Sparse 36 (Déc. 2021)

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I

l nous accueille dans son atelier avec son regard de gamin malicieux. Les pianos l’entourent, complices. Joël Jobé est accordeur ET restaurateur de piano. Il aurait pu être l’un ou l’autre, mais ce serait mal connaître le personnage. Joël Jobé vit de perfection. Il restaure, il écoute, il dialogue. Il traite la mécanique comme l’esprit des pianos. Il se nourrit de chaque instrument pour mieux le sublimer, faisant d’un détail la substantifique moelle. Maniaque à l’extrême, généreux et passionné, Joël Jobé nous parle de lenteur et de beauté et nous, comme des gosses, on se laisse envoûter. L’APPRENTISSAGE Rien ne prédestinait Joël à devenir un orfèvre de la restauration. Quoique... Issu d’un milieu prolétaire, ouvrier, de Montbéliard, dans sa famille il était néanmoins de bon ton d’apprendre la musique. « J’ai pris des cours de piano

« Préparer un piano pour un concertiste, c’est de la haute couture »

« Oui, je suis le père de Daniel Craig ».

à l’âge de 5 ans et pendant 5 ans. Des années de labeur, horribles ». Le piano fut oublié, jusqu’au lycée. C’est là que tout a commencé… « J’ai été viré, ça m’a porté chance. Je devrais remercier le proviseur. Mon père m’a dit qu’il ne voulait pas de fainéant à la maison et que je devais aller bosser, alors j’ai bossé ». Passionné par la facture instrumentale, ce « bois qui devient instrument », et par la richesse sonore du piano, il se lance dans l’apprentissage en 1978. Le piano sera son Saint Graal. La formation se fait en trois ans : trois pour accordeur, trois pour restaurateur. Il en fera six, pour suivre les deux. « Pour moi, l’un ne va pas sans l’autre ».

LE PREMIER ATELIER

pianistes. Le parfait est éphémère ».

En 1986, à 25 ans, son diplôme et son expérience d’apprenti en poche, il roule sa bosse puis ouvre son entreprise. Ses maigres économies lui permettent de louer un local au square SaintAmour, à Besançon, et de s’acheter un piano, le moins cher qui soit, trouvé par petites annonces. « J’ai restauré ce piano et je l’ai vendu. Avec l’argent, j’ai acheté deux pianos que j’ai restaurés et vendus. Avec l’argent de ces deux pianos, j’en ai acheté trois... et ainsi de suite. Un jour, quelqu’un m’a demandé un piano neuf, j’ai fait pareil ». La petite entreprise devient grande, l’ancien apprenti se fait un nom, représente des marques de piano, se déplace avec des clients sur les lieux de fabrique en Allemagne, en Autriche.

L’ATELIER BOURGUIGNON

LES STUDIOS D’ENREGISTREMENT & LE CONSERVATOIRE

« Un piano arrive à l’atelier. Il faut l’ausculter, discuter avec lui, comprendre les soins dont il a besoin, échanger avec son propriétaire, constituer un dossier sur l’instrument ». Les préliminaires passés, vient le passage à l’acte. Joël démonte le piano et ses 6000 pièces. Tout est répertorié, inventorié, classé. Vis par vis, corde par corde. « Il vaut mieux être ordonné ». Chaque pièce est passée au crible. Comment la rendre la plus proche possible de la pièce originale ? Comment redonner à l’instrument son lustre et le son d’antan ? Il faut étudier des pianos d’époque similaire, dresser une fiche, se documenter. Chaque détail compte, l’opération frise le sublime. « Si je change des feutres de marteaux, il faut que je retravaille la matière actuelle pour retrouver le son de l’époque. Si le timbre est trop acide, il faut travailler sur la texture du marteau et donc du feutre qui garnit la tête. On pique la tête pour obtenir tel ou tel timbre, on l’assouplit avec des aiguilles. Ça arrondit le son, ça le rend

Retour à la restauration. Depuis plusieurs années, Joël avançait doucement vers la Bourgogne, dans le Clunysois précisément. Il a créé un atelier dans lequel il va finalement s’installer. Un cabinet pour pianos malades. Certains arrivent pour restauration, d’autres ont été sauvés de la déchetterie, d’autres encore servent de réservoirs à pièces introuvables. Les fameuses pièces introuvables, obsession permanente de Joël. Pour comprendre, il faut entrer dans la tête du bonhomme et appréhender son mode opératoire. Sa devise : se rapprocher au maximum de l’objet original, « quoi qu’il en coûte ».

« Un piano arrive à l’atelier. Il faut l’ausculter, discuter avec lui, comprendre les soins dont il a besoin »

Les talents de Joël ne passent pas inaperçus. Un studio d’enregistrement le repère, lui demande d’accompagner des concertistes et d’accorder leurs instruments en studio et en tournée. Défi, exigence, haut de gamme. Il n’en fallait pas plus. Joël se lance. « Préparer un piano pour un concertiste, c’est de la haute couture. Il faut savoir exactement ce qu’il veut. On est dans un travail sur mesure, sans filet. J’ai fait ça pendant 10 ans, c’était passionnant. J’ai voyagé partout ». L’évolution du marché du disque mettra fin à cette mission. À partir de 2008, Joël poursuit au Conservatoire de Lausanne « usine à musiciens » où il accorde un parc de 150 pianos qui doivent en permanence être parfaits. « Quand on en a fini un, on passe à un autre. On parle de mécanique, de cordes tendues, d’adaptation aux exigences des

Herta. Ne passons pas à côté des choses simples 27


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