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| A VRIL, MAI, JUIN 2020

Nissan, Iyar, Sivan 5780

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Revue de l'association Aki Estamos Les Amis de la Lettre Sépharade fondée en 1998

02 H ommage à

Rachel Muyal — BELLA COHEN CLOUGHER

03 L éontina Arditi ou le salut par les livres

18 Chronique de la famille Arié de Samokov (suite)

32 P ara meldar

— BRIGITTE PESKINE, MONIQUE HÉRITIER, BELLA COHEN CLOUGHER, FRANÇOIS AZAR


L'édito Seferadim

1. Les deux derniers au prochain épisode.

Il est des erreurs plus fertiles et riches de sens que toutes les créations de l’esprit. C’est ainsi que dans le numéro 26 de Kaminando i Avlando la rubrique Avia de ser los Sefardim s’est trouvée incidemment renommée Avia de ser… los Seferadim. Une création si naturelle et spontanée qu’elle a échappé à l’ensemble des relecteurs. Par un glissement sémantique inconscient, le peuple de Sefarad est ainsi devenu le peuple du livre (sefer) ou mieux la fusion, la contraction des deux. Il fallait en arriver au temps du confinement, du temps dilaté et du temps anxieux, pour s’en rendre compte. De livres, il sera donc beaucoup question dans ce numéro. Avec Léontina Arditi, nous découvrons que l’amour des livres, non seulement survit au dénuement, mais est la seule vraie richesse pour qui a tout perdu. Écoutons son père, revenu des camps, qui retrouvant sa bibliothèque sauvée par un ami s’écrie : « maintenant je peux être heureux ! » Écoutons Léontina évoquer tous les livres qui ont accompagné sa jeunesse, les lectures en famille de Madame Bovary, et son inoubliable professeure de littérature, Madame Kateva. Les livres nous construisent et nous survivent. Ils sont autant de liens indispensables entre les générations. La chance aussi d’une famille élective quand l’autre famille fait défaut. En ces temps de crise et pour beaucoup de solitude, ils sont le recours naturel pour faire front à l’angoisse et à la déréliction. Une possibilité de voyager quand le voyage est interdit. Une possibilité de

se relier à d’autres quand les lieux de rencontres ont portes closes. La faculté de relativiser quand certains s’arment de termes guerriers et que la lecture nous rappelle ce que fut la vraie guerre. La faculté d’espérer, d’imaginer et de se projeter dans un autre monde si ce n’est un monde meilleur. Un autre monde, si proche et si lointain, c’est ce qu’offre au fil de plus de 2 200 pages, la chronique Arié dont on découvrira un nouveau chapitre dans ce numéro. À l’égal de quelques monuments de la littérature, ce récit-fleuve mêle la science et la légende, la prose et la poésie. On y croise des amazones au cœur d’une foire commerciale en Macédoine, un mariage tzigane qui tourne à la foire d’empoigne, un essai de zoologie préludant à une épreuve mystique au cœur du Sahara 1. Livre des livres, livre secret à l’usage exclusif d’une famille dont la richesse se découvre en judéo-espagnol page après page. Cela vaut bien l’apprentissage d’une langue ! Ce numéro s’achève par la recension de quatre livres choisis avec soin parmi une production toujours aussi abondante et notre traditionnelle recette qui est une invitation au voyage par les sens. En cette période difficile, nous vous souhaitons beaucoup de santé et de courage. Que la fraternité qui nous unit nous aide à passer au plus vite cette épreuve et nous donne la joie de nous retrouver pour le meilleur. Limon i agua de mar, ke no tengamos dingun mal.


KE HABER DEL MUNDO ? |

Ke haber del mundo ? Découvrir et apprendre le solitreo en ligne L’université Binghamton de l’État de New York aux Etats-Unis a mis en ligne à l’initiative de l’universitaire Bryan Kirschen un remarquable site pour découvrir et apprendre le solitreo (la cursive hébraïque orientale) dans laquelle s’écrivait le judéo-espagnol tant d’Orient que d’Occident jusqu’au milieu du XXe siècle. En introduction il est rappelé que le terme solitreo ou soletreo dérive d’un mot portugais ou galicien signifiant épeler, mais que des Judéo-espagnols désignaient aussi cette écriture sous le nom de ganchos « crochets » en raison des attaches liant les lettres. Cette cursive hébraïque n’est pas seulement spécifique du judéo-espagnol, elle a également servi de mode d’écriture pour des manuscrits judéo-arabes. On peut dresser un parallèle avec une autre cursive pratiquée par les Sépharades de la péninsule ibérique : la aljamiada (terme dérivé de l’arabe âajam, signifiant un non-arabe) et qui désigne la transcription en caractères arabes cursifs d’une langue romane, latin ou vieux castillan. Comme tous les alphabets cursifs, le solitreo présente des variations d’un

rédacteur à l’autre et sa lecture nécessite un certain entraînement. La plateforme « documenting Judeo-Spanish » offre l’accès à plus de 150 documents représentatifs de la production en solitreo : lettres, cartes postales, chants, poèmes, prières, histoires amusantes, aide-mémoire, listes, archives communautaires et commerciales, recettes de cuisine. La section « explore » du site propose de façon interactive la transcription de chaque terme solitreo en caractères latins et sa traduction en anglais. Les documents révèlent ainsi de façon aisée et quasi-ludique leur sens. Il est également possible de

télécharger transcription et traduction au format pdf. La méthodologie suivie est précisée en notice et permet de surmonter les difficultés inhérentes à la paléographie (lettres manquantes, indéchiffrables, erreurs du rédacteur). Le projet continuera de s’enrichir au fil des documents qui seront adressés aux concepteurs. Il est prévu, dans une phase ultérieure, d’offrir un jeu numérique de caractères typographiques solitreo ce qui constituera une forme de renaissance pour cette écriture si élégante. https://documentingjudeospanish. com/

Ruschuk 7 avril 1899 Muy kerido ermano Josef, Kospoli

Ruschuk 7 avril 1899 Mon très cher frère Joseph, Constantinople

Sigun te prometi, te mando la prezente por dizirte komo todos me demandaron por tu buena salud. Espero ke ya enpesamos a pueder eskrivir sin guantes. Saludo a todos i a ti mismo. Tu ermano, Izak

Comme je te l’ai promis, je t’adresse la présente pour te dire que tous ont demandé [des nouvelles] de ta bonne santé. J’espère que nous pourrons enfin écrire sans détours. Mes salutations à tous et à toi-même. Ton frère, Isaac.

Une carte postale de Ruse (Bulgarie) proposée à la lecture sur le site Documenting Judeo-Spanish

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| HOMMAGE

Hommage à Rachel Muyal Le 28 janvier dernier nous apprenions avec surprise le décès de Rachel Muyal à Tanger. 2019 aura été une année féconde puisque c’est en juillet 2019 que parut le livre de Dominic Rousseau, Rachel Muyal, la mémoire d’une Tangéroise et en février 2019 que fut présenté à Tolède le documentaire de Miguel Angel Nieto Tu Boca en los Cielos (« Que le Ciel t’entende »). Ce documentaire dont l’actrice principale est Rachel Muyal, devrait être projeté, si les circonstances le permettent, lors de la journée judéo-espagnole du festival des cultures juives le 23 juin 2020. On peut dire que Rachel Muyal fut l’égérie du Tanger culturel et littéraire pendant de longues années, depuis que, en 1970, elle prit la direction de la librairie des Colonnes à Tanger. C’était LA librairie de Tanger par où passaient, ou étaient passés tous les écrivains et personnalités du monde culturel qui se rendaient à Tanger. Tanger, ville internationale, mythique, chérie de tant d’écrivains de toutes les langues et de la beatgeneration. Juive tangéroise de souche, Rachel Muyal, sépharade de langue espagnole comme tous les Juifs du nord du Maroc fit de sa librairie un centre de vie culturelle qu’elle anima aussi bien en français que dans les autres langues de Tanger, l’espagnol, l’anglais, l’arabe maghrébin et bien entendu la haketía, le judéo-espagnol du nord du Maroc qu’elle réservait pour l’intimité. Beaucoup de choses ont été dites sur elle au fil des années dans une ville dans laquelle tout ou presque était rumeurs et fausses vérités, envies et jalousies si fécondes, faux-semblants…

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Rachel paraissait immuable comme le temps, toujours présente, souriante et prête à intervenir, comme par un don d’ubiquité. Pour tous ceux de ma génération qui l’avions connue depuis toujours, Rachel était comme synonyme de Tanger. Il ne pouvait y avoir de manifestation culturelle ou sociale sans sa présence. Et quand elle n’y était pas, c’est qu’elle était en voyage. Comment faisait-elle pour les connaître tous, sembler faire partie de leurs amis proches, savoir tout sur eux, sur tout ? C’est en cela que résidait l’art de Rachel avec son regard perçant et son sourire, sa capacité à être le témoin privilégié de tout sans perdre sa privauté. Elle fut une très bonne conteuse, ce qui fit dire qu’elle « aurait pu être une femme seule qui ne fut jamais seule », car elle faisait partie de Tanger comme Tanger était une part d’elle-même. Elle était née à Tanger en 1933. Je sais que lorsque j’y reviendrai sa silhouette dans certains lieux va me manquer.

Bella Cohen Clougher


AVIYA DE SER… LOS SEFARDIM |

Aviya de ser… los Sefardim

Léontina Arditi ou le salut par les livres

Léontina Arditi 1 est une légende du théâtre bulgare. Disposant d’un registre de jeu très étendu, elle a interprété des dizaines de pièces comiques ou tragiques et a été parmi les premières à se produire dans des spectacles en solo avant que le genre ne devienne très populaire. Sa vie se confond avec celle de la Bulgarie et des Juifs bulgares au XXe siècle, entre communisme et sionisme, amour de la culture bulgare et fidélité au peuple juif. Léontina Arditi fait aussi partie de la grande famille sépharade des Canetti-Arditi qui compte parmi ses membres les plus illustres le prix Nobel de littérature Elias Canetti et le comédien Pierre Arditi. Ce goût familial pour les arts a non seulement résisté aux revers de fortune et aux tragédies de l’histoire, mais il a aidé à les surmonter. Les livres et en particulier la littérature française ont joué un rôle essentiel dans le développement de sa sensibilité artistique. Elle devait y revenir à la fin de sa vie en publiant une remarquable autobiographie 2 centrée sur la période de la Seconde Guerre mondiale et les persécutions qui l’ont touchée de près.

Léontina Arditi alors collégienne en 1943 à Sofia avant son internement à Haskovo et à Dupnitsa.

1. Léontina Samuilova Stovanova née Arditi. Elle avait gardé son nom de jeune fille pour sa carrière d’actrice et dans son autobiographie.

2. En bulgare, Săchraneni broenici (Chapelets bien gardés) Izdat. Centăr Šalom. 1995 ; traduction en allemand In meinem ende steht mein anfang (Dans ma fin est mon commencement) Milena Verlag. 2002.

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3. Roussé en français ou Rusçuk en turc.

Mazal Uziel, grand-mère maternelle de Léontina Arditi. Sofia 1943.

Nissim Uziel, grand-père maternel de Léontina Arditi sur le front de la Première Guerre mondiale. Il fut décoré pour sa bravoure. La légende se lit ainsi : « Voici mon père, un bel homme. »

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Ma famille paternelle est d’origine sépharade et, après un passage en Italie, elle s’est établie dans l’Empire ottoman à Ruse 3. Ils avaient tous un solide sens de l’humour, chantaient des chansons italiennes et s’exprimaient en judéoespagnol. À Ruse, à la suite d’une dispute, la famille Arditi s’est divisée en deux branches. Une partie s’est installée à Pazardzhik alors que l’autre est restée à Ruse. L’écrivain Elias Canetti, cousin de mon père est de la branche de Ruse et je suis de celle de Pazardzhik.

Mes grands-parents Ma grand-mère maternelle, Mazal Uziel avait presque toujours la tête couverte. Elle parlait judéo-espagnol – spaniol ainsi que nous disions – comme presque tout le monde dans le quartier juif de Sofia. C’était un quartier pauvre où les kortijos, les cours intérieures avec leurs fontaines évoquaient l’Espagne. Les Juifs du quartier parlaient aussi le turc et ils avaient une étrange façon de parler bulgare ; les Juifs plus évolués parlaient français. Je ne sais pas en revanche si mes grands-parents parlaient l’hébreu. Je n’ai jamais vu une femme juive porter une perruque en Bulgarie pas plus que je n’ai vu un Juif bulgare porter une kippa ou un chapeau noir dans la rue. Les kippot étaient réservées à la synagogue. Ma grand-mère paternelle Beya Arditi (née Tadzher) s’était remariée à un Juif très riche, le banquier Aron Arav. Ils possédaient plusieurs grandes maisons luxueusement meublées et disposaient d’une servante et d’une cuisinière à domicile. La famille parlait le français, ce qui était considéré comme une marque de distinction au début du XXe siècle. Ma mère qui était d’origine très modeste se sentait humiliée quand cette langue était employée devant elle. Je ne sais pas très bien comment mes grandsparents ont traversé les guerres. J’ai appris que lors des guerres balkaniques mon grand-père maternel, Nissim Uziel, avait sauvé la vie d’un homme alors qu’il était lui-même blessé. Le frère de ma


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Photographie de gauche : Léontina Arditi et sa grandmère paternelle Beya Arditi née Tadzher. Sofia 1941. Le nom Tadzher est celui d'une famille ashkénaze réfugiée en Bulgarie après un pogrom en Bavière en 1492. À droite : Samuil Moisey Arditi. Sofia années 1940.

grand-mère paternelle Beya était le colonel Avram Tadzher, un homme particulièrement courageux et intelligent, connu pour être un tireur de d’élite et qui avait ses entrées au palais. Il a combattu dans l’armée bulgare pendant la Première Guerre mondiale et a été décoré pour ses exploits.

Mon père Samuil Arditi Mon père Samuil Moisey Arditi était un homme intelligent, d’une grande douceur et doté d’une riche vie intérieure. Il est né en 1902 à Belogradchik et s’est installé à Sofia après son mariage. Il m’a bien éduquée et m’a appris à ne jamais m’emporter contre quiconque. Il a été jusqu’à vendre son alliance pour pouvoir m’acheter un violon, car il pensait que j’avais une bonne oreille pour la musique ; je n’avais alors que quatre ans. Nos voisins le lui ont reproché en lui disant que les musiciens ne gagnaient pas leur vie et à plus forte raison les femmes.

Mon père lisait beaucoup de livres. Anatole France était son écrivain préféré. Il m’a fait découvrir et aimer Edmond Rostand et sa pièce Cyrano de Bergerac. Même s’il était d’ascendance italienne, il n’avait aucune disposition pour la musique. Il m’a un jour montré un document où il était écrit : « Sa Majesté le roi Boris III déclare que le citoyen italien Samuil Moisey Arditi est naturalisé bulgare. » Il l’a été avant ma naissance pour pouvoir se marier en Bulgarie. Mon père a beaucoup souffert toute sa vie, mais c’était un homme très digne. Il a grandi pratiquement orphelin, car sa mère Beya s’était remariée à un riche banquier qui ne pouvait souffrir la vue de son beau-fils. Seule Berta, la cuisinière, prenait soin de lui et il était consigné au sous-sol. Mon père finit par émigrer en France dans un wagon de marchandises. Pour survivre, il travailla avec des ferblantiers tziganes avant d’être admis à la faculté de droit de Toulouse ou de Montpellier. Il faisait du nettoyage dans une cathédrale tout en étudiant. Quelqu’un de malveillant l’a dénoncé au

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Photographie de la cathédrale Sainte Nédélia de Sofia après l’attentat. L’action s’est déroulée pendant les funérailles du général Konstantin Georgiev, assassiné deux jours plus tôt par des bolcheviks. Le dôme principal de la cathédrale a explosé et s’est abattu sur l’assistance.

4. L’attentat de la cathédrale Sainte-Nédélia de Sofia perpétré le 16 avril 1925 qui fit 150 morts et de très nombreux blessés. La ligue militaire, mouvement d’extrêmedroite organisa une vague d’exécutions illégales dans les semaines qui suivent dont le journaliste Yosif Herbst fut victime. 5. Le mot turc pour désigner les femmes mariées.

prêtre comme un Juif dont la présence profanait l’église ; il fut renvoyé sur-le-champ. Il travailla alors comme gardien dans un bar. Je me souviens d’une anecdote à ce propos. Ma mère n’aimait pas beaucoup ma grand-mère paternelle qui avait abandonné son fils. Quand elle était en colère, elle prenait mon père en pitié : « Ce fils en or qui a dû travailler comme portier au milieu des courants d’air ! » Et ma mère quand elle s’en prenait à mon père criait : « Comment veux-tu que je sois ta préférée quand tu as vu tellement de femmes nues dans ton cabaret ! » Mon père rétablissait toujours la vérité : « Je n’étais même pas autorisé à rentrer ! » Mon père était antifasciste, mais il n’était pas communiste. Il disait que l’idéal communiste est merveilleux, car chacun aspire à vivre dans l’égalité et la fraternité ; que c’est très beau, mais utopique, car l’homme est imparfait et corrompt tout ce qui est bon. Quand il rentra de France en 1925, Yosif Herbst, un journaliste célèbre, fondateur de l’Agence de presse bulgare, le recom-

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manda comme sténographe au parlement. Peu de temps après, Herbst fut assassiné en représailles à un attentat commis par une cellule du parti communiste bulgare 4. Quelqu’un remarqua que mon père avait été recommandé par Herbst et il fut inclus dans une liste de Juifs suspects de sympathies gauchistes. Ils furent tous déportés au camp de travail forcé de Lovech.

Ma mère Mariika Arditi (née Uziel) Ma mère Mariika Samuil Arditi est née en 1906 à Sofia. Son père venait du village de Kalishte, dans la région de Radomir. Bien qu’elle n’ait fréquenté que l’école primaire, elle avait l’esprit très vif. Elle était fière d’être juive et nous disait que les Juifs étaient intelligents et que nous devions nous montrer à la hauteur. Elle était tolérante à l’égard de tous les autres peuples. Une femme tzigane était son amie ; notre maison était toujours pleine de kaden 5. Je pense que les


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Balkans ont abrité les plus grandes civilisations et que c’est une chance que tant de peuples se soient trouvés au même endroit. Ma mère était une femme exceptionnellement belle. Elle a commencé à travailler comme vendeuse dans une parfumerie à l’âge de quatorze ans. Un jour, on lui a demandé de tenir un étal devant la boutique. Mon père qui passait par là acheta de la crème à raser. C’est ainsi qu’ils firent connaissance en 1927. Il pleuvait le jour de leur premier rendez-vous. Il l’attendait en face du centre commercial Halite et ma mère se pressait tellement avec son parapluie qu’elle a fini par tomber et par déchirer ses bas résille. Quand plus tard ils se disputaient, elle avait l’habitude de lui dire : « Ne crois pas que je sois folle de toi ! » et il répondait calmement : « Ne dis pas ça ! Tu es presque morte pour moi, rappelle-toi les bas résille ! » Ils se sont mariés la même année à la grande synagogue de Sofia. Je ne sais pas beaucoup de choses concernant les frères et sœurs de mes parents. J’ai toutefois plus de liens avec les parents de ma mère, en particulier avec ma tante Liza. Son mari s’appelait Bentzion Bar David. Il était originaire de Kyustendil et était ferblantier. Cela peut sembler étrange, mais sa boutique là-bas s’appelait « Le silence ». Ils ont émigré en Israël comme leur fille Zelma. Elle s’est installée à Rehovot où elle a épousé un Juif polonais. Ma mère avait deux frères, Benjamin ( oncle Buco) et Rahamim (oncle Raho). Ils sont partis vivre à Haïfa où ils ont travaillé comme dockers, puis à Jaffa toujours comme débardeurs avant d’ouvrir une épicerie. Lorsque j’ai été pour la première fois en Israël en 1964, leur situation était un peu meilleure. Ils disposaient chacun d’un espace de vente de 5 m² et vivaient dans des maisons arabes délabrées, sans réfrigérateur ni air conditionné.

Naissance à Sofia Je suis née à Sofia en 1929. Ma mère a eu du mal à avoir des enfants. Je suis née avant terme

Mariika Samuil Arditi née Uziel. Sofia années 1940.

au 7 e mois et ils en ont beaucoup souffert. Ils auraient voulu avoir d’autres d’enfants comme les autres familles juives. Mes parents s’habillaient très à la mode, dans le style européen, soigné et élégant. Les Juifs en Bulgarie, bien que parfois plongés dans la misère noire, mettaient un point d’honneur à rester présentables. Les maisons reluisaient de propreté même si des poules déambulaient à proximité. À Sofia, la situation financière de notre famille était très mauvaise. Mes parents avaient construit une maison sur un terrain acheté avec la dot de maman. Ils avaient embauché une Tzigane pour leur porter chance comme c’était la coutume à l’époque. Le terrain était très argileux. Mes parents aidés par la Tzigane ont façonné des briques d’argile, les ont cuites et ont construit leur

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Photographie de gauche : La maison où habitaient les parents de Léontina Arditi et leur fille à Koniovitsa, le quartier juif de Sofia. Photographie prise dans les années 1940. À droite : Mariika Samuil Arditi née Uziel portant Léontina Arditi dans ses bras devant la maternité. Sofia 1929.

maison c’est-à-dire une chambre, une cuisine et un foyer. Ils achetèrent quelques meubles et prirent du mobilier chez ma grand-mère paternelle, la riche ; nous avions même un fauteuil tapissé ! Pour l’eau courante et les toilettes, il fallait aller dans la cour. Nous avions des poules, des lapins et des chats. Mon père creusa une mare afin que nous élevions des canards. Nous chauffions la maison en ramassant des pommes de pin et du petit-bois.

Koniovitsa, le quartier juif de Sofia Les Juifs de Sofia étaient principalement de petits commerçants ou des artisans. Certains étaient cordonniers, marchands de kebab ; d’autres vendaient sur les marchés des aiguilles, du fil, des primeurs. Il n’y avait pas de taverniers juifs, car les Juifs ne buvaient pas. Ils avaient en revanche de petites épiceries. Le quartier de Koniovitsa a servi un temps de ghetto pendant la guerre. Il n’y avait ni eau courante ni électricité. Il n’y avait qu’une seule radio pour les habitants de trois rues et nous allions tous l’écouter. Encore aujourd’hui je

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perçois la misère quand je passe par là. Mais il faut souligner que l’antisémitisme était pratiquement absent. À six ou sept ans, un garçon m’a dit : « Tu es juive » et je lui ai répondu : « Ça veut dire quoi ? » Les marchés d’autrefois étaient merveilleux : une symphonie de couleurs et de langues. J’avais pris l’habitude de chiper des fruits, car je n’avais pas d’argent pour en acheter. Un ami de la famille, un policier bulgare venait souvent au marché ; on l’appelait oncle Doncho. Il avait l’habitude de dire à mon père : « Aujourd’hui je vais remplir mon sac grâce à vos Juifs ! » Il poursuivait ceux qui ne payaient pas leurs taxes. Le soir, mon père lui demandait : « Alors qu’estce qui leur est arrivé à mes Juifs ? » Et son ami policier lui répondait : « J’ai pris ce que j’ai pu. Voilà trois choux et trois kilos de gaufres. » On les lui donnait pour éviter l’amende. Est-ce que l’on peut appeler cela de l’antisémitisme ? Un jour, papa a dit à ma mère : « Venez tous avec moi ce shabbat. Je vous emmène au restaurant. » Il travaillait comme dactylo en centreville. Il a ajouté : « Mais vous devez venir à pied. » Le restaurant était en fait une cantine. Nous y sommes allés et il nous a dit : « Aujourd’hui


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personne ne m’a donné de travaux d’écriture, mais c’est égal ! » Nous avons pris une soupe, des keftés et mon père a demandé qu’on porte la note sur son compte. Nous mangions à crédit ; voilà à quoi nous en étions réduits !

L’amour des livres Malgré tout, en dépit de leur pauvreté, mes parents m’achetaient régulièrement des livres pour enfants, car à la maison nous lisions beaucoup. Les deux tiers des livres étaient en français, tous achetés par mon père. Il lisait régulièrement les journaux de gauche comme Zora (L’Aurore), Zaria (L’Aube), Utro (Le Matin). Maman ne lisait pas la presse, mais elle aimait les œuvres d’Anatole France, Balzac, Zola. Papa me recommandait la lecture de Jules Verne, Karl May et Stefan Zweig et un jour il m’a apporté Martin Eden de Jack London. Il m’avait inscrite comme lectrice dans deux bibliothèques de la ville. Mes parents aimaient lire à voix haute à la maison. C’est ainsi qu’ils ont lu Madame Bovary. Ma mère avait beaucoup de peine pour elle. Quand nous avons été internés pendant la guerre, ma mère a vendu beaucoup de choses, mais nous avons apporté les livres à mon professeur de violon Kamen Popdimitrov. Il les a rangés dans son grenier et lorsque nous sommes revenus, il les a rendus à mon père qui s’est exclamé : « Maintenant je peux être heureux ! »

Un judaïsme bulgare Mes parents n’étaient pas très religieux en particulier mon père qui était athée. Il se disait juif, mais il ajoutait : « Je suis d’abord un Bulgare juif. » Nous célébrions la venue du shabbat les vendredis soirs en prenant un verre de mastika 6, en mangeant des spécialités juives et signe de l’influence italienne, des spaghettis froids avec du poivre et du vinaigre faute de citron. Notre observance relevait plus de la tradition que de la foi. Ma mère préparait la matzah et

du tarhana 7 pour Pessah, mais nous mangions du porc à la maison ; c’était d’ailleurs un sujet de blagues entre mes parents. Nous observions toujours Rosh Hashanah. Ce jour-là, mon père n’allait pas travailler ; nous mettions des vêtements neufs et nous rendions visite aux gens. À Pourim, nous nous retrouvions avec mes parents maternels et je portais un masque avec les autres enfants. Mon père respectait toutes les religions. Il m’a parlé pendant des heures des catholiques, de Jeanne d’Arc et de l’histoire de France. Aucun de mes parents ne m’a jamais emmenée dans une synagogue. J’ai visité celle de Sofia à l’occasion de sa restauration, mais c’est tout. Je n’ai pas non plus étudié l’hébreu, mais par leur comportement mes parents m’ont inculqué des règles dont je leur suis reconnaissante. Un jour où je m’étais mal conduite, ma mère m’a appelée en me disant : las djudyas son onoradas [les femmes juives sont honnêtes]. Je n’ai jamais assisté à des querelles domestiques. Mon père était cependant très jaloux d’autant qu’un garde russe était tombé amoureux de maman. Papa participait régulièrement aux réunions du Bet Am 8 surtout après 1944, mais pas ma mère. Je me souviens qu’il rentrait à la maison et que ma mère demandait : « Alors quoi de neuf là-bas ? » et papa répondait : djudios, djudios, djudios,

Léontina Arditi (deuxième depuis la droite) avec ses amies juives portant l’étoile jaune lors d’un camp d’été à Dupnitsa en 1944.

6. Boisson à l’anis comparable à l’ouzo en Grèce ou au yeni rakı en Turquie. 7. Spécialité orientale : fines galettes à base de bulgur et de yogurt. 8. Le centre communautaire juif.

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Hatzaïr, mais Zelma, la fille de ma tante Liza en faisait partie. Elle avait un ou deux ans de moins que moi. Elle a réussi à partir clandestinement en Israël en 1944 par ce canal.

Grandir à la campagne

Photo d’une fête carnavalesque lors d’un camp d’été juif de l’Hashomer Hatzaïr en 1943. Léontina Arditi est à l’extrême gauche de l’image.

9. Le 24 mai 1943 un groupe de députés mené par le vice-président de l’Assemblée Dimitar Peshev et soutenu par les dignitaires de l’Église orthodoxe organisa une manifestation de masse contre la déportation des Juifs bulgares. Cette démonstration publique joua un rôle important dans le sauvetage des Juifs bulgares.

muntchos djudios [des Juifs, des Juifs, des Juifs, beaucoup de Juifs]. J’étais encore jeune, mais je me rappelle confusément de la manifestation du 24 mai 1943  9 contre l’expulsion des Juifs. Le 24 mai, où l’on célébrait Saint-Cyril et Saint-Méthode était ma fête préférée. Je me souviens avoir revêtu ma blouse rouge. Soudain, les manifestants se sont mis à courir, car la police montée les chargeait. Je jouais dans la rue et maman m’a ramenée à la maison en me disant : « Enlève vite cette blouse rouge ! Tu as choisi un mauvais moment pour la mettre ! » C’est le premier jour où j’ai entendu le mot antisémite en entendant quelqu’un s’exclamer : « Les antisémites battent à mort les Juifs ! » Je n’en comprenais pas la signification. Nous étions six élèves juifs dans mon école bulgare et personne ne nous dérangeait ou ne nous maltraitait. Les enfants juifs furent envoyés dans un camp d’été en 1943 avant que nous soyons forcés de quitter Sofia. Nous étions nourris, nos têtes étaient épouillées et nous ne traînions pas dans la rue. Je jouais du violon lors de ces colonies. Nous étions encadrés par des adolescents de l’Hashomer Hatzaïr et l’un d’entre eux était le futur écrivain et folkloriste Albert Dekalo. Il n’avait alors que dix-neuf ans et j’en avais douze ou treize. Je n’étais pas membre de l’Hashomer

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J’ai passé une bonne partie de mon enfance à Mezdra, une bourgade de seulement 2 000 ou 3 000 habitants où nous étions les seuls Juifs. C’était une enfance heureuse. Mon père travaillait chez un meunier et ma mère était au foyer tout en s’occupant de notre basse-cour. Elle donnait du maïs aux oies pour les engraisser. Sa mère lui avait montré comment faire. Ma pauvre grand-mère Mazal avait été surnommée « la courtisane », car elle connaissait bien le cuisinier du roi Boris III. Un jour, son ami cuisinier lui a dit : « Mazalika, si tu peux m’apporter quatre oies par mois, tu gagneras beaucoup d’argent. » Ma grand-mère n’a jamais gagné beaucoup d’argent, mais elle a lui a apporté les quatre oies qu’elle gavait de maïs. Le soir, à Mezdra, les femmes prenaient leur homme par le bras, les enfants suivant derrière, et tous se rendaient à la gare pour voir l’arrivée du train de Sofia. Ma mère prenait une tranche de pain et m’achetait un kebab là-bas. Un jour, j’ai contracté la diphtérie et on m’a fourré dans un train pour Sofia pour y être soignée. À mon retour, j’ai pris de l’ascendant sur les autres enfants qui n’avaient jamais eu l’occasion de prendre le train. J’ai eu mon premier amoureux quand j’avais sept ans : Geshko Lishkov, un petit Tzigane. Son père possédait le manège près de la gare. Nous avions décidé de nous marier, Geshko et moi. Il m’avait promis de me laisser aller dans le manège…

Années de guerre Un beau jour, mon père est rentré du travail à une heure inhabituelle avec des badges et une


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Camp de travailleurs forcés juifs de Shiroka Poliana en 1942.

pancarte en carton. Ma mère lui a demandé : « Qu’est-ce que c’est que tous ces badges jaunes ? » Il a répondu : « Ce sont des étoiles et elles doivent être cousues sur tous les vêtements » « Et cette pancarte ? » « Maison juive ». Maman a placé à notre porte la pancarte. Peu après une voisine bulgare, la tante Mika, est venue nous demander du sel ou du vinaigre. Elle s’est exclamée : « Mon Dieu ! C’est quoi cette horreur ! Jetez-moi ça vite ! » Notre déportation fut très traumatisante. Nous vivions alors dans une masure qui appartenait aux parents de ma mère, rue Pernik, dans le quartier juif de Koniovitsa. Nous avons dû vendre tout ce qui nous appartenait. Papa a transité par quatre camps de travail forcé : le premier était au village d’Izvorche dans la région de Lovech, le second à Shiroka Polina dans la région de Batak, le troisième à Dupnitsa et j’ignore où se trouvait le quatrième. La dernière fois que mon père est revenu, son dos était couvert de stries violettes, séquelles des coups qu’il avait reçus. Il ne nous a jamais dit pourquoi on l’avait battu. Il est arrivé

par le train à 3 heures du matin, mais il ne s’est pas manifesté avant 6 heures pour ne pas nous réveiller. Il était couvert de poux. Maman l’a déshabillé dans la cour, a allumé un grand feu et a fait bouillir ses vêtements. Elle l’a ensuite enveloppé dans un drap de lit ; il neigeait dehors ! Ma mère a rencontré le commissaire aux questions juives Alexandar Belev en 1943. Le commissariat avait été créé dans la foulée de la loi de protection de la nation 10 promulguée en janvier 1941. Maman voulait nous éviter d’être expulsés de notre maison. La rencontre a été organisée par le biais d’une amie de mon père, Julia de Genese. C’était une femme bien sous tous rapports et qui m’a appris le français sans jamais rien demander en contrepartie. Bien que cette rencontre ait été vaine, elle mérite d’être rapportée. J’accompagnais ma mère et Belev m’est apparu comme un homme sinistre, avec un visage jaunâtre, pâle comme la mort. Ma mère est entrée et elle est aussitôt ressortie en disant : « Impossible ! » Cela signifiait que nous devions

10. Législation antisémite destinée à écarter les Juifs du reste de la population et à préparer leur déportation.

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Camp d’été juif de l’Hashomer Hatzaïr. 1943. Léontina Arditi figure avec son violon au centre de l’image.

11. Ivan Vazov (1850-1921) homme politique et écrivain considéré comme le père de la littérature bulgare moderne. Son roman Sous le joug inspiré de la vie du révolutionnaire Vasil Levski est son œuvre la plus connue.

quitter notre maison. Je me rappelle clairement d’une femme balayant devant de jeunes soldats allemands assis en uniforme qui fumaient. Elle les maudissait ouvertement : « Que Dieu les châtie ! Je dois encore nettoyer leurs ordures ! Qui les a amenés ici ? » Un homme l’a entendue et lui a dit : « Qu’est-ce qui te prend de dire ça ? Ils vont t’entendre ! » Elle lui a répondu : « Taistoi ! Ils ne parlent pas bulgare et encore moins le dialecte shopski ». La pauvre Julia de Genese a eu un destin tragique. Elle était amoureuse d’un soldat allemand auquel elle se fiança, mais qui fut tué peu après sur le front de l’Est. Elle souffrit beaucoup ; elle était enceinte et maman l’aida à avorter. Julia vivait en donnant des cours de français et d’italien. Après le 9 septembre 1944, elle disparut. Elle avait été dénoncée et envoyée dans un camp. Mon père et ma mère ont fait des recherches pour la retrouver. On leur a répondu qu’elle était morte.

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Rescapée des mathématiques Avant notre départ, j’étudiais dans une école bulgare. Je détestais la géométrie et le professeur le plus odieux était justement notre professeur de mathématiques, Madame Yankova. Quand j’avais une note correcte, maman me préparait un gâteau et en donnait aussi à ses voisines. Mes parents ont même embauché un professeur particulier sans succès. J’aimais beaucoup la géographie, la littérature et le bulgare. Je connaissais par cœur la moitié de L’Épopée des Disparus d’Ivan Vazov 11 et j’adorais mon professeur de littérature, Madame Kateva. Des militants de l’organisation de la jeunesse fasciste Brannik sont venus une fois recruter dans notre école. Nous avions un garçon particulièrement stupide dans la classe qui s’appelait Haïm. Je me disputais souvent avec lui. Il a levé la main pour donner son nom. On lui a dit : « On n’accepte pas les Juifs ici. » Quelques plaisanteries ont fusé : « Les Juifs sont ceci, sont cela ». Madame Kateva a


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vu rouge et a dit : « Je ne tolérerai jamais cela dans ma classe ! » À part les leçons de mathématiques et les merveilleuses leçons de français avec Julia, je suivais des cours de violon gratuitement. Mon professeur était oncle Kamen, le célèbre violoniste Kamen Popdimitrov, que mon père avait connu en France. Alors que nous devions être internés et que j’étais en troisième année de collège, j’ai reçu une note éliminatoire en géométrie. Nous avons été forcés de quitter Sofia avant que je puisse passer le rattrapage. On nous a d’abord assignés à résidence à Haskovo, puis à Dupnitsa où je n’ai pas été prise au lycée, car il me manquait mon examen de passage. Que faire ? Maman a écrit une lettre à l’oncle Kamen. En réponse, il m’a envoyé un relevé de notes attestant du passage en classe supérieure. Mon professeur de mathématiques, Madame Yankova était mon cauchemar ; je l’aurais étranglée si j’avais pu, et, à ma grande surprise, je découvris que j’avais obtenu deux excellentes notes en mathématiques et en géométrie. Qu’avait bien pu faire cet homme pour convaincre Madame Yankova ? Je n’en sais rien. Ce qui importe c’est que deux Bulgares ont tout tenté pour donner à une petite Juive une chance de poursuivre ses études. J’étais quelqu’un d’extrêmement sociable. J’avais des amis partout : dans les villages où j’ai grandi, à l’école primaire, au lycée, à l’école d’art dramatique, au conservatoire et dans les théâtres où j’ai débuté. Je n’ai jamais souffert de l’antisémitisme de la part des Bulgares. Au contraire, je me souviens qu’un jour, à Dupnitsa, le grand-père de l’une de mes amies de classe est venu trouver ma mère. Il est descendu tout spécialement de son village pour nous dire : « Si vous avez besoin de vous sauver, si vous devez quitter le pays, j’ai des hommes dans la montagne qui peuvent vous sauver. » Je suis presque entrée chez les partisans, car ce vieil homme qui voulait nous cacher était sans doute l’un des leurs. À Dupnitsa nous n’avions droit qu’à deux ou trois bols de soupe à midi. À Haskovo, il y avait une rumeur selon laquelle un officier mettait de

Léontina Arditi jouant du violon à Sofia en 1943 avec son premier amoureux Niso [Nissim] Benbasat.

la naphtaline dans la soupe pour empêcher les Juifs de se nourrir. Je me souviens d’un incident antisémite à Dupnitsa. L’une de mes camarades portant l’uniforme des jeunesses fascistes, Lida Zhadrovska s’est emparée de mon réchaud et a commencé à donner des coups de pied dedans en criant : « Nous n’allons pas en plus nourrir ces chifuti [youpins] ! » La mort du roi Boris III m’a beaucoup marquée ; ma famille avait un grand respect pour lui. Il est mort le 28 août 1943, mais les funérailles n’ont eu lieu que le 1er ou le 2 septembre au monastère de Rila. Le cortège funèbre devait traverser Dupnitsa. Avec tous les autres enfants, je me suis placée sur le passage du train. Nous avons attendu et soudain le train est apparu avec un wagon ouvert transportant le corps du roi et quatre gardes debout qui le veillaient. Le train avançait très lentement et nous pouvions voir le cercueil couvert d’un tissu lie-devin. Tous les petits garçons ont découvert leur tête. Une vieille femme nous a apporté un pain et l’a partagé en disant : « Même si vous êtes d’une autre religion, c’était aussi votre roi ! »

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Des inconnues dans la maison

Léontina Arditi dans le spectacle en solo Pizho et Pendo d’Elin Pelin au Théâtre des Armées à Sofia. Années 1960.

12. Jour de la prise de pouvoir par les communistes bulgares. 13. Ivan Krylov (1769-1844) célèbre fabuliste russe dans la lignée d’Ésope et de La Fontaine.

Après le 9 septembre 1944 12, nous sommes rentrés à Sofia et nous avons retrouvé la petite maison construite par mes parents et la Tzigane. Notre logement a été réquisitionné pour loger deux jeunes soldates, dont l’une s’est révélée être juive. La nuit ces deux femmes disparaissaient et ne revenaient qu’au petit matin. Elles se déshabillaient alors et allaient se laver à la pompe, leurs poitrines nues, sous les yeux réprobateurs de tous les voisins. Bien sûr, les rumeurs allaient bon train : « Ce sont des putains. La nuit elles vont avec les soldats et ensuite elles viennent se laver ici. Mariika le démon est entré dans ta maison ! » Un matin, elles ne sont pas revenues. Le sergentmajor Derepchiisky qui les avait placées chez nous et était aussi juif est revenu en larmes. Leurs lits ont été enlevés et ce n’est qu’à ce moment-là que nous avons su que ces deux filles menaient des missions de bombardement nocturne au-dessus de Belgrade. Elles avaient été tuées en service. Je me suis mise à aimer ces deux inconnues qui nous avaient laissé leurs livres et leurs armes. Elles m’avaient offert une paire de chaussures, car je marchais alors pieds nus par grand froid. Je n’avais rien à me mettre. Un peu plus tard mon père et le sergent Derepchiisky se rendirent à la synagogue ensemble. Le sort de ce sergent était aussi tragique. Il était originaire de Vinitsa. Sa femme était également juive et ils avaient une fille, Ezdra. Derepchiisky disait toujours : « Tu étudieras avec Ezdra », car sa fille jouait aussi du violon. Un soir, mon père lui offrit de la vodka et il se saoula. Il nous dit qu’il était retourné à Vinitsa lors d’une permission et qu’à l’emplacement de sa maison, il n’y avait plus qu’un cratère rempli d’eau. Ni sa fille ni sa femme n’avait survécu. Il nous montra une photographie dont je me souviens très clairement. On y voyait sa femme les cheveux tenus par une natte.

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Après-guerre Après la libération, j’ai rejoint les Jeunesses communistes révolutionnaires par gratitude. J’ai ensuite adhéré au parti communiste en pensant qu’il m’apporterait une protection. J’ai pu étudier gratuitement. Lorsque l’art est devenu la préoccupation majeure de ma vie, j’ai quitté le parti même si je suis restée de gauche jusqu’à aujourd’hui. J’ai commencé à m’intéresser plus sérieusement aux arts à la fin de mes études. Je fréquentais l’école de commerce de Sofia et je jouais en même temps du violon au sein de l’orchestre symphonique du Bet Am sous la direction du merveilleux Mario Menashe Brontsa. Je prenais aussi des leçons d’art dramatique avec le metteur en scène Doyan Danovsky qui avait créé une section théâtrale au cercle littéraire juif. La première pièce qu’il nous a demandé de jouer était À déjeuner à la table de l’ours, une célèbre fable de Krylov 13. Cela devait se passer en 1945-1946, car l’année suivante j’ai été admise à l’École supérieure d’art dramatique de Sofia et au Conservatoire de musique. Je ne me souviens pas exactement des autres élèves de la classe de Danovsky, mais je me


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rappelle d’une représentation exceptionnelle en 1944 au centre communautaire Bet Am avec le metteur en scène Grisha Ostrovsky qui à l’époque était aussi acteur, le célèbre violoniste Yosko Rozanov et Viza Kalcheva qui s’est noyée l’année suivante. J’avais quinze ans et ce spectacle a décidé de la suite de ma carrière. L’école de théâtre où j’ai étudié offrait un cursus en deux ans. En 1947, après avoir achevé la deuxième année, on nous a proposé soit de nous donner notre diplôme soit de continuer nos études deux années supplémentaires dans la nouvelle école d’art dramatique qui venait d’être créée. Certains ont choisi de quitter l’école, d’autres comme moi ont préféré poursuivre nos études. En troisième et quatrième année, j’ai commencé à enregistrer pour la radio. Puis j’ai rencontré un premier grand auteur contemporain, Elin Pelin. J’ai interprété Choheno Kontoshche avec une gloire du théâtre national Konstantin Kisimov. J’étais émue au point d’en perdre la tête. En sortant, on m’a présenté Elin Pelin et il m’a demandé : « Où avez-vous donc appris à parler notre dialecte ? » Je lui ai répondu que j’avais grandi à la campagne. Il m’a alors proposé d’interpréter d’autres pièces qu’il avait écrites. Cela m’a donné des ailes pour la suite. J’ai interprété Pizho et Pend en solo et la pièce est entrée au répertoire du Théâtre des Armées à Sofia. J’ai reçu mon diplôme en 1950. Je devais passer une année probatoire au Théâtre national. Pendant ce temps, le Théâtre des Armées organisait le recrutement de sa troupe. J’ai postulé et j’ai été acceptée. La même année, je me suis mariée. Mon premier jour de travail coïncidait avec le jour des noces, le 11 septembre 1951. Je ne suis pas allée travailler, mais j’ai épousé mon mari, Dilo Dikov Stoyanov qui était d’origine bulgare. J’ai donné naissance à ma fille Tatyana en 1952 et j'ai interprété mon premier rôle cette même année avec Chant du peuple de la Mer Noire de Lavrenev. La première personne à avoir tenté un spectacle en solo en Bulgarie est l’actrice Slavka Slavona

Léontina Arditi interprétant une mère de la ville d’Hiroshima dans un spectacle en solo au Théâtre de poche 199 à Sofia dans les années 1960. Le spectacle d’avant-garde comprend des textes pacifistes de Pablo Neruda, Jean-Paul Sartre, Vanda Vasilevska et d’autres auteurs. Mise en scène : Léontina Arditi. Photographie de Dimitar Sibirski.

Léontina Arditi dans la pièce Le Démon de Lermontov dans les années 1960 présenté au Théâtre des Armées à Sofia. Il s’agit de la première pièce dont elle a assuré la mise en scène.

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J’ai rencontré mon mari Dilo par hasard. J’étais étudiante en troisième année lorsque j’ai été victime d’une paralysie faciale. Elle a disparu, mais les médecins m’ont recommandé d’aller travailler dans une brigade pour profiter des bains de soleil. C’est ainsi que je me suis retrouvée dans un camp au bord de la Mer Noire. Mon futur mari s’y trouvait pour soigner une affection aux jambes ; il étudiait pour devenir ingénieur en hydraulique. Je jouais sans arrêt du violon, car je préparais un examen au Conservatoire. Il venait souvent m’écouter. C’est ainsi que nous nous sommes rencontrés.

Léontina Arditi interprétant la femme-fleur dans la pièce de Nikola Roussev, Waouh ! Combien de coquelicots ! au Théâtre des Armées de Sofia. Mise en scène : Sasho Stoyanov. Années 1960.

Mes filles

dans une pièce de Maxime Gorki. Les suivantes furent les actrices Spas Dzhonev dans le Cantique des cantiques et Tanya Masalitinova dans Anna Karenine. J’ai été la quatrième personne à le faire en interprétant Le Démon de Lermontov. Plus d’une dizaine de mes spectacles ont été interdits durant la période communiste. Les raisons variaient : « snobisme et influence occidentale pernicieuse », « cosmopolitisme », « éclectisme ». Cela a notamment été le cas pour mes interprétations dans Vanity Fair adapté de Thackeray, Crime et châtiment de Dostoïevsky et Vingt-quatre heures de la vie d’une femme adaptée de Stefan Zweig. Le Chercheur ou Don Quichote combattant de Vadim Karastilev a été interdite pour des raisons politiques. Même motif, même punition pour Terre, attends. On ne m’a pas expliqué pourquoi Au soleil et à l’ombre a été refusée. La commission m’a juste notifié son refus. Je pense que les motifs n’étaient ni politique ni antisémite. C’est la jalousie entre collègues du théâtre qui justifiait tout.

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Notre fille Tanya a eu une enfance difficile ; elle souffrait d’une malformation cardiaque. Nous avions souvent des répétiteurs à la maison, car elle n’était pas en mesure d’aller à l’école. Elle a pu être opérée à vingt-sept ans. Tanya voulait être peintre, mais elle a d’abord achevé ses études à l’Institut des techniques chimiques avant d’y enseigner à son tour. Elle a gagné plusieurs prix internationaux pour les marionnettes qu’elle a créées. En 1996, elle a émigré en Israël avec ses deux filles. Elle y a fait une belle carrière de créatrice de marionnettes. Mes deux petites-filles, Léontina et Maria sont nées le 13 octobre 1982. J’ai aidé à les élever jusqu’à ce qu’elles aient quatorze ans. Elles ont achevé l’école primaire juive à Sofia et ont été acceptées au lycée des langues et civilisations antiques pour Léontina et au lycée espagnol pour Maria. Quelques mois plus tard, elles faisaient leur alya. À Tel Aviv, Léontina a été admise dans un lycée d’État prestigieux et Maria a été diplômée d’une école d’art. Léontina a étudié le violon dans une école dirigée par des professeurs russes, mais elle n’a pas voulu continuer dans cette voie, car en Israël on trouve un bon violoniste à tous les coins de rue. Son caractère l’a poussée à incorporer une unité combattante. Elle est devenue officier et commande un bataillon de trente soldats. Encore maintenant, elle est toujours sur la brèche.


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Léontina Arditi posant avec sa fille Tatyana Dilova Dikova et ses deux petitesfilles Léontina et Maria à Bat Yam en Israël en 2003.

Je suis allée pour la première fois en Israël en 1964. La seconde fois juste avant 1989 pour une représentation de Vingt-quatre heures de la vie d’une femme. Je suis allée plusieurs fois rendre visite à ma fille et à mes petites-filles. C’est un très beau pays auquel je suis attachée, mais je ne m’y suis jamais sentie à l’aise en partie à cause du mode de pensée des gens. J’ai été heureuse à la chute du régime le 10 novembre 1989, mais j’ai progressivement réalisé que nous étions passés d’un type de mensonge à un autre. J’ai une certaine nostalgie pour la période communiste, car on pouvait tout

faire malgré les immenses difficultés que j’ai dû affronter. Aujourd’hui il suffit d’avoir de l’argent et d’être une brute sans scrupule pour faire son chemin dans la vie. Bien sûr, ce genre de personne existait avant, mais ceux qui avaient l’intelligence et la ténacité arrivaient à faire leur chemin. La période actuelle est perverse et corruptrice en particulier pour la jeunesse. Texte traduit et adapté d’un entretien avec Patricia Nikolova réalisé en mars 2004 à Sofia pour l’Institut Centropa de Vienne.

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El kantoniko djudyo

Chronique de la famille Arié de Samokov (suite) Nous poursuivons la publication bilingue de la chronique de la famille Arié de Samokov. Ce tapuscrit qui comprend plus de 2 000 pages en judéo-espagnol en caractères latins retrace la vie d’une famille de grands commerçants sépharades de Bulgarie du milieu du XVIIIe siècle jusqu’au début du XXe siècle. Bannie de Vienne par un édit impérial, la famille Arié s’est d’abord établie à Vidin en 1775, sur les bords du Danube. C’est là que le patriarche Moche A. Arié, soutenu par ses trois fils Samuel, Isaac et Abraham développe avec succès un premier négoce. À sa mort en 1789, ses fils héritent du commerce qui est ruiné lors du pillage de la ville de Vidin par des troupes irrégulières. Sans ressources, les trois frères se séparent. Alors qu’Isaac demeure à Vidin, Samuel se rend à Tourno-Severin en Roumanie et Abraham M. Arié I part pour Sofia. Il y fait la connaissance d’un pharmacien juif, M. Farhi, qui l’embauche et ne tarde pas à lui confier la gestion de son commerce où se rendent couramment des notables turcs. Il y rencontre un jour l’Agha Mehmed Emin de Samokov qui lui confère le titre de fournisseur officiel et lui permet ainsi de s’installer dans sa ville où il devient vite un notable apprécié des habitants et de ses coreligionnaires.

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En este anyo de 5556, el S-r. Abraam, I. ke su negosio de su butika, era siempre andando i engrandesiendose, fue en este anyo tambien se pronto su nota de las ropas ke ya le eran en manko en la butika, i aparte lo azia saver a todos sus klientes ke ya teniya de partir por Kostan, i si teniyan algunos de darle komandas ke esto ya tenia siempre, i tambien era ke al prinsipio se lo azia saver al S-r. de Mehmed Emin AA. i komo lo alensiava era ke se iva por razon ke de todos los etchos de la politika ya estava al koriente el S-r. de Mehmed Emin AA. i esto era muntcho importante, porke lo soideyavan por el kamino, i lo pudian i matar el S-r. de Mehmed Emin AA., se gustava muy muntcho de esto ke ya estava adelantando el S-r. Abraam, I. i kuando alguna vez tadrava de ir le, lo mandava a yamar, i le dizio ke siempre ke le vaiga i ke non se travara por nada i kuando kere algun ayudo seya en moneda o de otra koza ke lo demanda, ke ansi era ke sovre todo esto ke el S-r. Abraam I. le demandava en todo lo kontentava, el ke ya estuvo pronto por partir a su viaje, lo izo i izo todos estos empleyos ke la butika los demandava, komo tambien les merkava por todos estos las komandas ke resiviya, i sin muntcho tadrarse se viniya a Samokov, en kada viaje ke azia el S-r. Abraam, I. siempre le traiva una manera de prezente para el S-r de Mehmed Emin AA., entre eyos en la una vez le trucho, una kyulia [turc : külah, coiffe conique très haute de l’ordre des derviches] de derviches komo estas ke yevan los derviches ke estan en la mevlahane de Kostan ke le plazio muy muntcho i se stuvo estalandose de ariir, ke para pasar la ora i djugar kuando estavan solos se la mitiya el S-r. de Mehmed Emin AA., i se ivan ariendo, el ditcho Mehmed Emin AA., era una persona menuda i bacho en la kavesa yevava un sarik de toka blanka grande, i ensima lo teniya a Samokov entero boltandolo sigun ke el lo keriya, a toda via era una persona bonatcha i se komportava kon muntcho, meoyo, i tambien era muy savido i estudiado, i intelijente, le plazia kuando le ivan la djente ke eran para el enteresentes, akeyos ke eran savidos en los estudios el S-r. Abraam I., ke era de

5556 [année civile 1795/1796] En 5556, M. Abraam I, dont les affaires se développaient toujours plus, fit le compte des marchandises qui venaient à lui manquer à la boutique. Il fit en outre savoir à tous ses clients qu’il devait se rendre à Constantinople et que s’ils avaient des commandes – ce qui était toujours le cas – ils pouvaient les lui passer. Dès le départ, il mit au courant l’Agha Mehmed Emin afin qu’il l’y autorise et parce que celui-ci était au courant de toutes les affaires politiques. C’était très important, car on les détroussait et on pouvait les tuer en chemin. La prospérité de M. Abraam réjouissait beaucoup l’Agha Mehmed Emin et quand parfois il tardait à lui rendre visite, il le faisait appeler. Il lui disait toujours de ne rien apporter et que s’il avait besoin d’une aide quelconque que cela soit de l’argent ou d’autre chose, il n’avait qu’à en faire la demande. C’est ainsi qu’il satisfaisait à tout ce que M. Abraam pouvait lui demander. Celui-ci qui était déjà prêt à partir en voyage se mit en route. Il fit tous les achats nécessaires à son commerce et à toutes les commandes qu’on lui avait passées et, sans beaucoup s’attarder, revint à Samokov. Lors de chaque voyage que faisait M. Abraam I, il rapportait une sorte de présent pour l’Agha Mehmed Emin. Entre autres, il apporta une fois une kuliya 1 de derviche comme celles que portaient les derviches du sanctuaire de Constantinople. Elle plut beaucoup à l’Agha qui éclata de rire ; pour passer le temps et se divertir quand ils étaient seuls, l’Agha Mehmed Emin la mettait et cela les faisait bien rire. L’Agha Mehmed Emin était une personne de petite taille qui portait sur la tête un grand turban en soie [sarik ou toka] blanc. Il était à la tête de tout Samokov, menant la ville à son idée. En toutes circonstances, c’était une personne calme qui agissait avec beaucoup de réflexion et qui était très savante, instruite et intelligente. Il appréciait la venue de gens qui étaient pour lui intéressants comme ceux qui étaient versés dans les études parmi lesquels M. Abraam I. Quand il y allait, si leur conversation tombait sur un thème d’études à approfondir, il

1. Du turc, külah, coiffe conique très haute de l’ordre des derviches. 2. Tchelebi que l’on pourrait traduire par maître ou sieur est pour les minorités de l’Empire ottoman l’équivalent du terme Effendi pour les musulmans.

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Derviches à Istanbul vers 1875. Photographe : Abdullah frères Collection : Pierre de Gigord. Getty Research Institute.

Derviches à Istanbul. Photographe : Iranian M. Fin XIXe s. Collection : Pierre de Gigord. Getty Research Institute.

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estos, kuando le iva i si es ke se les avria algunos linguajes de estudios mas ondos era ke restava kon oras enteras dandole a entender, el se okupava muntcho por sus ijos los mas grandes ke son Hr. Tchelebi, i Hr. Josef, porke se enbezaran bien a meldar, fin a ke pudieran alkansar en los estudios los mas altos, sigun ke ya fue ansi, eyos todos los dos ermanos estuvieron en Sofia komo un anyo en el midrach de los hahamin ke ya avia en Sofia i se enbezaron en los estudios de el Talmud, los mas enportantes, i el S-r. Abraam, I. sus Padre ke ya lo konosia este estudio al fondo era ke en las notches les dava el mizmo liksiones i ansi es ke devinieron Hahamin, grandes, porke i a eyos tambien les plazia muntcho toparsen ande aviyan platikas sovre los estudios, ke non se embevisiyan [embever : s’absorber] en avlas baldias, o en algunos apetites de mansevos, ansi era de mizmo i el S-r. Abraam, I. su natura era de levantarse de maniana, i se iva a el kaal, a dizir la su tefila, kon minyan, i meldava denpues el Hor-Le-Israel, i se mitiya dos pares de tefilin, ke era un ombre muy Hasid, i muy religioso i denpues se viniya a kaza i azia su desayuno, sin ke apretava por nada ; i denpues saliya a la plasa para azer los empleos por el menester de el mantenimiento de la kaza, ke era el mizmo solo ke los merkava, ke non se avergonsava el mizmo de merkarlos i de traerlos, el non dechava sufrir a mujer por dinguna koza ke de todo esto ke le demandava, la kontentava, porke la amava muntcho de mizmo era i kon sus ijos i kon toda la djente de su kaza, era muy amorozo de el lavoro, non se dechava servir en kaza por nada ke non se haraganiyava el mizmo de levantarse, i servirse por su menester, i denpues se iva a la butika, i muy repozadamente, era ke resentava la butika, i enkontrava a sus klientes, ke ya teniya muntchos, sus venditas eran dekontino sin estankar, era kon la mas grande deretchedad ke aziya sus venditas en la medio dia se veniya a kaza a komer, i komiyan todos djuntos, i denpues se etchava i durmiya, media ora, ansi lo azia en kada dia, non lo empleava muntcho el vino o raki, su natura era sana i rezia, su puerpo era proporsionel,

restait des heures entières à réflechir dessus. Il s’occupait beaucoup de ses aînés maître Tchelebi 2 et maître Josef afin qu’ils sachent bien lire et puissent accomplir des études supérieures. Il en fut ainsi : les deux frères se rendirent à Sofia étudier environ un an au midrash 3 des hahamim 4 qui se trouvait dans la ville. Ils étudièrent les matières les plus importantes du Talmud. Leur père, M. Abraam I qui connaissait à fond ces études leur donnait lui-même la nuit des leçons. C’est ainsi qu’ils devinrent de grands érudits. Eux aussi appréciaient de pouvoir débattre de ces études et ils ne se perdaient pas en vaines discussions ou dans les distractions de la jeunesse. Il en allait de même de M. Abraam I. Il était lève-tôt et se rendait à la synagogue dire sa prière en présence du minyan 5. Il lisait ensuite le Or-le-Israël et se mettait les tefilin 6. C’était un homme très observant et très religieux. Ensuite il allait à la maison et prenait son déjeuner sans aucune précipitation. Puis il sortait en ville faire les achats nécessaires aux besoins de la maison. Il était le seul à le faire et il n’éprouvait pas de honte à les acheter et à les apporter lui-même. Il ne laissait en rien souffrir sa femme. Il la contentait en tout ce qu’elle demandait, car il l’aimait beaucoup. Il en allait de même avec ses fils et avec tous ceux de sa maisonnée. Il était très travailleur, il ne laissait personne le servir chez lui et ne rechignait pas à se lever pour satisfaire ses besoins. Il se rendait ensuite à la boutique et très tranquillement il l’arrangeait et allait à la rencontre de ses nombreux clients. Il vendait continuellement sans faire de pause. Il était d’une grande rectitude en pratiquant ses ventes. À midi, il rentrait chez lui pour manger et tous déjeunaient ensemble. Puis il se couchait et dormait une demi-heure. Il en allait ainsi chaque jour. Il ne prenait pas beaucoup de vin ou de raki. Il était de constitution saine et robuste, son corps était droit et bien proportionné. Il marchait d’un pas tranquille. Il avait beaucoup de vêtements, aimait en changer et les portait très propres. Il ne se fâchait avec personne, n’était ni capricieux ni susceptible et était très patient.

3. École religieuse où l’on étudie le Talmud. 4. Sages en hébreu, souvent employé pour désigner les rabbins judéoespagnols. 5. Dix hommes juifs. 6. Les phylactères. 7. Le décompte des heures à la turque commence au lever du soleil.

En fin de journée, à 11 h½ à la turque 7, il fermait sa boutique et se rendait à la synagogue pour les

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8. La bénédiction sur le vin.

i deretcho kamenava repozado, enpatronava i le plazia renovar sus vestidos ke teniya muntchos, i los vestiya muy limpios, non se araviava kon dinguno, i non era kapritchozo ni menos supito otro ke era muy pasensiozo, sovre todos los puntos en las tadres kuando ya era 11/2 a la turka ya serava su butika i se iva a el kaal, i deziya minha i arvid, kon minian, i deretcho se veniya a kaza, eyos denpues ke ya komiyan, estavan komo la ora ke beviyan kahve i se etchavan por durmir temprano i todos se levantavan de maniana, en todos los dias antes de Chabatod i de los Moadim, serava su butika a la ora 9 de la tadre, i se venia a kaza para resivir el Chabad i los Moadim de temprano kon ke se lavava i se arapava, i se kortava las unias, i tomava un vasiko de raki kon un poko de eskulatcha, ke esto era para resivir el Chabad, i los Moadim, i denpues se iva a el kaal, por dizir la minha i el arvid, i kalia ke salieron de el kaal antes ke estuviera de notche, por resivir el Chabad, temprano, la meza ya estava puesta, kon la lampa ensendida de 7 metchas era enkolgada de un zindjir de tel del tavan enkolgada, en la meza eras resentadas 12 pitas una ensima de la otra, prezentando en la forma de el pan de 2 karas adjuntado de un salero de sal i un kutchiyo lo todo kon un bogo lavrado kon letras de merobah, eskrito el Kiduch de Chabad, i kuando ya viniyan los ombres de el kaal, diziya el patron de la kaza, a las mujeres todas vestidas kon los vestidos de Chabad, kon boz alta, Chabat Chalom, i los grandes de kaza ke son el padre i la madre, se asentavan en la chelte, i les viniyan a unos a unos al presipio sus ijos los grandes les bezavan las manos de el padre i la madre i denpues viniyan sus nueras, ijos, i ijas en kurto todos las djentes de su kaza, i denpues se bezavan las manos los unos kon los otros, el mas grande al mas tchiko i denpues se levantavan en pies los ombres i deziyan a boz alta el Kiduch, todos a la una estos Pasukim, ke estan reglados, antes de dizir el Kiduch, kon el vazo de vino ; i kuando ya eskapavan i esto, era solo el patron de la kaza ke le davan un vazo de vino ke era Kacher i estando en pies delantre de la meza i todos deredor

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offices de minha et d’arvid en présence d’un minyan et il rentrait ensuite directement chez lui. Après avoir dîné, ils passaient environ une heure à prendre le café, se couchaient tôt et se levaient de grand matin. Tous les jours précédant le shabbat et les fêtes, il fermait sa boutique à 9 heures de l’après-midi et rentrait tôt à la maison pour se préparer à accueillir les shabbats et les fêtes en se lavant, se rasant et en se coupant les ongles. Il prenait un petit verre de raki avec un peu de vermicelles [eskulatcha] pour accueillir les shabbats et les fêtes et ensuite il se rendait à la synagogue pour les offices de minha et arvid. Ils devaient sortir de la synagogue avant la tombée de la nuit pour accueillir à temps le shabbat. La table était déjà mise avec le chandelier à sept mèches pendu au plafond à une suspension [zindjir] en fil de fer [tel]. Sur la table étaient disposés douze petits pains, les uns au-dessus des autres, formant comme un pain à deux faces, accompagné d’une salière et d’un couteau, l’ensemble enveloppé d’un tissu brodé avec le texte du kidoush 8 du shabbat en caractères hébraïques. Quand les hommes revenaient de la synagogue, le maître de maison disait à voix haute aux femmes toutes vêtues de leurs habits de shabbat : shabbat shalom. Le père et la mère, les maîtres de la maison, prenaient place sur la banquette et chacun venait à tour de rôle leur baiser les mains, en premier les aînés, puis leurs brus, leurs fils et filles, en résumé tous les gens de la maisonnée. Puis ils se baisaient les mains entre eux, du plus petit au plus grand. Les hommes se mettaient debout pour dire à haute voix le kidoush et les passages requis avant le kidoush avec le verre de vin. Une fois cela achevé, on donnait un verre de vin casher au maître de maison debout devant la table, et tous les autres se tenant debout et silencieux à ses côtés prêts à écouter le kidoush. Le maître de maison chantait alors le kidoush du vendredi en tenant le verre en argent ou en verre dans sa main. Après avoir terminé, il s’asseyait et buvait la moitié du verre et donnait l’autre moitié à sa femme en lui baisant la main avec une petite révérence. Il en allait de même entre eux ; du plus grand au plus petit, chacun goûtait une gorgée et se baisait la main en recevant le verre. Puis ils se lavaient les mains, disaient la bénédiction


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de el, tambien en pies kayados ke van a sintir el Kiduch, i el grande de la kaza a boz alta lo kantava el kiduch el Yom Hachihi en deteniendo el vazo kual de plata i kual de vidrio en su mano denpues ke ya lo eskapava, se asentava i se bevia el medio vazo i la otra metad, lo dava a su mujer kon bezarse la mano kon una tchika temena i ansi del uno al otro enpesando del mas grande fin al mas tchiko i todos gustavan a un sorvo a kada uno, i tambien todos se bezavan las manos al resivir de el vazo, i denpues se lavavan las manos i deziyan la Beraha, i denpues kantavan el lemitsva-alriftah, i denpues el patron de la kaza kitava el bogo ke tapavan las 12 pitas, en metiendo kon las 2 manos ensima de todas las 12 pitas ke eran resentadas a 2 en kuenta 6 i diziendo la Beraha, de el Amotsi, i se tomava las 2 de eyas en deteniendolas kon las 2 sus manos fin ke eskapava de dizir la Beraha, i denpues de las 1 de estas 2 partiya kon la mano la media i al presipio se partiya para si kuanto un bokado i lo untava en la sal i se lo komiya i denpues iva partiendo para todos los de la meza a un bokado a kada uno i les iva dandoles i kada uno se lo tomava i lo untava en la sal en diziendo la Beraha de el amotsi se lo komiyan, i denpues traivan guevos enhaminados kon una redoma de raki i unos kuantos vazikos, i los mundavan los guevos, i se tomavan kada uno a un pedaso deteniendolo fin ke el grande de la kaza va a dar a kada uno un vaziko de raki i todos van a dizir de muevo Chabad Chalom, i se lo bevian i denpues se komiyan el pedaso de guevo por meze, i denpues traivan las komidas i komiyan todos de un plato ke lo metiyan en medio de la meza, i kuando ya eskapavan se lavavan todos las manos kon savon por razon ke komiyan kon la mano, i denpues traivan frutas kon vino i tomavan todos seya de las frutas komo tambien i a un vazo a kada uno de vino i kantavan los pizmonim de notche de Chabad, denpues se lavavan de muevo las manos i deziyan Birkat Hamazone, denpues levantavan la meza i se ivan kada uno a su kamareta, i esta forma lo aziyan en todos los Chabatod i los Moadim, seya en las notches komo tambien i en los dias, (lo ke

et chantaient Le mitzvah al-riftah. Ensuite le maître de maison retirait le tissu enveloppant les douze pains en plaçant les deux mains sur les deux piles de six pains chacune et disait le motsi 9 en tenant deux d’entre eux entre ses mains jusqu’à ce qu’il ait fini de dire la bénédiction. Puis, avec la main, il rompait l’un des deux, prenait d’abord une bouchée pour lui qu’il trempait dans le sel et mangeait. Il divisait ensuite le pain pour toute la tablée, en donnait une bouchée à chacun que l’on trempait dans le sel en disant la bénédiction du motsi avant de la manger. Puis l’on apportait les œufs marbrés avec un flacon de raki et quelques verres. On épluchait les œufs et chacun en prenait un morceau en le tenant jusqu’à ce que le maître de maison ait donné à chacun un petit verre de raki et que tous aient dit à nouveau shabbat shalom. Ils le buvaient et ensuite mangeaient l’œuf en apéritif. Après on apportait la nourriture et ils mangeaient tous d’un plat disposé au milieu de la table. Une fois terminé, ils se lavaient les mains avec du savon, car ils mangeaient avec les mains. On apportait alors les fruits avec du vin. Ils prenaient tous des fruits, un verre de vin chacun et entonnaient les cantiques. Ils se lavaient de nouveau les mains, disaient le chant d’action de grâce avant de se lever de table et d’aller chacun dans sa chambre. Il en allait ainsi tous les shabbats et jours de fête, de jour comme de nuit (d’après les personnes âgées, ils se mettaient en colère quand ils tardaient à rentrer de l’office d’arvid avant le shabbat, car l’œuf dont on a parlé plus haut devait être partagé avant la nuit tombée ; cette coutume de l’œuf était considérée à l’égal de l’un des dix commandements de la Loi).

9. La bénédiction sur le pain. 10. Le texte dit littéralement « comme eau courante ».

5557 [année civile 1796/1797] En l’an 5557, M. Abraam I qui jouissait déjà de la meilleure situation et dont le commerce allait tambour battant 10 adressait toujours des louanges à Dieu. Il donnait du plaisir à qui se présentait devant lui, jouissait d’une grande influence et ainsi gagnait une haute renommée. Les notables de la ville qu’ils soient Turcs, chrétiens ou Juifs venaient toujours lui rendre visite dans sa boutique et lors de celles-ci beaucoup le

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Maison Arié de Samokov dite maison du changeur (Sarafska). Conçue par l'architecte Stephan d'Edirne et bâtie par des maçons de Plovdiv vers 1860, elle abrite actuellement un musée ethnographique.

dizen los viejos i se aravian kuando kedan mas tadre para dizir el arvid, de la notche de Chabad, era por razon ke el guevo ditcho ariva se devia partirlo antes ke estuviera de notche, ke este guevo, se afirmava komo una de las 10 enkomendansas de la Ley). En este anyo de 5557, el S-r. Abraam, I. ke ya gozava de todo bueno, i su etcho de la butika ke ya le koriya komo la agua, era ke siempre dava las lores al alto Dio, i ir aziendo plazeres al kual se le prezentava delantre, i enfluensa ke tenia muy grande ansi era ke se gano grande renome, i siempre le ivan viniendo los S-res i notavles de la sivdad seya turkos komo tambien i kristianos i djidios a vijitarlo en su butika, i entre estas vijitas avian muntchos de estos ke le rogavan porke les eskapara algunas diferensias ke tenian seya los unos kon los otros seya ande el Mehmed Emin AA., i a todos los sintiya kon grande atension, i buchkava de kontentarlos a todos, ke visto a esto ke teniya kaji sin kedar en kada dia ke le ivan

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priaient d’arranger quelques différents qu’ils avaient entre eux ou avec l’Agha Mehmed Emin. Il les écoutait avec grande attention et s’efforçait de tous les contenter. Il en résultait qu’il avait ainsi presque chaque jour et sans discontinuer des visiteurs. Il décida de procéder à un changement pour ne pas prendre du retard dans ses affaires et en même temps donner satisfaction à tous ceux qui s’adressaient à lui. Il changea de boutique et en prit une composée de deux pièces ; dans la première, il disposa sa marchandise et dans la seconde, il reçut ses visiteurs et aussi les Juifs qui s’adressaient à lui pour qu’il juge de leurs conflits et des affaires de la communauté. Ce n’était que les dimanches qu’il s’asseyait à la maison d’études, le lieu consacré pour gérer ce qui relevait de la communauté. Avec les administrateurs, il jugeait le peuple et régentait les affaires communautaires. On ne décidait d’aucune question sans lui en référer et il sacrifiait beaucoup d’argent aux besoins de la communauté. M. Abraam I était d’un naturel joyeux et il cherchait toutes les occasions pour combler ses désirs,


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viniendo ansi djente ; se detchizo de azer un trokamiento, i para non kedarse tambien atras de su etcho i en mizmo tiempo de kontentar a todos estos ke se le adresen, lo izo troko la butika i se toma otra kon 2 kamaretas ke en la una resento su ropa i en la otra resivia a la djente ke le ivan, i por los djidios ke le viniyan para ke los djuzgara sus diferensias ke tenian el uno kon el otro, i estas tambien por los etchos de el kolel, lo izo ke solo en los dias de los alhades se asentava en el midrach lugar ke era apropiado para menear los etchos de el kolel, i djunto kon los mimonim, iva djuzgando al puevlo i reglavan los etchos de el kolel, ansi era ke non se azia ni menos ke se eskapava dinguna kestion sin ke se le demandara de el S-r. Abraam, I. i mas ke sakrifikava muntcha moneda por el menester de los etchos de el kolel. La natura de el S-r. Abraam, I. era muy alegre i siempre buchkava las okaziones de arivar sovre la parte de reintchir sus dezeos, ke lo todo depiende de la persona eya mizma, sovre lo todo ke ya le alkansava la mano i el poder, i lo todo kon muntchos konto i kon karar, i ansi era ke se kontentava i se alegrava kuando se le realizavan sus dezeos, de kuala forma fuesa, ke el las dezeyava, en denpues ke ya eskapavan de komer las notches se tomava a sus 2 ijos, i estudiavan algo en algunos, pedasos de la Guemara, i esto era muy poko, ke non los detiniya muntcho, por ke non se enfasiaran i denpues en algunas notches tomava el pandero la S-ra Bulisa Buhuru, djunto el S-r. Abraam, I. i todos sus ijos endjuntos, i kantavan i se alegravan, ke todos saviyan kantar i teniyan bozes buenas i altas, esto tambien les turava komo una ora i denpues se ivan kada uno a su kamareta por durmir. El S-r. Abraam, I. sigun de siempre ke se lo azia saver al Mehmed Emin AA., por kuando se iva a ir a Kostan por azer sus empleos, i kalia ke lo alesensiara tambien, fue i en esta okazion dezirselo, i el Mehmed Emin AA., ke ya lo alesensio fue tambien i le ordono agora mas muntchas kozas i le dio el menester de moneda i tambien le demando si es ke teniya el menester de alguna suma moneda ke

ce qui ne dépendait que de lui, d’autant plus qu’il avait déjà le pouvoir et tout en main, en quantité plus que suffisante. Ainsi il se réjouissait et prenait du plaisir quand se réalisaient ses désirs, quelle que soit leur forme. Après avoir terminé de dîner le soir, il prenait ses deux fils avec lui et ils étudiaient brièvement quelque point d’un passage de la Guemara. Il ne les retenait pas beaucoup afin qu’ils ne s’ennuient pas. Ensuite, certaines nuits, Madame Bulisa Buhuru prenait le tambourin avec M. Abraam I et, avec tous leurs fils, ils chantaient et se réjouissaient. Ils savaient tous chanter et avaient de belles voix claires. Cela durait environ une heure, puis ils regagnaient chacun leur chambre pour dormir. M. Abraam I prévenait toujours l’Agha Mehmed Emin avant d’aller faire ses achats à Constantinople afin qu’il l’y autorise. Il alla donc le lui dire à cette occasion et l’Agha Mehmed Emin lui donna la permission, lui commanda beaucoup plus de choses en lui donnant ce qu’il fallait comme argent. Il lui demanda aussi s’il avait besoin qu’il lui fasse crédit. Aussitôt, [M. Abraam I] le remercia en embrassant le pan de son habit et lui dit qu’il allait le lui demander. Il lui donna mille [?] groches et ensuite il s’en fut chez les autres notables de la ville et prit des commandes de tous. Quand il fut prêt, il partit pour Constantinople et réalisa tous ses achats. Alors qu’il était à Constantinople, il s’entendit avec tous ses fournisseurs pour qu’à l’avenir il leur passe commande par lettre et n’ait pas à venir lui-même à Constantinople, car il était obligé de fermer sa boutique et que ces voyages prenaient beaucoup de temps. Ils se mirent ainsi tous d’accord et lui promirent de faire suivant son désir. Il rentra à Samokov heureux de sa réussite. Il poursuivit son commerce qui allait toujours en se développant. Les achats qu’il avait réalisés lors de ce voyage avaient été beaucoup plus importants que lors des précédents et il avait rapporté beaucoup plus de nouveaux articles. Tous les articles trouvaient acheteur, car, en ce temps-là, ils ne passaient pas de mode. On s’habillait toujours de la même façon, que ce soit les hommes ou les femmes même si les jeunes filles portaient un type de vêtement jusqu’au mariage et

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le podia i emprestar, a la ora se lo rengrasio kon bezarle la alda i le dicho ke esto ya le iva a demandar, i le dio mil [?] groches, i denpues se fue i ande los otros Beguis i los Signores de la Sivdad i de todos tomo komandas, i kuando ya estuvo pronto partio por Kostan, i se izo todos sus empleos, i en este tiempo ke estuvo en Kostan kon todos estos ke les empleava las ropas kedo de akordo por ke para el avenir ke les iva azer komandas kon kartas i por non vinir el mizmo a Kostan a razon ke era uvligado de serar su butika ke estos viajes le turavan tambien lungo tiempo i ansi fue ke kon todos estos se konvino i todos le prometieron azer sigun su dezeo, i se vino a Samokov, kontente de su reuchita i kontinuava en su negosio siempre au(g)mantando, i sus empleos de este viaje fueron muntcho mas grandes ke de los otros i tambien agora trucho muntchos mas muevos artikolos, ke de lo todo era ke le eran pasavles i los vindia todos por ke en akeyos tiempos non avia pasar las modas ke todo i siempre eran una forma de vestimientas ke vestian, seya kon los ombres ansi de mizmo i kon todas las mujeres ke ya era apartado kon las mujeres, fin kuando eran mutchatchas se vestian una forma, i kuando la kazavan era en otra forma, i kuando ya arivavan a la edad de 40 anyos ya kalia ke se vestieran de unos vestidos mas komo ya son a la edad i ya se kontavan komo mujeres de las viejas i kuando ya arivavan a la edad de 60 anyos ya eran enteramente de unos vestidos ke se kitavan las kamizas para afuera i se metiyan unos enteris de 3 aldas en dechandosen ver una partida de la kamiza de la parte de los pies i en la kavesa muy bien apretada kon unos kuantos chamis i muy bien guadrarse los kaveyos i reborsarsen de las kechadas en tapandosen las medias karas, eyas todas las mujeres delantre kual ombre fuesa mizmo i de su marido non salia deskalsa ni menos en talia ke salia se vestiera de un tcherkes ke es un palto i kon tchorapes ansi tambien a dingun presio se podiya de mostrar delantre los ombres kon kaveyos de su kavesa - ke esto [es] el mas grande pekado komo una de las 10 enkomendansas, esto se kontinuo fin a el anyo de 5640, se

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un autre après. Quand elles atteignaient les quarante ans, on les considérait déjà comme des femmes âgées et elles devaient porter des vêtements en rapport avec leur âge et quand elles atteignaient les soixante ans, elles portaient des vêtements qui laissaient passer les chemises dehors et elles mettaient des robes à trois pans en laissant paraître aux pieds une partie de la chemise. Sur la tête, elles portaient les cheveux bien serrés et dissimulés avec des bonnets remontant jusqu’aux joues couvrant la moitié du visage. Aucune femme ne sortait déchaussée devant quelque homme que ce fût y compris leur mari, ni sans manteau [en talia]. Lorsqu’elles sortaient, elles passaient un tcherkes c’est-à-dire un manteau avec des bas de laine [chorapes]. À aucun prix, elles n’auraient montré leurs cheveux devant les hommes, ce qui aurait été considéré comme le plus grand des péchés, comme une infraction à l’un des dix commandements. Il en fut ainsi pour les cheveux jusqu’en 5640 [1879/1880]. Pour le reste, les choses évoluaient avec le temps. La plupart prenaient exemple sur les Turcs y compris les hommes. Il n’existait à l’origine qu’une seule sorte de vêtement propre aux Juifs ; ils portaient une ample robe de coton sur un pantalon à large entrejambe [tchakchir du turc čakšire] ou un pantalon ample [chalvar], au ventre une ceinture enroulée [sariado, du turc sarmak, enrouler, envelopper, emballer, entourer, ceindre] de deux ou trois tours et une courte veste [fermela] sous un manteau long [djube ou kyurdi]. Celui qui était un sage portait la boneta et le reste du peuple un turban rouge. Les jeunes enroulaient un linge noir au-dessus du fes. Autrefois les femmes rasaient entièrement leurs cheveux sauf quelques mèches sur le pourtour de la tête formant des boucles et les couvraient d’un couvre-chef en coton blanc. Aucun ciseau ou rasoir [ustra du turc oustoura, rasoir] pour couper la barbe. Leurs moustaches étaient taillées afin que lorsqu’ils mangeaient de la viande, au cas où il leur resterait un peu de fromage du repas précédent, on ne puisse pas considérer qu’ils avaient mangé de la viande avec du fromage. C’est pour cela qu’ils se lavaient les mains entre les plats à base de viande et les plats à base de fromage. L’hiver ils n’avaient qu’un réchaud à charbon pour se chauffer ; ils n’avaient pas de poêles à


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entiende solo kon la kestion de los kaveyos, ke por lo restan se iva trokando en diferentes tiempos ke lo mas muntchos tomavan los enchemplos de los Turkos i ansi tambien lo azian i los ombres ke al presipio los Djidios era de solo una forma de vestidos ke vestian separatamente para Djidios, ke era ke se vestian de unos enteris largos de demikaton ensima de un tchakchir o un chalvar, i en el bel un kuchak ke era sariado 2-3 vezes i una fermela kon un djube o un kyurdi ensima i en la kavesa akel ke era haham yevava una boneta, i lo restan de el puevlo un sarik de un kuchak kolorado sariado i los mansevos se sariavan kon un chami preto ensima la fes, ke al prisipio se metian un haratchin de hase o de tira ke los azian las mujeres blankos sus kavesas enteras arapadas en dechandosen unas ulufias de kaveyos en las sienes de el meoyo, en forma de daled, en sus barvas non metiyan ni tijera ni ustra, sus mustatchos kirkiyados por kuando komen de karne i se le puede kedar algo de lo de kezo ke komiria mas antes i denpues ke podra komer de karne va a ser ke se le puede kontar komo ke komio la karne kon el kezo, era por esto que se lavavan las manos entre la komida de kezo kon la de la karne, en los diyas de el envierno eyos se kayentavan solo kon lumbres de kimur ke non tiniyan sobas para asenderla kon lenya en las kamaretas al prisipio espandian saman o paya i denpues estiravan los mas muntchos un tchul i algunos un kilim i lo enklavavando todas 4 partes i en las ventanas las enpapelavan deredor de todos los djames kon tiras de papel kon ke las untavan kon tchirich i en sima de el tavan lo sovadiavan kon baro i de esta manera era ke estavan siempre kayentes, ma non les dava en la kavesa las lumbres de kimur no menos teniyan menester ke tomaran aver las kamaretas, ansi lo azian i en sus butikas i en todos otros sus asientos ande los teniyan ke non avia medios otros para enplear la lenya, la Bulisa Buhuru, ke era en kaza eya era akompanyada de una tchika dichipla para ke guadrara a la kriatura kuando durmiya i por lo restan de todos los menesteres de la kaza se los reglava eya sola,

bois dans les chambres. Ils disposaient d’abord du foin [saman] ou de la paille et ensuite la plupart plaçaient un tapis grossier [tchul] ou encore certains un kilim et ils le fixaient aux quatre extrémités. Ils calfeutraient les fenêtres avec des bandes de papier autour des vitres [djames] que l’on imprégnait de colle [du turc tchirich]. Le plafond était enduit [sovadeado] d’argile [baro] et de cette façon ils étaient toujours au chaud sans que la chaleur du charbon leur monte à la tête et sans que l’on ait besoin d’aérer les chambres. Ils procédaient également ainsi dans leurs commerces et dans toutes leurs autres résidences où l’on ne pouvait utiliser le bois. Madame Bulisa Buhuru était secondée à la maison par une petite servante qui servait de garde d’enfant quand elle dormait. Elle s’occupait de toutes les autres tâches domestiques, car, comme je l’ai dit, c’était une femme saine et robuste, bonne ménagère et très économe. Bien souvent elle adressait des reproches à son mari afin qu'il ne fasse pas de grandes dépenses. M. Abraam avait du plaisir à la contenter en lui achetant tout ce qui lui paraissait bon. C’était quelqu'un de placide et que rien ne fâchait.

5558 [année civile 1797/1798] En cette année 5558, il ne se rendit pas à Constantinople, car comme il a été dit, il s’était arrangé pour se faire apporter les marchandises dont il avait besoin. Cette année-là, il établit une note pour chaque marchand de Constantinople des articles dont il avait besoin et leur remit les crédits nécessaires et, après un certain temps, toutes ses commandes lui parvinrent en bon ordre. Ses ventes allaient comme auparavant, toujours en s’accroissant et en se développant. Après avoir reçu les marchandises commandées à Constantinople et après avoir réalisé les premières ventes, alors que les affaires étaient pour un certain temps plus calmes, il se décida à faire un voyage aux foires qui avaient lieu à Seres, Perlipe et en d’autres endroits. Ces foires se tenaient en de nombreuses places en Turquie. Les grossistes qui avaient soit des restes de certains articles invendus, soit qui avaient besoin de vendre pour rembourser un crédit apportaient leurs marchandises à ces foires et les vendaient. Plus tard

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11. Harem, c’està-dire taboue, défendue.

sigun ditcho ke era una mujer muy sana y rezia i muy kazera ansi de mizmo i muy ekonomioza ke muntchas vezes le dava kechas a su marido porke non iziera gastes grandes, ke el S-r. Abraam, I., le plazia kontentarla, kon todo esto ke le paresia de bueno de ir merkandole, ke era una persona muy bonatcha i non se araviava por nada. En este anyo de 5558 non fue a Kostan i sigun ditcho ke ya se lo tuvo resentado su etcho por azerse traer las ropas ke se le azian de menester, fue ke en este anyo izo una nota para kada merkader de Kostan, por los artikolos ke teniya menester i les remetio los emportas menesterozos, i dopo de un sierto tiempo, ya le arivaron todas sus komandas en muy buena regla, i sus venditas eran de mizmo komo i de antes, siempre andando i engrandesiendosen, denpues ke ya resivo las ropas komandadas a Kostan i denpues ke ya izo las primeras venditas, i ke los tratos ya son por un sierto tiempo algo mas flakos, se detchizo de azer un viaje i en algunas ferias, ke avian en Seres i Perlipe, i en otros lugares, ke estas ferias se azian en muntchos lugares de la Turkia, i era ke los merkaderes ke eran vendidores de ropas en engro seya ke les restava algunos artikolos ke non se le vendieren o ke teniya menester de vender por enkontrar sus pagamiento se yevavan sus ropas a estas ferias i las vendiyan, ke mas tadre lo izieron esto komo grandes merkansias i se aziyan traer de las fabrikas a kantedades grandes solo para las ferias porke se espandio muntcho este negosio en las ferias, i era ke empesaron a ir de todas las sivdades deredor de ande se azia la feria en general todos los merkaderes de kada sivdad para azer sus empleos en las ferias ditchas, i aparte ivan tambien i muntchos patrones de familias a merkarsen lo menester de ropas por sus kazas para el anyo entero, i en mismo tiempo aviyan i muntchos ke se yevavan sus artikolos ke eyos los unos ke lo rekojian de sus produidos i los otros ke los lavoravan en sus kazas i los vindiyan en las ferias kon mijores presios, i el S-r. Abraam, I. izo algunos empleos de muntchos artikolos ke le eran pasabiles para su butika, i se topo muy kontente, sovre todo de esto ke se

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cela devint une activité commerciale majeure et l’on faisait venir des fabriques de grandes quantités destinées seulement aux foires, car ce type de commerce s’était beaucoup développé. Tous les marchands des villes aux alentours de la foire commencèrent à venir faire leurs achats dans ces foires et de nombreux chefs de famille venaient aussi acheter les marchandises nécessaires pour leur maison durant l’année. Il y avait également beaucoup de gens qui apportaient leurs articles que certains collectaient chez leurs producteurs et que d’autres réalisaient chez eux et dont ils obtenaient un meilleur prix dans les foires. M. Abraam I fit l’achat de beaucoup d’articles qui lui paraissaient convenir pour sa boutique. Il s’en trouva fort satisfait d’autant qu’il fit ainsi la connaissance de beaucoup de grands commerçants, qu’il apprit de nombreuses choses et de nouvelles règles pour le commerce. Comme je l’ai écrit plus haut, M. Arié I était très curieux et il aimait tout connaître. Lors de cette foire, il vit des usages et des comportements parmi les Juifs qui l’étonnèrent beaucoup. Parmi elles, il en est une particulièrement surprenante que je vais relater ici. Un matin, alors qu’il marchait en ville, il tomba sur une femme qui tenait un sabre [yatagan] dégainé à la main et qui se défendait contre un homme également armé. Il chercha à savoir pourquoi ils se battaient et était curieux de voir une femme le sabre en main se défendre avec force. Il vit que tout autour de l’affrontement, il y avait beaucoup d’hommes tous bien armés, car l’usage était que tous les Turcs soient armés d’un sabre et de deux pistolets à balles qu’ils portaient dans une cartouchière passée au-dessus de leur ceinture comme je l’ai déjà écrit. Mais personne ne s’approchait des adversaires. Il en demanda la raison et on lui dit que c’était affaire de femme 11 et juste à ce moment-là, il vit 30 à 40 femmes qui couraient avec leurs sabres dégainés vers le lieu de la dispute pour venir en aide à la femme qui se disputait. Et tous ceux qui regardaient attendaient l’arrivée de la police pour empêcher l’homme de porter la main sur la femme. Quand la police arriva, elle s’approcha de l’homme, lui donna une baffe si forte qu’elle s’entendit jusque dans le public, le ramassa et l’emmena. Les policiers demandèrent à la femme de les suivre et toutes les femmes en criant se dispersèrent. L’affaire était la


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konosio kon muntchos merkaderes grandes, i se embezo tambien muntchas kozas i reglas muevas para la merkansia, sigun ke ya lo tengo eskrito de mas antes ke el S-r. Abraam, I, era muy kuriozo ke le plazia saver de todas las kozas, en esta feria el vido unos uzos i komportos entre los Djidios ke le fueron muy maraviozas, entre las muntchas ke vido fue la una mas maravioza, ke la vo a eskrivir aki ke es una demaniana ke se estava kaminando en la plasa enkontro a una mujer ke teniya un yatagan dezvainado en su mano i se estava defendiendo de un sierto ombre tambien armado, i enteresandose por saver por kualo era ke eyos se harvavan i kuryozo de ver a una mujer kon el yatagan en la mano fuertemente defenderse, i viendo ke deredor de el pleito ya aviyan muntchos ombres ke todos tambien armados porke el uzo ya era siempre todos los Turkos dekontino eran armados, kon un yatagan i de 2 pichtoles plomos i los yevavan en una silah enkochakada ensima de su kuchak ke sovre eyo ya tengo eskrito en ke forma las yevavan, ma dinguno non se aserkava ande los peleantes, i demandando la razon le dicheron ke era Harem (mujer) lo ke estava peleando i en este tiempo lo vido ke koriyan 30-40 mujeres todas dezvainados su yataganes ande era el pleito para vinir en ayuda de la mujer ke peleava, i todos los ke estavan mirando, eran esperando a la polisia, i non dechar al ombre ke levantara mano sovre la mujer, i kuando ya arivo la polis se aserko ande el ombre i kon un buen chamar ke le dio ke se sentio fin ande estavan todo el puevlo, lo rekojeron i se lo yevaron i a la mujer le dicheron ke vaiga detras de eyos, i todas las otras mujeres kon gritos se ezparzieron, ke el etcho fue ke la mujer tuvo de merkarle de el ombre ke era vendidor de frutas i le tuvo de merkar una oka de mansanas i la mujer ke ya le pago le kijo el ombre kovrarle sigun la mujer por la sigunda vez, ke el ombre le kijo tomarle atras las mansanas i la mujer non kijendo darselas, es ke le vino el etcho a las armas, en la polisia kondenaron al ombre a un mes de prezo i [mot illisible] aspros de endamnite (djeza) i a la mujer la toparon deretcha, esto fue a feria de Prilepe ke

suivante : la femme avait voulu acheter à l’homme qui était un vendeur de fruits, un peu plus d’un kilo [una oka] de pommes ; d’après la femme, alors qu’elle avait déjà payé, il avait voulu la faire payer à nouveau. L’homme chercha à lui reprendre les pommes tandis que la femme ne voulait pas les lui donner de sorte qu’ils en vinrent aux armes. La police condamna l’homme à un mois de prison et une amende de [mot illisible] aspres ; ils innocentèrent la femme. Cela s’est passé à la foire de Prilep en Macédoine et [M. Abraam I] fut très surpris de voir des femmes en armes sachant se défendre. Après s’être enquis à ce sujet, on lui dit que cela faisait partie de leurs coutumes et que toutes les femmes qui sortaient en ville portaient sous leur manteau un sabre, que certaines avaient aussi des pistolets et qu’il en allait de même des femmes juives. Qu’il fallait considérer cela comme partie intégrante du vêtement et non comme une chose qui doive faire peur. En Albanie, les femmes portaient les armes passées sous leur ceinture comme le faisaient les hommes. Moi-même, Monsieur Moche A. Arié II, l’auteur et le rédacteur de ladite biographie Arié, j’ai vu une jeune femme juive de Leskovsa en Serbie qui était venue à Samokov. Elle aussi avait des armes qu’elle savait utiliser et qu’elle avait apportées. Moi et tous ceux de notre maisonnée, nous la priâmes de bien vouloir s’armer. Pour nous faire une faveur [azermos la palavra], elle alla dans une autre chambre où elle avait son bagage et elle passa un chalvar de drap brodé de clinquants [klabudan] et de fil d’or avec de belles ramures sur les poches, les jambes et le dos. Au niveau du ventre, elle portait une ceinture de laine fine de différentes couleurs [aladjali, du turc aladjalamak bigarrer, barioler] bien serrée à la taille et sur la ceinture une cartouchière de cuir fin rehaussée d’argent sous laquelle étaient passés deux pistolets et un sabre dont toutes les crosses étaient gravées d’or et d’argent. Ces dernières tenues par des chaînettes d’argent étaient pendues à la cartouchière. Aux extrémités de la cartouchière pendaient deux petites boîtes en argent également tenues par des chaînettes d’argent qui contenaient la poudre et les cartouches et dans l’une d’entre elles une éponge imbibée d’huile pour graisser les plombs. Elle était vêtue au-dessus d’une courte veste [tchepken] allant

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es en la makedonia, i le vino de maraviya a ver a mujeres armadas i tambien saversen defender, i denpues ke demando sovre esta kistion, le dicheron ke este modo es sus uzos ke todas las mujeres kuando saliyan a la plasa debacho de sus feredjes siempre kalia ke tuvieran kon eyas un yatagan ke es un kotchio grande i algunas teniyan tambien i pichtoles, de mizmo eran i las mujeres djudias tambien, ke esto era komo un vestido non les era nada de espanto, en la albania yevavan las mujeres las armas en sus kuchakes proprio komo yevan los ombres, yo Tchelebi Moche A. Arie, II. el kompozidor i eskrividor de la dita biografia Arie, tengo visto a una mujer djudia manseva ke tuvo venido a Samokov, i era de Leskovsa Serbia mos kontaba esto mizmo eskrito ariva por las mujeres ke se arman tambien i de sus partes i ke eya tambien se arma i save amplear las armas i ke agora ke se vino a Samokov eya se trucho kon si tambien armas, i yo kon la djente de muestra kaza le roguimos porke se armara, i eya por azermos la palavra se fue en otra komareta ande teniya su bagaje i se vistio de un chalvar de panio ke era lavrado de klabudan i de tertil de oro kon ermozos ramos en las aldikeras i en las patchas i en la espalda i delantre la tripa bien apretado en su talia i en su bel un kuchak de lana fina aladjali i ensima el kuchak una sillah pintada kon pinturias de plata etcha de kuero fino, i en esta sillah, se metio 2 pichtoles kon un yatagan, i en los mangos de todos los 3 eran pintados de modos de pinturias kon oro i plata, detenidos de unos zindjirikos de plata de sus mangosas la sillah enkolgando i en los kenares de la sillah dechados enkolgando de rodas 2 partes unos kutikos de plata detenidos tambien de zindjirikos de plata ke kontenian el barut i les kruchumes i en el uno una espondja embevida en la azeite por untar en los plomos, i ensima de todo esto eya se vistio de un tchepken kurto fin a la talia dechandose enkolgar las mangas ke eran enteramente lavradas de klabudan de oro figurando maneras de armas, i la espalda i en las aldas era de mizmo lavradas enteras tambien kon klabudan de modos de rozas, sus patchas eran

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jusqu’à la taille aux manches pendantes et entièrement brodées de clinquants d’or figurant des armes. Le dos et les pans du vêtement étaient de même entièrement ornés de clinquants au motif de roses. Ses jambes étaient enserrées dans des guêtres également ornées de clinquants et de grands boutons travaillés avec de l’or filé. Aux pieds, elle portait des bas de laine fine ornés de roses rouges et était chaussée d’escarpins de cuir fin bien serrés. Sur la tête elle portait une toque tenue par une bride noire. Au niveau des joues [kechadas litt. mâchoires] la toque était comme celle que portent les Monténégrins et la pointe ornée de clinquants. Nous l’attendions tous au salon. Soudain, elle entra dans la pièce et d’un coup dégaina son sabre qu’elle plaça dans sa bouche le tenant entre ses dents. Elle saisit les deux beaux pistolets les tenant fermement entre ses mains et nous dit : « Par la force de mes armes, je me défends de vous autres et qu’aucun de vous n’ose bouger de sa place ! » Elle alla à la fenêtre et d’un seul coup déchargea les armes. Elle ouvrit les boîtes où elle gardait sa poudre et ses cartouches, les rechargea et s’assit avec nous. Elle nous raconta que dans son pays beaucoup de femmes savaient utiliser les armes et qu’elles en possédaient de beaucoup plus précieuses encore. Dans notre famille Arié, M. Chemouelatchi, le fils cadet de M. Tchelebi Yeouda possédait à cette époque les vêtements que j’ai décrits et Madame Bulisa, la femme de Monsieur Tchelebi Yeouda les portait avec au surplus une jupe à la mode grecque. Chacun des membres de la famille Arié possédait les plus précieuses de ces armes et de la meilleure qualité ; seulement dans notre famille aucune femme n’a jamais su les utiliser. À cette époque, ces vêtements valaient 2 000 groches et aujourd’hui ils sont déjà considérés comme des antiquités.


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Intérieur de la maison Arié de Samokov dite maison du changeur (Sarafska). Elle a le statut de monument national et abrite un musée d'État.

apretado en koptchadas de unos tuzlukes lavrados tambien kon klabudan kontiniendo unos botones grandes de klabudan i en sus pies unos tchorapes de lana fina alheniados de rozas lo mas muntcho de kolorado i su kalsado unos skarpines de kuero fino muy bien apretados, en su kavesa una kapika detenida de un freno preto en sus kechadas la kapika era komo estas ke yevan los Montenegrinos el tepe lavrado kon klabudan, mozotros todos ke estavamos esperandola en el salon, eya entre fuertemente al salon i al punto se dezvaino su yatagan i se lo metio en la boka deteniendolo kos sus dientes, i al punto se tomo los 2 pichtoles ermozos en sus 2 manos deteniendolos fuertes i mos dicho, yo me defendo de todos vozotros, a fuersa de mis armas, i dinguno de vozotros ke non tenga la uzadia de menearse de su lugar, eya se fue a la ventana i los dezbarko todos los 2 de una, i avrio sus kutis ande teniya depozitado su polvora i kruchumes i los intcho de muevo i se asento kon

mozotros, i mos estuvo kontando ke por sus partes ay muntchas mujeres ke saven emplear ansi armas i ke empatronan muntcho mas valutozas de estas, en muestra Familia Arie, los eskritos vestidos ya los empatrona en este tiempo S-r. Chmuelatchi k’es el ijo tchiko de Tchelebi Yeouda, los kualos se los vestia la S-ra Bulisa ke es mujer de Tchelebi Yeouda, kon una fustanela demazia ke es moda Grega, ansi de mizmo i todas las ditchas armas de mizmo las empatronavamos kada miembro de la Familia Arie, de las mas mijores kualitas i las mas valutozas, solo ke entre las mujeres de la Familia Arie, non uvo una mujer ke las supo emplear ansi unos vestidos en akel tiempo teniyan una valor de 2 000 groches i agora ya son komo antikas.

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Para Meldar Irremplaçables

Elie Robert-Nicoud Stock, 2019. ISBN : 978-2-234-08508-4

Les parents sont toujours irremplaçables. Ceux d’Elie Robert-Nicoud étaient bien plus que cela, et il a fallu à leur fils unique près d’un quart de siècle pour parvenir à leur rendre un hommage touchant, sincère et sans doute extrêmement fidèle, malgré les difficultés de l’exercice. Clarisse Abinun (1938-1996) était la fille de Mathilde et Moïse Abinun, auquel nous devons un ouvrage fondamental de la littérature judéoespagnole : Les Lumières de Sarajevo ( J.-C. Lattès, 1988). Clarisse a publié Lus ojos las manas la boca, poèmes judéo-espagnols dédiés à sa mère disparue en 1973, avec qui elle parlait la langue vernaculaire. Mais c’est en littérature française qu’elle s’est fait connaître. On se souvient de Couvre-feux (Ramsay, 1981) qui relate son enfance à Lyon pendant l’Occupation. Haïm Vidal Sephiha lui consacre un chapitre dans Homenaje a Mathilde Pomès où il la qualifie de « dernière poétesse judéo-espagnole ». Ce n’est pas rien. Robert Nicoïdski (1931-1996) ne s’appelait pas Nicoïdski, mais peut-être Robert-Nicoud. Il a été placé à quatre ans par sa mère dans un orphelinat de La Chaux-de-Fonds. Gravement maltraité, repris un temps par sa mère puis placé à nouveau, il a vécu une enfance et une adolescence dans les privations, les châtiments corporels, le froid et l’absence d’amour. Il a trouvé dans la boxe un exutoire à la rage qui l’habitait, puis dans la peinture.

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Ils se sont connus au début des années 1960 par l’intermédiaire de Jacques Abinun, frère de Clarisse et étudiant aux Beaux-Arts comme Robert. À leur mort, à cinquante-huit ans pour elle et soixante-cinq ans pour lui, ils étaient tous les deux reconnus dans leur art, mais après plus de deux décennies de vie commune, n’habitaient plus ensemble. En lisant ce récit, qui est aussi celui d’une époque et d’un lieu − Pigalle − on peut s’émerveiller de la durée d’un attelage aussi improbable, d’abord physiquement, ensuite par les origines culturelles et religieuses des deux protagonistes, enfin par l’exigence absolue de mettre l’art et la création au-dessus de tout le reste. Elle était minuscule, il était grand et fort : un ogre, que la petite Clarisse nourrissait (grâce à son salaire de professeur d’anglais) sans pouvoir combler la béance affective qui le minait. Il produisait des toiles monstrueuses, barbares, picaresques qu’elle couvait comme ses poussins. Ils ont connu les plus grands génies de l’époque et n’ont pas manqué d’opportunités pour publier ou exposer, preuve que leurs talents fascinaient, mais ils sont restés rue de Clichy. Robert était plus transgressif artistiquement que Clarisse qui écrivait de façon assez classique. En fait, elle aimait la transgression chez les autres, d’où ses passions pour une faune hétéroclite et souvent peu recommandable. Surtout, ils étaient « difficiles », exclusifs, vite fâchés, méprisant la reconnaissance et l’argent tout en les désirant désespérément. Servi par une écriture précise et élégante, Elie Robert-Nicoud retrace leurs parcours hachés, douloureux, où Clarisse parvient à contenir la violence intérieure de Robert au prix d’amères frustrations, trouvant la reconnaissance dans l’écriture, mais pas au niveau souhaité : est-ce qu’un artiste, quel qu’il soit, reçoit jamais la reconnaissance qu’il attend ? L’auteur trouve la distance nécessaire pour détricoter le roman familial, ou ce qu’il en a reçu. Citons ce passage sur les Juifs des Balkans, supposés avoir vécu dans une Espagne de rêve jusqu’en


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1492 : « On se racontait qu’il y avait sur la cheminée dans certains foyers une grosse clé d’apparence ancienne. La clef de notre maison en Espagne et un jour nous y retournerons. Si l’histoire avait été vraie, il y aurait eu assez de clefs dans les Balkans pour ouvrir la moitié des portes d’Espagne ». En effet ! Il raconte aussi le curieux destin du recueil de poèmes en español muestro dont la première édition avait été faite par un certain Kevin Power, un original qui vivait dans le Lot et en avait assuré la traduction en anglais. Bien après la mort de Clarisse, Elie reçoit un mail d’un éditeur mexicain… et découvre que sa mère est une des grandes figures de la poésie sud-américaine, grâce notamment à l’épouse de Julio Cortazar ! Ce qu’elle n’a jamais su… Clarisse Nicoïdski est aujourd’hui une icône dans la communauté judéo-espagnole ; qu’aurait-elle pensé de ce passage à la postérité au sein d’une famille qu’elle avait fuie avec son grand et génial voyou ? Elie Robert-Nicoud dresse un portrait extrêmement vivant de l’atelier de son père et de l’appartement de ses parents. Ce n’était pas le Pigalle des bobos et encore moins celui des touristes, mais celui des putes, des souteneurs, des artistes, des drogués, des alcooliques, des génies… Refusant la médiocrité bourgeoise, ses parents recevaient à dîner toutes sortes de personnages haut en couleur, selon les engouements de Clarisse (Robert aurait préféré qu’on lui fiche la paix) qui souvent profitaient d’elle. Ainsi le célèbre faussaire Fernand Legros (une « merde humaine » selon l’auteur), qui leur amena Tixier Vignancour, la mafia corse, une princesse iranienne et de beaux Adonis pas vraiment portés sur les femmes. Toute prof de lycée qu’elle était, Clarisse aimait s’encanailler, flirter avec la transgression, rouler en Rolls − surtout si elle était mal acquise. Elie, jeune élève du lycée Condorcet était aux premières loges, spectateur d’une spirale familiale aussi créative qu’autodestructrice… Pas si loin de là, vers le cimetière du Père Lachaise, se trouvait l’appartement du grand-père Moïse « fils de Nun »,

qui récitait la liturgie dans une langue dont il ne comprenait pas les mots. Grand, grand écart… Irremplaçables est un livre sincère et nostalgique, où l’auteur cherche à comprendre qui étaient ses parents. À La Chaux-de-Fonds, il découvre les horreurs qu’a subies son père, une esquisse de généalogie paternelle, mais aussi la morale protestante qui semble l’avoir habité, contre toute attente. La lignée de Clarisse contient moins de trous, mais ce qui en a été transmis est aussi largement réinventé. Ces deux-là ont vécu, au sortir d’une guerre dont on ne mesure pas encore toutes les ondes de choc, une vie exceptionnelle, inclassable, riche et sûrement difficile.

Brigitte Peskine

Tela de sevoya

Myriam Moscona Première publication : 2012 La présente édition : Debolsillo Mexico, 2016, 316 pages. ISBN : 978-607-314-895-5

Myriam Moscona est née à Mexico en 1955. Elle est à la fois journaliste, romancière, poétesse, traductrice ; mexicaine d’origine bulgare sépharade, elle jouit d’une reconnaissance internationale. Elle a été lauréate de nombreux prix littéraires. Son roman Tela de sevoya, publié pour la première fois en 2012 à Mexico et en 2016 en édition de poche, est aussi attachant qu’il est déroutant. Dès 2012, il a été récompensé par le prix Xavier Villaurrutia qui, par le passé, a primé des écrivains mexicains aussi prestigieux que Carlos Fuentes ou Octavio Paz. Un succès non démenti par la suite, puisque cette œuvre, écrite en espagnol contemporain, avec quelques passages en judéo-espagnol, fut traduite en anglais et publiée aux États-Unis en 2017 par les Éditions Les Figues Press sous le titre Onioncloth.

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Le fil conducteur est, au départ de Mexico, le voyage vers la Bulgarie de la narratrice sur les traces de ses ancêtres. Où est la narratrice ? Où commence le vécu de la romancière ? N’y a-t-il qu’une narratrice ? Ou bien plusieurs narrateurs ? Réalité, onirisme, fiction se mêlent tout au long de l’ouvrage. Un récit ? Plutôt plusieurs récits enchevêtrés, ou plus exactement superposés les uns aux autres comme issus des différentes couches d’un oignon (sevoya en judéo-espagnol, ou cebolla en espagnol contemporain). Un voyage à travers des réalités se déplaçant à la fois dans le temps et dans l’espace. Le lecteur aura parfois du mal à ne pas se perdre dans ce périple multiforme, mais en même temps, de façon quasi magique, il aura toujours envie de poursuivre plus loin sa quête à la suite de la narratrice ou des narrateurs. Les lieux et les époques se brouillent parfois, donnant à ce récit une richesse incroyable. Il pourrait paraître ardu de se frayer un chemin dans ce parcours autant labyrinthique qu’initiatique. Avant de prendre le départ, le lecteur aura donc tout intérêt à se référer au guide de lecture figurant à la fin de l’ouvrage, rédigé par Libia Brenda Castro Rojano et proposant quelques clefs permettant de nous immerger dans le récit ou les récits. Celles-ci sont au nombre de six, ouvrant six grands thèmes traités tout au long du roman. Ces différents thèmes apparaissent de façon récurrente, placés en tête de chapitre, en guise de titre, d’un bout à l’autre de l’œuvre. Par ordre de fréquence, en premier lieu : distancia de foco, longueur du champ de vision. Ces chapitres plongent dans une mémoire plus ou moins lointaine, plus ou moins distante, un opérateur invisible actionnant un téléobjectif tout aussi invisible. Le deuxième thème en matière de fréquence est pisapapeles (presse-papier en français) abordant des essais historiques, avec de nombreuses références à la culture et la langue sépharades. En troisième lieu : molino de viento, moulin à vent en français, une claire allusion aux monstres gigantesques combattus pas Don Quichotte dans le célèbre roman

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de Cervantès ; ces chapitres généralement assez oniriques évoquent les monstres, cauchemars et phantasmes envahissant l’âme de la narratrice. La série Del diario de viaje (du journal de voyage) est également en relation avec la mémoire, mais à travers des épisodes plus récents que distancia de foco, avec pour toile de fond le voyage vers l’Europe et la Bulgarie de la narratrice, un récit parfois entremêlé de souvenirs familiaux. La cuarta pared (le quatrième mur) est une allusion au monde du théâtre, le quatrième mur étant le lieu où se situe le public. Ici s’enchevêtrent réalité et fiction établissant un contact, une complicité même, entre le lecteur, la narratrice et peut-être la romancière. Une complicité qui n’est pas sans évoquer les techniques romanesques mises en œuvre par Cervantès. Enfin les kantikas (anciennes compositions médiévales destinées à être chantées) reprennent des poésies traditionnelles toutes en langue sépharade. Aucune n’est dotée d’un titre ; il s’agit la plupart du temps de fragments insérés dans un chapitre, toujours écrits en italique, la graphie différente indiquant la survivance de la mémoire, un monde différent, parallèle, réminiscence vue à travers un voile. C’est un livre que doit absolument lire celui qui, d’origine sépharade ou pas, est à l’instar de Myriam Moscona, en quête de ses racines, entre passé et présent pour construire un avenir. On y trouvera d’innombrables allusions à la langue sépharade, avec des références universitaires reconnues. Cette œuvre est tout autant romanesque qu’historique, ancrée dans la culture sépharade sans renier pour autant le monde hispanique constituant l’univers quotidien d’une romancière née et élevée à Mexico. Cette multiple appartenance culturelle peut fournir une explication aux divers niveaux de récit que l’on aura plaisir à effeuiller tout au long des chapitres. Malgré une structure volontairement complexe, on se laisse facilement envoûter au fil des pages, et une fois que l’on a ouvert ce livre, on est entraîné par l’envie irrésistible d’en poursuivre la lecture jusqu’à la fin.

Monique Héritier


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Relatos Íntimos

Nina Pinto-Abecasís Hébraica ediciones Madrid. 2019 ISBN : 978-8494515279

Universitaire israélienne, diplômée de l’Université hébraïque de Jérusalem, spécialiste du folklore juif et de l’humour, auteure de plusieurs études sur la haketía, langue des Juifs du nord du Maroc, ses ancêtres (grands-parents et parents) venus de Tétouan, Nina Pinto-Abecasís publia en 2017 ces Nouvelles Intimes en hébreu. C’est la traduction en espagnol de Florinda F. Goldberg parue en 2019 sous le titre Relatos Íntimos que nous avons lue. Chronique autobiographique ? Presque cinquante pièces en 184 pages ! C’est dire que certaines sont très courtes, cela fait partie du style particulier de Nina Pinto. L’auteure nous emmène, comme dans un voyage, à travers un journal intime dont le fil conducteur est l’occurrence des souvenirs. Petites scènes dont les personnages vont réapparaître plusieurs fois. Les récits ne sont pas dans un ordre chronologique. Nous participons à un va et vient entre enfance, adolescence, vie d’adulte, de parent, à travers ces récits toujours percutants, fins et sensibles. En la lisant nous devenons presque la voix parlante, nous rencontrons tous les personnages, qui font ou ont fait partie de la vie de Nina, les garçons – amoureux, amis – qui ont suscité le désir, un sentiment d’amour, l’éveil de la sensualité chez l’adolescente ; les filles, amies inséparables d’un temps ou bien perdues de vue, les chamailleries d’adolescentes. Et apparaît en filigrane la vie de la société israélienne, les étudiants à Jérusalem, la bourgeoisie à Tel-Aviv, Ashkelon… Courts chapitres, histoires courtes dans lesquelles nous nous embarquons attendant une fin, une issue logique et, tout à coup une petite

phrase coupe et arrête le récit, nous laisse en suspens comme si nous allions voir la suite au prochain chapitre. Mais cela n’arrive que de rares fois où deux ou trois récits se suivent. Nous partageons ses joies, ses craintes, les espoirs qui l’ont aidée à tout surmonter. À travers ces chapitres nous pouvons reconstruire les étapes de la vie de l’auteure, faciles ou éprouvantes, familiales ou professionnelles : dans son enfance elle entendait l’espagnol et la haketía à la maison ; elle a eu une bourse universitaire ; elle a été journaliste d’affaires policières. L’art de conteuse de Nina transforme l’expérience personnelle en valeurs universelles de lutte pour surmonter les épreuves les plus simples, par exemple de faire admettre que son prénom est bien Nina et non tout autre déformation, Pnina ou Dina, due à l’idée préconçue d’appartenance à telle ou telle autre culture, affirmer donc qu’elle est sépharade. Les relations entre époux, parents et enfants, les inquiétudes de toutes sortes ; les relations de voisinage, l’amitié intouchable. Les difficultés des parents, comment affronter un enfant capricieux, exigeant et jaloux dans la société et à l’école ; la jalousie entre frères et sœurs ; l’angoisse d’une mère ; les défis de la vie, des situations graves face à la maladie ou la mort. Les cinq derniers chapitres sont tous autour de la maladie de personnes proches. Est-ce prémonitoire, intentionnel pour ne pas parler d’ellemême ? Un mot pourrait résumer ce recueil de récits intimes, la délicatesse !

Bella Cohen Clougher NdR. Nina Pinto-Abecasís est née en 1971 et décédée le 27 juillet 2019. Elle a reçu pour son œuvre universitaire le prix de l’Institut Ben Zvi en 2015.

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Sous le ciel d’Eden Juif portugais, métis & indiens. Une mémoire marrane au Pérou ?

Nathan Wachtel Chandeigne éd. Collection Péninsules. Janvier 2020 ISBN : 978-2-36732-194-3

1. Seuil, 2011. 2. Seuil, 2001. 3. Peyrera, Rabanal, Silva, Araujo…

C’est à une enquête insolite que nous invite le professeur Nathan Wachtel dans son dernier ouvrage. Les lecteurs des désormais classiques Mémoires Marranes 1 et La foi du Souvenir  2 y retrouveront avec plaisir les labyrinthes identitaires qui font tout le sel de ses livres précédents. L’exploration a cette fois pour cadre une petite ville du Pérou septentrional, Celendín. La tradition tant orale qu’écrite fait en effet remonter le peuplement de cette ville des Andes à l’arrivée au milieu du XVIIIe siècle d’un groupe de judéoportugais venus du Brésil en remontant le fleuve Amazone puis son affluent, le Marañon. Les traits physiques, l’onomastique  3, la prédilection des descendants pour les activités commerciales et intellectuelles, une humeur voyageuse semblent attester d’une ascendance juive ou du moins marrane à Celendín. Mais ces « Vieux Juifs » sont aussi aujourd’hui de très pieux catholiques. Au-delà de ce que les archives peuvent confirmer de ce périple trans-amazonien comment s’est transmise ou s’est dissoute la conscience juive dans ce groupe ? Il semble que par un curieux retournement de situation les premiers migrants aient eu à cœur de préserver leur « pureté de sang » juive puisque les descendants métissés du capitaine Raymondo Peyrera sont poussés à abâtardir leur nom avec un « i » (Peirera) pour se distinguer de la souche restée « pure » des Peyrera. Les traces d’une mémoire marrane sont désormais évanescentes, des pratiques enfouies dans les mémoires des anciens, notamment celles entourant les défunts. Il faut toute la persévérance de Nathan Wachtel pour les exhumer et les rendre intelligibles.

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Dans la même région, et sans qu’il y ait nécessairement lien de cause à effet, est apparue dans la seconde moitié du XXe siècle un mouvement de conversion au judaïsme dans des milieux ruraux et métissés. Le fondateur de la congrégation « Israël de Dios », Segundo Villanueva est lui-même né en 1927 dans une famille paysanne du village de Sorochuco. Sa découverte du judaïsme est fortuite et s’est faite en autodidacte à partir du texte de l’Ancien Testament. On ne peut manquer d’établir un parallèle avec la façon dont les marranes cherchaient à renouer avec le judaïsme de leurs ancêtres par la lecture attentive de la bible chrétienne et des ouvrages de controverse. Segundo Villanueva partagea sa découverte auprès d’un cercle d’amis toujours plus large et disposé à le suivre dans ses pratiques judaïsantes. Leur chemin croise un temps celui des évangélistes, mais s’en sépare sur la question de la Sainte Trinité que Villanueva ne reconnaît pas. En 1967, la guerre des Six Jours aura un impact imprévu sur le petit groupe en leur révélant l’existence d’autres Juifs. Une dynamique s’enclenche qui conduit une fraction des fidèles à fonder une colonie appelée « Hébron » en Amazonie pour y pratiquer une vie authentiquement juive. Si cet épisode prend fin quelques années plus tard, il pousse Villanueva à se rendre à Lima pour y rencontrer un rabbin et se procurer des livres d’étude. Malgré toutes les démarches touchantes que peut effectuer Villanueva – sa circoncision, sa volonté d’inscrire son fils au collège juif de Lima – les autorités rabbiniques sont réticentes à convertir cette communauté sui generis. Il faudra un extraordinaire concours de circonstances – un miracle ? – pour que ces « Indiens juifs » soient reconnus comme Juifs et choisissent pour la plupart de faire leur alya. Peut-on relier ces deux récits mémoriels qui ont pour cadre une même région, mais qui semblent avoir si peu en commun ? La réponse ne tient pas en un mot et comme souvent, en terre marrane, fait la part belle au paradoxe.

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Las komidas de las nonas KEFTES DE PRASA I PATATA BEIGNETS AUX POIREAUX ET AUX POMMES DE TERRE

Recette de Rhodes Ces délicieux beignets sont souvent servis à Rosh Hashana ou à Pessah en utilisant dans ce cas de la semoule de matsa. Ils peuvent être servis comme entrée ou en apéritif. Ma mère en préparait habituellement une grande quantité, servait une partie chaude à table et gardait le reste pour une collation.

Ingrédients – 500 g. de blancs de poireaux – Un oignon pelé – 300 g. de pommes de terre, pelées et coupées en quartiers – Deux œufs battus – Trois cuillères à soupe de persil plat haché menu – Une cuillère à soupe de feuilles de céleri finement hachées – Une cuillère à soupe de fenouil frais finement haché – Du sel et du poivre gris – Deux cuillères à soupe de pain sec pilé ou de semoule de matsa – De l’huile végétale pour la friture

Préparation

Recette traduite du livre de Stella Cohen. Jewish family recipes from the Mediterranean island of Rhodes. 2012.

ingrédients en préservant la texture. Ne pas réduire en purée. Dans un grand récipient, mélanger la mixture avec les œufs, le persil, les feuilles de céleri et le fenouil. Ajouter le sel et le poivre. Incorporer le pain sec pilé ou la semoule de matsa jusqu’à ce que la mixture garde sa forme. Couvrir avec un film alimentaire et laisser refroidir au réfrigérateur 30 minutes. Former les beignets : avec un bol d’eau à proximité, s’humecter les mains et prendre un peu de la mixture afin de former des beignets de 5 cm de diamètre et de 1,25 cm d’épaisseur. Disposer sur un plateau protégé par un film alimentaire.

Verser les poireaux, l’oignon entier et les pommes de terre dans une casserole d’eau salée. Porter à ébullition. Couvrir, baisser le feu et laisser mijoter 30 minutes jusqu’à ce que les ingrédients soient amollis. Égoutter et laisser refroidir. Placer les ingrédients dans un linge de table et presser de façon à exprimer l’eau.

Cuisson : dans une large poêle à frire, verser l’huile jusqu’à 1,25 cm et chauffer à feu moyen. Une fois l’huile chaude, déposer délicatement 4 à 5 beignets et les faire revenir 3 à 4 minutes de chaque côté. Baisser le feu s’ils brunissent trop vite de façon à ce qu’ils cuisent à l’intérieur sans se brûler. Ajouter de l’huile autant que nécessaire à chaque étape. Retirer les particules brûlées avec une écumoire et poser les beignets sur du papier absorbant.

Malaxer les poireaux, l’oignon et les pommes de terre quelques secondes au mixer de façon à incorporer les

Servir chaud ou à température ambiante avec une sauce tomate fraîche ou de l’aïoli.

Retirer les feuilles extérieures des poireaux, couper les blancs en deux dans le sens de la longueur, puis débiter en rondelles. Laver.


Directrice de la publication Jenny Laneurie Fresco Rédacteur en chef François Azar Ont participé à ce numéro Laurence Abensur-Hazan, François Azar, Bella Cohen Clougher, Corinne Deunailles, Audrey Fourniès, Monique Héritier, Jenny Laneurie Fresco, Brigitte Peskine. Conception graphique Sophie Blum Image de couverture Sur les routes du Montenegro à Podgoritza en mai 1891. Photographe inconnu. Collection : Pierre de Gigord. Getty Research Institute. Impression Corlet imprimeur Z.I. rue Maximilien-Vox Condé-sur-Noireau 14110 Condé-en-Normandie ISSN 2259-3225 Abonnement (France et étranger) 1 an, 4 numéros : 40€ Siège social et administratif MVAC 5, rue Perrée 75003 Paris akiestamos.aals@yahoo.fr Tel : 06 98 52 15 15 www.sefaradinfo.org www.lalettresepharade.fr Association Loi 1901 sans but lucratif n° CNIL 617630 Siret 48260473300048 Avril 2020 Tirage : 1000 exemplaires Numéro CPPAP : 0324G93677

Aki Estamos – Les Amis de la Lettre Sépharade remercie ses donateurs et les institutions suivantes de leur soutien


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