«
Nous ne devons pas copier le passé ni importer des solutions imaginées pour d’autres problèmes et d’autres cultures. Ce dont le monde musulman a besoin aujourd’hui, c’est davantage de ces architectes novateurs qui peuvent naviguer entre deux dangers, celui de copier servilement l’architecture du passé ou d’ignorer notre riche héritage. Il a besoin de ceux qui peuvent intérioriser profondément la sagesse collective des générations précédentes, le message moral et éternel avec lequel nous vivons, et qui savent le renforcer dans le langage de demain.
»
Prince Aga Khan
2
LE MAROC DE DEMAIN
Remerciements À M. Olivier Chadoin, pour son soutien et sa patience, À mes proches, ma famille et ma belle-famille sans qui ce travail n’aurait pas eu lieu, À Kamal, mon Mari, À Samia et Mehdi mes parents, À Majda et Mohcine mes beaux-parents, À Omar, mon oncle pour son partage et son aide, À Myriam Soussan et Laurent Moulin de l’agence Archibionic pour leur implication, À Tarik Oualalou de l’agence O + C, pour son partage, Et à tous ceux qui de près ou de très loin ont contribué à la recherche.
LE MAROC DE DEMAIN
3
Sommaire REMERCIEMENTS INTRODUCTION
3 6
1. Problématiques et Hypothèses 2. Approche et Méthodologie
LE RÉGIONALISME CRITIQUE I- LE RÉGIONALISME CRITIQUE : UNE LONGUE APPROCHE I.1 Une notion polysémique et polymorphe I.2 Du Régionalisme vers le «Régionalisme critique» I.3 Entre inspiration et hybridation II- UNE DÉMARCHE PERTINENTE POUR L’AVENIR ?
10 12 13 19 23
28
II.1 Remise d’actualité II.2 Un compromis nécessaire de nos jours
29 32
II.3 Entre Agonistique et Critique : Durable et évolutive
35
III- ENTRE CENTRE ET PÉRIPHÉRIE : UNE NOUVELLE APPROCHE CRITIQUE
38
III.1 Une inter-fluence enrichissante III.2 Entre expérimentation et regard critique
39 43
III.3 Apprendre de la confrontation des cultures
49
CONCLUSION : Le régionalisme critique : une contribution pour une meilleure
54
relation avec le contexte
LE RÉGIONALISME CRITIQUE AU MAROC I- EN QUÊTE D’ARCHITECTURES
4
56 58
I.1 Un territoire aux influences multiples I.2 Une instrumentalisation nationaliste : l’invention de la marocanité
59 65
I.3 Le régionalisme critique un tournant depuis l’époque coloniale
71
LE MAROC DE DEMAIN
78
II- ENTRE PRÉSERVATION ET INVENTION II-1 Une échelle internationale II.2 Entre préservation et réhabilitation inventive
79 85
II.3 Un nouveau souffle pour le Maroc : potentialité et innovation
89
III- UNE INSPIRATION VERNACULAIRE : L’HABITAT
96
III.1 Un problème majeur de logement III.2 Une source d’inspiration : l’habitat non planifié III.3 Apprendre du vernaculaire
97 101 107
112
CONCLUSION : Un Maroc de potentialités et d’inventions
114
LE MAROC DE DEMAIN : UNE INVENTION CRITIQUE
116
I- LA TERRE : UNE POTENTIALITÉ D’AVENIR I.1 Un matériau durable et pertinent au contexte I.2 Patrimoine délaissé ou solution d’avenir I.3 Innovation et réadaptation
117 121 127
132
II- ARCHIBIONIC : DOMESTICITÉ RÉINVENTÉE II.1 Une posture engagée II.2 Un laboratoire de recherche : entre utopies et expérimentations II.3 Une réinterprétation contemporaine du patio III- OUALALOU + CHOI : RÉSISTANCES ET INVENTIONS
133 139 143
148
CRITIQUES SINGULIÈRES III.1 «Résistance et Désobéissance» III.2 Familiarité et acclimatation III.3 Prérogatives urbaines CONCLUSION : Utopies futures : entre inspiration et militantisme
CONCLUSION BIBLIOGRAPHIE
149 155 161
168
170 172 LE MAROC DE DEMAIN
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FIG 1 - PRÉFACE AA’ N° 408
« Fort d’une première participation remarquée à la dernière Biennale d’architecture de Venise, le Maroc retrouve aujourd’hui sa place sur la scène architecturale internationale. La rédaction d’AA s’est naturellement rapprochée des commissaires du Pavillon du Maroc pour prolonger la réflexion initiée à Venise, ouvrir des perspectives, mettre en avant la vivacité de la production architecturale et donner toujours plus de visibilité aux acteurs et projets locaux. Au tournant des années 2000, le Maroc renoue avec la croissance économique et l’ouverture politique, une évolution perceptible sur la scène architecturale. Jusqu’alors marquée, depuis les années 1980, par une image orientaliste destinée aux touristes, l’architecture fait désormais l’objet de démarches véritablement contemporaines.
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LE MAROC DE DEMAIN
Respectueux d’un héritage qui comprend autant la référence moderne que le monde arabomusulman, les projets portés par la nouvelle génération d’architectes marocains rendent compte d’enjeux diversifiés, mais avant tout d’un souci aigu du contexte. Disponible en kiosques depuis le 18 septembre, le numéro 408 de L’Architecture d’Aujourd’hui rend compte, au Maroc, d’une identité plurielle en devenir. Une identité à laquelle l’architecte Tarik Oualalou préfère la notion de familiarité, qui implique de “travailler par évocation plutôt que par figuration” et renvoie à la mémoire, loin d’une “simplification stylistique”. Mémoire que l’architecte Salima Naji s’attache à réhabiliter en innovant des techniques de construction traditionnelles.
Combinant sans complexes tradition, modernité et contemporanéité, l’architecture au Maroc est avant tout affaire de contexte et de climat. Enfin, parmi les différents sujets explorés à l’occasion de ce numéro, le désert marocain se révèle un véritable laboratoire urbain et la médina, une figure urbaine des plus résilientes qui a su évoluer au fil du temps. À l’heure de la démocratisation technologique, nous avons choisi de terminer notre étude et d’élargir la réflexion, en questionnant le devenir d’une architecture contemporaine en Afrique, qui en alliant la main et la machine tende à enrichir la profession d’architecte. »
Architecture d’Aujourd’hui Nº408 septembre 2015
Introduction Chaque époque génère ses idéaux, ses modes de vie, ses expressions et ses architectures. Il reste toutefois difficile de juger de manière instantanée de la créativité d’une époque, plus encore de l’extrapoler et de se projeter dans l’avenir. Cet exercice prospectif mobilise la critique et interroge la pratique architecturale. Aujourd’hui, celle-ci ne connaît plus de frontière. La dimension internationale de l’architecture s’amplifie de par les échanges, la circulation des idées et des architectes. Le Maroc contemporain est pluriel. Fruit de mon enfance et racine de ma personnalité ; j’ai vu ce pays se transformer d’année en année : un changement de paradigme rapide, à la fois incontrôlé et incité. Ce royaume aux potentialités multiples concrétise peu à peu son émergence dans la quantité, la richesse et la difficulté. Le Maroc contemporain est un Maroc conscient, en quête de son futur et de son développement. Plusieurs événements le font fleurir et l’enrichir. Constituant ainsi sa polychromie, sa diversité et son histoire. Cette histoire, le Maroc d’aujourd’hui est prêt à l’écrire et s’engage d’un point de vue international pour la raconter. Sa participation à la Biennale d’architecture de Venise fait remarquer son implication et met en avant son désir d’ouvrir les perspectives. Cette volonté d’aller de l’avant, la revue française AA’ (Architecture d’Aujourd’hui) l’a également observée. Je rebondis ainsi sur le numéro 408 apparu en septembre 2015, dédiant un dossier élaboré de recherche pour définir les architectures contemporaines au Maroc. La préface (FIG.1) étale ainsi un nouveau Royaume ouvert depuis les années 2000 renouant politiquement, économiquement et architecturalement avec les idéaux internationaux. Cette mutation est d’autant plus importante puisqu’elle admet une nouvelle pensée, une nouvelle architecture contemporaine, qui depuis les années
80 était imprégnée par une étiquette orientale exotique et touristique. Ce tournant majeur de liberté d’expression et d’ouverture est d’autant plus conséquent, espéré et attendu après une longue période de répression lors des années difficiles des politiques précédentes de feu Hassan II. Aujourd’hui, le Maroc s’ancre dans la tendance universelle et internationale : celle d’un développement économique, social et écologique rappelant les bienfaits du « durable ». Accueillant la Cop 22 en novembre 2016, le territoire se veut porteur d’avenir, d’une trajectoire qui se proclame dans « le bon sens » à l’échelle nationale, mais aussi continentale, en tant que stimulateur de l’Afrique. « Le Maroc est un arbre dont les racines sont en Afrique et le feuillage en Europe (1) ». Le pays se positionne dans un entre-deux : d’un côté une culture occidentale influente considérée comme modèle ; de l’autre, un héritage national presque identitaire, promouvant un local contextualisé et singulier. Dans ce sens, il cherche à redistribuer les pouvoirs au profit d’un développement adapté. De ce fait, le Maroc opte pour un processus de régionalisation avancée, comme mode de gestion territorial, en déterminant ainsi 12 régions, sous la responsabilité de 12 élus. En mettant en évidence une charte communale, le pays s’ancre dans un processus d’évocation de l’identité plurielle de chaque région et cherche à établir une architecture qui se veut comme profondément marocaine. Cette quête presque anthologique n’est pas nouvelle ; héritée d’un long processus d’instrumentalisation national après l’indépendance, elle s’articule le plus souvent par une écriture constructive d’esthétismes et de cosmétiques résumant la profession en une réponse programmatique et un décor de façade, qui tente de renouer avec un passé dont elle traque les moindres images, en vue de reconstruire une identité.
1986 Extrait du discours de feu Hassan II, mars (1)
LE MAROC DE DEMAIN
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Souvent assimilée à la reproduction à l’identique d’images importées, d’un ailleurs plus développé entre un « international Arab Style » et une architecture de papier glacé issu du star-system ; cette « création actuelle au Maroc » n’est pas unique et ne relève pas d’un même engagement. « Entre ceux qui prônent une modernité continuée et ceux qui pensent en être sortis, ceux qui appellent à l’unité identitaire et ceux qui se tournent vers une expression résolument mondialisée (2) » , l’exigence critique des architectes n’a pas baissé les bras. C’est ainsi qu’émergent progressivement des réflexions cherchant à résoudre de manière innovante les problématiques actuelles. En donnant des alternatives au contexte de pauvreté, en dialoguant avec une réalité d’hybride et de compromis, les nouvelles générations se remettent en question en vue d’une architecture pas simplement liée au contexte géographique, mais en rapport au contexte sociologique et culturel de notre temps et de celui de demain. « Respectueux d’un héritage qui comprend autant la référence moderne que le monde arabo-musulman, les projets portés par la nouvelle génération d’architectes marocains rendent compte d’enjeux diversifiés, mais avant tout d’un souci aigu du contexte (3) ». Ce constat remet en question le pastiche prédominant actuel, au profit d’une architecture plus pertinente, plus contextualisée et moins superficielle. En composant avec les potentialités, les spécificités et les contraintes du territoire,
les architectes appréhendent le projet, au profit d’une compréhension à la fois physique, morale et immatérielle du lieu ; résultant de l’analyse historique, culturelle, sociale et économique du contexte. Cette sensibilité pragmatique au lieu est d’autant plus importante dans le contexte mondialisé actuel. En mettant en avant un régionalisme critique et évolutif, la posture recherchée pour un avenir meilleur est celle d’une architecture cherchant la pertinence de son acte, alliant l’héritage passé, présent et futur. Cette démarche, d’abord présentée par Alexander Tzonis et Liane Lefaivre (4), puis développée par Kenneth Frampton (5), représente une clé d’entrée intéressante dans la pratique contemporaine au Maroc. Est-elle réellement mise en place ? Est-elle développée à l’échelle nationale ? Qui sont les acteurs de ce changement ? Comment opèrent-ils ? Le régionalisme critique représente un potentiel futur, mais sa retranscription actuelle à l’échelle marocaine n’est que partielle. Face à une prédominance de pastiche d’architecture à but économique et touristique, on ne peut pas considérer que le régionalisme critique soit une pensée entièrement partagée actuellement. Cette déception me conduit donc à l’examiner différemment ; un peu de manière prospective en analysant quelques exceptions pertinentes pour en tirer des conclusions et des exemples. En quoi le régionalisme critique représente une solution intéressante aux problèmes actuels et avenir de la scène marocaine ? Siham Sara ChraÏbi, « Contemporanéité en Architecture », Architecture du Maroc n°38, Mai, Juin 2008 (3) Préface , Architecture d’Aujourd’hui Nº408 septembre 2015 (4) Liane Lefaivre et Alexander Tzonis, Critical Regionalism : Architecture and Identitity in a Globalized World (Munich : Prestel Verlag, 2003). (5) Kenneth Frampton-Toward a Critical Regionalism: Six Points for an Architecture of Resistance.1983 (2)
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LE MAROC DE DEMAIN
PROBLÉMATIQUES ET HYPOTHÈSES À un moment d’émergence, sonder la pratique de l’architecture au Maroc et forger un positionnement théorique semblent essentiel pour aboutir à un meilleur exercice de la profession d’architecte. Comment l’architecture actuelle au Maroc pourraitelle trouver un ancrage local tout en donnant écho aux différentes problématiques internationales contemporaines qui animent le débat sur la discipline ? À un moment où l’architecture devient globale, quelles influences exerce ce mouvement international d’idées et d’architectes sur les réalités locales ? L’architecture peut-elle préserver la localité à l’heure de la mondialisation ? Le régionalisme critique pourrait-il être une alternative pour demain ? Quels seraient les solutions et les procédés critiques appropriés dans l’écriture architecturale du Maroc de demain ?. L’architecture au Maroc est très peu intellectualisée : « si on n’a jamais autant construit au Maroc depuis les quinze dernières années. On peut aussi dire que l’on n’a jamais aussi peu écrit (6) ». De ce fait, le métier est surtout lié à la dimension constructive et spéculative et se revendique très peu, voire, pas du tout de dimension projective. Non seulement elle ne se donne guère de projets, mais elle s’immerge plutôt dans un pur présent, où l’urgence devient la temporalité ordinaire (relogement, promotion immobilière, réponse hâtive, au jour le jour, etc.) Pourtant, l’idée de penser l’avenir a toujours fait partie de la théorie architecturale. Aujourd’hui le progrès futur peine à être imaginé, coincé dans une optique de catastrophe et de cynisme, l’architecture du monde global est désormais en mal de repères et d’idéaux. « L’enjeu contemporain et celui de demain pourraient être dans le dépassement du statut iconographique, ornemental et cosmétique de l’architecture, vers une recherche moins cynique, et plus instrumentale: celle qui considérerait le projet comme lieu d’invention sociale, de développement urbain et territorial, d’expériences individuelles et collectives heureuses» (7).
APPROCHE - MÉTHODOLOGIE Ce présent travail s’articule de ce fait en trois parties. Une première, théorique cherchant à expliquer la posture régionaliste critique, sa remise d’actualité dans le contexte présent et sa pertinence dans la dialectique postcoloniale pour une démarche critique et évolutive. Puis une seconde partie énonçant le contexte marocain, comme une sorte d’état des lieux, entre une quête architecturale et des potentialités innovantes ; pour finir avec les atouts apportés par la configuration vernaculaire de l’habitat au profit d’une posture adaptée. Enfin, une troisième et dernière partie, exprimant de manière prospective les alternatives et les procédés intéressants dans une expression architecturale pragmatique, pour un « demain sera meilleur ». Cette projection en quête de réponse adéquate se fait de manière un peu subjective, mais qui reste révélatrice de la tendance globale. Élaboré en trois temps, ce dernier thème évoque le potentiel de la terre comme alternative au niveau de la matière, mais aussi l’exemple militant de deux agences d’architectes (Archibionic et Oualalou + Choi). Ce choix parmi tant d’autres est tout d’abord issu d’une implication personnelle : ayant eu connaissance de l’agence Archibionic par le biais d’un projet pour un proche ; et d’un autre côté par ma participation à la conférence de M. Oualalou Tarik, commissaire de la Biennale de Venise.
Tarik Oulalou, Resistances et Resignation, Architecture au Maroc 2004-2014, AAM Belgique 2014
(6)
Siham Sara ChraÏbi, « Contemporanéité en Architecture », Architecture du Maroc n°38, Mai,
(7)
LE MAROC DE DEMAIN
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LE RÉGIONALISME CRITIQUE L’architecture peut-elle préserver la localité à l’heure de la mondialisation ?
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Le régionalisme est une notion enracinée depuis longtemps dans le contexte architectural. Ce courant de pensée s’amplifie face à l’universalisation du monde, issue de l’industrialisation et des forces homogénéisatrices du mouvement moderne. Cette contestation régionaliste voir nationaliste s’oppose au déracinement causé par la mondialisation, aboutissant ainsi à une sorte de « Retour au passé ». En réaction au modernisme, un nouveau courant de pensée plus ouvert est apparu : le régionalisme critique. Celui-ci tente d’allier les deux visions opposées afin de suivre l’évolution du monde. Avancé pour la première fois par Alexander Tzonis et Liane Lefaivre(1), le terme de Régionalisme critique vient en réaction à une première notion : le régionalisme. Se limitant à un mimétisme quasi émotionnel de l’architecture vernaculaire, le régionalisme devient rapidement obsolète. Tzonis et Lefaivre prônent alors une utilisation de l’essence de ce contexte plutôt que de s’arrêter à une réutilisation littérale et formelle de l’architecture de région.
L’architecture peut-elle préserver la localité à l’heure de la mondialisation ? Répondre à cette interrogation revient à s’intéresser à la manière dont la mondialisation s’intègre de plus en plus à chaque facette de nos vies, et à se questionner sur l’influence de la tradition et de la région en architecture. Les effets d’homogénéisation de la mondialisation sur l’architecture ont-ils contraint les architectes à ne plus tenir compte du contexte dans leur design ? Ou est-il fondamental de s’adapter au nouveau contexte culturel universel qu’est la mondialisation ?
Liane Lefaivre et Alexander Tzonis, Critical Regionalism : Architecture and Identitity in a Globalized World (Munich : Prestel Verlag, 2003). (Architecture et identité dans un monde mondialisé)
(1)
Résultant d’une longue approche de contestation et de remise en question, la démarche régionaliste critique est aujourd’hui remise à l’actualité dans un contexte durable et mondialisé. Elle est d’autant plus importante dans les pays postcoloniaux qui cherchent à trouver leurs voies de développement nationales et identitaires. Après avoir mis en avant l’approche critique de cette notion et ses avantages, nous expliquerons en quoi le régionalisme critique peut-être une approche pertinente pour l’avenir, et nous finirons par présenter son importance dans un contexte de confrontation entre centre et périphérie, où la juxtaposition des cultures permet un regard étranger, et critique sur soi.
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I- LE RÉGIONALISME CRITIQUE : UNE LONGUE APPROCHE En quoi le régionalisme critique est une démarche intéressante dans l’équilibre et le compromis architectural ? À travers la définition du régionalisme critique, nous expliquerons ses spécificités, ses origines et causes, ainsi que l’approche sensible et complexe qu’il permet.
FIG 1 : DÉFINITION LINGUISTIQUE RÉGION : Portion de territoire plus ou moins étendue et délimitée, formant une unité constituée soit par sa situation, son climat ou son paysage naturel, soit par son économie, soit par son histoire et ses caractères humains ou ethnologiques. Cette unité est largement reconnue par les habitants, d’une part, et par les étrangers à ce territoire, d’autre part. Il peut aussi s’agir d’un espace qui est revendiqué comme tel par des acteurs politiques.
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RÉGIONALISME : Tendance à conserver ou à cultiver les traits originaux d’une région, d’une province. RÉGIONALISATION : Fait par lequel un pays centralisé transfère aux régions des pouvoirs administratifs, économiques et politiques. Synon. Décentralisation.
LE RÉGIONALISME CRITIQUE : Une longue approche
RÉGIONALISME CRITIQUE : Néologisme théorisé par Alexander Tzonis et Lefaivre en 1981. Alliant à la fois la dimension régionaliste comme outil d’analyse, mais aussi le terme « critique » emprunté aux idées du philosophe Kant. Cette notion détermine une approche qui privilégie le particulier (l’identité du lieu) face aux dogmes universels. Sources : le Centre National de Ressources textuelles et lexicales
I.1 Une notion polysémique et polymorphe
FIG 2 - ORDRES ARCHITECTURAUX VITRUVE
Le régionalisme critique (FIG 1) est tout d’abord, une approche, une démarche et non un style architectural. Les éléments esthétiques ne peuvent suffire à le définir. Il est donc difficile d’identifier visuellement un projet suivant ce courant. Néanmoins, cette notion est apparue après la domination de différents langages architecturaux, son évolution est un aspect important à sa compréhension. À la fois régionaliste et critique, cette démarche souligne la présence d’esprit des architectes vis-à-vis de leurs productions en s’inscrivant à la fois dans une réalité spatiale, mais également spirituelle. Le terme d’abord utilisé par Alexander Tzonis et Liane Lefaivre, à la fin des années 70 et début des années 80, est développé par Kenneth Frampton(2) pendant cette période. D’abord en réaction au modernisme et au postmodernisme, le régionalisme critique a émergé comme une approche fondée sur des principes modernes utilisant une relation plus importante au lieu (3). Cette approche est donc apparue en contestation aux styles encourageant une mondialisation architecturale faisant table rase du lieu. Après une industrialisation rapide et la mise en place d’un style universel, les architectes tentent de retrouver un équilibre entre la modernité mondiale et la culture traditionnelle locale. Afin de saisir pleinement la signification du régionalisme critique, il est très important de comprendre les éléments qui ont provoqué son émergence. Dans l’introduction de leur livre « Le régionalisme critique » (3), Alexander Tzonis et Liane Lefaivre expliquent les débuts et les événements historiques qui ont rendu cette notion pertinente. Selon eux, les fondements de cette manière de penser sont ancrés depuis des siècles dans les mœurs, voire même à l’époque de Vitruve. La prouesse technique des ordres ioniques, dorique ou encore corinthien, marque les territoires et le paysage ; affirmant ainsi la présence et la domination romaine sur les autres (FIG 2). Vitruve déclarait dans son traité : « De Re Architectura » que la forme architecturale doit résulter des causes naturelles et de la rationalité humaine. Pour lui, l’architecture régionale est directement confrontée aux contraintes physiques internes et externes. Ainsi, le climat influence les conditions physiques de l’Homme et de ce fait l’architecture qu’il produit pour s’en protéger ou encore en tirer profit.
FRAMPTON, Kenneth. «Le régionalisme dans l’architecture contemporaine», ARQ, 14. Août 1983.
(2)
Liane Lefaivre et Alexander Tzonis, Critical Regionalism : Architecture and Identitity in a Globalized World (Munich : Prestel Verlag, 2003). (Architecture et identité dans un monde mondialisé.)
(3)
LE RÉGIONALISME CRITIQUE : Une longue approche
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FIG 3 - TABLEAU CLAUDE LORRAIN, LONDRES, 1824
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LE RÉGIONALISME CRITIQUE : Une longue approche
Le Régionalisme est donc un aspect ancien qui impacte les pensées humaines et architecturales au cours des siècles. Celui-ci prend diverses formes depuis l’époque de Vitruve, passant d’un régionalisme de contexte physique (climat, matériaux locaux…) à un régionalisme romantique (pittoresque, naturel, nostalgique…). Au XVIIe siècle, un mouvement régionaliste réactionnaire naît en Europe, issu du mouvement artistique « pittoresque » initié en Angleterre. Ce mouvement redéfinit la vision de l’art par des paysages mélancoliques, s’abstrayant de volonté politique. Le site est ainsi présenté tel qu’il est, avec ses anomalies, ses irrégularités, ses ruines… Le paysage n’est donc pas magnifié, l’artiste cherche à faire ressortir la vérité du lieu, synonyme parfois d’imperfection (FIG 3). En Angleterre, William Temple (1628-1699) et Anthony Earl of Shaftesbury (1621-1683) marquent la naissance de ce régionalisme britannique. Temple fait l’apologie d’une approche stylistique anti-universelle, anti-classique en publiant de nombreux essais. Anthony Earl, quant à lui, étant plus engagé à travers son manifeste Characteristics of Men, Manners, Opinions, Times(4), affirme sa croyance en un ordre naturel issu d’un régionalisme topographique. En prenant une position totalement radicale par rapport à la philosophie de l’époque, ils rejettent l’ordre qui régit la société dans laquelle ils vivent, en prônant ainsi la Nature et son imperfection.
Anthony Earl of Shaftesbury, Characteristics of Men, Manners, Opinions, Times, ed. Douglas den Uyl, 1711
(4)
Ce régionalisme romantique comme le définit Tzonis inclut pour la première fois l’environnement pittoresque dans la façon de penser. Par la suite, Goethe fait prendre un tournant différent à ce romantisme, et le lie à un aspect plus nostalgique. Pour lui, l’architecture gothique germanique est supérieure à l’architecture classique française tant prisée à l’époque. Il introduit de ce fait un nouveau palier de lecture : une expérience temporelle relatant d’un passé et des pratiques architecturales d’une époque (types de matériaux, de construction…) Ainsi, pour lui, le spectateur doit entrer dans une relation fusionnelle avec le bâtiment et prendre conscience du caractère qu’il dégage. Au cours du XIXe siècle, les idées reçues sur le régionalisme romantique vont aboutir à des études cherchant à définir et différencier les régions et leurs caractéristiques (matériaux, rapport au site, organisation spatiale, détails…). Face à cette recherche de spécificité, certains se servent du régionalisme à des fins économique et politique. Comme nous le verrons plus tard dans le cas du Maroc, où le Roi Hassan II avait promu une démarche identitaire après l’indépendance.
LE RÉGIONALISME CRITIQUE : Une longue approche
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FIG 4: VILLAGE ORIENTAL, EXPOSITION UNIVERSELLE DE CHICAGO 1893
FIG 5 : UNE REPRÉSENTATION IDENTITAIRE EXPOSITION COLONIALE INTERNATIONALE, 1931
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LE RÉGIONALISME CRITIQUE : Une longue approche
Ce type de régionalisme est parfois même trop « transparent » : il donne à voir ce qu’on est venu chercher, abusant ainsi de la naïveté de l’Homme. Il ne renferme donc aucune subtilité dans sa composition spatiale ou spirituelle, donnant lieu à une façade d’apparat (FIG 4). Dans un contexte colonial, cet aspect superficiel est restitué lors des expositions universelles, important « un bout » d’un pays pour en faire la pub. Aujourd’hui, cette question de subterfuge publicitaire se pose encore, en l’occurrence lors de l’exposition universelle du Maroc en 2014, qui a internationalisé une image innovante et intéressante, que nous analyserons plus tard. Cette période de forte colonisation exporte les cultures et les architectures occidentales, accentuant ainsi l’universalisation du monde. De plus en plus unifiées, les différences locales commencent à s’estomper. Face à cette perte, le concept de « l’Heimat » (le chez-soi) est apparu en Allemagne. Ce terme a été plus tard utilisé par Maiken Umbach et Bernd Hüppauf dans leur livre : « Modernisme vernaculaire », pour décrire la particularité du contexte (5) . Illustrant ainsi l’importance du vernaculaire dans une approche moderne de l’architecture, « l’Heimat » était pour eux une des caractéristiques essentielles du lieu. Ce mouvement régionaliste est né en réaction à l’américanisation du pays dans un intérêt croissant pour la tradition locale. Contrairement au terme utilisé par Umbach et Hüppauf, le sens de « l’Heimat » durant cette époque était simplement nationaliste et nostalgique (6) (FIG 5). Ce régionalisme économique utilisé à des fins politiques a par la suite abouti à une nuance plus négative, favorisant une race sur l’autre influençant les pensées nazies. Utilisant un attrait nationaliste fort, donnant plus de valeur à une région qu’une autre, le régionalisme d’avant-guerre perd ainsi de son audience. Résultant des horreurs de la Seconde Guerre mondiale, cette position négative est fortement rejetée par la suite. Depuis, et pendant une longue période, le monde est essentiellement tourné vers la modernité et l’évolution afin de ne plus reproduire les erreurs du passé. Ainsi, le postmodernisme universalise de plus en plus le monde en se concentrant principalement sur une pensée dictée et influencée par le CIAM. Malgré une prédominance de la modernité, le régionalisme est resté un sujet de discussion majeur.
Maiken Umbach et Bernd Hüppauf, Vernacular Modernism : Heimat, Globalization and the Built Environment (California: Standford University Press, 2005).
(5)
Liane Lefaivre et Alexander Tzonis, Architecture of regionalism in the age of globalization: peaks and valleys in the flat world (Routledge, 2012). P. 96.
(6)
Le régionalisme d’après-guerre se différencie de celui d’avant-guerre, puisqu’il s’agit dans ce cas de créer une architecture moderne s’adaptant au contexte : on passe progressivement d’un régionalisme vers un régionalisme critique. Ce changement est un important, puisqu’il remet en question la singularité architecturale au profit d’une pertinence adaptée et en relation au lieu. LE RÉGIONALISME CRITIQUE : Une longue approche
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FIG 6 - OSCAR NIEMEYER, BRASILIA.
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LE RÉGIONALISME CRITIQUE : Une longue approche
I.2 Du Régionalisme vers le « Régionalisme critique » Face à ce naufrage du régionalisme économique, et à la montée du style international qui a marqué le début de la route vers la modernisation, un jeune américain : Lewis Mumford(7) tente de sauver cette notion en définissant un nouveau type de régionalisme contemporain. Suite aux abus économiques et politiques que le régionalisme avait connus à cette période, il cherche à lui redonner une réelle valeur à la fois économique et environnementale en accord avec les mœurs de la société. Il est ainsi le premier à requestionner clairement la position du régionalisme, qui ne serait pas un retour au régionalisme pittoresque ou romantique traditionnel à la recherche du « primitif », du « purement local », ou encore de « l’autonome ». Ne s’opposant pas à l’aspect « universel » de l’architecture, la question primordiale à laquelle doit répondre le régionalisme selon lui est : Comment vivre dans un monde fait de particularités sans les sacrifier et sans pour autant que l’Homme soit sacrifié au profit de celles-ci ?. En d’autres termes, comment poursuivre l’évolution moderne du monde tout en gardant sa diversité ? Pour lui, modernisme et régionalisme sont donc deux synonymes, il décrète que le régionalisme doit surmonter le « fossé profond et infranchissable entre les peuples de la Terre » en les aidant à être en accord avec les « conditions réelles de la vie » et les faire « se sentir chez eux » (7). Ses réflexions critiques sur le régionalisme ont permis un nouveau regard sur ce terme permettant un lien entre la modernité de la mondialisation et les traditions locales qui ne doivent plus être antagonistes. Il plaide donc pour un travail commun de ces deux notions opposées, afin de réduire l’écart créé au fil des années. Il s’agit donc de réinterpréter dans le contexte actuel, les réalisations passées au lieu de les mimer. En d’autres termes, il ne faut pas forcément chercher à utiliser des matériaux ou typologies locaux si ceux-ci ne sont pas adaptés aux fonctionnalités du bâtiment ou ne lui sont pas favorables. Pour se protéger des fausses interprétations historiques, il va jusqu’à dire qu’il vaut mieux abandonner l’histoire si celle-ci n’est pas utile pour les problématiques actuelles.
Lewis Mumford, Sticks and stones, American Architecture and Civilization, 1924
(7)
Le courant régionaliste s’accroît suite à cette nouvelle interprétation suscitant un plus grand intérêt pour l’architecture vernaculaire reconnue comme étant durable. Particulièrement marqué par l’architecture brésilienne, le mode de pensée régionaliste devient de plus en plus critique. Un large groupe d’architectes brésiliens tels que Niemeyer et Bobard ont développé un regard plus national en contradiction avec le mouvement moderne américain. En s’inspirant des typologies traditionnelles, sans les copier, ils tentent ainsi une nouvelle approche plus contemporaine. (FIG 6)
LE RÉGIONALISME CRITIQUE : Une longue approche
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FIG 7 - EXPOSITION MODERN ARCHITECTURE. MOMA NEW YORK. ETATS-UNIS. 1932
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LE RÉGIONALISME CRITIQUE : Une longue approche
Cette posture, considérée comme mieux adaptée au contexte et au climat, marque la population américaine et devient de plus en plus populaire. En effet, cette tendance est perçue particulièrement au MoMa à New York, lors des expositions présentant les modes de pensée de l’architecture moderne et questionnant la place du régionalisme dans ce courant. À l’échelle internationale, le modernisme perdait sa place face au régionalisme. L’exposition « que se passe-t-il dans l’architecture moderne ? » organisée par le MoMa marque donc son déclin. Au cours de celle-ci, plusieurs architectes de l’après-guerre ont été invités à parler de l’avenir de l’architecture moderne et comment le régionalisme devenait une menace pour son développement. Elizabeth Mock(8), organisatrice d’événement au MoMa traite de l’importance de l’approche régionaliste en architecture. (FIG 7) Pour elle, la réutilisation des aspects traditionnels n’est pas nécessaire, mais la relation avec le climat et l’utilisation des procédés de construction locaux sont essentiels pour créer de l’architecture appropriée au contexte. Néanmoins, cette opinion reste principalement moderne, l’esthétique de la tradition et de l’identité locales n’est pas le centre d’intérêt, puisque l’accent est mis sur l’adaptation au climat et donc sur la durabilité environnementale. Le régionalisme n’était pas seulement responsable de changer les façons de faire en architecture, mais il a également aidé les architectes à développer de nouveaux procédés afin de s’adapter au contexte. Entre inspiration régionaliste et hybridation, l’architecture moderne devient de plus en plus régionaliste critique.
Lefaivre et Tzonis, Architecture of regionalism in the age of globalization: peaks and valleys in the flat world: Elizabeth Mock, introduction, « built in the USA since 1932 »
(8)
LE RÉGIONALISME CRITIQUE : Une longue approche
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FIG 8: LOUIS KAHN, CONSULAT DES ÉTATS-UNIS À LUANDA, ANGOLA 1961
FIG 9 : PRINCIPE DU BRISE-SOLEIL, UNITÉ D’HABITATION DE MARSEILLE, LE CORBUSIER
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LE RÉGIONALISME CRITIQUE : Une longue approche
I.3 Entre inspiration et hybridation Dans un contexte mondialisé, quasi postcolonial, le régionalisme critique apparaît comme une approche inévitable pour l’architecture. Entre déclin colonial et recherche identitaire, les occidentaux tentent pour une dernière fois de garder leurs marques en cherchant à retranscrire la localité à travers des réalisations modernes. Entre inspiration vernaculaire et hybridation innovante de l’architecture moderne et des typologies traditionnelles, les relations au contexte sont multiples. C’est donc dans cette optique d’apprendre du vernaculaire que Louis Kahn propose un consulat des États-Unis à Luanda, en Angola. Bien qu’il n’ait jamais été construit, Kahn tente d’intégrer la culture locale dans sa conception en se basant sur ses propres perceptions. Il a imaginé un système contrôlant le vent et le soleil, grâce à la mise en place de murs devant chaque ouverture, évitant les lumières directes permettant ainsi d’avoir des climats intérieurs confortables. Il s’inspire ainsi de ce système plus ou moins traditionnel non seulement pour répondre aux besoins des utilisateurs, mais aussi pour améliorer la durabilité environnementale et sociale. (FIG 8)
Lefaivre et Tzonis, Architecture of regionalism in the age of globalization: peaks and valleys in the flat world (p. 160).
(9)
L’approche régionaliste critique n’a pas seulement suscité une inspiration et une sensibilité pour le vernaculaire, mais a changé les façons de concevoir l’architecture. Plusieurs architectes ont vu en cette démarche un prétexte pour développer de nouveaux procédés afin de s’adapter à un des aspects du contexte : le climat. C’est dans ce sens que Le Corbusier a été l’un des principaux architectes à se servir du brise-soleil. Introduit plus tard dans différents continents, celui-ci est utilisé comme un système améliorant le confort intérieur des bâtiments (9). En apportant cet effet durable, les persiennes protègent certes du soleil, mais ne fournissent aucun apport critique sur le lieu. Elles pourraient être insérées n’importe où. (FIG 9) Dans la même optique, l’architecte indien Charles Correa intégrait dans ses projets des concepts traditionnels. En s’inspirant du vernaculaire, il a cherché à innover en expérimentant des architectures novatrices. Au cours de l’histoire, ces deux notions (tradition et innovation) n’ont pas toujours très bien fonctionné ensemble, mais ont eu le même objectif : créer de l’architecture adaptée au climat local.
LE RÉGIONALISME CRITIQUE : Une longue approche
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FIG 10: « TUBE HOUSE » À AHMADABAD, 1962, CHARLES CORREA
FIG 11: IMMEUBLE NID D’ABEILLE AT-BAT AFRIQUE, AVANT/APRES
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À Ahmadabad, Correa imagine la « Tube House » en 1964, avec un système innovant prévoyant des ouvertures dans la maison pour permettre à l’air chaud de s’écouler tout en refroidissant le bâtiment. La configuration est basée sur un modèle traditionnel : une mezzanine pour le coin nuit et une cuisine au centre. Les aspects traditionnels combinés aux moyens astucieux de Correa pour améliorer le climat intérieur, en font un projet régionaliste à la posture critique dont le processus pourrait être adapté ailleurs, en l’occurrence au Maroc. (FIG 10) Au Maroc, les architectes influencés par le CIAM ont eu l’opportunité de créer un substitut pour les bidonvilles de Casablanca. L’AT-BAT Afrique : Georges Candilis, Alexis Josic et Shadrach Woods ont réalisé le projet Nid d’Abeille. Celui-ci né d’une hybridation entre le système des médinas fournissant des logements à haute densité, et la construction moderne industrielle. Utilisant ainsi un principe vernaculaire de patio, le bâtiment s’adapte au climat de manière économique. Les architectes proposent, en toute naïveté et avec une volonté bienveillante, des logements pour la population musulmane qui « aime vivre introvertie ». Mais au fil du temps, ce mélange a été chamboulé et métabolisé, les habitants ont commencé à adapter leur conception à leurs propres besoins. Même si les architectes ont conçu un type de logement censé s’intégrer aux modes de vie traditionnels de la majorité de la population musulmane marocaine, les logements ont toujours évolué en fonction des besoins des habitants. L’architecture marocaine n’a pas seulement été influencée pendant la période coloniale, mais aussi après l’indépendance de manière plus complexe et ambiguë (10). (FIG 11) À la fin du XXe siècle, les organisations et les institutions mondiales manifestent une idée forte d’universalisation, et re-questionnent l’approche du régionalisme critique. Contrairement aux précédents architectes, l’aspect vernaculaire n’est plus le point d’intérêt central. En effet, le développement technologique élevé permettrait de s’abstraire des méthodes traditionnelles en créant des architectures innovantes utilisant le vent la lumière et la végétation (10). De cet élan créateur, plusieurs architectes de l’époque ont imaginé des constructions novatrices et hybrides, telles que le gratte-ciel bioclimatique de Ken Yeang ou encore les projets de Renzo Piano.
Duanfang Lu, Introduction: Architecture, modernity and identity in the Third World (Routledge, 2011). P. 16
(10)
LE RÉGIONALISME CRITIQUE : Une longue approche
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Le régionalisme a eu une grande popularité avant et après la Seconde Guerre mondiale, en réaction à l’universalisation de la construction. Étant plus axé sur les aspects positifs du régionalisme, le régionalisme critique tente de garder la diversité tout en permettant la modernité. Ce dernier, n’est pas seulement une approche architecturale, mais une symbiose avec l’environnement, permettant de dialoguer avec le site sans le nuire. Cette relation peut être interprétée de différentes manières, commencer de la méthode traditionnelle en l’appliquant de façon contemporaine, ou encore utiliser la technique pour adapter le projet au site. Elles ont toutes les deux en commun une volonté d’adaptation à la fois locale, mais aussi contemporaine sur l’avancement de l’humanité.
La question du régionalisme critique pourrait être posée aujourd’hui dans un contexte de plus en plus mondialisé. Elle est d’autant plus pertinente face au défi environnemental du développement durable. Même si le régionalisme critique paraît avoir perdu de son audience au XXIe siècle, on peut penser l’inverse : puisque l’approche est tellement ouverte qu’elle pourrait englober toutes les productions cherchant à s’adapter à un environnement donné, et ce avant même la définition du terme. De ce fait la remise d’actualité de cette démarche est imminente et même nécessaire pour l’avenir.
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LE RÉGIONALISME CRITIQUE : Une longue approche
«
I’ve learnt to stop treating architecture as consisting of privileged forms and materials; that’s the hallmark of the strictly disciplinary approach. I think it is more realistic to start with the problems of the people and their environment.
«
ALVARO SIZA
« J’ai appris à arrêter de traiter l’architecture comme une constitution de formes et de matériaux privilégiés ; c’est la marque d’une approche strictement disciplinaire. Je pense qu’il est plus réaliste de commencer par les problèmes des gens et de leur environnement ». ALVARO SIZA
LE RÉGIONALISME CRITIQUE : Une longue approche
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II- UNE DÉMARCHE PERTINENTE POUR L’AVENIR ? En quoi le régionalisme critique est une approche pertinente pour l’avenir ? En quoi est-elle remise d’actualité, nécessaire et évolutive ?
« In order to get on to the road toward modernization, is it necessary to jettison the old cultural past which has been the raison d’étre of a nation? … Whence the paradox: on the other hand, it has a root itself in the soil of its past, forge a national spirit, and unfurl this spiritual and cultural revindication before the colonialist’s personality. But in order to take part in modern civilization, it is necessary at the same time to take part in scientific and political rationality. It is a fact every culture cannot sustain and absorb the shock of modern civilization. There is the paradox: how to become modern and to return to sources; how to revive an old, dormant civilization and take part in universal civilization ».
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LE RÉGIONALISME CRITIQUE - Une démarche pertinente pour l’avenir ?
Sources : Paul Ricoeur, History and Truth
II.1 Remise d’actualité Aujourd’hui, au 21e siècle, le terme de « régionalisme critique » n’est pas aussi utilisé par les critiques d’architecture qu’il était lors de sa première parution. Néanmoins, les raisons pour lesquelles cette notion a été introduite sont toujours pertinentes à notre époque. En effet, de nombreuses architectures naissent, de nos jours, sans aucune relation avec le local ou encore la tradition, surtout dans les régions les « moins développées ». Cette problématique actuelle suscite une recherche de solutions qui éluciderait la façon dont les architectes du XXIe siècle devraient aborder la conception d’un projet, en cherchant un équilibre entre la modernité et la tradition. Émergeant d’un monde où l’universalité et le modernisme évoluaient, le régionalisme avait été critiqué pour sa vision binaire. Au fil des années, la pensée régionaliste a manifesté différentes manières pragmatiques d’intervention, qui en font une approche adaptée, évolutive et pertinente. On pourrait même affirmer en utilisant le terme régionalisme critique qu’il n’a jamais perdu de popularité puisqu’il n’est pas un style, mais une approche, non attachée à une certaine image esthétique, mais centrée sur un objectif principal : Comment rester moderne dans un contexte traditionnel ? Après l’hégémonie du mouvement moderne, n’ayant pas eu l’effet escompté, de par son brutalisme, commence donc à s’estomper. Frampton critique (1) cette modernité et analyse les mouvements contemporains à venir qui s’annoncent similaires au régionalisme critique. Il énonce de ce fait, que celui-ci est de plus en plus présent et que sa mise en place est d’autant plus pertinente face à l’universalisation et au conformisme actuel. Il explique comment la modernité et l’universalisation contemporaine ont gaspillé le monde et ont conduit la société à arrêter sa pensée critique en suivant l’Occident ; présenté comme l’unique solution pour créer un monde développé (2). C’est ainsi que les architectes ont progressivement perdu la mainmise sur leurs œuvres face au conformisme et aux normes universelles. Cette perte est une résultante de la modernisation de la société et plus particulièrement des principes et des techniques de mise en œuvre de la construction. Frampton affirme donc que cela puisse nuire à l’architecture, mais parallèlement fortement lui servir.
Kenneth Frampton Histoire et critique de l’Architecture moderne
(1)
Kenneth Frampton, « Architecture Agonistique, » Domus 972, septembre (2013).
(2)
LE RÉGIONALISME CRITIQUE - Une démarche pertinente pour l’avenir ?
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FIG 1 - MUSÉE DU GUGGENHEIM, BILBAO, F. GHERY
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Il compare ce suivi aveugle de la normalisation de la culture, au mouvement croissant des « stars-architectes » construisant partout dans le monde, créant ainsi des architectures iconiques qu’il appelle : « effet Bilbao ». En construisant le Guggenheim, Bilbao a mis en scène une sorte de marketing urbain pour promouvoir la ville. Cet effet utilise seulement un esthétisme sensationnel pour créer un spectacle urbain attrayant et rayonnant. Au cours de son évolution historique, le régionalisme s’est toujours développé en réaction à une vague d’architecture universelle ne correspondant pas au contexte. De nos jours, on peut considérer que cette nouvelle vague d’architecture « star » basée sur un système capitaliste et centrée uniquement sur la notoriété, l’extravagance et l’impressionnant ; succède à l’universalité produite par le mouvement moderne. Par conséquent, on pourrait dire que les principes du mouvement moderne ont été remplacés par les formes courbes de Hadid ou encore par le dé-constructivisme de Gehry. (FIG 1) Par ailleurs, amenant une pensée identitaire, le régionalisme possède toujours presque les mêmes limites, à savoir : une utilisation purement économique. En effet, aujourd’hui, l’aspect vernaculaire est encore usé dans certains cas pour augmenter la popularité d’un architecte ou d’une entreprise. Ces derniers se concentrent principalement sur l’esthétique de la langue vernaculaire, dans le but de provoquer une certaine sensation nationaliste et un sentiment nostalgique envers le public à des fins purement touristiques. Par conséquent, le régionalisme critique doit se défaire à la fois de ce conformisme sans tomber dans l’apparat tout en suivant le chemin du progrès mondial. La mise en place de ce compromis est d’autant plus importante de nos jours, dans un monde de plus en plus universalisé et où les différences locales risquent la dissolution.
LE RÉGIONALISME CRITIQUE - Une démarche pertinente pour l’avenir ?
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II.2 Un compromis nécessaire de nos jours Frampton se réfère au philosophe Paul Ricœur pour appuyer ses propos et constater la dérive du monde vers une globalisation imminente. Ils adoptent ainsi une position optimiste pour une modernisation contrôlée. « Les révolutions techniques s’accumulent et pour cette raison, elles s’échappent de l’isolement culturel (3) ». Il explique comment le monde moderne utilise la technique pour se développer le rendant plus universel. Dès qu’une innovation technique est faite ou découverte, elle se répand à travers le monde entier, utilisé au profit du développement même si certains pays peuvent être plus rapides que d’autres. Il existe aussi des limites à la technique qui amplifient cet effet d’universalisation à défaut. Si nous regardons simplement le cas de l’air conditionné dans les régions à température élevée, nous pouvons constater que l’architecture se contente de cette technique disponible et laisse de côté la volonté d’imaginer un projet durable et écologique. Depuis qu’un style universel est utilisé pour construire et créer ces projets, le contexte et le climat deviennent de moins en moins importants. De ce fait, on pourrait citer l’exemple du Maroc qui de par cette universalité perd de plus en plus son architecture de terre et ses typologies vernaculaires (patio, kasbah…) au profit d’une architecture plus moderne aux grandes baies vitrées et à air conditionné. Néanmoins, la technique peut et devrait certainement être utilisée en relation avec le contexte. Il est donc nécessaire de pouvoir établir un compromis entre l’évolution technique et la localité. Celle-ci n’est pas forcément liée à l’aspect vernaculaire ou encore à la tradition, mais davantage à une idée immatérielle de l’identité culturelle. « Le phénomène de la mondialisation étant un progrès de l’humanité, constitue parallèlement une sorte de destruction subtile des cultures traditionnelles, qui pourraient ne pas être un mal irréparable, mais aussi de ce que j’appellerai le noyau créateur de grandes civilisations et de grandes cultures. Ce noyau à partir duquel nous interprétons la vie, ce que j’appellerai d’avance le noyau éthique et mythique de l’humanité (3) ». Étant en faveur d’une certaine mondialisation, Ricœur mentionne que la valeur de la tradition ne réside pas dans la tradition elle-même, mais principalement dans la manière créative de la penser. Ce noyau créateur qu’il désigne comme étant le cœur de la civilisation est une partie nécessaire à la croissance dans une société, sans lui, une culture entière peut se perdre et éventuellement disparaître face à l’universel.
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LE RÉGIONALISME CRITIQUE - Une démarche pertinente pour l’avenir ?
« The fundamental strategy of Critical Regionalism is to mediate the impact of universal civilization with elements derived indirectly from the peculiarities of a particular place. It is clear from above that Critical Regionalism depends upon maintaining a high level of critical self-consciousness. It may find its governing inspiration in such things as the range and quality of the local tight, or in a tectonic derived from a peculiar structural mode, or in the topography of a given site ».
Kenneth Frampton-Toward a Critical Regionalism: Six Points for an Architecture of Resistance.1983
Kenneth Frampton, « Architecture Agonistique, » Domus 972, septembre (2013) - P. 44 - P. 47.
(3)
Par conséquent, un équilibre est nécessaire. Celui-ci résiderait dans la capacité des civilisations et des régions à se nourrir de la culture universelle pour recréer une tradition régionale. Cet équilibre pourrait se traduire comme un compromis hybride, mélangeant ainsi les cultures. Marc Abélès explique ainsi que « les flux culturels et leur impact local suscitent aujourd’hui la curiosité des anthropologues (… qui) évoquent un double processus de déterritorialisation et de reterritorialisation (4) » l’un des exemples intéressants qu’il énonce est celui du Raï. Témoignant d’une musique hybride « aux origines marocaines et algériennes, combine des influences flamencos, et où des emprunts au français et à l’espagnol se mêlant à l’arabe (4) » de par ce mélange, ressort ce noyau créateur relatant de la mixité culturelle que ces deux pays ont vécu. Il reste pour autant difficile de tracer la limite de cette influence mondiale, jusqu’où l’universel peut intervenir sans entraver la localité et à quel point avonsnous besoin de la tradition pour maintenir une relation avec le contexte ? Ricœur était donc convaincu qu’il n’était pas trop tard pour sauver l’identité locale sans pour autant fuir la mondialisation : « how to become modern and to return to sources; how to revive an old, dormant civilization (5) and take part in universal civilization ». En d’autres termes : comment faire revivre une vieille civilisation endormie tout en participant à la civilisation universelle (6) ? Selon lui, les vieilles civilisations dormantes n’ont pas pour la plupart participé depuis longtemps à la mondialisation et à leur croissance. De nos jours, les mêmes problèmes mentionnés par Ricœur sont toujours d’actualité. Les progrès techniques en cours représentent un potentiel que les architectes doivent intégrer dans leurs conceptions, tout en ayant des idées innovantes, en relation avec le contexte. L’approche critique semble ainsi être la seule solution à la création d’un style universel, puisqu’elle transmet une méthode et non une esthétique, permettant à l’architecte de créer une place (un emblème) au lieu d’un espace.
Marc Abélès, Anthropologie de la globalisation, petite bibliothèque Payot, Paris, 2008 - P. : 50 - P. 54.
(4)
La civilisation universelle et les cultures nationales, Paul Ricœur 1962 -ed. vincent B.Canizaro New York: Princeton-Architectural press 2017.
(5)
(6) Lefaivre et Tzonis, Architecture of regionalism in the age of globalization: peaks and valleys in the flat world.
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FIG 2 - LOGEMENTS BOUÇA, PORTO, PORTUGAL, SAAL, ALVARO SIZA. 1977
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II.3 Entre Agonistique et Critique : Durable et évolutive Suite à la montée en puissance de cette globalisation et de la perte d’authenticité qui en découle, des architectures aux traits plus locaux vont se manifester. Celles-ci émanant d’une conscience politique en confrontation, elles prônent un aspect critique, voire même agonistique. Cherchant de ce fait à être plus pertinentes, elles s’inspirent de l’approche critique pour promouvoir une architecture durable et évolutive. Pour Frampton, le régionalisme critique doit combattre ce nouvel adversaire capitaliste régnant sur le monde. Étant une notion établie il y a plus de 30 ans, Frampton s’interroge donc sur son utilisation et sa signification aujourd’hui. « Ainsi, pour moi, la promesse libératrice pour l’avenir réside dans une architecture agonistique opposée au conformisme du goût dominant émanant du centre (7) ». Il utilise le terme agonistique à la place de critique pour décrire sa vision de l’architecture de demain. Originaire du grec ancien, se référant à la compétition, l’architecture agonistique doit lutter pour un anticonformisme. Alors que le terme critique (développé par Lefaivre et Tzonis) décrit une méthode de pensée établissant les contraintes et les origines des outils nécessaires à son utilisation (8) ; Frampton, en employant le terme agonistique, souligne l’importance d’être critique et précis dans la recherche du meilleur résultat, même si celui-ci va à l’encontre des dogmes sociaux économiques et politiques. C’est ainsi qu’il base sa définition sur un régionalisme qui « dépend du lieu entre la conscience politique d’une société et la profession d’architecte (9) ». L’exemple du Portugal témoigne de cette conscience politique émise par les architectes qui face à l’instabilité politique ont su adopter une posture agonistique cherchant à solutionner les problèmes du pays. C’est ainsi qu’après un contexte fasciste et nationaliste détrôner par la révolution des œillets (La Revolution dos Claveles) qu’une équipe d’architecte faisant partie de l’école de porto (dont Alvaro Siza) propose une solution étonnante et pertinente pour imaginer un nouveau Portugal. Cette recherche de second souffle est caractérisée par les projets dans le cadre du SAAL (Servico Ambulatório de Apopio Local) ayant pour objectif de loger les populations les plus démunies et de repenser l’urbanisation des agglomérations portugaises. Pour cause de faibles moyens économiques, les architectes, en collaborant avec les habitants, proposent d’avoir recours à un procédé d’auto-construction. Ce projet inspire les générations d’architectes à venir et offre une nouvelle architecture en accord avec les nouveaux objectifs du pays. (FIG 2)
Kenneth Frampton, « Architecture Agonistique, » Domus 972, septembre (2013).
(7)
Lefaivre et Tzonis, Critical Regionalism : Architecture and Identitity in a Globalized World.
(8)
Kenneth Frampton, « Prospection du régionalisme critique », Yale Architectural Journal 20 (1983).
(9)
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Aujourd’hui, le régionalisme critique est considéré comme un processus inéluctable offrant une approche critique de la conception. Afin d’illustrer la meilleure façon d’aborder l’architecture de nos jours, l’utilisation du terme régionalisme (associé automatiquement à son histoire et ses aspects négatifs) pourrait ne pas être adéquate. Parallèlement, d’autres termes tentant d’impliquer l’équilibre traditionnel et moderne ont vu le jour après les années de gloire du régionalisme critique. Mais la volonté de déterminer une notion reste restrictive, les mots ont différentes significations en fonction des personnes, de la langue ou encore des époques, et peuvent parfois signifier le contraire de la définition initiale. Même si l’utilisation du terme régionalisme critique n’est pas très fréquente, la pensée sous-jacente, entre l’équilibre de l’avancement humain et la tradition locale, est toujours applicable. Aujourd’hui, les problèmes climatiques jouent un rôle important, l’objectif n’est pas seulement la recherche identitaire face à la mondialisation, mais aussi la durabilité et la soutenabilité. L’approche régionaliste critique est non seulement liée à la fusion du bâtiment avec l’environnement, mais elle inclut une volonté de penser tous les aspects impliqués dans le discours architectural. Nous avons vu à travers l’histoire que l’approche plaidant pour une bonne relation avec le contexte et favorisant le questionnement et la critique n’est pas récente, elle s’est développée et améliorée pour faire ses preuves à travers le temps. Comme mentionné précédemment, cette approche n’est pas liée à un certain style ou à une apparence esthétique, elle est rattachée à sa définition ouverte et englobante, ce qui ne signifie pas que toutes les architectures parfaitement intégrées dans leur contexte sont forcément régionalistes critiques. Par conséquent, nous ne devrions pas nous limiter à l’utilisation d’un terme pour décrire une façon de faire l’architecture. Si toutes les questions relatives au contexte étaient abordées avec un regard innovant, il en résulterait une architecture en équilibre entre l’universel et le traditionnel. Cet aspect est d’autant plus nécessaire dans les pays « les moins développés » qui subissent la mondialisation et qui perdent progressivement leurs spécificités. De ce fait, les pays postcoloniaux se retrouvent dans une situation particulière où les cultures sont mitigées et remettent en question les localités, face au regard étranger. L’approche régionaliste critique prend donc tout son sens dans cette confrontation du centre (les pays colonisateurs) et de la périphérie (les pays colonisés).
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LE RÉGIONALISME CRITIQUE - Une démarche pertinente pour l’avenir ?
FIG 3 - ÁLVARO SIZA, BOUÇA SAAL HOUSING COMPLEX_ • EMILIANO ZANDRI
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III- ENTRE CENTRE ET PÉRIPHÉRIE : UNE NOUVELLE APPROCHE CRITIQUE En quoi le contexte colonial est une situation intéressante dans la recherche d’une identité régionale critique ? En quoi la dynamique entre centre et périphérie a permis une remise en question innovante ?
« L’un des aspects les plus surprenants et les plus gratifiants de la pratique contemporaine au cours des deux dernières décennies a été la manière dont les architectes accomplis du soi-disant “premier-monde” se sont retrouvé à construire de temps en temps dans le “tiers-monde” ».
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LE RÉGIONALISME CRITIQUE - Entre centre et périphérie
Sources : Kenneth Frampton, « Vers une Architecture Agonistique » Domus 972, septembre (2013).
III.1 Une inter-fluence enrichissante Le contexte colonial représente une situation particulière d’un point de vue culturel. Sous l’influence occidentale (le centre), les pays colonisés (la périphérie) ont subi volontairement ou de force un métissage socio-culturel fort, uniformisant ainsi les différentes colonies et risquant la perte des diversités locales. L’emploi de l’approche régionaliste critique devient donc pertinente dans ce cas, et pourrait même être primordiale. Puisque la notion de régionalisme critique s’est principalement développée dans les pays occidentaux, abordant une approche en réponse à la montée du mouvement moderne et postmoderne, il est nécessaire de connaître la position des pays non occidentaux. Pendant et après la période coloniale, les mouvements coloniaux ont appliqué leurs idées de l’architecture moderne dans leurs territoires d’outre-mer. Ces pays utilisés comme zones expérimentales représentent une périphérie importante où l’équilibre entre tradition et modernité doit être analysé et réalisé. Cette recherche de tradition à une époque moderne devient un sujet de discussion depuis l’apparition de la colonisation, et a été examinée par différents auteurs. Frampton traite de l’importance de l’architecture au 21e siècle dans son essai « vers une architecture agonistique ». « L’un des aspects les plus surprenants et les plus gratifiants de la pratique contemporaine au cours des deux dernières décennies a été la manière dont les architectes accomplis du soi-disant “premier-monde” se sont retrouvé à construire de temps en temps dans le “tiers-monde (1)”. La division du monde en “premier” et “tiers” par Frampton accentue l’impact de la mondialisation sur l’environnement bâti, principalement dans ces pays du “tiers-monde”. La pertinence de ces termes de premier, deuxième et troisième monde, est toujours discutable de nos jours. La distinction entre ces trois termes ne s’applique pas à l’époque où nous vivons. Ceci est similaire pour l’utilisation des mots centre et périphérie, dans ce cas, le centre est considéré comme la source des progrès et la périphérie ne représente qu’une couche secondaire qui en bénéficie.
Kenneth Frampton, « Vers une Architecture Agonistique » Domus 972, septembre (2013).
(1)
Néanmoins, la périphérie implique une zone ouverte à la croissance et contrairement au centre, elle ne se nourrit pas des autres, mais d’elle-même. Pour comprendre l’approche nécessaire dans les pays non occidentaux, la différence entre le centre et la périphérie doit être claire.
LE RÉGIONALISME CRITIQUE - Entre centre et périphérie
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FIG 1 - DUANFANG LU, THIRD WORLD MODERNISM, ROUTLEDGE, 2011
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LE RÉGIONALISME CRITIQUE - Entre centre et périphérie
Historiquement, la distinction entre le centre et la périphérie prend forme parmi les colonisateurs représentant le “centre” et les anciennes colonies symbolisant la “périphérie”. Par conséquent, le “tiers-monde” peut être utilisé comme un synonyme de la périphérie alors que le “premier monde” représente le centre. Même si Frampton note que le centre intervient peut-être plus qu’il ne le devrait sur la périphérie, il admet que sa posture peut lui permettre d’avoir une approche plus critique et poétique sur celle-ci (2). En d’autres termes, le regard étranger émis par le centre pourrait être plus fructueux dans ce genre de situation. Le fait que la civilisation internationale provienne depuis longtemps du centre européen a fait maintenir l’illusion que la culture européenne était, en fait et de droit, une culture universelle (3). Celle-ci a été imposée aux anciennes colonies, donnant lieu à une architecture qui tend à être “moderne” aux yeux des Occidentaux. Le problème est que cette façon de penser, orientée vers l’ouest, perdure, même après la colonisation, et laisse la population locale admirer quelque chose qui n’est pas vraiment à eux. L’architecture postcoloniale a été fortement influencée par les architectes occidentaux, mais cela n’implique pas que les architectes de la périphérie soient restés figés sur le modèle central. Nombreux architectes ont influencé leur propre pays, parmi eux : Charles Correa et Hassan Fathy(4). Tous deux, cherchent une architecture qui puisse répondre à des questions auxquelles la langue vernaculaire trop naïve et le monde moderne trop universel ne pouvaient solutionner. Duanfang Lu aborde ces questions dans son livre “Third World modernism” (FIG 1), où elle examine la relation entre l’architecture, la modernité et l’identité. Elle traite de ce terme en décomposant le mot moderne sous quatre perspectives. À savoir, le modernisme global, le modernisme développementaliste, le modernisme nationaliste et le modernisme post-colonialiste (4). Chacune de ces perspectives est liée aux tiers-mondes et explique l’importance de la modernité pour y réaliser des progrès. Elle distingue le modernisme d’un aspect positif et négatif, non seulement en donnant la place à l’héritage colonial, mais aussi en améliorant le développement et l’identité nationale.
Kenneth Frampton, « Vers une Architecture Agonistique » Domus 972, septembre (2013).
(2)
Ricoeur, « Civilisations universelles et cultures naturelles » P. 48.
(3)
Duanfang Lu, Introduction: Architecture, modernity and identity in the Third World (Routledge, 2011)
(4)
On constate généralement que les architectes étrangers construisent dans des pays dont ils n’ont pas suffisamment de connaissance. De ce fait les architectes du centre, grâce à un nouveau regard étranger, ont cherché à préserver de manière critique les traditions amenant ainsi la population locale et les architectes locaux à revaloriser leur patrimoine de façon moderne.
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« Les colonies ont souvent été utilisées comme des laboratoires, des idées les plus récentes, pendant que la métropole a imposé des influences politiques et culturelles sur le reste du monde ». Duanfang Lu, Introduction, Architecture, modernity and identity in the Third World, (Routledge, 2011)
FIG 2 - HOTEL HILTON, ISTAMBUL, 1955
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III.2 Entre expérimentation et regard critique L’influence culturelle du centre vers la périphérie est très visible du point de vue architectural et urbanistique. Les territoires colonisés deviennent des laboratoires d’expérimentation et d’innovation. De ce fait dès le début du XXe siècle, on voit se propager l’initiative d’envoyer vers la périphérie, des architectes formés au centre. Ce fut le cas au Maroc, où Henri Prost a été désigné comme chef de l’urbanisme. Lefaivre et Tzonis s’intéressent à sa motivation et expliquent : « Prost fait partie de ces architectes, ingénieurs et “urbanistes” qui ont choisi les métiers coloniaux par ambition professionnelle, mais aussi dans l’espoir sincère de concevoir un travail de qualité et innovant qui n’aurait pas été possible en France(5) ». Puisque les pays envahis ont plus d’opportunités et de potentialité dans la réalisation de projet, Prost se sert de son avantage pour enrichir ses compétences et produire de grands chantiers comme nous l’expliquerons plus tard avec l’exemple de l’aménagement de la ville de Rabat (cf. II.1.1). Ce phénomène d’usage des terres coloniales comme terrain d’exercice est familier : « Les colonies ont souvent été utilisées comme des laboratoires, des idées les plus récentes, pendant que la métropole a imposé des influences politiques et culturelles sur le reste du monde (6) ». C’est ainsi que sont expérimentés les projets les plus modernes. L’exemple du Maroc est perçu à l’époque coloniale comme une réussite architecturale du logement social. En effet, celui-ci y a été imaginé et normé comme un « habitat universel » pour un « homme modèle » imposant ainsi aux habitants de s’adapter au logement et a la vie urbaine. Même après l’indépendance des colonies, les influences occidentales subsistent toujours dans la périphérie. L’exemple de la mise en place des hôtels Hilton dans les pays post-colonisé, témoigne ainsi de ces influences étrangères qui, dans ce cas, cherchent à implanter un « morceau d’Amérique partout dans le monde (7) ». Les hôtels ont été construits dans un style « moderne » américain et fonctionnaient comme un moyen de maintenir un certain pouvoir, même après leur indépendance. Aujourd’hui, ce type de capitalisme est encore visible. Des sites touristiques luxueux sont construits dans tous les coins du monde pour attirer les touristes les plus exigeants. Résultant d’une manière romancée du voyage, celui-ci ne montre pas le vrai pays, mais celui qui a été créé pour plaire à l’Occident. (FIG 2)
Duanfang Lu, Introduction: Architecture, modernity and identity in the Third World, (Routledge, 2011)P. 102.
(5)
Duanfang Lu, Introduction: Architecture, modernity and identity in the Third World, (Routledge, 2011)
(6)
Lefaivre et Tzonis, Architecture of regionalism in the age of globalization: peaks and valleys in the flat world -P. 144
(7)
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FIG 3: AMBASSADE NÉERLANDAISE DICK VAN GAMEREN
FIG 4 : PLAN DE LA VILLE DE NEMOURS, LE CORBUSIER, ALGÉRIE 1934
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Une autre façon de propager les influences du centre sur le monde était de créer des ambassades visant à gagner en popularité, en montrant des bâtiments modernes dans les pays moins développés (8). Ce phénomène de construction d’ambassades à l’étranger reste contemporain, et soulève la question souvent posée par les architectes : comment concilier les aspects locaux et les caractéristiques de chaque pays ambassadeur dans un design moderne et pragmatique ? C’est dans cette optique que les architectes néerlandais Dick van Gameren et Bjarne Mastenbroek, se basent sur une typologie locale pour l’ambassade des Pays-Bas à Addis-Ababa, en Éthiopie. Ils s’inspirent des églises terreuses rouges très connues à Lalibela. Taillées dans le sol, et reliées par des escaliers et des grottes, elles représentent un aspect vernaculaire et identitaire intéressant. L’ambassade utilise ainsi le même concept pour s’intégrer au site. Construite principalement en béton, elle est peinte par la suite en ocre pour se référer aux églises taillées dans la terre. Bien que s’inspirant des monuments éthiopiens, l’intérieur du bâtiment et principalement les espaces de travail sont entièrement conçus dans un style hollandais, donnant aux employés l’impression qu’ils travaillent dans leur pays d’origine. Représentant un morceau de nation dans un environnement étranger, les ambassades révèlent souvent un design fusionnant deux cultures. (FIG 3)
Lefaivre et Tzonis, Architecture of regionalism in the age of globalization: peaks and valleys in the flat world -P.140 -P.150
(8)
Le fait qu’un architecte provienne du centre ne signifie pas que son point de vue est toujours orienté vers son pays d’origine. Le Corbusier fut chargé, en 1934, de dessiner un plan d’urbanisme pour la ville de Nemours en Algérie (actuel Ghazaouet). Son plan se fonde sur le constat que les anciennes casbahs (villes enfermées) étaient mieux intégrées au contexte que les aménagements coloniaux (8). Il s’inspire donc du modèle vernaculaire, mais la seule différence était que cette nouvelle casbah serait construite avec des matériaux modernes : de l’acier et du ciment. Le projet de logements était conçu en considération avec l’environnement, orienté vers le soleil nord-africain. Même s’il n’a jamais été réalisé, il aurait été révolutionnaire pour la ville, encourageant ainsi l’économie avec la construction d’un nouveau port. (FIG 4)
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Les architectes ont usé de leur position au centre pour travailler en périphérie, l’influençant de manière négative ou positive. Laisser un architecte occidental travailler dans le tiers-monde pourrait lui permettre d’avoir un nouveau regard sur la situation alors que l’architecte natif ayant grandi dans sa culture, qui lui est familière, pourrait tomber, de par sa fierté nationale, dans un régionalisme romantique (cf. 1,1). Un « étranger » peut donc avoir une position créative, en utilisant les expériences et les innovations de sa propre culture. Cependant, le manque de connaissances du contexte et de la tradition locale demeure le point négatif de ce style de travail. Grandir dans un environnement qui sera aussi votre lieu de travail à un grand avantage, à condition qu’une position critique soit adoptée. Ces expérimentations coloniales ont entraîné un questionnement des périphéries amenant les architectes locaux à élaborer des projets de plus en plus critiques.
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FIG 5: AMBASSADE NÉERLANDAISE DICK VAN GAMEREN
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FIG 6 - LOGEMENTS COMMUNAUTAIRES, ARANYA, DOSHI, 1989.
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III.3 Apprendre de la confrontation des cultures Ces influences coloniales ont permis un questionnement identitaire à la fois du centre et des périphéries. Celui-ci passe par une revalorisation de l’architecture vernaculaire, mais aussi par la recherche d’un équilibre entre les traditions culturelles et les avancées mondiales. Cette confrontation coloniale à permis d’imaginer de nouvelles façons d’agir et de penser l’architecture. Cette dernière, plus régionale et critique, cherche à promouvoir le glocal dans une optique économiquement, culturellement, socialement, et environnementalement durable et soutenable. Dans cette optique, les architectes de la périphérie, ayant conscience des problèmes politico-identitaires de leurs pays, tentent d’imaginer des projets critiques cherchant à résoudre les problèmes qui leur sont familiers. Les architectes indiens, Charles Correa et Balkrishnna Doshi, utilisent ainsi leurs connaissances sur les complexités de la vie indienne pour trouver des solutions en architecture (9). Doshi illustre son point de vue sur l’avenir du logement indien dans son projet de logement Aranya, dans lequel il développe un système pour améliorer les conditions des bidonvilles. Il fournit des éléments de base comme les fondations, l’eau et l’électricité, laissant ainsi la liberté aux habitants d’interpréter et de configurer les différents espaces de leur logement. Cela montre que même si Doshi comprend et respecte le mode de vie et la culture locale, il accorde une certaine ouverture qui reste à combler par les habitants eux-mêmes. Néanmoins, il garde un certain contrôle sur le résultat final, en donnant un nombre d’aspects fixes, réglementant ainsi la façon dont les gens peuvent y construire. Ce projet d’amélioration des bidonvilles prend en compte la fameuse division des classes en Inde. En mélangeant différentes tailles d’habitations et en améliorant la qualité des espaces publics, il assure qu’elles peuvent interagir les unes avec les autres. (FIG 6)
William J.R. Curtis, « Vers un régionalisme Authentique» Mimar 1986, P-29.
(9)
Lucy HOFBAUEUR Les Cahiers d’EMAM, Études sur le Monde Arabe et la Méditerranée, transferts de modèles architecturaux au Maroc l’exemple de Jean François Zévaco, architecte (1916-2003).
(10)
L’exemple de l’architecte né au Maroc, Jean-François Zévaco est pertinent dans cette recherche de localité et d’hybridité. Ayant eu une double culture (francomarocaine), Zevaco profite du climat cosmopolite postcolonial pour imaginer une architecture plus régionale tout en s’inspirant des modèles internationaux. « La dialectique exprimée par l’architecture de Zévaco est celle d’une volonté d’intégration au site, celle d’un béton qui se confond avec le décor environnant (9) ».
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FIG 7 : RÉINTERPRÉTATION DU PATIO, OCCULUS, MAISON ZÉVACO, TASTEMAIN
FIG 8 : MALAGUEIRA ÉVORA, ALVARO SIZA, 19 771 997
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Il réinvestit de ce fait les typologies traditionnelles à savoir le patio et l’habitat introverti, pour imaginer des projets reflétant une « assimilation des pratiques locales, voire parfois, l’interprétation et la reformulation ». (FIG 7) Ainsi, cette confrontation a permis un re-questionnement identitaire de ces anciennes colonies qui restent en quête culturelle après leur indépendance. Mais cette dynamique influe de manière bilatérale : le centre apprend ainsi de la périphérie et utilise ce principe critique pour créer de l’architecture agonistique et durable. (cf.I.2.3) L’exemple du Portugal vu précédemment est de ce fait une résultante de ces influences coloniales. C’est ainsi que cette posture à permis à de nombreux architectes tels qu’Alvaro Siza de repenser la relation avec le contexte ainsi que la pertinence sociopolitique de l’architecture. Après la révolution démocratique (révolution des œillets cf. I.2.3), les villes portugaises ont vu leurs banlieues se charger de maisons pavillonnaires, ce qui, combiné avec un manque d’organisation, a créé des scénarios voués à l’échec qui nécessite d’être résolus de manière pratique. Le projet du quartier de Malagueira à Évora illustre sa vision de l’équilibre entre la modernité et la tradition. Comparable au projet de logement communautaire de Doshi à Aranya, Siza trouve cet équilibre dans une architecture à la fois libre d’appropriations, mais aussi maîtrisée de par une organisation urbaine régulatrice. Le plan directeur s’adapte au site de manière à respecter l’entourage tout en proposant un nouveau regard sur celui-ci. Il s’inspire des caractéristiques environnantes, telles que la topographie et analyse l’existant immédiat. Étant une sorte d’alternative à la colonisation spontanée de la périphérie des villes, le projet de Siza utilise ce « problème » comme moyen de solution. Non seulement il s’inspire du vernaculaire, mais dans ce cas du vernaculaire moderne spontané (le bidonville). Il a donc choisi de garder ce processus spontané en le rendant moteur du projet lui-même. Cette posture illustre la vision de Siza sur le rôle de l’architecte, qui doit rester humble dans son intervention, pour qu’elle paraisse imperceptible et fasse partie d’un tout. (FIG 8 & 9)
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Aujourd’hui, les influences mutuelles, que le monde occidental et non occidental ont eues les uns sur les autres, ont créé une architecture qui vise à tirer le meilleur des deux. Cela va de pair avec une connaissance de la culture et de la tradition locale, servant de base pour créer un design respectueux des traditions tout en encourageant le progrès technique et humain à venir, les architectes travaillant dans un contexte différent du leur, tentent d’avoir un regard étranger sur des choses qui puissent paraître comme moins importantes pour les architectes régionaux. Néanmoins, ces architectes étrangers ayant une connaissance faible du savoir-faire local gardent une position critique limitée. La plupart des projets adaptés à l’utilisation locale des espaces recherchent un équilibre entre l’apport de l’architecte et la liberté de ses utilisateurs. La connaissance d’un lieu ne signifie pas forcément que l’architecte est le seul concepteur du lieu. Nous avons remarqué à travers plusieurs références que la connaissance locale réelle conduit finalement à la flexibilité ne laissant que la conception minimale et nécessaire aux mains de l’architecte, le reste s’adapte aux besoins et aux souhaits des personnes s’appropriant l’espace. Les architectes travaillant dans des pays non occidentaux (de la périphérie) ont plaidé pour une approche visant à intégrer la culture locale dans leurs œuvres. Si cet objectif est atteint, il permettra aux régions de construire leur propre développement sans dépendre de la pression moderne mondiale appauvrissant la tradition. Cette autarcie relative est nécessaire pour établir un monde dans lequel l’individualité et la localité sont protégées, tout en soutenant l’avancement de l’humanité.
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FIG 9 : MALAGUEIRA ÉVORA, ALVARO SIZA, 1977 -1997
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Le régionalisme critique : une contribution pour une meilleure relation avec le contexte À travers l’analyse de la marche vers le régionalisme critique, nous avons constaté que le terme développé dénote un style plutôt universel. Contrairement au régionalisme, celui-ci, plus critique, ne repose pas sur l’opposition au moderne, mais plutôt sur la recherche d’un entre-deux entre l’avancement de l’humanité et la localité. Même si l’utilisation de ce terme dans le contexte présent peut être considéré comme dépassée, les pensées et les idéologies sous-jacentes restent toujours applicables et même peut être encore plus pertinentes. En raison de la puissante influence occidentale dans les ex-colonies, ces régions deviennent vulnérables et risquent de perdre leur culture face à la mondialisation. Il est donc important de maintenir ces aspects locaux et de les protéger de la standardisation du monde. Le régionalisme critique semble donc être une première solution pour le contexte marocain. À travers sa définition, nous avons expliqué que cette longue approche évolutive est nécessaire de nos jours surtout dans la dialectique : centre/périphérie. Étant un pays postcolonial en plein essor, le Maroc offre des potentialités infinies pour concevoir son avenir. Ce dernier résiderait dans une démarche plus contextualisée, entre une situation politique mondialisée et une régionalisation avancée (1) visant à promouvoir la localité. « La production architecturale marocaine, depuis les premières dynasties jusqu’à aujourd’hui, a toujours navigué dans cette préoccupation dichotomique a priori contradictoire, mais qui pourtant la compose : l’attrait à l’universel et l’attirance vers sa propre singularité (2) ». Trouver l’équilibre et le bon compromis entre ces deux notions relève d’un défi critique. Dans l’optique du développement durable mondialement partagé et pour la recherche d’un meilleur, le régionalisme critique représente ainsi, un courant de pensée et une solution avantageuse quant au Maroc de demain.
(1)
Politique territoriale lancée en 2002, pour une meilleure gestion locale (voir introduction)
Younes Diouri, identité versus universalisme, aMush, Architecture du Maroc nº 62, octobre novembre 2014
(2)
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LE RÉGIONALISME CRITIQUE AU MAROC En quoi l’approche régionaliste critique représente une solution intéressante aux problèmes actuels et avenir de la scène marocaine ?
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Le contexte marocain est pluriel. Intarissable source d’inspiration et de challenge ; entre écarts de température, d’altitudes, ou de modes de vie, ce sont autant de variables qui complexifient le processus de conception architecturale. Cette complexité, cette extraordinaire et perpétuelle tension entre la volonté de création de l’architecte, les attentes des usagers et les conditions physiques et culturelles, sont les contraintes qui sculptent plus qu’elles ne freinent l’œuvre architecturale. Naviguant dans une préoccupation dichotomique entre l’attrait à l’universel et l’attirance vers sa propre singularité, la production architecturale au Maroc n’a de cesse de chercher à se renouveler. Dans une continuelle quête d’authenticité, la marche vers la modernité aboutit ponctuellement à des réflexions hybrides ingénieuses et critiques. Ces artefacts de génie inspirent les jeunes générations récentes et futures, vers une architecture en rapport au lieu. Ce royaume en construction, aux contraintes et difficultés abondantes, reste tout de même un terrain de potentialité multiple. Puisque tout est à faire, donc tout est à penser.
En quoi l’approche régionaliste critique représente une solution intéressante aux problèmes actuels et avenir de la scène marocaine ? À la recherche de singularité architecturale, le royaume bascule entre une image instrumentalisée d’une architecture orientale et une imitation de la modernité internationale. Depuis l’époque coloniale, au croisement de ces deux tendances, débute le génie du lieu qui, en s’inspirant, hybride les visions en vue d’une intervention innovante et contextualisée. Entre préservation et invention, la scène marocaine contemporaine cherche de plus en plus à promouvoir ses traditions séculaires, tout en exploitant progressivement ses potentialités. La posture régionaliste critique issue d’un équilibre complexe des apports internationaux et locaux prend tout son sens dans le contexte marocain. Entre habitat précaire et résidences hautement sécurisées, les réflexions contemporaines certes planifiées ne préconisent que l’urgence du logement qui reste superficiellement abouti. Cette prédominance de pastiche laisse place à la remise en question critique de cette architecture. En s’inspirant du contexte des modes de vie locaux et de l’architecture vernaculaire, le régionalisme critique paraît comme une solution intéressante pour une approche plus adaptée.
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I- EN QUÊTE D’ARCHITECTURES Définir une architecture marocaine aujourd’hui constitue une interrogation pour le moins complexe. Les différentes strates d’influences étrangères accumulées à travers les siècles posent la question de légitimité de l’héritage local. Cette quête d’une singularité diverse entre des influences internationales multiples et une instrumentalisation nationaliste fait émerger l’entre-deux que le Maroc connaît aujourd’hui. Un compromis critique et hybride se rapprochant de la notion du régionalisme critique.
FIG 1: GAMMA (GROUPE D’ARCHITECTES MODERNES MAROCAINS) La section marocaine du CIAM 1953 dénommée GAMMA (Groupe d’Architectes Modernes Marocains) - était composée de Michel Écochard et d’un groupe de jeunes architectes, parmi lesquels Georges Candilis et Shadrach Woods, qui ont travaillé avec lui sur les lotissements de Casablanca. Ils ont présenté une image de la ville moderne de Casablanca qui a choqué les modernistes plus âgés du CIAM et a causé des discussions passionnées parmi la jeune génération d’architectes. Au lieu d’une
architecture moderne pure, ils ont présenté une analyse des bidonvilles de la périphérie de Casablanca, un domaine qui jusqu’alors n’était pas considéré comme pertinent pour la planification moderne, mais traité comme une misère à éliminer. Les jeunes architectes du GAMMA ont présenté une étude détaillée de la vie quotidienne dans les bidonvilles, où de nombreux migrants ruraux nouvellement arrivés vivaient dans des baraques autoconstruites.
Non seulement ils considéraient cet environnement de bidonville comme digne d’étude, mais ils ont même proposé que les architectes modernes devraient saisir l’occasion d’en tirer des leçons. Le groupe GAMMA a tenté de se rapprocher d’une réalité déterminée par les conditions concrètes de la vie quotidienne, des spécificités locales et des interventions à petite échelle.
Sources : Marion Von Osten, extrait « The Gamma Grid », traduit de l’anglais, mars 2012
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I.1 Un territoire aux influences multiples Le Maroc est caractérisé par un mélange de différentes cultures et d’ethnies qui se sont succédées et fusionnées à travers les siècles : d’une population berbère, puis carthaginoise, puis sous l’Empire romain pour enfin finir avec les dynasties arabo-musulmanes. Le Maroc, étant à la porte de L’Afrique, possède une position stratégique, qui a suscité l’intérêt de différentes civilisations et tribus. De ce fait, de nombreuses colonies se sont supplantées en convoitant et important leur culture dans ce royaume. Ce territoire multiple a toujours été « une grande terre d’accueil, qui a permis de croiser, d’hybrider, de détourner et enfin de métaboliser l’ensemble des influences qui ont traversé l’histoire de l’architecture mondiale (1) ». Il a ainsi su garder sa diversité tout au long de ces mélanges. Ce n’est qu’à l’arrivée du « style international », prôné par le mouvement moderne, qu’il commence une remise en question identitaire face à cette universalisation accrue. De ce fait, la position architecturale du Maroc vacille entre « modernité et tradition », depuis le Protectorat français en 1912. En effet, le premier mouvement moderniste au Maroc a été principalement dirigé par les Français. Celui-ci a été fortement lié aux pensées nationalistes d’Avant-guerre, avec quelques prémices d’un intérêt pour le vernaculaire qui restait cependant superficiel (orientalisme décoratif cf.II.1.2). Puis, un second a pris place après la fin du protectorat en 1956. Toujours influencé par les Français, ce deuxième mouvement a subsisté principalement à travers le GAMMA (Groupe d’Architectes Modernes Marocains). Après la Seconde Guerre mondiale, le CIAM (le Congrès international de l’architecture moderne) est apparu dans la plupart des colonies françaises, il est ainsi établi par Michel Écochard en 1951, au Maroc. Celui-ci se convertit après l’indépendance pour devenir le groupe GAMMA. Constitué de différents architectes internationaux et marocains, le groupe se distingue du premier mouvement moderne en raison de sa sensibilité pour le contexte. Comme nous l’expliquerons plus tard (cf.II.1.3). Ces architectes offriront un nouveau souffle aux traditions locales en étudiant et réinterprétant les typologies vernaculaires dans leurs projets (2).
Tarik Oulalou, Résistances et Résignation, Architecture au Maroc 2004-2014, AAM Belgique 2014.
(1)
Aziza Chaouni, ed. Depoliticizing Group Gamma: contestation du modernisme Marocain, Third World Modernism Architecture, Development and Identity (Routledge, 2011), P. 57.
(2)
Par ailleurs, en raison du changement économique et politique du pays durant la période coloniale ; le territoire a été transformé ; créant ainsi de nouvelles villes pendant et après le protectorat français. La société marocaine a été forcée de déménager en milieu urbain pour pouvoir gagner sa vie, résultant ainsi de la croissance rapide des villes.
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FIG 1 - PLAN URBAIN RABAT SALÉ, 1912, HENRI PROST
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Les œuvres des architectes coloniaux et postcoloniaux français ont surtout touché les grandes villes comme Rabat, Agadir, Casablanca et Marrakech. Le bouleversement de ces villes pendant la période coloniale a eu un impact majeur sur le pays. Nhamdi Elleh mentionne que : « Les décisions coloniales sont généralement dans l’intérêt des colonisateurs, peu importe leur déguisement ou leur motivation (3) ». Ce phénomène est visible dans la façon dont les architectes venus du centre utilisent les colonies comme terrain de jeu expérimental (cf.I.3.2). Déguisé pour les populations locales, en amélioration des conditions de vie de la classe inférieure, le but principal des colons reste tout de même d’accroître leurs influences en expérimentant d’autres environnements. Rabat atteste ainsi de ce phénomène. Sous le général Lyautey, la ville a été proclamée en 1912, capitale du Maroc (détrônant ainsi Fès). En choisissant de conserver la vieille ville (la médina), tout en empêchant son développement dans le futur, de nouvelles villes ont été conçues en périphérie. Celles-ci étaient principalement modernes, et réservées aux résidents français, empêchant ainsi la population locale d’en bénéficier au même niveau (4). Henri Prost met en place un plan urbain en respect avec l’ancienne médina, qui reste intacte durant ces interventions. Puisque les nouvelles villes ont été principalement créées pour les Français, les populations natives issues de l’exode rural ont fini en périphérie de la ville dans des villages isolés. Malgré l’accroissement des inégalités, ces nouveaux plans d’aménagement ont permis une amélioration considérable de l’économie et des infrastructures. (FIG 1)
Elleh, « L’architecture du Royaume du Maroc ».
(3)
Janet L. Abu-Lughod, Rabat : Urban Apartheid in Morocco (Princeton University Press, 2014).
(4)
Tarik Oulalou, Resistances et Resignation, Architecture au Maroc 2004-2014, AAM Belgique 2014.
(5)
Même si Rabat avait été choisie comme capitale ; Casablanca demeurait quant à elle une réelle prouesse architecturale : c’est le terrain d’expérimentation des projets du CIAM et du GAMMA (mentionné plus haut). La capitale économique témoigne ainsi de son héritage en tant que laboratoire toujours plus innovant. Par conséquent, elle expose son rôle de métropole international par le biais de son architecture toujours plus avant-gardiste. Cependant, Casablanca demeure connue pour son contraste élevé entre des centres commerciaux luxueux et des bidonvilles accrus. Ce contraste est le fruit d’années de différenciation et d’inégalités, héritées et perpétuées, depuis l’invasion française. D’une part, peu de natifs marocains étaient impliqués parmi les architectes-praticiens à Casablanca pendant et après le protectorat. D’autre part, l’attitude française n’étant pas très favorable vis-à-vis de la population locale musulmane, le privilège de conception a abouti à une architecture qui favorise une culture sur l’autre. Influencées par les méthodes modernes de ces interventions (signées principalement par des architectes français), les dernières générations marocaines y voient une source d’inspiration : « la seule véritable tradition est la modernité (5) ». LE RÉGIONALISME CRITIQUE AU MAROC - En quête d’architectures
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FIG 1 - CASABLANCA, VILLE INDIGÈNE 1917, ALBERT LAPRADE
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D’un autre côté, ce manque de sensibilité locale a conduit ces derniers à se détourner du modernisme radical et à créer des approches innovantes et plus régionalistes. Non seulement les influences de Casablanca étaient conséquentes au Maroc, considérées comme une ville coloniale faite par les colons (6), mais visibles aussi en France et dans d’autres pays occidentaux. Son architecture est ainsi relatée comme un endroit exotique et mystérieux, Casablanca est romancée, et même utilisée comme titre du fameux film qui porte son nom. Avec la création d’hôtels et de grandes villas pour les Français, ces modes de vie luxurieux ont été encouragés durant le protectorat, négligeant de ce fait les véritables problèmes causés par les influences modernes. (FIG 2)
Jean-Louis Cohen and Monique Eleb, Casablanca: Colonial Myths and Architectural Ventures (Monacelli Press, 2002). 12.
(6)
La succession de toutes ces influences internationales fait du Maroc un pays complexe et riche en architecture. L’équilibre entre tous ces apports constitue une question primordiale qui se pose pendant et après l’époque coloniale. Cette quête d’architectures se poursuit ainsi simultanément en deux temps : une marocanisation forte et ostentatoire, face à une réinvention hybride et critique.
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FIG 3 - STYLE NÉO-MAURESQUE, PLACE MOHAMED V CASABLANCA, HÔTEL DE VILLE DE MARIUS BOYER ANCIENNE PLACE LYAUTEY, 1948 • FLANDRIN
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I.2 une instrumentalisation nationaliste : l’invention de la marocanité Les influences coloniales ont nourri l’architecture marocaine, qui, à travers cette confrontation, voit éclore de nouvelles formes, mêlant des références stylistiques, ornementales et structurelles. Ainsi cette quête identitaire se déploie à la fois pendant la période coloniale et après l’indépendance sous le règne intransigeant de feu Hassan II. Durant la majeure partie de l’époque coloniale, la sensibilité contextuelle a d’abord résulté en un éclectisme orientaliste, traduit en un style « néo-mauresque » de manière fantaisiste et décontextualisée. Cet orientalisme représenté par l’occident est intellectuellement construit par tous les savants et les hommes politiques pour servir l’idéologie impérialiste coloniale de domination (1). Porteur de représentations fausses et stéréotypées, ce style reprend les éléments décoratifs marocains : arcades, zelliges ou encore tuiles vertes pour les toitures… dépeignant un répertoire ornemental superficiel. C’est dans cette optique que « l’usage du vocabulaire ornemental local est officialisé dans la construction d’édifices publics (2) », en tant que miroir de la politique du Protectorat français, les architectures publiques préconisent un usage prétendument « raisonné » de références ornementales locales. L’exemple de Casablanca est encore une fois révélateur de ce rapport stylistique orientalisé. En effet, le long de la place administrative, des édifices à l’esthétique hybride (entre ordonnance européenne et décors arabisants) se succèdent. L’exemple de la poste centrale par Adrien Laforgue ou encore l’Hôtel de Ville de Marius Boyer cherche ainsi à préserver, voire parfois recréer, la « couleur locale ». Cet orientalisme bascule progressivement vers un régionalisme d’hybridation, où le pittoresque est réinterprété de manière plus abstraite. (FIG 3)
SAID, Edward – « L’Orientalisme, L’orient créé par l’occident », Paris : Édition Seuil. (1980)
(1)
Charlotte Jeldi. Hybridités architecturales en Tunisie et au Maroc au temps des protectorats : Orientalisme, régionalisme et mediterranéisme.
(2)
Lucy Hofbauer, « Transferts de modèles architecturaux au Maroc », Les Cahiers d’EMAM, 20 | 2010, 71-86.
(3)
Les projets à voûtes des années 1930 de Le Corbusier explorent ainsi un domaine intermédiaire entre la pratique industrielle et cette stylisation abstraite de sources rurales ou antiques : « telles les formes en agrégat du style vernaculaire voûté de Tunisie ou la structure répétitive des marchés romains antiques (3) ». Ainsi, il résuma sa position hybride : « en bâtissant moderne, on a trouvé l’accord avec le paysage, le climat et la tradition (3) ».
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FIG 4 - MOSQUÉE HASSAN II, 1986-93
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Cette posture inspirera un grand nombre d’architectes, vers une nouvelle approche plus critique et plus innovante. (cf.II.1.3). Ainsi, toute une équipe de jeunes architectes fraîchement diplômés des écoles françaises et européennes a tenté de définir une esthétique qui leur serait propre loin de l’expression « exotique et folklorisante » marocaine. Mais cette architecture plus « moderne » a été limitée par des questions politiques et esthétiques. C’est ainsi qu’après l’indépendance, dans une optique de requestionnement identitaire que l’on observe une instrumentalisation de l’architecture au profit d’une marocanisation accrue. En raison de ce processus de Marocanisation débuté en 1973, commence un long et lent mouvement de fabrication d’un style architectural politique et fantasmé. Cette période a imprimé dans les mœurs un retour à l’ordre et à la prégnance de l’État. Marqué par une série d’événements historiques (coups d’État de 71-72, marche verte en 1975, émeutes de Casablanca en 81, le discours au collège des architectes…), le règne de Hassan II a profondément marqué la profession et a alimenté les débats identitaires dans plusieurs domaines. « Le souverain défendait il y a déjà trente ans un marketing territorial qui ne déparerait pas dans les discours des maires des mégalopoles contemporaines (4) ». Il définit de ce fait les canons d’une architecture arabo-andalouse classique, délaissant ainsi les apports du mouvement moderne et les innovations critiques qu’il engendra. C’est donc un retour à une « marocanité » autocratique qui culmine avec la création de la Grande Mosquée Hassan II de Casablanca. (FIG 4)
Catherine Sabbah, Architecture contemporaine au Maroc, Architecture d’Aujourd’hui nº 408, p.42
(4)
Charlotte Jeldi. Hybridités architecturales en Tunisie et au Maroc au temps des protectorats : Orientalisme, régionalisme et mediterranéisme. 2010, p.71-86.
Siham Sara Chraïbi, entre patrimoine et métamorphose, Résistance et résignation, AAM, 2014.
(5)
Ces années qualifiées de « plombs » ont bouleversé l’architecture et ont eu du mal à s’estomper. La relève peine donc à s’imposer à travers les architectes qui ont dû passer par un travail de résistance agonistique afin de s’émanciper de l’opposition tradition/modernité, et de la controverse induite par le nationalisme dans lequel ils étaient enfermés. « Nous avons tenté de résister, explique Abdelouahed Mountassir, aujourd’hui président de l’ordre des architectes marocain, en construisant autrement, en écrivant aussi, mais nous n’étions pas nombreux et cette période a marqué le paysage (4) ». Ainsi, après cette lourde période et grâce au changement politique de son successeur, les architectes marocains ont pu sortir lentement de cette torpeur culturelle, dont il reste malheureusement encore des traces contemporaines.
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FIG 5 - LUC BOEGLY, IMMEUBLE CASABLANCA.
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La question de l’orientalisme ou de l’exotisme revient sans cesse dans les discussions lorsque la création d’architecture au Maroc se confronte au regard de l’autre. Simplifiée en un motif ornemental géométrique ou floral, plus ou moins stylisé, cette architecture touristique est alors invoquée. « Tels les traits d’un visage immédiatement reconnaissable, en fétiche, attestant s’il le fallait, que c’est bien au Maroc et nulle part ailleurs que l’on se trouve ! (5) ». Dénoncer ce marketing surexploité paraît maintenant nécessaire pour omettre cet exotisme au profit d’une forme hybride et métisse. Cette quête simultanée de la localité et de la contemporanéité submerge le champ de l’expression tant architecturale qu’artistique au Maroc. « Le pays est depuis longtemps un laboratoire ». La seule rupture est celle des années qui ont suivi les discours du Roi Hassan II (6) ». C’est en effet depuis ce « laboratoire » que des interventions radicales et globales ont cherché à se réapproprier de manière critique l’héritage culturel de ce pays. Ces interventions débutent dès l’époque coloniale, avec une volonté d’inventer des typologies urbaines et architecturales nouvelles. Ancrées dans une fascination pour les traditions existantes, elles résultent d’un « projet moderne hygiéniste et civilisateur (7) ».
Interview Karim Rouissi, cofondateur de l’association Architectes non anonymes (ANA).
(6)
Tarik Oulalou, Resistances et Resignation, Architecture au Maroc 2004-2014, AAM Belgique 2014
(7)
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« Cette équipe d’architectes […] pénétrée par l’esprit et la finesse de l’architecture musulmane, par l’intelligence de ses plans, sut y puiser une joie de l’esprit ; une leçon permanente d’harmonie, d’adaptation au climat et au paysage qui atteignait à la vraie noblesse, au vrai confort sans ostentations ni tours de force ; et ils y adaptaient les tendances actuelles ».
L’architecture d’Aujourd’hui nº 20, 1948.
FIG 6 - TRAME 8X8, RÉSORPTION DE L’HABITAT INSALUBRE, 1953 • MICHEL ÉCOCHARD
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I.3 Le régionalisme critique un tournant depuis l’époque coloniale Alors que l’accent est principalement mis, durant l’époque coloniale, sur l’amélioration de la modernité et la création de nouveaux projets de logement ; une première approche critique, à la recherche d’un équilibre contemporain, innovant et hybride, voit le jour. Cette posture inspirera les architectes postcoloniaux et contemporains dans une écriture architecturale se rapprochant de la notion du régionalisme critique. L’époque coloniale s’est caractérisée (comme nous l’avons vu précédemment) par une forte influence internationale du mouvement moderne parallèlement à une sorte d’instrumentalisation orientalisante de l’architecture. Ces deux vagues ont en commun une caractéristique importante : l’expérimentation ; pas seulement tectonique, mais aussi politique et socioculturelle. Entre l’échec du mouvement moderne et la futilité exotique orientaliste ; la question d’un régionalisme critique inventif se pose. C’est donc dans cette optique, en pleine crise du mouvement moderne d’Après-guerre que la modernité se réinvente, cherchant une réponse qui s’inspire du contexte au sens large du terme ; imbriquant ainsi deux tendances, jugées incompatibles tant par la propagande coloniale que sur la scène architecturale internationale : le « modernisme » et le « traditionalisme ».
L’architecture d’Aujourd’hui nº 20, 1948, P. 123 - P. 62
(1)
« Cette équipe d’architectes […] pénétrée par l’esprit et la finesse de l’architecture musulmane, par l’intelligence de ses plans, sut y puiser une joie de l’esprit ; une leçon permanente d’harmonie, d’adaptation au climat et au paysage qui atteignait à la vraie noblesse, au vrai confort sans ostentations ni tours de force ; et ils y adaptaient les tendances actuelles (1) ». C’est dans cet esprit que Michel, Écochard tente d’imaginer un logement qui pourrait allier l’aspect moderne et traditionnel de l’époque. (FIG 6) L’architecte Aziza Chaouni distingue ainsi deux méthodes de travail qu’il a utilisées pour s’assurer que ses conceptions étaient enracinées dans la culture marocaine. « La première était la connaissance des caractéristiques sociales et physiques du contexte local, qui devrait s’appuyer sur des enquêtes sociologiques et constructives, ainsi que sur l’analyse cartographique et statistique, afin de mettre la lumière sur les habitudes de logement des populations. La seconde était sa considération de l’histoire et de l’évolution (1) ».
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FIG 7 : PLAN, ET VUE AÉRIENNE DE LA TRAME 8*8 © www. arquiscopio.com/
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Écochard s’est principalement basé sur le contexte marocain, malgré son manque d’expérience de la culture locale, il a su utiliser différentes méthodes de travail pour parvenir à concevoir des projets plus ou moins enracinés régionalement. Il valorise l’importance de l’évolution de l’architecture d’un point de vue moderne qui s’enrichit grâce au contexte. Contrairement à d’autres projets durant la colonisation, le quadrillage 8x8 était basé sur un plan d’urbanisme fixe où les logements s’y ajoutaient. Pourtant, ce qui n’était pas le cas au départ, Écochard avait opté pour des patios de 2,8 m de haut fournissant la lumière naturelle et la ventilation dans le logement. Par la suite, il admit une plus grande flexibilité, où la grille pouvait être configurée de diverses manières pour créer des espaces ouverts, de tailles différentes, suivant le site (2). Ainsi en adoptant une construction simple, il permet non seulement une certaine économie, mais offre également plusieurs possibilités de partition intérieure. Au fil du temps, les logements ont été adaptés de manières différentes pour satisfaire les besoins des habitants qui ont eu la possibilité de le transformer et de le surélever en plusieurs niveaux, illustrant ainsi le changement économique et social de son propriétaire (3). L’adaptation peut être perçue à différentes échelles, par exemple, en désignant des lots à la location, les citoyens à faibles revenus ont pu bénéficier d’un logement économique, auto construite, financée par des microcrédits (4). Cette ouverture au changement offrant un urbanisme plus libre fait partie de la vision d’Écochard, où il n’est pas nécessaire de tout imposer, mais de laisser place au choix personnel et au développement futur. La grille 8x8 représente ainsi un plan urbain fixe où l’architecture y est changeante. (FIG 7) Même si le rôle de l’architecte est peu perceptible de prime à bord, l’épine dorsale du projet y est définie de manière à fournir une direction claire et ouverte aux changements. L’architecte prévoit de ce fait, des futurs scénarios, sans même connaître les événements à venir. Michel Écochard a également conçu des logements pour les Marocains, en tentant d’analyser la culture locale, non seulement pour examiner l’environnement bâti existant, mais aussi l’appropriation des habitations au fil du temps (5). Cela lui a permis de comprendre le sentiment anticolonial qui s’était développé au cours du temps et les modes de croissance traditionnels consentis par des interventions privées.
Avermaete et Casciato, Casablanca Chandigarh : un rapport sur la modernisation P. 149
(2)
Avermaete, « Framing the Afropolis: la ville africaine pour les plus grands nombres », OASE Journal d’Architecture, nº 82 (2010) P. 91
(3)
Aziza Chaouni, ed. Depoliticizing Group Gamma: contestation du modernisme marocain, P. 74
(4)
Tom Avermaete, « Framing the Afropolis: la ville africaine pour les plus grands nombres », OASE Journal d’Architecture, nº 82 (2010) - P. 79.
(5)
Pendant et après cette période coloniale, en s’inspirant de ces influences modernes étrangères, et de ces expérimentations enrichissantes, des architectes marocains ont fait face aux problèmes que les aspects traditionnels, négligés ou traités de façon superficielle. Après l’indépendance, ils ont été encouragés à partager leurs idées influençant ainsi les générations à venir.
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FIG 8: LOGEMENT À AGADIR, ZÉVACO, 1964
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Même si le modernisme occidental a pu être le plus haut niveau de modernité atteint au sein des anciennes colonies, il ne forme pas pour autant un objectif après l’indépendance. De ce fait, les membres français du GAMMA ; censés représenter le CIAM (cf.II.1.1), ont été inspirés par l’architecture vernaculaire marocaine (principalement les casbahs dans le Sud du pays). Le GAMMA n’était pas seulement fasciné par les modes de construction traditionnels, servant de source d’inspiration dans leurs projets, mais aussi par le vernaculaire « moderne » (spontané) à l’exemple des bidonvilles informels créés par les immigrants ruraux à la périphérie de Casablanca. L’appréhension du contexte n’est pas seulement liée à la connaissance sociale vernaculaire, mais l’accent est de plus en plus mis sur les aspects climatiques. Par conséquent, Zévaco et Azagury, architectes nés au Maroc, ont essayé d’adapter leurs bâtiments aux conditions climatiques en introduisant un système de brisesoleil (5). L’exemple du projet de logement à Agadir de Zévaco témoigne de cet aspect en fournissant un climat intérieur agréable de par l’orientation et la gestion de la lumière grâce à l’utilisation de patios. Celle-ci offre une intimité qui répond aux besoins sociaux locaux. La ville d’Agadir, ayant été touchée par un tremblement de terre dévastateur en 1960, Zévaco reloge ainsi la population en prenant des précautions sismiques (aux dommages éventuels restreints). La relation entre la tradition et le climat reste très subtile et presque imperceptible, Zévaco dispose des arbres par exemple pour créer à la fois l’ombre et l’intimité nécessaire. (FIG 8)
Tom Avermaete, « Framing the Afropolis: la ville africaine pour les plus grands nombres », OASE Journal d’Architecture, nº 82 (2010) - P. 67
(6)
Cette période coloniale a été le point de départ de changements radicaux d’un point de vue architectural. Les conditions de vie se sont améliorées fixant ainsi une première étape pour le développement futur du pays. Écochard y a ainsi contribué par son projet qui restait inhabituel pendant cette période. Puis, plusieurs vagues d’architectes toujours plus novateurs ont cherché cette hybridité critique par la suite, à l’exemple de Zévaco et d’Azagury. Enrichissant ainsi le répertoire de leurs confrères contemporain d’inspirations et d’espoirs créatifs, ces penseurs ont instauré une nouvelle démarche que l’on pourrait rapprocher à la vision du Régionalisme critique développée par Frampton.
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Après cette riche histoire coloniale, aujourd’hui le Maroc, aboutit son combat vers l’indépendance, non seulement sur le plan politique, mais aussi en architecture et en urbanisme. Les influences étrangères persistent encore dans la plupart des architectures marocaines actuelles, et ont joué un rôle important dans la construction de l’environnement bâti au cours des dernières décennies. À la fin des années 90, l’ouverture politique et économique a changé la nature de la pratique de l’architecture. L’émergence de nouvelles générations d’architectes moins déterminés par l’histoire autocratique du pays (sous Hassan II) ont pu apporter un nouveau regard, loin du tropisme exclusivement francophone. De nouveaux partenariats et de nouvelles scènes d’expérimentations se développent aboutissant ainsi d’une nouvelle culture de projet, exposé à l’international dans un débat architectural toujours plus mondialisé.
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FIG 9: LOGEMENT À AGADIR, ZÉVACO, 1964
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II- ENTRE PRÉSERVATION ET INVENTION L’architecture actuelle au Maroc pourrait-elle trouver un ancrage local, tout en donnant écho aux différentes problématiques internationales contemporaines ?.
« Les quinze dernières années ont vu émerger une scène contemporaine pléthorique, qui s’est libérée, décomplexée et qui s’est amarrée au débat mondial. Cependant, face à cette ouverture et cette richesse qui pourrait nous pousser à une certaine euphorie, on se doit de faire un constat critique plus précis ».
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Sources : Tarik Oulalou, Resistances et Resignation Architecture au Maroc 20042014, AAM Belgique 2014
II-1 Une échelle internationale Nous avons vu que l’architecture au Maroc a toujours été confrontée à la tension entre le centre et la périphérie. Pendant la période coloniale, le centre a mis en place ses façons de penser dans le royaume, et a contribué à la croissance du pays, tout en préservant une certaine esthétique orientale. Même si l’influence des natifs se développe de plus en plus depuis l’indépendance et continue de croître aujourd’hui, l’infiltration du centre (occident) est encore visible. De plus en plus d’architectes étrangers produisent au Maroc, et de plus en plus s’y installent. De nombreux partenariats et trajectoires divergentes voient le jour entraînant ainsi les architectes marocains vers un nouveau regard moderne innovant et critique alliant ainsi « la tradition » dans leurs discours. Cependant, ces quelques bribes d’espoir restent ensevelies sous d’innombrables constructions à but économiques ou encore touristiques. Part ironie du sort, celles-ci se déclarent régionalistes et durables et restent marginalement remises en cause.
Tarik Oulalou, Resistances et Resignation, Architecture au Maroc 2004-2014, AAM Belgique 2014.
(1)
« Les quinze dernières années ont vu émerger une scène contemporaine pléthorique, qui s’est libérée, décomplexée et qui s’est amarrée au débat mondial. Cependant, face à cette ouverture et cette richesse qui pourrait nous pousser à une certaine euphorie, on se doit de faire un constat critique plus précis (1) ». Depuis le début des années 2000, la scène marocaine voit de nouvelles générations fraîchement diplômées, aux trajectoires différentes et intéressantes, investir les débats et les constructions multiples. Détachée, décomplexée et libérée, cette génération s’émancipe de l’opposition tradition/modernité, et de la controverse induite sur l’identité nationale héritée de l’époque coloniale française et des années de plomb de Hassan II. Ouverte et formée aux quatre coins du monde, cette nouvelle vague d’architecte apporte ainsi un nouveau regard sur le territoire, se réappropriant de manière plus critique l’héritage de leurs ancêtres. D’autre part, cette influence internationale n’est pas seulement perçue à travers la diversité des trajectoires professionnelles des architectes marocains, mais aussi présente par l’accroissement de la production des agences étrangères internationales de renoms. Celles-ci travaillent, construisent et même s’installent au Maroc. L’émergence de nouveaux programmes complexes, au sein d’une accélération soudaine du territoire, pousse les maîtres d’ouvrage privé comme public à faire appel à des compétences voire des signatures étrangères pour la réalisation de grands projets structurants.
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FIG 1 - GRAND THÉÂTRE RABAT, ZAHA HADID
FIG 2 - AGENCE NATIONALE POUR LA CONSERVATION FONCIÈRE À RABAT, 2014, TAOUFIK EL OUFIR
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Ainsi, ces concours qui auparavant étaient une forme ponctuelle de commande sont devenus la règle pour la quasi-totalité des projets d’importance qui aujourd’hui ne sont pas traités par les architectes marocains ou du moins pas dans les faits. Effectivement, même si les instances ordinales et régulatrices marocaines exigent la collaboration avec un architecte local (dans le cas où le projet est réalisé par une agence étrangère) ; cette loi se traduit généralement dans les faits par une réduction des maîtres d’œuvre locaux, en accompagnateur administratif, au lieu d’un réel échange créateur. « Si l’on peut se réjouir de cette ouverture au monde, il faudrait aussi se questionner sur la pertinence de la démarche et de ce qu’elle engendre comme traces dans le territoire (2) ». Étant donné l’hétérogénéité des productions, cette démarche internationale connecte la scène marocaine au goût du jour vers un marketing d’architectures « stars » dénoncé pour leurs manques d’ancrages locaux précis et spécifiques. Cet « effet Bilbao » comme le révoque Frampton (cf. I.2.1) résulte en une architecture certes moderne et fantasmagorique, mais surtout à des fins publicitaires et économiques à l’exemple du « grand théâtre de Rabat, énième ovni blanc de Zaha Hadid (3) ». (FIG 1) Cette représentation économique de l’architecture n’est pas seulement présente au sein de ces architectures « star », mais aussi dans un discours exotique d’une industrie touristique en plein essor. Pour plaire aux étrangers, cette quête actuelle tend à fabriquer une lecture générique, caricaturale et orientalisante de la tradition marocaine. Cet aspect révèle un phénomène très présent : les architectes se contentent d’importer des interventions étrangères, sur lesquelles ils plaquent sous forme de « motif » un certain esthétisme d’apparat. Tels les grands « holdings » et « mall » Dubaïen, la tendance est à l’excès de luxure, entre une architecture high-tech, et les dorures ornementales d’un style orientalisant. Taoufik El Oufir, en prônant certes une architecture durable, fait référence à l’artisanat marocain résumé en un motif en double peau accroché à une façade (4) . Pour lui, il est nécessaire d’intégrer la dimension durable, représentant une préoccupation internationale, tout en gardant une certaine « touche » marocaine. (FIG 2). Cependant, cette vision binaire d’un « International Arab Style » témoigne d’une utilisation faussée de ladite « tradition ». Plaqué de manière superficielle, cet esthétisme cherche à « marocaniser » des procédés écologiques qui encore une fois sont universels (toiture végétale, panneaux solaires…). « Le contexte est un aspect inévitable pour la conception, ne reposant pas sur des points esthétiques, mais principalement sur des points éthiques (5) ». Comme l’explique Mountassir, la quête de localité doit passer par un contexte éthique et non esthétique, amenant ainsi une recherche d’invention plutôt que de tradition.
Tarik Oulalou, Resistances et Resignation, Architecture au Maroc 2004-2014, AAM Belgique 2014.
(2)
Catherine Sabbah, Architecture contemporaine au Maroc, Architecture d’Aujourd’hui nº 408, P. 47
(3)
Taoufik El Oufir, Parcours d’Architecte Interview vidéo avec Taoufik El Oufir (Rabat : A+ E Architecture et Environnement au Maroc, 2013).
(4)
Abdelouahed Mountassir - Portraits d’Architecte, (2012).
(5)
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FIG 4 - EXPOSITION «LE MAROC CONTEMPORAIN» IMA, OUALALOU+CHOI, 2014 - 2015
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Par ailleurs, la transmission des architectures marocaines à l’internationale exporte la culture locale, la confrontant ainsi au regard de l’autre, afin de promouvoir une compréhension réciproque alimentant les débats vers un regard critique et instructif. Tarik Oualalou et son épouse Linna Choi associés de l’agence KILO Architectures (aujourd’hui OUALALOU+CHOI) à Paris et à Casablanca, ont été affectés à la conception du pavillon marocain pour l’exposition universelle de Milan en 2014, qui a permis d’ouvrir les perspectives (cf. III.1.3). À la même année, ils ont représenté l’exposition « Le Maroc Contemporain » à l’IMA (Institut du monde arabe) à Paris, en concevant une tente provisoire devant le bâtiment de Jean Nouvel. Durant celle-ci, une partie a été dédiée à l’architecture marocaine divisée en 5 catégories : le sol, la matière, le patrimoine, la ville, et le motif que l’on peut retrouver dans le livre édité pour l’occasion : Résistances et Résignations (6). Cherchant à faire un instantané des architectures au Maroc, cette compilation propose ainsi un regard critique de par les 5 thèmes. « Traversé de part en part d’anachronismes (7) » l’architecture au Maroc est en constante remise en question entre inspiration d’un héritage (préservé et réhabilité) et une hybridation contemporaine créative amenant des bribes d’espoir futur. (FIG 4)
Tarik Oulalou, Resistances et Resignation, Architecture au Maroc 2004-2014, AAM Belgique 2014.
(6)
Siham Sara Chraïbi, entre patrimoine et métamorphose, Résistance et résignation, AAM, 2014
(7)
LE RÉGIONALISME CRITIQUE AU MAROC - Entre préservation et invention
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« la publication en 1995 par Jean-Louis Cohen et Monique Eleb, du livre “Casablanca : Mythes et Figures d’une aventure urbaine”, a été l’occasion pour que se cristallise un petit mouvement de résistance à la culture architecturale postmoderniste autocratique qui dominait alors la scène marocaine».
Patrimoine, Résistances et Résignations, architecture au Maroc 2004-2014, AAM Belgique 2014. P. 70
FIG 5 - KSAR AKKAL, 2012, SALIMA NAJI
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II.2 Entre préservation et réhabilitation inventive Le patrimoine architectural est ainsi redécouvert mettant à distance de ce fait sa portée « coloniale ». De nouvelles postures et pensées architecturales naissent en conscience sociale et engagée, afin de préserver ce patrimoine, de le mettre en valeur, et de le médiatiser. De ce fait, les demandes d’inscription au patrimoine mondial de L’UNESCO des centres-villes de Rabat et Casablanca sont des signes forts de l’appropriation de l’héritage traditionnel, mais aussi contemporain. Cette redécouverte de ce capital culturel amène une nouvelle manière de repenser l’architecture. Dans le sud du Maroc, ce retour à la tradition et aux savoirs faire locaux, a suscité l’intérêt de plusieurs architectes, dont Salima Naji. À la posture engagée, elle milite pour la sauvegarde du patrimoine vernaculaire en particulier des bâtiments du Haut Atlas qui demeurent en mauvais état. Son travail ne montre pas seulement une certaine fierté amenant à préserver la tradition régionale, mais fait contribuer la population locale, constituant ainsi un aspect important de sa démarche. Sous l’impulsion de l’Agence pour le développement des provinces du Sud, l’exemple de la requalification de la cité sainte d’Assa en ruine témoigne de cette volonté de préservation patrimoniale. Autrefois articulée autour d’une « zawiya » (mosquée et medersa intégrée au tombeau d’un saint), Salima Naji tente de revitaliser ce centre communautaire tout en intégrant la population locale au sein du projet. Elle travaille, par conséquent, principalement avec les tribus berbères au sud du Maroc, en cherchant à renouer avec les procédés et les techniques de construction locales. En œuvrant d’une manière savante comme un archéologue, elle entreprend d’analyser et de redécouvrir les techniques ancestrales employées localement (pierre, adobe, pisé…) pour les faire évoluer de façon contemporaine. Elle illustre de ce fait son intérêt pour les matériaux traditionnels et le développement durable, grâce aux méthodes de construction locales dans son projet de Ksar Akkal. Celui-ci s’articule en hôtel et SPA permettant aux visiteurs de découvrir la région, non seulement en offrant une vue sur les montagnes de l’Atlas, mais aussi en séjournant dans un bâtiment inspiré des méthodes de construction vernaculaires berbères. Malgré une grande sensibilité au contexte, à la culture et la tradition locale, le projet reste fondé uniquement sur les façons de faire et l’esthétique vernaculaires. (FIG 5) Loin de la modernité, de la mondialisation et même de la contemporanéité, cette posture ne pourrait répondre aux enjeux du XXIe siècle même si elle représente un support de réflexion globale sur l’usage du patrimoine dans le sud du pays. Parallèlement, la recherche de préservation des patrimoines urbains a engendré des remises en questions sur la revitalisation des centres-villes à travers la reconstruction de la ville sur elle-même. LE RÉGIONALISME CRITIQUE AU MAROC - Entre préservation et invention
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FIG 5: PLACE LALLA YEDOUNA, YASSIR KHALIL ET MOSSESSIAN & PATNERS, FÈS
FIG 6 : RÉHABILITATION DES BORDS DE RIVE, FÈS, 2010, AZIZA CHAOUNI
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LE RÉGIONALISME CRITIQUE AU MAROC - Entre préservation et invention
« Cette redécouverte a été une opportunité pour apprendre à travailler sur un tissu constitué. L’exercice architectural n’est plus exclusivement dévolu à la construction neuve. On commence à faire l’architecture sur l’architecture et la ville sur la ville (1) ». L’intervention sur la Place Lalla Yedouna démontre cette régénérescence urbaine rétrospective. En effet, le projet apporte de nouvelles logiques de circulation et de programmes au sein d’un tissu pluriséculaire. Les architectes Mossessian & Partners et Yassir Khalil se pose ainsi la question de restaurer, mais aussi de construire sur ce tissu en adaptant une « architecture moderne distinctive à un espace empreint de tradition, de vitalité et de diversité fonctionnelle (2) ». (FIG 5) La recherche d’une approche contextualisée comme l’illustre l’exemple précédent n’est pas seulement liée à la construction, mais aussi à la réhabilitation de l’espace public très souvent obsolète, délabré et délaissé. De ce fait, Aziza Chaouni a récemment mené un projet avec l’urbaniste Takako Tajima dans sa ville natale, Fès, pour améliorer les entrepôts le long de la rivière. Autrefois utilisée comme décharge, résultant d’une eau très polluée, Aziza Chaouni développe une réhabilitation du bord de l’eau améliorant l’environnement en créant des espaces publics attrayants. En ajoutant des voies piétonnes agréables le long du quai, les usagers deviennent plus prudents en matière de pollution et contribuent à la conservation de la cité médiévale de Fès (3). Ce projet a remporté le Global Holcim Awards en 2009, pour sa contribution à la réhabilitation de la ville d’une manière innovante et compacte. Elle a non seulement été capable d’ajouter de précieux espaces publics au domaine urbain, mais a transformé le quartier le plus problématique de la ville pour en faire un lieu de rayonnement central. Elle allie ainsi un design durable en relation avec le contexte améliorant l’aspect environnemental de la ville tout en restant fidèle à la configuration originale de la médina. (FIG 6)
Patrimoine, Résistances et Résignations, Architecture au Maroc 2004-2014, AAM Belgique 2014. P. 70
(1)
Youness SAAD ALAMI, L’économiste, Édition N° : 4928, Le 30/12/2016
(2)
Aziza Chaouni, A jewel of the city: Aziza Chaouni on restoring the Fez River, TED: Fellows Friday (2014).
(3)
Ces postures s’ancrent ainsi dans la démarche du Régionalisme critique qui devient de ce fait une approche intéressante dans le contexte actuel. Dans un monde où l’impératif environnemental est crucial, et où l’optique du « développement durable » se traduit difficilement de manière pragmatique, les recherches critiques et locales illustrent ainsi des solutions d’avenir. Se servant des « contraintes » et des « défauts » locaux comme « atouts » déclencheur d’un processus d’innovation et d’invention architecturale ; le comportement critique offre ainsi une nouvelle perspective. Au-delà du « durable » du local ou encore de la dialectique tradition/modernité, il ouvre vers quelque chose d’impalpable à la fois d’évolutif, mais surtout conscient de sa position immédiate et rayonnante à travers l’évolution humaine. Entre réhabilitation et ingéniosité, la scène marocaine représente un territoire des possibles, aux potentialités accrues.
LE RÉGIONALISME CRITIQUE AU MAROC - Entre préservation et invention
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« Au Maroc, la seule véritable tradition est la modernité. L’héritage architectural est celui de la recherche, de l’invention et de la radicalité ».
Tarik Oulalou, Resistances et Resignation, Architecture au Maroc 2004-2014, AAM Belgique 2014
FIG 7 RESISTANCES ET RESIGNATIONS, ARCHITECTURES AU MAROC 2004-2014, AM ÉDITIONS, CATALOGUE POUR L’EXPOSITION LE MAROC CONTEMPORAIN •O + C 2
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II.3 Un nouveau souffle pour le Maroc : potentialité et innovation Suite à cette volonté de préservation et de réhabilitation du patrimoine (vu précédemment cf.II.2.2), les postures architecturales sont en constante évolution. Comment construire du neuf, en gardant le lien au contexte sans pour autant tomber dans la figuration superficielle ? C’est ce à quoi la nouvelle génération d’architectes marocains tente de répondre, en osant des projets singuliers et innovants dans un territoire des possibles. « Au Maroc, la seule véritable tradition est la modernité. L’héritage architectural est celui de la recherche, de l’invention et de la radicalité (1) ». Tarik Oualalou dénonce ainsi la dialectique tradition-modernité au profit de la radicalité et de l’imagination. Opinant une réflexion décomplexée sur la société, sa culture et son architecture, l’invention critique, voire même parfois radicale permet la réinterprétation de l’héritage culturel vers une métamorphose de ce patrimoine en solution pragmatique locale et globale. Il met donc en exergue la notion d’évocation subtile, au lieu de transfiguration ornementale superficielle et inutile. Oualalou cherche à infuser, de par ses diverses expositions internationales, une nouvelle culture de projet. La détachant des typologies génériques obsolètes et de l’exportation de références étrangères superflues (Dubaïsation, architectes Star…), il définit une posture plus critique de l’esthétique architecturale marocaine. Empruntée de l’historien Paul Veyne, la notion de « Familiarité » est selon lui plus adéquate dans la mesure où elle évoque une appartenance intime et poétique, au lieu d’une identité placardée comme un drapeau de manière redondante.
Tarik Oulalou, Resistances et Resignation, Architecture au Maroc 2004-2014, AAM Belgique 2014.
(1)
Dans un territoire très construit, mais peu instruit, la pensée savante architecturale est limitée à l’instant présent, résultant de l’obsolescence rapide des infrastructures et des grands problèmes majeurs que connaît la société actuelle. Dans un contexte où l’urgence devient la temporalité ordinaire, l’innovation et l’ingéniosité sont donc nécessaires. Se nourrissant ainsi des contraintes et des problèmes, l’approche critique permet d’imaginer de nouveaux horizons et de nouvelles réflexions potentielles. Ces potentialités sont d’autant plus renforcées par la redécouverte de régions jusqu’ici à la marge des grands développements économiques (le Nord l’oriental et les provinces du Sud). Ces territoires redévoilés permettent de nouveaux ancrages architecturaux plus précis et plus spécifiques.
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FIG 8 - MUSÉE VOLUBILIS, •O + C
FIG 2 VUE DÉGAGÉE VERS LES VESTIGES, MUSÉE VOLUBILIS, •O + C
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Que ce soit en zone urbaine ou rurale, cette ouverture des possibles tend vers un imaginaire créatif et porteur d’espoir. « Les villes marocaines sont à la recherche d’un nouveau temps. Après la médina historique, les compositions urbaines savantes de la période coloniale, l’étalement urbain des années 80, la ville marocaine est en train de réinventer, souvent par tâtonnement, un nouveau rapport à son socle, un nouvel ancrage (2) ». Par conséquent, le Musée de Volubilis réalisé par Oualalou + CHOI démontre cette posture libératrice ancrée au grand paysage de manière critique. Ainsi réalisé au cœur de l’un des sites archéologiques les plus importants au Maroc : Volubilis . Le projet se distingue par son rapport au sol. En effet, étant un site préservé de tout développement urbain, les architectes optent pour un bâtiment enterré, offrant une vue spectaculaire sur les ruines antiques. « Le site ressemble aujourd’hui à ce que les Romains voyaient en leur temps », soulignent les deux fondateurs de l’agence (3). Ainsi ils composent le projet par une succession de volumes suspendus le long d’un mur de soutènement comme une ligne dans le paysage s’intégrant parfaitement au site de par sa matérialité. En faisant écho au contexte aride ainsi qu’au paysage de ruine, ils élisent ainsi des matériaux différents endogènes au site ; à savoir la pierre, le bois et le béton (banché et laissé brut). (FIG 8 & 9)
Sol, Résistances et Résignations, architecture au Maroc 2004-2014, AAM Belgique 2014. P. 12
(2)
« Vestiges et disparitions », Architecture d’Ajourd’hui, n° 408,
(3)
« Architecture, six nouvelles écoles en projet », l’Économiste, 17 juin 2013.
(4)
Ces réflexions amènent au questionnement régionaliste critique : comment penser le contemporain dans un autre rapport au temps : là où attachement au passé et émancipation peuvent désormais se croiser sans s’exclure ? Le changement est donc en cours et même amplifié pour l’avenir. On assiste à une volonté croissante d’agir, une conscience qui se partage à travers les débats et même les écoles d’architectures. L’ENA (École Nationale d’Architecture) fondée à Rabat sous Hassan II dans les années 80 avait avant tout pour objectif une affirmation de soi. Dès lors, sous la volonté du Roi, le fait d’être architecte devait signifier quelque chose pour le pays : une conscience sociopolitique de ses actes, un acteur de sa société. Cet emblème s’est par la suite démocratisé avec la création des écoles annexes (Marrakech, Fès, et Tétouan), formant ainsi de plus en plus d’architectes au Maroc. Cet engouement et d’autant plus important, dans la mesure où les demandes d’inscription aux écoles sont accrues : pour 180 places par an, l’ENA recevait plus de 12 000 demandes (4).
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FIG 10 - VILLAGE COP 22, MARRAKECH, 2016 •O + C
FIG 11 - PREMIER PAVILLON MAROCAIN À LA BIENNALE DE VENISE, 2014 •O + C
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Non seulement par la construction, mais aussi par la pensée, les architectes ont ainsi été impliqués politiquement, à travers des assemblées (l’ordre national des Architectes), des associations (GAMMA, ANA, archimédia…), mais aussi au niveau des instances politiques (élus, Ouali…), et des politiques d’aménagement du territoire. Royaume de la Cop 22 et carrefour de l’Afrique, le Maroc émerge à l’international tout en cherchant sa place. Même si les réformes restent maigres et superficielles (5), une réelle volonté et conscience des changements futurs sont ancrées dans les mœurs et pensées. (FIG 10) Ainsi, de plus en plus sensibilisés, les architectes de demain se mobilisent par le biais de conférences et de médiations. L’exemple de l’AMÉA (L’Association des Marocains étudiants en architecture) témoigne ainsi de ce désir de métamorphose et de la remise en question des dogmes architecturaux pour une solution plus critique. La conférence « Quelle architecture pour un Maroc en mutation ? (6) ». Souligne ainsi, cet enthousiasme et l’ambition apportée par ces jeunes architectes, afin d’égayer les débats contemporains pour un avenir d’espoir. Les potentialités sont par conséquent importantes en matière d’idéaux et de territoires, mais aussi en ce qui concerne les programmes. Partant d’une production architecturale essentiellement issue de la commande publique, la constitution actuelle d’une maîtrise d’ouvrage nouvelle et ambitieuse, et l’émergence de nouveaux programmes, d’infrastructures (port, aéroports, gare, etc.), culturels (musées, théâtres, etc.) et urbains (aménagement urbain, villes nouvelles) ouvrent la scène à de nouveaux enjeux (7). Face à toutes ces fortes capacités s’additionne la question du Sahara comme un territoire des possibles et d’avenir. Dans cette optique, Oualalou + CHOI propose dans le cadre de la Biennale de Venise d’investir ce grand désert qui est au cœur des réflexions au Maroc depuis la Marche Verte de 1975, et au cœur des débats politiques internationaux. C’est pourquoi ils tentent de faire travailler les architectes sur cette question de manière spéculative, résultant des projets atypiques présentés lors de la biennale. (FIG 11) Dans un espace qui semble infini représentant 60 % du territoire marocain et qui compte à peine 3 % de la population, l’investissement des natifs est fortement sollicité par les acteurs publics et privés. Que ce soit en terme économique (plus de 10 000 emplois créés), culturel (formation gratuite : OFPPT, Microsoft Maroc, Injaz Al Maghrib, etc.), énergétique (centrale solaire Noor), mais aussi immobilier (plus de 2,7 milliards de dirhams investit [environ 270 millions d’euros] en unités de logement, infrastructures…) (8), cette implantation révèle un réel tournant d’avenir en tant que laboratoire de réflexions architecturales et urbaines.
RFI.fr, Climat : ce qu’il faut retenir de la COP22 à Marrakech au Maroc, 19-112016.
(5)
Sakina Diouri, « AMÉA, l’association des architectes en herbe a de l’ambition », Archimedia.ma, 17 Avril 2012.
(6)
Tarik Oulalou, Resistances et Resignation, Architecture au Maroc 2004-2014, AAM Belgique 2014.
(7)
Christophe Sidiguitiebe, « En 2015, qui investit au Sahara », telquel.ma, 30 Mars 2015
(8)
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93
Toutes ces contributions et potentialités restent cependant limitées dans la réalité construite. Entre quête culturelle, préservation et invention ; l’architecture au Maroc est déterminée par son passé traditionnel autochtone, mélangeant ainsi la culture arabe et les influences coloniales. On perçoit principalement ces fortes références, dans les mosquées et les bâtiments publics administratifs particulièrement en matière d’ornements. (FIG 12) Celles-ci ont permis un requestionnement critique comme nous l’avons pu le remarquer précédemment. Cependant, les projets de logements restent fortement influencés par la vision occidentale moderne ; ne s’enracinant pas toujours avec l’existant. Durant la période coloniale, les Européens étaient privilégiés de résider dans des projets de logements modernes en abstraction avec le contexte, alors que les populations locales se contentaient de logements moins modernes et moins développés (9). Les habitats coloniaux étaient situés dans des immeubles de moyenne et grande hauteur, avec une abondance d’équipement de proximité et d’aménités ; en contradiction avec les maisons marocaines introverties aux installations minimales. Cet héritage conduit vers une démocratisation de l’esthétisme puriste, qui devient donc une volonté de démarcation symbolisant la réussite sociale. Même si la construction de logement est importante, peu de réflexions critiques sont faites. Résultant de quartiers d’habitat purement économique miroir de l’inégalité sociale.
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Aziza Chaouni, ed. Depoliticizing Group Gamma: contestation du modernisme marocain, P. 64
(9)
FIG - CASABLANCA VUE AÉRIENNE
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95
III- UNE INSPIRATION VERNACULAIRE : L’HABITAT La crise de logement est forte dans ce pays en construction, et la majorité des réponses apportées ne sont pas adaptées : rapidement obsolètes et même destructrices. L’inspiration vernaculaire semble une approche intéressante, dans la recherche d’une architecture contextualisée et critique.
FIG 1 - TYPES D’HABITATS VERNACULAIRES AU MAROC
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III.1 Un problème majeur de logement Aujourd’hui, la question de l’habitat est au centre du questionnement architectural au Maroc. Le besoin croissant et l’obsolescence rapide des nouvelles interventions de logement ravivent la problématique. L’habitat populaire connaît plusieurs difficultés, pour lesquels, les solutions modernes radicales n’ont pas étaient efficaces. Cette situation quasi universelle est encore plus conséquente dans les pays du tiers-monde. D’après UN habitat, 32,7 % de la population urbaine des pays en développement vivent dans des bidonvilles (1). Face à l’insalubrité de ces interventions non réglementaires toujours présentes aujourd’hui, le gouvernement marocain entame une procédure d’éradication de ces taudis. Le programme « villes sans bidonvilles » lancé en 2004 a permis une réelle progression et une diminution de ce fléau. En effet, 58 villes sur 85 ont été déclarées sans bidonvilles (2). En 2018. Certes, en voie de disparition, l’alternative de relogement proposée n’est pas toujours efficace. La construction de logements sociaux adéquats reste très insuffisante. « Il y a quinze ans, l’État était le plus gros promoteur, aujourd’hui, au moins cinq groupes produisent chacun plus de logements que lui (3) ». Les architectes interviennent peu sur le secteur social, ainsi les résidences destinées aux classes sociales inférieures sont négligées. La tendance est donc d’essayer de loger le maximum possible avec le moindre coût, en prétendant que ce sont des habitats transitoires avec le minimum de confort requis. Or, la plupart s’y retrouvent emprisonnés et n’ont pas les moyens d’accéder à un logement plus adéquat. Le logement social constitue ainsi moins de 20 % (4) de l’habitat au Maroc, et reste souvent attribué aux classes moyennes négligeant les plus démunies.
Un-Habitat, World cities report, 2016.
(1)
Ouchagour Leila, ministère de l’Aménagement du territoire national, de l’urbanisme, de l’habitat et de la politique de la ville, Al Omrane : Le programme « Villes sans bidonvilles » réalisé à hauteur de 83 %, Aujourd’hui. ma, février 2018
(2)
Tarik Oualalou, Catherine Sabbah, Architecture contemporaine au Maroc, Architecture d’Aujourd’hui nº 408, P. 44
(3)
« Enquête du ministère de l’habitat : tout sur le logement au Maroc » la vie-éco, le 1er février 2016.
(4)
Par conséquent, la majorité réside dans la « maison marocaine » qui forme plus de 67 % (4) du parc de logement total. (FIG 1) Ainsi, cette alternative quasi autoconstructive est de plus en plus importante et domine largement les villes. De ce fait, 9 constructions sur 10 au niveau national sont autopromues (4) ; la majorité de la population préfère ainsi bâtir leur propre maison et être propriétaire. Ces blocs d’appartement de masse nés après l’indépendance ont connu un développement rapide dans les années 70, et n’ont aucun lien avec la culture architecturale du pays ni avec les vraies maisons marocaines d’antan. À l’image d’une favela, cette forme d’habitat en R+2 construite en maçonnerie de béton résulte de la façon la plus économique qu’il soit de se loger, sans se soucier de la façade ni du contexte, voire presque parfois de la durabilité de l’édifice (nombreux logements sont insalubres, vacants, et souvent en ruines). LE RÉGIONALISME CRITIQUE AU MAROC - Une inspiration vernaculaire : l’habitat
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FIG 2 - LA MAISON MAROCAINE, LOTISSEMENT ERRAHMA, CASABLANCA •SHAMA ATIF
FIG 3 - PROJET IMMOBILIER DE RÉSIDENCE FERMÉE, BOUSKOURA GOLF CITY •PRESTIGIA
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Cet abri uniquement régit par le facteur économique, subi son espace, par faute de pauvreté et de manque d’intérêt à l’architecture et au milieu urbain. La « maison marocaine » aujourd’hui est le résultat d’une modernisation subite et soudaine, où l’habitat n’a pas eu assez de temps pour prendre une configuration justifiée, dû à l’explosion démographique et à l’exode rural accru. Cette forme peut être rapprochée à la trame 8x8 d’Écochard, elle en serait même la résultante, mais d’une manière mal interprétée et non organisée. Déformée, densifiée, patio supprimée, les qualités architecturales et sociales ont disparu pour laisser place à un habitat dénigrant le contexte voir même le faisant évaporer. (FIG 2) En effet, l’utilisation du béton fait progressivement disparaître le savoir-faire alternatif et vernaculaire au profit d’un dispositif universel. Cette pierre liquide reste aux yeux de la population et des pouvoirs publics le matériau paré de l’aura de la modernité, d’autant plus envié comme réussite sociale, reflet du monde occidental et de richesse. « Il n’y a plus aucun maître maçon capable de construire en terre dans le village (5) ». Par ailleurs, comme les maisons en terre nécessitent d’être entretenu régulièrement, cette perte de technicité engendre la disparition de cet héritage et de ce patrimoine. Nombreuses constructions en terre sont réhabilitées en béton, voir même détruites pour être complètement reconstruites. Ces habitations réalisées à grande échelle forment la typologie essentielle au Maroc. Même si elles sont pour la plupart destinées aux classes les plus pauvres, elles restent basées sur le même principe lorsqu’il s’agit de faire des logements pour les riches ; seuls la finition, l’ornement et la décoration diffèrent en fonction de la catégorie sociale. Financées par de grands promoteurs, les configurations sont fréquemment basées sur les principes modernes du mode de vie occidental, sans réflexions sur le contexte, le climat, ou encore la société. De ce fait, le logement au Maroc, que ce soit pour les riches ou pour les pauvres, est un reflet purement économique des catégories sociales ; élément qui diffère énormément des typologies ancestrales d’apparence extérieure identique. Dans ce cas, le logement est de plus en plus pensé comme un quartier-dortoir de « maison marocaine » pour les pauvres et de « résidences gardées » pour les plus riches. Ces deux dernières procèdent de la même manière, et n’ont presque aucun apport social, environnemental, ou ne serait-ce de confort. « Les immeubles modernes dans lesquels les jeunes familles marocaines souhaitent accéder à la propriété, loin des centres-villes populaires, pourraient être construits dans n’importe quelle grande ville (6) ». Aucune réflexion critique sur le contexte, le climat et les modes de vie n’est faite. Orientalisée de manière superficielle, carburant à l’air conditionné, la réflexion de ces logements est abandonnée aux promoteurs immobiliers. (FIG 3)
FARAZDAG Abdessamad, L’Habitat au Maroc, une réadaptation des matériaux locaux, 2016/2017.
(5)
Catherine Sabbah, Architecture contemporaine au Maroc, Architecture d’Aujourd’hui nº 408, P. 44.
(6)
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FIG 4 - TENTE NOMADE, MERZOUGA, MAROC •UNBLOG
FIG 5 - VILLA EN TERRE, AÏT BEN HADDOU •REDDIT
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III.2 Une source d’inspiration : l’habitat non planifié Au profit d’un monde plus « moderne » au modèle occidental de béton, la situation actuelle de l’habitat marocain délaisse le contexte et la localité. Se reconnecter au lieu semble donc nécessaire dans une optique régionaliste critique visant un développement durable. Ce lien passe par l’assimilation de la localité, et du vernaculaire. L’habitat non planifié, représente ainsi, une source d’inspiration cherchant à répondre aux besoins sociaux dans un contexte donné. L’architecture vernaculaire au Maroc est plurielle, créée en fonction des modes de vie, elle est issue de plusieurs climats et plusieurs héritages culturels différents (cf.II.1.1). Deux types sont généralement liés à cette architecture : la tente nomade et la Casbah. Dans la première tradition, nomade, les femmes jouaient un rôle important puisqu’elles étaient responsables de la maison et en devenaient même les architectes. Ces types de constructions principalement appliqués au sud du Maroc, s’adaptaient au climat chaud et désertique de par une architecture textile, tendue à l’aide s’une structure légère et facilement transportable. (FIG 4)
(1) M. Mansour Majid, Problématique d’habitat et évolution urbaine au Maroc, ENA, Rabat
Cette esthétique a notamment été reprise de manière plus contemporaine, lors de l’exposition à l’IMA à Paris (vue précédemment II.2.1) pour promouvoir la tradition marocaine en hommage aux tribus nomades du Sahara occidental. Ce choix n’est pas seulement esthétique, mais révèle une volonté politique d’ancrer en revendiquant la situation du Sahara au cœur de la culture et de l’entité marocaine. Par ailleurs, originellement berbère, la typologie ancestrale de « Kasbah » (ville fermée, et maison introvertie) met en valeur l’importance de la famille et de la tribu. Très répandue dans les montagnes de l’Atlas et proche des régions désertiques, cette catégorie sédentaire est plus dense et très souvent incrémentale au besoin des familles et des habitants. (FIG 5) Par conséquent, ces formes tectoniques ne sont pas seulement une succession esthétique, mais témoignent d’une adaptation aux modes de vie, et à la culture locale ; aspect très souvent négligé au niveau de l’analyse régionale contemporaine. « L’architecture régionale, telle qu’elle se présente aujourd’hui, est souvent une superposition de formes, de matériaux et de techniques divers, supplantant une architecture originelle de plus en plus éparse et en voie de disparition (1) ». Le retour à une analyse critique des modes d’habitée non planifiés (vernaculaires) est nécessaire voir presque fondamentale, pour une compréhension à la fois globale et locale de la société, de la culture ainsi que de ces besoins.
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FIG 6 - VUE AÉRIENNE DE LA MÉDINA DE CASABLANCA, JEAN-LOUIS COHEN, 1998
FIG 7 - PORTE DE LA CITÉ DES HABOUS, CASABLANCA •DELCAMPE
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Avant l’arrivée des influences coloniales, la population marocaine vivait principalement d’agriculture, dans des villages ; les villes étaient donc peu denses (8 % de la population totale[2]). Utilisant les matériaux disponibles l’habitat vernaculaire était principalement en terre, rigidifié parfois avec de la pierre ou encore du bois. Au style architectural musulman introverti, les maisons s’articulaient autour du patio devenant ainsi le point central et essentiel. Amenant la lumière et la fraîcheur par son rapport au ciel, il servait très souvent de carrefour de circulation, connectant ainsi les différentes pièces tout en respectant les aspects sociaux et religieux d’antan. Prônant une égalité sociale, les façades extérieures restaient sobres et identiques, seul l’espace intérieur et intime témoignait de la richesse de son hôte. La modernisation rapide entamée par le protectorat en 1912 (cf.II.1.1) a nécessité une grande main-d’œuvre venant du monde rural, résultant d’une densification accrue des villes (cf. II.1.1). De ce fait, la population urbaine est passée de 10 % en 1910 à 25 % en 1940 (3), traduisant ainsi une hausse extrêmement rapide en 30 ans ; à titre de comparaison, la population française a connu cette même hausse en 100 ans (de 1700 à 1800). Cet exode rural sans précèdent a engendré une surcharge des médinas. La population provenant du milieu rural s’installait dans la médina dont les remparts étaient limités par la ville coloniale (cf.II.11) entraînant un cadre de vie désagréable face à l’insalubrité et l’insécurité. Ce bouleversement marque l’imaginaire du peuple marocain jusqu’à présent, associant ainsi la Médina à une image péjorative et déroutante d’un monde négligé et délétère. (FIG 6)
R. Escalier, La croissance urbaine au Maroc, Université de Nice, 1972.
(2)
M. Mansour Majid, Problématique d’habitat et évolution urbaine au Maroc, ENA, Rabat
(3)
Face à cela, les urbanistes français étaient conscients de la crise de logement que connaissait la population indigène à l’époque. Ils ont décidé de créer des quartiers dédiés à cette population perdue et mal-logée. En copiant le dispositif de la médina tout en l’ajustant de manière fonctionnaliste (largeur des voies de l’échelle piétonne à l’échelle de la voiture, organisation plus orthonormée et hygiéniste…), ces nouveaux quartiers appelés « Habous » émergent et sculptent les villes marocaines. (FIG 7) Mais étant attribués aux grandes familles riches marocaines, le reste de la population issue de l’exode rural a été marginalisée engendrant la création d’habitats non réglementaires en périphérie. Construisant de ce fait, de grand quartier de bidonvilles souvent à proximité des zones industrielles (expliquant l’usage des matériaux industriels telle la tôle ondulée…).
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Basés sur les ressources disponibles immédiatement, ces bidonvilles étaient encore plus insalubres que les médinas. Ce type de construction vernaculaire spontanée, reste tout de même un tournant majeur à analyser de manière critique, puisqu’il révèle encore une fois, un besoin émanant de la société, cherchant des habitats économiques, flexibles, et surtout communautaires. Même s’il est peu mentionné, cet habitat non planifié, plus contemporain, différent des typologies rurales et urbaines des cultures anciennes, demeure aussi intéressant. Contrairement à l’architecture ancestrale, les patios ne sont pas très communs dans ces habitations, puisqu’ils seraient plus chers à élaborer. Mais sa fonction ne disparaît pas ; elle est remplacée par les espaces extérieurs, entre chaque dispositif, amassant les activités qui se produisent normalement au sein du patio (desserte des pièces annexes, cuisines, regroupement de famille). (FIG 8) Cet habitat de fortune reste cependant très précaire et ne fournit pas de solutions climatiques adaptées contrairement aux logements vernaculaires ancestraux. Cette alternative n’est donc pas inscrite dans la permanence et crée des espaces désagréables voir même dangereux, où la majorité y reste emprisonné voué à une déchéance sociale. C’est donc de cette conséquence qu’est né le mouvement régionaliste sensible et critique commencé par l’ATBATAfrique (immeuble Nid d’abeille cf. I.1.3) puis poursuivi par Écochard (trame 8x8 cf. II.1.3) ; afin d’offrir des logements décents pour tous, en appliquant des règles hygiénistes et fonctionnalistes modernes tout en s’imprégnant des modes de vie locaux. L’aspect vernaculaire prend de ce fait, un attrait important pour ces architectes qui retraduisent le principe de la maison à patio en immeuble (Nid d’abeille) ou encore en dispositif urbain ayant la capacité de créer une ville (Trame 8x8). Même si ces expérimentations ingénieuses et pleines de bonnes volontés ont résulté d’un tout autre projet aujourd’hui, après leur réappropriation, elles n’en demeurent pas moins intéressantes et une piste potentielle à saisir pour réinventer l’habitât.
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FIG 8 BIDONVILLES À CASABLANCA •SHAMA ATIF
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« L’architecture vernaculaire, née sur place, façonnée par les contraintes, est par définition plus contextuelle. Sa force, en même temps que sa fragilité, vient du fait qu’elle se situe dans la permanence et non dans l’événement) »
Patrick Bouchain et Pierre A. Frey, « learning from vernacular », Actes Sud, 2010
FIG 9 - COUVERTE « LEARNING FROM VERNACULAR » ACTES SUD, 2010
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III.3 Apprendre du vernaculaire L’aspect vernaculaire permet d’analyser, de comprendre, et de s’inspirer du savoirfaire, de la culture et des modes de vie locaux des peuples. Cette permanence est d’autant plus enrichissante puisqu’elle représente une solution conçue par le peuple lui-même, qui devient souvent plus appropriée aux contraintes et aux besoins que les techniques de pointes, importées et mondialisées, négligent et délaissent. S’instruire et s’inspirer du vernaculaire devient donc nécessaire pour une approche adaptée et critique. Utilisé comme source d’inspiration et source d’information depuis toujours, comme nous avons pu le voir au premier chapitre ; cette influence a permis la remise en question régionaliste voir critique du modernisme. Il a ainsi été étudié et problématisé pour déterminer le design des projets. En réaction au mouvement moderne, le mouvement régionaliste a émergé en s’instruisant du vernaculaire comme solution parfaite de l’ancrage contextuel. L’architecture vernaculaire est une architecture créée par la société elle-même sans l’aide d’architecte, résultant ainsi d’années d’adaptations au contexte. L’habitat est au cœur des préoccupations humaines : se placer soi-même et mettre sa famille à l’abri fait partie du deuxième étage de la pyramide de Maslow(1). L’importance du vernaculaire est donc un aspect primordial, voire même inévitable, dans la réflexion sur l’habitat. « L’architecture vernaculaire, née sur place, façonnée par les contraintes, est par définition plus contextuelle. Sa force, en même temps que sa fragilité, vient du fait qu’elle se situe dans la permanence et non dans l’événement (2) ».
Pyramide de Maslow, apparu dans l’article du psychologue Abraham MAASLOW, 1943
(1)
Patrick Bouchain et Pierre A. Frey, « learning from vernacular », Actes Sud, 2010
(2)
Avant l’ère industrielle, la majorité de la population vivait en milieu rural, dans laquelle elle cultivait, construisait et évoluait avec le contexte, usant de ce fait du bon sens pour adapter leurs besoins à leur mode de vie. Avec l’industrialisation, les villes qui étaient plus condensées, sont densifiées et voient leurs limites s’étendre, évoluant d’une échelle piétonne vers une échelle automobile. L’exode rural et l’expansion post-industrielle de la ville ont donc considérablement modifié les formes d’habitats résultant de grands problèmes d’hygiène de bidonvilles et d’inégalités sociales. Même si le mouvement moderne paraissait comme solution pour ces déficits, il n’a pas permis de les éradiquer à long terme, comme nous l’avons vu précédemment. En quoi l’aspect vernaculaire permettrait de répondre à cette défaillance du logement ?
LE RÉGIONALISME CRITIQUE AU MAROC - Une inspiration vernaculaire : l’habitat
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FIG 10 «NEW GOURNA VILLAGE» HASSAN FATHY, «CONSTRUIRE AVEC LE PEUPLE», EGYPTE, 1952
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Le vernaculaire et le modernisme sont très souvent mis en opposition, l’un fait référence à un aspect universel ; l’autre plus contextualisé émerge à partir du local et de la tradition, sans utiliser les progrès techniques (cf.I.1.1). Comme l’explique Frampton (cf.I.1.2), le vernaculaire doit être interprété de manière critique et réactualisé à l’ère actuelle. « Il est nécessaire de distinguer d’emblée le régionalisme critique et l’invocation simpliste d’un vernaculaire sentimental ou ironique. Je pense, bien sûr, à cette nostalgie de la langue vernaculaire qui est actuellement conçue comme un retour en retard à l’éthique d’une culture populaire (3) ». Le vernaculaire est originellement régionaliste, lorsqu’il est utilisé à des fins purement nostalgiques et esthétiques, il perd ainsi toute sa valeur, et fini éventuellement par être cette architecture populaire et superficielle que l’on craignait. (cf.II.2.1) Par conséquent, l’utilisation de l’analyse vernaculaire ne réside pas dans l’imitation de cette architecture ancestrale à l’époque actuelle, mais dans la réadaptation pour le meilleur résultat possible face aux contraintes d’aujourd’hui. Cela ne se traduit pas seulement à travers l’emploi de matériaux et d’esthétiques locaux, mais principalement dans l’adaptation sociale, climatique, et économique du projet au site. L’utilisation du vernaculaire au XXIe siècle doit ainsi se détacher du superficiel et se distinguer par une approche plus adaptée et innovante du projet (cf.II.2.3).
Kenneth Frampton, « prospects for Critical Regionalism », P. 149.
(3)
Amos Rapoport, « Pour une anthropologie de la maison », Durnod, 1983.
(4)
La situation critique que connaît l’habitat dans les pays du tiers-monde, a poussé plusieurs architectes à y puiser leur réflexion. En cherchant à proposer des solutions adaptées au contexte, ils analysent les aspects sociaux, économiques et écologiques pour une construction écodurable. « L’apport possible des solutions simples et traditionnelles à la technique de pointe montre, comme l’a fait également H. Fathy, que les matériaux ou les techniques traditionnels constituent souvent de meilleures réponses aux problèmes économiques (3) » l’exemple engagé et significatif de l’architecte égyptien, Hassan Fathy a influencé plusieurs penseurs et architectes nationaux et internationaux. En s’inspirant des techniques de construction vernaculaire nubienne antique, il a créé des architectures et même un village adapté au climat et au moindre coût possible. « Le climat local et les bâtiments qui l’entourent façonnent le bâtiment, de sorte que, même si les aspects sociaux, culturels et économiques sont importants, il doit beaucoup sa forme à ces facteurs (4). ».
LE RÉGIONALISME CRITIQUE AU MAROC - Une inspiration vernaculaire : l’habitat
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Sa démarche inclut le peuple à la fois dans la spécialisation de l’habitat (usages, et mode de vie), mais aussi dans la construction (sans technologies de chantier voir même autoconstruction). Il réinterprète ainsi l’architecture traditionnelle en montrant que l’on peut atteindre le meilleur confort possible seulement en utilisant les matériaux locaux. (FIG 10 & 11) « Bien que l’architecture traditionnelle évolue constamment et continue d’absorber de nouveaux matériaux et concepts de design, les effets de tout matériau ou forme de substitution doivent être évalués avant d’être adoptés (5) ». Même si sa construction n’a pas pris l’ampleur voulue, il redonne l’espoir d’exploiter les savoirs faire ancestraux, dans un monde de capitalisme excessif ; en créant un nouveau chemin de réflexion autour de l’habitat populaire. Fathy témoigne ainsi de l’importance du vernaculaire dans la recherche d’une approche critique. Même si cette approche n’est pas remise d’actualité de façon littérale, elle apporte une vision et des informations nécessaires à prendre en compte et à réinterpréter dans un langage contemporain et évolutif.
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Hassan Fathy, construire avec le peuple : histoire d’un village d’Égypte : Gourna, Sindbad, 1996.
(5)
FIG 11 ESCALIER ET TOIT, NEW GOURNA HASSAN FATHY •IKRAM NOSSHI 2011
LE RÉGIONALISME CRITIQUE AU MAROC - Une inspiration vernaculaire : l’habitat
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Un Maroc de potentialités et d’inventions La réflexion sur le régionalisme critique est une approche ouverte et intéressante pour le contexte marocain actuel. Même si elle ne représente pas une dimension générale aujourd’hui, l’équilibre entre la culture marocaine et l’évolution moderne se dévoile par bribes d’espoir. Cette prise de conscience est faite progressivement depuis le protectorat français, jusqu’à nos jours, en passant par des moments de récession et de répression difficile. En quête architecturale constante, le Maroc vacille entre une culture ancestrale et une mondialisation rapide et souvent superficielle. En adoptant une forme critique depuis les remises en question postcoloniales, celles-ci inspirent des générations d’architectes dans la recherche d’innovations et de solutions pour le développement national. Entre orientalisme et abus identitaire depuis les années de plomb (sous Hassan II), l’invention qu’a connue ce terrain d’expérimentation, ce fait de plus en plus rare malgré une réelle volonté de développement moderne qui reste néanmoins superficielle. Uniforme et répétitive, l’architecture au Maroc ne se démarque que par son placage décoratif, d’un drapeau parfois trop lourd à porter. L’ouverture actuelle permet de remettre en question et de dénoncer les problèmes que connaît le Maroc depuis 50 ans. Même si les solutions ne sont pas apportées de manière générale et que l’on pourrait critiquer la génération d’architectes contemporains ; un souffle d’espérance avenir est envisagé et rêvassé depuis quelque temps. Entre exposition de la culture locale à l’internationale et revalorisation du patrimoine, la nouvelle ère architecturale se réinvente et se mobilise progressivement. La marche vers cette forme plus régionale se traduit par une réinvention vernaculaire au langage innovant et surtout critique. « Les paramètres inhérents à la spécificité marocaine sont bel et bien là. Les usages, les matériaux, les méthodes de fabrication sont les garants de cette identité jalousée. L’entreprise marocaine s’accroche et nous ne sommes qu’au début d’un fascinant chantier de recherche et d’effort pour posséder les outils conceptuels et matériels qui nous sont propres, issus de nos procédés. Le Maroc d’aujourd’hui est plus avancé, plus rapide et a soif d’innovation (1) ». À travers ce chapitre, nous avons réalisé une sorte d’état des lieux des divergentes architectures au Maroc, relevé les potentialités, les solutions ainsi que critiqué les approches superficielles et non pertinentes. À partir de ce constat, la question un peu prospective d’examiner les alternatives du Maroc de demain se pose. Même si le fait de se projeter dans l’avenir à partir de réalisations présentes reste difficile et requiert une posture critique ; sonder la pratique et forger un positionnement théorique semble essentiel pour aboutir à un meilleur exercice de la profession d’architecte au Maroc (2). Younes Diouri, identité versus universalisme, aMush, architecture du Maroc nº 62, octobre novembre 2014
(1)
Siham Sara Chraïbi, « Contemporanéité en Architecture », architecture du Maroc n° 38, mai, juin 2008
(2)
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FIG 12 ARCHITECTURE COLLAGE FROM THE SERIE «A NEW MOROCCAN AESTHETIC?», •SARA BELGHITI (2017)
LE MAROC DE DEMAIN : Une Invention Critique Quels sont les solutions et les procédés critiques appropriés dans l’écriture architecturale du Maroc de demain ?
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Les prévisions pour l’avenir s’annoncent de plus en plus néfastes : explosion démographique, catastrophe climatique, crises économiques, sociales, politiques, problèmes environnementaux, etc. Un bouleversement est nécessaire. L’approche régionaliste critique, comme présentée dans le premier chapitre, apporterait une réelle remise en question des dogmes et des modes de vie actuels. Après avoir exposé la situation architecturale contemporaine au Maroc et avoir relevé ses potentialités ; nous avons choisi dans ce chapitre d’explorer de manière prospective les éventuels possibles du Maroc de demain. En s’inspirant de la démarche optimiste du film « DEMAIN (1) », ce dernier thème propose une quête des solutions adaptées et critiques. « À partir des expériences les plus abouties dans tous les domaines { …}, ils vont tenter de reconstituer le puzzle qui permettra de construire une autre histoire de l’avenir (1) ». Territoires aux multiples ressources, et à l’héritage culturel important, le Maroc a été et restera un territoire d’invention et d’hybridité. Dans la recherche de matérialités, de formes et de procédés ; ce royaume est de plus en plus conscient du changement nécessaire à venir. « C’est par la volonté renouvelée d’aller de l’avant, de résoudre des situations inextricables, de donner des alternatives à un contexte de pauvreté, de dialoguer avec une réalité d’hybride et de compromis, que le projet de l’architecture se dessine (2) ».
Quels sont les solutions et les procédés critiques appropriés dans l’écriture architecturale du Maroc de demain ? En s’inspirant du régionalisme critique, l’architecture de demain au Maroc passe par une remise en question de la matière et des dispositifs spatiaux, au profit de configurations plus locales et plus pertinentes, inspirées du vernaculaire passé et présent. Pour révéler cette mutation, nous avons choisi d’aborder trois thèmes stimulateurs dans la recherche de cet avenir. Après avoir évoqué les potentialités de la terre dans la construction de demain, nous analyserons l’approche de l’agence Archibionic de par ses inventions et sa posture engagée, et nous finirons par ouvrir les possibles en énonçant la démarche critique, agonistique et activiste des architectes Oualalou +Choi dans la recherche d’un meilleur pour tous.
Cyril Dion, Mélanie Laurent, « Demain », Documentaire, panache cinéma, 2015.
(1)
Siham Sara Chraïbi, « Contemporanéité en Architecture », Architecture du Maroc n° 38, mai, juin 2008
(2)
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I- LA TERRE : UNE POTENTIALITÉ D’AVENIR La réflexion sur la matière est au cœur du questionnement architectural marocain. Dans une époque où les formes tectoniques, souvent de par leur complexité programmatique, deviennent de plus en plus génériques, l’émancipation par la matière et par son savoir-faire semble une potentialité d’avenir. Entre expérimentation « high-tech » et « low-tech », la construction en terre passe d’un patrimoine ancestral à une solution régionaliste critique en devenir.
FIG 2: TYPES DE CONSTRUCTION EN TERRE CRUE
LE PISÉ : procédé qui consiste à construire des murs massifs en compactant de la terre humide dans des coffrages.
UN MUR EN BAUGE : empilement des boules de terre malléables comme de la pâte à modeler. La bauge permet de faire des murs massifs, en se passant de co rage.
L’ADOBE : technique qui consiste à façonner à la main ou mouler, sans compactage, des briques de terre crue et à les laisser sécher à l’air libre. Ces briques peuvent être cuites pour améliorer les performances mécaniques.
LES BLOCS DE TERRE COMPRIMÉE (BTC) : briques de pisé fabriquées manuellement ou mécaniquement, alternative à la brique cuite, moins énergivore, elle possède des propriétés structurelles intéressantes.
Sources : R. Anger et L. Fontaine, « Bâtir en terre », Lùcon, 2009
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LE MAROC DE DEMAIN - LA TERRE : Une potentialité d´avenir
I.1 Un matériau durable et pertinent au contexte La question de la terre est une transcription ancrée dans la culture marocaine depuis des millénaires. Avant le protectorat, la culture constructive est diverse et multiple, dépendant de la localité et des ressources disponibles. « De la tradition savante des médinas andalouses, à la sensualité des constructions rurales, l’architecture au Maroc s’est toujours fabriquée dans une relation intime avec la matière, son économie et ses performances (1) ». Face à l’utilisation croissante du béton, l’architecture de terre semble être une alternative pertinente pour le contexte marocain puisqu’elle s’ancre davantage au lieu, à sa population et ses modes de vie. L’architecture de terre est une sorte de prolongement de l’œuvre de la nature. L’humanité fait preuve depuis des millénaires d’une étonnante capacité à bâtir en terre (2). À l’image d’un rocher artificiel, l’être humain construit son foyer en transformant les sédiments sous ses pieds en matériau solide, composant les murs, les toits, les voûtes, etc. Non seulement immédiatement disponible, la terre est aussi réutilisable et facilement recyclable par la nature : « lorsque ces maisons seront abandonnées par leurs habitants, la terre, et les grains retrouveront leur chemin dans l’histoire géologique de la planète (3) ». Aujourd’hui, plus de la moitié de la population mondiale vit dans une construction en terre (FIG 1). Présentes dans pratiquement tous les continents, les constructions en terre témoignent de la diversité culturelle et des différents contextes ; garantissant une qualité de vie au quotidien et des innovations qui mêlent étroitement savoir-faire et audace, art et virtuosité (4). Cette technique a fourni à l’homme des solutions pour répondre aux contraintes de son temps, et propose de la même manière aujourd’hui, des pistes pour faire face aux défis énergétiques et climatiques, ainsi qu’à la crise mondiale du logement (5). Cependant, la plupart des acteurs du bâtiment la considèrent comme une boue sans valeur marchande, et négligent les différents atouts de cette architecture. Ce matériau disponible et très commun reste très différent d’une région à l’autre et admet une grande diversité de mises en œuvre. Celles-ci sont essentiellement catégorisées en deux parties : terre modelée ou comprimée (pisé, bauge…) ou bloc de terre (adobe, BTC.). (FIG 2)
FIG 1 : ARCHITECTURE EN TERRE DANS LE MONDE
Bien construits en terre inscrits sur la liste du patrimoine mondial Zone de construction
Sources : Gandreau et Dolboy, 2010
Tarik Oulalou, Resistances et Resignation, « Matière, entre rituel et technologie », Architecture au Maroc 20042014, AAM Belgique 2014
(1)
CRAterre, « Habiter la Terre », la Chaire Unesco, Architectures de Terre, Amàco, Martin Rauch, Francis Diébédo Kéré, Marcelo Cortes, Rick Joy et des dizaines de professionnels.
(2)
(3) & (5) R. Anger et L. Fontaine, « Bâtir en terre », Lùcon, 2009
La ville des terres, Bellastock 2017, CRAterre
(4)
LE MAROC DE DEMAIN - LA TERRE : Une potentialité d´avenir
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FIG 3 - MUR EN PISÉ DE MARTIN RAUCH, NK’MIP DESERT CULTURAL CENTRE, © ARCHDAILY
FIG 4 - VUE SUR LES TOITS D’UN QUARTIER RÉSIDENTIEL À MARRAKECH © LE PIGEON VOYAGEUR
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Mais ces techniques ne sont pas figées, elles évoluent en fonction des besoins (terre allégée, pisée préfabriquée) et peuvent même être combinées à d’autres structures à l’exemple du bois, de l’acier ou encore du béton. Ce matériau à la fois durable et local n’est pas seulement pertinent pour ses atouts écologiques et physiques, il révèle un certain esthétisme, mêlé à un confort de vie contextualisé. De par la richesse des textures qu’elle offre, mais aussi la stratification et l’histoire qu’elle raconte, la terre est une poésie de couleurs identitaires. En faisant référence à cet art ancestral, elle imprègne de sens et de valeur l’architecture qui dans ce cas n’est plus orientalisée de manière superficielle, mais devient un produit du lieu ; pensé et utilisé par la société qui le conçoit. (FIG 3) La terre s’insère dans le climat et le paysage et a été le matériau le plus utilisé au Maroc, notamment dans les régions à forte contrainte climatique. En effet, les villes de l’Atlas comme Marrakech, Fès (etc.) ont une balance de température importante (entre le jour et la nuit, et entre un hiver très froid et un été très chaud), que les murs de pisé permettaient de réguler. Or, aujourd’hui, la majorité des maisons de Marrakech sont équipées d’un climatiseur, et d’un outil de chauffage, puisque les murs en parpaing de béton sont trop peu isolés pour permettre un confort de vie. Les habitants se retrouvent ainsi à dépenser beaucoup d’argent, surtout l’été, où les températures avoisinent 45 °C et où les climatiseurs n’arrêtent pas de fonctionner. Cependant, la nouvelle réglementation thermique marocaine exige d’avoir un coefficient d’inertie important dans ces villes et surtout à Marrakech, nécessitant de ce fait des dépenses en isolant et en rénovation qui ne sont pas évidentes et pas toujours appliquées. La construction en pisé des terres de Marrakech est appelée en dialecte marocain « El hemri » signifiant « ocre » faisant ainsi référence à la couleur de cette ville. Cette terre argileuse était donc très adéquate pour la région et permettait d’avoir des bâtiments bien insérés dans leur paysage, mais surtout dans leur climat. Aujourd’hui, cette couleur n’est rien d’autre qu’une peinture de façade dictée par l’agence urbaine pour attirer les touristes. Son surnom de « ville ocre » perd de ce fait toute sa valeur identitaire et devient un pastiche superficiel décevant. Réemployer la terre pour répondre à un grand nombre de problèmes, notamment les problèmes thermiques, représente un objectif nécessaire de nos jours. Cette ville porterait ainsi mieux sa couleur et gagnerait en notoriété par l’emploi des matériaux locaux et du savoir-faire local au lieu de créer des Hôtels orientalisés carburant à l’air conditionné. (FIG 4) Ce matériau ancestral aux potentialités multiples reste très peu répandu dans les constructions contemporaines. La terre, coincée dans une dimension patrimoniale et précaire, est rejetée par la société. Cependant, avec l’initiative de plusieurs acteurs individuels, son utilisation s’accroît et cherche à s’émanciper de l’omniprésence du béton. La réactualisation de cet héritage se heurte à de nombreux obstacles sociaux, politiques, et tectoniques. LE MAROC DE DEMAIN - LA TERRE : Une potentialité d´avenir
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« Les démarches d’écoconception poussent à l’utilisation de matériaux locaux, réactivant une logique de l’architecture vernaculaire ».
Olivier Namias, Construire local au Maroc, Architecture d’Aujourd’hui nº 408
FIG 5 - CONSTRUCTION D’UN MUR EN PARPAING DE BETON FACE À UN KSAR EN TERRE - FEGUIG •MAROC-TOURS
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I.2 Patrimoine délaissé ou solution d’avenir Depuis l’arrivée du béton, les matériaux alternatifs sont de moins en moins répandus. Instantanément adopté, le béton façonne le cadre bâti du royaume en répondant à l’urgence du besoin croissant en logement et libérant l’énergie créatrice des architectes. Aujourd’hui, en s’émancipant de ce monopole, les maîtres d’œuvre cherchent de nouvelles manières de construire. Comme nous l’avons vu précédemment, la terre constitue, de ce fait, une piste du développement futur intéressant. Malheureusement, celle-ci demeure enracinée dans une optique figée et dépassée, constituant un patrimoine délaissé. Même si cet héritage est parfois préservé, il reste très peu investi dans les constructions neuves. « Les démarches d’écoconception poussent à l’utilisation de matériaux locaux, réactivant une logique de l’architecture vernaculaire (1) ». Identifiée davantage au lieu, plutôt qu’aux traditions, la terre présente un avantage durable puisqu’elle utilise les matériaux disponibles. Son rôle est donc indispensable pour cet enjeu mondial. Or, plusieurs freins l’empêchent de se développer au Maroc. Ces barrières nombreuses viennent en premier lieu de l’administration.
Olivier Namias, Construire local au Maroc, architecture d’aujourd’hui nº 408, P. 95
(1)
Même si le Royaume représente un foyer ancestral majeur de diffusion des techniques de pisé, les réglementations marocaines ont pourtant banni pendant longtemps ce procédé. « Jusqu’en 2013, on pouvait dire que notre code de l’urbanisme était amnésique. Les agences urbaines sont donc à même de refuser des autorisations de construire en pisé. Les maîtres d’ouvrages, qu’ils soient privés ou publics, anticipent ce refus en excluant les matériaux naturels de leur choix de projet ». Témoigne Salima Naji (1), architecte militante pour rétablir ces techniques de construction. (Cf.II.2.3) Ainsi, ce rejet contamine l’ensemble des acteurs et conduit à la perte progressive de cet héritage. Que ce soit les bureaux d’études, les ingénieurs, les assurances ou encore les promoteurs, la majorité des professionnels de la construction refusent et craignent d’expérimenter cette architecture de terre pourtant séculaire et ayant fait ses preuves. Préférant encore et toujours le béton comme matériau de prédilection. Aux yeux de la population et des pouvoirs publics, celui-ci est perçu comme fantasme de la modernité et de la réussite sociale (cf.II.3.3), alimentant tout une économie de corruption et de lobby. Le paysage marocain devient ainsi « la première victime de cette pierre liquide universelle qu’est le ciment (1) ». Ravageant l’environnement, les constructions en béton se répandent à travers les villages fortifiant ainsi les ksour en terre. (FIG 5)
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« Le matériau terre pâtit d’une connotation d’archaïsme technologique étant directement associé, dans les mentalités des décideurs, techniciens, et même de la population à un passé révolu. Il ne correspond pas aux aspirations ni aux idées de la modernité vers laquelle tend la population [...] L’absence de textes normatifs réglementant les pratiques de conception du projet d’architecture de terre et de l’exécution du chantier, et d’autre part des procédures de contrôle de qualité́ des matériaux et leur mode de mise en œuvre constituent un obstacle…».
L’architecture d’Aujourd’hui nº 20, 1948.
FIG 6 - CLAYONNAGE DE PLAFOND TATAOUI, SALIMA NAJI • A’A N° 408
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Supplanté par la modernité, ce monde ancien de terre est méprisé laissant place à la méconnaissance et l’interdit. Cependant, plusieurs projets de sauvegarde sont lancés pour maintenir ce patrimoine longtemps abandonné, mais peu de constructions neuves l’expérimentent et cherchent à le réinventer. « Le matériau terre pâtit d’une connotation d’archaïsme technologique étant directement associé, dans les mentalités des décideurs, techniciens, et même de la population à un passé révolu. Il ne correspond pas aux aspirations ni aux idées de la modernité vers laquelle tend la population [...] L’absence de textes normatifs réglementant les pratiques de conception du projet d’architecture de terre et de l’exécution du chantier, et d’autre part des procédures de contrôle de qualité des matériaux et leur mode de mise en œuvre constituent un obstacle… (2) ». Cependant, ce procédé séculaire tend vers un requestionnement à travers les projets de réhabilitations de Salima Naji (cf.II.2.3). Celui-ci est remis au goût du jour de par ces nouvelles techniques de construction et de préservation, mais aussi du confort au prix très abordable qu’il permet dans une optique de développement durable et local pour tous. (FIG 6) C’est donc dans cette optique que le Maroc se dote en mai 2014, du premier règlement parasismique de la construction en terre, favorisant ainsi l’usage d’alternatives plus locales face au béton. Cette avancée législative permet donc à la société de faire des choix plus adaptés autrefois interdits par faute de réglementation. « Le matériau terre, étant le plus disponible, le plus confortable (thermique, hygrométrique, acoustique, etc.) et le plus facilement réutilisable, paraît être le matériau le plus prometteur pour un usage à grande échelle dans un avenir proche (3) ». De plus en plus investie, la construction en terre commence à voir le jour au Maroc, notamment dans des équipements et des maisons individuelles.
CRAterre, « Marrakech 87 Habitats en terre », P.184, 1987
(2)
Assia GOUDA, Construction en terre en milieu urbain : quel avenir ? Chantiers du Maroc - n° 135 - janvier 2016
(3)
Élie Mouyal, extrait interview, « une vie consacrée à la Terre », Chantier du Maroc, n° 135 janvier 2016
(4)
C’est ainsi que l’on pourrait inscrire les projets de l’architecte Élie MOUYAL dans cette optique. Basé à Marrakech depuis 1987, il tente de batailler pour la construction en terre et la remise d’actualité des procédés vernaculaires dans une idée de développement durable. À cet effet, il opère dans la préservation et l’innovation de la terre crue et cuite dans le bâtiment à travers un grand nombre de maisons (« Dar » en arabe) à l’exemple de Dar si Drissi, Dar Mina, Dar Abna… mais aussi de certains équipements à l’exemple du Borj Majorelle, ou encore Borj Oualidia…
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FIG 7 - DEFOULCAULT HOUSE, ÉLIE MOUYAL • ARCHITECTURE DE TERRE AU MAROC
FIG 8 - MUSÉE YVES-SAINTLAURANT, MARRAKECH • STUDIO KO
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Malgré ces nombreuses réalisations, celles-ci restent de l’ordre de l’individuel. Peu d’interventions utilisant les procédés vernaculaires ont lieu à grande échelle et peu d’innovations sont apportées depuis 40 ans. « Aujourd’hui, l’expérience en architecture de terre ne se fait pas dans le tiers-monde, mais en Autriche, aux États-Unis, en Australie… C’est dans ces pays où les choses se font et avancent très vite (4) ». (FIG 7) Néanmoins, une nouvelle esthétique de la terre commence à conquérir les critères sociaux marocains. Ces derniers voient en cette technique non seulement un avantage durable, mais aussi une identité profonde qui séduit de plus en plus. De ce fait, le musée Yves-Saint-Laurent à Marrakech, édifié en terre cuite et béton, vient dépeindre un paysage inscrit de par sa couleur sa matérialité et ses volumes dans un contexte enraciné dans la culture et l’identité marocaines. Par ailleurs, la mise en place de la nouvelle réglementation thermique marocaine établie depuis novembre 2015, citée précédemment (cf.III.1.1) vise à sensibiliser la question du confort dans l’habitat. Issue d’un zonage climatique précis, cette réglementation reste cependant très peu appliquée dans les faits, pour cause du coût additionnel qu’elle engendre. La majorité des solutions thermiques est importée et n’est pas toujours très efficace. Cet élan constitue un point de départ pour une réflexion plus locale, cherchant à répondre aux problèmes actuels en conciliant cette tradition de terre et l’apport des nouvelles technologies afin de réinventer sa retranscription architecturale. (FIG 8)
Lefaivre et Tzonis, Architecture of regionalism in the age of globalization: peaks and valleys in the flat world: Elizabeth Mock, introduction, « built in the USA since 1932 »
(8)
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FIG 9 - CENTRE DE FORMATION AUX DÉVELOPPEMENTS DURABLES, MAQUETTE DU PROJET EN ARGILE • A’A N° 408
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I.3 Innovation et réadaptation Depuis quelque temps, l’image de la terre est de plus en plus acceptée, réappropriée et innovante, elle transmet une identité à l’échelle nationale et internationale. Plus sensibilisés, les acteurs du bâtiment cherchent à adapter cette architecture au goût du jour en expérimentant de nouvelles techniques basées sur une société écoresponsable. L’architecture de terre plus sensibilisée commence progressivement à être réappropriée par la société, assimilant de ce fait ses potentialités et ses bienfaits. « Faire aimer la terre » telle est la devise de nombreux acteurs engagés dans la réadaptation de ce procédé. À cet effet, Salima Naji, milite pour promouvoir les avantages de cette technique ancestrale avec une série de documentaires et de médiations libres d’accès à tous. Elle cherche donc à « faire aimer la terre et le pisé au Maroc à des personnes qui souvent la haïssent, la méprisent, ou la jugent archaïque (1) ». En montrant que ce procédé peut être évolué, mécaniquement assisté et contrairement aux a priori, constituer un matériau solide et durable dans le temps grâce à quelques combinaisons efficaces (ex. : Mortier à la chaux). Cette sensibilisation est visible à travers plusieurs domaines, l’exemple du centre de formation aux métiers du développement durable démontre cette tendance. Conçu par l’architecte allemande, Ana Heringer au côté de Martin Rauch, Elmar Naegle, Ernst Waibel, et Salima Naji, le projet occuperait 10 000 m2 au nord de Chwiter, un nouveau pôle urbain distant d’une dizaine de kilomètres de Marrakech. En utilisant des technologies modernes, la terre constitue la base du bâti, agrémentée de patios et de jardins, faisant écho à la medersa urbaine. « Pour nous, il n’y a pas de contradiction entre la tradition et la modernité, la poésie et la fonction, l’économie et l’écologie, la durabilité et la beauté (2) ». Ainsi, ils délaissent la sophistication élitiste au profit de méthodes accessibles à tous visant l’équilibre entre le côté vernaculaire et moderne. (FIG 9) De plus en plus acceptée à l’échelle nationale, l’architecture de terre est aujourd’hui promue à l’internationale comme image emblématique du pays. Le Pavillon marocain construit pour la biennale de Milan en 2014 vient raviver ce matériau dans toute sa splendeur. Cet édifice de 2898 m2 n’est pas passé inaperçu et a transformé la vision de l’architecture marocaine à l’international, qui d’antan, n’était représentée que par un pastiche orientalisant et très peu évolué, voire quasiment semblable depuis sa première participation. Construire une Casbah en terre représente un défi audacieux et chargé de sens, que les architectes Oualalou + Choi surmontent avec ingéniosité. « Dépayser des millions de visiteurs par une structure monumentale a été un coup de maître (3) ».
Salima Naji, faire aimer la terre, salimanaji.org, 25 avril 2017
(1)
Équipe international d’Ana Heringer, Retour à la terre, Architecture contemporaine au Maroc, Architecture d’Aujourd’hui nº 408, p.56
(2)
Selma Zerhouni, le pavillon marocain invente le pisé du futur, architecture du Maroc numéro 65, avril mai 2015
(3)
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FIG 10 - PAVILLION DU WORLD EXPO MILAN •O+C
FIG 11 - FAÇADE COMPOSITION DE CADRE PRÉFABRIQUÉ, PAVILLION DU WORLD EXPO MILAN •O+C
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Traversant du Nord au Sud le pays, les visiteurs traversent symboliquement 5 portes métaphoriques relatant des 5 ambiances majeures au Maroc : la méditerranée, le centre, l’Atlas, l’Atlantique, et le grand Sud. Le tout est ancré dans une construction en pisé biodégradable, sans béton ni métal, accentuant son côté provisoire et facilitant sa future destruction. Ainsi, au lieu de confiner ce matériau dans une expression tectonique figée et usuelle « défendant la matière et la manière », les architectes se saisissent de la terre comme matériau libre de formes : « la matière se suffit à elle-même, elle a sa propre vibration (4) ». En détournant le principe de « monter » le pisé en verticale, par celui de le « cadrer » avec une structure bois, les inventeurs révolutionnent la tradition et montrent la direction durable des savoir-faire ancestraux, intégrant les artifices vernaculaires des bâtisseurs, dans un processus moderne ingénieux et en perpétuelle invention. Ils imaginent ainsi, un pisé préfabriqué, dressé dans un cadre en bois de 2 m x 2,5 m, permettant d’être empilé et d’obtenir des hauteurs presque majestueuses allant de 6 à 12 m. Cette construction en terre crue prône non seulement une image remplit de sens, mais offre aussi, un parcours sensoriel à la régulation thermique naturelle, par le biais de fentes d’aération dispensant ainsi de climatisation. Ce processus d’industrialisation de la construction en terre représente une des solutions pragmatiques pour sa diffusion à grande échelle. Ainsi, l’usage de ce matériau ancestral qui autrefois subissait un mépris global devient dans ce cas une matière à modeler et à innover. (FIG 9 - 10 & 11) L’architecture vernaculaire n’est jamais figée dans le temps, elle se développe pour s’adapter aux changements de la société. Par conséquent, la finalité n’est pas dans le retour à la construction séculaire, mais dans l’évolution. On pourrait imaginer des modes de fabrications hybrides, qui permettraient par exemple d’utiliser la terre en remplissage et si nécessaire une ossature acier. Ces investigations de la matière donnent lieu à un nouveau style d’architecture, qui sollicite de longues recherches et de l’esprit critique le tout dans une optique durable et en fusion avec la société. Entre procédé « high-tech » et « low-tech », l’innovation de la terre ne cesse de s’imaginer pour promouvoir une architecture située et un confort pour tous. À cet effet, la société marocaine se mobilise dans le secteur du bâtiment pour créer ses propres labels et pallier les carences de la réglementation liées au confort de l’habitat. Dans le cadre de l’association World Green Building Council, le Morocco GBC joue un rôle d’accélérateur du changement pour la construction durable et cherche à sensibiliser le secteur de l’immobilier. « Les architectes peuvent devenir les promoteurs de nouvelles techniques de construction fortement inspirées des savoir-faire anciens. Ils ont les moyens de construire écologiques tout en inventant de nouveaux procédés, au même titre que le LEED, BREAM ou HQE (5) ».
FIG 12 - STRUCTURE, PAVILLION DU WORLD EXPO MILAN • O + C
Conférence Oualalou, L’architecture au Maroc : réinventer, ré-enchanter l’espace, Hommage à Abderrahim Sijelmassi, Institut du Monde Arabe Paris, 5 février 2015
(4)
Selma Zerhouni, éditorial, « architecture écologique et développement durable », Architecture du Maroc, nº 65, avril mai 2015
(5)
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Ainsi, l’organisation se mobilise pour encourager et accompagner la construction durable en mettant en place des labels, mais aussi en promouvant les start-ups et la recherche. Par conséquent, la communauté ENACTUS réunissant des élèves et des ingénieurs « s’engage à utiliser la puissance de l’action entrepreneuriale de transformer des vies et à façonner un développement meilleur et plus durable (6) ». Poussées par l’innovation et l’expérimentation, ces jeunes start-ups sont pleines d’ambitions et cherchent à répondre grâce à l’architecture de terre, aux problèmes prédominants de logement et de confort. Ce nouveau mode de construction lancée par Eco-dôme Maroc a pour objectif de créer des maisons en terre économiques, résistantes et écologiques. En surpassant le monopole du béton, elles visent à être moins chères et plus rapides : 45 % moins cher que le béton armé et temps d’exécution réduit à 50 % par rapport aux constructions classiques (7). Le tout en « offrant une meilleure qualité de vie (7) » avec une régulation thermique naturelle. Le procédé de construction est inspiré de l’architecte Américo-Iranien Nader Khalili, elle est simple et flexible (sac de terre empilé et lié par un système de ferraillage), mais la forme proposée reste figée à quelques modèles de dômes structurellement stables. Cependant, l’initiative demeure positive et inspirante, formant une alternative au logement pour tous, seulement applicable en milieu rural. (FIG 13) Toutes ces déterminations et volontés d’innovation amènent à un espoir futur de la construction en terre, émanant de « ceux pour qui il paraît évident que le fonctionnement d’aujourd’hui ne peut plus être celui de demain (8) ».
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Clay construction, Eco dômes, dossier descriptif, ENACTUS, 2015
(6)
http://www. ecodomemaroc.com
(7)
Selma Zerhouni, éditoriale, « Innovez », Architecture du Maroc, nº 62, octobre novembre 2014
(8)
FIG 13 - CONSTRUCTION D’UNE MAISON EN SUPERADOBE À TIFLET, ECO-DÔME MAROC EXTÉRIEUR & INTÉRIEUR
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II- ARCHIBIONIC : Domesticité réinventée Dans la recherche prospective du Maroc de demain, l’apport agonistique des architectes franco-marocains Myriam Soussan et Laurent Moulin (Agence Archibionic) est déclencheur d’inspirations et de mutations. « Nous pensons qu’il faut maintenant des exemples plus que des discours, et des exemples sans concessions (1) ».
FIG 1 : ARCHIBIONIQUE : BIONIQUE ET CYBERNÉTIQUE La BIONIQUE est la science qui recherche, chez les plantes et les animaux, des modèles en vue de réalisations techniques. La CYBERNÉTIQUE est la science des systèmes autorégulés, qui ne s’intéresse pas tant aux composantes qu’à leurs interactions, et où est pris en compte avant tout leur comportement global.
Nous développons une approche cybernétique basée sur les RELATIONS qu’entretiennent les ÉLÉMENTS d’un SYSTÈME en équilibre (système « logement autonome » dans notre cas). Les éléments doivent être le plus simples possible sur le plan formel et constructif, mais pouvoir établir des relations complexes entre eux.
Le but est d’augmenter les possibilités compatibles de relations interéléments pour aboutir à de multiples combinaisons formelles (dont certaines sont non connues du concepteur). Il en résulte une architecture-systéme dynamique, évolutive et qui contient potentiellement de nombreuses configurations spatiales.
Sources : Myriam Soussan et Laurent Moulin, www.archibionic.com
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LE MAROC DE DEMAIN - ARCHIBIONIC : Domesticité réinventée
II.1 Une posture engagée
FIG 2 -
Dans un contexte marocain aux potentialités fortes en termes d’environnement, de territoires, mais aussi de techniques vernaculaires ancestrales inspirantes, le couple franco-marocain de l’Agence Archibionic s’y installe, à la recherche d’expérimentation et d’innovation dans un secteur qui leur tient à cœur : l’écoconstruction. Militants et engagés, ils œuvrent pour une architecture agonistique (cf. I.2.3 - Kenneth Frampton), et bioclimatique. En cherchant à prouver que ce combat et que cet espoir reste réaliste et judicieux, ils exposent non seulement leurs pensées, mais des exemples, voire même des prototypes révélateurs d’inventions et d’enthousiasme. En filtrant la commande, en persuadant leurs clients, mais aussi par l’autofinancement, ils prônent de par une réalisation, certes domestique, une architecture écologique, voire autonome, en rapport avec le contexte. Inspirés par les notions d’Arte povera, de détournement de matériaux et de Land art, le couple a rapidement été interpellé par la figure chaotique et toujours en mouvement, des bidonvilles périurbains, pour penser à une alternative plus responsable et bioclimatique. Engagés dans une pratique hybride entre les procédés ancestraux et les techniques modernes ; ils prônent une sorte d’interprétation du mélange « hasardeux » du paysage rural du Sud marocain, mélangeant les médiums et les savoirs (béton, terre, plastiques, tôles.). Luttant pour une architecture plus « responsable », plus écologique ; Archibionic adopte une posture agonistique et critique face au pastiche émanant des productions marocaines contemporaines. « Le pastiche était la norme : pastiche d’une architecture européenne (sans l’expérience des entreprises européennes) ou pastiche d’une architecture marocaine “mille et une nuits” consistant à plaquer sur des épures programmatiques brutes de béton une farandole de “signes” décoratifs extraits du passé et agencés en série… (1) » Ainsi, ils dénoncent la perte des matériaux et des savoir-faire locaux et sont conscients que la réponse aux problèmes demeure dans l’apprentissage du vernaculaire : aboutissant de générations d’expérimentations.
MYRIAM SOUSSAN ET LAURENT MOULIN
Myriam Soussan et Laurent Moulin interview, aMush, 25 juin 2009.
(1)
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FIG 3 - CENTRALE SOLAIRE NOOR 1, À 20 KM DE OUARZAZATE AU MAROC, FÉVRIER 2016/© AFP/ ARCHIVES/FADEL SENNA
FIG 4 - DIAGRAMME DE LA VILLE AUTONOME • ARCHIBIONIC
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« Notre travail se résume depuis, à cette recherche d’un modèle architectural marocain, contemporain et bioclimatique (2) ». Plein d’espoir, le couple considère que ce champ d’investigation est celui d’un avenir prometteur, dans lequel ils parient sur « la naissance d’un véritable courant (2) ». Cette mutation progressive se ressent dans l’investissement qu’ils portent à leurs projets, même si la commande pour de réelles investigations autonomes reste limitée. Ce changement écoresponsable commun à l’international est de plus en plus exploité au Maroc, et ce, dans tous les secteurs. Signataire du protocole de Kyoto, le royaume s’inscrit dans une politique volontariste et tente de se positionner grâce à son potentiel géo-environnemental, comme pays émule du développement durable. Libéré des lobbys économiques des énergies fossiles, pour la plupart des régions ; réel territoire de ressource renouvelable (rendement photovoltaïque supérieur, potentiel éolien important…), le développement futur du pays est aux mains de ceux qu’ils l’investissent : « il a encore le choix de stratégies audacieuses ». Il inspire et donne envie : « Concernant le potentiel du Maroc, il est tout simplement gigantesque (au point qu’un groupe de réflexion étudie en ce moment la possibilité d’une alimentation partielle de l’Europe en énergie photovoltaïque produite au Sahara)… ». (FIG 3)
« Je suis convaincu que le Maroc va devenir un pays phare parmi les pays émergents sur ces choix énergétiques : à nous architectes d’accompagner cette tendance en travaillant sur des solutions concrètes et surtout visibles par le plus grand ombre ».
Myriam Soussan et Laurent Moulin interview, aMush, 25 juin 2009.
Mais ces grandes volontés restent cependant limitées dans les faits, confrontées à des difficultés sociales (conformisme, alternatives peu acceptées), économiques (douane exorbitante pour les matériaux importés), mais aussi politiques (peu de réglementations et d’incitations). Engagés dans l’architecture bioclimatique, et à terme autonome ; les architectes considèrent que cet intérêt commun à toute l’humanité est avant tout crucial aux pays émergents, puisqu’ils possèdent des avantages décisifs qui permettraient un développement rapide. Par ailleurs, le climat marocain, contrairement à la plupart des pays développés, reste plus « chaud » et facilement isolable. Ainsi, l’utilisation de matériaux locaux (terre - pierre) ôte de ce fait les grosses factures de chauffage à l’énergie fossile. « Je suis convaincu que le Maroc va devenir un pays phare parmi les pays émergents sur ces choix énergétiques : c’est à nous architectes d’accompagner cette tendance en travaillant sur des solutions concrètes et surtout visibles par le plus grand ombre (2) ». (FIG 4)
Myriam Soussan et Laurent Moulin interview, aMush, 25 juin 2009.
(2)
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FIG 6 - VILLA EN ADOBE • ARCHIBIONIC
FIG 7 - PLAN ET COUPE VILLA EN ADOBE • ARCHIBIONIC
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Les architectes s’investissent en termes de matériaux bioclimatiques, locaux et pertinents dans leurs projets. L’exemple de la villa en adobe réalisé pour M & Mme Idrissi proche de Casablanca révèle de cette démarche. Cet hôtel autonome, signé M. Soussan et L. Moulin, construit en brique de terre crue, assure l’isolation des murs ; agrémentée d’une isolation en toiture, permet une gestion thermique de l’ensemble sans chauffage énergivore. Branchée au réseau électrique, elle reste cependant autonome de par son alimentation en eau (installation de puits) et au chauffe-eau solaire.
FIG 5 - FAÇADE VILLA EN ADOBE, FINITION TADELAKT • ARCHIBIONIC
Cette écriture architecturale aux allures contemporaines et « high-tech » reste tout de même enracinée au lieu, d’un point de vue esthétique (finition en tadelakt intérieure et extérieure), mais aussi tectonique (3). (FIG 5 & 6) Basé sur une pensée minimaliste, le couple prône des modes de vie différents, dépassant la société consumériste, au profit d’objets plus intelligents aux multiples fonctions. Ce « Less is more » de Mies prend tout son sens à travers leurs interventions innovantes ; synthèse d’un équilibre complexe amenant une esthétique nouvelle dans une optique de révolution douce et critique. « Il est temps de passer à une civilisation “douce”, basée sur une économie circulaire, calée sur les cycles courts de la nature. Une civilisation qui sait que rien ne lui appartient sur cette terre, et qui de ce fait respecte l’intégralité du vivant, à commencer par l’homme (3) ».
Myriam Soussan et Laurent Moulin interview, aMush, 25 juin 2009.
(3)
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FIG 8 - VILLE VERTICALE UTOPIQUE • ARCHIBIONIC
FIG 9 - UTOPIE DE VILLE VERTICALE •ARCHIBIONIC
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II.2 Un laboratoire de recherche : entre utopies et expérimentations Convaincu que l’architecture vivra une mutation inévitable dans les prochaines années ; Archibionic développe une vision avant-gardiste et utopiste de la production de demain. Persuadé que l’ensemble de la construction futur sera confronté à la rareté de la ressource et de l’espace ; l’urbanisation est pour eux, un acte qui sera lié à « l’autonomie » et non à « l’automobile (1) ». Réel laboratoire d’expérimentation, ils s’inspirent du bâti vernaculaire délaissé, pour prendre en compte les problématiques environnementales sans concessions. « Affranchis de la relation avec le client, nous nous consacrons uniquement au plaisir de la conception, laissant libre cours à notre créativité, enrichie de l’ouverture sur les domaines différents de notre univers personnel, en prise directe avec des programmes et projets très importants auxquels nous n’aurions pas accès (2) » Entre expérimentations domestiques dessinées jusqu’aux détails (mobilier, jardin, dispositifs énergétiques, lieux de vie…) et réflexions utopiques urbaines, leur démarche, alternant concours et petites réalisations minutieuses, ne les détourne pas de leur motivation expansive. La pensée sous-jacente de la démarche entreprise par Archibionic réside dans un développement durable et autonome (3). Engagés dans cette lutte, ils prônent une gestion hyper locale de tous nos besoins. Cette proximité impose une maîtrise des cycles d’énergies, d’eau et des déchets, en fusionnant les trois sphères (humaine, végétale et animale), au sein d’une même structure, afin d’optimiser les flux. Ils présentent un modèle utopique de la ville verticale, compacte et mélangeant ces trois sphères. Ce dispositif de grande échelle permettrait une certaine autarcie, avec une gestion des circulations courtes (horizontale et verticales), d’un microclimat agréable, le tout sous forme d’une tour urbaine à expansion progressive. (FIG 8 & 9) Cet aspect utopique d’autonomie n’est pas seulement pour eux un rêve, il devient une réalité à travers les expérimentations et les conceptions qu’ils entreprennent. Cette autonomie se traduit par une architecture bioclimatique et contemporaine inspirée du local et du vernaculaire. Dénonçant l’approche « écologique » universelle qui se résume en un placage d’éléments « green » sur une organisation spatiale occidentale (espaces monofonctionnels cloisonnés) ; Archibionic tente d’apprendre du mode d’habiter traditionnel polyvalent et mobile de l’architecture vernaculaire marocaine, pour le transplanter en un design moderne alliant progrès technique, normes, et confort. Dans le cadre du concours « Holcim Awards » de 2015, l’agence propose une unité d’habitation (pour 4 à 7 personnes) en région semi-désertique à Erfoud (sud marocain [4]). Dans un contexte aux écarts thermiques importants, et sous un ensoleillement constant, le projet allie le savoir-faire ancestral (pisé, feutre) et technologique (éolien, photovoltaïque…) pour contrer les problématiques de confort et d’autonomie.
Myriam Soussan et Laurent Moulin, « la ville autonome », www.archibionic.com
(1)
Extrait interview Myriam Soussan et Laurent Moulin, Geneviève Nouhaud, Architecture à vivre n° 42
(2)
Autonomie : autos (soimême) et nomos (loi), www. archibionic.com
(3)
Prix de reconnaissance Holcim Awards 2005,
(4)
FIG 12 2 SCHEMA MOBILITÉ BIONIQUE CYBERNÉTIQUE •ARCHIBIONIC
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FIG 10 - HABITAT EN ZONE SEMI-DÉSERTIQUE, CONCOURS « HOLCIM AWARDS » • ARCHIBIONIC.
FIG 11 - MODULE M1 TAFDNA FERMÉ, SEMI-OUVERT, OUVERT
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Pour s’adapter au lieu, les architectes hybrident deux concepts vernaculaires : la rigidité du ksar en terre, et la fluidité textile de la khaima (tente nomade) ; résultant en une simplicité presque land art, entre une forme massive introvertie et une légèreté de la toile mobile. (FIG 10) Dans la même optique, ils expérimentent un module autonome autofinancé en zone rurale proche de Tafdna, avec pour objectif de créer un logement familial (2 à 4 personnes), extensible (de 10 min 2 s à 50 min 2 s) et économique « pour le prix d’une voiture (5) ». Comparable au concept proposé lors du Holcim Awards, ce prototype mélange les références locales, dans une construction en pisé, en toile plastifiée et feutre et à la structure en bois et acier. L’un des aspects importants de ce module est la flexibilité et la mobilité architecturale, permettant une adaptation ingénieuse « tel un vêtement sur la peau, ajusté aux saisons et aux lieux, à l’âge et aux moyens ponctuels de leurs occupants (6) ». (FIG 11)
Myriam Soussan et Laurent Moulin, « module autonome », www. archibionic.com
(5)
(6) & (7) Geneviève Nouhaud, « Bio climatisme marocain » Myriam Soussan et Laurent Moulin ; Architecture à vivre n° 42
Florence Michel-Guilluy, « Maison expérimentale à Rabat, tout un art de vivre » Architecture du Maroc n° 53, septembre-octobre 2012
(8)
À cet effet, ils expérimentent la modularité des espaces en donnant la capacité de les transformer et de les rendre multifonctionnels. « C’est ainsi qu’un meuble pourra sortir d’un mur, se dilater pour définir un espace adapté à son usage puis s’effacer à nouveau (7) ». Ils expriment ainsi cette notion par le biais de leur propre maison (un autre projet autofinancé) : « TIG 3 » ; en plein cœur de la médina de Rabat. Réel laboratoire expérimental, ils y fusionnent toutes leurs convictions dans un volume vertical existant : la maison traditionnelle de médina. « Ils proposent, sans renier l’héritage de la tradition, une image ou plutôt un mode de vie contemporain { …} dans des murs “vivants” { …} qui enchâssent dans leur épaisseur des meubles mobiles… (8) ». Bionique et Cybernétique (FIG 1), deux concepts qui leur permettent de penser les nombreuses configurations spatiales permises par une « architecture système » dynamique et évolutive. « Les éléments doivent être le plus simples possible sur le plan formel et constructif, mais pouvoir établir des relations complexes entre eux. Le but est d’augmenter les possibilités compatibles de relations interéléments pour aboutir à de multiples combinaisons formelles (dont certaines sont non connues du concepteur) ». (FIG 12) Cette démarche permet de créer des architectures/objets multipliant les fonctions, mobiles, convertibles et permettant diverses associations. La démarche prospective de cette agence fait persister l’espoir en donnant des réponses ingénieuses, qui apportent une réflexion sur les solutions de demain. Profondément inspirés du local et de l’architecture vernaculaire, les dispositifs ancestraux apparaissent comme des pistes de recherches inédites. L’architecture de patio prend ainsi tout son sens dans l’approche bionique qu’ils préconisent. À cet effet, ce procédé de lumière zénithal est souvent repris par les architectes dans une réinvention contemporaine et contextualisée.
FIG 12 2 SCHEMA MOBILITÉ BIONIQUE CYBERNÉTIQUE •ARCHIBIONIC
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« Il est vrai que la plupart de nos réalisations intègrent un patio ; qu’il soit en long, central, traité comme une véranda, un jardin ou une pièce à vivre, il est toujours présent dans nos conceptions et plus les années de travail s’additionnent, moins nous arrivons à nous en détacher… » « … il faut dire que c’est un concept fabuleux, offrant un équilibre harmonieux à nos habitats, un entre-deux, un espace tampon qui relie la maison à la nature, il crée des jeux de lumière traversants, il prolonge les espaces intérieurs, il crée une certaine magie, et enfin, c’est la pièce maîtresse d’une maison bioclimatique ». « … Adaptable à tout mode de vie, il est pour nous une réponse fondamentale dans l’architecture contemporaine ». Myriam Soussan et Laurent Moulin, Archibionic, extrait d’entretiens personnels, mai 2018
FIG 13 PATIO, TIG3 • ARCHIBIONIC
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II.3 Une réinterprétation contemporaine du patio Le recours à l’architecture de patio, fait partie d’une forme ancestrale véhiculée depuis des siècles au Maroc, aboutissant à des architectures diverses, de la médina au grand Riad, toutes ayant en commun un contexte social, économique et environnemental adapté (cf.II.3.2). On retrouve cette ouverture zénithale, dans de nombreux projets, de l’Agence Archibionic. La réutilisation du langage architectural du patio dans des projets plus contemporains n’est pas récente. L’exemple de néo-médina des Habous (vu précédemment II.3.2) mêle l’ordre et l’organisation moderne occidentale à la vision orientalisée des maisons introverties marocaines. Même si ces expérimentations résultent en un équilibre parfois inversé, elles demeurent une pratique inédite, révélant « la capacité des médinas à se réinventer en permanence pour répondre aux contraintes d’une époque particulière (1) ». Cette forme vernaculaire « la plus endurante » de l’architecture marocaine permet plusieurs avantages pertinents au contexte. Illuminée par le haut, la maison à patio permet plus de compacité et de densité puisque les dimensions latérales préservent l’intimité et sont limitées à l’accessibilité. Les relations spatiales internes sont donc primordiales dans l’architecture de patio. La relation visuelle vers l’extérieur est limitée, la maison se regarde elle-même. La cour intérieure devient donc un espace important et représente le cœur et le nœud de toutes les activités. Elle permet de capter un fragment de la nature : le vent, la pluie, les nuages, le parcours du soleil... et introduis ces éléments au sein du bâtiment permettant un microclimat adapté et agréable en évitant un ensoleillement direct.
Dr Hassan Redoine, « La médina, évolution d’une typologie urbaine » L’Architecture d’Aujourd’hui n° 408, 2015 (8) Lefaivre et Tzonis, Critical Regionalism : Architecture and Identitity in a Globalized World.
(1)
Inspirés du Riad, les projets d’Archibionic intègrent souvent un patio végétalisé et concentrant les circulations et les vues. L’expérimentation TIG. 3 (énoncé précédemment cf.III.2.2) en milieu difficile au cœur de la médina, représente une architecture complètement déconnectée. En décidant de créer un nouveau style d’habitat totalement autonome ; les architectes réinvestissent la maison traditionnelle de Médina (petit Riad) en réinterprétant le procédé du Patio pour donner lieu à un projet compact, modulaire et lumineux. Les espaces s’articulent autour des deux patios et proposent une relecture des modes de vie traditionnels ouverte sur l’avenir. (FIG 13) Cette réadaptation de l’architecture du patio existant permet d’imaginer de nouveaux projets réutilisant ce concept de multiples manières, à la fois dans des expérimentations urbaines et rurales.
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FIG 14 - PATIO VILLA O •ARCHIBIONIC
FIG 15 - MODULARITÉ FELFLA •ARCHIBIONIC
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L’un des projets d’Archibionic, grâce auquel j’ai eu la chance de connaître cette agence, est celui de mon oncle : La Maison O. au cœur de Casablanca. Celui-ci s’articule autour d’un patio intérieur, prenant la forme d’une faille centrale. Les façades pratiquement aveugles (lorsque les volets sont fermés) se transforment par l’usage de l’occupant et génèrent de nouvelles configurations, au fil des saisons, permettant une adaptation thermique et lumineuse du bâtiment. Le patio protégé par une verrière représente une pièce maîtresse dans la maison, la circulation se passe autour et à travers. Étant végétalisé, il crée ainsi une ambiance d’extérieur à l’intérieur même de la maison et atténue les températures extrêmes en été et en hiver. Un système d’auvents et de baies mobiles pouvant s’orienter sud en hiver et Est en été protège de l’effet de serre qui pourrait y être engendré. Il produit ainsi une sorte de monde intérieur, de microcosme comme un poumon qui fait respirer l’habitat. À partir du patio, plusieurs éléments et dispositifs de lumière naturelle sont mis en place pour éclairer les pièces de la maison. Ces ouvertures engendrent ainsi des vues sur le logement lui-même, et une sensation d’intériorité permettant un avantage thermique et une sorte de sensation de « foyer » partagé culturellement. (FIG 14) Ainsi, l’architecture de patio représente de réels avantages thermiques, en occurrence dans les zones arides, voire désertiques. En choisissant la difficulté, les architectes ont opté pour l’intégration d’un projet de maison d’hôte déconnecté : FELFLA, au cœur d’un écosystème complexe (faibles précipitations, et fort ensoleillement), afin de prouver qu’une architecture autonome et adaptée peut être obtenue dans tous les contextes possibles Panneaux solaires, récupération d’eau de pluie, gestion des déchets, potagers… tout est produit et recyclé localement de manière ingénieuse et pragmatique. La maison d’hôte cherche à promouvoir un écotourisme à petite échelle, sensibilisant ainsi les occupants provisoires au mode de vie autonome et au confort dans une architecture en symbiose avec son contexte. Mobile, bionique et cybernétique (cf.III.2.2), ce petit hôtel dans la forêt d’arganiers, au sud d’Essaouira, s’articule autour d’un patio central et se transforme au gré de son usager. « Architecturalement, le bâtiment fonctionne comme un grand meuble à multiples tiroirs : volets épais, baldaquins ou cabines de toilettes, pont-levis, bureaux ou assises : tous ces éléments pivotent, se déplacent ou basculent pour créer de multiples configurations spatiales. (2) ». (FIG 15)
FIG - PATIO VILLA O •ARCHIBIONIC
Myriam Soussan et Laurent Moulin, « module autonome », www. archibionic.com
(2)
LE MAROC DE DEMAIN - ARCHIBIONIC : Domesticité réinventée
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D’un cube blanc fermé à une architecture entièrement ouverte et saccadée, l’apport lumineux central du patio est au cœur du projet, desservant les pièces, il régule les températures et offre un espace intime ouvert et végétalisé. « En fonction de l’heure ou de la météo, Felfla s’ouvre entièrement ou se referme hermétiquement. Lorsque le bâtiment étend ses modules, il rompt toutes les frontières avec l’extérieur (3) », il s’insère de manière épurée au lieu et au contexte. Par conséquent, l’architecture de patio admet non seulement une densité et une compacité importante, mais permet également de réguler les températures afin de créer des microclimats intérieurs agréables. « Favoriser la conception de l’habitat en adéquation avec les besoins du territoire et de ses habitants permet sans nul doute la réduction de la facture énergétique (4) ». Ce procédé traditionnel utilisant les sources de chaleur naturelles disponibles et limitant les déperditions thermiques nous pousse à imaginer diverses formes et interprétations pour l’habitat de demain. A cet effet, le travail de fin d’études proposé par Abdessamad Azerfane : « Bayt », publié par le magazine Architecture du Maroc (5) , présente une réadaptation du patio et de la médina, dans une optique de (re) logement social évolutif à Casablanca. « Le plan présente une combinaison des caractéristiques sociales et culturelles de la médina, l’inventivité du bidonville et le niveau d’efficacité de l’urbanisme occidental (6) ». Le patio, la médina, la modularité, l’autonomie… toutes ces caractéristiques œuvrent pour la mise en place d’une architecture adaptée, respectueuse et évolutive dans son contexte. Ces interventions, même si elles restent minoritaires, domestiques et prospectives pour la plupart, nourrissent un imaginaire d’espoir : celui où la localité et les traditions ancestrales se mêlent pour donner lieu à un mode de vie prometteur et d’avant-garde. Ces expérimentations vont de pair avec un débat toujours plus critique afin d’inventer le Maroc de demain.
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Jeanne Baudot, Caroline Gabrielli, « modularité ingénieuse », Maisons du Maroc, Mai-Juin 2014
(3)
Mathilde Darras, « l’habitat de demain quelles solutions face au réchauffement climatique ? », Architecture du Maroc, nº 68, novembre décembre 2015
(4)
Abdessamad Azerfane : « Bayt, une autre vision du logement social au Maroc », architecture du Maroc numéro 65, avril mai 2015
(5)
Abdessamad Azerfane : « Bayt, une autre vision du logement social au Maroc », architecture du Maroc numéro 65, avril mai 2015
(6)
FIG 16 - PATIO FELLA • ARCHIBIONIC
LE MAROC DE DEMAIN - ARCHIBIONIC : Domesticité réinventée
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III- OUALALOU + CHOI, Résistances et inventions critiques singulières Face à l’urgence de demain, la démarche de l’agence Oualalou +Choi cherche à requestionner les modes de vie et les procédés d’intervention en vue d’une architecture plus adaptée et pertinente. Ils luttent pour une « guérilla » architecture, adaptable, ingénieuse, et répondant aux prérogatives urbaines futures.
FIG 1 - TERRITOIRES DE DÉSOBÉISSANCES Les architectes jouent aujourd’hui un rôle marginal dans la production des environnements construits, accédant au projet longtemps après que ses limites critiques n’aient été définies. OUALALOU+CHOI vise à rétablir la nécessité et la pertinence du rôle de l’architecte en étendant et redéfinissant son périmètre d’action. L’architecture est présentée dans ce livre comme une forme de désobéissance, un défi pour outrepasser la rigidité réglementaire. Interroger et pervertir les paramètres du projet architectural composent le modus operandi de OUALALOU+CHOI.
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Cette recherche de singularité n’est pas celle de la distinction formelle ni d’un fétichisme de l’objet architectural. Il s’agit du désir de définir les conditions d’existence du projet, lui permettant d’aller au-delà sa simple incarnation formelle. Cette compilation d’essais et de projets introduit, sous la forme de quatre opus, une exploration de nouveaux territoires de la pratique architecturale. Résistances Culturelles, Occuper fa Terre, Prérogatives Publiques, Villes et Transgressions présentent des projets radicalement différents, qui éclairent ce qui fait le cœur du travail de OUALALOU+CHOI : l’exploration des structures
LE MAROC DE DEMAIN - OUALALOU + CHOI : Résistances et inventions
et des échelles du territoire. Linna Choi et Tarik Oualalou sont architectes fondateurs de l’agence OUALALOU+CHOI. Basée à Paris et à Casablanca. Territoires de Désobéissance retrace 15 années de leur travail.
Sources : Territoires de Désobéissance, éd.Actar, Oualalou + Choi
III.1 « Résistance et Désobéissance »
FIG 2 - TARIK OUALALOU & LINA CHOI •O+C
Dans un territoire où il n’est pas évident d’aller à l’encontre des dogmes imposés par le système capitaliste et social de l’extravagance et du pastiche ; il est important d’user de ruses et de résistances afin de « désobéir » en quelque sorte aux contraintes, au profit d’une intervention plus ciblée et plus pertinente. Cette architecture de « Guérilla » est fortement soutenue par l’agence OUALALOU + CHOI ; basé à Paris et à Casablanca, et enseignant aux États-Unis à la Rhode Island School of Design. S’exprimant avec des mots « précis, taillés et modelés (1) », l’architecte Franco-Marocain, et son épouse Américano-Coréenne mènent une triple vie entre ces trois pays et leurs multiples casquettes (architectes praticiens, enseignant-chercheur, ingénieur, historien de l’art pour Tarik Oualalou, et élève de Robert Venturi pour Lina CHOI). Ces trajectoires diverses en font un couple interdisciplinaire qui cherche à marquer le métier d’architecte intellectuellement. Pour cela, ils n’hésitent pas à enseigner, sensibiliser, médiatiser, et écrire leurs pensées, très souvent illustrées par la scène marocaine, qui, nous le rappelons tout de même, possède plus d’un tiers d’analphabète. À partir du constat prédominant : que « les architectes jouent aujourd’hui un rôle marginal dans la production des environnements construits, accédant au projet longtemps après que les limites critiques n’aient été définies (2) » l’agence OUALALOU + CHOI cherche à retrouver la pertinence et la nécessité de l’architecte en augmentant son champ d’action, pour : « mettre en œuvre des stratégies qui s’infiltrent avant et se disséminent après le projet architectural (3) ». Par le biais de résistances et de remises en question, les architectes tentent de faire abstraction aux dogmes imposés par le système commercial de la pratique architecturale. « Si l’on considère les personnes qui nous payent comme des clients à satisfaire, tout est perdu […] ils nous payent pour un service public, on ne leur appartient pas [...] On fait certaines choses pour eux et d’autres à leur encontre (4) ». Ainsi, cette lutte agonistique s’impose comme une sorte de « Désobéissance (5) » : terme employé par l’agence pour décrire une certaine déviation de la commande du client. « Le projet ne peut être uniquement une réponse à un programme, un site ou un budget. Au-delà de sa valeur d’usage, de sa puissance esthétique et de la nécessité de construire avec responsabilité, le projet architectural est pour l’agence une exploration de l’intangible et de l’immatériel ». Pour eux, l’architecture n’est pas simplement un service pour un particulier, mais plutôt une contribution dans un tout, qui répond à trois prérogatives : le client, la société, mais aussi tout le reste (faune, Flore, les générations futurs et passés…).
Ophélie Gobinet, « Entrepreneur des deux rives. Tarik Oualalou, l’architecte de la désobéissance », le Courrier de l’Atlas, 16 avril 2018
(1)
(2) & (3) Oualalou + Choi, « Profil », www.oualalouchoi. com
Tarik Oualalou, extrait de conférence traduit de l’anglais, « Collaboration & Résistance », Stade of Grace, Paris, 2016
(4)
Tarik Oualalou et Lina Choi, « ’Territoires de Désobéissances », Barcelone, Actar, 2017
(5)
LE MAROC DE DEMAIN - OUALALOU + CHOI : Résistances et inventions
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FIG 3 - EDITORIAL / ARCHITECTURE DU MAROC N ° 72
- PAR TARIK OUALALOU
« Le Maroc organise la 22e Conférence des Nations Unies sur le Changement climatique et reçoit le monde à Marrakech du 7 au 18 novembre 2016. C’est une merveilleuse occasion de s’interroger sur le rôle que doit jouer l’architecture dans cette mutation inéluctable de notre monde. Jusqu’ici, la discipline est restée pétrifiée, enfermée dans la terrible idée que nous sommes la dernière génération de cette humanité insouciante, prétentieuse et emprisonnée dans une certaine idée du progrès. L’architecture a une relation compliquée au climat. Elle est pleine de culpabilité et porte une responsabilité dans la détérioration des territoires. Le développement durable est venu absoudre la pratique architecturale. Il faut vite évacuer cette culture qui a percolé dans le champ architectural au point de devenir un standard, des
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labels, une notion évidente qui n’est jamais remise en cause. La durabilité, c’est réduire l’empreinte, l’impact pour que notre environnement se dégrade moins vite. Pourtant, il ne faut pas que ça dure, il faut que ça change. Résister au changement, c’est ne pas en prendre la mesure. Paradoxalement, le développement durable s’est inventé dans les territoires qui sont les premiers responsables de la dégradation de la planète, mais qui seront les derniers à le subir. Nous nous devons d’inventer ensemble une nouvelle manière de faire une architecture qui soit en dialogue et pas en résistance avec les climats. Il nous faut repenser notre manière d’habiter la terre et celle de gérer nos communautés. Nous devons inventer un nouveau projet moderne de survie. Invité comme rédacteur en chef par Selma Zerhouni, directrice de la publication d’Architecture du
LE MAROC DE DEMAIN - OUALALOU + CHOI : Résistances et inventions
Maroc, pour concevoir le numéro spécial consacré à la COP22, j’ai voulu que l’on mette en avant des projets, des situations et des trajectoires nouvelles qui font l’effort de penser le climat dans son urgence. Du Brésil au Maroc en passant par la Suisse, nous montrons des projets qui proposent de nouvelles manières d’habiter la terre et d’être au monde. Une revue rapide de la Biennale de Venise permet de voir que ces préoccupations sont devenues centrales dans la profession. Nous montrons aussi, je l’espère que le Maroc peut être un des grands théâtres de cette réinvention de notre métier. À l’intersection entre l’opulence du Nord et la culture de la rareté du Sud, le Maroc peut redevenir un territoire d’expérimentation radical. »
Rédacteur en chef invité de AM
Ils prônent une démarche qui ne se veut pas commerciale, mais plutôt respectueuse de plusieurs facteurs (présent, passé et futur) et surtout pertinente face aux problèmes environnementaux et sociaux actuels. Réaliser un projet nécessaire devient pour eux plus important que le simplement durable. Par conséquent, ils réfutent cette vision de durabilité « inventée par les pays responsables des problèmes environnementaux (6) ». Le terme de développement durable est dépassé selon eux, et ne représente qu’une Pseudomorphose (7) du changement. Celle-ci permet à la société de continuer à vivre de la même manière simplement en changeant la source énergétique. Or, face à la croissance démographique, la rareté des ressources, et le constat planétaire alarmant ; faire perdurer le mode de vie d’opulence que connaît le monde aujourd’hui devient inconcevable. Tel un effet placebo, le développement durable pousse à la limite du : « Jusqu’ici tout va bien (8) ». « Les sources alternatives d’énergie, ou toute source d’énergie consiste toujours à utiliser autant d’énergie. Donc, la question pour moi est, comment pouvons-nous inventer de nouvelles formes de construction de villes, de création de bâtiments, où nous pouvons les réduire drastiquement ? Cela a à voir avec notre niveau de confort… (9) ». Pour eux, il est temps de changer et de se rendre compte qu’il faut faire différemment que le juste « durable ». « Les projets actuels ne durent que 15 à 20 ans (10) », et lorsqu’ils se proclament durables, le résultat se traduit souvent en une architecture aléatoire placardant des éléments à connotation écologique (panneaux photovoltaïques…). L’architecture a contribué à la dégradation environnementale. Elle est, à cet effet : « pleine de culpabilité et porte une responsabilité dans la détérioration des territoires (11) ». Ainsi, pour faire autrement, l’impératif pour l’agence est d’imposer une alternative incluant la société, réduisant le confort de chacun au profit d’un confort pour tous. À cet effet, la revue Architecture du Maroc (AM) invite les architectes de l’agence à être rédacteurs en chef du numéro 72 : « Architecture de l’urgence climatique », apparue dans le contexte de la Cop 22, organisée au Maroc. (FIG 3) Tarik Oualalou exprime ainsi dans l’éditorial de la revue sa posture face à l’urgence climatique. « Nous nous devons d’inventer ensemble une nouvelle manière de faire une architecture qui soit en dialogue et pas en résistance avec les climats (11) ». Ce changement critique est révélateur au Maroc qui constitue, aux yeux de cette agence, « un des grands théâtres de cette réinvention de notre métier. À l’intersection entre l’opulence du Nord et la culture de la rareté du Sud, le Maroc peut redevenir un territoire d’expérimentation radical (11) ».
Tarik Oualalou, extrait de conférence traduit de l’anglais, « Collaboration & Résistance », Stade of Grace, Paris, 2016
(6)
Pseudomorphose : terme géologiste, lorsqu’un minéral est remplacé par un autre dans la même forme, mais avec des propriétés chimiques complètement différentes. Tarik Oualalou, extrait de conférence traduit de l’anglais, « Collaboration & Résistance », Stade of Grace, Paris, 2016
(7)
Film « la haine » par Mathieu Kassovitz, référence rapportée par Tarik Oualalou, extrait de conférence traduit de l’anglais, « Collaboration & Résistance », Stade of Grace, Paris, 2016
(8)
Tarik Oualalou, extrait de conférence, « Collaboration & Résistance », Stade of Grace, Paris, 2016
(9)
Tarik Oualalou, extrait du débat, « Cop 21/22 bilan et perspectives », les jeudis de l’IMA, Paris, 26, janvier 2017
(10)
Tarik Oualalou, éditorial, « Architecture de l’urgence climatique » Architecture du Maroc n° 72, Sept. 2016
(11)
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FIG 4 - ESCALES 10 ANS, RETROSPECTIVE EXHIBITION - PARIS/CASABLANCA 2010-11 •O + C
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Convaincus que la véritable tradition au Maroc est celle de la modernité (12), ces penseurs théorisent leurs réflexions en apprenant de ce territoire et surtout de l’exemple de Casablanca(13). Ils sensibilisent et s’investissent physiquement à travers nombreuses conférences (entre Paris, New York, Casablanca…), installations (l’battoir, IMA, Fondamentalisme…), et expositions. Par conséquent, l’Exposition « ESCALES (14) » présentant les maquettes de la maison à la ville, à la même échelle et sur un territoire continu, d’une quarantaine de projets, exprime une rétrospective des 10 ans de l’agence. (FIG 4) « Dans une topographie imaginaire, nous avons voulu inscrire une mémoire tangible du travail de l’agence (14) » afin de confronter, de rechercher et de décliner les échelles pour trouver de nouveaux modes d’interventions. Ce travail de médiation n’est pas seulement physique, ils théorisent et publient nombreux articles, revues, ou encore ouvrages : en l’occurrence la monographie « Territoires de Désobéissance » qui retrace les quinze années de leur travail. Ce livre représente une sorte de manifeste de leur posture ; se déclinant en 4 volumes : Résistances culturelles, Occuper la Terre, Prérogatives publique et Villes et Transgressions. (FIG 5) Illustrée par leurs différents projets, aux sites et aux interventions plurielles, la compilation révèle une forme de résistance à la standardisation et une recherche de singularité qui « ne se fait pas à travers la distinction formelle, mais par la volonté de s’inscrire dans une structure territoriale continue ». Cette nouvelle approche régionaliste critique prend en compte la familiarité et l’acclimatation plutôt que l’identité et le contexte en vue d’une réinvention pertinente du métier.
FIG 5 - TERRITOIRES DE DÉSOBÉISSANCE •O + C
Tarik Oualalou Résistances et résignations, architecture au Maroc 2004 - 2014 Belgique
(12)
Tarik Oualalou, conférence « learning from Casablanca », Institut français de Casablanca, 20 avril 2018
(13)
« Échelles » 10 ans rétrospective exhibition, OUALALOU +CHOI, Paris et Casablanca, 2010-11
(14)
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FIG 6 - LANDSCAPE HAS TO DO WITH MEMORY» MSELA •O + C
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III.2 Familiarité et acclimatation Dans cette posture de guérilla, construire doit permettre la création d’un paysage adapté et au profit de tous. L’approche régionaliste critique, induisant une réflexion sur la localité, devient primordiale. Or, l’utilisation du « contexte » se limite dans sa traduction réelle, et devient souvent un empilement de fait, « un raccourci (1) », qui ne permet pas une inscription à la fois dans l’environnement immédiat et dans le grand territoire. Pour cela, l’agence OUALALOU + CHOI, évite d’utiliser cette image toute faite et préfère ne jamais parler de contexte, mais plutôt de familiarité. À leurs yeux, l’emploi parfois abusif de ce terme (contexte) « permet une pratique mondialisée d’architectes qui n’ont plus de familiarité et d’empathie avec les lieux où ils construisent (2) ». Par conséquent, le terme est selon eux dépassé et résulte d’une sorte d’équation à « solutionner », pas très souvent bien comprise, et généralement traduite en une identité nostalgique superficielle. « L’architecture est vieille et lente (3) » ; dans cette durée et cette sédimentation progressive, née la pertinence (le vernaculaire cf. II. 3,3). Construites après maintes réflexions, les architectures pensées en douceur durent plus longtemps et admettent le changement. Cette tendance de lenteur est oubliée au profit d’une architecture corporate, tel un produit, répondant à des programmes et des cycles d’amortissement foncier ; la rendant jetable et donc pas durable. « Fabriquer un bâtiment en fonction de son programme est la meilleure manière d’en organiser l’obsolescence, de lui retirer sa capacité à se transformer, à être subverti ou détourné (4) ». Ainsi, en s’abstrayant du programme, qui envahit le champ de l’architecture depuis 50 ans, les architectes choisissent de le substituer à la valeur d’usage permettant l’interprétation et le changement. « L’architecture ne s’inscrit pas dans les paysages, elle les fabrique (5) ». Elle installe un univers, invente des climats, des topographies, des milieux. Penser l’acte de construire devrait donc être au profit d’un tout. « Il faut bâtir pour un homme, et pour tous les hommes, mais il faut surtout inventer des constructions qui témoignent pour la vie, autrement elles ne servent à rien (6) ». L’un des premiers traits organisant le territoire, le limitant, le hiérarchisant et le dessinant est la ligne. Cette expression épurée de démarcation, créer à la fois un plein et un vide, un avant et un après ; qui instaure de nouveaux paysages. Dans l’épaisseur et sur la ligne émerge un espace à la fois du dedans et du dehors, dialoguant avec le territoire et lui servant d’emblème.
Tarik Oualalou et Lina Choi, volume 2 « Occuper la terre », Territoires de Désobéissance, Actar Edition, Barcelone Espagne, 2017 (p.3)
(1)-(2) - (4) - (5) & (6)
Tarik Oualalou et Lina Choi, volume 2 « Occuper la terre », Territoires de Désobéissance, Actar Édition, Barcelone Espagne, 2017 (p : 2 - 3)
(3)
Cette architecture-ligne représente un élément de fabrication sensible, permettant son changement : son acclimatation dans le temps et par la société. « Landscape has to do with memory (7). ». (FIG 6)
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FIG 7 - UNE LIGNE DANS LE PAYSAGE, MUSÉE DE VOLUBILIS •O + C
FIG 9 - PLAN MUSÉE VOLUBILIS • O + C
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De ce fait, le couple d’architectes s’inspire de l’image de la « Msela » (mosquée en plein air) très souvent retrouver dans tout l’Anti-Atlas. Cette ligne architecturale formée par un mur blanc est utilisée une fois par an, à l’occasion d’une prière, elle demeure vide le reste du temps formant ainsi un repère géographique mental. Cette figure presque neutre et sans échelle leur permet d’approcher des territoires complexes, en incorporant les usages présent et futur. Présenté précédemment, le projet du musée de Volubilis (cf. II.2.3) fusionne les principes et les démarches de l’agence. Inscrit dans le patrimoine mondial de l’UNESCO, le site archéologique s’articule au bas d’une colline proche de Meknès et loin des zones urbaines. Afin de promouvoir et de préserver ce patrimoine, le ministère de la Culture du Maroc mobilise un budget en vue de réhabiliter certaines structures coloniales préexistantes à l’entrée du site. Or, ces dernières, vétustes, implantées sur un sol fragile, constituaient un risque que les architectes ont décidé d’éliminer malgré l’interdiction de l’UNESCO. Cette transgression leur a permis d’édifier à la place un véritable mur-musée de soutènement protégeant le site archéologique tout en permettant une vue dégagée intégrée à la colline. Cette architecture-ligne de 8 m d’épaisseur s’étire sur plus de 200 m, offrant une interface libre à l’interprétation et à l’usage. « Le mur » s’ouvre à la temporalité et à l’acclimatation, tout en représentant un symbole de familiarité qui marque la mémoire et le territoire. (FIG 7 & 9) Cette notion de familiarité vient remplacer celle de singularité émise par l’architecture dite « identitaire ». « Elle évoque ce que tout le monde partage, ce que tout le monde connaît, mais que personne ne peut formuler clairement. Ce n’est pas travailler avec les typologies, mais plutôt la mémoire qui crée ces typologies (8) ». En cherchant à faire l’apogée du nécessaire, l’agence dénonce le pastiche orientalisant au profit d’une réinvention moderne de la tradition. Celle-ci se traduit à la fois par la forme et la matière.
FIG 2 - FIG 8 - VUE INTÉRIEURE DU PAVILLION DU MAROC WOLRD EXPO 2014 •O + C
Tarik Oualalou, extrait de conférence « Collaboration & Résistance », Stade of Grace, Paris, 2016
(7)
Tarik Oualalou et Lina Choi, extrait de conférence traduit de l’anglais, « Charles and Ray lecture » Université de Michigan, mars 2016
(8)
L’exemple cité précédemment du Pavillon marocain à Milan (cf.III.1.3), réalisé pour l’exposition universelle, apporte la notion d’une « marocanité » complètement en rupture du pastiche exporté dans les réalisations précédentes.
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Sous le thème de « nourrir la terre », la posture adoptée par l’agence est celle d’un Maroc ancré dans un vaste territoire de ruralité, dans un équilibre entre l’homme et son environnement où l’invention de la matière y est particulière. Pour cela, ils s’inspirent d’une sorte d’ARTE povera de la construction de terre, réinventée et préfabriquée afin de répondre aux contraintes de budget et de temps. Ce procédé ingénieux, expliqué auparavant, génère un espace sans barrière, indéterminé et entièrement ouvert à la circulation de l’air naturel. Alternant des espaces parfois trop sombre ou trop lumineux, il agence des microclimats et des ambiances différentes, tel un voyage renvoyant à une mémoire collective et à une expérience unique. (FIG 7)
Tarik Oualalou, extrait de conférence, ESA, Paris, 3 mai 2012
(9)
OUALALOU+CHOI, portfolio, www.OplusC.com,
(10)
Les architectes ont été invités à concevoir une exposition temporaire présentant « le Maroc contemporain » sur le parvis de l’IMA, qui a proposé la mise en place d’une tente traditionnelle marocaine. Les concepteurs ont décidé de s’éloigner de cet aspect folklorisant, et d’imaginer certes une tente, mais revisitée de manière contemporaine. Inspirés de l’habitat nomade du « frig » (campement regroupant plusieurs tentes), ils s’émancipent de la traduction littérale de la tente traditionnelle en invoquant plutôt une image-concept familière. Telle une membrane aux rythmes et variations différentes, l’installation offre une topographie dialoguant avec les deux bâtiments alentour. (FIG 10) L’implantation et l’esthétique prônée par cette notion de familiarité détachent de la question anthologique liée à l’architecture dite « identitaire ». Cette volonté de faire une construction culturellement singulière est de plus en plus omniprésente au Maroc et parfois problématique. Elle se traduit souvent par une architecture de façade, placardant de manière un peu folklorique une esthétique, un motif parfois même kitch. Dans le cadre du concours de l’université Mohamed VI à Benguérir, les commanditaires ont réclamé de « fabriquer une architecture qui se vit, politiquement, comme profondément marocaine (9) ». Face à cette volonté et pour éviter de tomber dans un pastiche dépourvu de sens, les architectes ont cherché à comprendre les différentes typologies que l’on peut retrouver dans le territoire marocain. « Au lieu d’une architecture nostalgique, le projet propose une taxinomie de typologies, à travers l’histoire et la géographie qui sont devenues les briques élémentaires d’une composition urbaine ouverte et libre (10) ». Cet almanach forme un bâtiment-ville, une sorte de mégastructure composée de plusieurs éléments qui interagissent et qui permettent l’insertion de sous espaces publics ouverts à l’interprétation de tous. (FIG 11 & 12)
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FIG 12 - TAXINOMIE DE TYPOLOGIE VERNACULAIRE, UNIVERSITÉ M. VI • O + C
FIG 10 - FLIJ INSTALLATION SUR LE PARVIS DE L’IMA PARIS, MARS 2015 • O + C
FIG 11 - UNIVERSITÉ MOHAMMED VI, BEN GUERIR, 2012 - EN COLLABORATION AVEC OMA/REM KOOLHAAS •O+C
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FIG 13 PLACE PIETRI , RABAT • O + C
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III.3 Prérogatives urbaines Penser l’architecture de demain, reviendrait à imaginer ce métier autrement. Ce dernier serait basé sur un équilibre qui aujourd’hui paraît contradictoire : d’un côté la relation contractuelle et commerciale, face au service communautaire. L’acte de construire « prend sens quand on parvient à divertir, pervertir, détourner nos obligations contractuelles au profit d’un nous, vague indéfini qui ne donne aucun mandat ni aucune instruction (1) ». Pour ce faire, l’agence O + C exprime une volonté d’insérer de l’espace public dans tous leurs projets, qu’ils appellent « Prérogatives publiques ». Basé sur une relation de force, de « guérilla » la « prérogative publique doit être arrachée puis offerte (1) ». Cette « schizophrénie systématique » entre la réponse à la volonté du client et l’obligation publique, coexiste dans leur travail par le biais de transgressions et de désobéissances. L’exemple du projet de la place Piétri à Rabat est révélateur de cette prérogative. Basée sur un ancien carrefour, la place fait émerger un nouvel espace public au cœur de la ville. Malgré la volonté primaire du client de faire un îlot-parking, les architectes se sont débattus pour ne réaliser que deux niveaux souterrains, décaissant le cœur de l’espace et le connectant aux alentours par deux rues piétonnes. Générant un espace symbolique, cette centralité crée ainsi un lieu identifiable, un amphithéâtre urbain libre à l’appropriation. Ne sachant pas comment l’investir, ce vide délibérément laissé, a légèrement perturbé les habitants pendant longtemps. Le réel déclencheur de l’appropriation n’a commencé qu’après l’ouverture des commerces sur la place. Par ailleurs, cet espace urbain prend tout son sens, lors d’un événement musical, en offrant un terrain exploitable au cœur de la ville. Même si cette utilisation n’était pas planifiée par les architectes, ils admettent vouloir concevoir des espaces non finis, permettant le changement. « Nous aimons livrer nos bâtiments à des possibilités incertaines (1). » (FIG 13)
Tarik Oualalou et Lina Choi, volume 3 « Prérogatives publiques », Territoires de Désobéissance, Actar Édition, Barcelone Espagne, 2017 (p.2/3)
(1)
Cette conviction d’enraciner l’espace public dans tous leurs projets est plus qu’un simple acte de révolte, mais une volonté de faire participer la communauté, afin d’offrir, gratuitement et généreusement, des territoires libres à l’appropriation de tous. Par conséquent, l’agence propose en collaboration avec Rem Koolhaas, dans le cadre du concours du théâtre municipal de Casablanca ; d’interroger les limites du périmètre urbain pour fabriquer une sorte de « Halka » (cours de rencontre) au cœur du projet. Cette organisation traditionnelle de l’espace contenu fabrique ainsi au centre de cette infrastructure une dimension publique complètement poreuse, autour de laquelle s’agence le théâtre.
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FIG 14 - PLAN CASARTS, THÉÂTRE CASABLANCA, OMA & O+C, 2013
FIG - CASARTS, THÉÂTRE CASABLANCA, OMA & O+C, 2013
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Plutôt que d’avoir un rapport frontal à l’espace public, les architectes ont décidé de le travailler de l’intérieur, d’une manière un peu activiste. « Encourager le spontané, le théâtre au cœur du domaine public pourrait transformer notre rapport au lieu (2). » Capable d’absorber l’initiative citadine informelle, ce bâtiment-îlot démystifie la représentation intellectuelle élitiste du théâtre ; pour aller au front d’une interactivité ; intégrant les arts populaires et culturels à la vie urbaine. Même si cette proposition n’a pas été retenue lors du concours, elle a constitué une réelle référence d’investigation pour le jury et a nourri la réflexion. (FIG 14) Parallèlement à cette volonté d’implanter l’espace public ; l’architecture de demain imaginée par cette agence réside dans une approche critique et évolutive admettant le changement. « Nous pensons tous les projets comme temporaires, mais dans une temporalité qu’il faut identifier, comprendre, dompter et utiliser (3). » En faisant abstraction du programme, ils prônent une forme de construction adaptable « jamais finie ». Celle-ci évite l’obsolescence et permet d’être transformé d’être « mangé » par une nouvelle fonction, une nouvelle architecture. Ce cannibalisme architectonique problématise la question de réhabilitation, de seconde vie d’un bâtiment. « Nous cherchons à conquérir de nouveaux territoires, à en reconquérir d’anciens, le tout pour rendre l’architecture nécessaire et pertinente (4). » Ainsi, pour concevoir une architecture durable, il faudrait prévoir les mutations futures ; mais aussi, investir les territoires laissés à l’abandon, afin de réinventer la ville sur elle-même. Ce procédé d’absorber d’anciennes constructions souvent usées et désertées pour les adapter à une nouvelle fonction s’ancre dans le dispositif de l’architecture de guérilla. Cette dernière constitue à la fois un mouvement social et politique, déstabilisant la hiérarchie architecturale établie, en créant des interventions anticonformistes ; telle une « architecture parasitaire » qui se nourrit d’une structure préexistante (5). À cet effet, l’agence valorise un urbanisme en mouvement, et en perpétuelle réinvention du patrimoine. « La pensée du patrimoine au Maroc reste marginale { …} muséifiante. On s’interdit de le modifier (6). » Face à ce manque d’investissement, les architectes tentent de revaloriser ce patrimoine délaissé, mais aussi de le cannibaliser, de le rendre habitable et pertinent. L’exemple du projet (Re) tour réhabilitant un morceau d’une ancienne barre de logement des années 50 à Casablanca, vient justifier cette démarche.
FIG - CASARTS, THEATRE CASABLANCA, OMA & O+C, 2013
OUALALOU+CHOI, portfolio, www.OplusC.com
(2)
Tarik Oualalou et Lina Choi, volume 1 « Résistances culturelles », Territoires de Désobéissance, Actar Édition, Barcelone Espagne, 2017 (p.2-3)
(3)
Tarik Oualalou et Lina Choi, volume 3 « Prérogatives publiques », Territoires de Désobéissance, Actar Édition, Barcelone Espagne, 2017 (p.4/5)
(4)
« Guerrilla architecture », définition extraite et traduite de l’anglais, en.wikipedia. org
(5)
Tarik Oualalou, extrait de conférence, « learning from Casablanca », Institut français de Casablanca, 20 avril 2018
(6)
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FIG 15 - (RE) TOUR, IMMEUBLE DU PARC, CASABLANCA •O + C
FIG 16 - RIGHT SIDE DOWN, VILLE UTOPIQUE SAHARIENNE •O+C
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Construit par Alexandre Courtois, cet immeuble surplombant le Parc de la ligue arabe s’est lentement dégradé, malgré sa position stratégique au cœur de la ville, à l’intersection de deux avenues importantes. En créant une tour de bureau à l’intérieur d’une barre de logement, le « projet propose des modalités nouvelles pour investir, valoriser et célébrer ce patrimoine architectural casablancais (7). » (FIG 15)
Face à la croissance démographique, et à l’urgence de demain, offrir des espaces adaptables (public) et réinventer la ville sur elle-même (patrimoine) n’est pas suffisant. « D’ici 2040, il faudra urbaniser 3 milliards d’êtres humains de plus ; c’est-à-dire que dans les 22 prochaines années, il faut construire une ville de la taille de Casablanca (3milions d’habitants) toutes les semaines (8). » Dans cette urgence qui prédétermine l’avenir ; penser la ville comme un territoire sédimenté et séculaire n’est plus envisageable. « Il est important de trouver des manières de fabriquer de nouveaux territoires urbains, et ce dans l’urgence, sans attendre de l’accumulation qu’elle fasse émerger des villes. Le monde s’urbanise trop vite, le désir de ville est immense et nous devons fabriquer des lieux d’urbanité et pas simplement des lieux à fabriquer des urbains. Comment inventer une vieille façon de faire les villes nouvelles ? (9) »
OUALALOU+CHOI, portfolio, www.OplusC.com,
(7)
Tarik Oualalou et Lina Choi, volume 1 « Résistances culturelle », Territoires de Désobéissance, Actar Édition, Barcelone Espagne, 2017 (p.2-3)
(8)
Tarik Oualalou et Lina Choi, volume 4 « villes et transgressions », Territoires de Désobéissance, Actar Édition, Barcelone Espagne, 2017 (p.3-4)
(9)
FIG 15 - (RE) TOUR, IMMEUBLE DU PARC, CASABLANCA •O + C
Pour ce faire, l’investigation prospective expérimentant des possibles est primordiale. Imaginer le futur, de manière utopique, se fait rare de nos jours. Cette pensée optimiste de la ville nouvelle (idéale) très présente autrefois, est remplacée aujourd’hui par des prévisions catastrophiques, aux représentations vouées à l’échec. Nous traversons l’un de ces moments particuliers de l’histoire humaine, invoquant le changement, et la prise de conscience pour inventer des solutions face à cette nécessité. C’est dans cette optique que l’agence O + C exprime la volonté d’expérimenter et de se projeter dans l’avenir. Par conséquent, dans le cadre de l’exposition « fundamental(ism) » à la Biennale de Venise (cf.II.2.3) les architectes proposent une installation en deux temps, d’un côté le patrimoine historique de 1914 à 1984, et de l’autre une exploration prospective de l’habitat au désert. Cette dernière ravive les débats et fait travailler l’imaginaire de la ville utopique dans des conditions extrêmes. C’est grâce à cette contrainte et à ce mode de vie difficile que les architectes ont pu concevoir une structure urbaine imaginaire transposant les codes et les dogmes.
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Dans un contexte extrêmement chaud en journée et à l’inverse très froid le soir, ils inversent la tendance urbaine horizontale en superposant une ville de jour (en dessous) et une ville de nuit (au-dessus). Ce projet dénommé « Right side down » (sens dessus dessous) fournit une clé de recherche pour envisager différemment la conception. « L’enjeu de cette exploration n’est pas la conquête de marchés pour l’architecture, mais celle de nouveaux territoires aux conditions parfois extrêmes, qui alimentent et informe notre travail (10). » (FIG 16 & 17) Cette expérience a permis aux architectes de l’agence d’imaginer de nouvelles configurations notamment pour le projet du Lycée d’excellence à Lâayoune, au sud désertique du Maroc, à la lisière d’un fleuve asséché. Inspiré de l’expérimentation précédente, le bâtiment s’organise en deux parties superposées. La construction s’agence tel un toit suspendu, abritant les structures pédagogiques, protégeant ainsi un espace du dessous. Plus frais, celui-ci regroupe l’ensemble des équipements communs et publics ; et fabrique un nouveau paysage urbain poreux. (FIG 18) Confronté à l’urgence et aux prérogatives de demain, ce couple d’architectes tente de réinventer leur métier. Entre expérimentation, transgressions et résistances, la quête d’une architecture pertinente offrant des possibles adaptables et adaptés à la société, à son environnement et son économie, passe pour eux, par l’invention et l’utopie, qui nourrit les pensées et ouvres les perspectives.
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FIG 18 - LYCÉE D’EXCELLENCE À LAAYOUNE •O + C
Tarik Oualalou et Lina Choi, volume 3 « Prérogatives publiques », Territoires de Désobéissance, Actar Édition, Barcelone Espagne, 2017 (p.4/5)
(10)
FIG 17 RIGHT SIDE DOWN, VILLE UTOPIQUE SAHARIENNE •O+C
FIG 18 - LYCÉE D’EXCELLENCE À LAAYOUNE •O + C
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UTOPIES FUTURES : entre inspiration et militantisme Dans l’expérimentation prospective du Maroc de demain, plusieurs formes et sources d’inspirations sont possibles. Nous avons vu, dans un premier temps, que la remise en question de la matière, par la réinterprétation du procédé ancestral de l’architecture de terre, a révélé un avantage potentiel pour l’avenir. Ce patrimoine longtemps délaissé reprend sa place progressivement aujourd’hui, en se réinventant, et en offrant des configurations contemporaines ingénieuses. Par l’expérimentation et le travail actif des acteurs engagés se forme la vision critique et prospective d’un avenir adapté aux localités. Ce changement se fait dans un premier temps par le refus de participer au pastiche imminent et commercial que connaît la pratique, puis par la lutte et la sensibilisation aux alternatives plus responsables, et enfin par l’utopie nourrissant l’imaginaire et inspirant les futurs. De ce fait, nous avons présenté dans un second temps, la démarche d’Archibionic : une agence d’architectes militants, sans concessions, pour une construction responsable, autonome et durable. Inspirée des architectures vernaculaires ancestrales et spontanées, leur travail stimule l’espoir et l’invention. En réinterprétant l’architecture du Patio, de manière contemporaine et pertinente, ils redonnent une nouvelle clé de lectures à toutes les singularités traditionnelles. Enfin, nous avons fini par exposer le travail engagé et critique de l’agence Oualalou + Choi, dans la quête de solutions et de procédés appropriés face aux prérogatives de demain. Défendant une vision d’architecture de « guérilla », l’agence prône la désobéissance et l’invention d’une construction pour tous adaptable et familière. Sans cesse dans la remise en question et dans la recherche de pertinences, les architectes réinventent le métier et se mobilisent pour médiatiser cette posture critique. Même si la position régionaliste critique n’est pas omniprésente au Maroc, elle reste légitime et pertinente de par ces quelques expérimentations offrant une projection vers un avenir meilleur.
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FIG- ARCHITECTURE COLLAGE. « UNE NOUVELLE UTOPIE MAROCAINE ? », •AIDA BOUZOUBAA 2018
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Conclusion Après avoir introduit l’approche du régionalisme critique, nous avons constaté son apport pragmatique dans la recherche d’une architecture adaptée à la fois au lieu et à la société. Ce terme désigne de ce fait une démarche plutôt universelle contrairement à son prédécesseur. Plus critique, il ne repose pas sur l’opposition entre le moderne et le traditionnel, mais plutôt dans la recherche d’un équilibre entre l’avancement de l’humanité et la localité. Cette approche est d’autant plus importante aujourd’hui face à l’urgence de demain, et permet une posture critique surtout dans les pays postcoloniaux. En effet, en raison de la puissante influence occidentale dans les ex-colonies, ces régions deviennent vulnérables et risquent de perdre leur culture face à la mondialisation. Il est donc important de maintenir ces aspects locaux et de les protéger de la standardisation du monde. Le régionalisme critique semble de ce fait être une première solution pour le contexte marocain. La production architecturale au Maroc depuis les premières dynasties a toujours navigué dans cette préoccupation dichotomique entre une tradition perçue comme un passé identitaire nostalgique, et une modernité vue comme un modèle idéal à suivre. Même si la dimension critique ne représente pas une dimension générale aujourd’hui, l’équilibre entre ces deux aspects, vue comme antagoniste, se fait progressivement. Depuis le protectorat français, jusqu’à nos jours, le compromis hybride s’énonce par bribes d’espoir, entre des moments de prise de conscience et d’autres de récession et de répression difficile. D’un côté, en adoptant une posture critique de l’entredeux moderne et locale, les remises en question de l’époque coloniale inspirent les générations suivantes d’architectes dans la recherche d’interprétations du vernaculaire et de réflexions innovantes. De l’autre, l’instrumentalisation orientaliste et identitaire lors des années de plomb (sous Hassan II) a enfoui
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cette démarcation expérimentale sous une façade décorative, superficielle, à la recherche d’un drapeau parfois trop lourd à porter. La majorité des architectures contemporaines au Maroc, même si elle se proclame moderne, écologique, « verte » ou encore durable, représente le plus souvent une imitation de procédés universels importés d’un ailleurs plus développé et sur lesquels sont ajoutés un placage décoratif d’un « international Arab Style » de motif découpé au laser, ou encore de zelliges préfabriqués en Chine. « Contre une architecture objet, la vision défendue ici insiste sur les dimensions stratégiques du projet architectural, sa fonction, son sage, ses implications sociales, individuelles et politiques et ce, quelle que soit l’échelle du projet.(1)» En quête architecturale constante, le Maroc contemporain bascule entre exposition de la culture locale à l’internationale et revalorisation du patrimoine. Cette ouverture actuelle permet de dénoncer et de remettre en question les pratiques en vue d’une réinvention critique du métier. À travers des sensibilisations et des mobilisations militantes, un souffle d’espérance avenir est envisagé et rêvassé. Les paramètres intrinsèques à la spécificité marocaine vers une forme plus critique émergent progressivement par une réinvention du vernaculaire vers un langage aux usages, matériaux, et méthodes de fabrications innovants et adaptés. À partir de ce constat, nous avons donc cherché, de manière prospective en examinant les quelques exceptions exposées, les alternatives adaptées et critiques en vue de solutions avantageuses pour le Maroc de demain. Trouver l’équilibre et le bon compromis dans la recherche d’un meilleur, représente une expérimentation presque nécessaire où plusieurs sources d’inspirations sont possibles.
De la remise en question de la matière par l’alternative de la terre, ou encore, du refus engagé d’acteurs militants, la vision critique d’une intervention plus locale devient la clé de lecture quant au développement futur. En se réinventant, et en offrant des configurations ingénieuses, les procédés vernaculaires représentent des références inspirantes et surtout pertinentes. Entre architecture de terre, principe du Patio, vernaculaire spontané, ou encore, cannibalisme architectural ; les démarches d’interventions, pour une architecture pragmatique, sont multiples. En dénonçant le pastiche prédominant, en luttant par le biais d’expérimentations ingénieuses sans concessions et en adoptant une posture critique de « guérilla », les architectes réinventent leur métier et se mobilisent pour médiatiser un avenir des possibles. Ils prônent ainsi la désobéissance aux lois économiques régissant et limitant les projets, en vue d’une construction à la fois imaginaire et réelle mêlant familiarité et utopies. « À travers leur pratique, les architectes mobilisent le passé, observent le présent et reconstruisent au quotidien des liens, des cohérences ou des paradoxes temporels pour asseoir le futur { …} Quoi qu’on en pense, il est clair que la démarche prospective n’est pas près de s’éteindre, et que l’imagination sociale est une dimension constitutive de l’architecture { …} il vaut mieux imaginer le futur que le subir. (1)»
Face aux prérogatives et à l’urgence de demain, la quête vers des solutions pertinentes est indispensable. Sans cesse dans la remise en question et dans la recherche de pertinences, la démarche régionaliste critique est légitime dans le contexte marocain même si elle reste très peu investie. À l’ère du manque général d’espace et de l’accroissement démographique de masse, repenser l’implantation architecturale est au cœur des réflexions de demain. Entre cannibalisme architectural, et architecture parasitaire, les alternatives sont multiples. Transformer l’existant, le recycler, l’adapter aux besoins actuels, n’est-ce pas la manière la plus durable de produire de l’architecture ? Une architecture responsable en soucis constants de son acte et de ses répercussions. En utilisant les matériaux immédiatement disponibles, en créant un esprit communautaire et d’entre aide, le dispositif de bidonville, paraît comme une source d’inspiration pertinente. Ce vernaculaire spontané issu de la volonté de la société elle-même en quête d’une vie meilleure loin des spéculations immobilières, s’est révélé pragmatique et plein d’espoir. En créant leur propre quartier, en mettant en place leur propre modèle utopique, régissant leurs propres règles, parfois même leur propre monnaie d’échange, les habitants se mobilisent pour une gestion locale, ciblée et durable.
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