs. »

- « Oh… Je vois. Y a-t-il quoi que ce soit que je puisse faire pour me rendre utile, dans ce cas ? »

- « Il y a bien quelque chose, oui. Mais ce sera pour plus tard. Restons sur le Gant Noir, pour l’instant. Octavius est-il bien arrivé à l’Oasis ? »

- « Tout à fait. Lui et Luther ont investi les lieux. Ce palais est le notre, désormais. À votre demande, ils en ont officiellement fait la nouvelle base du Gant Noir. »

- « Ont-ils retrouvé Leborgne ? »

- « Hélas, non. Ils ont eu beau chercher, ils n’ont pas encore mit la main sur son corps. Des cadavres de gardes de Scodelario, je peux vous dire qu’il y en avait par contre ! »

- « Je vois. Voyons le verre à moitié plein. Tant qu’ils ne l’ont pas retrouvé ; il y a espoir qu’il soit toujours vivant. »

- « Oui, c’est ce qu’ils se sont dit aussi. Maintenant, quelles sont les chances ? »

- « Laissons leur encore quelques jours de recherches. Nous ne pouvons rien affirmer tant qu’il n’y a pas de corps. »

- « Entendu, Monsieur S. Je leur transmettrai le message. Autre chose ? »

- « Oui. As-tu eu l’occasion de rencontrer les nouveaux enfants qui sont arrivés ici ? »

- « Euh… Non, pas encore. Je viens tout juste d’arriver. Pourquoi ? »

- « Ils doivent disparaître. »

- « Vous… Rassurez-moi, vous n’allez tout de même pas faire tuer des enfants, Monsieur S ?! »

- « Je ne parle pas forcément de les tuer. Je parle de les faire disparaître. M’assurer qu’ils partent d’ici. Le plus loin possible. »

- « Oui mais bon, avec vous on sait jamais ! » - « Écoute-moi, Héléna. Ces six là risquent de s’immiscer dans mes affaires. J’ai constaté, hier, qu’ils étaient du genre à écouter aux portes. Et je refuse que ces gêneurs ne détruisent tout ce que je me suis battu à construire. Tu comprends ? »

- « Oui, bien sûr. Mais… Comment comptez-vous faire ? »

- « D’abord, je veux en apprendre plus sur eux. Contacte nos traceurs. Qu’ils me rapportent toutes les informations qu’ils jugeront utiles. Je veux savoir d’où ils viennent, qui ils sont et ce qu’ils font loin de chez eux. » Tout en lui donnant ces indications, je lui tendis une petite note pliée en 4. « Quand ce sera fait, je veux que tu transmettes ce message à Luther. Dis-lui de ne surtout pas le lire et de se contenter de le donner à celui qu’il jugera le plus apte pour résoudre un problème de catégorie A. »

- « Catégorie A ? »

- « C’est un petit langage codé que nous avons mis au point tous les deux. Il comprendra. »

- « Je… Je vois. Oh ! Et une dernière chose. Ça concerne les autorisations. »

- « Ah, oui. J’avais oublié que j’avais hérité de ça aussi. Qu’y a-t-il ? »

- « Luther veut savoir si il faut démanteler le commerce de Scodelario ou non. Il hésite beaucoup sur la question et aimerait votre avis. »

- « Question épineuse. D’un côté, je n’aime pas cette idée de drogue et de dépendance. Si ça ne tenait qu’à moi, j’y mettrais fin immédiatement. Cependant, pour maintenir notre hégémonie, nous allons avoir besoin d’argent. De beaucoup d’argent. Et puisque ce… Comment s’appelle-t-il déjà ? Adhémar ? Comte Adhémar ? Et bien, puisque ce Adhémar est un allié intéressant à la Cour, il serait idiot de s’en faire un ennemi en nous désolidarisant du projet initial. Pour l’instant, continuons de les répandre. Nous avons bien plus à gagner, et nous n’y perdons rien. Et, si jamais je juge la chose trop néfaste par la suite, je réfléchirais à la faire arrêter. »

- « Compris, Monsieur S ! »

Ce que j’ignorais alors, et que je n’apprendrai que le lendemain, lors du rapport de mes pisteurs, c’est que ce furent ces mêmes autorisations qui causèrent le départ de mes six nouveaux envahisseurs. En réalité, tous ces enfants étaient des fugitifs. Suite à un contrôle d’autorisations par la Garde Costerborosienne réalisée dans leur village, il s’avéra qu’aucun d’entre eux n’était en possession des précieux documents. Les raisons étaient multiples. Oublis, consommations, choix volontaire et délibéré en guise de protestation, … Mais les règles sont les règles. Enfants, adultes ou vieillards ; en cas d’absence d’autorisation : c’est la prison pour tout le monde. Ordre de sa Majesté. Chacun accompagné d’un ami ou d’un membre de leur famille, ils furent cachés en pleine forêt et échappèrent aux gardes. Et c’est finalement un homme du nom de Picco, passant par là avec un chariot rempli de viandes, qui prendra pitié pour eux et les ramènera à Kürsk. Voilà donc la raison de leur venue ici : les autorisations. Mes autorisations. Cela me tuait de l’admettre, mais si ils étaient arrivés chez moi, c’était en partie par ma faute. Si j’avais voulu éviter ça, j’aurais du mettre fin à la folie de Scodelario aussitôt après l’avoir fait passer par-dessus son balcon. Mais non. Je n’ai pas jugé cela prioritaire, et je devais alors faire avec les conséquences de mes actes. Ou plutôt, de mes non-actes, dans ce cas bien précis. Ce devait être une façon pour cette chère Francesca de me gâcher la vie une dernière fois.

Si telles étaient les raisons de leur venue ici, encore me fallait-il savoir qui ils étaient, eux. En croisant les différentes sources à ma disposition, notamment grâce à l’excellent travail de mes espions et de mes pisteurs ; je pus procéder à l’élaboration de leurs dossiers. Le premier que je dressai fut celui de la première à avoir daigner nous adresser la parole : cette fameuse « Captain ». De son vrai nom : Éléanore Doclaire.

Doclaire, Doclaire… Ce nom me parlait. C’était le même que celui d’une certaine Rebecca Doclaire. Une gêneuse de l’armée de Costerboros qui avait entamé une lutte contre la propagation des autorisations. Selon elle, l’Armée de Costerboros était faite pour protéger le Royaume, pas pour le ronger de l’intérieur. D’où sa défection de l’armée et son opposition. Malgré tout, elle était parvenue à se volatiliser et à former une petite unité de contre-pouvoir sobrement appelée : « La Résistance ». Je l’avais classé problème de catégorie C. Peu impactante sur les actions du Gant Noir, mais assez pour m’être souvenu de son nom. Il s’avérera que cette même Rebecca Doclaire était en réalité la sœur aînée d’Éléanore, et que c’est elle qui la conduira dans la forêt, lui permettant d’échapper aux gardes qui la pourchassait. Je m’intéresserais plus tard à son cas, et à celui de sa Résistance. Préférant entretenir une force capable de servir mes intérêts plus tard plutôt que de la tuer dans l’œuf, je chargerai, par la suite, Blake d’infiltrer cette Résistance et de me tenir informé de leurs moindres agissements. Ce que je ne pouvais pas deviner alors : c’est que l’amour serait plus fort que les ordres. Il tombera sous le charme de cette Rebecca et finira même par l’épouser ; abandonnant le Gant Noir, pour le meilleur et pour le pire. Mais, c’est une autre histoire. Je la réserve pour un autre jour. Pour en revenir à cette Éléanore Doclaire, son profil était simple et précis. Elle était une jeune fille de 8 ans aux cheveux roux et aux grands yeux verts. Son visage de porcelaine aux airs nobles était souvent brisé par un sourire mutin, parfois accompagné d'une étincelle d'amusement dans le fond de ses prunelles. Bien que sa famille petite bourgeoise d’origine tentait souvent de lui mettre de beaux vêtements et de lui donner des cours de bonne conduite ; elle préférait de loin l'action. Il n’était pas rare de l’entendre crier sur tous les toits qu'elle deviendrait la plus grande général de Costerboros, un jour. Sa beauté naissante lui donnait un charisme certain, dont elle essayait d'user pour prendre la tête des groupes qu’elle composait. Son imagination d’enfant la poussait d’ailleurs souvent à bonifier certaines situations de la vie de tous les jours, afin de

s’imaginer emmené le monde qui l’entourait dans des aventures rocambolesques. Apparemment, « Captain » était le surnom que ses amis lui donnaient, d’où le fait qu’elle s’est présentée sous ce sobriquet la première fois.

Mais, elle n’était pas la seule à porter un surnom. Le garçon que j’appelais « Yvair » se nommait, en vérité : Tihil. Tihil Nehar, de son nom complet. Yvair était, en effet, un hommage à ses yeux vairons : un jaune à gauche, et un bleu à droite. Ceci étant dit, il a, en réalité, toujours cru que ceux qui l’appelaient comme ça faisaient référence à la saison hivernale. En d’autres termes, il n'a jamais vraiment compris pourquoi ce sobriquet lui avait été attribué. Il faut dire que ce Tihil était un enfant plutôt étrange. Alors âgé de 7 ans, il arborait presque toujours un sourire en coin, comme si il préparait un mauvais coup. Fils d’un chasseur et d’une alchimiste, il était plutôt de nature taquine et impulsive, et avait une tendance certaine à vite s'ennuyer. Malgré de bons réflexes et une passion pour la magie, on ne pouvait pas dire que cette dernière le lui rendait très bien. En outre, ce jeune garçon aux cheveux châtains bouclés était souvent prêt a partir au quart de tour quand il y avait un problème.

Chose qui n’était absolument pas le cas de Charlie. Pour échapper aux gardes, ce dernier à même du faire preuve de sa capacité à être oublié de tous en se fondant dans la masse, à la demande de son accompagnateur, un certain Nebul, employé par ses parents pour le protéger. Ce dernier lui avait demandé d’être un rocher. Il le devint par je ne sais quel miracle, le temps qu’ils lui passent à côté. Des yeux bleus, des cheveux bruns et une coupe aussi banale que sa tenue, voilà qui caractérisait bien ce jeune garçon de 7 ans que tout le monde nommé « Charlie », sans savoir que son véritable patronyme était en réalité : Virgile Charguillon. Son visage, comme son caractère, ne reflètait rien de particulier, au point de le rendre oubliable au possible. Pourtant, c’était un gentil garçon un peu timide, admiratif des êtres aux caractères bien affirmés. Il souhaitait par dessus tout devenir un jour quelqu’un d’exceptionnel, d’ hors du commun. Il voulait devenir à son tour quelqu'un. Celui que ses amis charriaient parfois en l’appelant « Rocher » aimait également la lecture et la culture. Il désirait visiter la Grande Bibliothèque de Costerboros, avec l'espoir de trouver dans les récits mythologiques qui y sont conservés : un modèle, une figure, une idéologie, une doctrine ou au moins un objectif pour se hisser au même niveau que ceux qui forgent les récits. C’était un jeune homme très particulier, en somme. Pas très téméraire, mais extrêmement dévoué. Le moins que l’on puisse dire, c’est que ce garçon était plein de surprises.

Et en parlant de surprise, l’arrivée de ce « Tim », ou Timmy Lawrence, était la véritable inconnue de cette équation. En effet, celui-là ne provenait pas du même village que les autres. Il ne semblait pas avoir été conduit dans cette forêt à cause d’une histoire d’autorisation. Lui, était apparemment un enfant des bois. Cela allait faire bien longtemps déjà qu’il avait été abandonné. Il ne s’était retrouvé avec le reste de la troupe que par un simple concours de circonstances. Il était tout bonnement au mauvais endroit, au mauvais moment. Néanmoins, il n’en demeurait pas un « enfant sauvage » pour autant. Il avait déjà été repéré dans certains villages voisins, volant de la nourriture. Jamais de la viande. Il semblait beaucoup trop aimer les animaux pour leur faire le moindre mal. Toujours crasseux, avec de larges yeux couleur noisette, les cheveux toujours en bataille et une large cape sur les épaules : le jeune Tim avait tout l'air d'un enfant des rues. Et ce dès le premier regard. Néanmoins, il demeurait très gentil et jovial. Son corps plutôt frêle d’enfant de 8 ans et quelques ne l’empêchait pas d’être le petit comique de la bande. Il se fit d’ailleurs connaître très vite à Kürsk pour sa mauvaise habitude de chiper tout ce qui passait à sa portée. Ce n’est que bien plus tard que j’appris d'étranges rumeurs autour de lui. En effet, certains chasseurs du village ne l’aimaient pas beaucoup. Ils avaient déjà entendu parler d’une histoire comme quoi, il y a quelques années de ça, un jeune garçon qui lui ressemblait beaucoup s'interposa pour sauver un sanglier blessé. D’après ce qu’ils racontaient, ce garçon se mit à hurler de rage, fermant les yeux

d'un air désespéré. Et aussitôt, l'air se mit à crépiter, les oiseaux à se taire, et une atmosphère lourde à peser sur la forêt. Le ciel bleu se couvrit et les doigts du jeune hommes se mirent à trembler. Des ombres bougèrent soudain frénétiquement, des ombres de rongeurs. De tout un tas de rongeurs. Si je m’en fiais à ce que disaient les chasseurs : ils furent obligés de prendre la fuite face à l’invasion de rats que ce garçon avait provoqué, avant qu’il ne tombe dans les pommes. Bien sûr, tout cela n’était que des histoires. Et puis, ils n’avaient aucun moyen de prouver que c’était lui, même si c’était bien arrivé. Ce n’est que bien plus tard que Timmy apprendra la vérité ; qu’il saura qu’il n’était pas qu’un petit chapardeur des bois amoureux des animaux. Non. Il était bien plus que ça. C’était un prince. Le prince de toute une race. Timmy Lawrence n’était autre que le prince des Skavens.

Lina, quant à elle, ne pouvait se targuer d’un tel titre. Cette gentille jeune fille se prénommait en réalité Arina. J’appris plus tard que son sobriquet « Lina » découlait directement de son nom de famille : Dalinia. Elle se nommait donc, en vérité : Arina Dalinia. C’était elle que j’avais entraperçus la veille. C’était elle la petite fouineuse. Pourtant, quelque chose en elle m’inspirait la compassion. Je n’avais pas envie de la punir, ou de lui en vouloir. Elle avait l’air de quelqu’un de très tendre, d’innocent et de fondamentalement bon. D’ailleurs, elle n’avait, en réalité, que 3 ans de plus que moi. Il n’y avait pas tant de différence entre nous. Mignonne et timide, elle était le produit de l’union entre un mage et une simple fleuriste du nom de Mariane. Elle venait toujours en aide aux personnes dans le besoin. C’était d’ailleurs ce qui ressortait apparemment le plus dans sa personnalité. Cette idée d’altruisme et de bienveillance avec autrui la caractérisait à merveille. Presque autant que sa sensibilité et son empathie. Elle s’inquiétait d’ailleurs très facilement et pour tout le monde. À l’époque, c’était celle qui était la plus proche de moi. C’était celle que j’avais le plus apprécié au premier regard. Elle était celle sur qui je fondais le plus d’espoir, celle en qui j’avais le plus confiance, celle à qui je voulais le moins faire de mal. Finalement, elle fut celle qui me fis le plus hésiter quant à la manière à adopter pour les faire disparaître.

Et enfin, il en demeurait une dernière : Adeline, le petit chaperon noir. Elle désirait qu’on l’appelle : « Scary ». De son vrai nom, Adeline Balavoine : elle était la fille de 7 ans d’une humble famille d’érudits et de démonistes. Pour être exact, j’avais là à faire à une petite fille très joyeuse. Ses hobbies préférés consistaient à s'amuser à faire peur aux autres gens. Elle avait la fâcheuse habitude de se cacher, puis de sauter sur les passants, au moment où ils s’y attendaient le moins, en faisant des, je cite : "BOUH !". Elle en rigolait beaucoup, à vrai dire. Plus qu’on ne pouvait bien le croire. Ce genre de petites plaisanteries étaient incessantes avec elle. Pourtant, on ne peut pas dire que l’on finissait par s’y habituer. Elle semblait très curieuse et parlait beaucoup avec les gens. Elle portait toujours une cape noire avec une capuche, qu'elle aimait baisser devant ses yeux. Cela lui donnait, de ses propres dires : « un air plus effrayant ». Malgré ce petit côté polisson, Adeline a toujours été l’une de celles avec qui j’avais le moins de mal. Et ce dès le premier jour. Elle était spéciale, c’est certain. Mais je l’ai toujours comprise. Et je crois qu’elle m’a compris, elle aussi. Elle a été la seule, à ce moment là … La seule à être vraiment de mon côté… La seule à vraiment me comprendre. Et sur cette île…. Elle a été la seule à s’écarter du brasier. Ma sœur…

Pardonnez-moi pour cet égard. Ça ne se reproduira plus.

Quoiqu’il en soit, nous finîmes par tous repasser à table, une fois la soirée venue. Seulement, cette fois-ci : l’ambiance autour de la table n’avait plus rien à voir avec leur première venue ici. La parole s’était libérée. Ils discutèrent autour de la table. Ils reparlèrent du village, de

leurs découvertes, des gens. Je me rappelle avoir écouté d’une oreille distraite, à ce moment là. J’étais trop obnubilé à l’idée de dormir dans cette nouvelle chambre avec eux, cette nuit, pour prêter attention à leurs élucubrations. Je retins néanmoins quelques bribes d’informations. Si Éléanore avait été charmée par le terrain de joute et d’entraînements, Yvair lui : c’était par la voisine. Il se fit d’ailleurs très vite chambrer pour ça par les autres. Tihil n’avait, en effet, d’yeux que pour la jeune Margareth Ziegler, qu’il renommera très vite « Margot », elle-même fille de mage. Son frère, Stan, s’entendra d’ailleurs très bien lui aussi avec Lina. À la surprise générale, Charlie, lui, ne pensait pas grand-chose de tout ça. Il se contentait simplement de parler dans le vent, ne comprenant qu’un peu tard que personne ne l’écoutait. Une fois sur la place du marché, Tim savait qu’il serait bien logé ici. Et pour Adeline… Et bien, disons qu’avec tous ces nouveaux gens à effrayer, elle fut la moins difficile du groupe à satisfaire. Étonnamment, je fus comme happé par les interactions qu’ils pouvaient avoir les uns les autres. C’était inhabituel. C’était original. C’était … presque amusant. J’avais l’impression, pour la première fois peut-être de toute ma vie, d’être entouré d’individus que je voulais apprendre à mieux connaître. Mais pas comme avec les dossiers que je dressais d’eux. À connaître comme des personnes. De vraies personnes. Pas de simples cumuls d’informations.

Cette idée folle me vint à l’instant où je vis mes deux Parents sourire en les regardant. Ils semblaient heureux tous les deux. Vraiment heureux. Plus que je ne les avais encore jamais vu auparavant. C’est alors que je compris. Tout venait de prendre sens en mon esprit. Ces six enfants n’étaient pas là pour remplacer mes vrais frères et sœurs morts-nés. Ils n’étaient pas là pour les faire oublier à mes Parents, ou pour me les voler. Non. Ils étaient là pour remplir le trou que ces deux disparitions avaient creusé en eux. Ils étaient là pour leur redonner goût à la vie. Ils étaient une sorte d’aboutissement d’accomplissement. Ils incarnaient la famille nombreuse que mes Parents ont toujours voulu fonder. Ils les rendaient heureux. Et, à fortiori, ils voulaient me rendre heureux. Adopter ses enfants étaient le meilleur moyen de me donner l’impression d’avoir de vrais frères et de vrais sœurs. Ils pensaient que leur présence comblerait mon manque personnel. Ce n’était pas que pour eux ; ils le faisaient aussi pour moi. Ces six petits ne remplaceraient jamais mes véritables frères et sœurs. Mais ils me permettraient de rendre leur absence moins douloureuse. Ils se contenteraient de jouer leur rôle. En somme, ils rendaient heureux mes parents. Et cela me rendait heureux moi aussi.

Je me souviens encore de cette nuit. Il pleuvait. Le vent soufflait à l’extérieur. Parfois, j’apercevais un éclair au loin, créant un petit éclat blanc qui illuminait la chambre. Il n’était pas difficile de discerner les formes avec la lumière qu’ils provoquaient. J’étais le seul à ne pas dormir, trop dérangé par cette ambiance nouvelle pour trouver le repos. Je n’y étais tout simplement pas habitué. Je me retournai dans tous les sens afin d’adopter la position que je jugeais la plus agréable pour dormir. Sans succès. Mon regard se porta longuement sur la fenêtre fermée qui nous protégeait du vent et de la pluie. Elle me rassurait. Cette idée d’être bien au chaud à l’intérieur, à l’abri du sale temps de dehors me détendait. Lorsque je me sentis apte à m’endormir, je refermai les yeux et tournai le dos à la fenêtre de notre chambre. Les secondes passèrent. Les minutes s’écoulèrent. Et je ne parvenais toujours pas à trouver le repos. C’était comme si quelque chose m’en empêchait. Désireux de renouveler l’expérience de la fenêtre, pour retenter ma chance, je rouvris les yeux et refis face à cette dernière. Seulement, cette fois, c’était différent. Il faisait trop sombre pour que je vois bien, mais il me semblai presque sentir les courants d’air. C’était comme si la fenêtre ne nous protégeait plus du mauvais temps. Comme si quelqu’un l’avait ouverte.

Soudain un éclair. Un éclat blanc. Je sursautai. La lumière aveuglante du tonnerre venait de révéler un homme qui nous observait, accroupi sur le rebord de la fenêtre. Je me redressai alors

pour lui faire face, le bas du corps toujours couvert par mes draps. J’attendis le prochain éclair sans émettre le moindre son. J’ignorais si il m’avait vu.

Un second éclair. Ce dernier venait d’éclairer le visage de l’homme d’une nouvelle émanation aveuglante. J’entraperçus un sourire familier, des traits familiers, … ainsi qu’un cacheœil.

Je savais qui était cet homme.

Il portait une capuche sur la tête pour se protéger de la pluie. Il avait survécu. Luther lui avait remit ma missive. C’est lui qu’il avait chargé de s’occuper du problème de catégorie A. C’est lui qui saurait maintenant où j’habite. Il avait suivit les instructions. Il avait apporté avec lui un grand sac, assez large pour qu’on y enferme 6 enfants. Il saurait quoi faire ensuite. Il avait l’embarras du choix. Il finit par remarquer que je l’avais aperçu. Il attendit le prochain éclair et profita de sa luminosité pour passer un doigt sous sa gorge, semblant me demander si il lui fallait passer à l’acte tout de suite ou non. J’avais tellement de questions à lui poser. Comment avait-il fait pour s’en sortir ? Où était-il passé ? M’était-il toujours fidèle maintenant qu’il avait payé sa dette ? Mais, tout cela patienterait pour une prochaine fois.

Reprenant mes esprits, je laissai mon regard se déposer sur chacun des six petits nouveaux qui somnolaient non loin de moi. Toute ma jalousie ne s’était pas encore complètement dissipée. Et je savais qu’ils risquaient de représenter un danger potentiel à l’avenir pour ma communication avec le Gant Noir. Cependant, en me rappelant de la joie qu’ils offraient à mes parents, au vide qu’ils comblaient et à l’opportunité qu’ils me donnaient de pouvoir rattraper le temps perdu, je pris la décision d’abandonner le plan. J’attendis à mon tour qu’un nouvel éclair ne permette à mon visage de s’illuminer pour adresser un discret et lent non de la tête à mon exécuteur. Un dernier coup de tonnerre. La fenêtre s’était refermée. Tim, Éléanore, Charlie, Yvair, Scary et Lina étaient toujours là. Leborgne avait disparu.

Reprenant mon souffle, je venais alors tout juste de me rendre compte de ce que je venais de faire. J’avais épargné ces six enfants. J’avais succombé à l’émotion. Mais plus que ça, je leur offrais une chance. Je les laissais reprendre les rôles qu’il manquait tant à cette Famille pour la compléter. J’avais choisi, en mon âme et conscience, de les laisser former ma nouvelle fratrie.

Nous restâmes 4 ans à Kürsk. Quatre longues et belles années. Bien sûr, il y eu des hauts et des bas. Mes Parents eurent envie à mille reprises de s’arracher les cheveux. Il faut dire qu’avec ces six là, le quotidien n’était pas de tout repos. Mais, c’est cela aussi une fratrie. J’avais eu droit à ma petite vie calme de Famille. Nous entrions à présent, tous ensemble, dans un tout autre monde. Un monde que je chérissais de tout mon être et que je continue de chérir, encore aujourd’hui. La Famille venait de s’agrandir.

Je venais d’adopter mes nouveaux frères et sœurs.

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