Cerveau & Psycho n°146 - Septembre 2022

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LES DIFFÉRENT ?ONT-ILSTRANSGENRES UNCERVEAU L 13252 - 146 H - F: 7,00 € - RD MANIPULATION LES SECRETS DE LA PROPAGANDE RUSSE ÉDUCATION ÀSESRÉGULERCOMMENTÉMOTIONSL’ÉCOLE  PLANÈTE LES « NUDGES », UN DANGER POUR LE CLIMAT ? MULTIPLESPERSONNALITÉS N°146 2022Septembre Psycho&CerveauPsycho&Cerveau MULTIPLESPERSONNALITÉS identités ?plusieursfabriquerpeut-ilcerveauleComment N° 146 Septembre 2022 Comment le cerveau peut-il plusieursfabriqueridentités ? 600 000 FRANÇAIS TOUCHÉS DOM : 8,50 € – BEL./LUX. : 8,50 € – CH : 12,00 FS – CAN. : 12,99 CA$ – TOM : 1 100 XPF

BRAINCAST La voix des neurones Le podcast de Cerveau & Psycho en partenariat avec l’Institut du Cerveau Alzheimer : l’IA au service du diagnostic www.cerveauetpsycho.fr/sr/braincast/10èmeépisodeChercheuseenimagerie médicale 10ème épisode avec Dr Ninon Burgos interviewée par Sébastien Bohler

Professeur de neurosciences à la faculté de médecine de New York, il développe la vision d’un cerveau « actif », qui ne se contente pas de recevoir des sensations du monde extérieur mais prédit la forme qu’elles vont prendre et valide ou non ses hypothèses. pp. 22-27 André Didierjean

Nous

3 N° 146 - Septembre 2022 ÉDITORIALNOS CONTRIBUTEURS N° 146 SÉBASTIENBOHLER Rédacteur en chef p. 54-60 Sven C. Mueller

pensons tous être limités. Par notre intelligence. Par notre faiblesse physique. Par nos émotions capri cieuses qui nous font parfois faire n’importe quoi. On ne sait ni soulever des haltères de 300 kilos, ni calculer les 100 premières décimales du nombre pi, ni courir le 100 mètres en 7 secondes 5 dixièmes. Ni être plusieurs personnes à la fois. Eh bien, si ! L’incroyable pouvoir de la cognition dépasse tout ce que vous pouvez imaginer. Ce numéro vous en donne un aperçu. D’abord, quand on encense le pouvoir des intelligences artificielles, on se rend compte qu’il est des centaines de fois inférieur à celui du cerveau humain. Ainsi, il faut plus de mille neurones artificiels pour commencer à approcher la capacité cal culatoire d’un seul neurone biologique (voir page 18). Ensuite, on sait faire des IA imbattables aux échecs mais incapables de pré dire qu’un stylo qu’on lâche en position verticale va tomber de côté. Parce qu’il faut pour cela ce qu’on appelle des « modèles du monde », dont notre cerveau est instinctivement pourvu (voir page 28). Et que ces modèles nécessitent une capacité de calcul gigantesque, hors de portée des IA, que notre cerveau sait mobi liser avec une parcimonie d’énergie qui défie l’entendement.

Professeur des universités en psychologie à l’université Bourgogne-Franche-Comté, à Besançon, spécialiste de l’apprentissage, de la mémoire et de la perception visuelle, il étudie les mécanismes cognitifs à l’origine des erreurs de jugement.

Docteure en neurosciences cognitives, elle présente des données récentes comparant la puissance des neurones de notre cerveau avec ceux qui composent les intelligences artificielles. p. 28-36 György Buzsáki

Professeur associé au département de psychologie clinique expérimentale de la santé à l’université de Gand, il dresse un bilan des travaux de recherche sur le développement cérébral des personnes transgenres. p. 18-21 Allison Whitten

Ces mêmes neurones créent enfin le sentiment d’être soi, par un astucieux dispositif de comparaison des résultats attendus de nos actions et des résultats réels observés. Mais ce sentiment peut se lézarder dans la schizophrénie, ou se démultiplier dans le trouble dissociatif de l’identité, qui est le sujet de notre dossier central. La cognition dépasse alors vraiment les limites de l’existence usuelle, avec des conséquences qu’il ne faudrait pas banaliser. Sachons, à notre échelle, apprécier l’infinie richesse de la normalité. £

Lasanscognitionlimites

p. 40 PSYCHIATRIE ET NEUROSCIENCES TROUBLE DISSOCIATIF DE L’IDENTITÉ : UN CORPS, PERSONNALITÉS ?PLUSIEURS

SOMMAIRE N° 146 SEPTEMBRE 2022

Certains individus semblent posséder plusieurs personnalités distinctes entre lesquelles ils oscillent. Dans leur cerveau, les réseaux de neurones alternent aussi. Corinna Hartmann p. 48 PSYCHIATRIE « LE TDI EST UN MIROIR DE NOTRE SOCIÉTÉ » À côté des vrais cas de dissociation, le trouble dissociatif de l’identité est revendiqué par un certain nombre de jeunes qui se définissent à travers cette pathologie et se mettent en scène sur les réseaux sociaux. Entretien avec Jacques-Antoine Malarewicz

DÉCOUVERTES p. 6 ACTUALITÉS Ados stressés : le pouvoir des Chats,mamansamour et destruction Chanter contre le Covid Celui-là, je le sens bien…  Pourquoi Dieu est-il dans le ciel ? Cervelet : une nouvelle fonction Lasociale ?molécule des anniversaires Parkinson :surprises un nouveau traitement non invasif ? p. 14 delesLeadership :FOCUSeffetsperversladominance

Dans les organisations trop pyramidales, la coopération s’effondre. Hemant Kakkar et Niro Sivanathan p. 18 INTELLIGENCE ARTIFICIELLE Le neurone, plus gros calculateur au monde ? Il faudrait 1 000 neurones artificiels voire davantage – pour égaler la puissance de calcul d’un seul neurone biologique… Allison Whitten p. 22 QuandPSYCHOLOGIEles nombres nosmodifientsouvenirs

À quelle vitesse allait la voiture au moment de l’accident ? Si l’on vous cite un nombre au hasard à ce moment, votre souvenir en ressortira irrémédiablement déformé. Aglaé Navarre, Cyril Thomas et André Didierjean. p. 28 lecerveauCommentNEUROSCIENCESnotresimulemonde

Notre cerveau ne verrait pas directement le monde qui l’entoure, mais en créerait une simulation. Le but : établir des prédictions pour mieux survivre. György Buzsáki p. 6-37 p. 39 p. 14 p. 18 p. 22 p. 28 Dossier p. 39-53

Ce numéro comporte un courrier de réabonnement posé sur le magazine sur une sélection d’abonnés. En couverture : © Javier Carbonell Perez/Getty Images

MULTIPLESPERSONNALITÉS

4 N° 146 - Septembre 2022

ÉCLAIRAGES VIE QUOTIDIENNE LIVRES p. 54-68 p. 70-91 p. 92-98 p. 92 ANALYSE DE LIVRES

Les « nudges », un danger pour la planète ? Baisser son chauffage d’un degré, non seulement ne sert pas à grand chose, mais dispense de prendre des mesures sérieuses pour sauver notre planète. p. 70 PSYCHOLOGIE

Réguler ses émotions pour progresser Angoisse, colère, excitation… Comment éviter de perdre ses moyens en connaissant son cerveau. p. 82 LA QUESTION DU MOIS Les malades mentaux sont-ils dangereux ? Marc Allroggen p. 84 NEUROSCIENCES 35 °C, le sommeil des neurones La baisse de la température interne est le premier signal qui indique au cerveau qu’il est temps de dormir. Frank Luerweg

5 N° 146 - Septembre 2022

Vous avez l’intuition qu’on vous observe. En vous retournant, vous constatez que c’est le cas ! Seriez-vous doué d’un sixième sens ? p. 66 RAISON ET DÉRAISON GAUVRITNICOLAS

La Vie privée du poulpe

La science de la niaque Plus que le talent ou l’intelligence, la clé du succès serait… la niaque. Mais qu’entend-on exactement par là ? Patricia Thivissen p. 78 L’ÉCOLE DES CERVEAUX LACHAUXJEAN-PHILIPPE

La Mémoire de travail

L’Art en questions, une approche Hautpsychologiquepotentiel intellectuel et heureux

Le roman du politologue Giuliano Da Empoli explore comment la propagande russe a semé le trouble dans les cerveaux du monde entier. p. 54 p. 70p. 66 p. 84 p. 94 p. 92 p. 54

Le Mage du Kremlin : la parpropagandelechaos

Psychologie du sentiment d’injustice Homo sapiens dans la cité p. 94 NEUROSCIENCES ET LITTÉRATURE DIEGUEZSEBASTIAN

unTransgenres :SEXUALITÉcerveaudifférent ?

Les neurosciences du transgenre livrent leurs premiers résultats. Sven C. Mueller p. 62 L’ENVERS DU DÉVELOPPEMENT PERSONNEL THALMANNYVES-ALEXANDRE La scopesthésie, ou l’illusion des « yeux dans le dos »

studio/ShutterstockNTL© 6 N° 146 - Septembre 2022 Actualités Par la rédaction DÉCOUVERTES p. 14 Focus p. 18 Le neurone, plus gros calculateur au monde ? p. 22 Quand les nombres modifient nos souvenirs p. 28 Comment notre cerveau

Plus il existe de complicité, de partage et de cohésion entre un adolescent et sa mère, mieux le jeune est capable de faire face aux difficultés liées à sa nouvelle vie sociale.

Tous ceux qui ont élevé un adolescent ou une adolescente, ou vécu avec, savent à quel point le quotidien n’est pas toujours évident… Opposition, retrait, prise de risques conduisent souvent à des conflits : mais le parent doit-il lâcher prise – se désinvestir – ou persévérer pour continuer à conseiller, raisonner, aider son enfant ? Le jeune traverse de véritables bouleversements hor monaux, biologiques et psycholo giques, sa personnalité se développe, et il change de comportement, mais aussi de relations sociales, privilégiant souvent ses pairs à ses parents. Rien de plus normal en réalité : l’adoles cence est une période de transition nécessaire qui se manifeste différem ment chez tout un chacun. Mais elle est stressante : jour après jour, l’ado doit s’adapter à de nouvelles situa tions, de nouvelles fréquentations. Comment l’aider au mieux ? La façon dont la mère (ou la figure d’attachement principale) interagit avec son ado, à savoir le climat émo tionnel de complicité et de cohésion qui règne entre eux, joue un rôle

PSYCHOLOGIE COMPORTEMENTALE

Ados stressés : le pouvoir des mamans X. Li et al., Journal of Early Adolescence, 2022.

Pour ce faire, les chercheurs ont évalué pendant environ un an la proxi mité émotionnelle d’une centaine de duos mère-ado, composés de 53 % de jeunes garçons, 47 % de filles, âgés en moyenne de 11 ans, puis ils ont déter miné dans quelle mesure l’ambiance familiale présageait, l’année suivante (à leur entrée dans l’équivalent de la classe de cinquième), de la capacité des jeunes à faire face à des défis sociaux. D’abord, Li et ses collègues ont observé (au laboratoire) et analysé des discussions entre les mères et leur enfant lorsque celui-ci parlait des dif ficultés rencontrées avec ses amis. Simultanément, ils ont enregistré le rythme respiratoire sinusal du jeune, à savoir un indicateur de la façon dont il gère naturellement, sur le plan phy siologique, le stress. L’année suivante, les adolescents faisaient part aux scientifiques des difficultés sociales qu’ils rencontraient et de la manière dont ils les surmontaient ou non. Résultat : plus les tandems étaient soudés émotionnellement lors de leurs conversations, plus le jeune demandait ensuite de l’aide à sa mère ; en outre, plus l’« affect » mater nel était positif pendant les échanges, plus l’adolescent s’adaptait, l’année suivante, au stress causé par ses rela tions sociales et parvenait à le sur monter. En d’autres termes, une mère complice, à l’écoute et attentionnée permet à son enfant de s’engager acti vement dans ses liens avec autrui, de mieux résoudre les problèmes quand ils se posent et de gérer efficacement ses réactions émotionnelles. Alors qu’une mère plus critique ou qui montre moins d’intérêt pour son ado lescent ne l’aide pas à gérer son stress social… Surtout si le jeune est déjà « naturellement » anxieux.

S i vous avez un chat, peu de chances que votre mobilier soit intact. Votre adorable com pagnon a probablement déjà fait ses griffes sur votre canapé ou sur la moquette du salon avec une volupté destructrice. L’équipe de Fernanda da Costa, de l’université fédérale du Rio Grande do Sul, au Brésil, a identifié un facteur étonnant susceptible d’exacerber ce comportement chez lui : l’amour que vous lui portez !

« Un parent peut toujours donner des conseils à son adolescent, certes, mais ce que montre notre étude, c’est que la façon dont il parle avec son enfant est plus importante encore pour l’aider à faire face au stress que ce qu’il dira », concluent les chercheurs. Confiance, dialogue, sécurité, autonomie, responsabilités, affection et espoir : voilà, en gros selon le sociologue français Michel Fize –, les sept besoins capitaux qui permettront à un ado de devenir un adulte plus serein. £ Bénédicte Salthun-Lassalle

crucial dans l’« adaptation sociale » du jeune : selon Xiaomei Li, chercheur à l’université de l’Illinois, aux États-Unis, et ses collègues, « les adolescents se tournent souvent vers leur mère pour discuter de leurs problèmes, en par ticulier quand ils ont des difficultés avec leurs pairs. Lorsque les mères leur prodiguent des conseils, ce n’est pas seulement ce qu’elles disent, mais la façon dont elles le disent, qui importe. Dans mon équipe, nous nous sommes intéressés au climat émotion nel de ces conversations ».

Pourquoi tant de hargne de la part des chats dor lotés ? Fernanda da Costa et ses collègues envi sagent diverses explications, comme une ten dance de leurs propriétaires à les garder davantage à l’intérieur ou à se montrer plus tolérants envers leursEndégradations.toutcas,les chats de ces maîtres aimants n’étaient pas plus agressifs que les autres, ni n’avaient plus tendance à faire leurs besoins partout dans la maison ou à miauler sans arrêt.

Signe que leurs propriétaires n’abandonnaient pas toute ambition éducative et ne les transfor maient pas en équivalents félins de « l’enfantroi », celui qui se croit tout permis car on ne lui a posé aucune limite… £ Guillaume Jacquemont Chats, amour et destruction K. R. Franck et al., Journal of Veterinary Behavior, le 20 mai 2022.

7 N° 146 - Septembre 2022 RETROUVEZ NOUS SUR simule le monde

COMPLICITÉ ET COHÉSION SONT ESSENTIELLES

PSYCHOLOGIE ANIMALE

Les chercheurs ont fait remplir à 500 proprié taires de chats des questionnaires qui mesuraient leur niveau de proximité émotionnelle avec leur animal, ainsi que les comportements probléma tiques de ce dernier. Or les félins qui avaient l’habi tude de griffer et détruire des objets étaient en moyenne plus aimés et choyés par leur maître.

RJ22/Shutterstock©

N° 146 - Septembre 2022 18 ktsdesign/Shutterstock© Leaucalculateurplusneurone,grosmonde ?

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Pour Timothy Lillicrap, concepteur des algo rithmes de prise de décision au sein de la société d’intelligence artificielle DeepMind, détenue par Google, ce résultat suggère qu’il faut remettre en question l’habitude, fermement ancrée dans le milieu de la recherche, de comparer les neu rones cérébraux à ceux qu’on utilise dans le

On maintenantimaginede créer des IA faites milleregroupant« superneurones »deenréaliténeuronesdebase.

Les chercheurs eux-mêmes n’avaient pas entrevu une telle richesse. « Je pensais que ce serait plus simple et plus petit », déclarait ainsi Beniaguev, qui s’attendait à ce que trois ou quatre couches suffisent à représenter les calculs effec tués au sein d’une vraie cellule.

Selon une expérience récente, il faudrait environ mille neurones artificiels pour rendre compte de la complexité d’un seul neurone biologique.

N° 146 - Septembre 2022 19DÉCOUVERTES Intelligence artificielle

L’IA EST DEVENUE TRÈS « PROFONDE » Aujourd’hui, les systèmes d’intelligence arti ficielle (IA) les plus puissants et récents au monde utilisent un type d’apprentissage dit « automatique » (ou machine learning ) très avancé qu’on appelle « apprentissage profond » (en anglais, deep learning). Ce qui signifie que leurs algorithmes apprennent à réaliser leurs tâches en traitant d’énormes quantités de don nées grâce à de multiples couches dites « pro fondes » de neurones artificiels (ou nœuds) inter connectés, couches que l’on appelle « réseaux neuronaux profonds ». Mais qu’est-ce qu’un réseau neuronal – en informatique ? Comme son nom l’indique, ce type de réseau s’inspire fortement des réseaux de neu rones du cerveau, chaque nœud (ou neurone arti ficiel) correspondant, a priori , à un vrai neu rone – du moins à ce que les neuroscientifiques savaient des neurones dans les années 1950, quand le premier modèle de neurone artificiel (appelé à l’époque « perceptron ») a vu le jour. Depuis lors, notre compréhension de la puissance de calcul d’un neurone individuel s’est considéra blement améliorée, de sorte que l’on considère aujourd’hui que les biologiques – les vrais ! – sont bien plus complexes que les artificiels – même ceux qui sont le plus à la pointe de la technologie. Restait à savoir quel écart séparait encore le faux du vrai neurone.

BIEN PLUS COMPLEXE QUE PRÉVU

Quelle est la puissance de calcul d’un vrai neurone ? Pour le desdéterminer,chercheurs en IA l’ont modélisée avec un réseau neuronal profond… £ Résultat : il faut au moins cinq couches de neurones artificiels dans le réseau pour reproduire le comportement d’un seul neurone biologique. Soit mille neurones artificiels au moins.

EN BREF

Pour le savoir, David Beniaguev, Idan Segev et Michael London, de l’université hébraïque de Jérusalem, ont entraîné un réseau neuronal pro fond artificiel à imiter par simulation les calculs d’un véritable neurone biologique. Et ils ont mon tré que le réseau neuronal profond nécessite entre cinq et huit couches de neurones artificiels (ou nœuds) interconnectés pour rendre compte de la complexité d’un seul véritable neurone.

première vue, notre cer veau est une masse de substance grasse et molle d’environ un kilo et demi. Pas grand-chose à voir, a priori, avec les puces électroniques en silicium des processeurs informatiques qui com posent les fameuses intelligences artificielles, ou IA. Pourtant, les scientifiques comparent l’un et l’autre depuis longtemps. Comme l’a dit Alan Turing en 1952, « nous ne sommes pas intéressés par le fait que le cerveau ait la consistance d’une bouillie [ porridge en anglais, ndlr] ». En d’autres termes : le support, ou la matière, n’a pas d’im portance. Seule compte la capacité de calcul.

À

Notre cerveau ne sera peut-être pas de sitôt dépassé par une intelligence artificielle…

Par Allison Whitten, journaliste scientifique à Nashville, aux États-Unis.

22 N° 146 - Septembre 2022 abstract/Shutterstock©

Souvent, un nombre, quel qu’il soit, influence nos choix, nos estimations ou nos décisions, sans que nous en ayons conscience.

DES DÉCISIONS PAS TOUJOURS RATIONNELLES Mais depuis peu, notre équipe de recherche a montré que l’effet d’ancrage ne se contente pas de modifier nos décisions à venir sur une personne ou une chose, il agit aussi rétrospectivement. Autrement dit, il modifie la façon dont nous nous remémorons les souvenirs liés à des choix que nous

£ C’est l’effet d’ancrage, un biais cognitif qui se nombre,auqu’ilsd’autantuneAinsi,dequotidiennement dansproduitnombreuxdomaines.desjugesinfligentpeinedeprisonplusimportanteontétéexposés,préalable,àungrandmêmealéatoire.

£ Mais cet effet, selon une première étude, modifierait aussi notre mémoire… Un fait qu’il faudrait prendre en compte, car il est susceptible de provoquer de « faux souvenirs ».

EN BREF

et nos choix de façon presque quotidienne, le plus souvent sans que nous en ayons conscience.

Quand nosnombreslesmodifientsouvenirs

Voici presque cinquante ans qu’Amos Tversky, psychologue israélien, et Daniel Kahneman, psychologue et économiste américano-israélien, en ont détaillé les caractéristiques dans un article de la revue Science. Ils y publiaient les résultats d’une série d’études sur la prise de décision en situation d’incertitude qui allait révolutionner la psychologie et l’économie com portementale. Ces travaux ont d’ailleurs valu à Kahneman le prix Nobel d’économie en 2002 (Tversky étant décédé à cette date n’a pas été récompensé, un prix Nobel n’étant jamais attri bué à titre posthume).

Par Aglaé Navarre, Cyril Thomas et André Didierjean.

23 N° 146 - Septembre 2022 DÉCOUVERTES Psychologie

Juste après avoir assisté à un accident de la route, on vous annonce que vous allez devoir témoigner. Mais à ce moment-là, un individu surgit et vous demande de tirer une carte pour une loterie. Sans le savoir, le nombre que vous allez tirer influera sur votre souvenir de la vitesse du véhicule avant le choc…

P eut-être vous êtes-vous inscrit sur un site de rencontre en ligne – vous n’êtes pas le seul ! – et voilà le moment de choisir des photographies de vous-même pour compléter votre profil. Vous êtes partagé entre deux options : pos ter vos plus belles photos, qui ont déjà quelques années et vous ressemblent un peu moins, ou sélectionner des images plus récentes, mais moins avantageuses. Dans le premier cas, vous risquez de décevoir vos interlocuteurs lorsque vous les rencontrerez « en vrai » ; dans le second cas, vous risquez de n’obtenir aucun rendez-vous. Vous décidez donc de couper la poire en deux, en mettant une photo récente ainsi que quelques autres plus anciennes. Bonne idée, mais dans ce cas, arrangez-vous pour que la photo la plus flat teuse arrive en premier. Car selon un biais très célèbre en psychologie, appelé « effet d’ancrage », les suivantes seront perçues comme plus atti rantes qu’elles ne le sont réellement, comme « attirées » vers le point de repère initial qu’est la photo de vous plus jeune. Cet effet d’ancrage est un des biais cognitifs les plus robustes. Il modifie nos raisonnements

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£ C’est avant tout un générateur de modèles aléatoires qui n’acquièrent de sens qu’en les objetreprésentationCerésultatscorrespondrefaisantauxdenosactions.quiaboutitàlad’unextérieur.

Par György Buzsáki, neuroscientifique à l’université de New-York.

Une fois « calibré » par l’action l’expérience,etle cerveau peut se désengager de l’activité neuronale et explorer les possibles par l’imaginaire.

D’après les avancées les plus récentes en neurosciences, notre cerveau ne verrait pas directement le monde qui l’entoure, mais créerait une simulation intérieure qu’il s’efforcerait de faire correspondre à ses entrées sensorielles...

Lorsque j’étais jeune profes seur dans des séminaires pour étudiants en médecine, j’enseignais la neurophysiologie selon les règles, expliquant avec conviction com ment notre cerveau percevait le monde et pilo tait le corps. Le message en substance était que lorsque nous regardons un objet ou entendons un son, les stimuli sensoriels visuels et auditifs étaient convertis en signaux électriques, puis transmis au cortex sensoriel qui traitait ces entrées et donnait ensuite lieu à des perceptions. Et pour entamer un mouvement, les neurones du cortex moteur envoyaient des instructions à des neurones inter médiaires, situés dans la moelle épinière, ce qui se traduisait par une contraction musculaire.

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La plupart des étudiants étaient plutôt satis faits de ces explications sur les mécanismes d’entrée-sortie du cerveau. Mais une minorité

EN BREF

MilienIslenia©

28 N° 146 - Septembre 2022

Comment notre cerveau simule le monde

Contrairement à ce qu’on a longtemps supposé, notre cerveau ne se contente pas d’enregistrer ce qui se passe autour de lui.

29 N° 146 - Septembre 2022 DÉCOUVERTES Neurosciences

DE LA PSYCHO DUDUQUOTIDIENSOURIRE ALI REBEIHI 10H / 11H bienGrand vous fasse ! FranceRadio/AbramowtizChristophe:Photo©

Dossier

39 N° 146 - Septembre 2022

Le Sortilège du scorpion de jade (2001), un fakir hyp notise des quidams lors de ses spectacles et leur fait dérober des bijoux, sans qu’ils se souviennent de rien le lendemain. Lina, elle, n’a pas besoin d’être hypno tisée. Un soir elle rédige un devoir pour l’école, et le lendemain elle trouve le texte tout prêt sur son bu reau, sans se souvenir de l’avoir écrit. Elle l’a fait sous une personnalité différente. Le phénomène de la dissociation psychique a com mencé avec l’hypnose et l’hystérie il y a cent cin quante ans ; il a pris aujourd’hui une forme nouvelle avec le trouble dissociatif de l’identité, qui peut faire cohabiter des dizaines, voire des centaines de per sonnalités chez un même individu. Comment ? C’est ce que révèlent les premières études d’imagerie cé rébrale qui font apparaître les neurones concernés. Alors bon voyage au cœur du cerveau « dissocié », pour mieux comprendre aussi ce qui fait l’unité de notre personnalité ! Sébastien Bohler

Dans le film de Woody Allen

SOMMAIRE p. 40 Trouble dissociatif de l’identité : un corps, plusieurs personnalités ? p. 48 Entretien Le TDI est un miroir de notre société

MULTIPLESPERSONNALITÉS

PERSONNALITÉS ?UNDEDISSOCIATIFTROUBLEL’IDENTITÉ CORPS,PLUSIEURS

Certains individus semblent posséder plusieurs personnalités distinctes, entre lesquelles ils alternent de façon saisissante. Dans le cerveau de ces personnes, différents réseaux de neurones se réveillent alors.

40 N° 146 - Septembre 2022 Dossier

Par Corinna Hartmann, psychologue et journaliste scientifique.

41 N° 146 - Septembre 2022 delcarmat/Shutterstock© À

l’école, Lina donnait déjà du fil à retordre à ses professeurs. Un jour, elle réussissait un devoir de mathématiques sans fautes ; et, le lendemain, elle obtenait tout juste un trois sur vingt. Un jour, elle écrivait de la main droite ; le lendemain, elle tenait son stylo de la main gauche. Par moments, les lettres et les chiffres étaient agrémentés de fioritures artistiques, puis brusquement ces ornements dispa raissaient aussi soudainement qu’ils étaient apparus.

Plus tard, bien après avoir commencé ses études, elle s’en étonnait encore. « Un jour, je me suis levée très tôt pour préparer un exposé, et j’ai découvert le texte rédigé, déjà sorti de l’impri mante », raconte-t-elle. À l’époque, elle ne savait pas encore que

48 N° 146 - Septembre 2022 INTERVIEW MALAREWICZJACQUES-ANTOINE PSYCHIATRE ET THÉRAPEUTE FAMILIAL LE TDI EST UN MIROIR DE NOTRE SOCIÉTÉ

Le phénomène des troubles dissociatifs de l’identité (TDI) semble de plus en plus visible dans l’espace public, en témoignent de nombreuses chaînes YouTube d’influenceurs sur internet, émissions de télévision, films ou séries. Ce trouble est-il d’apparition récente ?

Disons qu’il a une histoire, et qu’il n’a pas toujours existé sous la forme qu’on lui prête aujourd’hui. Les pre miers cas ont été décrits au XIXe siècle,

49 N° 146 - Septembre 2022 notamment en France par Pierre Ja net. Il n’était pas encore question de personnalités multiples, mais de dé doublement de la personnalité. Ce dédoublement était évoqué dans deux situations, l’hystérie et l’hyp nose. Dans les cas d’hystérie étudiés par Charcot à l’hôpital de la Pitié-Sal pêtrière, il apparaît que la patiente (c’étaient presque toujours des femmes) fait des choses différentes, bizarres ou anormales lors de ses crises de ce qu’elle accomplit dans son existence « normale ». De même dans le cas de l’hypnose, l’hypnotiseur est capable d’amener une personne à adopter d’autres comportements que ceux qu’elle présente habituellement, ou à dire des choses qu’elle ne dirait pas dans d’autres circonstances. Évo quons aussi, à cette même époque, l’existence d’un troisième « couple dis sociatif » à travers le dualisme freu dien conscient-inconscient. Dans ces trois cas (et surtout dans les deux premiers) on peut parler de dédou blement, mais certainement pas en core de multiplicité des personnalités. Pas davantage dans la schizophrénie ? La schizophrénie correspond à une histoire différente. Sa description à partir de la fin du XIXe siècle (notam ment par le psychiatre allemand Eugen Bleuler, qui a suivi les cours de Charcot à la Salpêtrière) va en grande partie éclipser l’intérêt porté à la dissociation hystérique. Le début du XXe siècle est marqué par l’opposi tion entre la névrose et la psychose. L’apparition de la psychose, notam ment, dans la psychiatrie allemande, met en avant un autre critère : l’ad hésion ou non à la réalité communé ment admise. Alors que l’individu névrosé admet la réalité des autres, le psychotique s’en détache. Le schi zophrène n’est pas dans la réalité, pas plus que le paranoïaque qui in terprète faussement des faits de la réalité afin de nourrir son sentiment de persécution. Ce qui fait donc la différence, c’est le rapport à la réali té. De ce point de vue, les personna lités multiples représentent, en

Après la découverte de la schizophrénie, les personnalités multiples sombrent-elles dans l’oubli ?

En tout cas elles semblent rares. En 1944, une revue de psychiatrie cherche à faire l’inventaire des cas que l’on peut recenser, et trouve 76 cas avérés dans les publications internationales de l’époque, ce qui est très peu quand on pense que le TDI en ce début de XXIe siècle tou cherait plus de 500 000 personnes en France. Il faudra attendre la troisième version du manuel de psychiatrie américain (le fameux DSM ) en 1980 pour voir resurgir les troubles dissociatifs, dont le trouble de personnalité multiple.

Le critère central étant l’existence, chez un même individu, de plu sieurs personnalités distinctes, l’une d’entre elles pouvant se mon trer dominante et jouer le rôle de personnalité hôte.

Le DSM-3 va marquer un tournant. D’abord, il retire l’hystérie de la liste officielle des maladies men tales et insiste sur la notion de per sonnalité. Et lorsqu’on admet que la personnalité peut prendre plu sieurs états (et non seulement deux comme dans l’hystérie étu diée par Charcot), le phénomène À partir des années 1980 émergentaux États-Unis les personnalités « flamboyantes », qui abritent des centaines de personnalités...sous-

quelque sorte, des réalités distinctes, d’autant plus qu’il existe une amné sie entre les différentes sous-parties de leur personnalité. Chaque person nalité a sa propre existence, qui ne nie pas le réel, et la personnalité hôte (celle qui porte l’existence sociale et qui a son nom sur les papiers offi ciels) est bien obligée d’adhérer à la réalité des autres sous-personnalités que l’entourage lui renvoie et dont elle ne se souvient pas. Tout ceci fait que le trouble des personnalités mul tiples (qu’on appelle aujourd’hui « trouble dissociatif de l’identité ») n’a rien à voir avec la schizophrénie : cette dernière a parfois été décrite abusivement comme un dédouble ment de la personnalité parce que les patients ont parfois des hallucina tions auditives (les fameuses « voix intérieures »), mais dans ce cas il n’y a pas plusieurs personnalités, seule ment une personnalité qui perd pied avec la réalité.

À partir de quand le phénomène commence-t-il à prendre de l’ampleur ?

54 N° 146 - Septembre 2022 ÉCLAIRAGES

Être homme et se sentir femme, et inversement : comment le cerveau produit-il cette identification ?

Par Sven C. Mueller, professeur associé de psychologie clinique et expérimentale de la santé à l’université de Gand, en Belgique.

p. 62 La scopesthésie, ou l’illusion des « yeux dans le dos » p. 66 Les « nudges », un danger pour la planète ?

Sherbak_photo/Shutterstock©

Depuis quelques années, les scientifiques se sont penchés sur cette question. Ils livrent leurs premiers résultats.

D ans quelle catégorie les personnes transgenres peuvent-elles concourir dans le monde du sport ? Quelles toilettes doivent-elles utiliser ? Avec quel pronom person nel les qualifier ? Il, elle… ou « iel » ? Dans le domaine sportif, le débat s’est enflammé à partir d’août 2021. Cette année-là, l’haltérophile néozélandaise Laurel Hubbard entre dans l’histoire en devenant la première per sonne transgenre à participer aux Jeux olym piques en tant qu’athlète féminine. Cet événe ment était supposé couper court aux rumeurs d’un avantage compétitif lié à son identité géné tique masculine. Entendons par là un excès de testostérone. Hubbard présentait depuis un an un taux de testostérone inférieur à la limite autori sée par le Comité international olympique (CIO). Mais limiter le taux de testostérone suffira-t-il à apaiser les esprits les plus circonspects ? Pas si sûr. Le thème « transgenre » – l’identifi cation à un sexe différent de celui hérité à la nais sance – divise non seulement le monde du sport,

TransgenresUncerveaudifférent ?

mais aussi celui des médias, de la politique et, finalement, de la société tout entière. Comme dans le cas de Hubbard, les questions les plus diverses sont vivement débattues. À commencer par celle-ci, qu’on me pose souvent : le cerveau d’un individu né homme, mais qui s’identifie comme une femme – ou inversement –, présentet-il des caractères plutôt masculins ou féminins ? La question est complexe. Et cela à plusieurs titres. Revenons tout d’abord sur les particulari tés des cerveaux masculins et féminins. Si, comme nous le savons aujourd’hui, les cerveaux des deux sexes ont plus de points communs qu’on ne le pensait autrefois, il existe néanmoins des différences qu’il serait abusif de nier. C’est ce qu’ont montré notamment les travaux conduits en 2018 par le psychologue écossais Stuart Ritchie et ses collègues de l’université d’Édim bourg. L’équipe a pu examiner quelque 2 500 cer veaux d’hommes et de femmes britanniques issus de la UK Biobank, la plateforme britannique de données de santé qui collectionne aujourd’hui

Vous avez l’intuition qu’un individu vous observe.

UNE QUESTION DE CHAMPS MORPHIQUES Les croyances sont souvent plus fortes que la raison. Un tel phénomène, s’il était avéré, serait à proprement par ler révolutionnaire. Il plaiderait en

YVES-ALEXANDRETHALMANN

Professeur de psychologie au collège Saint-Michel et collaborateur scientifique à l’université de Fribourg, en Suisse.

A vez-vous déjà eu la nette impression d’être observé ?

62 N° 146 - Septembre 2022 ÉCLAIRAGES L’envers du développement personnel

PARANORMAUX

Il se trouve des agents de sécurité et des paparazzis pour appuyer cette thèse en rapportant que certaines de leurs « cibles » se retournent alors qu’elles sont suivies de loin, voire au moyen de camé ras de vidéosurveillance cachées, et regardent soudainement en direction de LA « YEUXOUSCOPESTHÉSIE,L’ILLUSIONDESDANSLEDOS »

Vous est-il alors arrivé de vous retour ner pour constater que quelqu’un était effectivement en train de vous regar der ? Si c’est le cas, vous n’êtes pas une exception, puisque plus de neuf per sonnes sur dix affirment avoir déjà vécu cette expérience troublante. Au point que le phénomène porte un nom savant : la scopesthésie, ou sensation d’être observé (SEO).

l’appareil pourtant indétectable. Même des photographes animaliers ont déclaré que les animaux leur semblaient parfois conscients d’être observés malgré la dis crétion du dispositif employé… Alors, les organismes vivants seraient-ils dotés d’un sixième sens les rendant sensibles au regard d’autrui ? C’est en tout cas un thème qui a la cote dans l’univers du développement personnel, qui propose même des méthodes afin de l’affiner. Du côté scientifique, la méfiance est de mise quand on évoque la scopesthé sie. Elle détonne par rapport aux connaissances que nous avons de la per ception, intimement liée aux organes sensoriels, puisqu’il s’agirait ici d’un canal extrasensoriel. En 1898 déjà, le psychologue Edward Titchener a ima giné une étude pour tester le phéno mène. Non pas qu’il crût que ce fût possible, mais pour écarter définitive ment l’hypothèse et lutter contre ce qu’il appelait une superstition. Ses expériences de laboratoire aboutirent toutes à des résultats négatifs : quand on plaçait un sujet dans une pièce et qu’on demandait à un complice dans son dos de l’observer fixement ou non, les impressions que le premier rappor tait ne correspondaient pas du tout aux phases d’observation du second. L’effet du regard psychique (autre nom donné à la scopesthésie) ne serait-il que le fruit du hasard ?

PAPARAZZIS

Et en vous retournant, c’est bien le cas ! Seriez-vous doué d’un sixième sens ?

C’est ici qu’intervint un éminent biolo giste du nom de Rupert Sheldrake, éga lement parapsychologue à ses heures. Au début des années 2000, celui-ci entreprit de nouvelles séries d’expé riences sur la scopesthésie, qui cette fois donnèrent des résultats positifs, à savoir un taux de réussite supérieur au hasard. Pour expliquer cette découverte, Sheldrake conçut la théorie des champs morphiques (ou résonance morphique).

Alors pourquoi sommes-nous si nom breux à vivre cette impression étrange d’être observés ?

D’après lui, la conscience devrait être considérée à la façon d’un champ électro magnétique, c’est-à-dire qu’elle serait par exemple douze phases d’observation suivies de deux de non-observation.

Mais les expérimentateurs ont eu ten dance à « corriger » ces séquences pour les rendre plus aléatoires d’après eux, par exemple : observation – non – non observation – non – observation –observation – non… Les sujets misant sur une alternance (un biais connu sous le nom d’« étalement du hasard ») obte naient ainsi de meilleurs résultats que s’ils avaient opté pour des paquets grou pés. Cette pseudo-prévisibilité est alors capable d’expliquer les taux de succès significatifs enregistrés par Sheldrake.

La faculté de scopesthésie, en tant que perception extrasensorielle, n’est ainsi pas confirmée expérimentalement.

faveur de l’existence d’une sensibilité subtile, se manifestant sans passer par les sens classiques. De quoi porter un coup fatal à la vision matérialiste soute nue par la science, pour laquelle la conscience résulte de l’activité neuro nale et ne peut prétendre s’en soustraire.

63 N° 146 - Septembre 2022 capable d’interagir à distance. De quoi ravir toutes les personnes qui croient en l’existence d’un esprit indépendant du cerveau, ou en tout cas pas confiné à l’intérieur du crâne. Il ne fallut pas attendre longtemps, on s’en doute, pour que les travaux de Sheldrake soient remis en question. La critique, portée par David Marks, alors professeur de psychologie à la City University de Londres, et son collègue John Colwell, s’attaqua au protocole expérimental appliqué et notamment au caractère aléatoire des séquences d’ob servation. Dans ce type d’expérience, les sujets doivent dire s’ils ont l’impression d’être observés ou non alors qu’un com plice alterne des moments où il fixe son regard sur eux ou scrute ailleurs. Le pro blème résidait dans les séquences utili sées : le hasard peut tout à fait produire

Au lendemain de l’élection présidentielle, la question écologique a soulevé des débats, des espé rances et des inquiétudes. Dans Le Journal du dimanche du 7 mai dernier, un collectif de 17 personnalités appelait les futurs ministres à se former à l’écologie, condition nécessaire d’une prise de déci sion avisée. Dérèglement climatique, pol lution atmosphérique et marine, naufrage de la biodiversité : alors que les scienti fiques s’épuisent à tirer la sonnette d’alarme depuis plusieurs décennies, les signataires de cette lettre ouverte, dont Jean-Marc Jancovici, regrettent la frivo lité des initiatives politiques. « S’il y a un débat sur le moyen de conduire la

transition, il ne doit plus y en avoir sur les raisons ni sur l’urgence d’y parvenir. »

NICOLAS GAUVRIT Psychologue du développement et enseignant-chercheur en sciences cognitives à l’université de Lille.

PETITS COUPS DE PSYCHOLOGIQUESPOUCE

66 ÉCLAIRAGES Raison et déraison N° 146 - Septembre 2022

Ainsi vint l’ère des nudges, ces incita tions discrètes qui influencent en douceur les comportements. Comment mener l’individu récalcitrant à finalement bais ser le chauffage, trier ses ordures, prendre un abonnement électrique plus écolo gique, ne pas jeter le sac plastique sur la voie publique ? Par les nudges ! Exemple souvent préconisé : utiliser un réglage par défaut adapté. Si le chauffage possède une valeur de 18 °C par défaut, il est pro bable que beaucoup de gens acceptent de

LES « NUDGES », UN DANGER POUR LA PLANÈTE ?

De fait, depuis de nombreuses années, les pouvoirs publics ne sont pas restés les bras ballants devant l’urgence écologique. D’ambitieux projets de recherche furent financés, des groupes d’experts internationaux réunis. Toutes les disciplines académiques ont été mises à contribution : sciences de la Terre, biologie, physique et chimie, mais aussi démographie, économie et même psychologie. Les uns ont analysé le drame en cours. D’autres ont cherché des solutions techniques pour en modé rer l’ampleur. Les psychologues, de leur côté, ont essentiellement cherché des techniques pour impliquer le citoyen dans le sauvetage.

Baisser son chauffage de 1 degré, imprimer ses documents en recto-verso : ces gestes censés préserver le climat auraient des effets marginaux et nous distrairaient des mesures réellement nécessaires à grande échelle.

Images/malerapasoGetty©

FOCUS SUR L’INDIVIDU OU LE SYSTÈME ?

N° 146 - Septembre 2022 67 l’y laisser, plutôt que de recaler intention nellement la température à 19 °C. Surtout si la température par défaut de 18 °C revient automatiquement à intervalle régulier... Ces petites astuces ont un impact maigre, mais indiscutable et à coûtFaitmicroscopique.remarquable, des industriels plongent dans l’aventure, tel le géant du pétrole BP, dont l’application en ligne permet de calculer son empreinte car bone et incite à la réduire. Preuve rassu rante de considérations éthiques pour les uns… greenwashing pour les autres. Et si c’était pire que ça ? Si cet engouement pour les solutions écologiques centrées sur le consommateur jouait le rôle de distracteur, éloignant des solutions effi caces – des lois contraignantes et d’une révolution globale ? C’est exactement ce que suggèrent deux auteurs parmi les plus influents du champ de la psychologie comportemen tale. En mars dernier, Nick Chater, de l’université de Warwick, et son collègue George Loewenstein, de l’université Carnegie Mellon, ont jeté un pavé dans la mare, déclarant regretter leur parti cipation pluridécennale à un pro gramme que brandissent les pouvoirs publics pour absolution de leur relative inaction. Si les résultats de la recherche sur les nudges venaient en appui d’une politique globale ambitieuse, ils en augmenteraient l’impact. Hélas, ils entraînent surtout des conséquences perverses en donnant aux problèmes de l’écologie un « cadrage sur l’individu » permettant le désistement des politiques et la cécité aux véritables solutions.

trajetleslataxeràclimatisationsdenouveauxl’exploitationinterdiredegisementsgaz,àbannirlesprivées,financerlerailetlourdementroute,àsupprimeravionspourtoutfaisableentrain.

Un cadrage systémique conduirait à

Prenons le problème de l’empreinte carbone. Pour la réduire, on peut adop ter un point de vue global, ce que les auteurs nomment « cadrage systé mique ». Dans cette optique, on considé rera qu’il faut modifier le système dans lequel évoluent les citoyens pour qu’ils ne puissent plus rejeter autant de

EN BREF p. 78 Réguler ses émotions pour progresser p. 82 Les malades mentaux sont-ils dangereux ? p. 84 35 °C, le sommeil des neurones La science de la niaque

ImagesGetty©

degrandspardeunedansfavoriseraituneDuckworthaméricainepsychologueAngelaaidentifiéqualitéquilaréussitelavie :laniaque,ténacitéteintéepassion,caractériséelapoursuitedeobjectifspendantnombreusesannées.

S i l’on vous demande combien il existe de nombres premiers consécutifs dont la différence vaut précisément 2, vous passe rez peut-être une ou deux minutes à trouver quelques exemples. Comme 3 et 5, ou 5 et 7, ou encore 11 et 13. Au xix e siècle, des mathémati ciens ont subodoré qu’il existerait une infinité de telles paires. Mais sans pouvoir le démontrer. Jusqu’à ce qu’un certain Yitang Zhang, chinois et théoricien des nombres, s’attaque au problème. Zhang, parfait inconnu, enseignait l’algèbre à l’université du New Hampshire, aux États-Unis. Il n’était pas même professeur. Mais, passionné de nombres premiers depuis son enfance, il s’était attelé au problème depuis quatre ans. Sa femme ne comprenait pas ce qu’il faisait lorsqu’il restait assis ou se promenait, profondément absorbé dans ses pensées. « Le problème était si compliqué que je ne savais pas comment le lui expliquer », avoua Yitang Zhang plus tard. Mais à force d’obstination, il a fini par trouver la solu tion. Publiée en 2013, celle-ci a fait sensation auprès des mathématiciens. Yitang Zhang a reçu Par Patricia Thivissen, journaliste scientifique.

Plus que le talent ou l’intelligence, la clé du succès serait… la niaque. Mais qu’entend-on exactement par là ? Des premiers outils pour quantifier cette notion voient le jour, ainsi que des programmes pour la développer.

70 N° 146 - Septembre 2022 VIE QUOTIDIENNE

£

£ Une niaque élevée conduirait notamment à mieux réussir ses études, à garder son emploi plus longtemps ou à moins divorcer.

£ Mais parpersonnalitérapporteuxcechercheursd’autrescritiquentconcept,quiselonn’apporterienparauxmodèlesdedéjàutiliséslespsychologues.

La

R ester concentré est un art de funambule : à tout moment l’attention peut être déstabilisée, et la clé du succès est de procéder à des ajustements rapides sans y dépenser toute son énergie mentale. Le 24 mai dernier, Nathan Paulin a parcouru 2 200 mètres sur un slackline (une sangle élastique en polyester) tendue entre une grue et le sommet du mont Saint-Michel, établissant ainsi un nouveau record du monde de la Passionnédiscipline.deconcentration, j’ai voulu échanger avec Nathan quelques jours avant sa tentative. Mes collègues et moimême voulions comprendre comment il gérait sa concentration et son équilibre. Les discussions se sont rapidement por tées sur sa capacité à amortir l’effet des perturbations, qu’elles soient sensorielles ou cognitives, par exemple sous l’effet d’un violent coup de vent sur la slackline ou d’une distraction visuelle ou émotion nelle.

Réguler ses émotions pour progresser

J’aimerais vous donner la réponse, mais je ne l’ai pas. Ma chronique ne va pourtant pas s’arrêter ici, car la discus sion avec Nathan Paulin est en lien avec ce qui me préoccupe en milieu scolaire, à savoir la régulation émotionnelle : combien de fois l’attention des élèves est-elle déroutée par des émotions fortes qui empêchent momentanément tout apprentissage ?

FUNAMBULES EN CLASSE

Mais son cerveau possède une arme fatale : la « régulation automatique des émotions ».

Directeur de recherche à l’Inserm, au Centre de recherche en neurosciences de Lyon.

78 N° 146 - Septembre 2022 VIE QUOTIDIENNE L’école des cerveaux JEAN-PHILIPPELACHAUX

Quand les émotions s’emballent, l’élève perd sa concentration et risque d’échouer.

Si la capacité à réguler ses émotions se trouve quelque part, c’est évidem ment dans le cerveau de l’élève, et plus particulièrement dans son lobe frontal, siège de la plupart de nos comporte ments volontaires. Une synthèse parti culièrement éclairante de cette région a été réalisée par l’équipe canadienne de Kalina Christoff, à l’université de Colombie-Britannique. Elle détaille de manière très précise la manière dont chacune des sous-parties du cortex frontal contribue à l’expression et la régulation des émotions. Il en ressort que les différentes sous-parties du cortex frontal passent leur temps à évaluer à la fois l’intérêt potentiel et le danger que représentent une situation ou un événement donnés. L’émotion émergerait en conclusion d’un cycle au cours duquel l’événement

Angoisse, colère, excitation…

Et une des questions que nous nous sommes alors posées était de savoir si cette capacité exceptionnelle de résis tance à la déstabilisation, que celle-ci soit d’origine physique (le vent) ou psychique (des émotions comme la peur), avait une origine commune dans son cerveau…

La partie la plus médiane de cette même structure, située cette fois vers le bord intérieur des sourcils, apprécierait quant à elle nos pensées, en levant un drapeau rouge lorsqu’un pro blème ou une préoccupation resurgit de notre mémoire. On imagine cette région en ébullition chez l’élève anxieux… Sur la façade située entre les deux hémisphères, deux régions du cortex préfrontal, le cortex préfrontal médian rostral et le cortex préfrontal dorsal médian (voir la figure page 80), s’inté ressent particulièrement aux autres et à est d’abord perçu, puis évalué, avant de déclencher ou non une réaction. Ce cycle, on le nomme PVA, pour percep tion, valuation, action . À l’arrivée, donc, se produit une réaction émotion nelle que chacun connaît, avec une manifestation au niveau du corps et des muscles – le cœur qui s’accélère, la mâchoire qui se tend – et bien sûr un vécu subjectif !

MODULES AFFECTIFS Cette plongée au cœur de la partie la plus antérieure de notre cerveau révèle un système complexe hypersensible à de nombreuses causes possibles d’émotions, ce qui explique leur omniprésence dans nos vies mentales. En passant en revue chaque partie du cortex préfrontal, nous apprenons ainsi que la partie latérale du cortex orbitofrontal, située au niveau de leurs intentions – « pourquoi Théo me regarde-t-il comme ça, dois-je y voir une menace ? » – et à nous-mêmes, notam ment à travers l’image que nous pensons renvoyer vers les autres, par rapport aux normes sociales – « je me trouve moche et cela me rend triste ». Timides et com plexés de tout poil, levez-vous ! À proxi mité immédiate, le cortex cingulaire évaluerait nos propres actions – qui peuvent être aussi sources d’émotions, par exemple quand nous sommes fiers de ce que nous avons fait ou quand nous craignons de mal faire.

79 N° 146 - Septembre 2022 fizkes/Shutterstock©

l’extrémité extérieure de nos sourcils, près de la tempe, surveille ce qui se passe autour de nous en ce moment : « Est-ce bon pour moi ? Est-ce dange reux ? » – car l’appréciation est toujours faite en fonction de notre survie et de notre bien-être à plus ou moins longue échéance !

DES PRÉOCCUPATIONS À LA PELLE Comme des marchands cherchant à attirer l’attention, toutes ces régions peuvent à tout moment déstabiliser cette dernière pour la rediriger vers une perception jugée particulièrement

84 N° 146 - Septembre 2022 VIE QUOTIDIENNE Neurosciences Grave/UnsplashLux©

C’est une baisse soudaine de température qui semble à l’origine du sommeil de notre cerveau. Cette légère hypothermie serait nécessaire pour réparer les dégâts subis par les neurones au cours de la journée.

Par Frank Luerweg, journaliste scientifique à Lunebourg, en Allemagne.

l y a plus de vingt ans, une jeune femme se présente au Laboratoire de chrono biologie humaine, de l’université américaine Cornell à Ithaca, comme volontaire pour une expérience scientifique. Excitée à l’idée d’aider la science, elle ne se doute pas qu’elle va y passer quelques journées en réalité… très calmes. En effet, après des examens de routine visant à véri fier qu’elle est en bonne santé physique et men tale, on l’installe dans ce qui ressemble à un petit appartement : elle va y rester les 72 heures sui vantes, seule, isolée de la lumière du jour et pri vée de toute information lui donnant une indica tion de l’heure. À sa disposition, pour qu’elle se distraie un peu, juste un jeu de cartes, un puzzle et quelques pages de magazines. Car rien ne doit la détourner de sa tâche principale : dormir quand elle en a envie.

85 N° 146 - Septembre 2022

ON DORT QUAND ON SE REFROIDIT… UN PEU ! Au total, 44 femmes et hommes ont participé à cette expérience qui, pourtant, nécessitait de porter (et de garder pendant 72 heures) un ther momètre dans le rectum… Murphy et Campbell ont ainsi enregistré en continu leur température

35 °C, le sommeil des neurones

Les deux chercheurs responsables de cette étude, Patricia Murphy et Scott Campbell, avaient imaginé cette expérience à la fin des années 1990 pour répondre à une question qui les préoccupait depuis un certain temps : à quel moment les gens s’endorment-ils, s’ils peuvent le décider librement et n’en sont pas empêchés par un livre passion nant, des obligations quelconques ou des rela tions sociales ? Et comment cette décision est-elle liée à la température de leur corps ?

I

intellectuelHautPSYCHOLOGIEpotentieletheureux Clobert Leduc 2022, 224 pages, 17 € u’est-ce que le haut gérerdeenconcernéesincarnée.visiondonneretinformationsalternereçues.certainauintellectuel,liéesdeNathaliepsychologueetcetonhypersensibleEst-ontypeCorrespond-ilpotentiel ?àunprofildepersonnalité ?nécessairementquandestsurdoué ?Dansouvragedocumentésynthétique,laclinicienneClobertabordemultiplesquestionsauhautpotentieltordantpassagelecouàunnombred’idéesSonouvrageavecfinessescientifiquestémoignages,pourdesonsujetuneàlafoisclaireetLespersonnesytrouverontoutreunesérieconseilspourmieuxleurparticularité.

LaANIMALEPSYCHOLOGIEVieprivéedu poulpe Ludovic Dickel Humensciences 2022, 288 pages, 19,90 € «Lorsqu’on croise le regard de cet animal, il est difficile de ne pas se demander à quoi il pense tant son œil ressemble au nôtre », écrit Ludovic Dickel, professeur d’éthologie et spécialiste

LIVRES p. 92 Sélection de livres p. 94 Le Mage du Kremlin, la propagande par le chaos 92 ANALYSE SÉLECTION N° 146 - Septembre 2022

fascinantsportraitl’auteurplumefusionnés »…cérébraleuned’« Houdinileurimprobables,desàcamouflage,unparticularités,égalementlenousdelescéphalopodes.desAinsi,poulpesontpluspointscommunsavecqu’onnepourraitcroire !Ilsprésententd’étonnantesdonttalentpourleunecapacitése« déformer »àl’infinietainsiàs’évaderendroitslespluscequiavalulesurnomdesmers »–,organisationen« ganglionsD’unealerteetjoyeuse,brosseiciunamoureuxdecesanimaux.

Qu’est-ce qu’une œuvre d’art ? Un coucher de soleil, un dessin d’enfant, un essai des All Blacks au rugby peuventils être considérés comme de l’art ? Le livre passionnant d’Ellen Winner, professeuse de psychologie au Boston College, explore ces questions et bien d’autres, tout en nous initiant à la discipline de « l’esthétique expérimentale ».

Pour les philosophes, l’art désigne des créations humaines qui ont pour buts la beauté, l’émotion ou l’expression – le fameux « message » de l’art contemporain, nécessitant souvent d’être associé à l’œuvre pour que cette dernière soit comprise. Mais tout ceci restant bien subjectif, l’autrice propose de s’intéresser plutôt à la question : « qu’est-ce qui relève de l’art à nos yeux ? », davantage susceptible d’être examinée par les psychologues expérimentaux.

Nathalie

Les enquêtes confirment également que l’art est majoritairement considéré comme une création humaine, ce qui le distingue des spectacles offerts par la nature, eux aussi émouvants et suscitant la réflexion. Même si, comme bien souvent en la matière, l’accord parfait n’existe pas : dans une étude, 16 % des participants ont déclaré qu’un arbre mort était « de l’art » !

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PSYCHOLOGIE L’Art en questions, une approche psychologique Ellen Winner Markus Haller, 2022, 428 pages, 28 €

Tout au long de son ouvrage, Ellen Winner aiguillonne notre réflexion personnelle. Elle entend aussi réfuter, études à l’appui, nombre d’idées reçues : les romans ne rendraient pas forcément les lecteurs plus empathiques et la musique ne décuplerait pas les performances en mathématiques – ou du moins les preuves scientifiques seraient-elles trop faibles pour l’affirmer de manière catégorique. Nonobstant, la pratique artistique en général reste bénéfique aux enfants – et aux plus grands : elle réduit le stress et favorise la socialisation, tout en poussant à l’attention, à l’observation, à l’expérimentation, à la remise en question et à la répétition des efforts. Ce qui n’est déjà pas si mal… Christophe André est médecin psychiatre. Par Christophe André

Ces derniers ont, par exemple, montré que l’intentionnalité est un critère clé de nos jugements esthétiques (une même photographie floue est ainsi jugée « plus artistique » quand on annonce aux personnes qui la contemplent que le flou a été produit volontairement).

Ainsi de cette étude menée dans des crèches en Israël : confronté aux retards récurrents de parents, le personnel met en place un système d’amendes faisant payer davantage les parents retardataires. Résultat ? De plus en plus de retards… puisqu’il suffit de payer pour prendre son temps. Nouvelle illustration du fait que, pour les humains, «une amende est un prix ».

93 COUP DE CŒUR N° 146 - Septembre 2022

HomoPSYCHOLOGIEsapiensdansla cité Coralie Chevallier et Mathieu Perona, Odile Jacob, 2022, 288 pages, 22,90 €

sentimentPsychologiePSYCHOLOGIEdud’injustice Vincent Trybou Le Courrier du livre 2022, 256 pages, 18 €

L es politiques publiques visent, dans un certain nombre de cas, à modifier les comportements des humains. Mais, bien souvent aussi, ces derniers n’agissent pas comme on s’y attend. Alors, comment rendre ces politiques plus efficaces ?

Au fil des chapitres, les auteurs passent en revue plusieurs grands facteurs qui influencent nos comportements : réputation, besoin d’équité, tendance à la procrastination… Ils expliquent alors comment mobiliser ou contourner ces facteurs pour notre plus grand bien, individuel et collectif. L’une des originalités de l’ouvrage est d’ancrer fortement la réflexion dans une perspective évolutionniste. Loin de défendre l’idée que nous serions irrémédiablement stupides, narcissiques, fainéants ou impulsifs, les auteurs expliquent que la plupart de nos comportements trouvent leurs motivations dans un gain évolutif : la nature a sélectionné, au cours des millénaires, ceux qui bénéficiaient à l’espèce, mais ce sont les modifications de l’environnement qui rendent aujourd’hui ces comportements contreproductifs – au point de venir parfois contrecarrer l’efficacité des politiques publiques. Une réflexion réussie sur l’humain en société, qui est en plus très distrayante.

LaNEUROSCIENCESMémoiredetravail

André Didierjean est professeur de psychologie à l’université de Franche-Comté, à Besançon.

Pierre Barrouillet et Valérie Camos Mardaga 2022, 448 pages, 34,90 € Signe du flou qui entoure ce concept, la mémoire de travail a reçu pas moins de neuf définitions dans la littérature scientifique. C’est ce que nous apprennent ici les professeurs de psychologie Pierre Barrouillet et Valérie Camos. Ces spécialistes restituent alors les multiples débats agitant leur domaine, qu’ils concernent le substrat neuronal de la mémoire de travail, son implication dans des troubles comme la dyslexie ou la possibilité de l’entraîner. Leur ouvrage devrait aider les soignants et chercheurs à mettre leurs connaissances à jour sans s’égarer dans la jungle des théories et des modèles. Par André Didierjean

En mobilisant les recherches en psychologie et en économie comportementale, plaident ici Coralie Chevallier, chercheuse en sciences cognitives, et Mathieu Perona, spécialisé dans la conception et l’évaluation des politiques publiques, notamment en matière de retombées pour le bien-être. Leur ouvrage fourmille d’exemples amusants d’actions réussies ou ratées, selon leur degré de prise en compte des données sur la psychologie humaine.

Deuil d’un autres…launeàenvictimedéclarefaitduforcelesqu’ildes’appuieetdespourdeprésenteVincentpsychothérapeuteexpliqueC’estdévorerévitersontunsituationsharcèlement…accident,licenciement,enfant,rupture,Lesquiinspirentsentimentd’injusticelégion.Commentdeselaisserparceressenti ?cequenousicileTrybou,quiunesérietechniqueséprouvéessortirdupiègeruminations.Denseconcret,sonouvragesurlesexemplesmultiplespatientsatraités,etdontmotsonttouteladuvécu :« C’estharcèlementcequemoncerveau »,ainsil’uned’elles,d’unescléroseplaquesquilaconduitruminerenpermanencecolèrenoireenvers« vienormale »des

94 N° 146 - Septembre 2022

Chercheur en neurosciences au Laboratoire de sciences cognitives et neurologiques de l’université de Fribourg, en Suisse.

La propagande par le chaos Dénégations forcenées, accu sations délirantes, menaces insensées… La stra tégie du régime de Vladimir Poutine pour justifier l’agression de l’Ukraine en février 2022 a laissé les observateurs perplexes. C’est pourquoi on a rapidement conclu que la Russie avait d’ores et déjà perdu la « guerre de l’information ». Mais estce si sûr ? Et en quoi consiste exactement cette guerre de l’information ? « La vérité est la première victime de la guerre » : que cette citation soit attribuée à Rudyard Kipling, Eschyle ou au stratège chinois Sun Tzu, les conflits humains se sont toujours accompagnés de tentatives de manipulation et d’opérations d’influence pour infléchir l’opinion populaire. Ainsi, des techniques de propagande ont été développées de longue date, comme nous l’enseigne le fameux traité de stratégie militaire de Sun Tzu, L’Art de la guerre , rédigé entre le vi e et le v e siècle avant notre ère. Dans ce texte, le mot d’ordre est de désorienter l’adver saire, ce qui implique d’abord de bien le connaître, et ensuite d’exploiter ses faiblesses par la ruse, le mensonge, la division et le décou ragement, en un mot, la subversion. Les choses ont-elles beaucoup changé depuis l’Antiquité chinoise ? On parle toujours aujourd’hui de « guerre psychologique » comme d’un facteur intégral à chaque conflit, et peut-être que ce fac teur n’a jamais été aussi important qu’à notre époque, où la persuasion, l’influence et l’opinion comptent au moins autant que l’artillerie et la force en tant que telle. Mais d’un autre côté, l’his toire nous a beaucoup appris sur les dangers de la propagande, et ses excès paraissent évidents aux citoyens des démocraties libérales que nous sommes. Comment faire, dès lors, pour influencer sans contrainte, en exploitant même l’impression d’autonomie et d’esprit critique propre à des per sonnes libres et éduquées ? C’est tout le défi de la propagande moderne, dont nous commençons seulement à prendre la mesure, en particulier avec les méthodes employées par le gouvernement russe depuis le début des années 2000. Cette « aventure » est racontée avec finesse dans le premier roman de l’écrivain italo-suisse

Le Mage du Kremlin

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Le roman du politologue Giuliano Da Empoli explore comment la propagande russe a semé le trouble dans les cerveaux du monde entier. Le moyen ? La « stratégie du fil de fer », dont les recherches en psychologie ont montré l’effet à la fois puissant et pernicieux.

Le Mage du Kremlin est inspiré de l’histoire de Vladislav Sourkov, l’un des modernes.propagandetechniquesinspirateursprincipauxdesderusse

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95 N° 146 - Septembre 2022 LIVRES Neurosciences et littérature SEBASTIAN DIEGUEZ

Ces techniques ne consistent plus à convaincre directement des bienfaits d’un régime, mais à semer le chaos partout chez l’adversaire, en réseauxlessystématiquementenvenimantdébatssurlessociaux.

EN BREF

Les confirmentrecherchesàquel point cette stratégie sème le doute sur toute forme de communication officielle.

KREMLINMOIINTERDIS-!

HABITE DANS MA TÊTE ? « Pendant que certaines personnalités intérieures prenaient le contrôle de mon corps, d’autres voyaient et entendaient tout, comme derrière une grande fenêtre. » Lina, atteinte de TDI À retrouver dans ce numéro Imprimé en France – Maury imprimeur S. A. Malesherbes – Dépôt légal : Septembre 2022 – N° d’édition : M0760146-01 – Commission paritaire : 0723 K 83412 – Distribution : MLP – ISSN 1639-6936 – N° d’imprimeur : 263 785 – Directeur de la publication et gérant : Frédéric Mériot

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Plutôt que de proposer aux gens des vols low cost et des SUV tout en leur recommandant en même temps de ne pas polluer, certains psychologues environnementalistes préconisent désormais de limiter, voire d’interdire, certains produits ou pratiques jugées ineptes pour la préservation de la planète.

neurones artificiels seraient nécessaires pour égaler les performances d’un neurone de notre cerveau (qui en comporte 100 milliards). Environ 20 % de nos neurones concentreraient plus de la moitié de l’activité de notre cerveau. Ils ont de nombreuses connexions, communiquent à vitesse accélérée, et consomment beaucoup d’énergie…

des gens auraient déjà eu l’intuition d’être observés dans leur dos, et auraient constaté, en se retournant, que c’était bien le cas.

DENEURONESRICHES

Selon l’écrivain italien Giuliano Da Empoli, la guerre psychologique orchestrée par Poutine et son entourage reposerait sur la stratégie dite « du fil de fer » : bombarder les cerveaux d’informations tellement contradictoires que leur raison finit par se briser et qu’ils ne peuvent plus savoir où se trouve la vérité.

QUI

utero. p. 84 p. 54 p. 28 p.

Les

p. 18 p.

Pour réparer les dégâts subis par nos neurones, la protéine dite « de choc thermique » RBM3 a besoin que le cerveau refroidisse. La température interne baisse alors de 2 °C, ce qui fait que… l’on s’endort. hommes qui changent de sexe auraient généralement un plus petit annulaire (comparé à l’index) que la moyenne. Le signe de faibles taux de testostérone in 62 40 94

RÉFRIGÉRÉCERVEAUDOIGTTRANSGENRE

p.

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