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Chapitre IV : La Première étape ................................................................................................. 25

Chapitre IV : La Première Étape

Je venais tout juste d'avoir trois ans. À l'époque, je ne mesurais encore que 53 centimètres de haut pour un poids d'un peu moins de 6 kilos. Mes cheveux bruns mi-longs commençaient à me couvrir une partie du front. Ma Mère me faisait souvent porter un haut bleu, des bas sombres, ainsi que de petits souliers noir de jais. J'ignorais alors tout de la méthode que j'emploierais et de comment j'allais faire pour réaliser mon but. Où trouverais-je mes alliés ? Comment pourrais-je possiblement obtenir les moyens de renverser l'ordre établi ? Par quoi le remplacer ? Quels stratagèmes me permettraient de me hisser plus haut encore que les puissants de ce monde sans pour autant mettre ma Famille en danger ? Toutes ces questions demeuraient sans réponse en mon esprit. Je me laissais simplement guider par cette quête que je m'étais fixé. Je passais des nuits entières à réfléchir à ces interrogations, sans pour autant réussir à toujours y trouver des réponses. Bien souvent, ces réflexions me permettaient d'ailleurs de trouver le sommeil. Passer cet âge, il n'était plus nécessaire que mes Parents me racontent des histoires pour m'endormir. Le repos me trouvait de lui-même quand, après des heures à réfléchir à ce projet, je ne trouvais plus la force de rester éveillé. J'espérais d'ailleurs secrètement que les réponses à mes questions me soient révélées pendant mes nuits de songes. La fin recherchée était, rétrospectivement, ce qui fut le plus simple à trouver. Pourquoi et surtout pour qui serais-je prêt à faire tout ça ? Ma Famille, bien évidemment ! Mais, cette dite Famille, serait-elle forcément désireuse de porter le fardeau de "surveillants des puissants" ? Connaissant l'amour que portait mon Père et ma Mère à leur petite vie tranquille, je ne désirais pas les impliquer plus que de raison dans mes desseins. Aussi, ai-je déjà exprimé mon idée selon laquelle une Famille n'est pas une question de sang, mais de loyauté. Si je devais me battre, ce serait bien pour une Famille. Mais pour une qui désirerait la même chose que moi. Une qui me rejoindrait de son plein gré. Une qui ne me jugerait pas sur les moyens mis en œuvre, tant que la finalité est assouvie. Une Famille nouvelle et parfaite à mes yeux . En somme, je devais m'assurer de gagner plus de puissance, d'alliés et d'importance que n'importe quel être, voire que n'importe quel groupe, afin d'attribuer un statut hégémonique à cette organisation nouvelle. Or, je ne partais de rien. Je n'avais ni allié, ni argent, ni garde-fou. Par conséquent, si je voulais construire quelque chose de bien, avec des bases saines et un but noble, il me faudrait commencer par trouver une porte d'entrée vers le monde des puissants. Eux seuls détenaient tout ce dont un jeune sans-le-sou comme moi avait besoin afin d'atteindre ses objectifs. En somme, je devais retourner le pouvoir des oppresseurs contre eux et ainsi prendre leur place en instaurant

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comme unique contre-pouvoir cette Famille nouvelle qui renaîtra de leurs cendres. Pourtant, si je savais théoriquement comment procéder, ce fut bel et bien par un concours de circonstances que je sus enfin par où commencer de façon concrète. Une nouvelle année venait tout juste de commencer. Les bonnes résolutions devant en découler, un consensus fut établi entre ma Mère et mon Père. Un consensus me concernant directement. En effet, je finis par apprendre, au commencement de ma troisième année de vie, que ma Mère considérait que mon Père était peut-être trop distant avec moi et qu'il se devait de me consacrer plus de son temps libre. Ce dernier accepta, à condition que ce soit lui qui choisisse les activités que nous entreprendrions. Ma Mère accepta à son tour, bien que plus réticente. Et à raison. Mon Père considérait que si il nous fallait bâtir ensemble des moments inoubliables, alors encore fallait-il nous exercer à pratiquer des passe-temps auxquels il prêtait de l'intérêt. Il n'excellait pas vraiment dans les domaines qui pouvaient amuser, ou à défaut : intéresser les enfants. Aussi considéra-t-il que la chasse et la pêche seraient de bons choix. Cela peut, je le conçois, paraître complètement déraisonné et irresponsable; et je serais d'ailleurs partiellement d'accord avec vous sur ce point. Néanmoins, il faut garder en tête que mon Père pratiquait déjà ces disciplines dès son plus jeune âge et sans forcément être accompagné, qui plus est. Il m'est difficile de fournir un avis impartial sur le sujet compte tenu de son passé. Lorsque ma Père annonça ses choix à ma Mère, cette dernière ne cessa de répéter qu'il nous faudrait être extrêmement prudents, ne pas se séparer et constamment veiller sur moi. Si il était très aventureux dans ces pratiques, mon Père n'en était pas moins dénué de bon sens. Il fit appel à ses amis chasseurs afin de sécuriser le périmètre et tuer les grosses bêtes sur lesquels ils tomberaient pour ne pas risquer de me mettre en danger. De toute façon, ma Mère avait donné sa parole à mon Père. Elle devait lui faire confiance pour veiller sur moi. En vérité, cette sortie avec lui était tout autant à but de nous rapprocher lui et moi qu'un défi lui permettant de prouver ses capacités de bon père précautionneux.

Ainsi, nous nous retrouvâmes vers 10 heures dans la grande forêt qui bordait notre village. Un petit comité de sept chasseurs professionnels nous escortait d'assez près pour intervenir en cas de soucis, tout en conservant un bon écart pour ne pas non plus nous déranger. Nous avions également emmené Dragon avec nous pour l'occasion. Je n'étais, bien évidemment, pas armé. Je n'avais ni arc, ni dague, ni piège. Mon Père me portait sur son épaule lorsque le terrain devenait boueux et me faisait redescendre pour marcher à ses côtés lorsque le sentier se redessinait. Je me rappelle encore ses explications concernant les différentes façon d'attirer le gibier, d'installer un piège de façon intelligente ou encore de tirer en l'air pour toucher les oiseaux sans risquer de blesser ses compagnons. Je me souviens également d'être resté plusieurs dizaines de minutes derrière une souche, aux côtés de mon Père, à attendre qu'un sanglier se rapproche de notre direction. Cette expérience fut d'ailleurs assez stressante. Une charge de ces bêtes pouvait après tout gravement blesser voire même tuer un homme en pleine force de l'âge. Mais, cette sortie avec lui ne consistait pas qu'à l'écouter me parler de cette discipline sans rien faire à côté. Il me fit à plusieurs reprises participer, sans me faire tenir d'arme pour autant. Par exemple, il me

demanda de lui dessiner sur mon carnet l'animal auquel je pensais, en observant les traces de pas qu'il laissait dans la boue. De la même façon, il me montra comment activer et camoufler un piège à ours. Puis me donna la mission de le placer tout seul. Sans mentir, j'avais beau savoir que mon Père n'était pas loin derrière moi, me risquer à poser cette chose qui aurait pu me découper en deux en moins de temps qu'il n'en faut pour le dire, à condition que je ne me sois pas déjà fait dévorer par l'une des créatures sauvages qui rôdait dans cette forêt, était quelque peu terrifiant. Heureusement, rien de tel ne se produisit et mon piège parvint même à se refermer sur un jeune cerf qui fut l'une des plus belles pièces de notre traque. Mon Père me répéta sur la route à quel point il était fier de moi et de mon avenir tout tracé de chasseur. Je lui souris, préférant le laisser se bercer d'illusions. Après tout, cette sortie restait un moyen pour nous de nous rapprocher, n'est-ce pas ?

Cependant, tout l'intérêt de cette expérience résidait en un seul et simple conseil de la part de mon Père : toujours profiter du silence pour laisser les bêtes trahir leur position. Ces mots raisonnèrent en moi comme des paroles d'évangile. Quelque soit la façon dont cette phrase était tournée, je ne pus m'empêcher de la trouver parfaitement exacte quel qu'en fusse le contexte. Tout comme les animaux, les gens bêtes qui ne font pas attention à ce qui les entoure manquent de discrétion, ce qui peut donner l'effet de surprise à l'homme avisé qui sait garder le silence. De même, la meilleure façon de décrédibiliser les imbéciles reste encore de ne rien dire et de les laisser se contredire tous seuls. Et d'un point de vue plus abstrait, l'on ne connaît vraiment un être qu'une fois que sa position sur notre échelle de valeur lui a été attribué. La dite position dépendant bien souvent de la façon dont il a su briser le silence que vous avez instauré. Les premières impressions restent après tout les plus importantes. Cette leçon ne prit finalement tout son sens qu'à l'instant où je la mis moi-même en action. J'avais beau prêter l'oreille aux conseils de chasseur de mon Père, je ne leur accordais pas non plus grand crédit. Seulement, cela ne m'empêchait pas de toujours essayer de les mettre en œuvre. Qui sait ? Cela pouvait toujours me servir plus tard. Seulement, là où mon Père et ses sept collègues chasseurs étaient bien plus occupés à se concentrer sur le gibier et sur les empruntes au sol, moi, je tendais l'oreille là où ils ne la tendaient pas et je trouvais mon intérêt à observer le paysage en lui-même. Tous ces trous dans les arbres, tous ces passages dans la terre et ces galeries d'animaux. De telles cachettes étaient en tout point parfaites pour des embuscades réussies. En somme, je voyais ce qui échappait aux autres. J'entendais ce à quoi ils ne prêtaient pas attention. Je m'inspirais de ce qu'ils ignoraient complètement. Et c'est en tendant l'oreille, comme mon Père me l'enseigna, que me vint en son creux le son de voix provenant de plus loin et semblant discuter ensemble. Mon Père et ses amis avaient beau être des chasseurs chevronnés, ils étaient tous humains. Leur ouïe et leur âge les limitaient dans la compréhension du monde qui les entourait. L'on dit, en général, que l'ouïe du chien est bien plus développée que celle de l'Homme. Là où, en vérité, ils peuvent surtout percevoir des fréquences bien plus hautes qu'eux. Les Semi-Gnomes héritent, pour leur part, d'une capacité de concentration bien plus élevée que celle de l'Humain. Cela n'est pas seulement vrai pour l'ouïe. Il en va de même pour les autres

sens. Si un Semi-Gnome et un Humain se focalisent tout deux sur les mêmes sons, le même goût ou la même perception d'un objet, ils en tireront les mêmes constat. Pourtant, ceux du SemiGnome seront, en règle générale, bien plus travaillés, nombreux et détaillés que ceux de l'Humain. Pour le coup, cela n'a rien à voir avec les capacités intellectuelles. Simplement avec l'appréhension naturelle des détails, doublée de talents d'analyse plus poussés et d'une concentration pratiquement imperturbable. Il est souvent dit des Hommes qu'ils ne savent pas faire deux chose à la fois. Cette affirmation est complètement fausse. Le simple fait de marcher tout en parlant donne tort à ce on-dit. Ce qui est vrai, cependant, c'est qu'il leur sera plus difficile d'aussi bien se concentrer sur un élément extérieur à leur intérêt du moment que sur ce dernier. En ce point là, nous nous différencions. La chasse ne fut jamais mon véritable intérêt lors de cette sortie. Aussi, une fois ces voix lointaines perçues, je continuais d'entendre les astuces pour mieux chasser de mon Père. Cependant, je les faisais passer en second, voire même en troisième intérêt, maintenant mon regard sur lui et hochant la tête de temps à autres pour ne pas lui donner l'impression d'être ailleurs, tout en me concentrant davantage sur les dires lointains qui titillaient mon attention. Des mots-clés me parvinrent alors : "marchands", "fric", "guet-apens", "tous les cinq", "cette nuit", "même endroit". Je me rappelais alors des discussions que mes parents avaient parfois autour de la table. Cette forêt était si vaste qu'il n'était pas rare de voir des petits criminels y rôder. Ma Mère défendait qu'il y avait des endroits plus sûrs pour chasser et était pour limiter les sorties de mon Père là-bas. Mais ce dernier rappelait sans cesse que le risque zéro n'existait pas et que de toute façon ces petits bandits de grand chemin ne l'effrayaient pas. Lors de ces querelles, je ne prenais nullement partie. Je me contentais de laisser ma Mère me nourrir à la cuillère en écoutant simplement leur dires, sans me forger d'avis définitif. Cependant, dans le contexte actuel, ces informations prenaient tout leur intérêt. Si les malfrats étaient légion en ce lieu, et que les marchands eux-mêmes venaient à s'en inquiéter au point de délaisser l'endroit, alors, il y avait une carte à jouer. D'autant plus en sachant pertinemment comment entrer en contact avec cinq d'entre eux dès cette nuit.

Quoiqu'il en soit, une fois revenus de la chasse, mon Père posa tout le gibier chez notre voisin Lars. Puis, après un bon repas préparé par ma Mère, nous repartîmes en direction du grand lac de Kürsk. Cette fois nous n'étions que tout les deux, mon Père et moi. Je me souviens du ciel qui devint très vite orangé et de la lumière de ce dernier qui se reflétait sur l'eau. Les poissons étaient de sortie ce jour-là et il n'était pas rare de voir leur forme se mouvoir sous cette grande étendue bleue. L'après-midi était très vite tombée. Mon Père avait loué une petite barque en bois à son ami pêcheur et paysan Pedrov Lavillier. Nous étions ainsi tous deux, dos à dos, une branche entre les mains, patientant longuement que quelque chose ne daigne mordre à notre hameçon. J'accrochai moi-même mes vers à ce dernier. Nous désirions tous deux que le mérite de ma première prise me revienne entièrement. En transperçant cet insecte avec ce bout de métal tranchant, je ne ressentis aucun remord. Je me disais que c'était ainsi que la nature était faite. Que la vie des animaux était destinée à être au service de celle des Hommes. Que sa volonté de

survivre n'était pas assez forte pour rivaliser avec ma volonté de pêcher mon premier poisson. Je commençais alors tout juste à comprendre que ce ne serait pas la dernière fois qu'il me faudrait sacrifier une vie en guise d'appât pour arriver à mes fins, loin de là. Mon Père ne s'était pas risqué un seul instant à me dire que cette activité demanderait de la patience et du silence. Je pense qu'il savait que ces deux qualités ne me faisaient pas défaut. En revanche, je fus très agréablement surpris de voir à quel point, lui, les maîtrisait également quand il le souhaitait. À vrai dire, je ressentis au fond de moi à plusieurs reprises une certaine frustration dans le fait de ne rien obtenir au bout de plusieurs heures d'attentes malgré mon calme olympien et ma patience hors-du-commun pour un enfant de mon âge. D'autant plus que mon Père, lui, réussissait sans trop d'effort à faire mouche toutes les cinq minutes. Il devait avoir ça dans le sang, ou bien posséder un secret que j'ignorais. Il me disait que ce n'était pas grave si je ne pêchais rien, que l'important était surtout d'apprendre la valeur de la patience et du contrôle de soi. Il avait raison. Cette simple première expérience me permit après coup de dresser un parallèle entre la pêche et la vie réelle. Dans les deux cas, l'on obtient pas toujours ce que l'on veut, même si on s'est assuré au préalable que tout doive fonctionner. Et dans les deux cas, la satisfaction est immense lorsque l'on est récompensé de ce long moment d'attente. Si je ne laissais en rien cette amertume apparaître dans mes gestes ou sur mon visage, l'envie me prit à quelques instants de lâcher ma canne à pêche et d'attendre simplement que mon Père se lasse pour qu'on puisse rentrer chez nous.

Heureusement, tout vient à point à qui sait attendre. Après près de trois heures sans ressentir la moindre vibration dans ma canne, cette dernière se mit enfin à se tendre d'un coup. Le fil se tira brusquement, me forçant à utiliser mes deux mains pour ne pas qu'il m'échappe. Mon Père se mit alors, de surprise, à lâcher sa canne. Il se retourna dans ma direction et m'encouragea de toutes ses forces pour que je n'abandonne pas. Je mis tant d'efforts dans cette lutte que j'en vins à fermer les yeux, grincer des dents et froncer les sourcils. De ce que m'en dit mon Père, le haut de mon visage était alors aussi rouge qu'une tomate. Je consacrai mes dernières forces restantes à lever ma canne en l'air, afin de soulever ma prise hors de l'eau, espérant l'affaiblir ainsi. Je vis, soudain, la tête immonde d'un brochet en sortir. Il n'était pas rare de croiser des poissons dangereux dans ce lac, mais celui-là n’était guère commun, en réalité. Quand ils sont adultes, ces créatures sont capables de monter jusqu'à 16 kilogrammes, soit 10 de plus que moi, à l'époque. La simple réalisation d'à quel point cette bête était plus robuste que moi me fit perdre mes moyens. Je fus pris de faiblesse et il en profita pour remettre sa tête dans l'eau et foncer de toutes ses forces droit devant lui, ce qui m'entraîna également dans sa direction, hors de notre petit bateau. Fort heureusement, je sentis les deux mains de mon Père m'agripper juste à temps au niveau des côtes. Si mon corps entier avait quitté la barque, mes mains, elles, restèrent fixées sur la canne. Je ne voulais pas que ce poisson m'échappe. Voilà qui tombait bien, il n'était pas non plus dans la mentalité de mon Père d'abandonner, quelle que soit la difficulté. Je pense d'ailleurs que c'est de lui que je tiens une pareille ténacité. Il me somma alors de me préparer ; qu'il allait tirer un coup sec et que je ne devais surtout pas lâcher la branche. Il compta jusqu'à

trois, puis, d'un mouvement incroyablement sec, me tira vers lui. Et ce, avec une telle force que nous fûmes tous deux projetés en arrière. Nous tombâmes alors à l'eau. Elle était froide et je ne savais pas nager. Heureusement, mon Père avait eu le réflexe de m'agripper contre son torse lorsque nous sortîmes de la barque, puis me plaça juste à temps sur son crâne, une fois ce dernier sortit de l'eau. Et puis... Nous vîmes soudain, tous deux, un gigantesque poisson frétiller à l’intérieur de notre embarcation.

Mon Père se mit alors à exploser de rire. Il me frotta très fort la tête d'une main, insistant sur le fait que je venais de pêcher mon premier poisson, et pas n'importe lequel. Il me disait que ça allait rendre jaloux tous ces amis pêcheurs, que j'étais vraiment né pour en devenir un, que j'avais ça dans le sang et bien d'autres éloges. À cet instant précis, il est vrai que j'étais fier de moi, fier de mon Père et heureux que nous ayons vécu ce moment. Je savais que nous nous souviendrions de cet instant là, et que quoique le futur nous réserve, ce moment resterait gravé dans notre légende. Pourtant, si j'avais été seul sur cette barque, je n'aurais pas réussi. Ce brochet, je ne l'ai pas pêché seul. Sans mon Père, soit j'aurais lâché prise, soit je serais mort noyé en m'agrippant à mon ambition première. Cette réalisation me vint en tête aussitôt que nous fûmes sortis de l'eau.

Ma Mère, toujours aussi prévoyante, nous avait installés des serviettes sur l'imposant rocher non loin de la rive. Enveloppé dans cette dernière, je ne pus m'empêcher de dresser un parallèle entre cette leçon de vie et ce qui m'attendais alors. Si je voulais m'en prendre à des êtres plus forts que moi, je ne réussirais pas seul. Il me faudrait des personnes aussi robustes que mon Père pour me hisser hors des situations desquels je ne pourrais m'échapper seul. Laissant ce dernier continuer de répéter les détails de cette scène que je venais de vivre encore et encore, mon regard se perdait sur l'eau et je resongeais alors à la véritable leçon qu'il me fallait tirer de tout ceci. Je m'apprêtais à entrer dans un monde dangereux. Si je ne pouvais vaincre ce poisson, alors comment pouvais-je espérer vaincre ce qui m'attendais ? Une réponse me vint brusquement en tête. J'étais alors trop jeune pour pouvoir m'en prendre tout de suite à plus fort que moi. Mon but ultime prendrait le temps qu'il faudrait mais je ne devais pas presser les choses. Je devais attendre de devenir plus fort, plus malin et surtout plus courageux afin de mener mon plan à bien. Si je fus surpassé par ce brochet en premier lieu, c'est bien parce que je me mis à douter de moimême, de mes capacités et de mes chances de le vaincre. Je me mis à avoir peur. Peur de lui, peur de la noyade, peur de l'échec. Je ne devais plus jamais avoir peur. Je ne devais plus jamais douter de moi. Je devais m'entourer d'alliés assez forts pour veiller sur moi si je venais à faiblir. En somme, je devais devenir celui que j'aspirais à être. À posteriori, il est vrai que je regrette d'avoir passé plus de temps à réfléchir à mon futur plutôt qu'à réellement apprécier l'instant présent avec mon Père. Il n'y aura que bien peu de moment par la suite où je prendrais autant de plaisir à être à ses côtés et à vivre une relation PèreFils "classique". Je mentirais, cependant, si je disais que si c'était à refaire, je ne le referais pas. La position que j'ai acquise aujourd'hui n'a pu être obtenue que par les sacrifices et les choix lors d'instants T que je pris. Et pour rien au monde je ne cracherais sur ce que j'ai accomplis.

Néanmoins, si une seconde chance m'était offerte, je peux assurer que c'est vers lui, et lui seul, que se serait alors tournée toute ma concentration. Mon plan pour l'avenir ne me serait revenu en tête qu'après ce moment de réelle affection désintéressée. Hélas, avec des "si", l'on pourrait mettre Blanche-Muraille en bouteille.

Ma Mère, nous voyant revenir à moitié trempés nous fit prendre un bon bain chaud pendant qu'elle préparait le brochet pour le repas du soir. À table, mon Père ne cessa de lui répéter "l'exploit du brochet", à quel point cette journée nous fut enrichissante et qu'il était fier de moi. Je ne boudais pas mon plaisir en l'entendant parler, bien que, faisant preuve de modestie, je me contentais de manger ce que ma Mère m'apportait à la bouche en acquiesçant parfois. À vrai dire, mon regard était plus concentré sur la lune, que je pouvais observer depuis la fenêtre derrière moi, plutôt que sur autre chose. Il me fallait sortir ce soir. Retrouver ces bandits dans la forêt. Le positionnement de la lune me permettrait de savoir l'heure qu'il était. Je ne devais pas laisser passer cette chance de me faire de premiers alliés. D'autant plus qu'au vu de l'état de fatigue de mes Parents, ils ne risquaient pas de se réveiller cette nuit. Ce serait la première fois que je partirai seul. La première fois que je m'aventurerai dehors à une heure si tardive. Pourtant, je maîtrisais alors parfaitement ma peur. Je ne devais plus avoir peur. Pour accomplir mon destin, je devais soit être parfaitement confiant, soit ne rien faire du tout. En vérité, il est bon signe d'avoir peur. La peur est synonyme de sanité d'esprit. Seuls les fous ne ressentent pas la peur. Le tout est de savoir la contrôler. Force est de constater que l'une de mes futures sœurs ne saura que me donner raison.

Il devait être minuit quand j'entendis les ronflements de mon Père. Il avait prit l'habitude de veiller jusqu'à ce que ma Mère s'endorme avant de libérer ces sonorités pour ne pas risquer de la réveiller. C'était le moment. J'escaladai mon berceau, sans faire le moindre bruit. Par-dessus ma grenouillère couleur ciel qui ne laissait apparaître à l'air libre que mes mains et ma tête, j'enfilai mon petit manteau bleu aux boutons bruns et mes souliers noirs avant de partir en passant par la fenêtre entrouverte du couloir. Je ne pouvais passer par celle de leur chambre au risque de les réveiller, ni par celle de la cuisine si je voulais éviter que le chien qui s'y trouvait n'aboie. Heureusement, j'avais pris l'habitude d'escalader la bibliothèque de ma Mère lorsque je voulais lire ses livres en leur absence. Ce petit entraînement me fut ainsi salutaire quand il me fallut atteindre cette fenêtre normalement trop haute pour moi. J'étais un vrai petit acrobate à cet âge là. Je m'imagine difficilement renouveler ces cabrioles, aujourd'hui. Ainsi, une fois dehors, je mis en œuvre les conseils de chasseurs que m'avait enseigné mon Père. Je tendis l'oreille afin d'éviter de croiser les quelques personnes qui déambulaient encore à cette heure. Ce furent surtout des collègues marchands de ma Mère qui étaient éveillés. C'était souvent à ces heures tardives que leurs marchandises arrivaient au village. La plupart des pillages avaient en réalité lieu l'après-midi, et les bandits proliféraient la matinée, forçant les arrivées à se faire tardivement. Esquivant les villageois comme la peste et profitant de ma petite taille pour passer inaperçu, je m'éloignai de chez moi au profit d'une route qui m'étais bien étrangère. Le chemin que je pris fut ainsi gravé dans ma mémoire. Je retins chaque passage,

chaque détour, chaque raccourcis que je prenais. Je savais alors parfaitement où aller si je devais renouveler la chose plus tard. Faisant appel à ma mémoire et à mon sens de l'orientation, je parvins à retrouver mon chemin dans cette large forêt. Seulement, une fois retourné à l'endroit où j'avais entendu ces voix au loin : plus rien. Plus de voix, plus de bruit de pas. Rien que le silence. Je ne vais pas mentir, à ce moment précis, je me dis que c'était une mauvaise idée. J'entendais au loin des hurlements de loups, j'avais l'impression qu'à travers les branches des arbres : des yeux gris me regardaient, il me semblaient même percevoir les feuilles qui jonchaient le sol s'envoler tout à coup pour venir m'agresser. Puis, soudain, une voix. Une simple voix. Aussitôt après l'avoir entendu, je repris mes esprits. Mon regard devint froid. Ma moue d'angoisse se changea en visage on ne peut plus sérieux. Je ne percevais plus ni cris, ni yeux, ni feuilles. Seulement une voix qui disait : "Encore combien de temps, chef ?"

Ni une, ni deux, je me dirigeai là d'où elle venait. C'était la première fois que je m'aventurais dans cette partie de la forêt. Aussi, après cinq minutes de course, j'aperçus une petite main mal cachée sous un tas de feuilles. J'entendis alors une autre voix qui disait : "Ils en mettent du temps, n'empêche !" Une voix plus autoritaire leur demanda alors de se taire, proclamant qu'ils allaient "tout gâcher". Je me situais un peu plus haut qu'eux, sur une petite bute dissimulée derrière de grands arbres fins. Je me risquais parfois à regarder plus en détails le petit sentier en bas où ils étaient tous les cinq cachés. Trois d'entre eux ne savaient visiblement pas comment passer à l'abri des regards. Une main par-ci, une jambe par-là... Si c'était une embuscade qu'ils essayaient de tendre, cela s'avérerait bien peu utile pour quiconque aurait l’œil. Cependant, deux autres voix résonnaient de temps à autres. Deux autres voix qui présentèrent davantage de difficultés à être retrouvées. Après près d'une minute de recherche dans cette obscure nuit au ciel bleu marine, j'entraperçus le haut d'un crâne qui sortais de ce qui ressemblait à un terrier de lapin, ainsi qu'une discrète oreille, apparaissant de derrière un arbre et semblant être dressée en direction du sentier qui leur faisait face.

Vint alors ce moment où je me demandai ce qu'il fallait faire. Si je descendais à leur rencontre, je risquais d'être abattu sans préavis. Si je m'adressais à eux depuis ma position, je réduirais à néant leur couverture. Aussi, ne pouvais-je me permettre de leur montrer mon visage. Si jamais nous repassions dans cette forêt avec mon Père pour d'autres parties de chasse et qu'ils me reconnaissaient, cela pourrait nous mettre en danger. Heureusement, j'avais avec moi mon petit carnet ainsi que mon bout de fusain. Je pouvais laisser le vent leur porter mes messages mais, encore fallait-il qu'ils sachent lire. Chose qui n'était guère commune pour les vulgaires bandits. Seulement, l'un des deux seuls brigands bien cachés sortit enfin de sa tanière. Il s'adressa aux bruyants en leur donnant des noms d'oiseaux que je me refuse de lister ici. Sa colère était palpable depuis ma position et il semblait réellement concerné par leur petit guet-apens. En l'observant alors, je fus complètement abasourdi. Face à moi se tenait un Gnome. Un Gnome à la balafre lui descendant de l’œil droit à la joue, qui insultait ses autres collègues Gnomes de bien des choses. Des bandits Gnomes. Voilà ce pourquoi j'avais fait le déplacement. Étrangement, c'était la première fois que j'en voyais en vrai. Je me rappelai alors des ouvrages que ma Mère

lisait dans sa jeunesse. Mon grand-père ayant éduqué cette dernière à la Gnome, elle savait parfaitement comment lire et écrire dans les deux langues. En effet, les recueils d'auteurs Gnomes n'étaient pas écrits dans le même alphabet que celui des Hommes. C'était du langage gnome, connus uniquement des Gnomes eux-mêmes. Je compris alors tout juste en quoi ces trois années à déchiffrer ces ouvrages inintéressants allaient me servir. J'espérrais simplement qu'au moins un des cinq connaisse son propre alphabet. Rédigeant aussi vite que je le pouvais, je notai sur l'une de mes pages qu'il était un autre chemin plus à l'est en direction du village de Kürsk. Je leur fis part du fait que certains marchands attendaient encore l'arrivée de leurs produits et que si ils étaient assez rapides, ils pourraient les intercepter. En me relisant, je me dis alors que si je ne leur redonnais pas rendez-vous, ils pourraient ne jamais revenir ici, ce qui m'aurait fait faire tout ça pour rien. Aussi, précisais-je que si ils revenaient le lendemain à la même heure, je leur donnerais un autre coup de pouce. Ne sachant pas vraiment si ils accorderaient le moindre crédit à ces papiers tombés du ciel à la première lecture, je signai "un admirateur de votre travail". Puis, je me convainquis que si ils n'avaient pas d'identité concrète, ils ne pourraient me faire confiance. Cependant, je ne pouvais ni donner mon nom, ni mon prénom, ni mon âge. Je réfléchis un instant. Et enfin, je rajoutai : " Monsieur S " en bas à droite du papier. "Monsieur" était là pour leur faire s'imaginer que c'était un adulte qui s'adressait à eux. Et la lettre "S" était tout simplement la première lettre de mon nom de famille. À défaut d'être très imaginatif, je trouvais le pseudonyme assez parlant sans pour autant trop en dire sur qui j'étais. Je ne pouvais pas m'imaginer une seule seconde que ce nom me suivrait à ce point ma vie entière et qu'il aurait un impact aussi absolu sur le futur de ce monde.

Maintenant mon souffle, je pliai la note, tendis le bras sur le côté et laissai le papier s'échapper de mes mains. Le vent vint alors le poser quelques mètres devant les cinq compères. Après quelques minutes à retenir mon souffle, espérant sincèrement que l'un d'entre eux ait la curiosité d'aller vérifier quel était ce mystérieux message, je poussai un ouf de soulagement lorsque l'un des mal cachés sortit de son tas de feuilles. Il regarda à gauche, à droite. Personne. Il continua donc de s'avancer, semblant demander de la tête si il avait le droit. Puis, après validation, il s'en saisit. Il appela alors son "chef" et le lui apporta, demandant peu après si il comprenait ce qui était écrit. À ce moment-là, je compris que ce n'était pas gagné. Le Gnome qui semblait être leur chef, se mit à le lire à haute-voix, alors que ses sous-fifres se rapprochaient de lui pour l'entendre. J'arrivais difficilement à percevoir ce à quoi ils ressemblaient dans cette nuit noire, mais je me souviens que ce dit chef portait un chapeau, là où les autres n'avaient qu'une capuche sur la tête. Quand il eut finit sa lecture, je constata, confiant, que trois d'entre eux semblaient enjoués à l'idée de quitter cet endroit dans lequel ils avaient patienté des heures, expliquant qu'ils n'avaient rien à perdre à faire confiance à un collègue et admirateur gnome. Ils n'avaient pas l'air spécialement malins, mais leur argument sembla toucher le chef qui précisa, lui aussi, qu'il commençait à sérieusement perdre patience.

Néanmoins, mon sourire s'effaça lorsque l'autre gnome à la cicatrice martela que c'était très certainement un piège, qu'entre voleurs on ne s'entre-aide pas et que si jamais quelqu'un

s'était donné la peine d'écrire cela c'était sûrement un garde ou un aventurier voulant les capturer et les livrer à la justice. Celui-là semblait bien plus sérieux et intelligent que ses compères. Leur chef se frotta alors la barbe, semblant réfléchir. Je le regardai en fronçant les sourcils, espérant sincèrement qu'il allait mordre à l'hameçon. Fort heureusement, les trois intellectuels l'implorèrent de bien vouloir au moins essayer, malgré les mises en garde du balafré. Finalement, leur chef en conclut que leur groupe de cinq se scinderait en deux. Les trois imbéciles partiraient dans la direction indiquée pendant que lui et son bras droit resteraient sur place pour essayer de débusquer l'homme à l'origine du message. Mon cœur se mit alors à s'accélérer brusquement. Les demeurés acceptèrent et partirent rejoindre le sentier sensé les mener aux charrettes remplies de marchandises en route pour Kürsk. Les deux seuls Gnomes compétents, eux, restèrent sur place. Celui à la cicatrice demanda à son chef si il était vraiment sûr de son coup. Ce dernier lui répondit qu'ils étaient gagnants quoiqu'il advienne. Si ils réussissaient, alors ils toucheraient le gros lot sans même lever le petit doigt. Et si ils échouaient, ils se débarrasseraient d'eux et pourraient ainsi continuer leur embuscade tranquillement. Aussi, se séparèrent-ils alors, espérant me trouver, moi qui leur avais envoyé ce message. Le chef partit dans la direction opposée à la mienne, tandis que son acolyte resta sur place. Il rôda d'abord près des bois me faisant face, puis il se rapprocha du centre où il regarda derrière les pierres, une à une. Plus le temps passait, plus il se rapprochait de ma cachette. Il tenait dans ses mains une arbalète et semblait savoir s'en servir. De ses pas lents mais assurés, il s'avançait toujours plus vers moi. Son regard se jetait d'arbre en arbre, sans jamais se fatiguer. Les feuilles craquaient sous ses pieds et l'air semblait de plus en plus chaud à mesure qu'il se rapprochait. Je sentais alors un peu de sueur perler dans mon dos et sur ma nuque. Pourtant, je ne paniquai pas. Je restai parfaitement stoïque. Mes mains ne bougèrent pas de mes poches. Ma respiration ne s'accéléra pas. Aucun son ne sortit de ma bouche. Mon immobilité était telle que l'on aurait pu me confondre avec une statue de cire. Chasser et pêcher avec mon Père n'avait fait que renforcer ma capacité à être patient, immobile et silencieux. Aussi, savais-je qu'au moindre faux pas, les sens aiguisés de ce Gnome se retourneraient contre moi. Hors, après quelques dizaines de minutes de recherche, il commença à être très près de l'arbre derrière lequel je me tenais. J'entendis ses pas se rapprocher à moins d'un mètre de moi. Il se tenait juste derrière mon arbre et se préparait très certainement à faire dépasser sa tête. J'avais calculé toutes les façons de m'en sortir, tous les arguments que j'aurais pu présenter, tous les moyens que j'aurais de retourner son arme contre lui. Mais, ce fut l'appel d'une voix au loin demandant à son chef et à " Mölk " de venir voir ce qu'ils venaient de récupérer grâce à Monsieur S qui me sortit finalement d'affaire. Ce dernier vint rejoindre le reste de son groupe, qui ramenait fièrement des caisses entières de tenues chics, d'armes et de pierres précieuses. Les trois Gnomes partis en expédition se prirent dans les bras et commencèrent à chanter et à danser pour célébrer l'acquisition de ce butin. Celui qui avait faillit me trouver, lui, contempla ses merveilles avec de grands yeux ronds, mais ne put s'empêcher de se retourner une dernière fois dans ma direction, espérant finir par voir quelqu'un. La main de son chef vint se poser sur son épaule et de son autre main, il présenta leur trésor, lui affirmant qu'ils venaient de gagner le gros lot sans avoir fait le moindre effort. Je

contemplais ce spectacle, affichant derrière cet arbre une mine tout sauf amusée. Ce succès était risqué et aurait pu ne pas avoir lieu. Si jamais une telle expérience venait à être renouvelée, il me faudrait redoubler de prudence. J'étais certes soulagé d'avoir réussi mon coup, mais encore fallait-il que ces brigands acceptent de revenir au même endroit et à la même heure le lendemain. Une seconde à peine après y avoir pensé, j'entendis la voix de leur chef résonner à travers les arbres de la forêt. Ce dernier affirmait à Monsieur S, si jamais il était encore ici, que quelque soit ses motifs véritables, il espérait que leur collaboration allait durer encore bien longtemps et qu'il le remercierait en temps voulu pour cette aide accordée. Je restai silencieux et invisible. Les secondes passèrent et je les entendis plier leur matériel et partir à l'autre extrémité de la forêt. Je leur laissai quelques minutes, pour ne pas risquer qu'ils reviennent sur leurs pas. Puis, resongeant à ce qui venait tout juste de se passer, je me redressai et repartis tranquillement et discrètement jusqu'à chez moi. Empruntant à nouveau le chemin que j'eus pris à l'allée, mais dans le sens inverse, j'entendis les plaintes de quelques marchands de mon village. Leur livreur se confondait en excuses, expliquant que c'était soit la cargaison soit sa vie. Je venais tout juste de causer du tort à ces commerçants qui ne m'avaient pourtant rien fait. J'étais à la fois attristé par cela et en même temps, je savais déjà à l'époque que l'on ne faisait pas d'omelettes sans casser des œufs. Je vécus parfaitement bien avec cette injustice sur la conscience, durant les premiers mois. Jamais l'idée d'avoir ruiné une partie de leur commerce ne m'empêcha de dormir sur mes deux oreilles. Cependant, je ne cessai jamais de me la rappeler pour autant. Aussi, me dis-je que toute

injustice pouvait être réparée, à condition qu'on y laisse le temps. Si une bonne action était

assez signifiante pour contre-balancer le tort causé, alors ce dernier serait pardonné. Cette sensation désagréable disparut ainsi de mon esprit aussitôt je fus assez puissant pour faire racheter leur commerce en perte de vitesse près de trois fois le prix souhaité, leur garantissant ainsi une vie sans nul besoin. Je fis calculer au préalable le montant de la somme dérobée afin que ce dernier le leur soit offert en supplément à la pièce de cuivre près. Dans tout les cas, cet incident me permit de comprendre quelque chose sur ma propre psychologie. En réalité, je ne raisonnais que par principe de dettes et de reconnaissance. Seuls comptaient pour moi ceux à qui je devais quelque chose. L'exemple le plus parlant est certainement celui de mes Parents. Ils m'avaient offert la vie après tout, et il n'était rien au monde que je pouvais leur offrir en contrepartie pour nous considérer comme quittes. Tout ce que je pouvais faire était de tendre à cet idéal en faisant de mon Père et de ma Mère les deux figures les plus importantes de mon univers. Mais, il en allait de même avec ceux qui firent, à un instant dans leur vie, quelque chose pour moi; ou au contraire, envers qui j'entrepris une action pouvant leur porter préjudice. Chaque action commise qu'elle fusse positive ou négative devait amener à une réponse de ma part afin d'équilibrer la balance. Il me fallait impérativement récompenser un acte généreux, tout comme je ne pouvais jamais laisser un acte néfaste impuni. Au fond, je savais inconsciemment que c'était de cette façon là que je raisonnais. Mais ce ne fut qu'après cette expérience que je sus poser les mots pour l'expliquer.

Ainsi, repassant par la même fenêtre qui m'avait permit de mener à bien cette petite expédition, je quittai mon petit manteau bleu aux boutons bruns, rangeai mes souliers noirs à l'endroit exact où ils étaient sensés se trouver, puis, ré-escaladai, dans ma grenouillère couleur ciel, mon berceau pour m'y allonger, comme si de rien n'était. Je fermai les yeux et commençai à réfléchir à la manière dont j'allais procéder pour le lendemain. Soudain, ma Mère se leva brusquement. Elle haletait, comme si elle venait de faire un terrible cauchemar. Elle enfila rapidement sa robe de chambre rose et se dirigea en vitesse en direction de mon berceau. Je sentis sa présence m'observer quelques instants. Puis, je me mis à jouer le rôle de l'enfant endormi venant tout juste de se réveiller. Je clignai des yeux en insistant sur la lourdeur de mes paupières, regardant le visage soulagé de ma Mère avec un air étonné. Cette dernière poussa un ouf de soulagement puis me caressa la tête en m'enjoignant à me rendormir. "Ne t'en fais pas, Félix. Maman va bien, ne t'inquiètes pas. Maman va bien." me répétait-elle. Elle venait vraisemblablement de faire un mauvais rêve me concernant. Cela risquait de devenir pénible si de telles choses se reproduisait à l'avenir. Je me demandai d'abord si c'était un genre d'instinct maternel qui venait de s'éveiller en elle. Si elle avait été témoin dans ses rêves de ce que je venais de faire. Je commençai sérieusement à me demander si ma Mère avait perçut le chemin que je souhaitais prendre et qu'elle cherchait en fait à me convaincre de m'en écarter. Seulement, je l'entendis, après s'être remise au lit, dire à mon Père, encore endormi, qu'on a "vraiment eu beaucoup de chance aujourd'hui". Voilà donc la véritable raison de ce cauchemar ? La peur de me perdre. La peur des activités dangereuses que nous avions pratiqué aujourd'hui. La peur que ces dernières ne finissent par m'emporter loin d'elle. Heureusement qu'elle ne savait pas. Heureusement qu'elle ne se doutait pas un seul instant du monde dans lequel j'allais entrer. Heureusement qu'elle ne pouvait avoir la moindre idée de ce qui allait suivre.

Dans tous les cas, la première étape fut un franc succès. Je dormis très bien cette nuit là. Peut-être même l'une des nuits où je dormis le mieux. La véritable question était maintenant de savoir comment j'allais procéder pour le lendemain. Et surtout, quoi retravailler pour limiter au maximum les risques. Trois d'entre eux étaient tout sauf des monstres d'intelligence. Leur chef était plus malin mais manipulable. Il n'y avait que le balafré qui me semblait problématique. Quoiqu'il en soit, ils ne seraient jamais que les premiers d'une longue liste. Il ne tenait qu'à moi de me les mettre dans la poche. Je me disais que c'était un bon commencement. Et avec du recul, je pense même pouvoir l'affirmer aujourd'hui. Le lendemain sera certes différent, mais il le sera surtout parce qu'aucune nouvelle étape vers l'ascension ne se ressemble, bien que toutes emmènent au même point.

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