LA GRANDE INTERVIEW place du parlementarisme dans nos sociétés. Nos assemblées nationales ont-elles encore du sens ? Je n’en suis pas sûr. Il faudrait réfléchir à des modes de gouvernement ou de distribution des pouvoirs qui engageraient davantage les citoyens et les éduqueraient à une vie démocratique pleine et entière, vécue sur le plan individuel – cela suppose de savoir ce que vivre en citoyen démocrate signifie exactement. Il faudrait partir de la base et ne plus s’enfermer dans des armatures dites démocratiques.
d’illégitimité qui pèsera ensuite sur le pouvoir ainsi arraché et qui, tôt ou tard, aura raison de lui. Et, tôt au tard aussi, consacrera une instabilité institutionnelle et militaire. Faire un putsch, aussi justifiable soit-il, c’est ouvrir la porte à d’autres coups de force. Que les populations descendent dans la rue pour protester et prendre leur destin en main est appréciable. Mais quand l’armée s’en mêle, c’est toujours inquiétant. Plus encore dans un pays comme le Mali, en proie à la menace terroriste.
La démocratie implique-t-elle forcément la limitation du nombre de mandats? Ce n’est pas le seul critère, mais il est fondamental. J’accorderais bien un satisfecit au Ghana, qui a réglé la question du renouvellement de la classe politique et des mandats à vie, ce qui lui permet de se consacrer à des sujets essentiels comme la santé, l’éducation et le développement. En Afrique francophone, nous perdons un temps fou parce que nos Constitutions sont fragiles, manipulables avec une facilité désarmante et accablante.
Au Sahel, malgré la présence des troupes françaises, on échoue à éradiquer le terrorisme. Pourquoi est-ce si compliqué de venir à bout des insurrections jihadistes? C’est un phénomène difficile à circonscrire, à expliquer et à combattre.
Le président Macky Sall devrait donc s’abstenir de se représenter? J’espère fortement qu’il ne se représentera pas, il aurait ainsi les coudées franches pour mener à terme ses différents projets pour le Sénégal. Pour en avoir discuté avec lui lors de son passage à Paris, je sais qu’il en a un certain nombre. Il lui serait tellement plus simple de s’en occuper s’il était libéré de l’équation du troisième mandat. L’exemple d’Abdoulaye Wade devrait suffire à l’en dissuader. En mars 2021, le président a eu un aperçu de ce dont la jeunesse révoltée était capable, même si cette colère-là n’était pas motivée par son éventuel troisième mandat. La population jeune est si désespérée qu’aller mourir dans la rue lors de manifestations lui semble d’une grande banalité. Qu’est-ce que le retour des coups d’État au Mali, en Guinée et, dans une certaine mesure, au Tchad inspire au militaire que vous avez failli être? Cela m’effraie. Légitimer un coup d’État, c’est oublier la menace
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JEUNE AFRIQUE – N° 3108 – JANVIER 2022
J’espère fortement que Macky Sall ne se représentera pas, il aurait ainsi les coudées franches pour mener à terme ses différents projets pour le Sénégal. Les défaillances militaires à elles seules ne peuvent expliquer l’échec de la lutte contre le jihadisme dans cette zone immense, où les frontières compliquent les contrôles et où les modèles de jihadisme diffèrent suivant les pays. Tant qu’il n’y aura pas de réflexion politique élémentaire impliquant que chaque pays africain se sente solidaire du pays menacé, tant qu’on laissera aux autres le soin de s’en occuper, la lutte sera inefficace. Les crises multiples et incessantes du Sahel prouvent que, malgré le G5, il y a un déficit de coopération entre les États. Il faut des actions politiques, militaires et sociales transnationales. Ces crises révèlent aussi la faiblesse de nos armées, lesquelles parviennent pourtant à renverser des chefs d’État. Les insurrections jihadistes posent aussi la question de l’islam
politique. Les attentats contre la France étaient-ils un acte de rejet du mode de vie occidental, une riposte aux frappes françaises contre l’État islamique? Relèvent-ils d’une pensée stratégique articulée ou d’un simple acte de barbarie? Je le dis depuis mon premier roman, Terre ceinte : les attentats relèvent toujours d’une vision stratégique claire, avec un projet d’opposition, de conquête et de renversement civilisationnel. C’est aussi cela qui nourrit et fait la force de tous ces mouvements jihadistes autour de l’État islamique. Réduire ces attentats à des représailles, c’est ignorer toute l’idéologie qui se construit depuis de très longues années. Une telle idéologie ne peut se fonder sur la simple idée de représailles. Certes, la haine de l’Occident existe et entre dans l’idéologie, mais elle ne constitue pas la seule motivation ou le seul principe. Il y a une pensée, structurée, qui peut être de la barbarie. Ça pose des questions philosophiques sur ce que seraient la barbarie, la civilisation ou l’humanité. Reste que les jihadistes sont des êtres humains qui réfléchissent, qui veulent davantage de pouvoir et qui veulent dominer, au même titre que la civilisation occidentale a dominé pendant de longs siècles toute la planète. C’est leur projet, et il passe par cet affrontement-là. Dans le livre, il est question de colonisation et de la Shoah. Quel lien établissez-vous entre les deux? Était-il important de les évoquer dans le même ouvrage, sachant que certains n’hésitent pas à se livrer à des batailles mémorielles? Il est indécent de parler de concurrence mémorielle. Hiérarchiser les souffrances, les évaluer suivant des critères oiseux, comme la durée, le nombre de morts ou l’exceptionnalité historique, c’est tomber dans le piège de la concurrence des mémoires qui fait perdre de vue le caractère spécifique – le moment historique particulier où ça s’est produit – de toutes ces tragédies, ainsi que les souffrances des individus, qui se valent les unes les autres, dans ces grandes catastrophes humaines. Ces horreurs, qui font