Cerveau & Psycho n°142 - Avril 2022

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Cerveau & Psycho

N° 142 Avril 2022

Nationalisme, communautarisme, sexisme…

NOTRE CERVEAU EST-IL RACISTE ?

Avril 2022

N°142

L 13252 - 142 - F: 7,00 € - RD

FAUT-IL DÉVELOPPER LA « GAMIFICATION » À L’ÉCOLE ?

Nationalisme, communautarisme, sexisme…

NOTRE CERVEAU EST-IL RACISTE ? FLEXIBILITÉ COMMENT SORTIR DE SA ZONE DE CONFORT SANS S’ÉPUISER

SOMMEIL

LE RÔLE DE LA MÉLATONINE PSYCHOLOGIE LA VÉRITÉ SUR LA PNL

DOM : 8,50 € – BEL./LUX. : 8,50 € – CH : 12,00 FS – CAN. : 12,99 CA$ – TOM : 1 100 XPF


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N° 142

NOS CONTRIBUTEURS

ÉDITORIAL

p. 16-19

SÉBASTIEN BOHLER

Lydia Denworth

Journaliste scientifique à New York, rédactrice à la revue Scientific American, elle a enquêté sur les liens entre le virus d’Epstein-Barr et le développement de la sclérose en plaques.

Rédacteur en chef

Nationalisme et chocs électriques

p. 34-42

Laurent Bègue-Shankland

Membre de l’Institut universitaire de France et professeur de psychologie sociale à l’université Grenoble-Alpes, il étudie notamment les violences collectives et les biais qui les favorisent.

p. 64-65

Grégoire Borst

Professeur de psychologie du développement et des neurosciences cognitives de l’éducation à l’université de Paris, directeur du laboratoire de psychologie du développement et de l’éducation de l’enfant, il étudie notamment l’impact de la gamification et des jeux vidéo sur la force des apprentissages.

p. 90-91

Ingo Fietze

Directeur du centre interdisciplinaire de médecine du sommeil de l’hôpital universitaire de la Charité, à Berlin, il fait le point sur le rôle controversé de la mélatonine dans le traitement des troubles du sommeil.

D

ans Mon oncle d’Amérique, Alain Resnais filmait une expérience réalisée par le neuroscientifique Henri Laborit. Un rat subissait des chocs électriques dans une cage dont il ne pouvait s’échapper. Rapidement, l’angoisse lui causait des ulcères à l’estomac et lui faisait perdre ses poils. Puis on mettait un autre rat dans la cage : le premier rat recevait toujours des chocs, mais il pouvait s’attaquer à son congénère et décharger sur lui son agressivité. Il ne faisait plus d’ulcère, et conservait un pelage fourni et luisant… Dans Présidentielle 2022, qui pourrait être le titre d’un documentaire sur la période que nous traversons, des humains confinés vivent l’angoisse du déclassement, des inégalités et de l’effondrement climatique, subissent le choc de pandémies et de canicules à répétition, sans espoir de s’échapper. De quoi attraper un ulcère et perdre ses cheveux, sauf si l’on met dans leur cage d’autres humains sur lesquels ils peuvent taper. Et voilà l’étranger, le migrant, le musulman, le Noir, le juif, l’homo, la femme, ou le mâle blanc – enfin tous ceux auxquels on peut accoler un signe distinctif –, qui deviennent les figurants bien malgré eux d’une scène de Laborit. Mais avec une tout autre ampleur. Car le cerveau humain est infiniment plus doué pour créer des boucs émissaires que celui du rat. Dans ce dossier, nous vous exposons le « biais tribal », qui fait que depuis des millénaires les Homo sapiens ont tendance à considérer que certains sapiens sont quand même un peu moins sapiens que les autres, et peuvent pour cette raison servir de punching ball. Un instinct à double face, puisqu’il promeut les liens d’entraide et de coopération à l’intérieur des groupes, mais attise les conflits avec les communautés déclarées différentes. Comment s’en défaire ? En travaillant à des récits communs qui, au-delà des particularismes, insistent sur ce qui nous rapproche, davantage que sur ce qui nous sépare. C’est drôle, on est en pleine campagne électorale. Ce serait bien d’avoir des propositions, non ? £

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SOMMAIRE N° 142 AVRIL 2022

p. 11

p. 16

p. 20

p. 24

p. 6-31

p. 33-56

Dossier p. 33

NOTRE CERVEAU EST-IL RACISTE ?

DÉCOUVERTES p. 6 ACTUALITÉS Ma gourde, mes amis ! Footballeurs, pongistes, buvez du café ! Internet : quand on ne peut plus se concentrer Les clés de la régulation émotionnelle Le sucre rend-il schizophrène ? Musique et personnalité : un lien universel p. 16 FOCUS

Sclérose en plaques : un virus d’herpès en cause

p. 24 CAS CLINIQUE GRÉGORY MICHEL

Norbert, ou la peur de tuer…

À 21 ans, ce jeune homme est hanté par la peur de tuer quelqu’un. Il souffre de « phobie d’impulsion », une forme de TOC qui nuit avant tout à lui-même.

p. 34 NEUROSCIENCES SOCIALES

LE BIAIS TRIBAL

Le « biais tribal » est un héritage ancestral de notre cerveau qui le pousse à établir des frontières entre groupes, religions, ethnies, sexes… Sommes-nous condamnés à ces sectarismes ? Laurent Bègue-Shankland

p. 44 SOCIOLOGIE

Le virus d’Epstein-Barr, qui cause la mononucléose, serait aussi un facteur déterminant dans le développement de la sclérose en plaques.

« POUR DÉPASSER LES FRACTURES, IL FAUT UN RÉCIT COMMUN »

Lydia Denworth

Entretien avec Michel Wieviorka

p. 20 NEUROSCIENCES

Les neurones du soi

p. 48 PSYCHOLOGIE SOCIALE

Robert Martone

La fascination pour les hiérarchies et les chefs semble inscrite dans nos gènes et se manifeste dès l’enfance. Avoir conscience de cette attirance est indispensable pour ne pas y céder.

MON LEADER, CE HÉROS

À l’avant de notre cerveau, un petit groupe de neurones travaille à constituer notre identité…

Johan Lepage Ce numéro comporte un encart d’abonnement Cerveau & Psycho, broché en cahier intérieur, sur toute la diffusion kiosque en France métropolitaine. Il comporte également un courrier de réabonnement, posé sur le magazine, sur une sélection d’abonnés. En couverture : © selivanoff1986/Shutterstock

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p. 58

p. 70

p. 74

p. 90

p. 82

p. 86

p. 94

p. 92

p. 58-72

p. 74-91

ÉCLAIRAGES

VIE QUOTIDIENNE LIVRES

p. 58 ENSEIGNEMENT

p. 74 COGNITION

p. 92-97

Pour ou contre la « gamification » à l’école ?

Psychorigide… ou neuroflexible ?

Myriam Schlag

Anna von Hopffgarten

p. 64 COGNITION

p. 82 ÉDUCATION

Apprendre en jouant est-il efficace ? Tour d’horizon de la recherche.

« Les jeux vidéo sont des leviers d’apprentissage » Entretien avec Grégoire Borst

p. 66 L’ENVERS DU DÉVELOPPEMENT

PERSONNEL

Comment sortir de sa zone de confort sans s’épuiser ? Sachez piloter habilement quelques zones clés de votre cerveau.

Écoutez, bougez, apprenez !

Des gestes habilement calibrés renforcent la mémorisation des savoirs. Matthew Hutson

p. 86 L’ÉCOLE DES CERVEAUX

Halte au mythe de la grenouille !

Face au réchauffement climatique, sommes-nous comme la grenouille, qui se laisse cuire à petit feu sans réagir ? Yves-Alexandre Thalmann

p. 70 RAISON ET DÉRAISON NICOLAS GAUVRIT

La PNL en PLS

La PNL, peut-être l’imposture la plus célèbre de la psychologie…

JEAN-PHILIPPE LACHAUX

Acquérez l’œil de l’expert !

Des « cellules complexes » de votre cerveau traquent les fautes d’orthographe et de calcul. p. 90 LA QUESTION DU MOIS

La mélatonine aide-t-elle vraiment à s’endormir ? Ingo Fietze

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p. 92 SÉLECTION DE LIVRES Le Cerveau pense-t-il au masculin ? Les Désordres du cerveau émotionnel Homo machinus Consolations Face aux animaux Ocytocine mon amour p. 94 NEUROSCIENCES ET LITTÉRATURE SEBASTIAN DIEGUEZ

Le Parfum : l’odeur capture-t-elle l’essence des choses ? Dans son roman culte, Patrick Süskind crée un personnage qui cherche à capter « l’essence » des êtres par leur odeur… Une obsession qui n’est pas sans rappeler le biais d’essentialisation en psychologie !


DÉCOUVERTES

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p. 16 Focus p. 20 Les neurones du soi p. 24 Norbert, ou la peur de tuer…

Actualités Par la rédaction PSYCHOLOGIE SOCIALE

Ma gourde, mes amis !

La façon dont vos connaissances boiront à la gourde que vous leur tendez en dira long sur vos liens de confiance et de proximité. A. J. Thomas et al., Early concepts of intimacy : Young humans use saliva sharing to infer close relationships, Science, 2022.

© AlohaHawaii/Shutterstock

À

l’école, pendant une séance de sport, les enfants se prêtent parfois mutuellement leur bouteille d’eau. Mais qui boit à la bouteille de qui ? Et quand ils le font, essuient-ils le goulot, ou le portent-ils directement à leur bouche ? Si vous avez un jour connu cette situation, vous savez ce que ces détails impliquent. Quand on boit à la gourde de l’autre, c’est qu’on est amis. Et quand on n’essuie pas le goulot (ce qui est plus rare), c’est qu’on partage tout, y compris les microbes. Ces moments clés de l’évaluation des liens sociaux constituent un vrai sujet en psychologie sociale et font l’objet d’études à travers un protocole dit de « partage de salive ». Car les humains ne partagent pas leur salive avec n’importe qui (les amoureux en savent quelque chose), et ce détail servirait d’indice pour savoir qui est intimement lié à qui. Fait plus surprenant : la capacité à déduire que deux personnes sont très proches à partir du « partage salivaire » apparaît très tôt chez les enfants, dès un an et demi.

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RETROUVEZ-NOUS SUR

Bientôt un nouvel antidépresseur ? D. Cao et al., Science, 2022.

ORANGS-OUTANS : L’ART DU BOUCHE-À-BOUCHE Conclusion, selon les scientifiques : très tôt, les humains relèvent des détails critiques dans les comportements qui permettent de savoir qui est très proche de qui à l’intérieur d’un groupe. Le partage salivaire fait partie de ces indices clés. Probablement parce que les petits l’observent depuis leur naissance dans leur famille. Peut-être aussi par un mécanisme inné, car on sait que certains primates (notamment, les orangs-outans et les chimpanzés) nourrissent leurs enfants de bouche à bouche, de sorte que ces contacts privilégiés seraient un signe instinctif de parenté. Alors, la prochaine fois que vous prêterez votre gourde à un proche, regardez s’il essuie ou non le goulot. La salive ne ment pas. £ Sébastien Bohler

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U

ne partie des antidépresseurs utilisés en psychiatrie produisent leur effet en interagissant avec une molécule du cerveau appelée « récepteur cérébral 5-HT2AR ». Ce dernier est un maillon essentiel par lequel la sérotonine, principale molécule de l’humeur, agit sur notre psychisme. Actuellement, la recherche sur les traitements de la dépression se heurte au fait que beaucoup de patients « résistent » aux antidépresseurs et ne sont que peu ou pas soulagés. C’est pourquoi les scientifiques ont commencé à s’intéresser à une autre classe de molécules, les substances psychédéliques, comme la psilocine des champignons magiques et le LSD, qui sont très efficaces contre la dépression. Leur seul désavantage est leur pouvoir hallucinogène, qui peut se révéler déstabilisant… Pour pallier cet inconvénient, des chercheurs de Shanghai ont analysé les structures moléculaires des récepteurs 5-HT2AR liés à diverses molécules capables de moduler leur fonctionnement : les antidépresseurs, mais aussi la sérotonine, la psilocine et le LSD. Ils ont découvert que la sérotonine et les hallucinogènes peuvent se fixer aux récepteurs selon des configurations tridimensionnelles jusqu’alors inconnues, et ont mis au point un nouveau composé psychédélique adoptant ce type de fixation. Le nouveau psychotrope a un effet antidépresseur sur les souris, et semble ne pas engendrer d’hallucinations. Comment le sait-on ? Parce que les composés suscitant des hallucinations chez l’homme provoquent un petit mouvement caractéristique de la tête chez les souris. Or cette nouvelle molécule ne produit pas cet effet, ce qui suggère qu’elle n’est pas hallucinogène. Mais seuls des essais cliniques sur l’homme pourront le confirmer. Qui est volontaire ? £ Bénédicte Salthun-Lassalle

© Fahroni/Shutterstock

Des psychologues de l’université Harvard ont mené des expériences où ils montraient à des bébés de 16 à 18 mois des scènes de partage de nourriture impliquant un contact salivaire : par exemple, une femme mordait dans un quartier d’orange avant d’en donner l’autre moitié à un enfant. Une autre femme, à son tour, coupait le quartier à la main, avant d’en donner un morceau au petit (cette fois, il n’y avait pas de contact salivaire). Puis l’enfant se trouvait entre les deux femmes et exprimait des signes de détresse sur son visage. On observait alors la réaction des bébés testés, notamment en mesurant la direction et la durée de leurs regards : tous gardaient le regard rivé sur la femme ayant partagé le quartier d’orange avec contact salivaire, comme si c’était elle qui allait secourir et consoler l’enfant triste.


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Dossier

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LE BIAIS TRIBAL Par Laurent Bègue-Shankland, membre de l’Institut universitaire de France et professeur de psychologie sociale à l’université Grenoble-Alpes, où il dirige la Maison des sciences de l’homme-Alpes.

Dérives nationalistes, pulsions identitaires, sectarismes, communautarismes : notre société se morcèle. Le coupable serait, pour partie au moins, un biais logé depuis des millénaires dans notre cerveau et appelé « biais tribal ». Sa particularité ? Nous pousser à privilégier les membres de notre groupe aux dépens des autres…

EN BREF £ Dès lors que nous appartenons à un groupe – ethnique, professionnel, d’orientation sexuelle… –, notre cerveau a instinctivement tendance à favoriser les personnes qui en sont membres, et à exagérer les différences avec celles qui n’en sont pas.

© Ingrid Lhande/Pour la Science

£ Cette tendance contient les germes de la discrimination, sur lequels se greffent toute une série de préjugés véhiculés culturellement. £ Des contextes difficiles, perçus comme menaçants, risquent alors de conduire à des violences. £ Pour l’éviter, diverses interventions sont possibles : une simple conversation imaginaire avec un membre d’un autre groupe atténue les préjugés.

U

«

n Français n’aura pas le droit d’appeler son fils Mohammed », déclarait récemment Éric Zemmour, en annonçant ce qu’il ferait s’il était élu président de la République. De fait, les thématiques identitaires ont envahi le champ politique français en cette période de campagne électorale. Et l’Hexagone est loin d’être le seul pays concerné, comme l’illustre le récent phénomène Donald Trump et son « America first », ou encore la prospérité des Orbán, Poutine, Bolsonaro ou Erdogan. L’exaltation de la nation, le rejet de l’étranger et la stigmatisation des minorités ethniques ou religieuses reposent toujours sur une distinction affichée entre « eux » et « nous », entre le groupe des natifs et celui des étrangers, celui des croyants ou des mécréants, des bons citoyens travailleurs ou des élites corrompues – même si la montée du nationalisme et du racisme sont à nuancer par une analyse des données historiques (voir

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l’encadré page 38). Comment expliquer cette montée en puissance des sectarismes qui va souvent de pair avec celle des autoritarismes ? Le point de vue de la psychologie et des neurosciences est qu’il s’agit en partie du résultat d’une tendance ancienne de nos systèmes nerveux, qui s’exprime avec plus ou moins de force selon les contextes historiques ou politiques. Du point de vue de l’évolution du cerveau humain, le fait central est que notre espèce a dû son succès en grande partie à sa capacité inégalée à collaborer. Être capable de s’entendre avec les membres d’un groupe, éprouver de l’empathie pour eux, ressentir un sentiment d’appartenance… Tout cela a constitué un avantage pour la survie des individus, de sorte que ces tendances ont été sélectionnées et se sont développées au fil des générations. Aujourd’hui, le besoin d’appartenir à un groupe est profondément ancré dans notre psychisme. La façon dont chacun se considère (son estime de soi) dépend même étroitement de son sentiment d’être intégré dans un groupe, comme le révèlent plusieurs études, dont celle publiée en 1999 par Nyla Branscombe, de l’université du Kansas : plus une personne s’identifie à un groupe, plus son estime de soi est élevée. En 2015, Jolanda Jetten, de l’université du Queensland, a en outre montré que ce phénomène est d’autant plus marqué que le nombre de groupes auxquels on


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INTERVIEW

MICHEL WIEVIORKA

SOCIOLOGUE, DIRECTEUR D’ÉTUDES À L’ÉCOLE DES HAUTES ÉTUDES EN SCIENCES SOCIALES (EHESS), SPÉCIALISTE DES PHÉNOMÈNES DE RACISME ET DE VIOLENCE

POUR DÉPASSER LES FRACTURES, IL FAUT UN RÉCIT COMMUN Les recherches en sciences cognitives montrent que nous privilégions notre groupe, même quand celui-ci est totalement artificiel. Comment analyser le nationalisme dans ce cadre ? Autrement dit, qu’y a-t-il d’artificiel et de « naturel » dans notre sentiment d’appartenance à une nation ? Je n’utiliserais pas ces catégories d’« artificiel » ou de « naturel », mais

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il est sûr que l’idée de nation est une construction. Selon l’historien­ anthropologue irlandais Benedict Anderson, auteur d’un livre de réfé­ rence sur la question, la nation est une « communauté imaginée ». Car, contrairement à d’autres groupes humains, la plupart de ses membres ne se connaissent pas concrètement. Leur sentiment d’appartenance se fonde alors sur un imaginaire com­ mun et sur un certain nombre de principes partagés. Cet imaginaire commun implique en général un récit des origines plus ou moins fantasmé. Pensez à « nos ancêtres les Gaulois » en France ou à l’histoire mythique de Rome, selon laquelle une louve a allaité les jumeaux qui ont fondé la ville. Nous sommes tous différents et pour que nous puissions vivre ensemble, fonder un corps social, il faut qu’il y ait des valeurs, des références communes qui nous unissent. Dans l’histoire, la religion a aussi joué ce rôle de ciment, sou­ vent d’ailleurs de façon plus puis­ sante que la nation. Celle-ci reste une abstraction. Une abstraction ? Mais la nation, ce sont aussi beaucoup d’éléments concrets qui régissent nos vies au quotidien : les services publics, les institutions, les impôts… Ne contribuent-ils pas à forger un sentiment d’appartenance ? Ce que vous décrivez, c’est un État, et il ne faut pas le confondre avec la nation. Les deux coïncident très souvent, mais ce n’est pas automa­ tique. Il existe, par exemple, un sentiment national corse, sans qu’il soit nécessairement ou toujours as­ socié à la perspective d’un État. Mais vous avez raison, le sentiment d’appartenance se fonde aussi sur des éléments concrets. Pas forcé­ ment au niveau de l’État-nation d’ailleurs, tout dépend de l’organi­ sation politique et administrative : en Italie, jusqu’au XIX e siècle, c’étaient plutôt les villes, au plus les

L’archipélisation actuelle correspond aussi à l’émergence d’un monde nouveau régions, qui régissaient le quotidien des gens. Et tout évolue. L’historien américain Eugène Weber, qui a écrit sur la France de la fin du XIXe et du début du XXe siècle, raconte qu’à l’époque, quand on demandait « Quel est ton pays ? » à un habitant des campagnes, il répondait en donnant le nom de son village. Le sentiment d’appartenance peut être variable, changeant, tant dans son étendue géographique que dans sa tournure : certains vont considérer qu’il est compatible avec une ouver­ ture au monde, d’autres estimeront qu’une telle ouverture menace leur identité « nationale »… Comment un imaginaire et des principes communs peuvent-ils apparaître dans une communauté dont les membres ne se connaissent pas ? Il y a une part de volonté politique – en France, le pouvoir royal a joué ce rôle – et de vécu concret partagé, comme nous venons de l’évoquer. Un élément déterminant dans l’émergence du sentiment national, et donc du nationalisme, a été l’in­ vention de l’imprimerie. Car en per­ mettant l’essor de la presse et du livre, elle a autorisé dans bien des cas la diffusion d’informations qui ont soudé les gens autour des mêmes préoccupations et ont forgé un ima­ ginaire partagé. Quand on lit les journaux, on sait ce qu’il se passe dans tout le pays, on se sent partie prenante d’un espace plus large que son seul voisinage.

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Vous dites que le sentiment national se fonde sur un imaginaire et des principes partagés. Mais très souvent, la construction d’une identité de groupe semble passer par la désignation d’un ennemi commun… C’est vrai, c’est aussi un moteur puissant. Pour le philosophe alle­ mand Friedrich Hegel, « on ne se pose qu’en s’opposant ». Le groupe se constitue face à l’extérieur, il se définit par rapport à ce qui n’est pas lui. La psychologie sociale en ap­ porte de fortes démonstrations. Et le fait que cet extérieur soit souvent perçu comme dangereux, avec la désignation d’un ennemi, aide à souder ses membres. Une autre facette de cette dimension d’exclusion est le phénomène de bouc émissaire. C’est ce qu’a remar­ quablement analysé l’anthropologue français René Girard : pour résoudre des tensions ou des problèmes, les groupes humains les projettent sur l’un de leurs membres, identifié par une quelconque « différence », ou sur un autre groupe ; et en se débarras­ sant de ce bouc émissaire, ils pensent se débarrasser de leurs difficultés. Les migrants ou les minorités eth­ niques sont ainsi régulièrement ac­ cusés de tous les maux. Parfois, le bouc émissaire est à la fois un membre du groupe et un soi-disant ennemi extérieur : ce fut par exemple le cas de Dreyfus, à qui l’on repro­ chait d’être à la fois juif, donc pas un « vrai Français », et un traître à la solde de l’Allemagne.


DOSSIER NOTRE CERVEAU EST-IL RACISTE ?

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MON LEADER,

EN BREF

£ Au fil de son évolution biologique, l’être humain aurait développé une préférence innée pour les formes d’organisation hiérarchiques, même si certaines personnes sont plus enclines que d’autres à l’autoritarisme et au conformisme. £ Les expériences de psychologie sociale révèlent que le penchant pour l’autoritarisme se renforce en période de crise, notamment pendant les crises sanitaires, où s’exprimerait tout un répertoire de réactions instinctives comparables à un système immunitaire. £ Le pire risque est la combinaison possible de l’autoritarisme et d’un régime instituant la domination de certains groupes sociaux sur d’autres. Ce qu’on appelle une « combinaison létale » .

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CE HÉROS

Par Johan Lepage, chercheur associé au Laboratoire interuniversitaire de psychologie, à l’université Grenoble-Alpes.

Le succès grandissant des leaders autoritaires dans le monde et la fragilité des systèmes démocratiques posent une question : pourquoi sommes-nous autant attirés par les hiérarchies ? Et comment éviter que ce penchant ne nous conduise à une société autoritaire ?

Le président russe, Vladimir Poutine, a toujours cultivé une image d’homme fort, susceptible de plaire à ceux qui sont attirés par l’autoritarisme. (Ici dans une exposition à Moscou le 16 mars 2015 pour célébrer le rattachement de la république de Crimée à la fédération de Russie.)

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© Dmitry Serebryakov/AFP

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i Jinping, Trump, Bolsonaro, Poutine, Erdogan… De la Chine à l’Amérique de la Russie à la Turquie, et même en Europe avec la montée des partis d’extrême droite, la tentation de l’autoritarisme est palpable aux quatre coins du monde ces dernières années. Outre l’appétence pour un « leader fort », elle va souvent de pair avec une hausse de la répression et une diminution des libertés civiles. Plusieurs indicateurs internationaux montrent d’ailleurs que la tendance mondiale à la démocratisation observée depuis plusieurs décennies s’est arrêtée avec la crise économique de 2008, s’inversant dans toute une série de régions, notamment en Europe, aux États-Unis et en Amérique latine. Parmi ces indicateurs, l’indice de démocratie


ÉCLAIRAGES

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p. 64 Les jeux vidéo sont des leviers d’apprentissage p. 66 Halte au mythe de la grenouille ! p. 70 La PNL en PLS

Pour ou contre la « gamification » à l’école ? Par Myriam Schlag, docteure en psychologie et autrice de nombreux articles de recherche sur l’apprentissage.

Si vous avez des enfants scolarisés, vous l’aurez sans doute remarqué : les jeux dits « sérieux », ou « éducatifs », ont la cote dans les écoles. Cette « ludification » des enseignements est-elle bénéfique pour les apprentissages ? Tour d’horizon des derniers résultats de la recherche. EN BREF

£ Introduire du jeu dans les apprentissages renforce la motivation des élèves, et améliore par conséquent leurs résultats.

© Tom Wang/shutterstock.com

£ Le degré de motivation est notamment stimulé par le sentiment qu’a l’élève d’être compétent, autonome et socialement impliqué dans le jeu. £ Tous les éléments de jeu ne répondent pas à ces besoins de la même manière. Le feedback positif augmente certes le sentiment de compétence. Mais les récompenses ou les classements peuvent aussi avoir des effets négatifs.

L

e bus s’ébroue une dernière fois, puis plus rien. Panne de moteur. « Arriverons-nous à temps pour assister au grand show de Las Vegas ? » Monsieur Bauer ne cache pas son inquiétude. Cela fait deux semaines qu’il sillonne les États-Unis avec sa classe. Ce roadtrip d’un genre nouveau a déjà permis à ses élèves de découvrir plusieurs sites incontournables et d’enchaîner les aventures. Mais, désormais, les voilà retenus à Fredericksburg, petite commune de 11 000 habitants au cœur du Texas, et ils n’ont pas un sou en poche pour payer les frais de réparation du véhicule… À y regarder de plus près, Fredericksburg est un endroit étrange. Plusieurs rues, magasins et

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ÉCLAIRAGES L’envers du développement personnel

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YVES-ALEXANDRE THALMANN

Professeur de psychologie au collège Saint-Michel et collaborateur scientifique à l’université de Fribourg, en Suisse.

HALTE AU MYTHE DE LA GRENOUILLE !

L

L’image de la grenouille qui ne remarque pas la température en train de monter dans sa casserole est souvent utilisée pour expliquer notre inaction face au réchauffement climatique. Oui, mais… est-ce ainsi que se comportent les batraciens ?

’univers du développement personnel regorge d’histoires qui se veulent inspirantes. On pourrait même dire qu’elles jouent un rôle similaire aux données expérimentales dans la psychologie scientifique : dans ces milieux, elles sont utilisées comme référence pour argumenter et convaincre. Mais ces histoires sont-elles construites sur des bases fiables ? Autrement dit, passeraient-elles l’épreuve de la vérification, ou fact checking ? Amusons-nous à décortiquer les ressorts de l’une d’elles, si célèbre qu’elle a accédé au titre d’allégorie (en plus de servir de titre à un recueil d’histoires du même acabit) : il s’agit de la grenouille qui ne savait pas qu’elle était cuite. Particularité : il semble qu’elle ait été relatée par l’ancien vice-président américain Al Gore dans un documentaire sur l’écologie pour illustrer les conséquences néfastes d’une prise de conscience trop tardive du réchauffement climatique.

Dans cette histoire, il est question d’une grenouille qui, jetée dans une bassine d’eau bouillante, on s’en doute, saute immédiatement de toutes ses forces pour tenter d’échapper aux brûlures. En revanche, poursuit le récit, si la grenouille est placée dans le même contenant rempli d’eau froide, elle va s’y prélasser comme tout batracien qui se respecte. Lorsque le liquide est chauffé suffisamment doucement, le pauvre animal ne va pas s’enfuir, ne sentant pas le danger se concrétiser, et il finira cuit sans s’en rendre compte : il sera trop tard pour effectuer le bond salutaire. Morale de la fable : les changements modestes et graduels n’entraînent pas la prise de conscience salutaire et finissent par avoir raison de nous, car il est alors trop tard pour réagir. Il existe même une expression pour désigner ce phénomène : la normalité rampante. Nous ne remarquerions pas les petits changements progressifs, que

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l’on va considérer comme normaux, alors que si nous étions confrontés à leurs effets additionnés en un seul, ils seraient si puissants que nous réagirions immédiatement. DES ÉTUDES SUR LES GRENOUILLES À LA PELLE ! Je suis certain que beaucoup d’entre vous ont déjà entendu cette histoire, voire l’ont colportée à d’autres. Mais peut-on s’y fier ? À savoir, peut-on cuire une grenouille sans qu’elle ne s’en rende compte ? Et, accessoirement, que penser de cette idée d’une normalité rampante qui étoufferait les prises de conscience ? Commençons par la première question. Contre toute attente, des scientifiques ont tenté l’expérience. Un certain Heinzmann aurait ainsi montré vers 1872 qu’une grenouille ne tente pas de s’enfuir si l’on chauffe suffisamment lentement le récipient qui la contient, conclusion apparemment


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corroborée par un monsieur Fratscher trois ans plus tard. Mais d’autres contestèrent cette conclusion. Les recherches se focalisèrent alors sur la rapidité d’élévation de la chaleur du liquide. En 1897, Edward Wheeler Scripture rapporta dans son livre The New Psychology que si la température s’élève d’environ 0,12 °C par minute, une grenouille se laisse cuire sans bouger et meurt au bout de deux heures et demie. Cependant, les scientifiques modernes mettent sérieusement en doute ces propos qu’ils considèrent comme des allégations sans fondement (des fake news, dirions-nous aujourd’hui). En 2002, Victor Hutchinson, zoologiste de l’université d’Oklahoma, prend la plume pour dire que la légende est incorrecte : quand vous chauffez l’eau d’un degré par minute, le batracien devient de plus en plus actif pour tenter de s’échapper et finit par sauter hors du récipient s’il en a la possibilité.

Certes, il y a une part de vérité dans le fait que nous percevons plus difficilement les changements lorsqu’ils sont graduels (on ne voit pas ses enfants grandir) et c’est probablement ce qu’il faut retenir de pertinent dans la fable de la grenouille, ou dans un livre comme le Désert des Tartares, de Dino Buzzati. Mais cela ne veut pas dire que nous ne réagissons jamais. Inutile de martyriser davantage de grenouilles : si vous les chauffez progressivement, elles sauteront vraisemblablement hors de la casserole dès que la température sera devenue inconfortable pour elles. Ce qui rend la morale de l’histoire douteuse… à moins que les êtres humains soient moins futés que les batraciens. Si les grenouilles ne semblent pas se laisser cuire aussi passivement, qu’en est-il chez nous ? Là aussi, la lente progression d’une situation désagréable ne trompe pas notre vigilance. Ainsi le triste exemple de la violence domestique.

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Celle-ci se développe souvent de manière insidieuse et lancinante, puisque dans la grande majorité des cas, les coups suivent une phase préliminaire de violence verbale et psychologique. TROP, C’EST TROP… Pourtant, il y a un stade, souvent symbolique, où la victime réagit : tant que l’agresseur ne s’en prend qu’à elle, elle décide d’endurer les coups, mais dès que les enfants deviennent également des cibles, par exemple, une plainte est déposée. Idem avec les abus sexuels. La progression sournoise et graduelle de la violence semble se traduire par des paliers dans la conscience de la victime. Passé un certain stade, cela devient inacceptable. La grenouille de notre fable mourait car elle n’avait pas conscience qu’elle cuisait. Ce qui nous diffère des batraciens, c’est justement nos prises de conscience : contrairement à eux, nous


ÉCLAIRAGES Raison et déraison

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NICOLAS GAUVRIT

Psychologue du développement et enseignant-chercheur en sciences cognitives à l’université de Lille.

LA PNL EN PLS La PNL – la fameuse programmation neurolinguistique – est une star de la psycho. Mais en grattant sous le vernis, qu’y trouve-t-on ? Des savoirs traditionnels connus depuis des siècles sur le comportement humain, plus quelques innovations – hélas scientifiquement invalides.

L

e 11 janvier 2013, Alberto Brandolini, un informaticien italien, fondateur de la société de conseil et de formation Avanscoperta, lâchait un petit mot sur Twitter qui lui valut par la suite une certaine notoriété dans les milieux rationalistes. Depuis, il se dit encore émerveillé de constater que l’adage qu’il y proposait porte désormais son nom. Ce que l’auteur nommait le « principe d’asymétrie du baratin » est en effet aujourd’hui également connu comme la « loi de Brandolini ». Cette loi informelle stipule que « la quantité d’énergie nécessaire pour réfuter des foutaises est dix fois supérieure à celle nécessaire à leur production. » Autrement dit, il est bien plus facile de faire croire des âneries que de répondre efficacement à leurs effets. Une méthode appréciée et glorifiée par de nombreux coachs, formateurs, managers et spécialistes de la vente, illustre

parfaitement ce principe : la PNL (programmation neurolinguistique). Cette doctrine fut imaginée dans les années 1970 par deux auteurs et consultants américains diplômés en psychologie : Richard Bandler et John Grinder. Les inventeurs ne fournissent guère de définition satisfaisante de la PNL, qu’ils décrivent obscurément en 1979 comme « l’étude de l’expérience subjective ». Le point de départ de leurs travaux est tout à fait louable pour autant. Selon Grinder et Bandler, les psychologues praticiens performants agissent selon des théories implicites ou des techniques intuitives pertinentes. Par l’observation des meilleurs d’entre eux, Grinder et Bandler pensaient pouvoir extraire ces savoir-faire et ainsi permettre à n’importe qui de devenir un bon psychologue, mais aussi un bon communicant, vendeur, éducateur, manager ou coach…

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Sur la base de leurs observations, Bandler et Grinder ont alors énoncé un certain nombre de principes, dont beaucoup relèvent des connaissances courantes en psychologie ; comme l’idée que « la carte n’est pas le territoire » (on ne perçoit pas la réalité directement, on n’en a qu’une représentation en partie subjective). QUAND LES YEUX PARTENT EN VRILLE D’autres conceptions en revanche, parmi celles qui sont propres à la PNL, apparaissent pour le moins aventureuses et parfois assurément fausses… Ainsi, la PNL prétend qu’il est possible de savoir si une personne ment en observant la direction de son regard : si le regard d’un droitier se porte vers le haut à droite, la personne ment. S’il se porte en haut à gauche, elle dit vrai. Pour en avoir le cœur net, le psychologue britannique Richard Wiseman et ses collaborateurs ont mené une série de trois études en 2012.


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Dans la première expérience, un expérimentateur confiait son téléphone aux participants (tous droitiers) qui devaient se rendre dans un bureau avec le portable en question, le déposer dans un tiroir ou (selon le cas) le cacher dans leur poche, puis revenir pour une entrevue avec un second expérimentateur qui ignorait où on avait demandé aux participants de placer l’objet. Dans tous les cas, les participants devaient répondre au second expérimentateur qu’ils avaient déposé le téléphone dans le tiroir. Deux experts indépendants codaient les mouvements des yeux à partir de la vidéo de l’entretien. Résultats : aucune différence entre ceux qui mentent et ceux qui disent la vérité. L’indistinction entre les situations perdure même lorsqu’on informe les participants des assertions de la PNL. Enfin, la comparaison de vidéos télévisées de personnalités dont on sait qu’elles ont

La PNL prétend qu’il est possible de savoir si une personne ment en observant la direction de son regard

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menti refuse encore de se plier aux prédictions de la PNL ! Il n’y a décidément rien à sauver de cette assertion concernant la direction du regard. La PNL est enseignée dans de nombreuses formations. Les futurs psychologues, éducateurs, coachs, démarcheurs ou managers en ont presque tous entendu chanter les louanges un jour ou l’autre. Que ce soit en psychologie, en santé ou en coaching, la PNL n’a jamais fait la preuve de son efficacité, malgré des recherches nombreuses. Bien que plusieurs publications scientifiques dénoncent de nombreuses défaillances de cette « théorie » (notamment un article de synthèse accablant publié en 2019 par les chercheurs Jonathan Passmore et Tatiana Rowson, de la Henley Business School, au RoyaumeUni, recensant lui-même quatre métaanalyses), elles n’ont en rien entamé la popularité de la PNL…


VIE QUOTIDIENNE

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p. 82 Écoutez, bougez, apprenez ! p. 86 Acquérez l’œil de l’expert ! p. 90 La mélatonine aide-t-elle vraiment à s’endormir ?

Psychorigide... ou neuroflexible ? Par Anna von Hopffgarten, biologiste et cheffe de la section neurosciences de la revue Gehirn & Geist.

La routine et les habitudes nous font économiser de l’énergie cérébrale. Mais il faut parfois reconfigurer nos réseaux de neurones pour faire face aux changements. Comment s’y prendre ?

EN BREF

£ Le cerveau humain dispose de zones spécifiques permettant de s’adapter à une multitude de contextes. £ Attention : la flexibilité a aussi des désavantages car elle disperse l’attention et rend moins efficace dans les tâches où il faut être focalisé. £ La clé : savoir basculer d’un mode rigide à un mode flexible au bon moment. Une sorte de « superflexibilité ». £ Sport et pratique des langues sont de très bons exercices pour cela.

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« J’ai été surprise de voir à quel point la plupart d’entre nous y sont parvenus, explique Gesine Dreisbach, de l’université de Regensburg, en Allemagne. Notamment, nous avons rapidement intériorisé le fait de ne plus se serrer la main, d’éviter les embrassades. » La psychologue étudie avec son équipe les facteurs qui influencent la flexibilité cognitive des personnes. RECÂBLAGE NEURONAL Mais qu’est-ce que cela signifie réellement d’être « mentalement flexible » ? Selon les chercheurs en sciences cognitives, cet attribut s’applique aux personnes capables de modifier rapidement leur comportement et leurs schémas de pensée lorsque les circonstances extérieures l’exigent. Des études montrent qu’elles sont en moyenne plus performantes dans leur travail et qu’elles obtiennent de meilleurs résultats académiques que les personnes à l’esprit plus rigide. Alors, qu’est-ce qui fait que l’on est psychorigide ou neuroflexible ? Les psychologues considèrent que la flexibilité cognitive fait partie d’un ensemble de capacités cognitives qu’on appelle les « fonctions exécutives ».

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U

n Européen continental qui descend du car-ferry à Hull, dans l’est de l’Angleterre, doit faire preuve d’une bonne dose de flexibilité mentale. Dès la sortie du port, il va devoir s’engouffrer dans un énorme rond-point à plusieurs voies qui brasse une gigantesque masse de voitures – le tout en roulant à gauche, bien sûr ! Il faut réagir à la vitesse de l’éclair : où se placer ? Dans quelle direction regarder ? Comment sortir de ce tourbillon ? Inutile de dire que si vous avez toujours roulé sur le côté droit de la route, une telle situation est un cauchemar. Mais de courte durée. Dès le deuxième ou troisième rond-point, la tension diminue généralement, et une certaine routine s’installe. Notre cerveau est plus adaptable qu’on ne le pense. Le passage de la circulation à droite à la circulation à gauche (et inversement, bien sûr) en est une très bonne illustration. De la même façon, nous parvenons également à adapter notre comportement à des conditions changeantes dans d’innombrables autres situations. La crise du Covid-19 en est un exemple. Nous avons dû à maintes reprises revoir nos actions et nos opinions en tenant compte de nouvelles données.


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VIE QUOTIDIENNE Éducation

Écoutez, bougez, apprenez ! Par Matthew Hutson, journaliste scientifique, contributeur des revues Nature, Science et The New Yorker.

On nous l’a souvent répété : il ne faut pas montrer du doigt, parler avec les mains ou s’agiter sur sa chaise en cours. À tort ! Car en joignant le geste à la parole, ou à l’écoute, on apprend plus efficacement. Plusieurs études l’attestent…

C

es battements de main, ces gestes qui nous semblent superflus quand ils ponctuent une explication s’avèrent bien plus utiles qu’il n’y paraît : ils aident à communiquer une idée et permettent aux auditeurs de mieux se concentrer et apprendre. C’est ce que pointent aujourd’hui les recherches sur l’impact du geste sur les processus d’apprentissage. De nombreux travaux ont depuis longtemps mis au jour le lien étroit entre le geste, la parole et la cognition. On sait qu’un individu intègre, en sus des données auditives qu’il reçoit, les données visuelles relatives à l’attitude de son interlocuteur (gestes, expressions, postures), et que celles-ci participent à la compréhension du message. Cependant, ce sont plus particulièrement les

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gestes de la personne qui reçoit l’information qui ont commencé à intéresser plus récemment les chercheurs. Selon ces études, les individus se souviennent mieux de ce qu’on leur inculque quand ils effectuent des mouvements spontanés ou quand ils reproduisent, inconsciemment ou non, ceux de leur instructeur… BALANCER LES BRAS POUR MIEUX RAISONNER Les résultats d’une expérience publiés en mars 2009 dans la revue Psychonomic Bulletin & Review suggèrent même que le fait de bouger de manière spécifique favorise la capacité de raisonnement. Ses auteurs, Laura E. Thomas, de l’université Vanderbilt de Nashville (Tennessee), et Alejandro Lleras, de l’université de l’Illinois, avaient proposé, au choix, à 52 étudiants, soit de balancer les bras, soit de les étirer (sous prétexte de favoriser la bonne circulation du sang) pendant qu’il leur était demandé de résoudre un problème de logique. La question était de trouver le moyen de relier deux cordes pendues au plafond, trop éloignées l’une de l’autre pour être saisies en même temps. La réponse attendue était de suspendre un poids à l’une d’elles pour pouvoir atteindre l’autre par un effet de balancier. Résultat : les volontaires qui avaient choisi de balancer les bras ont été majoritairement plus nombreux à trouver la solution. Sachant que, sur l’ensemble du panel, seuls trois participants avaient établi un lien entre le fait de balancer les bras et la résolution du problème. Les chercheurs en ont conclu que certains mouvements favorisent parfois la réflexion, même quand on les exécute sans faire de rapprochement conscient avec une tâche cognitive réalisée simultanément. Évidemment, les gestes qui mettent sur la piste

EN BREF £ Lever les bras en forme de U devant une fonction mathématique parabolique ? C’est gagné ! £ Votre cerveau fait le lien entre le geste et le concept. Les connexions entre neurones se renforcent. £ La « pédagogie incarnée » fait l’objet d’études de plus en plus nombreuses qui devraient peu à peu valider son utilisation dans l’enseignement...

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d’une idée intelligente (celle du balancier) semblent particulièrement efficaces, et ce détail aura son importance pour concevoir des mouvements qui aident à intégrer certains concepts. DES MODÈLES MATHÉMATIQUES À PORTÉE DE MAIN De nouveaux travaux, rapportés dans l’édition de février 2021 d’une autre revue scientifique, Cognitive Science, par une équipe conjointe de l’université de Californie à Los Angeles (UCLA) et de l’université d’État de Californie à Los Angeles (CSULA), étendent cette découverte. « Nous essayons de déterminer où se situent les limites du pouvoir du geste », explique Icy (Yunyi) Zhang, chercheuse en psychologie à l’UCLA et autrice principale de l’article. Pour ce faire, les expérimentateurs ont entrepris de tester les effets inconscients des mouvements de la main sur l’apprentissage d’un concept abstrait. Dans une première expérience, 60 étudiants de premier cycle ont été invités à visionner une vidéo expliquant un modèle statistique représenté par une fonction mathématique produisant des prédictions. Les données étaient représentées par des barres d’histogrammes. Les participants à l’étude ont été divisés en trois groupes. Un groupe témoin a simplement regardé la vidéo. Un second groupe, dit « concordant », a visionné la même vidéo sur laquelle était superposée une animation : lorsque le narrateur disait, par exemple, qu’un ensemble de données présentait plus de variations qu’un autre (représenté par un histogramme avec plus de barres placées le long de l’axe x) deux barres rouges verticales (sans rapport avec les barres de l’histogramme) s’éloignaient l’une de l’autre. On a demandé à ces participants d’imiter le mouvement des barres


VIE QUOTIDIENNE L’école des cerveaux

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JEAN-PHILIPPE LACHAUX

Directeur de recherche à l’Inserm, au Centre de recherche en neurosciences de Lyon.

Acquérez l’œil de l’expert ! Détecter instinctivement un mot mal orthographié ou une erreur de calcul fait partie des capacités dites « expertes » du cerveau. On sait mieux aujourd’hui comment celles-ci se constituent, et comment les encourager.

A

u début, un élève qui apprend à lire traque, mot après mot, lentement et laborieusement, les fautes possibles dans un texte. Quelques mois ou années plus tard, il lit le texte et se dit : « Tiens, il y a quelque chose qui cloche quelque part. » Et en cherchant un peu, il finit par trouver l’erreur et par rectifier. À partir d’un ressenti. Quelle arme fabuleuse pour progresser ! Cette arme, c’est ce qu’on appelle un « œil d’expert ». Et le tout est de savoir comment la développer. Comment s’y prendre ? Notre cerveau analyse les choses du plus simple au plus complexe. Dans une de ses zones appelée « aire visuelle primaire », il dispose de neurones chargés d’analyser ce que nous voyons et qui se répartissent en deux types de cellules nerveuses : les simples et les complexes. Les premières agissent comme de petits détecteurs de stimuli élémentaires, telle une barre lumineuse verticale traversant une toute petite partie du champ visuel de gauche à droite. Les cellules

complexes, elles, sont sensibles à des configurations un peu plus élaborées, comme des arrangements particuliers de ce que détectent les cellules simples (par exemple, une barre lumineuse verticale à un endroit précis du champ visuel ou un peu décalée). Pour simplifier, on peut imaginer qu’une cellule simple détecte « ceci » ou « cela », alors qu’une cellule complexe détecte « ceci et cela » ou bien « ceci ou cela ». En constatant qu’un « L » correspond à l’arrangement particulier d’une barre verticale et d’une barre horizontale, on conçoit facilement que ce principe de combinaison permet progressivement de construire, au sein du système visuel, des détecteurs de cibles de plus en plus complexes – lettres, mots, voire mots dont la caractéristique est d’être mal orthographiés… Connaître ce fonctionnement fondamental de nos systèmes sensoriels va être très utile pour inculquer le fameux « œil de l’expert » à un élève sur le chemin de son apprentissage – notamment pour lui

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conférer la capacité à repérer instinctivement des erreurs dans un texte ou à « sentir » qu’il y a un problème avant de le corriger. CALCULS ET COURS DE PIANO C’est aussi un peu de cette façon que fonctionnent certains algorithmes d’intelligence artificielle (IA), qui sont ainsi capables de reconnaître des formes complexes : votre visage sur une photo, entre autres. Un détecteur complexe, dans un tel programme, considère de la sorte les activités de nombreux détecteurs sensibles à des éléments simples (toujours le même principe allant du simple au complexe) – l’intensité lumineuse d’un pixel particulier de l’image, par exemple – en donnant à chacun une importance (un poids) particulière. En répétant ce principe d’organisation, on finit par former des détecteurs pour des choses de plus en plus abstraites, comme « votre visage ». Le cerveau de l’expert dispose lui aussi de détecteurs très sophistiqués pour des


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Les capacités expertes du cerveau, si importantes pour réussir, nécessitent en réalité de créer de nouvelles « cibles » attentionnelles.

© Sharomka/Shutterstock

éléments que le novice ne sait pas remarquer. S’il y prête attention, alors il remarque que quelque chose doit être corrigé ou stabilisé à ce niveau. C’est ainsi qu’un pianiste professionnel change quelque chose dans son jeu s’il remarque que « son interprétation ne communique pas l’émotion qu’il souhaiterait ». S’il s’en rend compte, c’est bien parce qu’il dispose de détecteurs très particuliers qui sont apparus dans son cerveau au fil de son apprentissage. Détecteurs dont il augmente au besoin la sensibilité afin de les amener à réagir plus fortement et plus rapidement au moindre « problème ». Et, à partir d’un certain niveau, l’expert peut compter sur une détection automatique de ces imperfections pour y réagir aussitôt. DICTÉE SURPRISE POUR LE CERVEAU En classe, c’est grâce à l’acquisition de détecteurs complexes qu’un élève finit par être capable de détecter au premier coup d’œil une faute d’orthographe ou une erreur de calcul : son regard s’arrête soudain sur un mot parce qu’il « sent » que quelque chose ne va pas. Et même avant d’arriver à ce niveau de maîtrise, il peut déjà augmenter la sensibilité de son détecteur de fautes : cela correspond pour lui à « se relire en faisant attention à l’orthographe du texte », ce qui est différent de « se relire en veillant aux

lourdeurs de style ». Et c’est aussi cette capacité à être attentif à des éléments de haut niveau qui permet à l’élève de prépa scientifique de reconnaître immédiatement, dans un énoncé de physique, un « type » d’exercice qui lui est familier. UN RESSENTI SPÉCIAL L’acquisition de nouvelles cibles complexes se traduit d’abord par un ressenti qui n’est pas toujours facile à verbaliser : « Ce mot est écrit bizarrement », « Cette formulation est étrange »… C’est le moment où l’élève commence à saisir une différence entre deux objets, deux situations. Puis en poursuivant le processus d’apprentissage, la différence devient de plus en plus nette et la sensation de plus en plus caractéristique. Il commence à acquérir un « œil » d’expert, qui n’est rien d’autre qu’une façon particulière de faire attention. Ce développement de sa sensibilité s’accompagne ou non de l’acquisition parallèle de nouvelles manières d’agir, elles aussi expertes, pour corriger ce qui ne va pas. Mais l’exemple de certains grands mélomanes montre qu’on peut avoir une grande finesse d’écoute et remarquer des imperfections subtiles dans une interprétation – et avoir donc une oreille d’expert – sans savoir soi-même jouer de la manière que l’on souhaiterait.

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Si vous prenez quelques instants pour réfléchir à une activité que vous pratiquez depuis longtemps et que vous maîtrisez bien, je suis sûr que vous constaterez que vous aussi êtes attentif à des perceptions qui ne sont pas évidentes à décrire – et encore moins à faire comprendre – à un néophyte. Une joueuse de badminton de niveau international m’a ainsi confié qu’elle ressentait parfois la présence du filet de la façon dont on discerne la proximité de la toile quand on ferme les yeux dans une tente. Quand elle parvenait à se focaliser sur cette sensation très claire – la présence physique du filet, ressentie dans son corps –, envoyer le volant de l’autre côté sans faire de faute lui paraissait aussi facile que de contourner sa tête avec sa main pour aller toucher sa nuque. Mais comment développer cette forme d’attention chez un joueur débutant ? DES TECHNIQUES D’APPRENTISSAGE SUPERVISÉ L’enseignant, qui a la capacité de percevoir ce que son élève ne perçoit pas encore, a pour rôle de l’aider à trouver ces nouvelles cibles attentionnelles. C’est pourquoi, avec mes collègues, je mets aujourd’hui en œuvre ces principes au sein même de l’enseignement, à travers mon programme éducatif Atole (ATtentifs à l’écOLE). Avec une question cruciale :


VIE QUOTIDIENNE La question du mois

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La mélatonine aide-t-elle vraiment à s’endormir ? LA RÉPONSE DE

INGO FIETZE

Directeur du centre interdisciplinaire de médecine du sommeil, à l’hôpital universitaire de la Charité, à Berlin.

D

e plus en plus de publicités vantent les mérites des préparations à base de mélatonine et peut-être en avez-vous déjà testé quelques-unes parce que vous aviez des difficultés à trouver le sommeil. Sprays, pilules, cachets ou gouttes, contenant plus ou moins de mélatonine, sont en vente libre dans les pharmacies : ils sont censés favoriser l’endormissement pour une nuit paisible. Mais qu’en est-il réellement ? UNE HORMONE DU SOMMEIL PARMI D’AUTRES… En fait, la mélatonine est une substance naturellement présente dans notre corps. Elle est produite dans le diencéphale, au cœur du cerveau, plus précisément dans la glande pinéale, ou épiphyse : elle y régule le rythme veillesommeil et influe sur notre horloge interne, d’où son surnom d’« hormone du sommeil ». En effet, pendant la journée, la glande pinéale produit peu de mélatonine, car le rayonnement lumineux inhibe une enzyme nécessaire à sa

synthèse. Mais à partir de 18 heures environ, la concentration de mélatonine augmente progressivement pour atteindre son pic en pleine nuit, en général entre 2 et 4 heures du matin. En d’autres termes, la mélatonine permet d’aller se coucher à la tombée de la nuit et de ne pas passer sa journée à dormir ! Si la mélatonine favorise l’endormissement, elle n’est pourtant pas la seule molécule du sommeil, et certainement pas la plus importante ! Il en existe bien d’autres, comme l’acide gamma-aminobutyrique, ou GABA, neurotransmetteur bien plus essentiel que la mélatonine pour dormir : les personnes souffrant d’une carence en GABA ne s’endorment guère, contrairement à celles qui présentent peu de mélatonine. Par ailleurs, les travailleurs de nuit n’ont pas toujours des difficultés à dormir la journée : en rentrant le matin de leur travail, ils peuvent très bien se coucher et se reposer convenablement – même sans mélatonine, encore peu présente dans leur corps durant le jour.

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Car la pression du sommeil après une nuit blanche suffit à endormir l’individu fatigué… Toutefois, certaines personnes travaillant de nuit, dont le sommeil est particulièrement léger et fragile, ont du mal à se reposer le matin, malgré leur épuisement. Dans ce cas, il est parfois judicieux de les aider avec une prescription de mélatonine. CONTRE LE « JET LAG » Autre cas de figure : les vols longcourriers et leur principale conséquence, le jet lag, ou syndrome de désynchronisation lié au décalage horaire. Si l’on veut s’accorder une petite sieste dans l’avion pour être en forme à l’arrivée, alors qu’il ne s’agit pas de sa fenêtre de sommeil classique, un comprimé de mélatonine facilite en général l’endormissement et prévient ainsi, ou du moins limite, le décalage horaire – à condition que l’on soit un peu fatigué et que l’on n’ait pas consommé auparavant de café ou d’autres boissons contenant un excitant.


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© Yganko/Shutterstock

Si vous êtes jeune et avez des troubles du sommeil (le plus souvent liés au stress), la mélatonine ne vous sera d’aucune aide : autant vous abstenir de tester toutes les préparations à base de cette hormone !

En médecine du sommeil, la mélatonine est également importante pour les personnes aveugles. Pourquoi ? Car une personne ne percevant pas du tout la lumière présente parfois ce que l’on appelle un « syndrome hypernycthéméral » ou « syndrome du rythme différent de 24 heures » : le rythme veille-sommeil est déréglé, en général avec un retard quotidien chronique et régulier, de une à deux heures, du début du sommeil et de l’heure de réveil, parce que l’organisme n’a pas d’horloge naturelle liée à la lumière. De sorte que chez certaines personnes totalement aveugles, l’éveil et la fatigue suivent une horloge interne qui ne correspond pas exactement au rythme de 24 heures : ces individus ont souvent des difficultés à s’endormir et à rester endormis, et sont fatigués pendant la journée. La mélatonine les aide alors à rester dans le bon rythme ! Enfin, cette hormone du sommeil est la seule du système veille-sommeil connue à ce jour dont la production et les taux diminuent dans le cerveau avec

l’âge. Ce qui n’est pas le cas des autres substances impliquées dans le rythme circadien, comme le GABA, la sérotonine, la dopamine, les orexines… LA MÉLATONINE S’APPAUVRIT EN VIEILLISSANT Ainsi, la quantité de mélatonine diminue progressivement à partir de l’âge de 55 ans environ. C’est pourquoi certains séniors restent souvent éveillés plus longtemps le soir. Dans ce cas également, la mélatonine est parfois utile avant le coucher, à un dosage de 2 à 8 milligrammes, et peut être prescrite sur ordonnance par un médecin. En revanche, si vous êtes jeune et souffrez de troubles du sommeil, le plus souvent liés au stress, la mélatonine ne vous sera d’aucune aide ! Sauf si vous en présentez une réelle carence, qu’il est possible d’évaluer par des analyses médicales. En dehors de ces cas, vous pouvez tout à fait économiser votre argent en vous abstenant de tester toutes les préparations à base de cette substance. £

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Bibliographie P. P. Posadzki et al., Melatonin and health : An umbrella review of health outcomes and biological mechanisms of action, BMC Medicine, 2018. F. Auld et al., Evidence for the efficacy of melatonin in the treatment of primary adult sleep disorders, Sleep Medicine Reviews, 2017. R. B. Costello et al., The effectiveness of melatonin for promoting healthy sleep : A rapid evidence assessment of the literature, Nutrition Journal, 2014. E. Ferracioli-Oda et al., Meta-analysis : Melatonin for the treatment of primary sleep disorders, Plos One, 2013.


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LIVRES Neurosciences et littérature

SEBASTIAN DIEGUEZ Chercheur en neurosciences au Laboratoire de sciences cognitives et neurologiques de l’université de Fribourg, en Suisse.

Le Parfum

L’odeur capture-t-elle l’essence des choses ? Dans le célèbre roman de Patrick Süskind, le personnage principal cherche à capter « l’essence » des êtres et des choses. Une tendance que nous partageons tous dès le plus jeune âge, même si elle ne se porte pas toujours sur les odeurs…

P

ourquoi les objets et les gens sont-ils ce qu’ils sont, et pas autre chose ? Voilà une question qu’on croirait réservée à la philosophie, et en particulier à la métaphysique et à l’ontologie, branches qui s’intéressent, respectivement, aux principes premiers et à l’existence. Mais cette question est pourtant au cœur de notre psychologie ordinaire. Nous sommes tous métaphysiciens sans le savoir, et ce dès le plus jeune âge ! En effet, les recherches révèlent une tendance obstinée de l’esprit humain à postuler, inconsciemment, l’existence d’une force sous-jacente aux êtres et aux choses, une entité interne et inobservable, une « essence » qui expliquerait leur nature, leur identité et leurs comportements. Cette propriété particulière de notre cognition,

EN BREF

£ Nous avons spontanément tendance à attribuer aux êtres et aux choses une « essence » qui caractériserait leur nature profonde. £ Si elle se fonde parfois sur l’odeur ou sur d’autres facteurs, cette essence reste souvent indéfinie. £ Qualifiée d’essentialisme, cette tendance aide à structurer notre pensée, mais serait aussi à l’origine de nombreux stéréotypes et préjugés.

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qualifiée d’essentialisme et active dès l’âge de 4 ans, nous rend bien des services, mais elle n’est pas sans provoquer quelques difficultés. Un exemple littéraire extrême nous aidera à mieux la saisir : Le Parfum, de l’écrivain et scénariste allemand Patrick Süskind. ISOLER LE CŒUR INVISIBLE DES CHOSES Ce roman a connu un grand succès dès sa parution en 1985. Son statut de « livre olfactif » en fait une réussite très originale, puisqu’il met à l’honneur une modalité sensorielle plutôt négligée dans le monde de l’art et de la fiction. L’histoire est celle d’un meurtrier qui cherche à s’emparer de l’odeur de ses victimes afin d’en faire un parfum exceptionnel. Né en 1738 dans les bas-fonds parisiens, au milieu des effluves les plus sordides, Jean-Baptiste Grenouille se découvre rapidement un don inouï pour identifier, interpréter, mémoriser et reproduire les senteurs. D’un tempérament ombrageux et dénué de toute moralité, il apprend le métier de parfumeur afin d’extraire et posséder l’odeur de jeunes filles, odeur qu’il cherche à reproduire à partir de

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À retrouver dans ce numéro

p. 48

CAÏD DES CRAYONS

p. 34

Dès l’âge de trois ans, les enfants attribuent des statuts de dominants et de dominés à leurs camarades. À défaut d’autres critères, celui qui possède le plus de crayons peut être considéré comme le chef. p. 24

PHOBIE D’IMPULSION

Étrange forme de TOC où l’on craint par-dessus tout d’agresser les autres – sans jamais le faire. La peur d’agir par impulsion plonge ceux qui en souffrent dans une angoisse de tous les instants… p. 70

p. 16

Si on vous dit que vous avez tendance à surestimer le nombre de points présentés sur un écran, vous aurez instinctivement tendance à vous lier davantage d’amitié avec des personnes dont on vous dit qu’elles ont fait la même erreur qu’à des individus ayant sous-estimé ce nombre ! Alors, si on vous dit que vous croyez dans le même Dieu, ou aimez la même équipe de foot ?

VIEILLES RECETTES PSY

« Dans la PNL (programmation neurolinguistique), il y a du bon et du neuf. Malheureusement, le bon n’est pas neuf, et le neuf n’est pas bon. » Nicolas Gauvrit, chercheur en sciences cognitives

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fois plus de risques de développer une sclérose en plaques lorsqu’on a eu le virus d’Epstein-Barr (le virus de la mononucléose) que si on ne l’a pas eu. p. 74

CHOISISSEZ VOTRE CAMP !

p. 20

QUI SUIS-JE ?

Lorsque nous pensons à la personne que nous étions il y a plusieurs années, la partie du cerveau qui nous fait voir les choses à la première personne reste inactive. Signe que notre moi passé est considéré comme un autre – ce qui n’est pas le cas de notre moi présent.

PSYCHORIGIDE

Les émotions négatives auraient tendance à nous rendre plus psychorigides, ce qui peut être un avantage pour rester focalisé sur un problème jusqu’à ce qu’il soit résolu. À l’inverse, voir des films drôles entraîne une plus grande flexibilité mentale, mais risque de conduire à se disperser davantage.

p. 66

CONSCIENT… ET ALORS ?

En dix ans, la proportion d’Américains conscients de l’importance de manger des fruits et légumes a été multipliée par quatre. Mais la part de ceux qui en ont mangé plus est restée inchangée.

Imprimé en France – Maury imprimeur S. A. Malesherbes– Dépôt légal : Avril 2022 – N° d’édition : M0760142-01 – Commission paritaire : 0723 K 83412 – Distribution : MLP – ISSN 1639-6936 – N° d’imprimeur : 261 008 – Directeur de la publication et gérant : Frédéric Mériot


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