53 minute read

Chapitre VII : Du Sang sur les Mains ....................................................................................... 77

Chapitre VII : Du Sang sur les Mains

Le syndrome de la page blanche. Un terrible mal qui touche forcément à un moment ou à un autre la plupart des artistes. Je n'aurais pas la prétention de me définir comme tel. Mais j'ose tout de même affirmer que j'en fis moi même les frais dès les premières heures du lendemain de ma rencontre avec le Duc Huttington. Assis devant la table de ma salle à manger, mon petit carnet sous les yeux, je faisais tourner mon fusain entre mes doigts, attendant désespérément à ce qu'une idée me vienne en tête. Face à une page blanche, soit l'on a trop d'idées et on ne sait pas vraiment par quoi commencer, soit l'on en a pas assez. Dans mon cas, je me retrouvais plutôt dans la deuxième option. Ma Mère s'était autorisée une journée de repos aujourd'hui. Elle voulait que nous la passions tous les deux ensemble à jouer à des jeux, à lire des histoires et à apprendre de nouvelles choses. Ce n'était pas vraiment pour me déplaire, au contraire. L'affection d'une mère est quelque chose qui doit primer sur tout le reste. Seulement, je me disais que je n'affectionnerais pas cette journée avec elle à sa juste valeur si je ne parvenais pas à me débarrasser de ce problème. Je savais pertinemment qu'une fois que j'aurais posé la base, tout le reste en découlerait et je n'aurais alors même plus à réfléchir. Me concernant, les premières pierres ont toujours été les plus complexes à poser. J'avais moins d'une semaine pour m'infiltrer dans le château fort de Klaussman, l'un des bastions les mieux gardés de tout Costerboros, et en ressortir un cadavre. Je devais m'en charger seul, sans la moindre indication, ni le moindre plan du palais. Les idées avaient beau s'enchaîner en mon esprit, il subsistait toujours une ou plusieurs failles. Impossible de trouver un moyen pour à la fois rentrer dans cette palissade et en ressortir vivant. Ma Mère, un torchon à la main, nettoyait les différents plats encore couverts de bouts de nourriture. Elle effectuait de nombreux allers et retours dans la cuisine, passant ainsi souvent derrière moi, en en profitant pour jeter un petit coup d’œil à l'avancée de mes coups de fusains sur cette feuille désespérément blanche.

Advertisement

"Alors ? Ça n'a pas l'air d'avancer ce dessin, Félix." me dit-elle. Je haussai les épaules en la regardant d'un air résigné. Elle ne l'entendit pas de cette oreille. Elle se rapprocha très près de moi et fit passer sa tête par-dessus mon épaule afin de voir de plus près si je n'avais pas commencé à esquisser le moindre trait, tout en continuant à essuyer son plateau de bronze. Rien. La page sous nos yeux était blanche comme neige. Je levai les yeux pour me rendre compte de l'expression faciale que tenait ma Mère en cet instant. Je savais ce que ces sourcils froncés et cette lèvre inférieure mordue signifiaient. Elle avait une idée en tête, et tenait absolument à m'aider, quand bien même elle ne connaissait pas la source de mon problème.

"Tu as l'air de manquer d'inspiration. Qu'à cela ne tienne, je sais exactement ce qu'il te faut, mon

poussin !" insista-t-elle en posant son plat sur la table et en projetant son tablier blanc au sol. Elle sortit de la cuisine en vitesse, me laissant à nouveau seul. Je me demandais alors ce qui pouvait bien lui être passé à l'esprit. Quant elle revint, elle était accompagnée d'un tas de larges feuilles, ainsi que d'une trousse remplie de bouts de charbons taillés. Elle déposa tout ça sur la table et me regarda avec un air de défi. "Toi et moi, on va faire les plus beaux dessins que Papa n'ait jamais vu ! Ces toiles sont assez grandes pour qu'on puisse crayonner dessus tous les deux. Pourquoi ne pas commencer par des jolies fleurs ? Une fois que ce sera terminé, tu n'auras qu'à m'écrire le nom d'un objet ou d'autre chose, et on le dessinera ensemble ! Qu'est-ce que tu en penses ?" me demanda-t-elle. À défaut de m'aider pour mon plan d'infiltration, cette petite activité aurait au moins le mérite de nous faire passer du temps ensemble et de décompresser. Il est vrai qu'à trop se surmener, on finit par se fatiguer et donc à faire des erreurs. La détente est parfois nécessaire si l'on veut être en parfaite forme physique et mentale. Ainsi, nous nous attelâmes à cette drôle de pratique consistant à entremêler deux œuvres sur le même support. C'était très amusant et je ne fus pas déçu du résultat, au final. En observant la patte soignée de ma Mère, je savais de qui j'avais hérité mes modestes talents pour l'art. Nous passâmes toute notre matinée à dessiner, colorier et peindre ensemble. Quand mon Père rentra du travail, à midi, il eut l'heureuse surprise de voir nos esquisses décorer les murs. Il semblait, visiblement, assez admiratif de ce que nous avions produit. Je sentis d'ailleurs son attention se focaliser en particulier sur notre troisième dessin. Son regard s'attardait sur chaque détails, de ses propres dires : les couleurs lui parlaient. À table, il nous parla bien plus de cette troisième œuvre que des autres. Et comme chaque artiste le sait très bien, le moment le plus attendu par un créateur est bien souvent celui des retours sur son travail. Entendre mon Père à ce point apprécier une œuvre ne contribua qu'à m'en rendre d'autant plus fier. Lorsque nous quittâmes la table, je repassai mon regard sur cette dernière, afin de voir ce qui semblait tant lui plaire sur celle-ci et que l'on ne retrouvait pas sur les autres. Mon attention se stoppa alors sur l'harmonie des teintes que nous avions déposé sur ce fond blanc. Toutes ces couleurs différentes se mariaient entre elles d'une façon si naturelle, si authentique, si ... Magique... Ce mot. Ce simple mot. Mélangé à ces couleurs. La solution m'était enfin venue en tête, et tout cela grâce à mes Parents. Les gemmes. Les gemmes récupérées chez Subario étaient la clé. Ce jour-là, je compris quelque chose de fondamental. Parfois, il faut savoir compter sur

nos proches pour nous tirer d'affaire, quand bien même nous n'aurions jamais pu imaginer

qu'ils y parviennent. Savoir se débrouiller seul est une chose, mais il est ridicule et contreproductif de cracher sur une main tendue par quelqu'un qui vous veut du bien. Grâce à l'idée de ma Mère et à l'intérêt de mon Père, j'avais trouvé l'inspiration. J'avais retenu les couleurs des gemmes que Randy et ses hommes avaient à présent en leur possession. Lorsque je commençai à noter sur mon carnet la répartition entre nous de ces dernières, ma main fut prit d'un élan d'autonomie sans pareille. C'était comme si chaque problème qui me venait en tête était immédiatement anéanti par un contre si évident que je me demandais moi-même comment j'avais

pu ne pas y penser plus tôt. Après deux après-midi entières à réfléchir à mon plan et à resonger à toutes les façons dont les choses pourraient échouer ou se retourner contre moi, je conclus que cette mission allait probablement et paradoxalement être l'une des plus aisées qu'il me serait donné d'accomplir. Il nous restait encore 4 jours entiers pour mener à bien notre mission lorsque nous procédâmes, les Gnomes et moi, à la répartition des gemmes. Si Mölk posa une fois de plus son veto afin que je n'en ai aucune, les autres savaient qu'ils devraient m'écouter si ils voulaient revenir en vie de ce cambriolage là. Profitant de toutes les informations retenues en écoutant Stewart parler de ses gemmes lors de mes apparitions sur la place du marché, je savais déjà plus ou moins quelles étaient les capacités de chacune d'entre elles en fonction de leur couleur. Nous devions tous nous regrouper, puis une fois infiltrés, nous séparer pour attaquer sur deux fronts en même temps afin de diviser au maximum les forces de l'ennemi. La meilleure solution était de pénétrer discrètement à l'intérieur du château, puis de provoquer un incendie en utilisant nos gemmes rouges capables d'engendrer des flammes. Le fils de Huttington avait après tout réussi à embraser ces écuries, à en croire les dires du Duc. Il ne restait qu'à nous de terminer le travail. La partie la plus complexe restait cependant en suspend. Comment faire pour passer les défenses de Klaussman et ainsi pénétrer dans sa forteresse ? Il me fallut plus de temps pour trouver une solution mais en réétudiant mes gemmes, la réponse me sauta aux yeux : l'eau. En partant du principe que le château d'Huttington comprenait un pont-levis, il y en aurait très certainement un aussi du côté de Klaussman. Nous n'aurions alors qu'à utiliser nos gemmes de couleur bleu, permettant de contrôler les masses aqueuses afin de nous dissimuler directement sous ces dernières. Il ne faudrait pour cela que remonter à la source de la rivière, puis de faire léviter la surface au-dessus de nos têtes grâce aux gemmes. En utilisant cette méthode, nous serions invisibles aux yeux des gardes ennemis et nous pourrions alors creuser une galerie directement dans la motte de terre sur laquelle était bâti le fort. Une simple gemme marron capable de remodeler les minéraux serait certainement suffisante. Nous n'avions après tout besoin que d'une seule entrée et d'une seule sortie. Autant faire en sorte de réunir les deux en un. Il fallait cependant savoir comment remonter à la surface sans se faire repérer. La solution la plus adaptée était de percer un trou y menant, puis, de mettre en contact nos gemmes rouges et nos gemmes bleues afin de créer une immense fumée. Cette dernière permettant à la fois de nous dissimuler et de donner les signes avant-coureur de l'incendie à venir. Mölk resterait dans notre trou et serait chargé de pourfendre d'un carreau quiconque se risquerait à regarder à l'intérieur. Une fois remontés, nos routes devraient se séparer. Leborgne était chargé de partir dans la direction dans laquelle il percevait le plus de gardes afin de disséminer nos gemmes rouges aux quatre vents, créant un brasier massif qui les attireraient alors. Les quatre autres profiteraient de cette distraction pour foncer en direction de la zone la mieux gardée et n'auraient plus qu'à attendre que les ennemis quittent leur poste pour aller éteindre le feu. Une fois seuls, ils devraient entamer une véritable course contre la montre. En d'autres termes : trouver la salle, trouver la boîte contenant le gant, quitter la pièce avant qu'elle ne finisse submergée par les flammes et enfin rejoindre le trou sans se faire exécuter sur place. Avec la distraction de Leborgne,

cependant, je considérais que le véritable danger restait de trouver la salle et d'échapper au feu. De mon côté, je n'étais équipé de deux gemmes ainsi que de l'un des petits couteaux à viande de mon Père. J'avais regroupé tout cet inventaire dans l'un des sacs que m'avait prêté Jörgen. Si je devais mettre ma vie en danger, au moins fallait-il être véritablement capable d'assurer ma protection, cette fois. Les deux gemmes en ma possession étaient une jaune et une transparente. De ce que j'avais cru entendre, les gemmes jaunes permettent d'électriser à peu près n'importe quelle matière entrant en leur contact. Ce serait parfait pour moi qui risquait de croiser des hordes de gardes équipés d'armure de métal. Les décharges libérées touchant plusieurs cibles, il me serait chose aisée de me débarrasser de tout ces adversaires en un seul bon lancé. La seconde était quand à elle une gemme très rare permettant à son porteur de devenir invisible pendant un court instant. Elle était l'une des seules que Stewart n'avait pas mit en vente à Kürsk. J'ignorais si c'était afin d'en éviter des dérives, parce qu'il n'en possédait pas ou parce qu'il souhaitait la garder pour lui seul. Quoiqu'il en soit, je savais que ma transparence ne durerait pas bien longtemps. Une ou deux minutes grand maximum. Cependant, ce serait assez pour savoir où se cache Klaussman et m'infiltrer dans la même pièce que lui. Avec toute l'agitation aux alentours, ils demanderaient tous à le trouver pour le prévenir du danger ou bien lui demander quoi faire. Il me suffirait juste de tendre l'oreille pour savoir où aller. En effet, si il y en avait bien un qui savait où se trouvait le cadavre que je cherchais, c'était forcément le Duc lui-même. Et j'avais l'intime conviction de pouvoir le convaincre de me donner ce que je voulais, à l'aide de ma fausse gemme orange. Il est vrai que pour le chemin du retour, il me serait plus compliqué de faire le moindre pas en portant un corps plus lourd que moi, c'est pourquoi je tenais à sa collaboration. Enfin, dans tout les cas, je comptais aviser sur place. Il m'était impossible de faire des plans sur la comète, sans savoir comment les choses se dérouleraient de leur côté ou du mien. Tout ce que je pouvais faire c'était me préparer à sauter sur la moindre opportunité afin de réussir ma mission. Le sort de Randy et de ses hommes m'était totalement indifférent tant que je ramenais à Huttington ce qu'il souhaitait. Si je devais vendre l'identité de ces derniers à Klaussman pour lui faire croire que j'étais dans son camp, et ainsi, obtenir ses bonnes grâces, alors je le ferais sans la moindre hésitation. Seulement, il était plus sage de partir du principe que le moindre facteur extérieur pouvait conduire à une situation à laquelle nous n'aurions jamais pu penser au préalable. Aussi, je passai simplement deux jours à me figurer toutes les issues possibles, tout les moyens de me mettre Klaussman dans la poche, ainsi que toutes les façons qui me permettraient de m'échapper avec le cadavre. Il ne nous restait plus qu'un jour avant de passer à l'action, il ne manquait alors plus qu'à les renvoyer voir Huttington afin que ce dernier nous prête les services de Leborgne. Le lendemain, dans la nuit, nous passerions à l'attaque. Nous n'avions pas droit à l'erreur. Si jamais nous échouions, tout tomberait à l'eau. Je ne me faisais pas tant de soucis pour mon intégrité physique. En réalité, j'étais à peu près certain de m'en sortir quoi qu'il advienne. Il ne me suffirais que d'abandonner mon déguisement, si jamais les choses tournaient mal. Quelqu'un dans le château verrait forcément un petit garçon de trois ans luttant pour ne pas s'asphyxier par les flammes et ainsi, un généreux héros viendrait à mon secours. C'était en tout cas la pire des situations que je suspectais de voir arriver. Le problème,

c'est que pour rien au monde je ne comptais faillir à ma mission. Quoiqu'il advienne, je sortirais de cette palissade avec ce cadavre, ou je n'en sortirais pas. Nous étions prêts. Après une ballade à cheval, remontant le long de la rivière qui passait sous le pont-levis de Klaussman, Randy, Mölk, Gürbak, Tryphon, Jörgen, Leborgne et moimême mirent pied à terre. Personne ne semblait être dans les environs, il était donc temps de faire léviter cette rivière. C'était en réalité notre tout premier essai. Mais un essai qui fut couronné de succès. L'eau se scinda en deux à l'instant même où la gemme fut tendue dans sa direction. Il n'était au sol qu'un passage boueux sans la moindre goutte dessus. Une fois que nous fûmes tous descendus sur ce sentier nouveau, nous vîmes le torrent en suspension au-dessus de nos tête s'abattre alors sur nous... Seulement, aucun de nous ne fut trempé. Nous étions aussi secs qu'un désert. Pourtant, il y avait bien de l'eau au-dessus de nos têtes et sur les côtés du passage. Mais nous, nous étions comme enfermés dans une bulle d'oxygène avançant en même temps que nous. Chaque pas que nous faisions s'accompagnait d'un mur d'eau qui se scindait en deux devant nos yeux. C'était presque difficile à croire. Nous étions maîtres de cet élément. J'avais demandé au préalable à ce que l'un d'entre nous reste à la surface afin de nous dire si oui ou non, il réussissait à nous percevoir sous l'eau depuis la surface. Tryphon se porta volontaire. Et d'après lui, si il avait bel et bien perçut des formes se mouvoir, l'obscurité de la nuit l'avait complètement empêché de deviner où nous étions précisément. C'était tout ce que je voulais entendre. Ainsi, nous prîmes la route, à bord de ce nouveau sentier en direction de la forteresse de Klaussman. Le chemin fut long. Très long. J'espérais sincèrement que la mission ne soit pas trop longue, sinon mes parents risquaient de se réveiller avant que je rentre à Kürsk. Il faut dire que son château se situait au Sud-Ouest, soit à peu près à 70 kilomètres de chez-moi. Compte tenu du fait qu'un cheval monte en général à une allure de 14 kilomètres par heure, il me faudrait dans tout les cas cinq heures pour rentrer à la maison. Nous avions déjà parcouru de la distance pour atteindre cette rivière et le plus dur restait encore à faire. Je calculai ainsi le temps dans ma tête. Il devait déjà être minuit. Je nous donnais à peu près une heure pour réaliser la mission ou bien pour tous mourir. Cela me ferait rentrer dans le meilleur des cas à 6 heures du matin. Sachant que mes parents se lèvent en général à 6 heures et demi, j'aurai tout juste le temps de me nettoyer le visage et de me mettre au lit avant que le soleil ne se lève. C'était tendu mais jouable. De toute façon, je n'avais pas le choix. Et, il me fallait un cheval. Enfin, je n'eus pas le temps de réfléchir davantage à tout cela que nous fûmes arrivés à destination. Comment l'avons nous su ? En tendant l'oreille tout simplement. Le son des armures de métal, des bottes résonnant au dessus de nos têtes, des chaînes d'acier retenant le pont-levis sur lesquelles venait s'abattre le vent, ... Aucun doute, nous étions au bon endroit. Randy sortit de sa poche sa gemme brune qu'il déposa sur l'épaisse motte de terre nous faisant face. Il ferma les yeux tout en maintenant sa main sur la pierre. En l'espace de quelques secondes, nous vîmes alors cette paroi rocheuse s'ouvrir devant nos yeux, et ce sans faire le moindre bruit. C'était comme si Randy en avait fait le vœu et que ce dernier venait tout juste de se réaliser. Ces gemmes... Elles étaient décidément des armes redoutables. Nous remontâmes à l'intérieur de cette galerie toute fraîchement creusée, jusqu'à arriver devant une plaque de marbre située juste au-dessus de nous. Tryphon posa l'une de ses

potions à la couleur verte et à l'odeur fétide dessus et nous sentîmes alors la roche se fissurer. La brèche se creusait encore et encore, jusqu'à ce qu'une véritable ouverture soit créée. La phase deux commençait alors.

Mölk se mit en position de tir pendant que Jörgen et Gürbak entrechoquèrent leurs gemmes bleue et rouge. Un nuage brumeux commença alors à émaner à la surface. Nous attendîmes patiemment que les premières alertes soient passées avant de sortir du trou, dissimulés derrière cet épais brouillard. C'était au tour de Leborgne de jouer. "On se retrouve à la sortie, les p'tits amis !" nous lança-t-il avant de se ruer à l'extérieur. Il avançait à plat ventre sur le sol avec une telle aisance et une telle vitesse qu'il était pratiquement impossible de le suivre du regard. On aurait facilement pu le confondre avec un véritable serpent. Cependant, quand nous sentîmes une odeur de bois brûlé accompagnée d'une forte chaleur, nous sûmes qu'il venait de sonner le coup d'envoi. Dès que les premières sensations nous parvinrent, chacun d'entre nous fonça dans des directions opposées. Pendant que je me déplaçais difficilement, pensant à ne pas sortir de mon personnage de vieillard fatigué, j'observais les quatre gnomes partir en direction d'une grande tour depuis laquelle ils avaient aperçu une cohorte de gardes par-delà d'immenses remparts. L'avantage lorsque l'on s'en prend à des grands seigneurs tels que Klaussman, c'est que plus il y a d'espace, plus il est facile de se cacher. Me dissimulant derrière de grands buissons fleuris, je tendis l'oreille autour de moi afin d'entendre au moins une personne prononcer le nom du Duc. La première garnison qui sortit de la grande tour afin de s'occuper de l'incendie commit l'erreur de trop se concentrer sur les flammes et pas assez sur le piège grossier que venait de leur tendre Randy. C'était si primitif et pourtant, si efficace. Une simple corde tendue au niveau de leurs pieds qui les fit tous tomber les uns sur les autres. Et une fois au sol, les gorges tranchées s'enchaînèrent. Je le vis ainsi disparaître à l'intérieur de cet endroit qui renfermait à coup sûr le second gant noir. Moi, je restais à ma place sans faire le moindre mouvement, ni le moindre bruit. Je me répétais que tout venait à point à qui savait attendre. Et visiblement, je n'avais pas tort. Malgré les flammes qui s’amplifiaient et qui devenaient de plus en plus nombreuses, Leborgne n'ayant pas lésiné sur l'intensité de ces dernières, mon ouïe restait toujours aussi performante et mon sang toujours aussi froid. Puis, enfin : un cri. Je m'en souviendrais toujours. Une voix de femme. Hurlant au désespoir. "Que quelqu'un aille réveiller le Duc ! Vite ! Ne laissez pas les flammes monter jusqu'à sa chambre ! Sauvez-le ! Vite !" Son doigt pointait vers une tour haute. Très haute. Elle était même à l'opposé de la direction qu'avait prit Randy et ses hommes. Ni une, ni deux, j'activai ma gemme d'invisibilité et aussitôt, je poursuivis la cohorte de gardes qui courrait prévenir le Duc. Je devais à tout prix arrivé au sommet avant eux. Certes, ils portaient des armures qui les ralentissaient, mais mes toutes petites jambes ne me permettaient pas de rattraper des hommes forts, sportifs et en pleine force de l'âge. J'allais une fois de plus devoir ruser pour les devancer. J'étais peut-être plus lent qu'eux, mais je n'en étais pas moins agile. J'entrepris alors d'escalader cette immense tour afin de mettre de l'avance aux gardes. Je n'étais néanmoins pas fou. Je savais bien que je ne pourrais monter jusqu'en haut à la seule force de mes bras, et en plantant mon couteau dans la pierre afin

d'avoir une accroche. Non, tout ce qu'il me fallait, c'était de monter jusqu'à la meurtrière la plus proche et de profiter de ma petite taille pour m'y glisser. Ainsi, j'aurai un avantage stratégique sur eux, qui devraient slalomer entre les flammes qui leur bloquaient la route ainsi que gravir les escaliers encombrés de morceaux de toit enflammés. Je manquai de glisser et de tomber à quelques reprises, cependant, je m'accrochai à bout de bras à mon couteau et parvins à me glisser à travers la première meurtrière que je vis. Cependant, j'entendis de là d'où j'étais des dizaines de pas lourd commençant à monter des escaliers proches. Il me fallait agir et vite. D'autant plus que je ne serais plus invisible très longtemps. Une fois sorti, je me retrouvai dans un long couloir enflammé. Plusieurs servantes étaient en train de jeter des seaux remplis d'eau sur les flammes afin d'éteindre ces dernières. Cela ne calmait pas l'incendie pour autant, mais il est vrai que le feu dans la pièce commençait, lui, à diminuer. En revanche, ce qui ne diminuait pas, c'était le nombre de soldat qui courrait dans ma direction. Ne me voyant pas, il était même possible qu'ils m'écrasent en me rentrant dedans si je n'agissais pas très vite. En une fraction de seconde, je profitai d'un instant d’inattention de l'une des servantes pour lui prendre son seau. Je la vis se retourner dans ma direction puis s'évanouir. Était-ce parce qu'elle venait de s'imaginer que son seau avait été possédé par un fantôme ? À cause du stress ? Ou bien par manque d'oxygène ? Je n'avais pas vraiment le temps de creuser la question. Je vidai le contenu du sceau sur les marches de l'escalier ainsi que sur les quelques gardes sur le point de franchir la dernière marche, puis je laissai tomber ma gemme jaune. L'eau et l'électricité n'ont jamais vraiment fait bon ménage... L'électricité et le métal non plus d'ailleurs. En quelques secondes à peine, je les vis tous s'écrouler comme des dominos. J'ignorais si cela avait suffit à les tuer ou non. Ce que je savais, en revanche, c'était qu'il me fallait me dépêcher de trouver la chambre du Duc avant qu'une nouvelle garnison ne rapplique. D'autant plus qu'à présent mes deux gemmes avaient été utilisées. J'étais à nouveau visible, et uniquement équipé d'un couteau.

Cette tour ne manquait ni de marches à gravir, ni de salles diverses et variées. J'ignorais combien d'étage il y avait, mais je me doutais que la pièce dans laquelle se trouvait le Duc était dans les environs. De ce que j'en savais, les pièces les plus importantes étaient souvent accompagnées d'une porte qui en soulignait l'importance. Dorures, belle poignée, taille massive, ... Tels étaient les éléments les plus courants. Seulement, après plus de cinq minutes à tâtonner, la révélation me fut apportée sur un plateau d'argent grâce à la discussion entre deux gardes placés devant une large porte blanches aux motifs argentés. "Non ! Toi, réveille-le !" insistait celui de gauche. - "Certainement pas ! C'est toi qui a eu l'idée ! Alors : toi, réveille-le !" répondit celui de droite. - "On tire ça à la courte paille ?"

- "Mais on a pas le temps ! Le château brûle !"

- "Je te rappelle que notre mission c'est de garder cette porte ! Le Duc a dit lui même que nous n'avons qu'un seul travail, c'est d'empêcher quiconque de troubler son sommeil !" - "Peut-être mais, il sera furieux si on laisse son château cramer !"

- "Parce que tu crois qu'il sera pas furieux si jamais on le réveille et qu'il juge que la raison était pas suffisante ? Tu te rappelles de ce qu'il a fait à Jonas ? Il l'a donné à bouffer à ses chiens parce qu'il l'a réveillé à cause des cliquetis que faisait son armure lors de ses rondes devant la porte !" - "C'est vrai, mais je pense que là c'est quand même une circonstance assez grave, non ?" - "J'en sais rien et je prendrais pas le risque. Si tu penses que ça vaut mieux, vas-y, hein ! Je t'en empêcherais pas ! Mais moi, je veux pas d'histoire !" - "T'en auras si il apprend qu'on a pas cherché à lui faire quitter sa chambre alors qu'il y avait un incendie !"

- "Mais... Dans tous les cas, on sera tenu comme responsables, alors autant ne rien faire ! Avec un peu de chance, ils réussiront à mater le feu tout seul, et on aura qu'à dire qu'on savait qu'il se propagerait pas jusqu'à lui !" - "Que toutes les unités descendent dans la Cour principale ! Il nous faut plus d'hommes pour éteindre le feu ! Je répète : il nous faut plus d'hommes dans la cour !" prononça une voix puissante et autoritaire depuis l'extérieur.

- "Attends... Ce serait pas la voix de Leborgne, ça ?" reprit le garde de gauche. - "Ah ! Parfait ! On est sauvés ! Il a du rentrer pile au bon moment de sa mission ! Et ben, puisqu'on est convié, on a une excuse pour pas réveiller le Duc !" affirma celui de droite, soulagé. - "Ouf ! On l'a échappé belle, mon pote ! Allez, grouillons-nous avant que ça nous retombe dessus cette histoire !"

Se précipitant en direction de la sortie de la pièce, ces deux moulins à parole me passèrent à côté sans même me remarquer. Il n'y avait pourtant qu'une simple colonne soutenant le poids d'un vase devant moi. Cependant, je fus comme pris de stupeurs l'espace d'un instant. Ils venaient de dire que cette voix appartenait à "Leborgne". De quelle mission parlaient-ils ? Leborgne était-il un agent double depuis le début ? Pourtant, j'avais déjà entendu Leborgne parler par le passé, et cette voix n'était absolument pas la sienne. L'avait-il volontairement modifié ? Ou bien était-ce tout simplement une toute autre personne s'appelant également Leborgne ? Ce scénario là était le plus crédible ainsi que celui que je choisis de croire. Cela expliquait d'ailleurs pourquoi Huttington avait évoqué plus tôt le fait que Klaussman savait que Leborgne travaillait pour lui. Si cette histoire était une histoire de famille, alors, je devais m'assurer de tirer ça au clair... Mais plus tard. À cet instant bien précis, je n'avais en tête que de rentrer dans cette pièce

pour faire cracher le morceau au Duc, quand bien même il me faudrait faire usage de la force, afin qu'il me révèle où il cache le cadavre du fils de Huttington. Je bombai le torse, regardai une dernière fois derrière moi si personne ne me suivait. Puis, je me remis face à cette immense porte et ouvris très délicatement cette dernière sans que le moindre bruit ne s'échappe. Devant moi, dans une vaste salle remplie de beaux meubles baignant dans l'obscurité parsemée de lumière tamisée rougeoyante provenant de l'extérieur, se tenait un homme âgé, vraiment très âgé, maigre, le visage glabre, une calvitie prononcée, allongé dans un immense lit. Le corps entier dissimulé sous une épaisse couverture, seule sa tête semblait dépasser. Il paraissait plongé dans un sommeil profond, malgré le vacarme qui faisait rage à l'extérieur. Je voyais d'ailleurs son visage légèrement se crisper à chaque fois qu'un bruit, même léger, se faisait entendre. Lorsqu'un son plus puissant venait à résonner dans la pièce, j'apercevais le Duc se retourner sur les côtés. Son lit semblait d'ailleurs être fait pour que plusieurs personnes dorment à l'intérieur. Mon regard se détourna de lui pour visualiser la salle en elle-même. Malgré la présence de rideaux sombres, la lumière des flammes de la cour parvenait à dissiper l'obscurité de la pièce. Ainsi, je remarquai, suspendu au-dessus de sa cheminée éteinte, un tableau. Ou pour être plus précis, une peinture, semblable à un portrait de famille. Dessus : le Duc lui-même, accompagné d'une femme ayant l'âge d'être son épouse, ainsi qu'un jeune homme à l'allure svelte et robuste. Il était alors simple de comprendre que ce pauvre homme semblait être le dernier restant de sa famille. L'espace d'un instant, je pris pitié pour lui. Peut-être que dans sa situation, j'aurais moi aussi pu devenir fou, tout comme j'aurais également pu commencer à maltraiter mes proches. Néanmoins, le temps n'était pas aux sentimentalisme, mais à l'action. J'avais encore un cadavre à trouver.

Nous étions seuls dans cette chambre. Lui, endormi, et moi, cherchant le corps en fouillant la pièce de fond en comble. Seulement, à défaut de retrouver la dépouille de CharlesHenri, je tombai nez à nez avec un cercueil en verre dans lequel se tenait le cadavre d'un être au visage semblable à celui du jeune homme sur le portrait que je venais d'apercevoir. En effet, c'était bel et bien Geoffroy, feu le fils du Duc, qui se tenait là, allongé devant moi, semblant plongé dans un très profond sommeil. Je me mis alors à observer le corps avec plus d'attention. Il avait été arrangé et recousu de part en part. Il fallait être aveugle pour ne pas le remarquer. Certaines coupures et blessures, notamment au niveau du visage, faisaient mal à voir. Sans parler de tout le fil utilisé pour rafistoler ses bras réduits en charpie. Une vision d'horreur certes, mais pas assez pour me faire perdre mes moyens, ou ne serait-ce que me déstabiliser. Il me fallait accomplir ma mission et chaque seconde que je perdais me mettais toujours plus en danger. Soudain, j'entendis une voix grommeler des onomatopées incompréhensibles. Je me retournai doucement en direction du grand lit et observai alors le Duc, toujours les yeux fermés, tentant désespérément de demander quelque chose d'un ton faible et angoissé. Je me rapprochai alors le plus silencieusement du monde de lui, en espérant saisir ce qu'il avait l'air de vouloir dire. Il avait la voix d'un grand-père malade. Pourtant, d'après sa réputation, ce n'était pas le genre de grand-père que l'on aurait aimé serrer dans ses bras. J'observais ses lèvres. Elles avaient

beau bouger, les sons étaient trop étouffés pour que je puisse comprendre. Je me concentrai alors sur les formes que prenaient sa bouche en essayant du mieux que je pouvais de les assimiler avec les bruits légers qu'il poussaient.

"Geo... ffroy..." Geoffroy. Voilà le nom qu'il prononçait depuis tout à l'heure. Je jetai un coup d’œil à travers la fenêtre et fus surpris de voir les flammes s'être tant propagées. Peut-être l'odeur du feu était-elle remontée jusqu'au narines du Duc, lui faisant se remémorer la mort de son fils. "Geo... ffroy..." continuait-il de dire. J'avais à présent la confirmation que ce vieil homme parlait dans son sommeil. Je comptai alors tirer profit de cette situation en lui faisant cracher le morceau. J'approchai ma bouche de son oreille. Pour la première fois depuis une éternité, je me préparais à prendre parole. J'allais bel et bien utiliser ma voix.

- "Père ?" lui chuchottai-je à l'oreille. - "Geo... ffroy... C'est... toi ?" - "Père, je dois me venger de Huttington. Où avez-vous mit son corps ?" - "Tu m'as... tellement man... manqué... mon garçon..." - "Vous aussi, vous m'avez manquez, Père. Où est le cadavre ?" - "Une plume... de phœnix... Leborgne m'en rapportera une... à mon réveil... Je te reverrai... enfin..."

- "Leborgne sait où trouver des plumes ?" - "Je l'ai... envoyé... sur... sur les îles va... gabondes... Il sait... les plumes..." Je quittai quelques instants le creux de son oreille afin d'aller chercher ce qui m'intéressait dans les multiples dossiers qui s'empilaient sur son bureau. Néanmoins, je ne perdis pas mon temps à regarder ce qu'il y avait dessus. Tout homme doté d'un cerveau fonctionnel cacherait les missives importantes à l'intérieur de l'un de ses tiroirs. Ignorant les appels du Duc, répétant sans relâche : "Geoffroy, Geoffroy", je finis par tomber sur deux écrits qui retinrent tout particulièrement mon attention. Le premier était un parchemin, provenant tout droit de l'île d' Helmyr. Et le second : une lettre habilement camouflée tout au fond du tiroir, sous une pile de documents sans intérêt. La dite lettre fut la première à capter mon attention. Je la lus attentivement.

"Mes hommages Monsieur le Duc, Si vous recevez cette missive dans les jours qui viennent, sachez que vous aurez tout loisir de retrouver très bientôt, sur la route longeant votre splendide palais, et menant au Sud du

Royaume où je réside, un individu fort peu recommandable auquel votre grand ami, le Duc Raymond Huttington, semble tenir comme à la prunelle de ses yeux. N'étant pas certaine que cet individu chargé de m'éliminer ne nous souhaite que du bien, je ne saurais, mon cher ami, que trop vous conseiller de poster vos meilleurs hommes non loin du petit chemin dérobé menant à la frontière entre la partie centrale et le sud du royaume. Je crois savoir qu'il est dans vos rangs un ancien voleur qui n'en est pas à sa première embuscade. Il ne sera probablement pas de trop, si jamais vous souhaitez accueillir notre mystérieux assassin comme il se doit. En vous souhaitant une merveilleuse journée, et en espérant que nous aurons le plaisir de dialoguer à nouveau ! Bien à vous,

Francesca Scodelario "

Intéressant. J'ignorais encore toute la valeur de cette missive. Cependant, quelque chose me disait qu'il valait mieux en retenir le maximum d'informations. Beaucoup de questions s'entremêlaient alors en mon esprit, sans que je parvienne à y trouver de réponses. Je n'avais ni le temps, ni les connaissances nécessaires pour creuser plus amplement le sujet. Je me saisis alors du parchemin, misant sur le fait qu'il me permette de percer le secret. Seulement, ce ne fut pas exactement le cas. C'était autre chose. En effet, je fus surpris de constater que ce dernier était signé de la main d'un certain "Leborgne". Il affirmait avoir officialisé l'alliance entre le Duc et les "traqueurs de phœnix". De ses propres dires, le trafic de plumes souhaité par Klaussman était lancé. Il avait également noté la localisation et les principaux noms ayant accepté ce partenariat. Je pliai cette lettre et la rangeai dans ma poche avant de revenir près du Duc, implorant toujours ma présence. "Un trafic de plumes, Père ? Pour me sauver ?" lui demandais-je. - "Pour que... personne d'autre... ne puisse... s'en procurer..." - "Vous souhaitez en avoir le monopole, Père ?"

- "Les Klaussman... deviendraient... immortels..."

Immortels... Ce mot me resta dans la tête un moment. Plongé dans le silence, le Duc continua de m'appeler. "Geoffroy... Geo...ffroy...". Mes yeux se fixèrent sur le sol et n'en bougèrent plus. La lumière provenant de l'extérieure se faisait néanmoins de plus en plus vive. Je savais qu'il me faudrait quitter cet endroit au plus vite. Mais, mes pensées avaient prit le dessus sur moi. Pour l'une des premières fois de ma vie, je me laissais distraire par ce mot, ce simple mot. J'entendis alors quelque chose couler. Quelque chose d'humide. Quelque chose de léger. "Ne me laisse pas seul... Geoffroy... Ne me laisse pas... seul..." Le Duc pleurait. Il pleurait. Dans son sommeil. Ce spectacle pathétique fit monter en moi une profonde colère. Comment pouvait-on être si puissant et si faible à la fois. Si seulement j'avais su à quel point la solitude était douloureuse, à ce moment là. Aujourd'hui, je me rends

compte de la détresse de Klaussman. Je m'identifie énormément à lui. Je comprends, à présent, ses actes et ses réactions. Je comprends sa colère, son orgueil et sa tristesse. Mais, à l'époque, mon jeune âge m'empêchait de voir qu'il y avait tout de même un cœur dans la poitrine de ces puissants qui nous opprimaient. J'étais un être on ne peut plus pragmatique, appliquant directement ma justice sur autrui sans prendre un seul instant en considération leurs motifs ou leurs raisons. Si je m'étais alors imaginé un seul instant à la place de ce pauvre homme, j'aurais été attendri et aurais quitté la pièce sans insister. Seulement, avec des "si", l'on pourrait mettre Blanche-Muraille en bouteille. Il me fallait à tout prix savoir où était le cadavre de Charles-Henri et je ne comptais lui reposer la question qu'une seule et dernière fois. "Père, je peux vous aider." lui dis-je d'un ton calme et attentionné. "Dîtes-moi simplement où vous avez déposé la dépouille du fils de Huttington. Je dois venger mon honneur. Je dois venger notre nom."

- "Cette crapule... Cette... vermine... Je lui ai tranché la tête... Et l'ai donné... à manger... Aux cochons... Le reste de son corps... pourrit au... au soleil... Non loin des écuries... Les corbeaux... et les insectes... viennent encore... se servir sur son squelette... Geoffroy...je... je..." - "Et où sont les écuries, Père ?"

- "Les... écuries ?"

- "Où sont-elles ? Répondez-moi." - "Tu... tu le sais bien.. C'est là où tu... où tu l'as tué..."

Trop pressé par le temps, j'avais oublié ce détails et commis une erreur. Une erreur terrible qui fit soudainement se réveiller le vieil homme. Ce dernier commença à cligner des yeux. Je me tenais là, devant lui, alors qu'il reprenait lentement ses esprits. Je paniquai et saisis le manche de mon couteau par pur instinct. Son regard rencontra alors le mien. Et je vis alors ses yeux, ses deux yeux pâles et inexpressifs commencer petit à petit à se colorer de rage. "Non... Tu n'es PAS Geoffroy !" me lança-t-il en positionnant ses deux mains griffues et flasques dans ma direction, comme si il souhaitait m'attraper. Je lui bondis alors dessus, avant qu'il ne puisse faire quoi que ce soit, lame tendue. Je fis un geste large dans les airs, ne faisant même pas attention à ce que je touchais. Le tout était de toucher, de blesser l'autre avant d'être soit même blessé. Mon coup lui entailla la main. Du sang coula de cette dernière, dégoulinant sur ses draps jusqu'alors immaculés. Il poussa un hurlement de douleur et retint son membre meurtri de son autre main. Ne laissant parler que mon instinct de survie et mes pulsions naturelles, j'empoignai de toutes mes forces le manche de mon arme et dans un mouvement sec transperçai la gorge du Duc avec le bout affûté de ma lame. Mon coup d'estoc dans la carotide semblait m'avoir garanti la victoire. Seulement, ce vieux tyran s'accrochait encore désespérément à la vie. Plaçant ses deux mains sur sa gorge, en espérant

ralentir le saignement, il me lança un regard noir terrifiant. Il semblait me maudire de toutes les parcelles de son corps. Il s'étouffait dans son propre sang. J'en voyais même s'écouler de sa bouche à force de s'agiter. Je comprenais qu'il cherchait à me formuler des mots pour m'exprimer toute sa colère et sa haine. Seulement : seules des sonorités étouffées et incompréhensibles en sortirent. C'était un cercle vicieux le poussant à encore plus s'énerver, et ainsi, a perdre encore plus de sang. Sa lèvre inférieure était recouverte de ce liquide rouge, mais il ne semblait pourtant pas s'arrêter de la remuer quand bien même il savait qu'il ne lui restait pas la force nécessaire pour me faire passer ses insultes. Lui-même n'arrivait pas à les articuler du fait du sang qui s'échappait toujours plus de son cou à la moindre tentative de parole. Il me fallait en finir. Ça valait mieux pour nous deux. Profitant de son immobilité, et du fait qu'il soit à genoux sur son lit, j'avais l'occasion parfaite pour lui placer le coup de grâce. Je ne cherchai même plus à réfléchir, j'empoignai mon arme et la lui plantai dans le haut du crâne. Son expression se figea alors. Il commença à trembler et sa bouche s'immobilisa dans une moue d'effroi et de douleur. Je cherchai alors à sortir mon couteau de son crâne, mais du fait de ma petite taille, je n'y parvins pas. Je forçai alors sur le manche pour le faire ressortir, mais cela ne contribua qu'à creuser la plaie jusqu'à lui scinder l'arrière du crâne en deux. Le corps du Duc s'écroula alors sur son lit, ce qui me fit tomber sur le sol. Lorsque je me relevai, mon arme à la main, je tombai nez à nez avec le regard vide et sans vie de Klaussman. Je compris alors que j'avais atteint le point de non retour. Cet homme était la première personne que je tuais de sang froid. Et il ne serait certainement pas la dernière. Mes mains tremblèrent quelques secondes, puis... plus rien. C'était comme si j'avais fait ça toute ma vie. Rien. Pas le moindre questionnement existentiel, ni la moindre remise en cause. J'avais fait ce que j'avais à faire. Je m'étais directement salis les mains pour la première fois, et je m'en étais très vite rendu compte. Je n'aimais pas cette sensation. Pas du tout. Ce n'était pas à moi de me charger de ces choses là. Seulement, on ne fait pas d'omelettes sans casser des œufs. Si cette voie était celle que j'avais choisi, alors, il me fallait m'habituer à ce genre de pratiques ainsi qu'à ce genre de sensations. Je regardai une dernière fois le cadavre de cet homme qui m'avait prit pour son fils l'espace d'un instant. Je me répétais qu'il avait fait beaucoup de mal aux gens comme moi et qu'il avait mérité ce qui lui était arrivé. En attachant ses draps les uns aux autres afin de me faire une corde de fortune me permettant de me laisser descendre de depuis sa fenêtre, je me dis également qu'au moins je lui aurait accordé un dernier instant de joie, quand bien même il était illusoire, en le faisant s'imaginer qu'il avait retrouvé son fils perdu. Je me préparais à bondir, en dehors de la pièce, puis je me souvins d'une chose essentielle. Leborgne avait trouvé une plume de phœnix, et Klaussman connaissait ma voix. Si jamais ce dernier utilisait la plume afin de rendre la vie à son maître, je serais en très grand danger. Je ne pouvais pas laisser passer cela. J'entendis néanmoins des bruits de pas lourds se rapprocher de la chambre du Duc. Je devais faire en sorte que ces gardes ne retrouvent jamais son corps. Et voilà qui tombait bien, notre Leborgne nous avait préparé un brasier digne des plus belles représentations peintes de l'enfer. J'étais trop faible pour porter son cadavre. Cependant, je pouvais toujours le tirer en attachant ma corde de fortune autour de sa taille. Puis, je le tractai à bout de bras jusqu'à l'amener près de la fenêtre. Je soulevai alors sa

jambe gauche, puis sa jambe droite, les faisant passer par le rebord de cette dernière. Enfin, une impulsion finale fut donnée à ce corps maigre et vêtu d'une simple chemise de nuit. Une impulsion finale qui fut suffisante pour le faire disparaître pour de bon dans les flammes qui l'attendaient au sol. Jamais ils ne retrouvèrent le corps, sûrement déjà changé en cendres une fois l'incendie maîtrisé.

De mon côté, j'étais suspendu au-dessus du vide à cet ensemble de draps rassemblés. Seulement, lorsque j'entendis une porte s'ouvrir dans la salle de laquelle je venais de m'échapper, je savais que l'un des nouveaux arrivants finirait par me remarquer en regardant par la fenêtre. Je ne pouvais pas rester accroché plus longtemps, d'autant plus que la tour était trop haute pour me permettre d'atteindre le sol en toute sécurité et avec une corde de fortune si courte. Je fis alors le choix de rentrer à nouveau dans la meurtrière la plus proche, esquivant ainsi le moindre regard. Arrivé dans une nouvelle pièce sombre, mais cette fois visible de tous, et sachant pertinemment que des gardes seraient à mes trousses, je dus trouver au plus vite un camouflage me permettant d'atteindre la sortie. N'importe lequel ferait l'affaire, même les plus dégradants. Je scrutai la salle sous tous ses angles. Je vis des bannières à moitié brûlée ainsi que de nombreuses traces noires témoignant du passage des flammes. La pièce semblait avoir été sauvée de justesse par les servantes et leur sceaux d'eau. Une idée me vint alors. En déposant mon regard au sol, je remarquai, en effet, un sceau vide et abandonné. L'idée ne me plaisait pas vraiment, mais je n'avais nulle autre alternative. Je retournai le sceau et posai ce dernier sur ma tête. Lorsque je me mettais à genoux, j'étais entièrement dissimulé derrière ce dernier. Ainsi, je sortis de la pièce sous mon sceau, continuant mon long périple jusqu'à la sortie et m'arrêtant immédiatement à la moindre perception d'un son d'armure se dirigeant vers moi. Cela me prit presque vingt minutes et j'eus parfois l'impression de manquer d'air, mais ma force de conviction prit le pas sur le reste et me permit de m'en sortir indemne et sans m'être fait repérer par qui que ce soit. De nouveau hors de la tour, il me fallait maintenant trouver ces maudites écuries. D'après Klaussman, c'était près de ces dernières que se trouvaient les restes de Charles-Henri. Me collant aux murs, slalomant entre les obstacles, je parvins à trouver une cachette où je pourrais tendre l'oreille sans risquer d'être reconnu par qui que ce soit. Je patientai près d'un quart d'heure avant qu'un hennissement ne me parvienne enfin. Les flammes avaient donc fini par atteindre les écuries. Me ruant vers ces dernières, j'entendis de plus en plus fort les sons apeurés des destriers. Je savais être sur la bonne voie. Ce que j'ignorais cependant, et que j'aperçus juste à temps, c'était le nombre mirobolant de gardes qui tentaient d'éteindre les flammes. Je ne pouvais rien tenter tant que ces derniers n'avaient pas calmé l'incendie. Aussi, je me cachai dans leur angle mort afin de continuer à suivre ce qu'il se passait, tout en échappant à leur champ de vision. Seulement, je vis certains d'entre eux commencer à sortir les chevaux de leurs abris afin de les tenir le plus loin possible du brasier. Une discussion entre un troufion et un plus haut gradé me vint alors à l'oreille.

"Sortez les chevaux du Duc ! Mettez-les en sécurité dehors, et plus vite que ça !" hurlait celui qui semblait être le chef ici.

- "Monsieur ! Et pour le cadavre ?" lui demanda un jeune officier. - "Qu'est-ce qu'on en a à faire ? Le Duc tient certainement plus à ses destriers qu'à ce tas d'os tout juste bon à nourrir les corbeaux ! Maintenant, plus de questions stupide ! Bougez-vous, bon dieu ! On s'active, du nerf !"

Les corbeaux... C'est vrai que Klaussman y avait fait allusion. En levant les yeux aux ciel, j'aperçus en effet une nuée d'oiseaux noirs fuir l'épaisse fumée grise qui montait jusqu'à eux. Il me fallait donc remonter vers la direction depuis laquelle il fuyaient afin de trouver ce maudit cadavre. Le point positif, c'est qu'il n'y aurait apparemment pas de gardes, ces derniers étant trop occupés à s'occuper des chevaux. Mobilisant les quelques forces qu'il me restait, je courus droit devant moi. Je me dirigeais là d'où fuyaient les corbeaux. Je finis par arriver dans un long champs. Reprenant mon souffle, je me mis à observer le sol à la recherche d'un tas d'ossements probablement rongés et difformes. Si je ne vis rien, du fait de l'obscurité ambiante, je me laissai guider par l'odeur fétide qui me montait de plus en plus aux narines à mesure que j'approchais de la direction d'un petit muret. Non loin de ce dernier se trouvait un corps, ou plutôt : les restes d'un corps. C'était un squelette empestant la maladie. Des bouts de tissus déchirés jonchaient le sol, de même que quelques plaques de métal provenant très certainement d'une armure. Cette chose qui me faisait face n'était que lambeaux de chaire pourrie et os remplis de vers. Le crâne était absent et les côtes fracturées de part en part. Les membres étaient détachés du reste du corps et je pouvais voir de petits bouts d'organes troués bloqués dans une cage thoracique ravagée par le temps. Ce ne sont pas le genre d'images auxquelles un enfant de trois ans est habitué. Je crois d'ailleurs ne jamais avoir eu une quelconque autre vision d'horreur dans mes futurs cauchemars que celle-ci. La teinte qu'avait prit ce squelette à force de temps exposé au soleil, à subir les saisons et les visites de rapaces, manqua de peu de faire remonter mon estomac. Le pire était d'ailleurs très certainement l'odeur. C'était indescriptible. Jamais de ma vie je n'avais senti et je ne sentirai quelque chose d'aussi nauséabond. Bloquant ma respiration, saisissant chacun de ces os dans mes mains protégées par d'épaisses moufles et les déposant dans le sac fourni par Jörgen, je me demandai si c'était à ça que nous ressemblerions moi et mes proches une fois morts. Un tas d'os puant, difforme et repoussant. Cette simple pensée, ce simple questionnement interne me poussa à me fixer un objectif une fois que je serai devenu le "surveillant des puissant" : consacrer toutes mes ressources et tout mon temps dans la recherche de moyens pour vaincre la mort. Ou à défaut pour l'éviter à mes proches et à moimême. En ramassant ce cadavre petit morceau par petit morceau, je venais de comprendre la volonté de Klaussman de rendre sa famille "immortelle". Je me rendis compte qu'il avait raison. Et je n'aurais besoin que de prendre le contrôle de ce trafic de plumes une fois que je serais assez haut dans la hiérarchie pour assurer à mes proches de ne jamais finir comme Charles-Henri. Ce combat que j'ai choisis de mener, cette lutte contre la mort, cette vision d'un corps ravagé par le temps, c'est probablement aussi pour ça que je continue de vouloir vivre aujourd'hui. La vie n'est

pas toujours rose, c'est certain. Mais comparé à ça, comparé à ce que la mort nous réserve,

nos problèmes, aussi gros soient-ils semblent tout à fait relatifs. Je n'ai pas peur de dire que

depuis ce jour, j'ai peur de la mort. J'en avais déjà peur avant, mais je n'en ai compris la véritable raison qu'à ce moment là. Seulement, comme pour le reste, il faut vaincre sa peur afin de s'en émanciper. Et alors que je finissais de placer les derniers morceaux du fils de Huttington dans ce sac, je savais que je trouverais un moyen pour y parvenir. La lune était pleine, à peine camouflée derrière un épais nuage gris foncé et une lumière rouge aveuglante. J'avais tué Klaussman, récupéré le cadavre, il ne me restait plus qu'à trouver un moyen de sortir de cet endroit. Cependant, je savais que de nombreux gardes étaient à ma recherche en ce moment même et que les entrées et sorties étaient très solidement gardées. De plus, il me fallait impérativement un cheval pour rentrer à l'heure chez moi. Je n'avais ainsi d'autre choix que de retourner près des écuries en espérant que tous les destriers n'avaient pas encore été sortis. Je revins sur mes pas et aperçus alors que les flammes avaient entièrement consumées l’abri des étalons. Heureusement pour moi, j'entendis non loin de ma position de nouveaux hennissements. J'escaladai un petit muret non loin de ma position afin d'observer les choses à distance. Malgré les meilleurs efforts des gardes les entourant, les flammes commençaient à se répandre de plus en plus, au point d'affoler encore un peu plus les bêtes. Je savais qu'il ne faudrait qu'une dernière petite impulsion avant de les rendre tous totalement incontrôlables. J'attrapai l'un des petits bouts rocheux au pied de mon muret, puis lançai ce dernier sur l'une des poutres enflammées, effritées et sur le point de céder, à quelques mètres du troupeau. Lorsque cette dernière s'effondra, ils prirent peur et se mirent à foncer droit devant eux, renversant les quelques gardes qui tentaient de les empêcher de partir. Voyant l'un d'entre eux, un étalon noir, partir au galop dans ma direction, je sus qu'il était temps pour moi d'agir. Je me mis debout sur mon muret et sautai au moment exact où le destrier fut assez proche. J'atterris juste à temps sur son dos et m'allongeai sur ce dernier tout en m'accrochant à son cou. Ma monture ne tenta pas de se débattre, trop occupée à fuir vers la sortie la plus proche. Je ne tentai pas de le guider, ni même de chercher également un échappatoire. Je me contentais simplement de m'agripper à lui, en espérant que personne ne me remarque. C'était, après tout, la première fois que je montais à cheval. Et j'allais devoir apprendre tout seul comment faire pour le diriger, parce que si jamais je m'en sortais sain et sauf, il me fallait encore cinq heures de route pour rentrer chez moi.

Reprenant du courage, je levai les yeux en espérant trouver une sortie. Je ne devais compter ni sur le pont-levis, ni sur un mur fendu au vu de la résistance de ces derniers. Je n'avais pas d'autre option que celle de repasser par notre passage secret, en croisant les doigts pour qu'ils ne l'aient pas refermés derrière eux. Seulement, dans la course effrénée de ma monture me vint deux idées noires. Mon cheval parviendrait-il à passer par notre trou au vu de sa taille imposante ? Et si jamais ils n'étaient pas encore partis, cela signifiait qu'il restait Mölk, caché à l'intérieur. Ainsi, comment faire pour le prévenir que c'est moi sans qu'il ne m'abatte ? Et imaginons qu'il ne tire pas en voyant mon destrier rentrer dans le trou, nous ne serions tout de même que deux, signifiant qu'il se risquerait peut-être à me tuer en profitant du fait que personne ne nous observe. Je ne savais pas ce qui m'attendais mais ce dont j'étais certain, c'est qu'il n'y

avait nulle autre sortie d'envisageable que la notre. Et si il était assez complexe de la retrouver avec tout ce chaos ambiant qui nous entourait, il fus très simple de constater que mon cheval n'allait absolument pas dans la bonne direction. Je saisis alors sa crinière de mes mains et me mis à forcer à gauche, afin de lui faire tourner la tête et donc partir à gauche. À ma grande surprise, cela fonctionna. Il finit, à force de répéter la chose, par m'obéir sans opposer de résistance. Et après plusieurs minutes à tourner en rond, je finis par apercevoir une ronde de cadavre entourant un large trou dans le sol. Il me sembla néanmoins très étrange de voir à quel point notre passage secret s'était élargi depuis la dernière fois. De mémoire, aucune potion de Tryphon n'était assez puissante pour creuser de telles galeries. Enfin, je n'avais pas le temps de chercher des réponses. Je fis sauter mon destrier dans ce trou et à la seconde même où je passai à l'intérieur, j'entendis le corps d'un homme tomber juste derrière moi. Je sentis alors de la sueur perler dans mon dos. Je n'avais aucune idée de si c'était un vivant, un mort, un allié ou un ennemi. Je n'osai pas me retourner, préférant continuer d'avancer tout droit. Et puis, après quelques secondes à galoper dans ce dédale, une voix familière s'adressa à moi.

"T'as bien géré, le vieux ! Tes cinq copains aussi, d'ailleurs. Ils s'en sont tous sortis sains et saufs. Et ils ont même trouvés le gant, c'est dire ! Après ils t'ont pas vraiment attendu, mais moi, j'étais obligé de rester. Le Duc tient vraiment à récupérer son fils, donc bon, je pouvais pas vraiment te laisser à ton sort. D'ailleurs, je me suis permis d'élargir un peu la sortie. Sinon, tu penses bien, ton cheval serait jamais passé. Mais bon, t'inquiètes pas, tu me remercieras une autre fois. Par contre, rassures-moi, tu as bien le corps ?" Je fis oui de la tête tandis que deux mains gantées vinrent se poser sur la nuque du cheval. "Parfait ! C'est le Duc qui va être content. Allez, laisse-moi les commandes, je te ramène dans ta forêt."

Leborgne se mit alors à manœuvrer notre destrier avec une telle adresse qu'il m'était impossible de deviner depuis combien de temps il chevauchait. C'était comme si il savait exactement où appuyer pour que l'étalon ralentisse, accélère, tourne ou cabre. J'étais admiratif d'une telle dextérité. Je laissai ainsi Leborgne nous conduire, tandis que je fermai les yeux, bien trop exténué par toutes ces mésaventures pour les maintenir ouverts. En une seule soirée, j'avais vécu tellement de choses et donné tellement d'énergie que mon corps ne pouvait plus supporter une telle fatigue. Trop d'éléments s'étaient accumulés en mon esprit. Et si ce dernier me disait qu'il était bien trop risqué de baisser sa garde ne serait-ce qu'un instant en présence de cet assassin, mon métabolisme, lui, m'indiqua le contraire. Je m'assoupis ainsi durant ce long trajet, alors que Leborgne se tenait juste derrière moi. Paradoxalement, je ressentais une véritable impression de sécurité en présence de cet homme. Je me sentais à l'aise. Lorsque je compris que le cheval commençait à ralentir néanmoins, mon instinct de survie se réveilla brusquement. Je sortis de mon sommeil et remarquai alors que Leborgne était déjà descendu et me portait à bout de bras pour m'aider à descendre. Il pointa alors mon sac du doigt.

"C'est là que tu as mit le corps ?" me demanda-t-il.

J'acquiesçai avec un air méfiant. Nous étions seuls, tous les deux isolés dans cette forêt. Aucun des hommes de Randy n'était là pour me protéger ou pour être témoins si jamais les choses tournaient mal. Il aurait très bien pu me mentir et les avoir éliminé les uns après les autres afin de ramener lui-même le gant et les reste du fils à Huttington. Et puis, il y avait cette histoire de deuxième Leborgne travaillant pour Klaussman. Si j'avais bel et bien affaire à un agent double, ma vie était en immense péril. Le voyant à nouveau s'avancer d'un pas dans ma direction, son œil fixé sur mon sac, j'eus le réflexe de sortir ma fausse gemme explosive de ma poche et de menacer de la laisser tomber. Leborgne fit immédiatement un pas de recul puis, après quelques secondes à se contempler dans le blanc des yeux, il éclata de rire. "Ah, j'ai compris ! Non, non, d'accord, je crois qu'il y a méprise. Rah là là, les gens sont tellement méfiants de nos jours. Allez, ne t'inquiètes pas, grand-père ! Je ne comptais pas te tuer et te voler ton sac. Sinon, tu penses bien que je l'aurais déjà fait sur la route, pendant que tu dormais sur moi. Après tout, c'est toi qui l'a trouvé tout seul, je vais pas te voler tout le mérite. Le truc par contre, c'est que moi je rentre direct au château pour tenir le Duc informé de comment ça s'est passé. Alors, à part si tu veux ramener littéralement un sac d'os à Monsieur S, tu peux toujours le garder. Donc bon... Si tu voulais bien poser ton joujou, maintenant, s'il te plaît. C'est dangereux ces machins là, tu sais ?" Il avait raison. Sur toute la ligne. En effet, il aurait très bien pu me liquider cent fois si il le voulait. Chose qu'il n'a pas faite. Et puis, je ne pouvais pas rapporter un corps puant à la maison. Imaginer une seule seconde que mes parents pouvaient tomber dessus à cause de l'odeur me glaça le sang. Je lui tendis immédiatement le sac tout en rangeant l'ambre dans ma poche avant. Leborgne s'en saisit puis me sourit. Il sentait la gêne sur mon visage. Au vu de ce qu'il venait de se passer, je parvenais difficilement à contrôler cette dernière. "T'en fais pas, vieillard ! Je dirais pas au Duc que t'as menacé de nous faire exploser. Je pense que ça vaut mieux pour tout le monde. Maintenant, si tu veux bien m'excuser. Je pense qu'une bonne connaissance à tous les deux mérite de retrouver un être cher perdu il y a bien longtemps. Rendez-vous demain, à minuit, l'ami."

Il fit hennir son destrier. Ce dernier braqua, faisant baigner son cavalier dans la blanche lumière de la pleine lune. Puis, il fit mine de repartir à travers les grands arbres, avant de s'arrêter puis de se retourner une dernière fois dans ma direction. Il m'adressa un dernier sourire amical puis me conseilla une dernière chose avant de disparaître pour de bon, cette fois. "Oh ! Et juste une dernière chose. C'est vraiment une très belle ambre que tu as. Mais fais quand même attention à pas trop la jeter au sol. En réalité, ça a vraiment du mal à exploser ces trucs." Il m'avait percé à jour. Il savait depuis le début que la gemme était une fausse mais joua quand même le jeu. Pourquoi ? Je ne le sais toujours pas aujourd'hui. Cet homme, ce

Leborgne, ... C'était vraiment une énigme. Reprenant mes esprits, je pris une profonde inspiration. Puis, j'expirai. Je restai quelques instants debout, là où j'étais, repensant à tout ce qui venait de m'arriver aujourd'hui. J'avais encore du mal à y croire. Seulement, je savais qu'il me fallait encore rentrer chez moi. Je ne pouvais pas m'attarder ici trop longtemps. Sur le chemin du retour, je pensai à revenir par le lac. J'en profitai alors pour me laver le visage, pour retirer le sang sur le couteau de mon Père, ainsi que pour nettoyer mes gants empestant encore l'odeur du cadavre. Lorsque les premiers rayons du soleil vinrent illuminer ma chambre, j'étais déjà au lit, enveloppé dans une grenouillère bleue toute douce et confortable. Les yeux fermés, faisant mine de dormir, j'entendis alors deux personnes se rapprocher de moi. Je reconnus la voix de mon Père, ainsi que celle de ma Mère. Tous deux murmuraient pour ne pas me réveiller.

"À ton avis, ma chérie : que penses-tu que notre fils voudra faire plus tard ?" demanda mon Père. - "Oh, ce n'est pas très compliqué." répondit ma Mère en me caressant les cheveux. "Félix a vraiment une âme d'artiste. Je suis presque certaine qu'il deviendra un peintre extrêmement reconnu."

- "Un peintre ? Vraiment ? Moi je pense qu'il ferait un excellent chasseur." - "Un chasseur ? Voyons, mon amour ! Félix ne ferait pas de mal à une mouche."

This article is from: