POUTINE POUT INE, A GUERRE LA ETT NOUS
Le conflit entre la Russie et l’Ukraine implique forcément l’Afrique. Par ses immenses conséquences politiques et économiques. Mais aussi par ce que cela implique sur notre conception du monde, de la multipolarité, des des nouveaux impérialismes.
REPORTAGE L’EXCEPTION MAURITANIE ARCHITECTURE DIÉBÉDO FRANCIS KÉRÉ OU LE FORMIDABLE TALENT DURABLE ÉMANCIPATION PAP NDIAYE ET LA LONGUE LUTTE DES NOIRS AMÉRICAINS INTERVIEW FELWINE SARR « LA FICTION N’EST PAS UN REPORTAGE » FASHION NADIA DHOUIB, L’AUTRE FIGURE DE LA MODE PARISIENNE N °4 2 7 - A V R I L 2 0 2 2 France 4,90 € – Afrique du Sud 49,95 rands (taxes incl.) – Algérie 320 DA – Allemagne 6,90 € – Autriche 6,90 € – Belgique 6,90 € – Canada 9,99 $C DOM 6,90 € – Espagne 6,90 € – États-Unis 8,99 $ – Grèce 6,90 € – Italie 6,90 € – Luxembourg 6,90 € – Maroc 39 DH – Pays-Bas 6,90 € – Portugal cont. 6,90 € Royaume-Uni 5,50 £ – Suisse 8,90 FS – TOM 990 F CFP – Tunisie 7,50 DT – Zone CFA 3 000 FCFA ISSN 0998-9307X0
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COLLE CT ION
Fifty Fathoms
édito PAR ZYAD LIMAM
LE POUVOIR PAR LA FORCE Tout début avril 2022. C’est la guerre en Europe. L’Ukraine combat héroïquement. La « technoguérilla » de ses combattants est redoutable, face à la rigidité toute soviétique des bataillons russes. Le pays a survécu plus d’un mois, et, en soi, c’est déjà comme une première victoire. Mais la terre d’Ukraine est dévastée par les bombes. Des villes sont sous siège, rayées de la carte, comme Marioupol devenue cité martyre. Des millions de réfugiés. Des hommes et des femmes, des civils, abattus dans la rue. Un carnage et une tragédie humaine sans nom. On évoque des crimes de guerre. Vladimir Poutine et son état-major politicomilitaire ont décidé de régler la « question ukrainienne » de la pire des manières, par l’invasion et la « découpe ». Pourtant, ce qui ne devait durer que quelques jours tourne à la guerre d’attrition. L’armée russe prend des coups, perd beaucoup d’hommes, elle piétine, elle enrage. L’« opération militaire spéciale » vire au semi-fiasco. Elle provoque une réaction quasi unanime de l’Occident, de l’OTAN, de ces pays « décadents et irrésolus ». Avec un régime de sanctions comme rarement vu dans l’histoire. La répression s’abat sur la Russie, les journaux indépendants ferment, seule la vérité officielle doit s’imposer. On essaie de comprendre les motivations réelles, profondes d’une telle stratégie… Le renforcement du poutinisme (le chef et ses alliés) ? Couper court à l’expérience démocratique aux frontières du Kremlin (comme en Biélorussie) ? Certainement, et repousser l’OTAN, faire une démonstration de force vis-à-vis de l’« Ouest ». Surtout réintégrer dans la mère patrie l’Ukraine, « État illégitime », cette « fiction » issue du démembrement de l’URSS. Une décision, une guerre donc fondamentalement impérialiste et coloniale. Le monde occidental regarde, effaré, à juste titre, ces images moyenâgeuses de violence et de destruction, de massacre de civils. Le monde occidental a la mémoire courte aussi. La déstabilisation de l’ordre global, la « dérégulation de la force » pour reprendre l’expression de Ghassan Salamé, est venue par la guerre d’Irak, en 1991 – une invasion AFRIQUE MAGAZINE
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américaine, construite sur un mensonge immense, avec un coût humain et politique stupéfiant. Ce n’est pas une nouvelle guerre froide qui commence, avec un alignement des blocs, mais comme un éclatement du monde. Avec, aux portes de l’Europe, une Russie isolée, instable, explosive. Pour Moscou, « ne pas gagner », c’est déjà « perdre ». Et la Russie ne peut pas « perdre ». Ce serait l’effondrement possible, l’affaire deviendrait existentielle… Les ÉtatsUnis, qu’on le veuille ou non, resteront la plus grande puissance (financière, militaire, politique, culturelle) de la planète. Et l’Europe, le continent le plus riche. La Chine jouera son jeu, à la fois prudente et audacieuse, utilisant au mieux ce conflit pour contester la prédominance de l’Occident. Cet Occident qui ne sera plus l’alpha et l’oméga de la construction internationale. Des puissances moyennes ou régionales ont déjà pris de l’autonomie. Elles privilégient leurs intérêts propres. Tout en ménageant les vrais centres de décision. Pour les plus habiles, y compris en Afrique, il y aura des espaces de liberté, une sorte de nouveau non-alignement, plus prosaïque, moins idéologique. Et puis, en toile de fond de ces fracas, il y a aura le choix. La question essentielle de la démocratie contre l’autoritarisme. La guerre en Ukraine, c’est aussi l’influence d’un seul homme, un « strong man », Vladimir Poutine, sur son pays. La Chine aussi est aux mains d’un « homme fort », Xi Jinping, qui a pris tout le pouvoir. En Inde, Narendra Modi s’appuie sur le populisme et l’islamophobie pour asseoir sa puissance. Cela aurait pu être le cas aux États-Unis, situation absolument stupéfiante, si les manœuvres postélectorales de Donald Trump avaient abouti… Les démocraties dites illibérales prospèrent (en Turquie, en Hongrie, en Afrique aussi), et c’est aussi le retour des militaires et des coups d’État. Ce pouvoir par la force, qui chaque jour s’accentue un peu plus aux quatre coins du monde, qui s’alimente du populisme, des identités, du nationalisme, est au cœur des conflits et des guerres à venir. Ce pouvoir par la force, toxique, n’apporte rien pour résoudre les complexités du monde. ■ 3
N °4 2 7 AV R I L 2 0 2 2
ÉDITO Le pouvoir par la force
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par Zyad Limam
ON EN PARLE
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C’EST DE L’ART, DE LA CULTURE, DE LA MODE ET DU DESIGN
Abd el-Kader, l’homme aux mille vies PARCOURS Omar Mahfoudi
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par Cédric Gouverneur et Hussein Ba
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par Emmanuelle Pontié
PORTFOLIO World Press Photo 2022 : Dans l’œil des cyclones VINGT QUESTIONS À… Maïmouna Coulibaly par Astrid Krivian
Pap Ndiaye, le récit puissant de l’émancipation par Astrid Krivian
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Nadia Dhouib, une autre idée du style
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Diébédo Francis Kéré, le talent durable
par Zyad Limam
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Felwine Sarr : « La fiction n’est pas un reportage » par Astrid Krivian
C’EST COMMENT ? Bas les masques !
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La méthode Nouakchott par Pierre Coudurier
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par Fouzia Marouf
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TEMPS FORTS Poutine, la guerre et nous
par Frida Dahmani
par Luisa Nannipieri
P.06
P.40 POUTINE INE,, LA GUERRE ET NOUS
REPORTAGE L’EXCEPTION MAURITANIE ARCHITECTURE DIÉBÉDO FRANCIS KÉRÉ OU LE FORMIDABLE TALENT DURABLE ÉMANCIPATION PAP NDIAYE ET LA LONGUE LUTTE DES NOIRS AMÉRICAINS INTERVIEW FELWINE SARR « LA FICTION N’EST PAS UN REPORTAGE » FASHION NADIA DHOUIB, L’AUTRE FIGURE DE LA MODE PARISIENNE N °4 2 7 - A V R I L 2 0 2 2 France 4,90 € – Afrique du Sud 49,95 rands (taxes incl.) – Algérie 320 DA – Allemagne 6,90 € – Autriche 6,90 € – Belgique 6,90 € – Canada 9,99 $C DOM 6,90 € – Espagne 6,90 € – États-Unis 8,99 $ – Grèce 6,90 € – Italie 6,90 € – Luxembourg 6,90 € – Maroc 39 DH – Pays-Bas 6,90 € – Portugal cont. 6,90 € Royaume-Uni 5,50 £ – Suisse 8,90 FS – TOM 990 F CFP – Tunisie 7,50 DT – Zone CFA 3 000 FCFA ISSN 0998-9307X0
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Afrique Magazine est interdit de diffusion en Algérie depuis mai 2018. Une décision sans aucune justification. Cette grande nation africaine est la seule du continent (et de toute notre zone de lecture) à exercer une mesure de censure d’un autre temps. Le maintien de cette interdiction pénalise nos lecteurs algériens avant tout, au moment où le pays s’engage dans un grand mouvement de renouvellement. Nos amis algériens peuvent nous retrouver sur notre site Internet : www.afriquemagazine.com
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HERVÉ LEWANDOWSKI/RMN/GRAND PALAIS - SHUTTERSTOCK
Le conflit entre la Russie et l’Ukraine implique forcément l’Afrique. Par ses immenses conséquences politiques et économiques. Mais aussi par ce que cela implique sur notre conception du monde, de la multipolarité, des des nouveaux impérialismes.
FONDÉ EN 1983 (38e ANNÉE) 31, RUE POUSSIN – 75016 PARIS – FRANCE Tél. : (33) 1 53 84 41 81 – Fax : (33) 1 53 84 41 93 redaction@afriquemagazine.com Zyad Limam DIRECTEUR DE LA PUBLICATION DIRECTEUR DE LA RÉDACTION zlimam@afriquemagazine.com Assisté de Laurence Limousin
llimousin@afriquemagazine.com RÉDACTION Emmanuelle Pontié DIRECTRICE ADJOINTE DE LA RÉDACTION epontie@afriquemagazine.com
P.52
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Isabella Meomartini DIRECTRICE ARTISTIQUE imeomartini@afriquemagazine.com Jessica Binois PREMIÈRE SECRÉTAIRE DE RÉDACTION sr@afriquemagazine.com Amanda Rougier PHOTO arougier@afriquemagazine.com ONT COLLABORÉ À CE NUMÉRO
Hussein Ba, Jean-Marie Chazeau, Pierre Coudurier, Frida Dahmani, Catherine Faye, Cédric Gouverneur, Dominique Jouenne, Astrid Krivian, Fouzia Marouf, Luisa Nannipieri, Sophie Rosemont.
VIVRE MIEUX Danielle Ben Yahmed RÉDACTRICE EN CHEF
avec Annick Beaucousin, Julie Gilles.
VENTES
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EXPORT Laurent Boin TÉL. : (33) 6 87 31 88 65 FRANCE Destination Media 66, rue des Cévennes - 75015 Paris TÉL. : (33) 1 56 82 12 00
BUSINESS
Le blé, une urgence africaine Diane Mordacq : « Nous allons assister à un retour du protectionnisme » La hausse des métaux bouleverse la donne Le conflit en Europe nuit au tourisme
P.64
par Cédric Gouverneur
86 87 88 89
VIVRE MIEUX Mal de dos : Bouger est le meilleur traitement ! Bien hydrater son visage Un appareil dentaire n’est pas qu’esthétique ! Douleurs : Quand la chaleur ou le froid fait du bien par Annick Beaucousin et Julie Gilles
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ABONNEMENTS
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Com&Com/Afrique Magazine 18-20, av. Édouard-Herriot 92350 Le Plessis-Robinson Tél. : (33) 1 40 94 22 22 Fax : (33) 1 40 94 22 32 afriquemagazine@cometcom.fr
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AFRIQUE MAGAZINE EST UN MENSUEL ÉDITÉ PAR 31, rue Poussin - 75016 Paris. SAS au capital de 768 200 euros. PRÉSIDENT : Zyad Limam. Compogravure : Open Graphic Média, Bagnolet. Imprimeur : Léonce Deprez, ZI, Secteur du Moulin, 62620 Ruitz. Commission paritaire : 0224 D 85602. Dépôt légal : avril 2022. La rédaction n’est pas responsable des textes et des photos reçus. Les indications de marque et les adresses figurant dans les pages rédactionnelles sont données à titre d’information, sans aucun but publicitaire. La reproduction, même partielle, des articles et illustrations pris dans Afrique Magazine est strictement interdite, sauf accord de la rédaction. © Afrique Magazine 2022.
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ON EN PARLE C’est maintenant, et c’est de l’art, de la culture, de la mode, du design et du voyage
ABD EL-KADER, l’homme aux mille vies H O M M AG E
Embarquement d’Abd el-Kader à Bordeaux, Stanislas Gorin, 1850.
CHEF DE GUERRE ARABE, leader spirituel soufi, père de la nation algérienne, cet émir combattant (1808-1883) est considéré comme l’une des icônes les plus marquantes de l’histoire du pays. Si le chef nationaliste, proclamé « sultan des Arabes » par les tribus de l’Oranie en 1832, défie les armées françaises de 1832 à 1847, avant de créer les bases d’un premier État national, il est aussi un homme d’une grande tolérance religieuse, qui sauve des milliers de chrétiens d’Orient d’un massacre certain. Sa personnalité se démarque dans le monde musulman du XIXe siècle et lui vaut un très grand prestige 6
en France, où il est autant redouté qu’admiré, inspirant d’illustres auteurs, tels que Victor Hugo, Arthur Rimbaud ou encore Gustave Flaubert. C’est l’un des grands esprits de son temps, que l’on découvre à travers 250 œuvres et documents issus de collections prestigieuses, publiques et privées. Et un homme aux multiples facettes, sans cesse en mouvement, qui, spirituellement et dans son érudition, n’a jamais cessé d’apprendre ni d’évoluer. ■ Catherine Faye « ABD EL-KADER », Musée des civilisations
de l’Europe et de la Méditerranée, Marseille (France), jusqu’au 22 août 2022. mucem.org AFRIQUE MAGAZINE
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RMN-GRAND PALAIS/A. DANVERS
D’une richesse exceptionnelle, le parcours de l’ÉMIR COMBATTANT, fondateur de la nation algérienne, est mis à l’honneur au Mucem de Marseille.
RMN-GRAND PALAIS (CHÂTEAU DE VERSAILLES)/HERVÉ LEWANDOWSKI
Abd el-Kader, en pied, Jean-Baptiste-Ange Tissier, 1853.
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ON EN PARLE
Dans son quatrième album, L’ARTISTE ENGAGÉE revisite ses racines haïtiennes avec un bagage musical occidental. Brillant !
NOUS L’AVIONS QUITTÉE sur la poésie folk anglo-créole de Radyo Siwèl, en 2018. On la retrouve aujourd’hui avec un quatrième album studio tout aussi exigeant : Mama Forgot Her Name Was Miracle. Et confectionné dans sa ville d’adoption, Paris, choisie après des années passées au Canada, où ses parents haïtiens avaient trouvé refuge. C’est une affirmation musicale qu’elle signe ici, en tant que femme, noire, humaine perdue dans un monde toujours patriarcal et violent. En guide d’antidotes, des berceuses, des contes, mais aussi des mythologies ancestrales – en témoigne « Lilith ». Sont convoquées Audre Lorde, Jackie Shane, Ana Mendieta, Alice Walker ou encore Faith Ringgold. Difficile de ne pas se laisser porter par le groove et la spiritualité de « Papessa », la sensibilité vaporeuse de « Tears » ou la pop percussive de « Faith Meets Ana ». Toujours nourrie de son énergie punk, la musicienne s’est en outre entourée de la crème des réalisateurs, invitant au micro November Ultra, Dope Saint Jude et Oxmo Puccino. Gloire à Mélissa ! ■ Sophie Rosemont
MÉLISSA LAVEAUX, Mama Forgot Her Name Was Miracle,
SOUNDS
À écouter maintenant !
❶ Corneille
Encre rose, Wlab Déjà le neuvième album pour Cornelius Nyungura, né en Allemagne et miraculeux rescapé du génocide des T Tutsis, id d i découvert avec « Parce qu’on vient de loin » au début des années 2000. Aujourd’hui, Corneille a 44 ans et a eu envie de retourner aux sources de la musique entraînante et groovy qu’il écoutait enfant, la pop et le R’n’B des années 1980. Dont cet Encre rose qui porte bien son nom, en ces temps moroses.
❷ Ibibio Sound Machine
Electrocity, Merge Records Depuis le milieu des années 2010, on suit avec beaucoup d’intérêt ce formidable groupe londonien, doté d’une chanteuse en or, l’Anglo-Nigériane Eno Williams. Pour ce nouvel album qui profite de la production d’une référence de la scène électro-brit, Hot Chip, l’afrofuturisme est toujours de mise, se nourrissant de jazz comme de disco. Funky, onirique, nourri de synthés comme de korego. Électrique, oui, et très bien troussé !
❸ Ÿuma
Hannet Lekloub, Ada/Warner Après les déjà très réussis Chura et Poussières d’étoiles, Hannet Lekloub réussit le virage crucial du troisième album. Et devrait confirmer pour de bon l’alchimie qui règne entre la chanteuse Sabrine Jenhani et le guitariste Ramy Zoghlami. Deux esprits libres de Tunis, passés par l’électro ou le rock, et qui ont décidé de chanter toutes les possibilités créatives de leur terre natale, quelque part entre folk et électro. Superbe. ■ S.R.
Twanet/ADA.
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DR - ADELINE RAPON - DR (3)
FOLK
MÉLISSA LAVEAUX Contes féministes
De gauche à droite, l’actrice Khanyi Mbau et la rappeuse Nadia Nakai, toutes deux sud-africaines.
TÊTES À CLASHES
SÉRIE
MOSA HLOPHE/NETFLIX - DR
La première TÉLÉ-RÉALITÉ AFRICAINE DE NETFLIX se vautre dans le luxe au cœur de Johannesbourg. Des stars des réseaux sociaux rivalisent d’extravagances sur fond de querelles bien artificielles… KIM KARDASHIAN n’a qu’à bien se tenir ! Netflix a fait appel à des people panafricains particulièrement bling-bling, aux tenues délirantes, pour sa première télé-réalité tournée sur le continent ! Dans un déluge de champagne, entre deux jets privés, se recevant pour des soirées thématiques sur les rooftops de Johannesbourg, ce petit groupe apprend à se connaître en sept épisodes, entre amitiés, flirts et disputes futiles. Le spectacle est surtout assuré par les femmes, car les hommes, qui jonglent avec épouses et enfants et ne savent pas toujours quelle grosse cylindrée choisir, semblent bien éteints face à des businesswomen sûres d’elles, riches et autonomes. En tête d’affiche : la rappeuse sud-africaine Nadia Nakai, l’entrepreneuse ougandaise Zari Hassan, l’actrice nigériane (les sous-titres français parlent systématiquement de « nigérienne »…) Annie Macaulay-Idibia. Sans oublier l’impériale Khanyi Mbau, actrice sud-africaine aux décolletés échancrés d’où manque à chaque instant de s’échapper un sein refait, et dont les cils sont aussi longs que ses faux ongles. Côtés messieurs : le présentateur télé sud-africain Andile Ncube, tiré à quatre épingles et très peu monogame, le rappeur tanzanien Diamond Platnumz (qui ose la coiffure à double chignon), le chanteur nigérian 2Baba, ainsi que le styliste haut en couleur AFRIQUE MAGAZINE
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Swanky Jerry, nigérian lui aussi, qui habille avec beaucoup d’inventivité chanteuses et premières dames, sans omettre de soigner ses propres looks. La parité règne car, comme le dit Khanyi Mbau, « nos comptes en banque ont le même niveau ». « Je suis milliardaire, je n’ai pas besoin d’un homme », renchérit Zari Hassan, dite The Boss Lady… La promesse du titre, Young, Famous & African, est presque tenue : plus vraiment jeunes (les principaux personnages ont entre 30 et 46 ans), mais célèbres car suivis par des millions de followers sur Instagram. Une Afrique d’hôtels de luxe et d’appartements immenses, que l’on quitte pour une escapade à Soweto expédiée en trois plans, ou un safari nocturne au plus près des lions qui effraient l’une des participantes : « Je n’aime pas ces trucs de Blancs ! » L’argent n’est définitivement pas un problème, la pauvreté non plus car le propos se veut radical : « Il est temps pour nous, jeunes Africains noirs, de s’unir et de dire au monde : on n’est pas le tiers-monde que vous imaginez. » De là à copier sans recul les pires travers de la société de consommation… ■ Jean-Marie Chazeau YOUNG, FAMOUS & AFRICAN (Afrique du Sud), de Martin Asare Amankwa et Peace Hyde. Avec Khanyi Mbau, Nadia Nakai, Diamond Platnumz. Sur Netfl ix. 9
ON EN PARLE
Ci-contre, le batteur américain Marque Gilmore.
RY T H M E S
Ci-dessous, le claviériste malien Cheick Tidiane Seck.
BLACK LIVES POWER TO THE PEOPLE
Le slameur américain Sharrif Simmons.
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CHEICK TIDIANE SECK AU MICRO et aux claviers, David et Marque Gilmore à la guitare et à la batterie, Immanuel Wilkins et Jacques Schwarz-Bart au saxo, Grégory Privat au piano, Reggie Washington à la basse, Yul aux percussions, mais aussi la mezzo-soprano Alicia Hall Moran au chant… Au total, ce sont 25 artistes qui se fédèrent autour de 20 morceaux autant réussis les uns que les autres pour lutter contre le racisme. Et quoi de mieux que la musique, dans ce qu’elle a de plus riche et hybride ? Entre mélopées traditionnelles africaines, jazz, blues et spoken word, ces artistes racontent la diaspora africaine en remontant jusqu’à la déportation de celles et ceux qui devinrent esclaves loin de chez eux. Parmi les influences, James Brown, Fela Kuti ou encore Abbey Lincoln et Max Roach. Si le rythme prend aux tripes, les paroles aussi, l’émotion se faufile ici et là et renforce d’autant plus le message de ce disque, qui reste crucial aujourd’hui. ■ S.R. BLACK LIVES, FROM GENERATION TO GENERATION,
Jammin’colorS/L’Autre Distribution.
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DAREM BOUCHENTOUF - DR (3)
Au service d’un message antiraciste, ce COLLECTIF DE MUSICIENS de haut vol propose des compositions aussi mélodiques que poétiques.
L I T T É R AT U R E
ORHAN PAMUK
Le magicien des mots
LEA CRESPI/PASCO - DR
Le PRIX NOBEL TURC signe une fresque onirique où s’amorce la chute de l’empire ottoman, confronté aux ravages d’une épidémie. AU CŒUR DE CE ROMAN, il y a une île imaginaire, Mingher, « perle de la Méditerranée orientale ». Nous sommes en 1901, et la peste s’y est déclarée. Sur cette île multiculturelle, où musulmans et orthodoxes tentent de cohabiter, la maladie agit comme un accélérateur des tensions. Dès lors, ce microcosme, situé au large de Rhodes, sur la route d’Alexandrie, devient le théâtre d’une crise sanitaire et communautaire sans précédent. Si ce texte romanesque, où se mêlent fiction et réalité, semble coller à l’actualité, le démarrage de son écriture remonte pourtant à 2016, bien avant que ne débute la pandémie. Ce n’est qu’au moment où l’auteur, connu pour son engagement intellectuel et politique, terminait de rédiger les dernières pages, que le Covid-19 a fait son apparition. Le sentiment de peur éprouvé lui faisant ainsi clore son récit dans l’émotion et l’urgence. En réalité, cela fait quarante ans que l’auteur turc le plus lu au monde s’intéresse aux épidémies. Des personnages spécialistes de la peste étaient déjà au centre de deux de ses livres, La Maison du silence et Le Château blanc. Pour l’élaboration de ce roman d’amour, policier et historique, l’éthique existentialiste et notamment La Peste, d’Albert Camus, ont été ses premières inspirations. Ainsi que les théories du Palestino-Américain Edward Saïd, pionnier du post-colonialisme, l’orientalisme et la lecture erronée que l’Ouest a de l’Est lorsqu’il lui attribue un fatalisme inné. Si Pamuk pensait au départ faire de Mingher une Turquie miniature, son envie de réalisme est venue l’amender. Il s’est donc inspiré de la Crète et de l’île de Kastellórizo, le point le plus oriental de la Grèce actuelle. Dans un subtil mélange de références, chaque détail, chaque personnage, chaque mouvement a été pensé, travaillé, examiné. Ce récit nous entraînant ainsi dans un tourbillon. Celui du sort hasardeux de l’humanité. ■ C.F.
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ORHAN PAMUK, Les Nuits de la peste,
Gallimard, 688 pages, 25 €.
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ON EN PARLE
LA FEMME DU FOSSOYEUR (Finlande-AllemagneFrance), de Khadar Ayderus Ahmed. Avec Omar Abdi, Yasmin Warsame, Kadar Abdoul-Aziz Ibrahim. En salles.
DRAME
CREUSER SA TOMBE
ÉTALON D’OR DE YENNENGA au Fespaco 2021, ce film somalien, tourné à Djibouti, raconte une émouvante histoire d’amour entre cimetière et désert… GULED EST FOSSOYEUR, il attend pelle à la main, aux portes de l’hôpital, que soient livrés des cadavres. Nasra, son épouse, atteinte d’une maladie mortelle, cuisine, allongée près de leur jeune fils, Mahad. Pour soigner sa femme, Guled doit trouver l’équivalent d’un an de salaire… Les sacrifices seront douloureux pour y arriver. Il lui faudra revenir dans son village natal et vendre un troupeau qui lui appartient, mais jalousement gardé par sa famille qui voulait le marier à une autre et refuse de le revoir. Cette course contre la montre dans le désert est sobrement racontée, baignée de mélancolie mais aussi parfois de joie et de couleurs, comme lorsque le couple, avant la maladie, s’invite dans un riche mariage grâce à… une chèvre.
Toute l’énergie du film est portée par cet amour pour une femme forte mais diminuée et par l’urgence à pouvoir la guérir. Jusqu’où aller pour y parvenir ? Dans le rôle de la souffrante magnifique, la top-modèle canadienne d’origine somalienne, Yasmin Warsame, que le réalisateur finlandais, lui-même d’origine somalienne, avait remarqué dans une campagne publicitaire pour H&M sur les murs d’Helsinki. Même si le récit illustre l’absence d’accès aux soins de bien des Africains, on n’est pas dans un documentaire sur le Djibouti d’aujourd’hui. D’ailleurs, les chansons de la bande originale sont sénégalaises, et aucun aspect moderne de ce pays n’apparaît à l’écran. Comme pour mieux rendre intemporel ce conte pourtant ancré dans une terrible réalité sociale… ■ J.-M.C.
PAT R I M O I N E
L’art du divin
CALEBASSE PERLÉE MULTICOLORE, trône royal décoré de cauris, masques, ou encore sculptures sur bois, les 300 œuvres présentées – dont 260 trésors précieusement conservés par des chefs traditionnels – célèbrent l’art des communautés des hauts plateaux des Grassfields, à l’ouest du Cameroun. Ponctuées d’œuvres d’artistes contemporains camerounais qui ont puisé dans leurs techniques traditionnelles, elles illustrent l’influence culturelle des chefferies, piliers sociaux, économiques et politiques dès le XVIe siècle, et leur dimension vivante. Considérées comme des contre-pouvoirs et investies de pouvoirs quasi divins, ces congrégations assurent encore aujourd’hui le lien entre le monde des vivants et celui des ancêtres, et veillent au respect des traditions et de la culture bamiléké. Plus encore, elles invitent à un dialogue de l’humain avec tout ce qui l’entoure, au sein d’un système dans lequel politique, religion et organisation sociale sont intrinsèquement liées. ■ C.F. « SUR LA ROUTE DES CHEFFERIES DU CAMEROUN : DU VISIBLE À L’INVISIBLE »,
Musée du quai Branly, Paris (France), jusqu’au 17 juillet 2022. quaibranly.fr 12
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ARTTU PELTOMAA - DR (2)
Un parcours conçu comme une plongée au cœur de la société bamiléké, au quai Branly.
Ci-contre, Mémoriel Sétif Guelma Kherrata, Kamel Yahiaoui, 1995. Œuvre réalisée en hommage aux victimes des massacres du 8 mai 1945.
DR - CNAC/MNAM DIST. RMN-ADAM RZEPKA - PATRICK ZACHMANN/MAGNUM PHOTOS
Ci-dessus, La Kahena, Jean Atlan, 1958. Ci-dessous, Cité des Sablons (composée de 620 appartements), Patrick Zachmann, 1989.
EXPO
AMOURS ET DÉSAMOURS
Voyage dans les méandres de l’histoire des relations entre JUIFS ET MUSULMANS DE FRANCE. C’EST UNE RÉFLEXION et une présentation passionnantes que proposent les historiens Mathias Dreyfuss, Karima Dirèche et Benjamin Stora, également commissaire général de l’exposition, à travers plus de 100 œuvres d’art historiques et contemporaines et de nombreux documents et archives. Un regard neuf sur les unions et les désunions des juifs et des musulmans dans l’Hexagone, ainsi que sur le rôle essentiel du pays et de l’État dans la transformation de ces rapports, tant en Afrique du Nord qu’en France métropolitaine. Elle est aujourd’hui le pays d’Europe qui compte les populations juive et musulmane les plus AFRIQUE MAGAZINE
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importantes du continent. Si leurs relations apparaissent aujourd’hui plus distendues et dégradées que jamais, il n’en a pas toujours été ainsi. Des deux côtés de la Méditerranée, une histoire commune relie ces deux communautés, qui tirent leur force de traditions et de savoirs partagés. Comment alors réinventer cette relation historique malgré les mémoires douloureuses et les chaos de l’actualité ? ■ C.F. « JUIFS ET MUSULMANS DE LA FRANCE COLONIALE À NOS JOURS », Musée national
de l’histoire de l’immigration, Paris (France), jusqu’au 17 juillet 2022. histoire-immigration.fr
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ON EN PARLE
Son film, Les rêves n’ont pas de titre, sera exposé jusqu’au 27 novembre.
ZINEB SEDIRA, LA FRANCE À VENISE ART
L’artiste visuelle franco-algérienne proposera une expérience humaniste immersive à la 59E BIENNALE.
DR - THIERRY BAL ET ZINEB SEDIRA (2)
L’ARTISTE INVESTIRA le pavillon français à la 59e Biennale internationale d’art contemporain de Venise, qui ouvre ses portes le 23 avril. Née en France de parents algériens, Zineb Sedira travaille entre Paris, Londres et Alger, où elle soutient le développement de la scène contemporaine. Son installation cinématographique pour le pavillon français, Les rêves n’ont pas de titre, est une expérience humaniste immersive qui brouille les frontières entre fiction et réalité : elle y mêle éléments biographiques et scènes de films emblématiques qui rappellent l’élan militant, culturel et politique des cinémas français, italien et algérien des années 1960 et 1970. Un hommage à l’influence du septième art sur le désir d’émancipation post-colonial. On y retrouve tous les thèmes chers à l’artiste, comme la lutte contre le racisme, la liberté, la solidarité, l’identité ou encore la famille. ■ Luisa Nannipieri labiennale.org
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MUSIQUE
PONGO
La nouvelle diva du kuduro
AXEL JOSEPH - DR
Avec son premier album qui convoque les sonorités d’aujourd’hui mais aussi ses origines, la CHANTEUSE ANGOLAISE fait monter la température.
CETTE ANNÉE, Pongo fête ses 30 ans avec un premier album qui synthétise son passé et ses désirs avec une rare énergie. Née en Angola, exilée à Lisbonne, cette danseuse et chanteuse a été bercée par une diversité de musiques assez épatante, se ressentant aujourd’hui dans sa musique, et qu’elle a distillé au gré de plusieurs singles et EP, dont le remarqué UWA. Entre rythmiques brésiliennes, zouk antillais et mélopées ancestrales angolaises, elle a trouvé un ton qui n’appartient qu’à elle. Ayant fait ses armes au sein du groupe Denon Squad, où, non contente de danser, elle s’empare du micro, Pongo découvre l’ivresse de la scène aux côtés du groupe Buraka Som Sistema. Une décennie plus tard, elle est devenue une référence du kuduro portugais et n’hésite pas à clamer haut et fort ses convictions antiracistes et universalistes. Lesquelles se ressentent tout au long de Sakidila, où sa passion pour l’afrobeat et le funk se laisse également sentir. Polyglotte, optimiste mais lucide, Pongo fait entendre sa voix affirmée et son sens viscéral du groove, sans manières ni postures. Irrésistible. ■ S.R. AFRIQUE MAGAZINE
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PONGO, Sakidila,
Virgin/Universal. 15
ON EN PARLE ESSAI
SOULEYMANE BACHIR DIAGNE, De langue à langue : L’Hospitalité de la traduction, Albin Michel, 180 pages, 19,90 €.
EXPLORATION DE LA LANGUE La question de la traduction, de l’universel et du pluriel par le philosophe Souleymane Bachir Diagne.
Juste une illusion
Le photographe franco-marocain donne une DIMENSION ABSTRAITE à ses œuvres. VÉRITABLE PASSEUR D’ART, Ibn El Farouk incarne un entre-deux, à la croisée de la France et du royaume chérifien. Né en 1964, cet artiste qui a étudié la philosophie est considéré comme le fer de lance de la photographie expérimentale au Maroc. Avec son exposition « Informe », il allie esthétique et amplitude de la matière à travers l’expression de la couleur. Au cours de sa déambulation, le visiteur s’interroge tant l’art d’Ibn El Farouk oscille entre l’éclat de la photographie et la tonalité de la peinture, imprimant une autre dimension à ses œuvres. Lancée en premier lieu à Bois-Colombes (en région parisienne) depuis le 29 mars, l’exposition s’inscrit à la lisière de l’Europe et de l’Afrique pour un dialogue fécond, fédérateur et novateur. Ce solo show fera ensuite halte à Casablanca à partir du 26 mai et sera présenté au sein de l’emblématique galerie Shart, sous la houlette du directeur Hassan Sefrioui, indéniable défricheur de talents. Le huitième art permet à l’artiste de développer une plastique abstraite tout en parlant au plus grand nombre. ■ Fouzia Marouf «INFORME», Salle Jean Renoir, Bois-Colombes (France),
jusqu’au 8 mai. Puis à la galerie Shart, Casablanca (Maroc), du 26 mai au 26 juin. galerie-shart.ma 16
et leur interprétation, leur transposition. Fort de sa triple culture – africaine, française et américaine –, il se fait le chantre de la traduction, comme décentrage et source de dialogue. Un espace de rencontre et d’éthique, où l’interprète, de simple auxiliaire, devient un médiateur culturel. Et où, en faisant que de langue à langue l’on se parle et se comprenne, la traduction puisse assumer un rôle humaniste, en créant une relation d’équivalence et de réciprocité entre les identités. ■ C.F.
T É M O I G N AG E
JEAN ODOUTAN, Le Réalisateur nègre, 45rdlc, 268 pages, 19,90 €.
LEÇON DE VIE L’acteur et réalisateur béninois Jean Odoutan se souvient de la création de son premier film. IL A LES DENTS du bonheur. Ces fameuses incisives du haut écartées, qualifiées ainsi au temps des guerres napoléoniennes chez les soldats qui étaient dans l’incapacité de les utiliser pour recharger leur arme, si lourde qu’il fallait la tenir à deux mains : un sésame pour échapper au pire. Et une chance. Comme celle que le réalisateur de BarbecuePejo (1999), l’histoire d’un cultivateur de maïs qui use de mille et un stratagèmes pour sortir de la misère, a su saisir malgré un parcours jonché de galères. Il nous narre dans
ce témoignage plein de dérision l’accouchement difficile de ce premier film et ses débuts d’autodidacte dans le septième art. Presque un making-of, ourdi de rebondissements et de poésie. Le récit d’un tournant de vie décisif, à la fois majeur et burlesque, pour celui dont plusieurs films ont été primés dans des festivals internationaux, et dont le prochain s’intitule Grand Frère Tambour-Tam-Tam. Un créateur polyvalent, à la joie de vivre communicative. ■ C.F.
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IBN EL FAROUK
E XP O S ITI O N
« POUR COMPRENDRE l’autre, il ne faut pas se l’annexer mais devenir son hôte. » En mettant en exergue une citation de Louis Massignon, l’un des plus grands savants du XXe siècle, pionnier du dialogue islamo-chrétien, le non moins brillant philosophe et professeur à l’université Columbia, à New York, où il dirige également l’Institut d’études africaines, s’inscrit dans le sillage engagé de ce passeur. Son sujet ici : explorer la langue et ses voyages ; les langues, dominantes et dominées,
CINÉMA
UN VILLAGE ARABE
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Des comédiens palestiniens sont dirigés par un réalisateur israélien dans un film mélangeant ABSURDE ET POLITIQUE. ERAN KOLIRIN avait raconté avec succès la tournée en Israël d’un orchestre égyptien (La Visite de la fanfare, 2007). Ici, tous ses comédiens sont des Palestiniens qui incarnent les habitants d’un village arabe soudainement encerclé par l’armée israélienne, sans aucune raison officielle. Problème : un couple et leur fils, venus de Jérusalem pour un mariage, se retrouvent prisonniers et ne peuvent plus rentrer ni prévenir personne, coincés dans la vaste maison familiale en construction. Checkpoint, scellés… même les téléphones portables ne passent plus. Cet enfermement dans une habitation en chantier et un bourg aux abois va créer bien des tensions. C’est également l’occasion de scènes cocasses ou absurdes, qui font penser au cinéma du Palestinien Elia Suleiman (Intervention divine, 2002). Voulant embrasser plusieurs thèmes dans ce quasi-huis clos, le film peine parfois à décoller, tels ces colombes qui refusent de s’envoler lors du mariage. Mais porté par des comédiens impeccables, il illustre parfaitement une situation politique plus que jamais au point mort. ■ J.-M.C. AFRIQUE MAGAZINE
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Les habitants d’un petit bourg se retrouvent encerclés par l’armée israélienne.
ET IL Y EUT UN MATIN (France-Israël), d’Eran Kolirin. Avec Alex Bachri, Juna Suleiman, Salim Daw. En salles.
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ON EN PARLE
MODE
MOSSI
De la douceur avec du caractère
CELA FAIT DÉJÀ QUELQUES ANNÉES que le nom de Mossi Traoré a intégré le calendrier officiel de la Fashion Week parisienne, la créativité de ses collections séduisant un public toujours plus large. Adepte d’une mode architecturale, épurée et linéaire, le designer d’origine malienne, élevé en banlieue parisienne, dans une cité de Villiers-sur-Marne, enchaîne les collaborations artistiques pour donner vie à des lignes exclusives. Depuis le lancement de son label éponyme, en 2018, il a travaillé avec la sculptrice sur textile française Simone Pheulpin, le calligraphe irakien Hassan Massoudy, l’artiste sud-coréen Lee Bae ou encore le peintre malien Ibrahim Ballo. Des artistes qu’il expose à côté de ses créations au cœur du Carrousel du Louvre, où il a installé sa galerie. Pour sa collection automne-hiver 2022-2023, il s’est associé à la sculptrice française Angélique Lefèvre, dont les œuvres deviennent alors des motifs imprimés sur des vêtements fonctionnels et adaptables. Pour l’occasion, 18
Le styliste Mossi Traoré.
elle a peint des aquarelles, qui ont ensuite été scannées puis fixées aux tissus. Avec leurs nuances de bleu, comme le bleu nuit, elles enrichissent la palette de couleurs du styliste, qui travaille d’habitude le noir et le blanc. La coupe évasée des jupes en biais, déjà esquissée dans des collections précédentes, s’associe à un élément nouveau dans le catalogue de la marque : la doudoune. Travaillée en matelassage, elle apporte du relief et de la douceur à des créations qui jouent avec les volumes. À côté de ces survêtements sculpturaux, Mossi propose également des hauts tout en délicatesse : des chemises et des robes réalisées en coton, laine tissée et fibre de lait (une matière durable et innovante), avec des pans de tissus, que l’on peut adapter à son style ou son humeur. Pouvoir exprimer sa personnalité à travers ses vêtements, sans renoncer au confort, est l’un des principes créatifs du trentenaire, qui invite à superposer les éléments pour habiller des silhouettes floues et volumineuses. ■ L.N. mossi.fr AFRIQUE MAGAZINE
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Détails et volumes originaux donnent vie à une collection sculpturale qui associe ÉLÉGANCE ET CONFORT.
DESIGN
OHIRI, BIJOUX MYSTIQUES Des ACCESSOIRES CONTEMPORAINS ivoiriens inspirés par l’esthétique et l’art du peuple akan.
des bracelets – réalisés artisanalement en Côte d’Ivoire et au Kenya – se dégage la silhouette, majestueuse, à moitié submergée du crocodile. Un animal qui, dans la culture animiste akan, a une signification complexe et mystérieuse. La collection est aussi un hommage à la capitale ivoirienne Yamoussoukro, où le président Félix Houphouët-Boigny avait créé un lac pour accueillir ces grands reptiles au charme envoûtant. ■ L.N. ohiristudio.com
MATTOS BERGER
POUR LA CRÉATRICE franco-ivoirienne Akébéhi Kpolo, les bijoux ne sont pas de simples ornements mais de véritables objets d’art. En créant Ohiri en 2012, elle a réussi à donner corps à une passion d’enfance tout en célébrant le savoir-faire et la culture du peuple akan à travers des pièces uniques, voire avant-gardistes. Ses trois dernières collections explorent et réinterprètent dans un style contemporain l’esthétique et le symbolisme des bijoux en pays akan (notamment au Ghana et en Côte d’Ivoire). Après avoir évoqué les techniques et les formes utilisées par les orfèvres dans « Lines » et avoir mis en avant la matière la plus utilisée par le passé avec la ligne « Sika » (qui signifie « or »), elle aborde désormais la symbolique des ornements dans le dernier volet de cette trilogie, « Outlines ». Du collier d’épaule comme
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ON EN PARLE Au mur sont accrochées des images du Sénégal, dans un décor d’inspiration wax.
DES NOUVELLES TABLES À COTONOU
Si vous êtes de passage au Bénin, voici DEUX ADRESSES à tester sans délai. OUVERT À L’AUTOMNE dernier par le Béninois d’origine ivoirienne Assad Alao dans le quartier sénégalais Scoa Gbeto, Chez Tantie est une cantine de qualité à des tarifs abordables, au cadre chaleureux et confortable. Assis sur la terrasse en bois ou dans la salle à la déco d’inspiration wax, en regardant les images du Sénégal accrochées au mur et bercés par du bon jazz, on y goûte des classiques comme le thiéboudiène (rouge, blanc ou diaga), le mafé ou le yassa. Mention spéciale pour le foutou de Tantie, à la sauce graine au bœuf, et le poulet kédjénou. Et pour le Sodabi arrangé, une liqueur béninoise de palmier, disponible au shot ou au mètre. UNE AUTRE ADRESSE de la ville fait, elle, la part belle au poisson. Mi-restaurant, mi-poissonnier, La Pirogue sert depuis juin 2021 des produits de la mer frais et responsables en plein cœur de Cotonou. Les clients peuvent choisir parmi les arrivages du jour, rigoureusement pêchés avec des méthodes artisanales le long des côtes du Bénin, en respectant les périodes de reproduction. Ici, on ne trouve 20
La Pirogue est à la fois un restaurant et un poissonnier.
par exemple pas de moules sénégalaises, mais à la bonne période, on goûte aux huîtres locales. Une fois son poisson choisi, on peut l’emporter ou le déguster sur place avec sauce et accompagnement : poêlé, frit, en papillote ou au barbecue, entier ou en filet, à vous de choisir ! La carte propose aussi des salades et des sandwiches fast good, un simple fish and chips ou des snacks savoureux. À tester, selon les jours, les plats Mama Africa : du monyo (une spécialité du sud du Bénin) au thiéb sénégalais, en passant par l’attiéké ivoirien à base de poisson. ■ L.N. restaurant-la-pirogue.com AFRIQUE MAGAZINE
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SPOTS
Chez Tantie, on propose du Sodabi arrangé, une liqueur de palmier, disponible au shot ou au mètre.
ARCHI
Célébrer la grande pyramide de Gizeh Avec l’Observatoire L’OBSERVATOIRE DE KHÉOPS est une résidence d’artistes nichée dans le village préservé de Nazlet El-Samman, un site égyptien fondé au VII siècle par des tribus de Khéops, du désert fascinées par les pyramides de Gizeh. Construit dans l’axe de la seule le STUDIO MALKA merveille du monde à avoir survécu depuis l’Antiquité, le bâtiment est orienté a construit une est-ouest, ce qui permet de contempler les phénomènes célestes dans toute leur Le jardin, la piscine, les chambres, et même le mobilier sont disposés de résidence d’artistes ampleur. façon à offrir une vue optimale sur la pyramide de Khéops. La salle du temps, un au pied de la lieu d’observation méditative, est recouverte par un toit textile qui se plie et se déplie première merveille très rapidement, en prise directe avec son environnement. Et la charpente à forme pyramidale, conçue sans poinçon central, crée presque un portail tridimensionnel, du monde. qui cadre la grande pyramide et lui fait écho au sein de l’habitat. Dans un souci e
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d’engagement socio-environnemental, le projet intègre les techniques de construction locales, le savoir-faire ancestral ainsi que l’artisanat des villageois. La philosophie de l’architecte et ancien graffeur Stéphane Malka, connu pour ses recherches sur le renouveau urbain, se retrouve jusque dans les façades, composées d’une accumulation de briques de terre crue, de fenêtres et de volets traditionnels recyclés, strictement issus de l’économie circulaire du village. Un hommage à l’architecture informelle, qui ajoute une touche onirique et décalée à ce belvédère habité. ■ L.N. stephanemalka.com AFRIQUE MAGAZINE
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ON EN PARLE
GA L A
Africa is the future
AU NOM DES FEMMES ET DES ENFANTS par Emmanuelle Pontié
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e 8e dîner de gala de la fondation Children of Africa (COA), plusieurs fois repoussé pour cause de pandémie, était très attendu. Près de 900 convives étaient au rendez-vous de la Première dame Dominique Ouattara, ce vendredi 11 mars au Palais des congrès du Sofitel Abidjan Hôtel Ivoire. À l’image des éditions précédentes, autour du couple présidentiel de Côte d’Ivoire, de nombreuses stars internationales et locales avaient répondu présent, comme les comédiennes Emmanuelle Béart ou Aure Atika, la top-model Adriana Karembeu, les acteurs Samuel AFRIQUE MAGAZINE
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La 8e édition de la soirée de bienfaisance de la FONDATION CHILDREN OF AFRICA s’est tenue le 11 mars à Abidjan. Près de 900 invités et généreux donateurs ont répondu présent à l’invitation de sa fondatrice, la Première dame ivoirienne Dominique Ouattara.
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Accueil au groupe scolaire COA d’Abobo, avec, au centre, Madame Dominique Ouattara et la princesse Ira de Fürstenberg, marraine de la fondation.
Le Bihan, Tomer Sisley, Gary Dourdan ou Isaach de Bankolé, la réalisatrice Yamina Benguigui, et les artistes Alpha Blondy, Youssou N’Dour, Singuila, Magic System, Michel Gohou, Vegedream, Kaaris, Toumani et Sidiki Diabaté, Charlotte Dipanda, MC Solaar, Kamel Ouali ou encore Fally Ipupa. Côté sport, on peut citer Didier Drogba, Murielle Ahouré, Cheikh Cissé… Et bien d’autres, dont le président français Nicolas Sarkozy en invité surprise ou encore le professeur Marc Gentilini, soutien de la première heure de la fondation. Le but du gala de charité cette année : récolter 6 millions d’euros pour financer, entre autres, la construction d’un centre d’accueil pour femmes victimes de violences dans la ville d’Adiaké en bordure de lagune, à 94 kilomètres d’Abidjan. « Il sera bâti sur une superficie de 1,6 hectare, et sa capacité d’accueil sera de 80 places. Ce centre offrira à des pensionnaires et leurs enfants toutes les commodités nécessaires à leur prise en charge holistique et à leur bien-être », a annoncé Madame Dominique Ouattara sur scène. Une partie de la somme permettra aussi de rénover et d’agrandir la Case des enfants, le foyer d’accueil de la fondation qui a recueilli des milliers de petits en difficulté AFRIQUE MAGAZINE
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Ci-contre, la jeune présidente des élèves, qui a fait un discours de remerciements.
depuis sa création il y a vingt-quatre ans. Grâce aux généreux donateurs et amis du monde du business, dont Pierre Fakhoury, Cyrille Bolloré ou Martin Bouygues, la somme a pu être réunie dans sa totalité. En partie grâce à la vente traditionnelle, où des objets luxueux sont mis aux enchères. Comme cette parure bracelet et boucles d’oreilles en or et diamants d’une valeur de 53 000 euros offerte par le maître joaillier Edouard Nahum ou encore une œuvre de l’artiste Aboudia, emportée pour 280 millions de francs CFA (426 000 euros). Une soirée haute en couleur, avec un menu savoureux concocté par les chefs Yannick Alléno et Prisca Gilbert et un spectacle de qualité, des tableaux créés par le chorégraphe Georges Momboye aux prestations de Magic System ou d’Alpha Blondy. Le thème de la soirée : Africa is the future. Le matin, l’ensemble des invités de la Première dame s’était rendu au groupe scolaire d’excellence Children of Africa d’Abobo, financé grâce aux recettes du gala précédent, 23
ON EN PARLE qui s’était tenu en 2018. Située dans l’une des communes les plus peuplées du district d’Abidjan, l’école accueille 700 élèves, dont 100 à la maternelle et 600 au primaire. Elle est dotée d’équipements modernes, d’une cantine, d’une bibliothèque, d’une aire de jeu pour les plus petits et d’un grand terrain de sport. Ce groupe scolaire est entièrement gratuit pour les élèves, y compris les tenues, les fournitures et la cantine. La Première dame, le ministre-gouverneur du district autonome d’Abidjan Robert Beugré Mambé et plusieurs membres du gouvernement de Côte d’Ivoire, dont la ministre de l’Éducation nationale et de l’Alphabétisation Mariatou Koné, ont été accueillis par les danses et les chants des élèves. Depuis sa création en 1998, la fondation Children of Africa a construit l’Hopital mère-enfant Dominique Ouattara de Bingerville, et a fait de l’éducation des enfants son premier cheval de bataille. Elle distribue à chaque rentrée des classes des kits scolaires aux enfants défavorisés, équipe les écoles et les cantines à travers tout le pays et a, entre autres, construit un lycée dans la ville de Kong, dans le nord du pays. ■
Le président de Côte d’Ivoire Alassane Ouattara et son épouse, Dominique.
Une soirée haute en couleur. La table présidentielle du dîner de gala, au Palais des congrès du Sofitel Abidjan Hôtel Ivoire.
Nicolas Sarkozy et Dominique Besnehard, avec Dominique Ouattara.
Loïc Folloroux et Claire Guena. Le professeur Marc Gentilini.
Alpha Blondy sur scène.
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Le couple présidentiel entouré, de gauche à droite, par Mamadou Diagna Ndiaye, Martin Bouygues, Mireille Fakhoury, Nathalie Delapalme et Pierre Fakhoury.
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Marc Socquet et son épouse, Nathalie Folloroux.
Youssou N’Dour et Nadine Sangaré. Selfie de Fally Ipupa avec Dominique Ouattara.
Le Premier ministre Patrick Achi et son épouse, Florence.
MC Solaar.
Didier Drogda et Gabrielle Lemaire.
Elisabeth Gandon et Yannick Alléno. Danielle Ben Yahmed, Cyrille Bolloré et Aure Atika.
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La Première dame entourée de Masséré Touré et de Bruno Koné.
Le couple présidentiel entouré, de gauche à droite, par Amira Cazar, Emmanuelle Béart, Yamina Benguigui, Samuel Le Bihan, Aure Atika, Tomer Sisley et Sandra Zeitoun.
Martin Bouygues et Adriana Karembeu.
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PARCOURS
Omar Mahfoudi COLORISTE, CET ENFANT DE TANGER
ravive la nature dans son œuvre poétique. Il participe en avril à la foire d’art contemporain africain 1-54, à Paris, pour la galerie Afikaris, qui promeut les artistes émergents du continent. par Fouzia Marouf
S
ourire en bannière, il se promène entre les colonnes ivoire de la galerie parisienne Afikaris. Omar Mahfoudi allie la singularité du dessin à l’effusion de la couleur : ses silhouettes singulières, auréolées de doré, ses reliefs pastel sont autant de signes qui constellent ses toiles monumentales de la série Golden Painting et le connectent à sa mémoire ancestrale et à sa ville natale, Tanger, terre de brassage, d’errance et d’exil. Né en 1981 dans la mythique cité du détroit, il grandit entouré du souvenir vivace de la Beat Generation : « La maison de mes parents se trouvait en face de celle de Barbara Hutton, près de celle de Paul Bowles. Et comme nombre de Marocains, j’ai été profondément marqué par Mohamed Choukri, avec lequel je discutais souvent, adolescent. Tanger était une ville internationale qui nous fascinait tous. J’y ai fait d’incroyables rencontres artistiques, ne connaissant pas l’Europe », se souvient-il. Enfant touche-à-tout, habile de ses mains, il transforme tous les objets en jouets. « J’ai grandi dans la kasbah, en passant mon temps à dessiner, à faire le portrait de mes amis. À l’époque, nous avions une chaîne de télé espagnole en plus de la chaîne marocaine nationale. Influencé par la culture manga, je reproduisais mes héros de dessins animés sur du carton que je peignais. » Son destin semble tout tracé. Passionné, curieux, il incarne la nouvelle école et participe activement à l’efflorescence de la jeune scène du Nord marocain, où nombre de plasticiens se sont succédé, en quête de la bonne lumière à Asilah ou à Tétouan, qui abrite l’emblématique Institut national des beaux-arts. Omar Mahfoudi se consacre définitivement à son art : « J’avais conscience d’être au cœur d’un lieu emblématique, où avaient vécu Matisse, Bacon. Je passais d’atelier en atelier, avant le boom économique, nourri par une mixité et un héritage culturels très présents. Je peignais au contact d’une vitalité et d’une émulation constantes », indique-t-il. Rebelle, revêche, la région est ainsi aux prises avec les mouvements de contestation depuis 2011. En 2015, il participe au group show Désordre, présenté à la galerie Delacroix, à l’Institut français de Tanger. Dans sa série de grands formats consacrés à des figures militaires, il dépeint la chute de dictateurs vieillissants : « Je me suis inspiré de Moubarak et de Kadhafi afin de dénoncer la symbolique de la répression. C’était aussi un prétexte pour aborder l’abstrait, qui traverse encore mon œuvre aujourd’hui. » En quête d’un ailleurs, l’âme voyageuse, en 2012, il passe par les États-Unis : « Cela m’a mené au septième art. New York me fascinait pour le Nouvel Hollywood, mais la ville était trop froide et urbaine, j’étais heureux de retourner au Maroc », confie-t-il. Arrivé à Paris en 2016, il intègre la galerie Afikaris en y exposant en 2020 un travail renvoyant à l’après-confinement, « Quitter la ville » : « J’ai découvert cet espace à 1-54 Marrakech, en 2019. Nous grandissons ensemble, entre écoute et observation. » Depuis, il a présenté en 2021, à la foire 1-54 London, des œuvres de son exposition « El Dorado », inspirée par la peinture italienne du Moyen-Âge. Et en 2023, il exposera à la galerie L’Atelier 21, à Casablanca, dans un solo show. Ses nouveaux travaux, qui font écho à la poésie de la nature, et leurs variations et explosions de couleurs seront exposés du 7 au 10 avril à 1-54 Paris, avec la galerie Afikaris. ■ 1-54.com / afikaris.com
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AMMAR ABD RABBO
«J’ai grandi dans la kasbah, en passant mon temps à dessiner, à faire le portrait de mes amis.»
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C’EST COMMENT ?
PAR EMMANUELLE PONTIÉ
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BAS LES MASQUES ! Le 26 mars dernier, un événement – car c’en est un – est un peu passé inaperçu. Un masque en bois du peuple Fang, spécimen rarissime de la société secrète des justiciers du Ngil, s’est envolé à 5,25 millions d’euros lors d’une vente aux enchères à Montpellier, dans le sud de la France. Un record qui talonne de peu celui de 2006 pour un autre masque de la même ethnie, qui avait été adjugé à 5,9 millions d’euros, à Paris. À Montpellier, dans la salle, un membre de la communauté gabonaise locale s’est exclamé : « Le voleur doit être pris avec l’objet volé. Ne vous inquiétez pas, on va porter plainte. On va récupérer cet objet, c’est un bien mal acquis colonial. » Dans ce cas précis, et selon le commissaire-priseur, ce masque a été collecté vers 1917 par un gouverneur français en poste à Dakar, et a dormi dans un grenier durant plus de cent ans. Alors oui, c’est probablement un vol. Mais la vente s’est faite en toute légalité. À l’heure où certains pays d’Afrique de l’Ouest, comme le Bénin ou le Nigeria, demandent (et ont commencé à obtenir) la restitution de leurs œuvres d’art pillées, la réaction de l’agitateur gabonais est bien entendu légitime. Pour autant, ce fait divers ouvre un débat assez compliqué. Sur le plan du droit, d’abord. Comment prouver que ces pièces aient été offertes ou pillées ? La plupart du temps, plus aucun témoin n’est là pour en attester. Comment changer le droit à la propriété ? Par ailleurs, dans le cas de l’Afrique centrale, il semble qu’aucune nation n’ait à ce jour montré une velléité très prononcée pour récupérer son patrimoine. Elle n’a pas construit de musée d’envergure, sécurisé, capable d’accueillir des pièces aussi exceptionnelles. Alors, certes, la plupart de ces œuvres ont été volées et devraient être restituées à leur propriétaire ou à leur pays. Et le mouvement ayant été lancé, on peut supposer qu’il va se poursuivre. On le souhaite en tout cas. Mais ce que l’on souhaite aussi, c’est que l’Afrique en général montre un peu plus de passion pour son art ancien. Que les milliardaires du continent s’y intéressent davantage, par exemple. À ce jour, les vrais collectionneurs africains se comptent sur les doigts d’une main, et souvent, ils sont plutôt séduits par l’art contemporain. Quant aux peuples, l’art ancien n’est pas non plus une priorité pour eux. Loin de là. C’est dommage, car il faudrait peut-être commencer par là. Afin de faire pression et de favoriser des retours, privés ou publics, plus massifs. Un peu plus passionnés, quoi ! ■ AFRIQUE MAGAZINE
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analyse
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POUTINE, LA
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GUERRE ET NOUS En Afrique, comme dans d’autres « Suds » de la planète, la condamnation de l’invasion russe en Ukraine ne fait pas l’unanimité. Le Kremlin a su séduire, se posant comme un contre-modèle au « cynisme » et à l’« impérialisme » occidental. Et comme l’héritier de la politique « anticoloniale » de l’Union soviétique.
ALEXEI NIKOLSKY/RUSSIAN PRESIDENTIAL PRESS AND INFORMATION OFFICE/TASS/ABACAPRESS.COM
par Cédric Gouverneur
Le président Vladimir Poutine entouré, de gauche à droite, du ministre de la Défense, Sergueï Choïgou, et du commandant en chef de la Marine, l’amiral Nikolaï Ievmenov, le 25 juillet 2021, à la grande parade annuelle de la flotte russe.
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ANALYSE
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e choc et l’effroi. Depuis un mois et demi, l’Europe redécouvre la guerre sur son sol. Après des décennies de paix, les images venues d’Ukraine réveillent immanquablement, dans l’inconscient collectif, toute l’atrocité de la Seconde Guerre mondiale : villes assiégées, bombardées, encerclées par de sombres blindés aux chenilles grondantes. Civils terrés dans des caves. Mères rassurant comme elles le peuvent leurs enfants en pleurs qui serrent leur peluche. Hommes mobilisés et envoyés au front, un brassard bleu et jaune au bras, une « kalach » à la main. Réfugiés au regard éteint se pressant en Pologne, en Hongrie et en Roumanie. Depuis ce funeste jeudi 24 février, un pays européen, grand comme la France, et dont la population jouissait du mode de vie occidental typique (élections libres, centres commerciaux, soirées Netflix et vacances en Égypte…), se trouve plongé dans un cauchemar de feu et de sang, tout droit sorti des pages les plus sombres de l’histoire chaotique du Vieux Continent : la bataille de Stalingrad en 1942-1943, l’insurrection de Varsovie en 1944… Avec ses épisodes d’insondable cruauté, comme le bombardement du théâtre de Marioupol, alors bondé de civils (au moins 300 morts…). Avec aussi ses morceaux de bravoure et d’humanité, tels ces
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musiciens jouant dans les ruines. Avec son « superhéros », l’excomique de télévision Volodymyr Zelensky, élu (improbable) président, et devenu chef d’une nation qui résiste à l’anéantissement. Avec aussi son « superméchant » : l’imprévisible Vladimir Poutine, petits yeux glacés derrière un visage bouffi, qualifié de « boucher » par Joe Biden, et dont l’enlisement des troupes (sans doute 15 000 tués en l’espace d’un mois) à la fois rassure et inquiète. L’Europe a peur : comment réagira l’ours russe blessé ? Le spectre de l’apocalypse nucléaire – ce démon que l’Europe croyait définitivement enterré sous les décombres du Mur de Berlin tombé en 1989 – revient la hanter… Partout sur le continent, les rares fabricants d’abris antiatomiques, que seuls fréquentaient quelques survivalistes paranoïaques, voient leur carnet de commandes se remplir ! Les Occidentaux frémissent, s’indignent. Et ils s’attendent à ce que le reste du monde partage, sinon leur angoisse, du moins leur indignation. Sauf que l’Occident découvre que sa condamnation de l’agresseur ne fait pas entièrement l’unanimité sur le globe. La carte des pays sanctionnant Moscou épouse parfaitement les contours de celle du monde occidental (Europe, Amérique du Nord, Australie et Nouvelle-Zélande) et de ses alliés asiatiques de la Guerre froide (Japon, Corée du Sud, Taïwan et Singapour). L’Afrique, l’Amérique latine et la majeure partie de l’Asie AFRIQUE MAGAZINE
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MICHELE CATTANI/AFP
Les soutiens des Forces armées maliennes (FAMA) arborent un drapeau russe sur la place de l’Indépendance à Bamako, le 28 mai 2021, rassemblés pour célébrer le coup d’État par le vice-président du gouvernement de la transition Assimi Goïta.
ARIS MESSINIS/AFP
Évacuation de la ville d’Irpin, au nord-ouest de Kiev, après de lourds bombardements, le 5 mars 2022, dix jours après le début de l’invasion par la Russie.
Les images chocs réveillent, dans l’inconscient collectif, toute l’atrocité de la Seconde Guerre mondiale. AFRIQUE MAGAZINE
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ANALYSE
(y compris la Chine, l’Inde et les monarchies pétrolières) continueront à commercer avec la Russie. Déjà, un nouveau monde s’esquisse : les liaisons aériennes entre cette dernière et l’Europe étant suspendues, Aeroflot change de cap et entend multiplier les lignes au départ de Sotchi, en direction de l’Égypte, de l’Asie centrale et du Moyen-Orient, destinations du touriste et de l’investisseur russes de demain… Preuve en sont les clivages apparus aux Nations unies. Le 2 mars, l’Assemblée générale votait une résolution condamnant l’invasion de l’Ukraine : certes, 141 pays membres ont voté pour, et seulement cinq contre. La Russie bien entendu, mais aussi ses ultimes et sulfureux soutiens, quatre satrapes pour qui l’alliance avec le Kremlin est une question de survie : le Biélorusse Alexandre Loukachenko, le Nord-Coréen Kim Jong-un, le Syrien Bachar al-Assad et… l’Érythréen Issayas Afewerki. Des dizaines de pays africains ont néanmoins voté la résolution. Et notamment le Kenya, malgré la vitalité de ses échanges commerciaux avec la Russie (l’un des principaux acheteurs de thé) : dès le 22 février et la reconnaissance par Moscou de l’indépendance des « républiques » russophones séparatistes autoproclamées de l’est de l’Ukraine, l’ambassadeur kenyan aux Nations unies, Martin Kimani, a brillamment rappelé dans son intervention, devenue virale sur les réseaux sociaux, le principe d’intangibilité des frontières, reconnu en 1963 par l’Organisation de l’unité africaine : les frontières des États africains « ont été tracées dans les lointaines métropoles coloniales de Paris, Londres et Lisbonne, sans aucun égard pour les anciennes nations qu’elles ont séparées. Mais à l’indépendance, si nous avions choisi de bâtir des États sur la base de l’homogénéité ethnique, raciale ou religieuse, nous serions encore en train de mener des guerres sanglantes ». Il n’en reste pas moins que 35 pays se sont abstenus ou – ce qui revient au même – n’ont pas pris part au vote. Un second vote, le 22 mars, a donné quasiment les mêmes résultats. Parmi les abstentionnistes, les deux superpuissances asiatiques : la Chine et l’Inde du Premier ministre nationaliste hindou Narendra Modi (à qui Poutine avait fait l’honneur d’une visite en décembre dernier). Russes et Indiens se sont engagés à porter leurs échanges à 30 milliards de dollars d’ici 2025. Hésitations également en Amérique latine : trois pays gouvernés à gauche se sont abstenus (Cuba, le Nicaragua et la Bolivie). Et beaucoup d’autres, du Mexique à l’Argentine, en passant par l’opposition de gauche au Brésil ou en Colombie, n’ont condamné qu’a minima l’invasion russe et ne s’associeront pas aux sanctions. Lors de la Guerre froide (1945-1989), Washington avait appuyé les juntes putschistes, fascisantes et tortionnaires – plusieurs
responsables politiques sud-américains actuels avaient euxmêmes été torturés… Amer et vivace demeure également le souvenir de la funeste invasion de l’Irak, en mars 2003, au prétexte de mensonges éhontés (les imaginaires « armes de destruction massive » attribuées à Saddam Hussein). Le jeune président de gauche chilien, Gabriel Boric, a rappelé la détresse du peuple palestinien, illégalement occupé depuis 1967. Au sud du Río Grande, l’indignation occidentale à géométrie variable agace… au détriment des Ukrainiens, étrangers à ces contentieux ! DES ATTITUDES PLUS OU MOINS ATTENDUES
Et en Afrique ? Force est de constater que la plupart des abstentionnistes aux Nations unies se trouvent sur le continent : dans l’ordre alphabétique, Afrique du Sud, Algérie, Angola, Burundi, Congo-Brazzaville, Guinée équatoriale, Madagascar, Mali, Mozambique, Namibie, Ouganda, République centrafricaine, Sénégal, Soudan, Soudan du Sud, Tanzanie et Zimbabwe… Et le Burkina Faso, le Cameroun, l’Éthiopie, l’Eswatini (ex-Swaziland), la Guinée, la Guinée-Bissau, le Maroc ainsi que le Togo n’ont pas pris part au vote. « La résolution ne crée pas un environnement favorable à la diplomatie, au dialogue et à la médiation », s’est justifiée la représentante permanente de l’Afrique du Sud aux Nations unies, Mathu Joyini. Le président Cyril Ramaphosa est allé encore plus loin, le 22 mars, en reportant la responsabilité du conflit sur « l’extension en Europe orientale de l’OTAN », argument du Kremlin pour justifier l’agression de son voisin. L’attitude de l’Afrique du Sud était prévisible : il faut y voir l’éternelle reconnaissance des vétérans du Congrès national africain – et plus largement des indépendantistes d’Afrique australe – envers un vieil allié. Dans les années 1980, des soldats soviétiques (et cubains) ont donné leur vie, en Angola et au Sud-Ouest africain (actuelle Namibie), dans la lutte contre l’apartheid, tandis que les Occidentaux se bornaient à boycotter Pretoria et son régime raciste (mais anticommuniste…). Plus surprenante est la position du Sénégal, qui s’est abstenu le 2 mars. Le président Macky Sall a certes exprimé sa « grave préoccupation » et « l’adhésion du Sénégal aux principes du non-alignement et du règlement pacifique des différends ». Mais il se garde de condamner l’invasion de l’Ukraine. Le pays est pourtant un allié de l’Europe et des États-Unis : il accueille régulièrement les manœuvres « Flintlock », exercices militaires antiterroristes conjoints entre troupes africaines, européennes
Force est de constater que la plupart des abstentionnistes aux Nations unies se trouvent sur le continent.
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ASHLEY GILBERTSON/THE NEW YORK TIMES-REDUX-REA
Un commando du groupe Wagner garde une route à Bangui, la capitale de la République centrafricaine, lors d’un défilé, le 1er mai 2019.
et américaines. C’est aussi le seul pays africain francophone où s’est rendu le secrétaire d’État américain lors de sa tournée diplomatique sur le continent en novembre. Lors d’une conférence de presse à Dakar, Antony Blinken avait annoncé 1 milliard de dollars de projets d’infrastructures et fait quelques allusions acerbes à la Chine comme aux mercenaires russes de Wagner, trop présents dans la région au goût de Washington… Le lendemain du premier vote aux Nations unies, le journaliste Mohamed Gueye du Quotidien écrivait que les États-Unis et l’Europe « n’ont pas jugé utile de consulter le Sénégal avant d’entrer en conflit avec la Russie » en la sanctionnant. En 2014 déjà, ce dernier et d’autres pays africains s’étaient abstenus de condamner l’annexion par le Kremlin de la péninsule ukrainienne de Crimée. « Tant que l’Afrique ne disposera pas d’un siège permanent au Conseil de sécurité, beaucoup d’États du continent ne se sentiront pas concernés », nous déclare Antoine Glaser, journaliste et écrivain spécialiste de l’Afrique et de son rapport au monde. « L’intervention en Libye en 2011 concernait l’Afrique, mais le continent n’a alors pas eu son mot à dire… » AMÈRE PILULE LIBYENNE
L’Afrique n’a en effet jamais digéré l’intervention militaire déclenchée en mars 2011 en Libye par Paris, Londres et Washington : sous couvert d’une résolution onusienne votée pour protéger la population rebelle de Benghazi menacée de représailles, la guerre a abouti au renversement du régime et à AFRIQUE MAGAZINE
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l’assassinat, en octobre de la même année, du colonel Mouammar Kadhafi… « Il existe sur le continent un consensus pour considérer cette intervention militaire occidentale comme une erreur, qui a aggravé la déstabilisation du Sahara et du Sahel », souligne Antoine Glaser. « Vladimir Poutine, dès qu’il en a l’occasion, rappelle qu’il n’était alors “que” Premier ministre et reproche au président de l’époque, Dmitri Medvedev, de ne pas avoir opposé le véto russe au Conseil de sécurité des Nations unies, poursuit le journaliste. Les pays du continent sont donc en train de réadopter une position de non-alignement vis-à-vis de l’Occident. » Macky Sall, président actuel de l’Union africaine (UA), cherche à tenir compte des positions divergentes au sein de l’organisation. Un diplomate français, sous couvert d’anonymat, confiait récemment au Monde que des dirigeants ont « peur de la Russie », redoutant d’être l’objet d’une « offensive de désinformation, manipulant l’opinion » contre eux : s’aligner sur les positions géopolitiques de Paris, à l’heure où la France est de plus en plus critiquée en Afrique, dans les manifestations de rue comme sur les réseaux sociaux, pourrait s’avérer politiquement coûteux… Précisons que le Sénégal a toutefois voté la résolution du 22 mars, qui exige l’arrêt de la guerre. Désormais interdits d’antenne dans l’Union européenne, RT et Sputnik, deux médias financés par le Kremlin (et réputés pour prendre quelques libertés avec la véracité des faits…), s’intéressent de très près au continent, notamment au Mali et au 35
ANALYSE
Kenya. Sur les réseaux sociaux africains, les trolls pro-Kremlin assènent la grille de lecture russe du conflit. Le philosophe sénégalais Souleymane Bachir Diagne a témoigné chez nos confrères du Point, le 25 mars, de son étonnement devant les positionnements pro-russes lors des débats de la 4e édition des Ateliers de la pensée, à Dakar. Certes, « la guerre en Libye et la destruction du régime de Kadhafi ont créé des guerres dans le Sahel », souligne le professeur de philosophie et de français de l’université de Columbia (États-Unis), Mais cela ne doit pas empêcher les Africains de « s’émouvoir de ce qui se passe en Ukraine. » Avant d’ajouter : « Rien de ce qui est humain ne m’est étranger. Les ricochets vont faire que l’Afrique va être prise aussi dans la tourmente », comme le montrent déjà les impacts sur l’approvisionnement en céréales et l’inflation provoquée par la hausse des carburants. Ce n’est pourtant que depuis une quinzaine d’années que Moscou s’intéresse de nouveau au continent. Lors de la Guerre froide, l’Union soviétique y était très présente : Algérie, Libye, 36
Égypte, Guinée, Mali, indépendantistes lusophones, résistance anti-apartheid… À partir des années 1960, l’Université de l’amitié des peuples Patrice Lumumba, à Moscou, a accueilli des dizaines de milliers d’étudiants africains. Après la période de chaos des années 1990 – décennie où la société post-soviétique cherchait avant tout à survivre aux impacts sociaux dantesques de la transition vers l’économie de marché –, la Russie a effectué son grand retour au milieu des années 2000, expliquait en janvier 2021 Arnaud Dubien, directeur de l’Observatoire franco-russe, dans les colonnes du Monde diplomatique (« La Russie en Afrique, un retour en trompe-l’œil ? ») : « Il s’agit pour Moscou de mobiliser ses réseaux de l’époque de la Guerre froide et de convertir d’anciennes affinités idéologiques en flux d’affaires classiques… » Pour nombre d’Africains, la Russie constitue « une troisième voie diplomatique entre les Occidentaux – généralement perçus comme intrusifs sur la question des droits humains – et les Chinois – dont beaucoup dans la région souhaiteraient desserrer l’étreinte ». AFRIQUE MAGAZINE
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À partir des années 1960, l’Université de l’amitié des peuples Patrice Lumumba, à Moscou, a accueilli des dizaines de milliers d’étudiants africains. Visite près du Kremlin, en 1963.
VLADIMIR/SPUTNIK/SPUTNIK VIA AFP
QUAND WAGNER FAIT L’ÉLOGE DE SANKARA
Antoine Glaser voit dans la recherche par la Russie de positions d’influence en Afrique « une vraie stratégie, avec une répartition concertée des tâches avec la Chine. À la Russie, la sécurité et l’armement, à la Chine, les infrastructures ». Une stratégie qui s’accompagne souvent du refus, lors des votes au Conseil de sécurité des Nations unies, de condamner tel ou tel pays africain pour des manquements aux droits de l’homme… Au Soudan, la Russie a appuyé jusqu’au bout le régime d’Omar el-Béchir, finalement renversé sous la pression populaire en avril 2019. Moscou s’est ensuite rapproché des putschistes qui, en octobre 2021, ont confisqué la révolution soudanaise. Pari gagnant : le nouveau régime militaire a donné son autorisation pour la construction d’une base navale russe sur la côte de la mer Rouge, à Port-Soudan. La première sur le continent, qui plus est non loin de Djibouti : une perspective qui donne des sueurs froides au Pentagone… Moscou a également signé, mi-2021, des accords de coopération militaire avec deux AFRIQUE MAGAZINE
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poids lourds du continent : l’Éthiopie, ancien allié du temps de Mengistu (1974-1991), mais aussi, plus inattendu, le Nigeria… Washington estime qu’au total 3 000 à 5 000 contractants militaires russes seraient présents en Afrique. Une estimation aussi floue que les agissements de la société militaire privée Wagner, avec laquelle le Kremlin s’obstine à démentir toute relation… mais qui intervient en Ukraine. Déjà, des mercenaires ont quitté la brousse centrafricaine pour se déployer dans les steppes slaves. À l’occasion, des Russes actifs sur le continent arguent des relations passées des indépendantistes avec l’Union soviétique pour convaincre les Africains de se tourner vers Moscou. Alexandre Ivanov, officier proche de Wagner, a annoncé le 24 janvier sur Twitter – au lendemain du putsch à Ouagadougou – être « prêt à partager l’expérience des Russes en République centrafricaine si le Burkina Faso en fait la demande », tout en mentionnant le capitaine révolutionnaire burkinabé Thomas Sankara (1983-1987), qu’il surnomme « le Che Guevara africain ». Le patron officieux de Wagner, Evgueni Prigojine, homme d’affaires et ami de Poutine, a assimilé les putschs au Mali et au Burkina Faso à « une nouvelle ère de décolonisation » sur le réseau social russe VKontakte (VK) : « Tous ces soi-disant coups d’État sont dus au fait que l’Occident essaie de gouverner les États et de supprimer leurs priorités nationales, d’imposer des valeurs étrangères aux Africains, parfois en se moquant d’eux. » Une partie de la jeunesse du continent est sensible à cette opération de séduction, comme en témoignent les portraits de Vladimir Poutine ou du compositeur allemand Richard Wagner vus dans des manifestations en Afrique de l’Ouest. À Bamako se vendent même des T-shirts où « Mali » est écrit en cyrillique ! Les discours tiers-mondistes des barbouzes de Wagner paraissent cependant bien opportunistes, leurs affinités politiques allant à l’extrême droite : le fondateur du groupe, Dmitri Outkine, arbore ainsi des tatouages nazis et l’a baptisé Wagner en hommage au compositeur favori d’Adolf Hitler… Aussi, la Russie – des tsars à Poutine, en passant par les bolcheviks – n’a jamais cessé d’être une puissance impérialiste. Au XIXe siècle, les tsars ont conquis et colonisé les sultanats musulmans d’Asie centrale, exactement comme les puissances européennes en Afrique ou le Japon en Asie. En 1939-1940, l’Union des républiques socialistes soviétiques (URSS) a agressé la Finlande, annexé les trois minuscules pays baltes et – suprême infamie ! – s’est partagée la Pologne avec l’Allemagne nazie. Pendant la Guerre froide, les Soviétiques ont soumis toute l’Europe de l’Est derrière un rideau de fer. Enfin, en 1994 puis en 1999, la Russie a écrasé les velléités indépendantistes de la Tchétchénie, nation musulmane du Caucase, lors de deux guerres d’une férocité inouïe. Et l’armée occupe toujours des pans entiers de la Moldavie et de la Géorgie. Clairement, derrière l’affichage anti-impérialiste, la Russie a bien un dessein impérial, qu’elle déploie en Afrique. 37
ANALYSE
DÉVELOPPEMENT ENDOGÈNE
Les flux commerciaux russo-africains demeurent cependant modestes : environ 20 milliards de dollars avant le Covid-19, contre plus de 200 pour la Chine et de 50 pour la France. Lors du premier sommet russo-africain de Sotchi, en octobre 2019, Poutine prévoyait de doubler ces échanges d’ici 2025. En proie aux sanctions occidentales, la Russie s’est empressée de ménager ses partenaires du continent : début mars, son ambassade à Pretoria a remercié sur Twitter l’Afrique du Sud pour son abstention aux Nations unies, résumant au passage le conflit à une lutte « contre le nazisme en Ukraine » (raccourci lui ayant valu un tweet acerbe de l’ambassade d’Allemagne). En Ouganda, l’ambassadeur Vladlen Semivolos a rencontré le président Yoweri Museveni, qui cherche à renforcer ses liens avec Moscou. Et même si la Tunisie a voté la résolution, l’ambassadeur Alexandre Zolotov ne semble pas lui en tenir rigueur : « Notre volonté de continuer à contribuer à la sécurité alimentaire et énergétique de la Tunisie est immuable, soyez-en sûr et certain », rassure-t-il dans une interview donnée à la revue tunisienne Leaders d’avril. Le dialogue « se poursuivra pour le bien de nos pays et de nos peuples, à l’abri des aléas de la conjoncture internationale ». La Russie a, elle aussi, besoin du continent [voir AM 426, « Le poids croissant de Moscou en Afrique »]. Si son sous-sol est riche en matières premières, l’extraction minière s’y avère compliquée : importer est donc souvent plus rentable pour Moscou, d’où la présence des géants miniers russes en Guinée (bauxite), 38
au Zimbabwe (platine), en République centrafricaine (or), ou encore en Namibie (uranium)… Le géant nucléaire Rosatom travaille également sur plusieurs projets de construction de centrales sur le continent, en Égypte et au Nigeria. Et Kaspersky, éditeur de solutions informatiques et d’antivirus (boudé par les Occidentaux qui redoutent d’être espionnés), promet d’ouvrir un bureau au Rwanda, hub de la tech africaine. Un second sommet russo-africain est d’ailleurs prévu en novembre – probablement à Addis-Abeba. Si le Mali, isolé car sanctionné par la Communauté économique des États de l’Afrique de l’Ouest (CÉDÉAO), s’aligne sans complexe sur Moscou, le Burkina Faso demeure cependant plus prudent, fait remarquer Antoine Glaser : « La junte n’a pour le moment fait aucun geste en direction de Wagner, ils n’ont pas demandé le départ du pays de l’opération Sabre » [forces spéciales françaises qui combattent les djihadistes, ndlr]. L’attitude du nouveau pouvoir au Burkina est selon le journaliste assez révélatrice des rapports russo-africains, et plus généralement des rapports du continent avec le monde : « La tendance générale est au développement endogène, en tirant parti d’une Afrique mondialisée, qui bénéficie des propositions de l’extérieur : France, Chine, Russie, Turquie… Les Africains jonglent avec ces différentes offres. Ils ne rejettent pas l’ex-puissance coloniale pour se jeter dans les bras de Moscou. C’est plus nuancé. Par opportunisme, chacun fait son marché à l’extérieur, signe que nous nous trouvons de plus en plus dans une Afrique-monde. » ■ AFRIQUE MAGAZINE
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Les matières premières africaines, comme ici la bauxite en Guinée, restent un enjeu majeur pour la grande puissance.
opinion par Hussein Ba Poutine, l’anti-héros
EPA-EFE/JUSTIN LANE
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mettre à l’abri une grande partie de ses réserves de change e journal britannique The Guardian, en Occident, en plus de son rôle décisif dans l’essor des sous la plume de Jason Burke, rapporte rébellions au Sahel, aujourd’hui largement documenté. la consternation des pays occidentaux Qu’importe ! L’opinion retient de lui l’image d’un héros, face à l’abstention de beaucoup de pays et une icône de la « renaissance africaine ». La destruction africains, au cours du vote de l’Assemblée de son pays et sa mort tragique ont ainsi créé un choc générale des Nations unies sur la crise tellurique dont les vagues continuent d’alimenter ukrainienne. Ces abstentions ont été abondamment un ressentiment antioccidental persistant. commentées par la presse internationale. Enfin, ce processus de désamour est aussi la Cependant, s’il y a un facteur important qui structure conséquence des stratégies de désinformation massives le basculement d’une grande partie de l’Afrique dans opérées par les rivaux de l’Occident sur le continent. la sphère d’influence russe, c’est bel et bien l’opinion L’Africain est aujourd’hui noyé dans un flot de propagande publique. Ce fait est indéniable. Vladimir Poutine jouit quotidienne, sophistiquée, d’origine obscure, et dont d’un élan de sympathie auprès de cette opinion. Les la finalité est de réduire à néant l’influence occidentale. raisons de cette popularité sont multiples, mais trois Sur ce plan, les officines en œuvre, qui ont compris très semblent déterminantes. En premier lieu, les conséquences tôt le pouvoir de nuisance des réseaux sociaux, ont une négatives engendrées par les « guerres culturelles » en longueur d’avance. « Il est vrai qu’une partie de l’opinion Occident. Tabou, marginal et rarement pris en compte africaine est remontée contre l’Occident, il faut toutefois comme élément d’analyse par les grands médias, « l’agenda être lucide et savoir raison garder. C’est à Londres ou à LGBT » heurte cependant profondément les sociétés Washington que les victimes de l’arbitraire peuvent trouver conservatrices africaines. Les Occidentaux mesurent mal une oreille attentive, et non à Pékin ou à Moscou. Il ne encore le degré de rejet de ce que les opinions africaines faut jamais l’oublier ! » tempère un opposant africain. ■ perçoivent comme des ingérences culturelles intolérables. Au fond, ce qu’elles considèrent chez les Vote de la résolution condamnant l’invasion de l’Ukraine par la Russie, Occidentaux comme sociétés « dévirilisées » à l’Assemblée générale des Nations unies, à New York, le 2 mars dernier. perd son attractivité au profit de la résistance masculine incarnée par des « hommes forts », dont Vladimir Poutine serait un spécimen. La propagande russe surjoue d’ailleurs sur ce registre, avec des images valorisant le tempérament physique du locataire du Kremlin. L’autre sujet, insuffisamment examiné, est la conséquence quasi traumatique, sur l’opinion publique africaine, de la destruction de la Libye par les armées de l’OTAN, essentiellement amenées par la France et le Royaume-Uni. Le défunt guide de la Jamahiriya arabe libyenne avait conquis les cœurs des Africains par ses mises en scène radicalement symboliques, son activisme en faveur de la restructuration des instances dirigeantes du continent, et son discours « révolutionnaire » captivant. Sans oublier le soutien réel qu’il avait apporté aux mouvements de libération. Et pourtant ! Le même Kadhafi avait préféré
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LA MÉTHODE NOUAKCHOTT
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Face à la situation sécuritaire dégradée au Sahel, la Mauritanie apparaît comme stable et protégée des violences. Un modèle fragile basé sur la croissance économique, l’arabisation de la société et un dialogue délicat avec l’islam politique. par Pierre Coudurier La Grande Mosquée saudique de la capitale.
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ne étendue infinie de sable ocre. À cheval entre le Sahara et le Sahel, le désert mauritanien est un espace de liberté sans frontières, à l’instar de la culture nomade. Un million de kilomètres carrés où la transhumance et l’élevage régissent la vie des hommes. Sortie des sables à la fin des années 1950, la capitale Nouakchott n’était auparavant qu’un « petit port de pêche rabougri », se souvient dans ses Mémoires Moktar Ould Daddah, le premier président du pays. Après l’indépendance, en 1960, les anciens nomades découvrent la sédentarité, répondant à un besoin de légitimation d’un nouvel État. En effet, depuis 1920, ce territoire était une colonie intégrée à l’Afrique-Occidentale française (AOF), administrée depuis Saint-Louis, au Sénégal. Un siècle plus tard : 1 million d’habitants se sont approprié la nouvelle capitale, soit un quart d’une population disséminée sur un territoire trois fois plus grand que l’Allemagne. La Mauritanie est aujourd’hui l’exception de la bande sahélienne tant d’un point de vue sécuritaire qu’économique. Le PIB par habitant (1 672,92 dollars en 2020) y est deux fois supérieur à celui des voisins maliens (858,92 dollars) et burkinabés (830,93 dollars), notamment grâce à son industrie minière. Or, argent et surtout fer : la gigantesque mine de fer située au nord du pays près de Zouerate est la locomotive économique du pays. Détenue à 80 % par la Société nationale industrielle et minière de Mauritanie (SNIM), cette filière, qui emploie 6 000 personnes dans le pays, représente 15 % du PIB et 30 % des recettes annuelles de l’État. Elle rend néanmoins l’économie nationale tributaire des cours des matières premières. Tout comme l’aluminium, le fer est devenu plus onéreux durant la pandémie, et continue de grimper sur fond de guerre en Ukraine. Pour le moment, les vents sont donc favorables. Le prix de la tonne a atteint 150 dollars en mars 2022, contre 100 dollars en janvier 2020. Alors que la production annuelle stagne autour de 11 millions de tonnes, la SNIM s’est fixé comme objectif la vente de 13,5 millions de tonnes en 2022. L’objectif d’intégrer le top 5 mondial des exportateurs de fer avec 40 millions de tonnes annuelles est encore un lointain mirage. Quant au volet sécuritaire, la situation demeure meilleure que chez les voisins sahéliens. Aucune attaque n’a été recensée sur le territoire national depuis 2011. Un scénario qui aurait néanmoins pu être tout autre lorsque, au début des années 2000, le pays des Maures a bien failli devenir un sanctuaire pour les groupes armés djihadistes. « À l’époque, les institutions étaient affaiblies par les guerres contre le Front Polisario en 1976 et le Sénégal en 1989 », explique le colonel Cheikh Schrouf, vétéran de ces conflits. Et d’ajouter : « Le Groupe salafiste pour la prédi42
Le pays réussit à contrôler avec ses méthodes propres les confins désertiques de son territoire. cation et le combat (GSPC), venu de l’Algérie voisine, en a profité pour multiplier les attaques contre les ambassades, les casernes et les touristes entre 2007 et 2011, de même qu’Al Qaida au Maghreb islamique (AQMI). » L’état pitoyable des forces armées éclate alors au grand jour. Un problème résolu par l’ancien président Mohamed Ould Abdel Aziz, arrivé au pouvoir en 2008 par un coup d’État, et incarcéré le 22 juin 2021 dans une affaire de corruption présumée, puis assigné à résidence en raison d’un état de santé fragile. À l’époque, l’ancien général, qui dénonçait la faiblesse de son prédécesseur, Sidi Ould Cheikh Abdallahi, avait profité d’un contexte économique favorable pour réformer en profondeur l’appareil sécuritaire. UN NOUVEL AXE DE SÉCURITÉ ET DE DÉVELOPPEMENT
L’armée devient alors la colonne vertébrale de l’État, et des raids sont menés contre AQMI en 2010. La Mauritanie a « réussi la construction de son armée et à instaurer la sécurité du pays », a déclaré le président français Emmanuel Macron en février lors d’une conférence de presse au cours de laquelle il a annoncé le retrait des forces françaises au Mali. Tandis qu’aujourd’hui, la contagion de la menace djihadiste semble inexorable du lac Tchad jusqu’au Mali, en passant par le nord de la Côte d’Ivoire et du Bénin, le pays réussit à contrôler avec ses méthodes propres et un certain succès les confins désertiques de son territoire. Pour se rendre dans ces zones, nous sommes invités à suivre une mission de l’institut Themiis, qui, grâce à des fonds européens, finance la création d’infrastructures ainsi que des équipements de la Garde nationale. À 1 200 km à l’est de Nouakchott, une passe verrouille le plateau sur lequel repose Néma, chef-lieu de la région de Hodh Ech Chargui, où la dernière attaque d’AQMI remonte à 2010. Trente kilomètres à l’est vers le Mali, l’asphalte laisse place à la piste rejoignant le village d’Achemim. C’est ici qu’est implanté le centre de formation pour le groupement nomade (GN) de la Garde nationale. Créées par l’armée française en 1912, ces patrouilles méharistes ont été relancées au début des années 2000 : ces militaires rustiques et rompus au terrain arpentent le désert à dos de chameau, kalachnikov en bandoulière. « Ces unités peuvent tenir plusieurs mois en milieu AFRIQUE MAGAZINE
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OLIVIER PAPEGNIES - RÉGIS DUVIGNAU/POOL/AFP
Du fer transporté de la mine de Zouerate vers le port de Cansado, dans le nord. Le secteur représente 15 % du PIB.
aride », précise l’adjudant-chef Sidi Lebssah, en uniforme. Et d’ajouter : « Le GN règle les conflits entre éleveurs, cure les puits et assure des soins médicaux de base. » L’objectif est clair : empêcher les groupes djihadistes de se substituer à l’État, et obtenir en retour des renseignements de la part des populations isolées. Une approche soutenue par le numéro deux de la Garde nationale, le général Yacoub Ould Amar Beyatt, présent lors de l’inauguration du centre de formation pour les jeunes méharistes. « L’idée laissant à penser que les problèmes de défense exigent une réponse strictement militaire est révolue », indiquet-il, ce 28 janvier. En Mauritanie, le contrôle du territoire va de pair, autant que faire se peut, avec son développement humain. L’Union européenne (EU) finance le programme Ghawdat (« méhari » en arabe) ainsi que la construction d’une dizaine de puits disséminés dans la région. Ceux-ci fonctionnent à l’énergie solaire, grâce à une pompe immergée qui envoie l’eau vers le château. En dépit de ces programmes de développement, la situation reste fragile sur place en raison de l’absence d’infrastructures médicales ainsi que d’un système éducatif dysfonctionnel. DANS L’ATTENTE DE RÉFORMES
À Achemim, les habitants vivent en effet de peu, dans des maisons brinquebalantes ou des tentes traditionnelles, les khaimas, symboles de la culture nomade. Ces habitations mobiles de forme pyramidale sont cordées à des piquets plantés dans le sol afin de résister aux tempêtes de sable. Leur toile est fabriquée à partir de poils de chameau ou de mouton. Sous l’une d’elles, en cette matinée d’hiver, la famille d’Ahmedou Amadou AFRIQUE MAGAZINE
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est rassemblée. « Mon fils souffre d’une tumeur au cerveau », s’émeut Myriam, sa mère, drapée dans un voile violet. Allongé, le jeune homme de 21 ans garde les yeux grands ouverts, et son visage est livide. « Chaque boîte de médicaments coûte 50 euros, et nous n’avons pas les moyens de l’emmener à l’hôpital ni de le soigner », reprend la mère de famille. Une triste réalité à laquelle personne ne peut échapper dans la région. Dans cette partie de la Mauritanie, on peut s’estimer heureux d’avoir un salaire, et celui-ci dépasse rarement les 100 euros. Sidi Mohamed Ould, le maire du village, qui arbore l’étendard mauritanien et porte un chèche noir, n’a aucun moyen à sa disposition. Si l’édile de 65 ans à l’allure bonhomme se réjouit « que la sécurité soit revenue », les conditions de vie sont précaires. Assis dans le sable, les élèves suivent les cours dans un bâtiment dont la toiture en tôle laisse filtrer les rayons brûlants du soleil. « Nous manquons de livres et de cahiers », annonce Hamadie Cheikh, le chef de l’unique établissement scolaire à 40 km à la ronde. Plus de deux ans après l’élection de Mohamed Ould Ghazouani – soutenu à l’époque par le président sortant Mohamed Ould Abdel Aziz, son ami de longue date ate –, la Mauritanie est toujours dans l’attente des « réformes nécessaires pour asseoir les bases de l’école républicainee », comme s’y était engagéé le nouveau chef Le président Mohamed Ould Ghazouani, en fonction depuis 2019.
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PERSPECTIVES
La mise en pause de l’extraction pétrolière
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es prémices de l’exploitation pétrolière en Mauritanie remontent à 2006, après la découverte du gisement offshore de Chinguetti, situé à 70 kilomètres à l’ouest de Nouakchott. Cette ressource est alors perçue comme un levier pour accéder à un statut nouveau sur la scène internationale. Mais après plusieurs campagnes d’exploration, le niveau de production s’avère trop faible pour être rentable. La cause : les réserves sont trop profondes. « Cela a été la double peine pour le pays, relève un journaliste local. Lorsque le prix du pétrole a commencé à baisser, on s’est aperçu que les quantités disponibles étaient moins importantes qu’on ne le pensait. » Alors que Petronas, le géant pétrolier malaisien avait racheté le droit d’exploitation à l’australien Woodside, ce dernier doit désormais payer un coût d’obstruction de 350 millions de dollars car l’exploitation du puits s’est achevée. L’aventure du pétrole mauritanien est pour le moment mise à l’arrêt. ■
de l’État lors de sa campagne. En outre, l’actuel président, qui s’est distancié de son prédécesseur, est accusé par l’opposition de ne pas vouloir instaurer de « dialogue inclusif », mais de simples consultations, et ainsi d’éluder la question de l’éradication de l’esclavage et de l’alternance politique. UNE POLITIQUE D’ARABISATION
Posée sur le bras d’une dune, cette école dispense une éducation en arabe. Si plus personne ne parle un bon français à Achemim, c’est bien la conséquence d’une politique linguistique d’abandon de la langue française. « L’arabisation de tout notre système d’éducation est désormais engagée d’une manière irréversible, et sa progression qui conciliera le souhaitable et le possible, inéluctable », déclare en 1974 le président Ould Daddah. Cette stratégie fait à l’époque craindre une flambée des tensions entre Arabes et négro-africains. Ces derniers, majoritairement installés le long de la vallée luxuriante du fleuve Sénégal, le vivent comme une oppression culturelle. Beaucoup seront d’ailleurs expulsés en 1989 vers le Sénégal et le Mali, dans ce qui s’apparente à un règlement de compte, à la suite d’un accrochage entre des paysans sénégalais soninkés et des bergers peuls mauritaniens. En dépit de l’absence de toute référence dans la Constitution, la langue de Molière continue d’être utilisée dans les hautes sphères du pays. Le bilinguisme cède toutefois sa place à l’unilinguisme dans les villages reculés comme 44
Achemim, alors que les élites se prémunissent face à l’absentéisme des enseignants qui sévit dans le public en envoyant leurs enfants étudier à l’étranger ou dans des écoles privées. Face au taux de réussite au bac le plus bas du monde (8 %), Mohamed Ould Ghazouani s’est engagé depuis 2019 à combattre la dualité entre l’enseignement public et privé, en « gage de l’unité nationale », et à donner plus de moyens à la réforme du système éducatif. Selon le ministre de l’Éducation Mohamed Melainine Ould Eyih, 4 500 enseignants ont toutefois été recrutés depuis le début du mandat. Le travail à faire reste néanmoins immense, à l’image du fossé qui sépare les différentes classes sociales du pays. Les habitants d’Achemim sont eux, relativement bien lotis, car alimentés en électricité par des panneaux solaires, et en eau grâce à un puits. Quelques tomates, aubergines, carottes et choux métamorphosent parfois le désert en jardin. Ces infrastructures sont inexistantes dans les confins désertiques du territoire, où les habitants sont analphabètes. Ils représentent des cibles de choix pour les djihadistes, qui profitent de leur isolement. Avec un réseau téléphonique GSM inexistant, la radio est le seul moyen de se tourner vers l’extérieur. Mais la Mauritanie ne dispose pas de suffisamment de relais. « Les vieux émetteurs manquent de pièces de rechange, et le programme national n’est pas diffusé à plus de 50 km de la capitale », précise Yann Philippe, consultant en radiocommunications à Nouakchott. Il est donc impossible de capter le programme national, faute d’investissements. Pour tenter de rassembler ces populations éparses, une idée fait néanmoins son chemin dans le quartier des ministères de la capitale : le conditionnement de l’aide publique aux villages d’au moins 1 000 habitants. C’est-à-dire l’installation par l’État d’une école, d’un bureau de vote et d’un dispensaire médical. « La sédentarisation anarchique ne permet pas d’offrir des services étatiques suffisants », insiste le général Yacoub Ould Amar Beyatt. Surtout le long des 1 200 km de frontière avec le Mali, où une tribu est installée tous les 2 km… Mais cette idée est pour l’instant restée lettre morte. « Ces terres sont celles de nos ancêtres, et nous refusons de les quitter », justifie un chef de famille, pour qui la sédentarisation n’est pas une option. À une heure de piste d’Achemim, le désert se transforme peu à peu en savane. Les pâturages se densifient, tandis que les pistes sont traversées par des chameaux et des chèvres. Les bergers comme Yupa Sid Brahim ne sont jamais loin. « Je dois faire 30 km pour trouver un pré vierge », détaille-t-il. Originaire du Mali, cet homme de 40 ans touche 3 000 ouguiyas par mois (moins de 80 euros). « La frontière est pleine de voleurs », reprend-il. Pas uniquement. Côté malien, le 19 janvier, sept Mauritaniens ont été égorgés, dans une exaction qui porte la marque de l’armée malienne, selon le gouvernement de Nouakchott. Trente autres ont disparu entre le 5 et le 6 mars. Deux événements qui entachent la tentative des autorités putschistes de Bamako d’obtenir le soutien de la Mauritanie face aux sanctions de la Communauté économique des États de l’Afrique de AFRIQUE MAGAZINE
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Cette politique de dialogue avec les islamistes a été aussi l’Ouest (CÉDÉAO). Cette dernière a décidé le 9 janvier de placer transposée à la société civile. « Alors que le président Aziz avait le pays sous embargo afin de sanctionner le maintien de la junte marginalisé l’opposition, Mohamed Ould Ghazouani a tenu à au pouvoir. La semaine qui a suivi, une délégation malienne rompre avec l’image de son prédécesseur, et reçoit désormais est venue jusqu’à Nouakchott pour convaincre les dirigeants les islamistes du parti Tewassoul, devenus leaders de l’opposide ne pas s’aligner sur les décisions de la CÉDÉAO, une union tion », analyse un observateur de la vie politique mauritanienne. à laquelle le pays n’appartient pas. Si la frontière était encore Pour essayer de couper l’herbe sous les pieds aux extrémistes, ouverte au moment où nous mettons sous presse, la Mauritanie Nouakchott a aussi abrité plusieurs congrès internationaux, se a haussé le ton le 8 mars, accusant l’armée malienne d’actes « cripositionnant comme rempart contre l’extrémisme religieux, minels récurrents » sur son sol, après une manifestation de pluet ainsi tenter de résoudre les conflits au Sahel. La deuxième sieurs dizaines de personnes devant la présidence à Nouakchott. édition de la Conférence africaine de la paix s’y est tenue du À quelques encablures de la frontière malienne, la base 8 au 10 février dernier, grâce à des financements émiratis, et de Nbeiket Laouach abrite la force conjointe du G5 Sahel : a rassemblé 300 ambassadeurs, chercheurs et oulémas venus Mauritanie, Niger, Burkina Faso, Tchad et Mali. Des trande l’ensemble du monde arabe. Plusieurs thèmes étaient aborchées de protection sont creusées dans la terre sablonneuse, dés, comme la rectification des concepts de la charia, la lutte et protègent les 700 soldats du pays stationnés sur place. « Les opérations militaires conjointes sont pour le moment quasiment La base militaire mauritanienne de Nbeiket Laouach, à la frontière malienne, abrite la force inexistantes », relève un officier. conjointe du G5 Sahel. Dans le camp : des véhicules toutterrain équipés de mitrailleuses M80 sont alignés. Les hommes, eux, portent des kalachnikovs ou des lance-roquettes RPG7. Ces unités mobiles ont remplacé les formations lourdes et inadaptées au modèle de lutte contre les groupes armés. Alors que les groupes méharistes jouent un rôle de police de proximité et d’aide aux populations, ces escadrons motorisés sont destinés exclusivement au combat antiterroriste.
THOMAS SAMSON/AFP
L’ESSOR DE LA RÉPUBLIQUE ISLAMIQUE
Grâce à son modèle de sécurité et de développement, la République islamique de Mauritanie n’a plus connu d’attentat depuis 2011. La Constitution de 1991 fait en outre de l’islam la religion d’État, et de la charia la loi du pays. Tandis que le gouvernement accorde l’amnistie aux djihadistes repentis, l’homosexualité ou le blasphème sont passibles de la peine de mort, même si celle-ci n’est plus appliquée depuis 1987. Dans les rues de la capitale, il n’est pas rare de croiser des femmes ayant troqué la traditionnelle melhfa, un voile ample laissant entrevoir les cheveux, pour le niqab. Au Sahel, l’idée d’un dialogue avec les groupes extrémistes violents acquiert aujourd’hui une certaine crédibilité. Le pays des Maures est d’ailleurs fréquemment accusé d’avoir établi un accord tacite de non-agression avec les groupes terroristes, voire, selon les États-Unis, de verser plusieurs millions de dollars à AQMI afin d’éviter les enlèvements de touristes. AFRIQUE MAGAZINE
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contre l’extrémisme et l’immigration clandestine. Le président du Niger, Mohamed Bazoum, a conclu la conférence en déclarant que « si cet espace du Sahel est aujourd’hui le théâtre de ce drame, cela n’est tout simplement révélateur que du faible degré d’éducation des jeunes et de l’état de leur détresse sociale ». Un climat sécuritaire dégradé qui n’a pourtant pas contaminé la Mauritanie, lui permettant de se concentrer sur son développement encore bien incomplet. D’autant que le pays a désormais une nouvelle carte à jouer : le gaz offshore. Mandatée par le Sénégal et la Mauritanie, la société BP exploite un gigantesque gisement ultraprofond (à plus de 2 000 mètres sous le fond marin). Les réserves sont estimées à 1 400 milliards de m³ de gaz. Après de nombreux retards, le projet Grande Tortue doit démarrer en 2023 et pourrait permettre au pays de compter parmi les grands producteurs africains de gaz. ■ 45
Dans l’œil des cyclones
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présenté par Zyad Limam
’est le concours de photoreportage le plus prestigieux du monde. Un voyage annuel dans notre quotidien bouleversé et chaotique. Sous l’œil et le cadrage des photographes, témoins souvent courageux de l’histoire instantanée. Pour l’édition 2022, le jury a choisi de privilégier une approche régionale. Par grandes zones continentales. Plus de 4 000 photographes auront concouru avec près de 65 000 images. Les lauréats viennent de 23 pays à travers le globe. Les thématiques sont, à l’image de notre humanité, marquées par la lutte pour la démocratie, par la guerre, la violence, et aussi l’abnégation, l’engagement de certains. C’est cette approche que nous avons choisi de présenter en attendant les prix globaux, dont la fameuse World Press Photo of the Year, qui seront annoncés début avril et que vous pourrez retrouver sur notre site afriquemagazine.com. ■ worldpressphoto.org
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Faiz Abubakr Mohamed, Sudan Protests, lauréat Afrique (image seule)
Fin décembre 2021, Khartoum, Soudan. Des manifestants, souvent jeunes, marchent dans la capitale, font face aux forces de l’ordre, exigeant que les militaires se retirent du gouvernement de transition. Le photographe fait partie des militants, avant de vouloir témoigner de visu, de l’histoire de son pays. Et de la bataille pour la démocratie.
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Fatima Shbair, Palestinian Children in Gaza, lauréat Asie (image seule)
25 mai 2021. Des enfants se regroupent à Beit Lahia, Gaza, entre deux bombardements de l’armée israélienne, lors de l’opération « Gardien des murailles ». Au moins 256 Palestiniens dont 66 mineurs sont tués lors des opérations militaires. La photographe, autodidacte, est basée à Gaza City et coopère avec les grandes agences internationales.
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Irina Werning, The Promise, lauréat Amérique du Sud (reportage)
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IRINA WERNING/PULITZER CENTER
FATIMA SHBAIR/GETTY IMAGES
En août 2020, Antonella, qui vit à Buenos Aires, en Argentine, décide de ne plus se couper les cheveux tant qu’elle ne pourra pas retourner à l’école, fermée pour cause de Covid-19. Un témoignage émouvant sur toute une génération dont la vie a été bouleversée par la pandémie. Antonella retournera à l’école en septembre 2021. Et coupera ces longues mèches pour marquer le moment.
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Guillaume Herbaut, Ukraine Crisis, lauréat Europe (projet à long terme)
Décembre 2013. Une statue de Lénine, décapitée à Kotovsk, en Ukraine. En février 2014, le président Viktor Ianoukovytch, fuit le pays devant la révolution de Maïden, poussée par une jeunesse pro-européenne. La chute du régime enclenche une série d’événements qui mèneront à l’invasion russe de février 2022. Le jury a retenu cette image qui s’inscrit dans un projet à long terme (2013-2021) du photographe et souligne de manière à la fois graphique, sans violence, et particulièrement symbolique, la puissance des forces de l’histoire en marche.
Ismail Ferdous, The People Who Feed the United States, lauréat Amérique centrale et du Nord (reportage)
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GUILLAUME HERBAUT/AGENCE VU
ISMAIL FERDOUS/AGENCE VU
Septembre 2020, Sioux Falls, Dakota du Sud. José, ici avec sa sœur Sara, est l’une des victimes du Covid-19. Il a passé cinq mois à l’hôpital sous ventilation. Comme d’innombrables autres travailleurs, José a été en première ligne, lors de l’épidémie, dans un abattoir industriel. Une activité considérée comme essentielle dans de nombreux pays. Une activité où la pandémie a fait des ravages.
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BASSO CANNARSA/OPALE.PHOTO
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interview
FELWINE SARR
« La fiction n’est pas un reportage » L’auteur et essayiste sénégalais signe un roman d’apprentissage, Les lieux qu’habitent mes rêves. Philosophique, spirituelle, cette œuvre chorale explore avec acuité les thèmes de la fraternité, de l’amour, de la mort. propos recueillis par Astrid Krivian
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es rêves de Felwine Sarr habitent de multiples lieux – la littérature, la musique, la philosophie, la spiritualité. Mû par une curiosité et une soif existentielle insatiables, l’écrivain sénégalais trace ses chemins dans ces géographies. Né en 1972 sur l’île de Niodior, il déploie ses talents à la croisée des arts et des disciplines. Musicien, ceinture noire de karaté, professeur agrégé d’économie à Saint-Louis pendant treize ans, il enseigne désormais la philosophie africaine contemporaine et diasporique à l’université Duke (Caroline du Nord), aux États-Unis. Son essai Afrotopia, plaidoyer pour l’autodétermination de l’Afrique, est devenu un ouvrage de référence. Avec Achille Mbembe, il a cofondé AFRIQUE MAGAZINE
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l’événement culturel Les Ateliers de la pensée, à Dakar, et a cosigné avec l’historienne Bénédicte Savoy un rapport sur la restitution par la France d’œuvres africaines au continent. Avec sa maison d’édition Jimsaan (le nom d’une rizière dans les îles du Saloum), il est coéditeur du prix Goncourt 2021, La plus secrète mémoire des hommes, de Mohamed Mbougar Sarr. Dans son panthéon littéraire, on trouve Senghor, Césaire, Kundera, Pascal Quignard, René Char, Hermann Hesse, Nietzsche, Rilke, mais aussi des mystiques, tels que Rûmî ou Christian Bobin. Son onzième ouvrage, Les lieux qu’habitent mes rêves, est un roman d’apprentissage, cheminant entre le Sénégal, la Pologne, la France et la Suisse. Il conte le parcours initiatique de frères jumeaux, l’un ancré dans la tradition spirituelle du pays sérère, l’autre attiré par l’ailleurs. 53
INTERVIEW
l’identité et du double, et mener une réflexion sur l’invention de soi, sur le rapport aux lieux. Sommes-nous le résultat de notre milieu, le produit des circonstances, des contextes ? Ou est-ce que l’on s’invente ? Et que nous reste-t-il de l’héritage transmis lors des moments initiaux de notre vie ? Nés au Sénégal, issus de la même matrice culturelle, Fodé et Bouhel ont reçu des legs semblables, jusqu’au bac. De quelle façon leur chemin initiatique va-t-il différer ? La mythologie de la gémellité, cette tension entre l’identité et l’altérité, est intéressante. Les jumeaux sont à la fois mêmes et différents. Cela évoque aussi la tension de l’homme contemporain au sein de la globalisation, à la fois ancré dans son pays et ouvert sur l’ailleurs – le Tout-Monde pour citer Édouard Glissant.
Cette problématique de l’ici et de l’ailleurs nous interpelle tous. Le monde s’offre aujourd’hui comme un territoire d’expériences et de circulations, de rencontres avec l’esprit humain, dans ses multiples composantes. Les cultures s’imbriquent. Fodé veut investir sa localité, rester en pays sérère, creuser le sillon de la tradition, en reprendre le flambeau. Bouhel voyageait déjà à travers les livres et désire explorer le vaste monde. À travers Fodé, vous décrivez le Ndut, un rite de la cosmogonie et de la mystique sérères, très élaborées. Ce sont des pratiques spirituelles méconnues…
J’ai grandi entre la ville et le village. Mon père étant colonel, nous avons habité dans plusieurs bases militaires du pays. Je revenais régulièrement sur l’île de Niodior et voyais la profondeur, la richesse spirituelle de ces cultures. Elles méritent d’être transmises. Ça m’a appris à voir le monde en relief, à être à la croisée de plusieurs univers, à toucher du doigt leur profondeur. J’ai en moi une partie de ce monde-là, comme le « pays sans fin », qui désigne la mort : c’est l’autre lieu, où l’on se retrouve, une fois que l’on quitte l’ordre des vivants. Ici, la mort n’est pas une fin ni un néant. C’est un passage d’un ordre à un autre, vers une autre forme d’humanité, dans un cycle ininterrompu de vie. À partir de ce lieu, des liens, des passerelles avec les vivants ici-bas demeurent. Ainsi, les ancêtres sont présents dans ces cosmogonies. C’est une autre proposition sur la mort, différente de celle répandue de l’enfer et du paradis. Cela vous a-t-il donné un regard moins effrayant sur la mort ?
Oui, cette idée qu’elle n’est pas une fin, une néantisation, mais un passage, et que l’on ne sera pas jugé sur nos actes, peut apaiser. C’est important d’avoir une pluralité de perspectives métaphysiques, lesquelles tentent d’apporter des réponses au mystère insondable de la mort. Certains initiés ont la faculté de sortir de leur corps, dépeignez-vous…
La décorporation est un savoir présent au sein de plusieurs sociétés africaines, dans différents lieux. On considère le corps comme un vêtement. L’humanité se pensait comme l’ultime étape de l’évolution. Elle serait la fin du chemin, à partir du minéral, du végétal, de l’animal, dont elle serait séparée. Ces mystiques ont une autre vision : nous pouvons quitter une forme du vivant vers une autre, incarner notre vie dans d’autres corps. C’est une union et une perspective écologique intéressante.
Ce livre participe à la décolonisation des savoirs, des imaginaires, en faisant des mystiques anciennes tel le Ndut un élément central. Je voulais mettre sur le devant de la scène nos expériences existentielles, nos façons de faire communauté, de faire culture, nos rapports au sacré, à la transcendance, à la métaphysique. En bibliothèque, on trouve les ouvrages des grandes traditions spirituelles Les lieux qu’habitent mes rêves, Gallimard, bien connues – les religions monothéistes, les 176 pages, 18 €. spiritualités asiatiques… Mais de nombreuses Selon cette religion, il y aurait métaphysiques tout aussi fondamentales pour une grande fosse regroupant l’humanité demeurent dans l’antichambre. L’un des travaux des événements en attente, prêts à surgir ou non d’Hercule de l’écriture est de restituer au monde sa richesse dans une destinée. d’expériences. C’est également un geste de transmission pour Cette idée complexifie le débat entre libre arbitre et prédesles jeunes Africains, lesquels ne sont plus initiés et ont un écho tination, présent en général au sein des monothéismes. Ici, des très lointain de cette spiritualité. Ils ne savent plus que notre événements sont candidats à advenir dans le chemin de vie. Si terreau a fécondé des visions extrêmement riches du monde. un individu déploie suffisamment de volonté, il peut agir sur des forces et les provoquer. Sinon, ces épisodes restent dans Avez-vous observé cette spiritualité sérère lors de votre la grande fosse. enfance sur l’île de Niodior, dans le Sine Saloum ? 54
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AM : Votre roman raconte le parcours initiatique de Fodé, enraciné dans la tradition spirituelle en pays sérère, et de Bouhel, étudiant expatrié en France. Comment l’avez-vous imaginé ? Felwine Sarr : Je voulais explorer la question de la fraternité, de
Avec sa maison d’édition Jimsaan, il est coéditeur du Goncourt 2021, La plus secrète mémoire des hommes, un roman de Mohamed Mbougar Sarr. Ici, aux côtés du lauréat et de l’éditeur Philippe Rey, lors de la remise du prix au restaurant Drouant, à Paris, le 3 novembre 2021.
En quoi l’histoire d’amour en France de Bouhel, l’autre jumeau, avec Ulga, une étudiante polonaise, est-elle une expérience fondatrice, transformatrice ?
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En tombant éperdument amoureux, Bouhel se déplace dans une autre géographie : la Pologne. L’Europe de l’Est est un autre choc culturel pour lui. C’est à la fois une altérité et le partage d’une condition, Bouhel et Ulga étant deux étudiants étrangers en France. Cette histoire est un tournant et fait basculer sa vie, notamment par la survenue d’un événement dramatique qui bouleverse leurs destinées. Ainsi, on s’interroge sur le caractère absolu de l’amour : est-ce qu’il transcende tout ? Le sentiment suffit-il pour faire face à l’abîme ? « Ce pays nous avait acceptés dans ses universités, mais ne nous accueillait pas », relève Bouhel. Vous êtes-vous inspiré des difficultés rencontrées lors de vos études d’économie à Orléans, en France ?
Oui, j’ai puisé dans mon expérience. C’est aussi un clin d’œil à tous les étudiants africains croisés en France. Pour la plupart, s’ils sont acceptés, ils ne sont pas accueillis. Ils ont des difficultés pour avoir une carte de séjour, pour se loger, pour avoir un AFRIQUE MAGAZINE
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« Ce livre participe à la décolonisation des savoirs, des imaginaires. » boulot qui ne soit pas exténuant. Ils sont la cible d’un racisme fréquent. Ils font preuve d’un courage et d’une abnégation immenses. La plupart réussissent leurs études, certains brillamment, mais dans des conditions très difficiles. C’est un chemin de croissance, une expérience ambivalente, car ce sont aussi de très belles années où l’on se construit intellectuellement, humainement, où l’on fait des rencontres essentielles. Après une épreuve, Bouhel cherche l’apaisement, tente de trouver des réponses existentielles au sein d’un monastère bénédictin. Pourquoi est-ce
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INTERVIEW
important de faire dialoguer les différentes spiritualités de l’humanité ? Puiser dans plusieurs ressources, c’est aussi votre quête personnelle ?
Oui. Je fais mon miel des richesses offertes par les autres cultures, je chemine dans différentes traditions spirituelles. Je suis issu d’une famille musulmane, j’ai donc reçu un héritage important de l’islam classique, mais le soufisme m’a également intéressé, ainsi que la mystique chrétienne, le bouddhisme… Tous ces mondes convergent, ils sont les formes d’expression d’une même quête, celle d’une conscience lumineuse. Je recherche l’unité du corps, de l’esprit et de l’âme avec le Tout, le cosmos, dont ils sont issus. Comment conciliez-vous vos multiples projets et engagements (enseignement, écriture d’essais et de romans, musique, organisation des Ateliers de la pensée, direction d’une maison d’édition…) ? Et parvenez-vous à trouver du temps pour faire une introspection dans cette vie très occupée ?
Ces activités ont des temporalités différentes : certaines s’effectuent dans la chronologie, et d’autres à l’intérieur de moi. La musique, la création, la rumination, la méditation précèdent l’écriture d’un livre. Je peux donner un cours à l’université, et pendant ce temps, des personnages ou un air de musique cheminent en moi. Quand ils arrivent à maturité, je me pose et dégage du temps pour les réaliser. Il s’agit d’être en mesure de vivre plusieurs dimensions du temps. Les pratiques méditatives et les arts martiaux m’intéressent depuis l’adolescence, donc j’aménage des espaces de méditation où je nourris mon intériorité, où je suis hors du tourbillon, où je disparais. Je suis toujours dans cette quête délicate d’un équilibre entre les temps intérieurs et ceux que je donne à la société, à la communauté. Que vous ont transmis vos parents ?
Beaucoup de choses ! J’évoque ma mère en filigrane dans le roman, à travers le personnage de Na Adama, celle des jumeaux. C’est aussi un hommage. Ma mère est une force, la générosité, la bonté, une présence lumineuse dans nos vies, jusqu’à aujourd’hui. Mon père était colonel, c’était un homme d’une extrême rigueur, d’une lucidité, d’une honnêteté, d’un grand courage. Il avait une belle ambition pour nous, et pour l’Afrique. Il était solide, droit dans ses bottes, dans son identité. Il m’a transmis de belles valeurs, appris la rigueur et la méthode, à me lever tôt, faire les choses en temps et en heure. Je lui suis infiniment reconnaissant. Avec mes sœurs et mes frères, quand une épreuve se présente à nous, on se rappelle ses leçons de vie. Je n’ai jamais éprouvé le besoin de « tuer le père » de manière symbolique, psychique, comme c’est le cas dans d’autres familles. Nous avions une relation très libre, j’ai pu être pleinement moi-même, tout en étant fier d’être son fils. Ça m’a économisé beaucoup de faux combats. Il m’a donné le désir d’être pour mes enfants ce qu’il a été pour nous. La poésie est une clé fondamentale dans Les lieux qu’habitent mes rêves, où vous citez René Char :
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« Nous devons créer librement, sans peur, car nos créations sont importantes pour la société. Sans ça, elle étouffe. » « La lucidité est la blessure la plus rapprochée du soleil. » C’est une définition de cet art ?
En effet. Nous avons une vision un peu romantique de la poésie. Or, il faut accepter la part obscure de l’humanité, la face cachée de la lune. Habiter poétiquement la vie, c’est embrasser le monde dans toutes ses dimensions. C’est l’amor fati nietzschéen, être avec ce qui est. Les grandes traditions spirituelles nous enseignent à agir sur les choses qui relèvent de notre ressort, mais également à accepter, à être pleinement présent à la réalité. Qui vous a inspiré le personnage de Vladimir, le frère d’Ulga, qui a des visions et projette des actions de grande ampleur collective pour mettre fin à la « ruine morale » du monde actuel ?
C’est un personnage décalé, un peu fou, voyant, à la limite de la raison et des normes sociales. C’était intéressant d’entrer dans la tête d’un psychotique et de restituer son point de vue avec justesse, en étant en empathie avec lui. On n’aime pas les discours des fous, mais ils sont parfois très lucides. La frontière entre l’extrême lucidité et la folie est très ténue. Vladimir a des visions de ce qu’il appelle le monde profond. La crise environnementale, l’empire de la force et de la dévastation sur nos écosystèmes sont une ruine spirituelle et morale. On a acquis des moyens technologiques immenses pour contrôler le vivant. Mais nous n’avons pas de sagesse dans notre rapport au monde. C’est une crise civilisationnelle. Même s’il cherche des solutions qui sont sans doute mauvaises, Vladimir analyse ce constat et pose la question de la conscience humaine. Il propose par exemple de reprogrammer le striatum, une partie de notre cerveau responsable de l’insatiabilité de nos désirs et qui nous pousse à consommer sans limites. Ce roman choral donne la voix à plusieurs personnages-narrateurs. Écrire, c’est mettre son ego en retrait pour laisser la place aux autres ?
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Oui. Il existe une vision de l’écriture narcissique, égotique, des textes d’autofiction qui ne regardent que leur nombril. Mais pour moi, écrire, c’est céder la place à une pluralité de voix, tenter de restituer la complexité du monde, la rendre palpable, éclairer une situation depuis plusieurs points de vue. J’aime cette idée de l’écrivain Milan Kundera : le roman restitue les choses telles qu’elles sont, et non pas telles qu’elles devraient être. Chaque mot est pesé dans votre texte ciselé. Pourquoi ce choix d’une langue épurée ?
Depuis mon entrée en littérature, avec Dahij en 2009, l’écriture est une ascèse pour moi, un moyen d’y voir clair, un désir de formuler l’essentiel. Mû par une quête de justesse, je laisse de côté l’accessoire, l’anodin, ainsi que l’emphase. L’économie des moyens fait partie du travail. Écrire, c’est sortir de sa solitude existentielle, on établit un dialogue avec la sensibilité d’autrui. Je requiers l’attention et le temps du lecteur, donc je m’évertue à laisser au vestiaire les paroles vaines. C’est important d’aller au cœur des choses. Parfois, on peut se laisser prendre au vertige de sa propre écriture à travers un style ampoulé, mais est-ce l’essentiel ? En novembre dernier, vous avez publié une tribune dans le média Senenews pour défendre Mohamed Mbougar Sarr. Lauréat du prix Goncourt 2021 pour son roman La plus secrète mémoire des hommes, il a été la cible d’une polémique homophobe au Sénégal. On l’accusait de faire l’apologie de l’homosexualité à travers son précédent livre, De purs hommes, que vous aviez aussi coédité. Pourquoi était-ce important de prendre position ?
Il fallait défendre la liberté de créer. Il n’y a pas eu de débat lors de la sortie de l’ouvrage De purs hommes en 2018. Mohamed Mbougar Sarr a même pu en parler au Sénégal. À
MBA
Certifié RNCP Niveau 7 9 programmes 3 en ANGLAIS
la faveur de la remise du prix Goncourt, des amalgames se sont créés. Je cite à nouveau Milan Kundera : dans l’espace du roman, le jugement moral est suspendu. Les humains y sont révélés dans leur complexité. C’est un discours contre-idéologique. On invite à comprendre les personnages plutôt qu’à les condamner, les juger. La fiction a ses codes, ses règles, elle n’est pas un reportage. Mohamed Mbougar Sarr a fait un travail romanesque, et non pas sociologique ou anthropologique. Comme il dit, il faut apprendre à lire la fiction. De purs hommes est un roman sur la violence homophobe, qui restitue aux personnages leur humanité. C’est une réflexion sur ce qui rend des individus violents, au point de priver certaines personnes de sépulture, sous prétexte que l’on désapprouve leur foi, leur orientation sexuelle. Nous devons créer librement, sans peur, car nos créations sont importantes pour la société. Sans ça, elle étouffe. Comment sensibiliser les jeunes à la lecture, face au règne des écrans, du numérique ?
Au-delà des volontés individuelles à la maison et à l’école, il faut créer un écosystème, des infrastructures telles que des bibliothèques, des maisons d’édition et des émissions littéraires, des chroniques, des festivals, des rencontres… Le livre doit être disponible dans différents espaces, pour faire perdurer cette culture. La lecture est une densification de sa propre humanité, un recueillement, un échange, un partage, un enrichissement. Enfant, je passais mes mercredis après-midi dans les rayons des deux bibliothèques de ma rue. Je sais ce que je dois aux livres. C’est pourquoi je m’inscris dans une chaîne de transmission : je donne ce que j’ai reçu. Les écrivains, mais également les peintres et les musiciens, sont des êtres de sensibilité, de mots et de paroles qui nous enrichissent. Ils nous transmettent le plus beau, le plus fort de leur expérience, qui vit ensuite à l’intérieur de nous. ■
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entretien
Pap Ndiaye
Le récit puissant de l’émancipation Dans son nouvel ouvrage, Les Noirs américains, l’historien retrace les combats politiques et culturels menés depuis l’esclavage. Une histoire raciale faite de violences, d’exclusion, mais aussi de résistances et de victoires. propos recueillis par Astrid Krivian
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DMITRY KOSTYUKOV/THE NEW YORK TIMES/REDUX-REA
Devant le Musée national de l’histoire de l’immigration, à Paris.
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AM : Comment présenteriez-vous l’histoire des Africains-Américains ? Pap Ndiaye : Mon ouvrage insiste sur les capacités des Noirs
américains à résister et à se forger des espaces de vie, de culture, dans des circonstances historiques extrêmement dures : exploitation, oppression, persécution… C’est très important de restituer ce que l’on appelle en histoire et en sciences sociales l’« agentivité » (« agency » en anglais) : ce sont les facultés des acteurs, y compris dans des situations de domination, à ne pas être seulement des victimes. Ce sont des actes parfois très ténus, subreptices, moins spectaculaires que la révolte, la fuite, les gestes ouverts de rébellion, mais tout aussi déterminants – par exemple, faire de la musique peut être une forme de résistance. Les Africains-Américains ont lutté pour le droit à la vie, y compris dans sa dimension la plus biologique. Pour ne pas mourir étouffé par un policier, pour une existence digne. Quel lien les Africains-Américains entretiennent-ils avec le continent aujourd’hui ?
retracer leurs origines familiales, à cause de la coupure radicale de l’esclavage, la disparition du nom, l’anonymisation, la chosification de l’esclave, perdant toute référence précise à la région d’origine. L’ADN permet de retrouver un lieu d’origine approximatif. Sur YouTube, on trouve de nombreuses vidéos de jeunes se filmant en train de découvrir en direct le résultat de leur test. Cette révélation provoque des pleurs, des exclamations, mais aussi parfois de la stupéfaction : des Américains blancs découvrent qu’ils ont de l’ADN lié à l’Afrique. En effet, selon les estimations, 20 % de la population blanche américaine aurait un ancêtre noir. Et peu le savent. Comment expliquez-vous cet intérêt pour le continent ?
L’Afrique a le vent en poupe et connaît un développement économique qui offre des opportunités nouvelles. Elle attire des hommes d’affaires, mais aussi des missionnaires protestants… Les étudiants américains suivent volontiers un semestre d’échange dans les universités africaines. De père kényan, le président Obama a aussi incarné, suscité cet élan vers le continent. Il en a fait l’un des axes de sa politique étrangère. En quoi l’élection présidentielle de Barack Obama en 2008 fut-elle un événement historique ?
Ce fut un grand moment d’histoire, et ça le restera. Tout le monde l’avait senti et compris, à l’échelle du monde. Je me souviens des réactions en Afrique. Ce n’était pas de la naïveté, au point de penser qu’Obama allait changer la vie du chauffeur de taxi de Bamako. Mais chacun était ému, au vu de l’histoire des États-Unis, de la violence subie par les Noirs, la ségrégation qui sévissait dans le Sud cinquante ans auparavant… On se souvient aussi des larmes du révérend et militant Jesse Jackson : il pensait à tous ces militants assassinés au cours de cette longue marche pour les droits civiques. L’accession au pouvoir d’Obama représentait à ses yeux un accomplissement colossal. En quoi le bilan de ses deux mandats est-il plus mitigé, notamment concernant sa politique pour améliorer les conditions de vie des Africains-Américains ?
Difficile d’être à la hauteur des espoirs que beaucoup plaçaient en son élection. La Depuis trente ans, on constate un intéLes Noirs américains : De principale réussite de son premier mandat fut rêt croissant pour celui-ci. On le mesure en l’esclavage à Black Lives Matter, la loi d’assurance santé. Mais sur les quespremier lieu par l’essor du tourisme des Noirs Tallandier, 272 pages, 18,90 €. tions d’égalité raciale, Obama a été très pruaméricains en Afrique de l’Ouest. De nomdent, peut-être trop. Son programme était breuses agences de voyages proposent du touloin d’être radical. Il arguait qu’il n’était pas le mieux placé, risme lié à l’esclavage. Pays anglophone, grand lieu de départ car lorsqu’il intervenait sur le sujet, il était immédiatement d’esclaves, le Ghana est une destination particulièrement prisoupçonné de parler au nom des Noirs. Lors de l’émergence de sée. C’est un tourisme mémoriel, sur les traces des ancêtres. Black Lives Matter en 2013, il n’a pas réagi tout de suite sur la Autre élément qui prouve cet intérêt : la recherche d’ADN, question des violences policières. Embarrassé, il a temporisé. très répandue aux États-Unis. Contrairement aux Américains Il n’a pas saisi ce mouvement à sa juste mesure. Son bilan est d’origine européenne, les Africains-Américains ne peuvent pas 60
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é en 1965 à Antony, en région parisienne, Pap Ndiaye est le précurseur des black studies à la française. En 2008, offrant aux jeunes générations le livre qu’il aurait aimé lire durant son adolescence, l’historien signe La Condition noire : Essai sur une minorité française, dans lequel il analyse l’expérience sociale des populations noires en France depuis le XVIIIe siècle. Le frère de l’écrivaine Marie NDiaye est depuis 2021 le directeur général du Palais de la Porte dorée, à Paris, qui comprend le Musée national de l’histoire de l’immigration. Après Histoire de Chicago (coécrit en 2013 avec Andrew Diamond), il publie un nouvel ouvrage, Les Noirs américains : De l’esclavage à Black Lives Matter, qui retrace, à travers l’histoire et jusqu’à aujourd’hui, le combat des Africains-Américains pour leur droit à la vie.
Donald Trump annonce sa candidature à l’élection présidentielle à New York, le 16 juin 2015.
mitigé sur la question raciale. Mais au regard de la catastrophe de l’administration Trump qui a suivi, les mandats d’Obama s’en trouvent revalorisés.
TODD HEISLER/THE NEW YORK TIMES-REDUX-REA
Quels méfaits a causés la gouvernance de Donald Trump auprès de la population noire américaine ?
Son mandat fut une très mauvaise période pour les Noirs. Non seulement Trump les a complètement négligés, mais il a aussi mené une politique ouvertement défavorable aux minorités, aux pauvres en général. Il a mis en place des baisses d’impôts considérables pour les très riches et laissé à l’abandon les plus démunis. Trump a en outre été le porte-parole des fractions les plus racistes des États-Unis. Au moment de son élection, je m’y trouvais : c’étaient des défilés de voitures brandissant des drapeaux confédérés. L’Amérique raciste exultait, voyant en Trump son représentant le plus éloquent. Il a condamné les événements de Charlottesville [lors d’une manifestation antiraciste contre un rassemblement d’extrême droite en 2017, une manifestante antiraciste a été écrasée par une voiture conduite par un homme proche de l’extrême droite, ndlr] de manière si tardive et contournée que l’on a compris qu’il considérait les militants néo-nazis comme ses alliés politiques. L’ancien locataire de la Maison Blanche était bel et bien un suprémaciste blanc, profondément raciste, et qui a mené une politique néfaste. Mais comme beaucoup d’Africains-Américains le disent également, ils en ont vu d’autres. Ils ont résisté à des époques d’une AFRIQUE MAGAZINE
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« Ils ont résisté à des époques d’une telle férocité que Trump n’était pas de taille à leur faire plier l’échine. »
telle férocité que Trump n’était pas de taille historique à leur faire plier l’échine. Lors de la dernière élection présidentielle en 2020, le vote des Africains-Américains en faveur de Trump a été pourtant légèrement supérieur par rapport à 2016. Comment l’expliquez-vous ?
Cela peut sembler paradoxal en effet. Mais les citoyens votent pour des raisons très variées. Et certains aspects du « trumpisme » ont pu attirer un électorat noir conservateur et religieux, très sensible à ses discours contre l’avortement, pour la prière à l’école, sur la morale… L’Église tient encore une place très importante dans le monde africain-américain, notamment dans la Bible Belt, les États du Sud profond. Et les Églises noires, comme les Églises blanches, sont devenues plus conservatrices ces dernières années. Comment jugez-vous la première année de mandat du président Joe Biden ? Son élection doit-elle beaucoup au soutien des Africains-Américains ?
Grâce à la mobilisation des Noirs en effet, Biden a remporté la victoire à la primaire démocrate en Caroline du Sud, sauvant ainsi sa campagne in extremis, alors que sa candidature était très mal partie. Au bout d’un an de mandat, le bilan est maigre, parce que les démocrates ont une majorité très relative au Congrès. Le Parti républicain y mène une bataille extrêmement dure, notamment au Sénat. Les démocrates n’y sont 61
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majoritaires que d’une voix (avec celle de la vice-présidente), et deux sénateurs démocrates conservateurs, dont le controversé Joe Manchin, s’alignent le plus souvent sur les républicains. Le président est ainsi paralysé, et il trouve rarement une majorité pour valider ses propositions. Pour l’instant, sa politique n’est donc pas à la hauteur des espoirs placés en lui. Même s’il a eu des gestes symboliques forts, en nommant Kamala Harris comme vice-présidente et en proposant une autre femme noire, la juge Ketanji Brown Jackson, pour siéger à la Cour suprême… Pour quelles raisons la population noire aux États-Unis a-t-elle été beaucoup plus touchée par le Covid-19 ?
On estime effectivement que le Covid a causé deux fois plus de morts chez les Noirs que chez les Blancs. L’écart est immense. On l’explique d’abord par un accès aux soins déficient et un état sanitaire moins bon pour les Africains-Américains, les deux étant liés. Beaucoup d’entre eux sont plus pauvres, et la médecine, très inégalitaire, coûte cher aux États-Unis. Leurs conditions de vie sont aussi plus difficiles, ils exercent souvent des métiers de « première ligne », qui les ont exposés au virus. Tout comme en France : les habitants de Seine-Saint-Denis, de couches sociales plus défavorisées, ont été beaucoup plus touchés que ceux des Yvelines, par exemple – les livreurs, les caissières, etc., ont continué à travailler pendant la crise. Un autre facteur permet de comprendre ce déséquilibre : une partie des Noirs est méfiante à l’égard des institutions médicales. Cela s’explique par des épisodes obscurs dans l’histoire, comme l’expérience de Tuskegee, en Alabama, menée entre 1932 et 1972 sur 400 Africains-Américains atteints de syphilis : sous l’égide d’une agence fédérale de santé, des médecins n’ont pas soigné ces malades de manière délibérée, ils les ont laissés mourir dans le but d’observer les effets de cette maladie sur les Noirs. On a constaté une méfiance similaire à l’égard du mot d’ordre médical dans les Antilles françaises. Les populations étaient très réticentes vis-à-vis de la vaccination. Beaucoup faisaient référence au chlordécone [un pesticide utilisé pendant presque vingt ans sur les cultures de bananes en Guadeloupe et Martinique, causant de nombreux cancers de la prostate, ndlr]. Dans ce contexte, le discours de la médecine officielle incitant à se faire vacciner a pu être considéré comme l’expression d’un pouvoir colonial. En 2020, la mort de George Floyd, étouffé par un policier à Minneapolis, filmée en direct, a provoqué une vague de révoltes antiracistes à l’échelle planétaire. En quoi ces manifestations se distinguaient-elles des précédentes ?
Avant 2020, les mouvements antiracistes aux États-Unis réunissaient surtout des Noirs. Cette fois, une fraction importante de la population blanche a manifesté. Cette solidarité était inédite depuis les années 1960. Des cortèges largement blancs s’étaient même formés dans des villes ou des États où la population noire est très faible, comme à Seattle ou à Portland. Et puis, contrairement aux précédentes, ces manifestations étaient mondiales. Elles s’étaient organisées pour protester contre le meurtre de George Floyd, mais aussi contre des situa62
« Sur le campus américain, j’ai découvert que l’identité noire pouvait être un point d’appui pour sa construction personnelle. » tions locales, des problèmes similaires, comme à Paris autour d’Adama Traoré [un jeune homme mort peu après son interpellation par des gendarmes, en 2016, à Beaumont-sur-Oise, ndlr]. Le militantisme local dénonçant le racisme, les discriminations, le comportement de la police, a saisi l’occasion de décupler son audience. L’agonie de George Floyd a été filmée et diffusée, c’est un élément puissant de mobilisation. Cela a posé à nouveau la question lancinante et ancienne des relations entre la police et une partie de la population. D’après vous, les violences policières relèvent d’un problème d’institution, et non pas d’individus ? Car il y a des policiers noirs qui peuvent aussi commettre des actes répréhensibles…
Oui, on doit s’interroger sur la puissance et le fonctionnement de l’institution : pourquoi des gens qui devraient être antiracistes se comportent de manière raciste ? Ces policiers noirs sont soumis à une pression supplémentaire, ils doivent être solidaires de leurs collègues. Et puis, il y a les questions des techniques utilisées, des ordres reçus, des cultures professionnelles… Cet ensemble exige de penser à l’échelle de l’institution, et non pas de l’individu. C’est valable aussi en France. Actuellement, à Nancy, se déroule le procès de 10 policiers de la BAC poursuivis pour harcèlement moral et insultes raciales sur leurs collègues. Les policiers non-blancs souffrent du racisme, comme les policières souffrent du sexisme. Et les chefs font parfois preuve d’indulgence à l’égard des cultures machistes, sexistes et racistes, dont leurs agents sont les premières victimes. Du gospel à la soul, en passant par le jazz, le funk, le rhythm’n’blues, le rock, le rap, etc., les musiques noires américaines ont porté et exprimé leurs luttes…
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Martin Luther King prononce son célèbre discours « I have a dream », devant le Lincoln Memorial, à Washington, le 30 août 1963.
mondialisé, largement blanc, asiatique aussi… Voilà un bel exemple de passing, comme disent les Américains, qui décrit le fait qu’un artiste noir franchisse la frontière d’un public noir vers un public blanc. Michael Jackson est « passé » au prix de nombreuses difficultés personnelles, relevant de la psychiatrie. Cet éclaircissement de peau, ces transformations physiques, cette forme de déchéance… Et il a fait beaucoup de mal autour de lui [Michael Jackson a été acquitté pour deux affaires l’accusant de pédocriminalité. Mais d’autres témoignages, survenus après sa mort, l’accablent à nouveau, ndlr]. Toutefois, le monde noir a pleuré sa mort. Preuve qu’il le reconnaissait comme l’un de ses fils. Malgré tout, il était resté le petit gars de Gary, près de Chicago. Le passing, que Ray Charles notamment avait aussi effectué, est plus courant aujourd’hui, comme le prouvent des stars telles Beyoncé ou Rihanna. Cette frontière était très difficile à traverser jadis pour les artistes noirs. Les radios et les chaînes de télés les plus retransmises ne les diffusaient pas. Ils ne bénéficiaient pas des grandes filières de promotion et restaient confinés dans un marché secondaire. Pourquoi avez-vous pris conscience d’être noir lors de vos études en Virginie, aux États-Unis ?
Le langage musical a permis de tenir bon dans des situations d’oppression, de dire la colère, la révolte, mais aussi les espoirs d’un peuple. Pendant l’esclavage, chanter un gospel dans un champ de coton était une manière de se soutenir mutuellement, et de faire passer un message derrière les références religieuses. On trouve dans la Bible beaucoup de messages d’espoir. L’Ancien Testament est une histoire d’esclaves qui se libèrent : il a toujours parlé aux Noirs des Amériques. Ensuite est née la musique profane, avec le blues et le jazz au début du XXe siècle. Ce langage très puissant d’émancipation a voyagé dans le monde entier. Dès la fin du XIXe siècle, les groupes de gospel traversaient déjà l’Atlantique. Et cela s’est poursuivi avec le jazz, lequel s’est installé en France lors de la Première Guerre mondiale pour ne plus jamais quitter l’Europe. La musique noire est une musique d’émancipation. C’est sa caractéristique universelle.
TOPFOTO/ROGER-VIOLLET
Icône planétaire, le roi de la pop Michael Jackson était un Noir américain. Cet artiste qui se blanchissait la peau, avait changé son phénotype avec de multiples interventions (nez, cheveux…). Est-il un symbole d’un point de vue racial ? Ou est-ce plutôt le fait d’une star dévorée par la gloire et l’industrie du disque, en proie aussi à des difficultés personnelles ?
Ses labyrinthes psychologiques compliqués ont en effet leur part dans son parcours. Mais il est vrai que Michael Jackson a commencé sa carrière en tant que musicien africainaméricain. Formés avec ses frères, les Jackson Five étaient un groupe de musique noire – de la soul, de la R’n’B, écoutée par un public noir. Puis, dans sa carrière solo, à partir de l’album Thriller, il a opéré un déplacement vers un public plus ouvert, AFRIQUE MAGAZINE
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J’ai grandi en France, formé par un discours républicain universaliste en principe indifférent à la couleur de peau. Sur le campus de l’université, j’ai découvert que l’identité noire pouvait être un point d’appui pour sa construction personnelle. Et ce n’est pas une injure à l’universalisme, bien au contraire. Ce détour par les États-Unis a été très important pour moi. Aujourd’hui, en France, c’est déjà plus facile pour les jeunes, ils ont à leur disposition des lectures et des films permettant ces réflexions. Quels sont les enjeux du Musée de l’histoire de l’immigration à Paris, que vous dirigez ?
Notre mission est de mieux faire connaître l’immigration en France et de la placer en position plus centrale dans le récit national. Contrairement aux États-Unis, elle est encore un sujet marginal dans la manière dont les Français se pensent comme nation. Nous souhaitons également l’inscrire dans une perspective plus mondiale, plus large que celle des Européens installés en France dès la fin du XIXe siècle. L’autre aspect du Palais de la Porte dorée est le monument lui-même : c’est l’ancien musée des Colonies, inauguré en 1931 à l’occasion de l’Exposition coloniale internationale. Nous avons un grand travail d’explications à effectuer au sujet de ses décorations célébrant la colonisation. Ce palais a été le plus grand monument colonial de France. Nous devons en faire un point d’appui pour transmettre l’histoire, à condition de saisir les questions qu’il pose à bras-le-corps et de combler les silences. Car il n’y a pas un mot sur la construction du chemin de fer Congo-Océan, qui a fait des milliers de morts, sur la violence, le travail forcé, l’ordinaire de la colonisation. Notre rôle est de regarder la réalité historique, de l’expliquer, et de mener sereinement notre mission scientifique et culturelle. ■ 63
portrait
Nadia Dhouib
Une autre idée du style À 43 ans, cette Franco-Tunisienne vient d’être nommée directrice générale des activités mode de Paco Rabanne. Après avoir ouvert le flagship store des Galeries Lafayette sur les Champs-Élysées, à Paris. Un parcours tout à la fois imprévu et spectaculaire. par Frida Dahmani
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LEA CRESPI/PASCO
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ADELINE MAI/VOGUE FRANCE
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Dans son appartement parisien.
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omme Audrey Hepburn qu’elle admire, Nadia Dhouib, 43 ans, aurait pu inspirer le couturier Paco Rabanne, lequel aurait certainement apprécié qu’une femme au goût aussi affirmé et pointu prenne les commandes des activités mode de sa marque, fondée en 1966. Pour le compte du groupe Puig, la toute nouvelle directrice générale de la maison prendra le relais de Bastien Daguzan ce mois-ci et aura pour référent Vincent Thilloy, Chief Brands Officer de Paco Rabanne. Des noms prestigieux, mais aussi une adresse puisqu’elle officiera à partir des Champs-Élysées, siège en France du groupe catalan. Pour tester les tendances et préparer ses réseaux de distribution, elle aura deux laboratoires à sa disposition : les boutiques des rues Cambon et Faubourg Saint-Honoré. Un terrain connu, au cœur de la mode parisienne, qui fascine Nadia Dhouib au point d’en avoir fait son métier. Pourtant, rien ne destinait cette brune au charme tout en douceur, qui sait donner une allure folle à un jean et un simple T-shirt, à évoluer sous les projecteurs. De père médecin et de mère artiste, elle a vécu une enfance douillette et choyée à Carthage, suivi un cursus scolaire au lycée français de La Marsa, et se destinait à une carrière dans la finance. L’histoire est classique : ses parents souhaitent qu’elle fasse médecine, elle aspire à voir d’autres horizons et s’installe dans la Ville lumière, Paris étant une étape incontournable des voyages annuels qu’elle effectuait avec ses parents – avec, au programme, des AFRIQUE MAGAZINE
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visites d’expositions, de musées et des incursions dans les grands magasins… Avec pour tout bagage un baccalauréat français en poche, celle qui adoptera plus tard une double nationalité franco-tunisienne, sans jamais renier ses origines, intègre une prépa HEC, puis une école de commerce. « Au lycée, sous ses dehors un peu rêveurs, elle était très rigoureuse ; elle pouvait plaisanter de tout sauf des études », se souvient l’une de ses anciennes camarades. Une qualité qui a permis à Nadia Dhouib d’intégrer le secteur du conseil et de rejoindre le cabinet Accenture France en tant qu’analyste, en 2003. Elle ne résistera que deux ans dans cette activité qui brime toute créativité et toute fantaisie. Un jour, au moment de sa pause déjeuner, en se rendant compte qu’elle est plus à l’aise en déambulant dans les grands magasins, elle fait le choix de repartir à zéro (ou presque). Elle démissionne donc en 2005 et postule aux Galeries Lafayette – ne sachant pas encore qu’elles seront essentielles à sa carrière. Elle y démarre en tant qu’acheteuse et, en parallèle, obtient un MBA Fashion Industry au prestigieux Institut français de la mode à Paris. L’ASCENSION
Nadia Dhouib, dont la mère lui expliquait « l’importance de bien travailler à l’école pour être indépendante », se jette alors dans l’aventure avec la conviction que « dans la vie, on ne perd jamais : soit on gagne, soit on apprend »* – son adage personnel, qui trouve également tout son sens dans l’écosystème de la mode. Celle qui avoue avoir débuté sans avoir les codes ni les réseaux identifie les marques montantes, les développe dans le réseau des grands magasins, promeut des jeunes talents et peut aussi en écarter d’autres. L’acheteuse se fait un nom et sera « pendant dix ans aux premières loges pour observer l’évolution du monde de la mode, entre les marques françaises 67
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LE DÉFI DES GALERIES
Son parcours lui vaut de se voir confier en 2016, alors devenue directrice des achats, la mise en place d’un magasin sur l’avenue des Champs-Élysées. Un challenge périlleux que Nadia Dhouib 68
À l’opposé des gourous excentriques de la mode, elle cultive une allure et un mode de vie simples. Le célèbre couturier Paco Rabanne en 2010.
relève. Son projet reflète la diversité de ses expériences ; avec le concours d’architectes, elle mixe les marques digitales avec d’autres plus établies, instaure une politique de vente orientée vers le conseil stylistique et redynamise l’image des Galeries en y faisant se côtoyer mode, musique et gastronomie ; le ton est trouvé, la modernité s’impose. Tout pour sortir des sentiers battus. Le magasin est inauguré en 2019, et elle en devient la directrice générale. « On ne peut pas plaire à tout le monde, mais nous avions fait le choix d’être différents afin de toucher notre cœur de cible : une clientèle plus jeune, digitale et internationale, et nous avions aussi l’objectif de faire revenir les Parisiens sur les Champs-Élysées », résume la cheffe de projet, préoccupée par l’impact du mouvement des Gilets jaunes
sur l’image de Paris. Ce challenge lui confirme ce que « l’enthousiasme et l’énergie d’un projet entrepreneurial peuvent apporter à un groupe ». Après ce marathon, Nadia Dhouib prend du recul : mère de deux enfants, elle protège sa vie privée et se recentre sur sa famille qu’elle a fondée avec son mari et complice, Karim Boussabah, directeur marketing chez Veralia, qui s’est fait un nom dans le secteur de l’emballage en verre et l’innovation produit. Mais difficile pour celle qui a mené à bien ce projet titanesque de demeurer inactive au niveau professionnel. Elle lance en juin 2020 son cabinet de conseil, RethinkRetail Advisory, dans l’optique d’aider les marques, les investisseurs et les start-up à se positionner dans la distribution et l’industrie de la mode. Elle les aide à opérer des transformations et développer un nouveau modèle de conduite des affaires. C’est cette casquette qui achèvera de convaincre le groupe Puig de lui confier
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LECŒUVRE PHOTOTHÈQUE/COLLECTION CHRISTOPHEL
qui se professionnalisent et sortent du schéma du Sentier et les marques de luxe qui développent leur désirabilité et explosent à l’international auprès de la clientèle chinoise », raconte celle qui constate, au début des années 2010, que Paris se perd dans une sorte de conservatisme où l’on trouve les mêmes concepts, les mêmes façons de vendre et de raconter les histoires. Le mot est lâché : Nadia Dhouib comprend qu’il faut faire rêver et que le secteur doit d’abord apprendre à conter avant de compter. Elle peaufine son argumentaire, maîtrise sa propre histoire, déroule les récits avec ce qu’il faut de petites phrases marquantes et devient l’image la plus fiable du conseil dans l’industrie de la mode. Ce sera son credo et le fil conducteur de son développement. Son ascension coïncide avec un remaniement profond de la mode dû au digital et à la montée en puissance des sites d’e-commerce, qui concurrencent les grands magasins en misant sur des marques jeunes et sont prêts à s’adapter à un marché en évolution rapide. Au cœur de ce dispositif, le client, de plus en plus informé et exigeant. La jeune femme mène sa vie tambour battant, où elle compose avec le glamour apparent du milieu et les obligations de résultat. Elle précise : « Avec un pilotage au quotidien de nos marques et de nos secteurs en matière de chiffre d’affaires, de rentabilité, de marge. » Désormais connue comme le loup blanc, celle qui ne porte jamais de talons aiguilles court les défilés, les showrooms, tutoie les créateurs, a sa chaise réservée au premier rang des défilés et un traitement VIP, et au fil des saisons, engage de plus en plus sa responsabilité dans les axes de développement des rayons mode des Galeries Lafayette.
En 2016, on lui confie la mise en place d’un magasin Galeries Lafayette sur l’avenue des Champs- Élysées, qui a ouvert en 2019.
la direction mode de Paco Rabanne ; à charge pour elle de mettre en œuvre tout son savoir-faire pour relancer la marque.
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UNE PERSONNALITÉ QUI DÉTONNE
À l’opposé des gourous excentriques de la fashion, Nadia Dhouib cultive une allure simple et un mode de vie qui intègre qualité et exigence. Alors que tout semble lui réussir, par courtoisie et parce qu’elle a le sentiment qu’elle peut mieux faire, elle n’avoue que rarement les efforts considérables et les sacrifices qu’elle a faits. « Elle parle difficilement de ses difficultés tant elle est convaincue qu’elles peuvent être transcendées. Elle est surtout égale à elle-même, l’amie de toujours, la confidente qui est capable d’écouter des secrets, mais avec laquelle on partage aussi des fous rires », confie l’une de ses proches, qui révèle aussi que la Tunisienne est curieuse, avide de découvertes et très tenace. Rien d’étonnant alors à ce qu’elle déclare que « tout projet audacieux mérite AFRIQUE MAGAZINE
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d’être vécu et fait, malgré la pression, les échecs, la solitude. Les projets qui bougent les lignes, les gens, l’industrie vont de l’avant avec tout l’écosystème ». Quand elle évoque la mode, on se surprend à ressentir ses propos comme une confidence : « La transversalité, la diversité et l’inclusion se traduisent par le concept de “mix and match”, qui associe des tendances hétérogènes de la mode. Celle-ci a besoin de s’ouvrir, de s’aérer, d’intégrer des talents différents avec des parcours différents, intergénérationnels, et un mélange de personnalités. C’est le gage pour que la mode continue à se renouveler. » Nadia Dhouib semble encore parler d’elle lorsqu’elle accepte d’ouvrir, au début de l’année 2021, les portes de son appartement haussmannien avec moulures et parquet Point de Hongrie, pour le magazine Vogue. Ses coups de cœur design, le confortable canapé en velours vieux rose, les luminaires des années 1970 signés par des créateurs
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phares, et les livres épars qui patientent au pied de bouquets de fleurs ne lui font pas oublier que la cuisine est l’espace central de la maison lorsqu’on a grandi au rythme de grandes tablées, à deux pas de la Méditerranée. Tout dans ce cocon aux murs blancs raconte la personnalité à la fois forte et nuancée de Nadia Dhouib, capable de s’extasier comme une enfant face à une gourmandise quand elle ouvre sa boîte à bijoux, où des boucles d’oreilles extravagantes côtoient des pièces de joaillerie intemporelles ainsi que des souvenirs de famille. Un univers qui est le sien autant que celui du nouveau point de vente Paco Rabanne, dans lequel elle va évoluer et qui fait écho à l’esprit futuriste de la maison de couture avec un aménagement innovant et technologique. Ils ont tous les deux en commun de valoriser le beau. ■ *Toutes les citations de Nadia Dhouib proviennent d’une conférence qu’elle a donnée au festival We Are French Touch le 23 novembre 2021.
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rétrospective
Diébédo Francis
Kéré
Le talent durable Le Burkinabé, devenu allemand, a remporté le 15 mars dernier le prix Pritzker, plus haute distinction dans le monde de l’architecture. C’est le premier Africain à recevoir cette récompense prestigieuse. De ses débuts dans son village au succès international, retour sur le parcours d’un activiste de la matière, de la résilience, auteur d’une nouvelle modernité. par Luisa Nannipieri 70
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l voit le jour à Gando, dans le centre-est du Burkina Faso, en 1965. Personne n’imagine alors que le fils aîné du chef du village deviendra le premier Africain à recevoir le prix Pritzker, l’équivalent du Nobel en architecture. Et pourtant ! Diébédo Francis Kéré a connu une véritable success story. Premier enfant scolarisé de son village, il doit quitter sa famille à l’âge de 7 ans pour étudier, et se serrer avec plus d’une centaine de camarades dans une petite classe mal ventilée et mal éclairée. Ces heures de cours dans la chaleur étouffante le poussent vers l’architecture : il se promet de trouver des solutions innovantes pour offrir aux Burkinabés des écoles mieux adaptées. En 1985, il part à Berlin pour une formation en charpenterie : pendant la journée, il apprend à construire des toits et des meubles, et le soir, il poursuit ses études. Il devient charpentier, puis intègre l’Université technique de Berlin en tant qu’étudiant boursier et en sort diplômé en architecture en 2004. En parallèle, il crée une fondation et finance la construction de la première école primaire de son village, terminée en 2001 : avec ses murs et son toit en briques d’argile qui assurent la climatisation et l’éclairage naturel des pièces, elle obtient AFRIQUE MAGAZINE
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LARS BORGES
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Lycée Schorge, Koudougou, Burkina Faso Construit à partir de latérite locale et entouré d’une haie en bois d’eucalyptus, ce complexe au design iconique est un bel exemple d’architecture innovante à bas coût. Sarbalé Ke, Californie, États-Unis Cette « maison de la célébration » (en langue bissa) est une installation temporaire inspirée par les baobabs. Ses 12 tours invitaient les participants au festival de Coachella en 2019 à se retrouver, à l’abri du soleil et de la chaleur.
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en 2004 le prestigieux prix Aga Khan d’architecture (remis tous les trois ans à des projets qui introduisent de nouveaux standards d’excellence). La récompense lui permet d’ouvrir son agence dans la capitale allemande. Depuis, il enchaîne les chantiers en Afrique et dans le monde entier. Plus récemment, il s’est investi en Turquie, à Utique, sur une cité des arts pour la Fondation Kamel Lazaar. Qu’il s’agisse d’établissements scolaires, de centres médicaux ou bien de bâtiments administratifs ou culturels, le designer livre des projets fonctionnels et modernes. Il implique les communautés, emploie et forme la main-d’œuvre locale, mélange techniques traditionnelles et contemporaines, et utilise les matières premières disponibles. « Ce n’est pas parce que tu es riche que tu peux gâcher du matériel. Ce n’est pas parce que tu es pauvre que tu n’as pas le droit à la qualité », rappelle ce pionnier de l’architecture durable. Kéré aime les jeux de lumière et introduit parfois dans ses projets un symbolisme puissant, lié à ses racines africaines. L’arbre sacré par exemple, avec le baobab ou l’arbre de vie, est un thème récurrent. Après le pavillon de la Serpentine Gallery et les structures du festival Coachella, le concept ancestral de l’arbre à palabres façonne l’Assemblée nationale du Bénin, en chantier. En lui décernant le 51e prix Pritzker, la fondation Hyatt change de paradigme et met en avant une autre forme d’architecture : résiliente, durable et capable d’« émanciper et transformer les communautés ». Rien d’étonnant à ce qu’elle soit représentée par un Africain. ■
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KÉRÉ ARCHITECTURE
Projet pour l’Assemblée nationale du Burkina Faso Cette proposition pour une nouvelle Assemblée, après la révolution de 2014, met en avant les valeurs de transparence, de justice sociale et d’inclusivité qui ont animé la révolte. Sa construction est néanmoins suspendue depuis plusieurs années. AFRIQUE MAGAZINE
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Extension de l’école primaire de Gando, Burkina Faso En 2003, deux ans après avoir terminé la première école de son village, les inscriptions explosent et Kéré lance son extension. Il y affine les techniques de construction qui ont fait connaître au monde son design low-tech.
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Serpentine Pavilion, Londres, Grande-Bretagne Premier architecte africain invité à concevoir le pavillon d’été provisoire de la Serpentine Gallery, en 2017, il transpose à Londres l’arbre à palabres de Gando, pour y créer une communion avec la nature.
Xylem, centre d’art Tippet Rise, Fishtail, Montana, États-Unis L’architecte applique les mêmes principes d’éco-compatibilité quand il construit autre part qu’en Afrique. Réalisé à partir de bûches de pins, ce pavillon s’intègre à merveille à son environnement.
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Diane Mordacq
La hausse des métaux bouleverse la donne
Le conflit en Europe nuit au tourisme
Le blé,
une urgence africaine
Le conflit entre la Russie et l’Ukraine, deux des producteurs les plus importants, entraîne une hausse vertigineuse des prix. Sur le continent, une vingtaine de pays sont affectés, avec des conséquences qui peuvent être dramatiques. par Cédric Gouverneur
«L
a guerre en Ukraine n’épargnera pas notre économie », a prévenu le 12 mars le président Macky Sall. Et pour cause : au Sénégal, la moitié du blé importé provient – ou plutôt provenait… – de Russie. Les chiffres de l’Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO) font froid dans le dos : au total, une cinquantaine de nations du globe (dont une vingtaine en Afrique) se procure au minimum un tiers de leur blé en Russie et/ou en Ukraine. L’Érythrée s’approvisionne intégralement dans ces deux pays ; l’Égypte en dépend à 90 % ; la République démocratique du Congo à 85 % ; Madagascar – qui vient de subir une famine… – à 75 %; la Mauritanie et le Cameroun à 50 % ; la Tunisie et l’Éthiopie à plus de 78
40 % ; le Burkina Faso à 35 % ; la Côte d’Ivoire et le Mali à plus de 25 %… Et ainsi de suite. Le pire est donc à craindre : selon la FAO, 8 à 14 millions de personnes supplémentaires, en Afrique, au Moyen-Orient et en Asie, vont grossir les rangs des 800 millions d’êtres humains souffrant de la faim. Le tchernoziom (« terre noire ») d’Ukraine et de Russie compte parmi les terres les plus fertiles de la planète : un tiers des exportations mondiales de céréales, et près des deux tiers de l’huile de tournesol proviennent des deux pays slaves. Ils constituent aussi d’importants producteurs d’engrais azotés et phosphatés, exportés notamment au Bénin. En Ukraine, la guerre a entraîné la perturbation du réseau ferroviaire et la fermeture des ports de la mer Noire – des centaines de navires sont bloqués
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La région de Krasnodar est le grenier à blé de la Russie.
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En février, le cours du blé a grimpé de 23 % – une hausse jamais vue depuis 2015. Désormais, il se négocie à plus de 400 euros la tonne, contre 280 avant l’invasion russe, et seulement 150 au printemps 2020. La FAO estime que les prix alimentaires mondiaux pourraient grimper ainsi de 8 à 22 % ces prochains mois. Du côté de la demande, de nombreux pays africains étaient déjà frappés, avant le déclenchement du conflit, par une crise alimentaire
le coût exorbitant des tomates avait déclenché une émeute. Le 20 février, le Front social (mouvement né en 2011 lors des Printemps arabes) avait déjà organisé des manifestations contre la vie chère dans plusieurs villes du royaume… Selon la FAO, un quart des Marocains se trouve désormais en « insécurité alimentaire ». L’Algérie voisine peut sans doute compter sur le renchérissement des cours du gaz et du pétrole pour compenser la hausse des cours des céréales.
Des rayons vides d’un supermarché à Tunis, le 13 mars 2022. Le pays se procure 40 % de son blé en Russie et en Ukraine.
d’ampleur : du fait des mauvaises récoltes et de l’insécurité provoquée par les groupes djihadistes, le Mali, le Niger et le Burkina Faso avaient vu leur production agricole diminuer par rapport à 2020. Au Nigeria, 18 millions de personnes se trouvent en insécurité alimentaire dans la région du lac Tchad, sous la menace de Boko Haram. Au Maroc, la sécheresse fait flamber les prix des céréales et des légumes : début février, sur un souk de Kénitra,
Mais en Égypte, la situation sociale pourrait devenir explosive : ce pays de 102 millions d’habitants est le premier importateur de blé au monde, avec 10 à 12 millions de tonnes achetées chaque année. Détail révélateur : le même mot, « aych », signifie à la fois « pain » et « vie ». En 1977, le prix du pain avait déclenché de sanglantes émeutes. Et en janvier 2011, lors des manifestations monstres qui ont abouti au départ d’Hosni Moubarak, les slogans
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à Marioupol. Le blé ukrainien est supposé arriver à maturité en juin. Les agriculteurs sont certes dispensés des obligations militaires, mais la FAO estime que 20 à 30 % des terres cultivées sont inaccessibles à cause des combats. « Personne ne sait si le pays sera en mesure de moissonner », souligne l’organisation : tout dépendra de la durée de la guerre. Quant au blé russe, ses exportations sont restreintes, Moscou privilégiant son marché intérieur afin de pallier les pénuries que commencent à entraîner les sanctions occidentales. Avant le conflit, la Russie avait prévu d’exporter 8 millions de tonnes de blé entre mars et juin 2022, et l’Ukraine, 6 millions. Les deux pays auraient également dû écouler environ 5 millions de tonnes d’huile de tournesol. À souligner que cette guerre survient dans un contexte déjà plombé par une accumulation de facteurs, qui depuis deux ans agrègent toutes les conditions d’une perfect storm (« tempête parfaite »), la pandémie de Covid-19 perturbant les flux mondiaux de marchandises. Des sécheresses hors normes, aggravées par le réchauffement climatique, ont impacté les récoltes de blé au Canada et aux États-Unis. Comble de malchance, l’Argentine (autre grande nation productrice de céréales) a quant à elle restreint ses exportations, afin de tenter de juguler l’hyperinflation qui saigne son économie ! Et la hausse des cours des carburants ne cesse de renchérir l’utilisation des engins agricoles (tracteurs, moissonneuses…), puis des moyens de transport (camions, cargos céréaliers…). Avant même l’invasion russe, déclenchée dans la nuit du 23 au 24 février, le prix du blé n’avait cessé de croître : +31 % au cours de l’année 2021, et +60 % pour les huiles de colza et de tournesol !
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portaient sur la liberté, la justice sociale et… le pain. Le régime du président al-Sissi assure pouvoir couvrir les besoins jusqu’à la fin de l’année, mais annonce déjà que le prix de la galette subventionnée – vitale pour les plus vulnérables – risque d’augmenter… Le Caire a suspendu ses exportations alimentaires. Partout sur le continent se multiplient les mesures protectionnistes, alors même que la Zone de libre-échange continentale africaine (Zlecaf) en est à ses débuts : à l’approche du ramadan, l’Algérie a interdit l’exportation de produits issus du blé (semoule, pâtes…). En Côte d’Ivoire, où la sécheresse et la hausse du prix des carburants impactent déjà le pouvoir d’achat, les autorités limitent les exportations alimentaires et plafonnent le prix de certains produits. Au Cameroun, les exportations de céréales sont interdites vers les pays voisins, mais un reporter de TV5 Monde dans le nord du pays a pu constater, le 12 mars, que cette interdiction n’était guère respectée… Et selon le président de la Fédération des boulangers du Sénégal, Amadou Gaye, interrogé mi-mars par l’AFP, « le pays dispose de trois mois de stock ». Il redoute aussi « une baguette à 500 francs CFA » à la fin 2022, contre 175 aujourd’hui. Le Sénégal a supprimé la TVA sur la farine et suspendu les taxes intérieures sur cette dernière ainsi que le blé. Les associations de consommateurs demandent désormais la création d’un fonds de stabilisation et de péréquation des prix. Reste que la FAO déconseille aux États de diminuer les droits de douane ou de restreindre les exportations : une solution payante à court terme pour les pays concernés, mais qui provoquera mécaniquement une hausse des prix à moyen terme. ■ AFRIQUE MAGAZINE
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En chiffres
LA TONNE DE BLÉ A DÉPASSÉ LES 400 EUROS EN MARS 2022, ELLE COÛTE PRESQUE TROIS FOIS PLUS QU’AVANT LE
COVID -19.
LE BLÉ EST L’ALIMENT DE BASE DE 35 % DE LA POPULATION MONDIALE.
8 à 14 millions de personnes supplémentaires, en Afrique, au Moyen-Orient et en Asie, vont souffrir de la faim à cause de cette guerre.
20 % à 30 %
du blé mondial transite par la mer Noire.
14 millions de tonnes de blé ukrainien et russe vont manquer à l’appel.
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Diane Mordacq CHARGÉE DE RECHERCHE AU CLUB DÉMÉTER
« Nous allons assister à un retour du protectionnisme » Aujourd’hui, un Terrien sur dix dépend à plus de 50 % du blé russe et ukrainien. L’Égypte en dépend à 90 %, la Tunisie à 40 %, le Maroc à 20 %… Ils vont se tourner vers d’autres pays exportateurs, comme la France. Concernant les réserves dont les pays disposent, c’est que le marché mondial du blé soit difficile d’avoir une idée précise, amputé d’une quantité considérable : ces informations étant stratégiques. À l’Ukraine représente 12 % des exports l’échelle mondiale, il y aurait trois mois de blé. Le déséquilibre entre offre et de stocks de blé. C’est dans l’intérêt des demande a fait atteindre, le 7 mars, États d’assurer la sécurité alimentaire le prix de 400 euros la tonne de blé, de leurs populations : la Tunisie dépense soit 100 euros de plus qu’en 2007 ! par exemple chaque année plus de Aujourd’hui, nous sommes autour 2,2 milliards d’euros pour le de 360 euros la tonne. Depuis pain, la farine ou la semoule. une vingtaine d’années Avec la flambée des prix, s’additionnent des tensions ses dépenses devraient structurelles : croissance augmenter de 401 millions démographique, hausse de la selon le think tank Institut demande calorique mondiale, arabe des chefs d’entreprise. inégalités géographiques et de L’État a intérêt à assurer ressources, complexification l’alimentation de son peuple : de la logistique et du le 20 mars, alors que le pays commerce, turbulences Le Déméter 2022 : fêtait son indépendance, économiques, monétaires et Alimentation : les nouvelles frontières, la population a manifesté financières. Le Covid-19 et le IRIS éditions, 25 €. contre le président Kaïs Saïed. conflit sont des amplificateurs De mauvaises récoltes et une hausse des de ces tensions structurelles. prix des matières premières agricoles La dépendance de certains pays et énergétiques avaient donné lieu envers le blé russe et ukrainien va-tà des émeutes dans certains pays en elle se traduire par des disettes et des 2007 et 2008, puis à nouveau en 2011. troubles sociaux ? Ou ont-ils assez de AM : Le conflit en Ukraine s’ajoute au Covid-19, à la hausse des carburants et aux sécheresses, qui avaient déjà fait grimper le prix du blé. Une telle conjoncture est-elle inédite ? Diane Mordacq : Ce qui est inédit,
réserves pour nourrir leur population ?
propos recueillis par Cédric Gouverneur 82
Le 14 mars, le secrétaire général de l’ONU, António Guterres, a mis en garde contre un « ouragan de famines ».
Les autres producteurs (Europe, Australie, États-Unis, Canada, Argentine, Inde, Kazakhstan…) sont-ils en mesure de se substituer ?
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Le Club Déméter, un groupe de réflexion qui rassemble des entreprises et des établissements de l’enseignement supérieur français, s’intéresse aux questions de la sécurité alimentaire. Diane Mordacq, chargée de recherche, répond à nos questions, alors que la guerre en Ukraine a des impacts importants sur l’approvisionnement en blé dans le monde.
Pour pouvoir se substituer, les gros producteurs devront exporter plus : ce qui signifie stocker moins ou produire plus. Le problème est que les grands exportateurs pâtissent du changement climatique, et notamment des sécheresses. En Europe, pour augmenter les productions, Bruxelles a annoncé le 23 mars la possibilité de cultiver les jachères en 2022. Les effets prendront plusieurs mois avant d’être visibles.
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À court terme, quelles mesures peuvent prendre les États importateurs en manque de blé ?
Ils peuvent se tourner vers les acteurs nationaux privés stockeurs de blé. En Égypte, le 16 mars, les autorités ont introduit des mesures pour inciter les producteurs à vendre plus de blé : augmentation des prix, fixation de quotas, menace de prison s’ils ne livrent pas. Les États peuvent aussi prendre la décision d’importer à prix fort ou de faire venir d’autres céréales (bien que les prix soient aussi très hauts). Ou bien encore décider de rediriger les productions à destination de l’industrie non alimentaire vers l’alimentaire. Enfin, ils peuvent trouver des produits de substitution locaux : par exemple, la farine de banane plantain pourrait remplacer à hauteur de 30 à 40 % celle AFRIQUE MAGAZINE
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de céréales. On peut ainsi s’attendre à une combinaison de ces mesures. Lors d’une réunion début mars, le G7, la FAO et le Programme alimentaire mondial des Nations unies ont demandé aux États d’« éviter toute mesure pouvant entraîner une hausse des prix ».
En effet, même dans ce cas, la production agricole ukrainienne n’atteindrait pas les prévisions d’avant-guerre : les semis d’hiver sont abîmés, ceux de printemps sont restreints, des outils de production ont été détruits, tout comme certaines infrastructures de transport. La Russie pourrait être tentée d’orienter ses exportations vers les pays non ouvertement opposés à son agression de l’Ukraine. Bien que cette guerre motive les États à réduire leur dépendance, il va falloir attendre des années avant que ces mesures soient fructueuses. Pendant ce temps, ils constitueront sans doute des stocks stratégiques pour parer à d’éventuelles crises : on va assister à un retour du protectionnisme. Les tensions structurelles ne vont pas se résorber avec la fin de la guerre : celle-ci montre qu’au contraire, dès que l’un des greniers du globe souffre, tout le monde peut en subir les conséquences.
À partir d’un certain prix, À moyen et long termes, face s’alimenter devient compliqué. aux aléas, faut-il développer des Déjà en 2007-2008, lorsque la tonne alternatives au blé, au maïs et aux de blé a atteint céréales (la FAO vante 300 euros, d’importantes par exemple les mérites tensions sont apparues. Dès que des légumineuses) ? Alors que nous sommes En vingt ans, la l’un des greniers aujourd’hui à consommation annuelle du globe souffre, de blé a augmenté de 75 %, 360 euros… Lorsque les prix sont trop élevés, que alors que la population tout le monde les approvisionnements peut en subir les mondiale a augmenté de se compliquent, que 30 % : ce parallèle montre conséquences. les stocks s’amenuisent que la consommation de et que les ventres se blé a augmenté plus vite creusent, les esprits s’échauffent. que la population. Le blé, peu cher, très Il existe sans doute un prix géopolitique nutritif, est devenu la norme (pain, à définir entre ce qui est nécessaire semoule). Il représente 50 % du total aux revenus des agriculteurs et ce qui des calories ingérées dans le monde. est soutenable pour les consommateurs. Pour assurer la sécurité alimentaire, C’est assurément une question à traiter il faut jouer sur la diversification au niveau multilatéral. des cultures et des régimes : les légumineuses sont riches en protéines Même en cas d’arrêt du conflit, et en fibres et ont des bénéfices le prix du blé resterait-il élevé ? agronomiques et environnementaux. ■ Et si oui, pourquoi ?
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Une usine à Norilsk (Sibérie), cité du nickel. La tonne de ce métal indispensable aux batteries des voitures électriques a triplé pour atteindre le prix vertigineux de 100 000 dollars en mars.
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az, pétrole, blé, métaux… Le cours des matières premières s’est envolé avec la guerre en Ukraine. L’indice London Metal Exchange (LME), qui regroupe les cotations des métaux, avait déjà bondi de 30 % en un an en raison de la reprise économique post-Covid. Début mars, les cours ont explosé, du fait des incertitudes liées à ce conflit impliquant la Russie – l’un des premiers producteurs mondiaux de gaz, de pétrole et de métaux –, 84
sanctionnée par les Occidentaux. Après que la tonne de nickel a triplé pour atteindre le prix vertigineux de 100 000 dollars en mars, la cotation de ce métal a dû être suspendue au LME. Indispensable aux batteries des voitures électriques, celui-ci avait déjà vu son cours grimper de 50 % entre mars 2020 et janvier 2021… Le cours du palladium a, lui, grimpé de 44 % depuis le début de la guerre : utilisé par l’industrie automobile et les semi-conducteurs, ce métal est
principalement produit à Norilsk, en Sibérie. Les cotations des autres métaux ont aussi grimpé en flèche : l’aluminium (4 000 dollars la tonne), le cuivre (10 000 dollars), le zinc (4 000 dollars), et même l’or (2 000 dollars l’once), éternelle valeur refuge lorsque s’amoncellent les incertitudes et que fluctuent les monnaies. Le secteur minier du continent pourrait bénéficier de ce renchérissement des métaux ainsi que des sanctions frappant la Russie.
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La flambée des cours des matières premières et les sanctions frappant la Russie pourraient bénéficier, à terme, au secteur minier africain.
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Boeing a déjà annoncé la suspension de sa coopération avec son partenaire russe VSMPO-Avisma, premier fournisseur de titane pour l’aéronautique mondiale. L’avionneur américain affirme sa volonté de se réorienter vers « d’autres marchés »… Or, l’Afrique du Sud dispose des deuxièmes réserves au monde de ce métal, également présent en Sierra Leone, au Mozambique et au Kenya. Le poids lourd d’Afrique australe est aussi le deuxième producteur mondial de palladium. Même scénario pour le nickel, un métal dont le fabricant de voitures électriques Tesla estime ses besoins à pas moins de 750 000 tonnes dans la prochaine décennie ! L’Afrique du Sud et Madagascar sont respectivement 10e et 13e producteurs mondiaux, avec 3,7 et 1,6 millions de tonnes en réserve, mais ils ont produit moins de 80 000 tonnes en 2019 : les deux pays ont « tout intérêt à attirer les investisseurs », selon l’agence Ecofin. La Tanzanie, elle, a signé l’an dernier un contrat avec la société britannique Kabanga Nickel afin d’exploiter un important gisement et de fabriquer sur son sol les batteries destinées aux voitures électriques. Mais les conséquences pour l’Afrique ne sont pas uniquement positives : les groupes russes travaillant sur le continent sont déjà impactés, comme le sont, par conséquent, leurs partenaires africains. En Guinée, le groupe Rusal, qui y exploite plusieurs mines de bauxite et est contrôlé par l’oligarque Oleg Deripaska, pâtit du conflit. Le minerai extrait de ses mines de Dian-Dian et Kindia ne peut plus être exporté vers le port de Mykolaïv… situé en Ukraine ! Et la déconnexion de la Russie du système interbancaire SWIFT restreint les activités du groupe : les 4 000 employés guinéens des filiales locales de Rusal pourraient ainsi se retrouver au chômage. ■ AFRIQUE MAGAZINE
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Le Pyramisa Beach Resort Sahl Hasheesh, à Hurghada, station balnéaire égyptienne.
Le conflit en Europe nuit au tourisme
Égypte, Maroc et Tunisie vont devoir se passer des importantes clientèles russes et ukrainiennes.
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’était nos deux plus gros marchés », a déploré le ministre égyptien du Tourisme, Ghada Shalaby. Environ 1,5 million de Russes et d’Ukrainiens ont visité le pays ces derniers mois, se concentrant notamment dans les stations balnéaires de Charm el-Cheikh et de Hurghada. La guerre est donc une très mauvaise nouvelle pour le tourisme égyptien, à peine remis du Covid-19. D’autant que les Russes revenaient tout juste dans le pays après six ans d’absence – leurs compagnies aériennes refusaient de desservir l’Égypte en raison de l’attentat de Daech contre un vol entre Charm el-Cheikh et Saint-Pétersbourg, qui avait fait 224 victimes le 31 octobre 2015. Aucune restriction formelle n’interdit aux citoyens des deux nations
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slaves de partir en vacances en Afrique, mais en pratique, les Ukrainiens sont mobilisés par la défense de leur pays. Quant aux Russes, du fait des sanctions internationales, ils ne peuvent plus utiliser à l’étranger leurs cartes de paiement, bloquées par le réseau interbancaire SWIFT. Enfin, la dévaluation de leurs monnaies (le rouble et la hryvnia) ampute le pouvoir d’achat des ménages et restreint donc leurs loisirs. L’Égypte n’est pas la seule concernée : la Tunisie avait accueilli « 639 000 touristes russes en 2019 », a rappelé le ministre du Tourisme, Mohamed Moez Belhassine. Et le Maroc sera également impacté : ces dernières années, l’office du tourisme du royaume avait pour objectif d’attirer 2 millions de Russes, notamment à Agadir. ■ 85
VIVRE MIEUX Pages dirigées par Danielle Ben Yahmed, avec Annick Beaucousin et Julie Gilles
MAL DE DOS : BOUGER EST LE MEILLEUR TRAITEMENT ! C’EST UN PROBLÈME TRÈS FRÉQUENT : on estime que plus de huit adultes sur dix en ont fait la « triste » expérience. Et des études l’ont montré : au cours de la pandémie de Covid-19, les confinements, lorsqu’il y en a eu, ont indéniablement aggravé l’intensité des douleurs chez les personnes qui en souffraient déjà. Dans l’immense majorité des cas, le mal de dos est d’origine mécanique, bénin, et se résout spontanément, à condition de faire ce qu’il faut. Il se situe au niveau lombaire, zone soumise à une combinaison de contraintes élevées et de mouvements. Le mal peut être déclenché à cause d’un mauvais mouvement ou d’un manque de musculature, lors d’un port de charges ou d’efforts 86
physiques, ou à la suite de traumatismes sportifs ou professionnels… Les muscles et les ligaments de la région lombaire se retrouvent contractés, ce qui génère la douleur. Si celle-ci est difficilement supportable, un médecin peut prescrire des anti-inflammatoires ou des antalgiques, dans le but bien sûr de limiter ou de supprimer la souffrance, mais également de maintenir l’activité et de permettre de rester en mouvement, car cela est essentiel. Si la douleur persiste, il ne faut pas hésiter à en reparler à son praticien pour qu’il adapte le traitement. Bien la traiter est important car plus on a mal, plus on risque une souffrance chronique. Au-delà de sept semaines (avant, cela n’apporte aucun bénéfice à la prise en charge), le médecin AFRIQUE MAGAZINE
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POUR LIMITER LA SOUFFRANCE ET LA RÉCIDIVE, LE MIEUX EST DE METTRE SON CORPS EN MOUVEMENT LE PLUS TÔT POSSIBLE.
peut, si nécessaire, prescrire des examens d’imagerie afin d’affiner le diagnostic et rechercher d’éventuelles autres causes au mal de dos : par exemple, une hernie discale qui provoquerait une sciatique, de l’arthrose ou un tassement vertébral… Il existe aussi des maux de dos inflammatoires souvent dus à des rhumatismes comme la spondyloarthrite. Ils touchent alors des jeunes, en général avant 40 ans.
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ON OUBLIE LE REPOS
Face à un mal de dos, on a très longtemps dit de se reposer. Mais ce n’est plus du tout le cas, puisqu’il a été démontré que l’inactivité est bien plus néfaste que le mouvement ! Le repos risque en effet à long terme de faire persister les douleurs. Une reprise rapide des activités de la vie courante est ainsi recommandée pour retrouver ses fonctions musculaires et favoriser la guérison. C’est le mouvement qui soigne : c’est par lui que le muscle se répare, s’entretient, et que les ligaments retrouvent leur souplesse. De plus, l’exercice physique permet d’avoir moins mal car il a une action antalgique et anti-inflammatoire. Le plus vite possible, dès que la douleur est supportable, il faut donc se remettre en mouvement, quel que soit son âge. D’abord, dans ses activités quotidiennes. Autrement, une activité d’endurance (la marche, le vélo, la natation…), une discipline aquatique (comme l’aquagym) ou des exercices d’étirement et de renforcement musculaire sont en général conseillés. Mais aucun sport n’est vraiment interdit. Tous entraînent des torsions et des tensions. Il n’y en a pas de bon ou de mauvais. Le meilleur sport est celui qui plaît, auquel on va prendre plaisir à s’adonner régulièrement. On adapte alors sa pratique à sa tolérance. Même la course à pied, réputée néfaste pour le dos, n’est pas déconseillée. Et il ne faut pas rechercher à tout prix à faire des exercices bons pour le dos. Bouger régulièrement est de loin le plus important ! Quant à la prévention, elle passe par l’adoption de bonnes postures au quotidien. Il est indispensable de changer régulièrement de position, de se lever, de marcher et de s’étirer… Il est possible de réapprendre à bien faire les gestes quotidiens, au besoin avec des séances de kinésithérapie. Il existe aussi une application gratuite, Activ’Dos : véritable coach, elle propose des quiz pour mieux connaître son dos, une soixantaine d’exercices de relaxation, d’étirements et de musculation, ainsi que de nombreuses vidéos sur les bons gestes de tous les jours. En prévention toujours, la pratique régulière d’une activité physique est une fois de plus capitale. C’est même la clé pour éviter le cercle vicieux de la récidive ! ■ Annick Beaucousin AFRIQUE MAGAZINE
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BIEN HYDRATER SON VISAGE VOICI LA MÉTHODE À ADOPTER. INSPIRÉE D’UNE ROUTINE BEAUTÉ japonaise, approuvée en cosmétologie, elle a été nommée la méthode « sandwich », puisqu’elle consiste à appliquer à la suite plusieurs soins sur son visage afin de booster au maximum l’hydratation de sa peau, et de conserver celle-ci bien tonique et ferme jusqu’au soir. Comment procéder ? Première étape primordiale : on commence par humidifier sa peau, préalablement nettoyée, avec de l’eau du robinet ou, mieux, avec un spray d’eau thermale ou de brume hydratante. Cette étape qui ne fait en général pas partie de nos habitudes a pour objectif de faciliter la pénétration des actifs des soins. Ensuite, on applique un sérum, puis dans la foulée sa crème hydratante (à base d’acide hyaluronique ou de céramides, le rétinol plus agressif et irritant étant à éviter). Enfin, les personnes ayant la peau très sèche pourront – le soir uniquement – appliquer une quatrième couche, un peu comme un masque pour la nuit, en utilisant un baume réparateur à base de vaseline ou de lanoline. ■ Julie Gilles 87
VIVRE MIEUX
UN APPAREIL DENTAIRE N’EST PAS QU’ESTHÉTIQUE ! L’ORTHODONTIE A BIEN D’AUTRES BÉNÉFICES.
UNE ÉTUDE RÉVÈLE COMMENT GAGNER JUSQU’À 10 ANS D’ESPÉRANCE DE VIE. CELA FAIT LONGTEMPS que les bienfaits du régime méditerranéen – riche en fruits et légumes, en huile d’olive, en poissons gras et céréales complètes – sont mis en avant. Mais voici une nouvelle étude qui nous révèle cette fois que la consommation quotidienne de certains types d’aliments pourrait nous faire gagner dix ans de vie supplémentaires ! Pour arriver à ces chiffres spectaculaires, cette étude norvégienne (publiée dans la revue PLOS Medecine en février 2022) a analysé les résultats de grandes données sur les causes de morbidité en Europe, aux États-Unis ainsi qu’en Chine, et a croisé ces travaux avec d’autres méta-analyses récentes sur la nourriture. Conclusion ? Plusieurs catégories d’aliments ont un impact important sur la longévité : au quotidien, il faudrait manger une portion de légumineuses (environ 200 g de fèves, haricots secs rouges ou blancs, pois secs ou pois chiches, lentilles…), une portion de céréales complètes (225 g), des fruits à coque (25 g d’amandes, noix, pistaches…) et une bonne dose de fruits et légumes divers (au moins 400 g de chaque). Parallèlement, il faudrait grandement réduire la consommation de viande rouge, de charcuterie et de produits transformés (mets industriels). À vos menus donc pour gagner des années de vie, en éloignant les maladies cardiovasculaires, le diabète ou encore les cancers. S’il est toujours mieux de commencer tôt, il n’est cependant jamais trop tard – que ce soit à 40 ou à 60 ans – pour adopter de nouvelles habitudes alimentaires et en retirer des bienfaits appréciables ! ■ A.B. 88
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LA RECETTE DE LA LONGÉVITÉ PASSE PAR L’ALIMENTATION
POUR LA PLUPART D’ENTRE NOUS, un traitement orthodontique signifie remettre les dents dans le droit chemin, bien alignées, pour un sourire harmonieux et esthétique. Mais les bénéfices médicaux du port d’un appareil vont bien au-delà. Pour rester sur le plan dentaire d’abord, des dents alignées sont plus faciles à brosser, ce qui diminue le risque de caries. À terme, cela contribue aussi à la protection des gencives et, donc, à prévenir un possible déchaussement des dents. Par ailleurs, cela peut permettre d’empêcher la fracture ou la perte des incisives du haut au cours d’une chute lorsque celles-ci sont en avant. Un traitement orthodontique va d’autre part améliorer certaines fonctions vitales en favorisant une croissance normalisée des maxillaires, et ainsi corriger des fonctions comme la mastication, la respiration ou la phonation. Il va aussi participer à la croissance harmonieuse du visage chez les enfants. L’orthodontie joue en outre un rôle dans la posture générale et peut aider à prévenir certaines pathologies, telles que l’apnée du sommeil. Enfin, il ne faut pas sous-estimer l’apport très important de l’amélioration d’un sourire sur le bienêtre : la correction des dents, si l’on est moqué à cause de cela, peut permettre de recouvrer l’estime de soi qui nous manque. À l’âge adulte, une denture en bon état est également un signal donné aux autres de sa bonne santé, physique et mentale, de sa jeunesse. Le sourire donne confiance en soi, c’est un atout dans la vie ! ■ J.G.
AFRIQUE MAGAZINE
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En bref
Regoûter et sentir à nouveau
DOULEURS
QUAND LA CHALEUR OU LE FROID FAIT DU BIEN
◗ À la suite d’une infection Covid-19, nombre de personnes souffrent de troubles de l’odorat et du goût. Mais ils peuvent aussi survenir à cause d’un vieillissement, d’une sinusite chronique, d’un traumatisme crânien… Ce livre fournit des conseils pour entraîner ses sens. Petit manuel pratique pour retrouver l’odorat et le goût, par Emmanuelle Albert, De Boeck, 15,90 euros.
CE SONT DES FAÇONS SIMPLES DE SE SOULAGER, ET LE RÉSULTAT PEUT MÊME ÊTRE PRESQUE MIRACULEUX. ON N’Y PENSE PAS forcément, mais appliquer du chaud ou du froid sur une douleur fait oublier bien des maux.
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• La chaleur. Que ce soit l’eau chaude
de la douche ou du bain, une bouillotte, ou encore des patchs autochauffants ayant une longue durée d’action, la chaleur soulage en détendant les muscles contractés. Elle agit en provoquant une dilatation des vaisseaux et une meilleure circulation du sang : cela facilite l’apport en oxygène aux tissus ainsi que l’élimination des toxines produites par les muscles. C’est de cette façon que ceux-ci se décontractent le mieux. De plus, au niveau de la peau, elle favorise la pénétration d’actifs de soins. Quand recourir au chaud ? Lorsque les douleurs s’accompagnent de contractures musculaires : courbatures, tensions ou raideurs de la nuque, mal de dos… On y pense aussi pour apaiser les crampes qui sont douloureuses. Une réserve, néanmoins : en cas de mauvaise circulation du sang dans les jambes, on évite la chaleur trop intense à ce niveau sous peine d’aggravation du problème. AFRIQUE MAGAZINE
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• Le froid. En appliquant une poche
de glace ou un pack tout prêt mis au congélateur (en protégeant la peau avec un linge), le froid permet une rétractation des vaisseaux sanguins. Il limite ou diminue une réaction inflammatoire, un gonflement, et ralentit en même temps la conduction nerveuse de la douleur. Quand recourir au froid ? Le plus tôt possible après une torsion de la cheville par exemple, pour soulager une foulure ou une entorse bénigne (mais cela ne doit pas dispenser de consulter). Le plus tôt aussi après un choc, de manière à apaiser et limiter la formation d’un bleu ou d’une bosse. Le froid fait également beaucoup de bien les premiers jours de survenue d’une tendinite (associé au repos). Il est en outre conseillé pour soulager les maux de tête, une poussée d’arthrose inflammatoire sur les articulations proches de la peau, ou encore une douleur dentaire (en attendant de voir le dentiste). Et au contraire de la chaleur, il est bénéfique en cas de mauvaise circulation veineuse : il soulage la sensation pénible de jambes lourdes et lutte contre leur gonflement. ■ A.B.
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Stop aux régimes restrictifs ◗ Ce guide propose des principes simples pour atteindre son poids de forme et le conserver : se reconnecter à ses sensations, redécouvrir le plaisir de la nourriture, manger mieux (et pas moins), faire la paix avec son corps et son mental… Au total, sept piliers de la santé alimentaire. Je n’arrive pas à maigrir : Les 7 piliers pour reprogrammer votre cerveau, par Sophie Deram, Marabout, 17,90 euros.
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Une expression : « Bouge tes fesses ! » J’ai développé la booty therapy : à partir de danses afro-urbaines, on shake notre derrière pour faire remonter nos énergies, réveiller notre puissance. Loin de cette image réductrice sexuelle et vulgaire.
9 Prodigue ou économe ? Prodigue. J’aime aller au resto, me faire plaisir, ainsi qu’à mes proches.
10 De jour ou de nuit ?
Maïmouna Coulibaly La danse et le théâtre sont pour elle des actes de résilience. La danseuse, chorégraphe et actrice signe Je me relève, récit poignant et inspirant de son parcours, qu’elle adapte aussi sur scène. propos recueillis par Astrid Krivian 1 Votre objet fétiche ?
11 Twitter, Facebook, e-mail,
coup de fil ou lettre ?
WhatsApp, et aussi Facebook et Instagram. Mais les lettres me manquent.
12 Votre truc pour penser à autre chose,
tout oublier ?
Danser. Quand je danse, je vole !
13 Votre extravagance favorite ? M’habiller totalement en rouge pendant quinze ans. Une façon symbolique de retourner la douleur et les violences infligées. Plutôt que de les subir, je préférais les porter pour exister.
14 Ce que vous rêviez d’être
Une chaîne en or offerte par ma mère.
quand vous étiez enfant ?
2 Votre voyage favori ? Le Mississippi. L’africanité, les ressemblances avec le Mali m’ont frappée. J’ai eu le sentiment de retrouver des ancêtres.
Ce que je suis ! Vivre de mes arts – danse, écriture, théâtre. Et inspirer les autres, à travers mes cours, mon livre.
3 Le dernier voyage
15 La dernière rencontre qui vous a marquée ?
Paris. Je vis à Berlin. J’y ai trouvé la place pour développer mon talent en tant qu’artiste indépendante, qui ne rentre pas dans les codes.
Mon éditrice, Camille Emmanuelle. Elle m’a fait confiance et laissé une grande liberté dans l’écriture.
4 Ce que vous emportez
L’appel de la danse, et un bon verre de vin blanc !
que vous avez fait ?
toujours avec vous ?
Mon sac à main.
5 Un morceau de musique ?
16 Ce à quoi vous êtes incapable
de résister ?
Je me relève, Anne Carrière, 384 p, 19,90 €.
« Respect » d’Aretha Franklin. Chanté divinement par cette artiste extraordinaire, le respect est une valeur essentielle, la base des rapports humains.
17 Votre plus beau souvenir ? Les naissances de mes filles. Et les grossesses. Les gens me respectaient, je n’étais plus la femme noire de banlieue.
18 L’endroit où vous aimeriez vivre ?
6 Un livre sur une île déserte ?
Il y en a trop ! Je suis une nomade. Mais un jour, j’aimerais m’installer en Afrique.
Sula, de Toni Morrison, que j’ai mis en scène. L’écrivaine a posé des mots sur l’Afrique de mes parents, que j’ai retrouvée et ressentie de façon très puissante.
19 Votre plus belle déclaration d’amour ? Quand ma fille de 11 ans m’a dit : « Maman, merci de m’avoir accouchée ! »
7 Un film inoubliable ?
20 Ce que vous aimeriez que l’on retienne
Toute la filmographie de Spike Lee jusqu’à Malcolm X. Superbe ! 90
De nuit. J’ai écrit mon livre en me levant vers 3 heures du matin.
de vous au siècle prochain ?
Que j’ai fait bouger les fesses du monde entier [rires] ! ■ AFRIQUE MAGAZINE
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SEVERIN MESSENBRINK - DR
LES 20 QUESTIONS
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