Sonia Aschman-Bodson Alex Aschman, mon mari, et son frère Pol étaient des personnes très agréables, paisibles et introverties ; certes extrêmement cultivées, mais peu enclines à s’exprimer. De toutes les souffrances qu’ils ont subies tous les deux pendant la guerre, de la fuite de Pol avec un Polonais, de leur traversée de l’Allemagne à vélo, un vélo volé, c’est mon beau-père qui m’en a parlé. Soit dit en passant, plus tard c’est Pol qui l’a soigné et nourri en faisant preuve de beaucoup d’imagination, puisqu’il était alité après une chute. Pendant un temps, nous avons séjourné régulièrement chez eux pendant les vacances. Alex était encore étudiant en médecine, il fréquentait des universités en Angleterre et en France, nous avions déjà deux enfants, mais n’avions pas de logement au Luxembourg. Quand j’allais dans la salle de bains, la baignoire était souvent occupée : les pellicules photo de Pol s’y trouvaient. Ses photos en noir et blanc tout spécialement m’ont fascinée. Il s’en servait pour exprimer la vie et le travail des gens simples, normaux. On m’a souvent demandé pourquoi Pol faisait comme ci et non comme ça, pourquoi il avait des réactions bizarres dans telle ou telle situation. Pourquoi, pour quelle raison ? C’était ainsi, point. Au sortir de la guerre, nous devions faire face à de gros défis ; j’allais bientôt avoir six enfants, pour prendre un exemple, et je travaillais dans le cabinet de mon mari, comme secrétaire, réceptionniste et femme de ménage. Enceinte ou non, je me levais la nuit quand le téléphone sonnait. Nous n’avions pas vraiment le temps de nous poser des questions sur le pourquoi du comment.
Charles-Louis Aschman (l’aîné des neveux de Pol Aschman) Il a toujours émané de mon oncle Pol une certaine sérénité, mais il est probable que tout au fond de lui se déchaînaient des tornades qui se frayaient parfois un chemin vers l’extérieur. Tout ce qu’ils ont enduré pendant cette guerre, alors qu’ils avaient tout juste 20 ans... nous ne pouvions pas l’imaginer, même approximativement, tout gamins que nous étions. Il n’en demeure pas moins que Pol a ensuite cherché le contact avec les gens et l’a établi. Ce pouvaient être aussi bien la famille grand-ducale que des représentants de la guilde des itinérants, dont il admirait d’une certaine manière la liberté, ou que « Monsieur tout-le-monde ». Il y parvenait avec une facilité déconcertante. Il avait le respect nécessaire, mais ne courbait l’échine devant personne. Sans compter qu’à chaque fois il se tenait avec son appareil dans le bon angle, savait exactement, et sans posemètre, l’ouverture du diaphragme et le temps de pose à combiner
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afin de fixer sur la pellicule l’instantané optimal. On peut juste regretter que ces œuvres d’art n’aient pas toujours connu la reconnaissance qu’elles méritent. Dans les magazines, elles étaient considérées comme des sous-produits et consommées par les gens à peu près comme des sousproduits, comme aujourd’hui les photos sur Internet, où l’observateur ignore souvent aussi qui en est l’auteur. Autrefois, on se concentrait sur l’article et non sur le cliché.
Betsy Aschman (l’aînée des nièces de Pol Aschman) Quand je repense à l’oncle Pol, différentes images me viennent en tête. Celle de lui m’emmenant pour sa tournée de la Chandeleur, je n’étais alors qu’un bout de chou, chez des ministres et me photographiant. Je me revois aussi le dimanche des Rameaux devant la cathédrale, déguisée en mendiante, vendre du buis tout juste cueilli. Ces jeux de rôle ne faisaient pas l’objet de grandes discussions en amont, Pol était plutôt un homme d’action, et j’aimais participer. Luimême s’est bien glissé dans la peau d’un éboueur ou d’un colporteur, il voulait faire l’expérience de leur quotidien, voir quels regards on posait sur eux. Ce qui lui importait, c’était l’authenticité. C’est son assistant qui prenait alors les photos. Pol avait du respect pour les autres. C’est la raison pour laquelle je m’interroge sur notre propre considération à son égard. À qui pouvait-il se confier en réalité ? Par exemple au sujet de son homosexualité. Il n’en a jamais été question, ce sont des amis qui me l’ont appris. L’image qui s’impose maintenant à moi, mentalement, est celle du loup solitaire triste. J’allais souvent au café de Malou à Clausen, avec des copains et copines, l’ambiance y était toujours sympa. Pol était lui aussi un habitué « chez Malou », mais il était assis seul au comptoir, il a toujours été à part. Pourquoi ne suis-je pas intervenue ? D’une certaine façon, j’étais assise entre deux chaises, entre les tabourets de bar : mes connaissances pouvaient de temps en temps se montrer méprisantes au sujet de certains articles de Pol Aschman. C’est ainsi qu’entre l’oncle et la nièce, il n’y avait souvent qu’un simple bonjour. Quand j’y repense aujourd’hui, j’aimerais bien remonter le temps et agir différemment... Mais finissons sur une image joyeuse et pleine d’entrain : une cousine éloignée, néanmoins proche de la famille Aschman, secrétaire du chef d’orchestre, compositeur et violoniste Henri Pensis, avait l’habitude de s’asseoir au piano avec Pol, après les repas de famille, et c’était parti pour un quatre mains endiablé. Je pense qu’ils improvisaient parfois. Notre oncle avait de vraies dispositions pour la musique. Le jeu du duo, audacieux, vraiment libre, m’a toujours touchée au plus profond de moi et m’a marquée de son empreinte indélébile.