JA3108 JANVIER

Page 36

LA GRANDE INTERVIEW

honte à toute l’humanité, ne doivent plus arriver, et leur mémoire doit être entretenue à cet effet. Il faut donc situer les responsabilités et raconter l’histoire le plus lucidement possible. Chercher à savoir comment cela s’est produit, pourquoi, que faire pour que cela ne se produise plus. Il faut poser des regards historiques tant sur l’esclavage que sur la Shoah et la colonisation. Vous écrivez en français. La question de la langue peut, elle aussi, se révéler très politique. À votre avis, la francophonie ne consacre-t-elle pas le rapport de domination politique? La francophonie, c’est d’abord la conscience d’une langue en partage. Disant cela, j’évacue le piège qu’installe le rapport entre centre – la France – et périphérie – les autres pays membres. Personnellement, je ne subis pas ce rapport de domination. Mais, s’il existe, il faut s’en défaire. Le centre de la francophonie ne doit pas être en France car le français appartient à plusieurs millions d’autres locuteurs, sans que ceux dont ce n’est pas la langue maternelle soient assujettis aux autres. Je n’ai pas

44

JEUNE AFRIQUE – N° 3108 – JANVIER 2022

le complexe du français ou devant le Français. Faites-vous allusion à la francophonie culturelle et linguistique ? Il y a une francophonie plus politique et institutionnelle qui a du mal à peser. Récemment encore, lors des discussions dans le cadre du Comité Mbembe, chargé de réfléchir à la refondation de la relation AfriqueFrance, la question d’un visa francophone pour faciliter la mobilité s’est posée. À quoi sert un espace s’il est impossible d’y circuler, y compris entre pays africains? Vous avez déclaré que votre prix était un signal fort adressé à la francophonie. Il dépasse à la fois ma personne et le livre lui-même. Je ne peux ignorer le symbole qu’il représente. Il doit pouvoir dire à tous les écrivains subsahariens (mais aussi aux autres) d’expression française : « Cette langue est aussi la vôtre, vous pouvez l’utiliser pour écrire des œuvres qui seront saluées. » Mais ça ne doit pas rester un signal. Il ne faudra pas attendre un siècle de plus pour couronner un autre Subsaharien.

KEYSTONE/GAMMA-RAPHO/GETTY

GAMMA-KEYSTONE VIA GETTY IMAGES

Mohamed Mbougar Sarr a dédié son dernier livre à Yambo Ouologuem, Prix Renaudot en 1968 (ici, à Paris, en novembre de la même année).

Votre roman place en arrièreplan l’écrivain malien Yambo Ouologouem, Prix Renaudot 1968 tombé en disgrâce sous des soupçons de plagiat. Avez-vous l’impression de l’avoir réhabilité? Je m’inscris dans une grande tradition de personnes qui, en Occident comme sur le continent, ne l’ont jamais abandonné, n’ont jamais voulu l’oublier, et qui lui ont consacré au fil des décennies des hommages sous des formes diverses. C’est le cas de l’universitaire Jean-Pierre Orban, qui a ainsi réédité, en 2015, Les Mille et Une Bibles du sexe. J’ai écrit sur Ouologuem à ma manière pour lui payer ma dette, parce qu’il m’a aidé à devenir l’écrivain que je suis. La lecture du Devoir de violence, en particulier, m’a structuré. Si La Plus Secrète Mémoire des hommes peut permettre de relire ses livres sans préjugés, je peux assumer cette forme de réhabilitation là. Mais l’avez-vous innocenté? Selon vous, les auteurs empruntent les uns aux autres, et toute l’histoire de la littérature est celle d’un grand plagiat. On n’innocente pas un innocent. Il l’était. Parce qu’il concevait la littérature comme un grand espace de jeu à l’intérieur duquel la référence, l’intertextualité et l’hommage occupent une grande place. On n’a pas voulu voir cette inventivité-là, celle des vrais écrivains qui s’autorisent tout dans cet espace réservé. Je reviens sur sa vie pour représenter au monde cet écrivain qui aurait pu construire une œuvre magnifique mais qu’on a perdu parce qu’on lui a dénié le droit d’être singulier. On le lui a dénié parce qu’il s’appelait Ouologuem. C’était à la fin des années 1960, il était jeune, il affichait une insolence qui agaçait autant l’intelligentsia africaine que l’élite culturelle française. On ne lui a pas reconnu le droit de ne pas se plier aux injonctions que les deux bords semblaient lui adresser. Quels sont les autres auteurs africains qui vous séduisent ? Ils sont nombreux. Malick Fall, auteur très tôt disparu de La Plaie, récemment réédité par Jimsaan. Il présente quelques similitudes


Turn static files into dynamic content formats.

Create a flipbook
Issuu converts static files into: digital portfolios, online yearbooks, online catalogs, digital photo albums and more. Sign up and create your flipbook.
JA3108 JANVIER by The Africa Report - Issuu