À LA UNE : TRANSMETTRE
e d r o L e r d u ’A d e r Apprend
l’érotique e d r u to u a s e tt lu Penser nos LAURENCE MEYER
L
e souvenir de cet été 2020 est présent. Cette peine qui semble insurmontable, l’impression qu’il n’y aura jamais de fin à l’exposition constante de nos corps en souffrance, de notre peine comme spectacle permanent, pas de fin aux deuils sans cesse renouvelés, aux cris des mères impossibles à décrire. Quand même la colère semblait un effort trop grand. Ce dont je me souviens alors c’est d’avoir écouté Mississippi Goddam et We’re gonna be alright. Je me souviens que crier dans la nuit en partant du Palais de justice de Paris, avec tous ces autres gens, crier « Justice » en écho les uns des autres, c’est ce qui m’a permis de sortir d’un état de léthargie dont je ne croyais jamais voir la fin. Nous savons que ce n’est pas parce que nous en lisons la nécessité dans des livres que nous voulons révolutionner l’existant. Non, car comme le dit bell hooks, pour beaucoup d’entre nous, si nous en venons à la théorie c’est parce que nous sommes en peine. Parce que nous pressentons, avant même d’entendre parler de traumas intergénérationnels, avant même les discussions sur les deuils collectifs, par procuration, que vraiment rien ne va dans le monde qu’on nous présente comme le « pire des systèmes hormis tous les autres ».
cette joie ait besoin d’accommoder les réalités qui nous oppressent. Ou du moins, nous faisons l’expérience d’un avant goût de tranquillité. Dans The Underground Railroad, la série de Barry Jenkins qui adapte le roman de Colston Whitehead inspiré de la route souterraine qu’avaient mis en place les personnes esclavisées et les abolitionnistes pour fuir les plantations du Sud des Etats-Unis, il y a ce moment, lorsqu’est caressé un dos plein des cicatrices laissées par les coup de fouets. Un homme Noir à demi-nu dit à une femme Noire à demie-nue, « Je t’aime ». La profondeur de ce « je t’aime » est un grand renversement. C’est le retour de son corps à cette femme, enfin. C’est le retour de cette femme au toucher du monde, à son frottement charnel. Ce qui est dit dans ce je t’aime ce sont tous les « je t’aime » qui n’ont pas été dit et qui auraient dû être dit, tous ceux non pensés avant et qui aurait dû être pensés, tous les « je t’aime » interdits à la pensée. Nous savons, si nous avons la chance d’en faire l’expérience, ce que nous autorise le fait de se sentir désirée sans en avoir peur. Dans Living a Feminist life, Sara Ahmed écrit :
Ce qui différencie la race comme outil d’oppression de quasiment tous les autres est son caractère héréditaire – ce que nous héritons immanquablement, en plus possiblement d’un certain taux de mélanine, c’est la mémoire des souffrances auxquelles celleux qui nous ont précédé ont survécu, au moins assez longtemps pour que nous existions. Pendant cet été 2020, souvent je me suis demandée, comment survit-on - pour celles et ceux d’entre nous qui survivent ? Comment a-t-on tenu jusqu’ici ? Et pas juste physiquement. Comment parle-ton encore ? Aime-t-on encore ? Rit-on encore ? Lorsque nous survivons.
Nous avons des moments qui nous soulagent ; nous travaillons pour ces moments, ou peut-être ces moments sont ceux qui nous permettent de continuer à travailler. Parfois, le soulagement consiste à entrer dans une pièce et ne pas confronter ce que nous avons l’habitude de confronter : toute cette blanchité […] Lorsque tu te retrouves, en tant que personne racisée (person of color) dans une mer racisée (sea of brownness), il se peut que tu réalises les efforts de ton habitat précédent, l’effort pour ne pas prendre en compte ce qui est autour de toi, toute cette blanchité1.
Quand nous nous engageons, nous le faisons parce que nous en avons marre de souffrir. Parce qu’à un moment nous considérons que, non, cette souffrance n’est pas normale, à défaut de ne pas être habituelle. Pour beaucoup d’entre nous, nous nous rendons compte que nous n’avons pas à accepter de souffrir, d’abord lorsque nous faisons l’expérience d’une forme de joie, sans que
Lorsque l’adversité s’arrête, même pour un court instant, nous avons enfin l’espace pour nous rendre compte de ce qui est possible. Lorsque nous voulons que Noire ne veuille plus dire mourir plus vite, dans plus de peine, sans trompette ni tambour – hormis pour le spectacle, nous voulons aussi savoir ce que seraient nos joies si nous n’avions plus peur d’apparaître dans
1 Sara Ahmed, Living a Feminist Life, Duke University Press, 2017, p. 164.
18
AssiégéEs • septembre 2021