ZAP #3 | Zone d'Architecture Possible, le magazine de l'Ensas Strasbourg

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Zone d’architecture possible Numéro — 03 Gratuit / 10.2020

La ville d’après ?

École nationale supérieure d'architecture de Strasbourg



003 Directrice de la publication Sara Reichert Coordination de projet Frédérique Jeanroy Contributeurs Géraldine Boucher-Blancou Benjamin Dubreu Marie Fruiquière Antonio Gallego Georges Heintz Claire Karsenty Anne-Sophie Kehr François-Frédéric Muller Salomé Nicol Volker Ziegler

La ville d’après ? 06

Le champ des possibles

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Une chambre à soi Assignés à résidence, les Français ont tenté de se réapproprier leur logement. Pourquoi et comment ?

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Direction artistique et mise en page Hugues François / brokism Rédacteurs Sylvia Dubost Chloé Moulin Photographes Pascal Bastien Jésus S. Baptista

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Et vos morts, alors ? Quid des espaces publics oubliés que sont les cimetières, rudement mis à l’épreuve par la crise ?

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Un urbanisme à toute épreuve ? Entretien avec Sylvain Grisot, qui défend le concept d’urbanisme circulaire et prône une transformation systémique de la fabrique de la ville.

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Tirage : 4000 ex Dépôt légal : octobre 2020 ISSN : 2646-8336 Impression : Ott imprimeurs Diffusion : Novéa

Politique et urbanistique Comme le mouvement hygiéniste au 19e siècle a métamorphosé les grandes villes occidentales.

Illustration couverture Tom Vaillant

Ce magazine est édité par l’École nationale ­supérieure d’architecture de Strasbourg 6-8, boulevard du président Wilson BP1003 67068 Strasbourg cedex www.strasbourg.archi.fr

Habiter le kilomètre Portrait de Strasbourgeois qui, à la lumière du confinement, racontent leur rapport à cet espace si familier et néanmoins réformé.

Une publication réalisée par chicmedias Rédaction en chef Sylvia Dubost

Le confinement, son impact sur notre appréhension des espaces et sur l’enseignement de l’architecture.

Quelle ville rêvez-vous pour demain ? Diagnostics, désirs, intentions et pistes : extraits de conversations avec différents acteurs de la ville.

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Des arbres et des enfants Plus de verdure mais moins de bruit ? Quels usages de l’espace public pour demain ?

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Préserver l’existant La remarquable opération de transformation de la Tour Bois-le-Prêtre devrait nous inspirer.

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La possibilité d’une ville ? Revisiter Broadacre City de Frank Lloyd Wright.

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Re-panser la ville La possible transformation de l’A35 en boulevard urbain contient d’innombrables potentialités urbaines, que les étudiants ont explorées. Utopies ou vraies pistes ?

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La beauté guérit

Oui à la bellezza, à la grandezza, aux figures libres et à la fantaisie.

64 Agenda


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La ville d’après ?


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Ce qu’on vit est anormal. Mais ça ne date pas d’hier. Au-delà de la contrainte, les mesures barrière interrogent nos espaces, nos limites, nos connexions. Le confinement a permis de faire l’état des lieux de ce qui ne nous convenait pas ou plus, qu’on avait accepté ou éludé. On se l’est toutes et tous dit : le manque de lumière, pas assez d’espace, une mauvaise isolation acoustique ou thermique, un canapé inconfortable, la fracture numérique, l’absence ou le manque d’espaces publics de qualité pourvu d’abri, de mobilier urbain, de vraie verdure, le manque d’air, l’absence d’une supérette qui vend autre chose que des grandes marques industrielles, l’isolement des personnes, la précarité. On a aussi constaté que dans ce contexte une vie sans voiture est possible, mais pas sans livres (un vrai livre avec des pages), sans pâtes, ni sans amis, sans concert ou sans match. Qu’il était possible de prendre le temps, de cuisiner, de faire la queue, de marcher, de parler à son voisin. On s’est dit qu’on allait consommer différemment, alors on a exploré le kilomètre autour de nous, le dernier kilomètre, où livreurs en utilitaires et à vélo régnaient. Alors que tout le monde tente de retrouver une vie normale, et où l’agora reporte ses débats sur le sapin de Noël de la ville, et les Jeux olympiques, et que l’angoisse a laissé la place à la lassitude. Qu’allons-nous garder des enseignements et initiatives de cette période ? Qu’allons-nous mettre en œuvre ? Qu’allons-nous bâtir, qu’allons-nous réhabiliter ? On s’est concerté, on s’est interrogé, on a débattu, on a critiqué, on s’est dit que ça serait bien… alors, qu’est-ce qu’on fait maintenant ? Par Frédérique Jeanroy


Le confinement, son impact sur notre appréhension des espaces et la possibilité, à travers le projet d’architecture, de les transformer. Un récit de Claire Karsenty.

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Le champ des possibles Par Claire Karsenty, architecte et Maître de conférences en Théories et pratiques de la conception architecturale et urbaine à l'ENSAS *

Juste avant Mercredi 11 mars 2020. Les signes d’un possible confinement se font de plus en plus insistants. Nous sommes dans le bus, de retour de Notre-Dame du Haut à Ronchamp. La journée est pluvieuse et l’église était plongée dans la brume. À l’intérieur, la pénombre s’est dissipée peu à peu et nous a permis d’observer les jeux de lumières sur les volumes et les plans corbuséens. Par la porte, le paysage apparaît lentement. Nous découvrons les forêts et les collines environnantes. Nous roulons maintenant vers l’école. La prochaine séance sera celle très attendue de l’introduction au ciel artificiel. Chaque groupe d’étudiants a réalisé des maquettes d’échelle 1:50 et 1:20. Leur manipulation dans le Laboratoire lumière [à l’ENSAS, un espace de simulation de lumière naturelle pour expérimenter les ambiances lumineuses dans l’architecture et l’urbanisme, ndlr] permettra de modifier le projet et sa matérialité afin d’en optimiser l’espace de réfléchir sur la lumière et la dimension haptique de l’architecture. C’est pourtant un tout autre niveau d’expérimentation qui nous attend lorsque, dans la soirée, nous apprenons que l’école ferme dès le lendemain et pour une durée indéterminée. S’adapter Très vite, le potentiel exploratoire de cette période inédite émerge fortement. Les outils d’expérimentation ne seront plus ceux de

la simulation. Nous entrons dans une phase d’observation de nous-mêmes et de notre espace intime. Le confinement agit tout à la fois comme un filtre et un révélateur. L’habitat va devenir le principal objet d’étude. Dans nos vies d’actifs, le logement s’inscrit dans une série de lieux dont nous sommes les usagers réguliers : la rue, l’école, les commerces, les administrations, les cafés, les cinémas, les parcs, etc. Désormais nous sommes cantonnés « dans nos murs » et devons y réaliser l’ensemble de nos actions et de nos gestes. Ainsi, il faut non seulement s’y reposer, s’y restaurer, ranger, se laver, se rencontrer, etc. mais il faut également y apprendre, communiquer, faire du sport, s’y divertir, réparer, soigner, s’y disputer, se retrouver, etc. et tout cela seul.e ou avec les mêmes personnes pendant deux mois. Un double mouvement d’adaptation s’opère : notre espace s’adapte à nos nouveaux besoins et nous nous adaptons à cet espace unique et total. En nous privant momentanément du contact avec l’extérieur, le confinement a fait de notre logement une nouvelle peau, vecteur de notre relation au monde, intérieur et extérieur. C’est par lui désormais que nous sentirons le rythme des jours, par la fenêtre que nous serons reliés à la lumière, à la pluie et au soleil. Certains profiteront de prolongement comme le balcon ou le jardin, d’autres n’auront qu’une fenêtre, un mur, des interstices pour sentir l’air, ­l’humidité le froid ou la chaleur.


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Confinement 1 / à travers la fenêtre – Photographies de Élise Fellner et Léa Gradzki


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Observer Le confinement agit comme un cadre d’expérimentation strict pour notre séminaire. En réduisant notre champ d’actions, il concentre et acère notre perception. Très vite nos rencontres hebdomadaires désormais digitales deviennent une plateforme d’échange sur la manière dont les ambiances impactent notre perception de l’espace, nos usages ou notre rapport aux autres. Nous confrontons nos observations. Certains parlent de modi­ fications de la perception : « Nous avons commencé à parler des changements que nous avons remarqués : le silence dans la rue, le chant des oiseaux ou encore la perception des cloches de la cathédrale de Strasbourg. » (groupe S. L’assainato, L.Masson, G.Porche, J.Sargenti). D’autres y voient un moyen de redécouvrir leur espace de vie : « Lorsqu’une telle situation nous arrive, que devient notre lien avec notre chez soi ? On en fait de nouveaux usages, on se créer de nouvelles habitudes, peut-être découvre-t-on des détails auxquels nous n’avions pas prêté attention avant. Une simple entrée de lumière, un rayon de soleil du sud, une ombre projetée, un reflet… permet de mettre en valeur la matière contre laquelle ils viennent s’appuyer et forment de nouveaux dessins que nous découvrons à chaque moment de la journée. » (groupe J.Bellavance, E. Fellner, L. Gradzki) Agir. Les règles du jeu L’espace du logement devient tout à la fois objet de notation et lieu performatif. Pour avancer dans notre réflexion sur les ambiances, les règles du jeu sont simples. — Noter 24h de confinement — Observer une fenêtre — Faire exister l’extérieur sans le voir — Raconter un espace en story board : celui de son confinement, celui d’un film, celui de son retour à la ville.

Le temps de l’exercice permet la mise en scène de l’espace de confinement. Il nous permet d’acquérir une conscience du projet comme principe actif. Autrement dit : il nous met en capacité d’agir. Dans cette période d’immobilité forcée, cette possibilité devient une véritable échappatoire et c’est bien là une des leçons du confinement : le projet est d’abord un « état de ce que l’on pense atteindre ». Il est avant tout la possibilité d’une modification. La possibilité du projet Dans nos logements, et plus généralement dans notre environnement, la question de l’adaptabilité de l’espace domestique est ­devenue centrale durant ces derniers mois. Certain.e.s ont avancé qu’il fallait plus d’espace, plus d’accès à un espace extérieur, jardin ou balcon, moins de rigidité de conception, plus de confort acoustique, de lumière, etc. Nous avons aussi vu les queues devant les magasins de bricolage marquant la volonté d’optimiser soi-même l’espace de son logement. Au-delà de la capacité d’ajustement de chacun, cette période nous aura montré notre désir de projet, d’invention. Pour nous, architectes, le confinement aura aussi permis de remettre au centre du projet une notion un peu mise de côté face à la montée d’une planification normée et définie jusque dans ses moindres détails : la notion de contingence, au sens de ce qui pourrait être. En remettant au cœur du projet la notion de possibles, nous ­inventerons peut-être un habitat plus libre et plus adapté aux désirs d’appropriation ­individuels et collectifs. Avec les étudiants du séminaire « Modeler l’espace le rôle des ambiances dans la construction du projet »


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Confinement 1 / à travers la fenêtre – Photographies de Élise Fellner et Léa Gradzki (extrait d’une série de 9 images)

C’est par le logement désormais que nous sentirons le rythme des jours, par la fenêtre que nous serons reliés à la lumière, à la pluie et au soleil.


Assignés à résidence, condamnés parfois à cohabiter et à multiplier les usages d’un même lieu, les Français se sont rués vers les magasins de mobilier et de bricolage. Pourquoi se sont-ils lancés dans le réaménagement de leur logement ? Quelques éléments de réponse.

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Une chambre à soi Par Salomé Nicol, étudiante en Master à l’ENSAS

Habiter n’est pas loger Petit rappel : si se loger correspond à l’action de se mettre à l’abri, habiter comprend plusieurs dimensions qui en font une posture complexe. On peut évoquer la dimension philosophique, par laquelle l’habitation peut être considérée comme le rapport entre l’être et son environnement, les aspects psychologiques comme l’attachement à son lieu de résidence, et enfin le niveau sociologique avec des concepts comme l’effet d’adresse, quand le logement influence la position de l’habitant dans la société, ou l’idéal de l’accès à la propriété. L’appropriation, c’est adopter et adapter un logement Toutes ces dimensions se rejoignent dans le processus d’appropriation du logement, dont l’aménagement est un moyen. L’appropriation permet de faire un logement à son image, de marquer le territoire en montrant qu’il est ­associé à une personne ou groupe spécifique et à personne d’autre. C’est l’expression d’une propriété, qui va conduire à un contrôle sur ce lieu. Ainsi, se crée un « chez-soi ». L’habitant peut aussi gérer, par l’image du logement, l’image de soi qu’il souhaite renvoyer aux autres.

Le confinement : une habitation obligée La première explication à ce mouvement commun de réaménagement pourrait être toute simple : le confinement a dégagé du temps pour mettre en œuvre ce que l’on voulait faire depuis longtemps. Mais surtout, un aménagement inabouti du logement, qui pouvait être tolérable auparavant, ne pouvait plus l’être : il était nécessaire de rendre le logement habitable, supportable, adapté à ses pratiques et reconnaissable comme étant sien. C’est notamment le cas pour un logement que l’on préfère d’ordinaire n’utiliser que pour dormir, qui n’est d’habitude pas pleinement investi affectivement. Ensuite, le confinement y a apporté une concentration de nouvelles activités. Travailler, faire du sport, se divertir : il fallait le ­transformer le logement. À ces besoins fonctionnels s’est ajoutée la question de l’hospitalité. Le logement, plus particulièrement la chambre, représentent en général une sorte de « cocon » où se replier dans le calme, la sécurité et l’intimité. Si le confinement a pu, dans une certaine mesure, imposer, intensifier ce repli, il a aussi percé cette bulle via les télécommunications ou les nouvelles cohabitations. En effet, nombreux


Carla-Marie Alvarez, étudiante à l’ENSAS, est revenue au Pays Basque pour se confiner avec son petit frère et sa mère. En rouge, les espaces qui ont changé de fonction pendant le confinement. Relevé réalisé dans le cadre de ­l’enseignement de sociologie avec Irene Sartoretti.

sont ceux qui ont été confronté à l’œil de la caméra sur leur espace personnel pour des raisons scolaires, professionnelles, ou ne serait-ce que par convivialité en l’absence de regroupement à l’extérieur. Nous retrouvons aussi ce besoin d’intimité chez ceux qui ont rejoint un logement qui n’est habituellement pas le leur. Enfin, on pourrait se demander si réaménager son petit monde dans le logement n’était pas le dernier pouvoir, le dernier lieu d’une emprise sur son environnement. La possibilité de construire quelque chose, dans un contexte de chaos, d’enfermement et de vulnérabilité…


Plus un pays ou une région, une ville ou un quartier, tout à coup c’est un kilomètre que les Strasbourgeois ont habité. À la lumière du confinement, ils racontent l’impact des événements sur leur rapport à cet espace si familier et néanmoins réformé. Forces et manques du territoire, nouveaux lieux investis et nouvelles sociabilités : comment ont-ils occupé cette ville réduite à 1000 m2 ? De l’hypercentre au fond de la Robertsau, on parle beaucoup – spoiler alert –, commerces de proximité, circulation automobile et verdure. Énormément de verdure…

Par Chloé Moulin / rédaction ZAP Photos Pascal Bastien

Habiter le kilomètre.

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C’est au sommet d’un immeuble de la place des Orphelins que vivent Hélène K. et son conjoint. Depuis leur salon à la grande hauteur sous plafond, on distingue derrière de larges baies-vitrées une coquette terrasse aménagée. Cachée entre les toits, elle offre une vue imprenable sur la Cathédrale, de profil, et permet d’observer la vie du square sans être vu. Les pieds dans la ville, la tête dans les nuages, Hélène relate un confinement paisible malgré une situation « angoissante », au sein d’un quartier qu’elle fréquente « depuis toute petite » : « La plupart de nos amis habitent là, on se retrouve toujours dans le coin, et mes parents ne sont pas loin, vers la Bourse. » Ainsi, avant-même de se voir limitée à un kilomètre, Hélène évoluait-elle dans un tel périmètre au cœur de la Krutenau où se déroule toute sa vie sociale, familiale et commerçante. « On a regardé en ligne jusqu’où on pouvait aller, comme tout le monde je pense, mais on ne s’est pas demandés comment on allait faire nos courses ! » Pourtant, les courses, parlons-en : la rue d’Austerlitz comptant un grand nombre de commerces, Hélène s’est rapidement mise à éviter cette artère où « les files d’attente de chaque boutique se croisaient » à l’infini, saturant l’espace piétonnier. Aujourd’hui encore, elle préfère emprunter la rue Sainte-Madeleine, « plus calme », ou la rue des Couples, « vraiment très bien » à cet égard. « Je retourne aussi souvent sur la place de l’Église Sainte-Madeleine, où on allait se poser pour s’aérer. Elle est agréable depuis qu’elle a été refaite, surtout le petit coin arboré devant l’école. » Durant le confinement, elle empruntait ces axes pour aller courir sur les quais et la Grande Île désertée. Une expérience étrange qu’elle a néanmoins apprécié : « C’était assez spécial sans que ça grouille de camions ou de passants, mais c’était beau de voir ces espaces comme ça. Tout paraît plus grand ! » Près de son immeuble, elle a profité de la population restreinte pour socialiser avec ses voisins. « Ce sont des personnes que je saluais rapidement dans le couloir, mais là, on a pris le temps. Je pense que c’est l’idée globale à retenir de ce confinement : on ne prend peut-être pas assez le temps de faire des choses aussi importantes que penser à soi, souffler, parler aux gens autour de soi. »

Un nid sur la ville

Lieu Place des Orphelins / Krutenau


C’est seul, « avec [son chat ! » qu’Alex­andre S. a vécu le confinement. Dans son appartement en rez-de-chaussée surélevé, d’où l’on entend les cloches de l’église Saint-Florent sonner « tous les quarts d’heure, 24 heures sur 24 », il raconte un kilomètre sans manques au sein d'un quartier « encore authentique » qu’il habite depuis dix ans. « C’était le quartier le moins cher et le plus agréable. » Un temps employé dans l’immobilier, Alexandre connaît bien le vieux Cronenbourg, qu’il a choisi à l’instar du vieux Neudorf où, selon lui, « on ne peut pas se garer, les rues sont étroites et il y a davantage de monde ». Si sa rue est à sens unique, c’est au bénéfice de larges trottoirs arborés qui contribuent à un sentiment d’espace et de calme. Pendant le confinement, Alexandre a d’ailleurs participé à alimenter la verdure qui l’entoure : « Je me suis approprié la démarche « Strasbourg ça pousse », qui m’a permis d’aménager les tours d’arbres que j’ai devant chez moi. » À l’arrière de l’ancienne maison de brasseurs qu’il occupe, il possède aussi sa parcelle de terrain. « Un énorme plus » pendant ce confinement solitaire, qui lui a permis de socialiser avec ses voisins. Construit à l’arrière de l’ancienne usine Cronenbourg, pour héberger d'abord les ouvriers dans des immeubles plus hauts et peuplés, ensuite les brasseurs dans des maisons plus basses et peu occupées, et enfin les cadres dans des bâtisses aux grands volumes, le quartier porte encore les marques de cette organisation sociale selon Alexandre, qui concède « un embourgeoisement » ces dernières années. En fait, il a surtout l’impression que les écarts se creusent. « Socialement, ça ne me dérange pas du tout, au contraire j’aime bien cette mixité et le confinement a encouragé les rapprochements.  » En tant que conseiller Pôle Emploi, par contre, c’est un mouvement qu’il redoutait : « Bien sûr, le confinement était difficile, mais j’ai la sécurité de l’emploi et je voyais déjà de telles situations… Je m’inquiétais surtout de celles que j’allais trouver après. C’est peut-être ça le plus dur, ce qui nous attend. »

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Seul (avec son chat !)

Lieu Vieux Cronenbourg


C’est après s’être faufilés entre les voitures stationnées dans leur petite rue arborée, puis entre deux maisons partagées typiques du quartier Neudorf que l’on retrouve Édouard, Caroline et Maiko M. Dans leur arrière-cour près de l’église Saint-Urbain, à l’ombre d’un immense sapin, ils racontent un confinement « plutôt bien vécu », autant dans le kilomètre que dans la tête. Il y a, d’abord, cette cour d’une vingtaine de mètres carré. « Un vrai luxe » pour Caroline, qui constate que s’ils utilisaient davantage cet espace ces dernières années, la naissance de Maiko aidant, ils l’ont particulièrement investi durant « ce printemps magnifique » : « D’habitude on ne jardine pas autant, on a pu faire pousser plein de choses. » En cas de déménagement, ils le savent désormais, « un carré vert sera un gros plus, c’est sûr ». « Et puis comme la rue n’est pas trop passante, on l’envisageait comme une extension de cet extérieur. » En plus de la cour de la maison, Édouard et Caroline ont beaucoup occupé la rue « super verte » qu’ils habitent. Dès leur arrivée il y a bientôt douze ans, ils y avaient senti un esprit « un peu village » et constaté « une solidarité entre voisins », « mais avec le quotidien, le travail, au final on se voyait une soirée par an lors de la fête des voisins », resitue Édouard. « Le confinement a été un accélérateur. Maintenant, on connaît les prénoms. Ça a encouragé des échanges assez profonds, pas juste de surface, qui sont très liants. » Un cadre vert et une vie sociale qui ont rapidement attiré les habitants des rues voisines. Et si parmi eux, Maiko a trouvé son meilleur ami Victor – « C’est le miracle des craies à dessiner sur la route ! » –, cette concentration a vite posé problème à ses parents pour lui inculquer le respect des gestes barrières, les encourageant à explorer leur kilomètre. C’est à cette occasion qu’ils ont ­découvert les jardins familiaux du parc du Kurgarten, à la porte « pas bien fermée », « une balade enveloppante » qui leur a fait du bien et qu’ils répli­ quent encore aujourd’hui. De quoi compenser le retour en nombre des voitures stationnées dans leur petite rue…

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De l’importance d’une petite cour

Lieu Neudorf


« Comment refaire groupe avec cette distance qu’on nous impose ? »

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« Terrifiant, magnifique, extraordinaire », c’est en ces termes qu’Huguette S. évoque le confinement. Depuis le jardin associatif de la cité des Chasseurs, qu’elle préside au même titre que l’association de ce quartier singulier, elle relate une expérience privilégiée malgré l’éloignement de sa famille, dans ce faubourg de chalets colorés entre l’Ill et les prés. Sortie de terre au début des années 1930, la cité des Chasseurs a été pensée comme la cité-jardin de la Robertsau. L’ensemble devait compter 225 maisons, isolées ou jumelées, de trois à quatre pièces, bâties sur de grandes caves et bien sûr entourées de jardins. Las, la guerre interviendra alors que seules 19 maisons ont été construites. Passé 1945, s’adjoignent à ce lot de maisons de briques 90 chalets en bois, importés d’Allemagne pour reloger les familles. S’y installent rapidement les plus nombreuses, avec huit, dix et jusqu’à douze enfants ! Arrivée à la cité en 1959, à l’âge d’un an seulement, Huguette se remémore « une enfance en or » dans ce quartier « calme et familial », « populaire », aux nombreux commerces aujourd’hui disparus. La faute au développement de l’automobile, selon elle, qui « a tout changé ». Elle a d’ailleurs goûté la très faible circulation pendant le confinement. Ce qui n’a pas empêché les promeneurs de venir en nombre… « On n’a jamais eu autant de monde dans le quartier, qui sortait d’on ne sait pas où ! Heureusement, ils venaient à pied. » Grandes maisons, petits jardins et proximité entre voisins : taillée pour le confinement, la cité-jardin ? Plutôt oui si l’on en croit Huguette, qui a vu toutes les qualités qu’elle trouvait à son kilomètre – le quartier n’étant pas beaucoup plus grand – confirmées par cet épisode. Espace, services et solidarité, elle pense n’avoir manqué de rien. Non, ce qui la chiffonne, c’est plutôt l’après : « Je trouve ça plus compliqué. Ça m’allait très bien de ne plus être bombardée de plein de choses, de pouvoir enfin vivre mon essentiel. Maintenant, comment refaire groupe avec cette distance qu’on nous impose ? » Aujourd’hui, lorsqu’un habitant rentre à pied dans la cité, les rési­ dents en voitures ne s’arrêtent plus pour l’y emmener.

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La résilience de la cité-jardin

Lieu Cité des Chasseurs / Robertsau


C’est chez ses parents que Martin L. a vécu le confinement. Étudiant en journalisme à Metz, il a choisi de rentrer au bercail « quelques jours avant les décisions finales » : « Je préférais. Je me suis dit qu’il fallait que je sois avec eux et mon frère. » Dans le quatre-pièces familial, sur l’avenue de la Forêt-Noire, il relate une cohabitation sans heurts avec ses parents « occupés » et son frère très connecté. Installé sur ce grand axe, dans la continuité de l’avenue des Vosges, depuis dix ans, Martin a été très marqué par l’absence de voitures. « Voir cette avenue, qui est plutôt grande pour une ville comme Strasbourg, vidée de ses voitures, et même le quartier, ça m’a fait réaliser à quel point l’espace est immense, spécifiquement celui qu'on accorde aux voitures ! Notre utilisation de l’espace public est très limité par l’espace qu’on donne aux auto­ mobiles, et ça c’est terrible. » Le quartier, pourtant, il ne l’a pas tellement fréquenté. De son propre aveu, Martin n’a jamais cherché à connaître les limites de son kilomètre. Pas pour les ignorer, mais au contraire « par autocensure » : « On nous a dit de ne pas sortir donc je me suis limité. J’ai fait des boucles à trois, quatre rues de chez moi quelques fois, pour respirer. Ça me faisait du bien même s’il y avait ce rapport anxiogène à l’autre. Ça se ressentait dans l’espace, on changeait de trottoir, de rue. » Aujourd’hui encore, Martin constate qu’il garde ces considérations : « Je ne sais pas si mon utilisation de l’espace a changé, mais ma perception oui. Typiquement quand j’attends à un passage piéton et que d’autres personnes s’arrêtent aussi avec moi, qu’on forme un petit groupe… c’est pas cool ! J’ai moins envie d’être stationnaire. » Si Martin n’a pas ou peu habité son kilomètre, c’est aussi parce qu’il a vécu son confinement dans une maison virtuelle remplie d’amis. Grâce au logiciel Discord, il ­pouvait rejoindre une vingtaine de ses pro­ ches dans un espace dédié pour regarder des films, écouter de la musique, échanger des memes et même jouer au loup-garou. À distance mais ensemble. Une expérience qui les a rapproché : « On a vécu notre confinement ensemble, on était chez nous ensemble. »

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La maison virtuelle

Lieu Avenue de la Forêt-Noire


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Mais bon… « Un confinement privilégié », c’est l’expression inlassablement utilisée par nos cinq sujets. Même lorsque la gorge se noue à l’évocation de la naissance manquée d’un enfant, d’une attaque de panique caractérisée au contact de la ville repeuplée, ou encore d’une situation professionnelle dangereusement impactée par les événements, suit infailliblement ce même « mais bon » : « Mais bon, ça va, on est quand même privilégiés. » Surtout, ne pas donner l’impression de se plaindre. D’être ingrat, égocentrique ou, pire encore, insensible. Parce que « c’était dur, c’est sûr », mais bon ». Mais bon on avait un logement, un emploi, une situation. Et même une petite cour. Alors, au prétexte que d’autres n’en avaient pas, minimiser voire renier ses difficultés pourtant réelles. Le temps adoucit les mœurs et lisse les souvenirs, que les tragédies des autres, fantasmées ou observées, finissent de normaliser. Mais alors, pourquoi ne pas avoir demandé aux autres, justement ? Ceux-là même qu’on a tant essentialisé à coup de « mais bon, on ne vit pas dans un 20 mètres carrés », « mais bon, on ne vit pas dans une cité bétonnée ». Car après tout, si la ville d’aujourd’hui leur a fait défaut face au coronavirus, peut-être les futurs architectes pourront-ils corriger ces manques dans la ville de demain, grâce à leurs témoignages ? Eh bien, on a demandé. À la cité des Écrivains, dans les mailles de Hautepierre, à l’Elsau. Par téléphone, on nous a ainsi confié la détresse d’un père privé de sa fille, sa mère habitant un autre kilomètre ; l’impression

d’une « ville dans la ville », encerclée par les grandes routes et les grandes surfaces vides, isolée de tout ; l’appréciation d’une solidarité entre habitants d’un même ensemble, des espaces verts aux pieds des immeubles, des balcons fréquents… Et puis, au moment de prendre rendezvous, de se rencontrer en vrai, plus rien. On décline, on raccroche, on accepte mais on ne vient pas. Difficile de parler au nom d’un quartier, populaire qui plus est. On redoute les traitements sensationnalistes. On craint de contribuer à stigmatiser un périmètre. D’y être stigmatisé, aussi. Et si ça n’avait été aussi difficile que pour moi, parce que je ne suis pas assez ceci ou cela. Et si c’était ma faute, et si on me moquait. Et tandis que de nos cinq sujets se justifient à outrance de ce qu’ils qualifient de privilège, de chance, de conditions qui relèveraient à les entendre davantage du hasard que du mérite, les autres se responsabilisent à l’excès des difficultés qu’ils ont rencontrées. Peut-être s’agit-il, après deux mois de restrictions et, quand le confinement s’est mal passé, d’un sentiment d’abandon, de garder le contrôle. Si ce n’est du vécu, au moins du récit. (C.M.) Si vous souhaitez témoigner d’un rapport conflictuel ou douloureux à votre logement ou à la ville pendant la période du confinement (et/ou après), contacter la rédaction et nous relayerons votre un expérience dans un prochain numéro : zap@strasbourg.archi.fr


Alors que les questions de santé jouent aujourd’hui un rôle majeur dans nos vies et nos villes, Volker Ziegler, architecte et enseignant à l’ENSAS, revient sur la façon dont le mouvement hygiéniste au 19e siècle a métamorphosé les grandes villes occidentales, et ce qu’on peut en retenir aujourd’hui.

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Politique et urbanistique Propos recueillis par Sylvia Dubost / rédaction ZAP

Percement entre la rue du Fossé des Tanneurs et l’église Saint-Pierre-le-Vieux, sans date

Appartement du 7 place des Tanneurs, entre 1903 et 1912. Dans le cadre de l’opération « Grande Percée », la mairie de Strasbourg avait demandé un relevé photographique des maisons et appartements du quartier Saint-Pierre-le-Vieux, Fossé des Tanneurs, place Kléber, rue du Jeu-des-Enfants, qui seront démolis en vue de l’aménagement de la rue du 22 Novembre.


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Les politiques hygiénistes et la ville « À partir du 19e siècle, différents courants ont associé l’hygiène et la médecine au développement urbain, pour faire naître des villes où les gens soient moins malades. Leur développement très rapide au 19e siècle [avec la révolution industrielle, ndlr] y a créé une énorme densité ; on y lutte contre la tuberculose, le choléra, parfois jusque dans années 1950-1960. Il s’agit de remplacer les taudis par des logements aérés, avec de la lumière naturelle, des cours plantées, des rues en boulevard, en amenant l’eau potable et en la séparant des eaux usées : c’est ce qu’Haussmann a lancé à Paris. On équipe aussi les villes en bains municipaux et on supprime les remparts car beaucoup de villes sont encore fortifiées. L’exemple le plus flagrant est Barcelone, fortifiée jusqu’au 19e, où le plan d’extension Cerda, sur lequel on construit encore aujourd’hui, a multiplié la surface de la ville par 10. C’était tout un mouvement politique et urbanistique, social et philanthrope, qui dans chaque ville a apporté des résultats différents. » Et à Strasbourg ? « La Grande-Percée [de la rue du 22 Novembre jusqu’à la place de la Bourse, 1910-1960, ndlr] fut une opération de démolition dans le centre-­ ville où il avait encore des conditions d’habitat du Moyen-Âge, avec un grand nombre de logements sans fenêtre sur l’extérieur. Elle les a remplacés par des immeubles modernes, a permis d’installer des grands magasins, la circulation moderne. Les habitants ont été relogés, notamment dans la cité-jardin du Stockfeld, où des maisons et de petits collectifs avec des jardins généreux permettent une nourriture d’appoint. Cela nous ramène aujourd’hui à la question des petites villes et au fait de vivre à la campagne. »

Modernité et villes denses « Le mouvement moderne [à partir des années 1920, ndlr] ne voulait plus de ville où l’espace au sol manquait, la solution était alors de construire en hauteur : des immeubles hauts et beaucoup d’espace entre eux. La densité au sol était moindre mais le nombre de planchers et d’habitants identique. Donc quand on parle de densité par rapport à la crise sanitaire, il faut voir de quoi on parle… Effectivement, les mégalopoles comme Paris, New York, Mumbai ont beaucoup de problèmes. Leur décentralisation serait peut-être une bonne voie, il faudrait notamment investir dans les périphéries, dans les équipements culturels, les transports, les espaces publics, pour attirer de l’emploi. Cela pose d’autres questions : quel sentiment d’appartenance à la ville si les gens ne vont plus au centre ? Comment faire que la ville reste une espace politique, de rencontres sociales, qui ne soit pas la ville virtuelle ? La question de la densité urbaine est encore ouverte. » Faire société « Il y avait un aspect social dans le mouvement hygiéniste. Aujourd’hui, il faudrait travailler à un métabolisme urbain solidaire. Là où j’habite, les réseaux de solidarité ont pris un envol important. Au début de la crise, on a aussi beaucoup parlé des personnes seules. L’habitat multigénérationnel qui se développe est intéressant dans ce cadre-là. Dans certaines villes en Allemagne, la municipalité modère la rencontre des groupes d’auto-promotion, pour que ce ne soient pas toujours les mêmes bobos qui se retrouvent et favoriser la mixité. Il y a aussi le modèle des coopératives, qui fonctionne bien en Suisse. » Que peuvent les architectes ? « Ils sont l’un des acteurs mais pas l’acteur clé : c’est le citoyen et le politique. Faire du logement est un travail noble, ça l’était pendant plusieurs décennies à partir du début du 20e siècle, ça doit le redevenir. Il ne faut plus être à la merci de la promotion immobilière. »


À la sortie d’un confinement quasi-mondial, nous tentons de nous réapproprier non seulement le logement, mais aussi les espaces publics dans notre façon de les habiter. Extensions des terrasses, piétonnisation, créations de voies cyclables, plans de végétalisation… Mais qu’en est-il de ces espaces publics oubliés que sont les cimetières, fondamentaux dans l’équilibre de la ville et rudement mis à l’épreuve par la crise ?

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Et vos morts, alors ? Par Marie Fruiquière Architecte DE - urbaniste Doctorante en Architecture et aménagement du territoire à l’Ensas Photos : Pascal Bastien

Au printemps dernier, les informations télévisées rapportaient quotidiennement un nombre accablant de décès causés par la Covid-19 autour du globe. Le 21 septembre 2020, on comptait plus de 203 000 morts aux États-Unis, juste devant le Brésil, sans oublier nos 31 338 défunts français. Des données déplorables qui continuent de croître et qui s’ajoutent aux décès non liés à l’épidémie. Alors, ne vous êtes-vous pas interrogés sur le devenir de nos morts, dans nos villes où la pression foncière définit les règles ? Si les chiffres ne vous parlent pas, n’avez-vous pas été choqué par ces quelques images des files d’attentes à la sortie des crématoriums en Chine ? de la création improvisée de fosses communes au Brésil ? de l’utilisation de camions réfrigérés comme morgues aux États-Unis ? du désarroi des familles privées de funérailles pour leurs proches en France ? Toutes ces captures de la pandémie témoignent pourtant violemment de la situation de nos services et espaces ­funéraires saturés, en France et ailleurs. La surmortalité liée à la crise sanitaire accentue

les questionnements quant à la place de la mort dans nos métropoles, dans une société de plus en plus mobile et cosmopolite. En France, l’objet cimetière est une pièce majeure du puzzle urbain, qui a longtemps occupé une place centrale dans la ville aux côtés de l’église. Par sa symbolique et sa permanence, il a traversé les siècles mais il ne suit plus aujourd’hui le rythme effréné des transformations urbaines et sociétales. En plus de l’augmentation déjà connue du recours à la crémation (de 1% en 1979 à plus de 35% aujourd’hui), le confinement a profité à la redéfinition des pratiques de deuil. La fermeture des cimetières pour des questions sanitaires a alimenté les phénomènes de virtualisation du souvenir sur les plateformes commémoratives en ligne tel que Inmemory. À défaut d’un espace physique, notamment lorsque les cendres d’un défunt sont dispersées, ces e-nécrologies questionnent la symbolique des cimetières – de moins en moins fréquentés. L’absence de cérémonies voire de sépulture


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Le cimetière Saint-Urbain enserrÊ par la ville


Le cimetière nord à la Robertsau s'apparente à un parc

Cartographie des cimetières de Strasbourg

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Le déni de la mort en ville nous prive de toute la richesse paysagère des cimetières. pour se recueillir tend alors à retirer le rôle de cohésion sociale porté par la tombe et révèle un dilemme entre le besoin d’un espace mémoriel physique et l’univers digital. La construction de cette nouvelle ritualité laisse entrevoir un avenir incertain pour les cimetières de nos villes. À Strasbourg comme dans d’autres métropoles, la crise sanitaire nous a amené à reconsidérer l’espace public comme une prolongation nécessaire du logement. La réduction du cadre de vie a révélé une armature verte qui a beaucoup manqué et qui, si présente, a été rendue inaccessible. Mais les cimetières, en tant qu’espaces publics ne font-ils pas partis de cette trame naturelle ? Et ne sont-ils pas aujourd’hui des enclaves du tissu urbain ? Au sein de l’Eurométropole, nombreux sont les cimetières rattrapés par l’urbanisation, tels que le cimetière Saint-Gall ou encore le cimetière Saint-Urbain, cernés par la ville dans un apparent rapport conflictuel. Ce déni de la mort en ville, matérialisé par grillages, murs et autres dispositifs fortifiant la limite nous prive alors de toute la richesse paysagère et la biodiversité dont ces lieux sont le support. Durant la quarantaine, la nature y a repris ses droits : véritable aubaine pour les écosystèmes et mettant en lumière le potentiel du cimetière, non pas comme simple espace d’inhumation mais comme partie intégrante d’une trame verte trop peu poreuse. Abstraction faite des sépultures, le cimetière Nord de Strasbourg, ou l’extension du cimetière d’Ostwald s’apparentent en tout

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point à des parcs. Parallèlement à l’évolution des mœurs, la sépulture devient aussi de plus en plus naturelle. La nouvelle maire écologiste strasbourgeoise, Jeanne Barseghian, mentionne à ce sujet sa volonté de construire des espaces d’inhumations alternatifs, s’appuyant sur la transformation ou non-conservation des restes post-mortem (dispersion des cendres, transformation des cendres en arbres, compost humain…). Dès lors, que restera-t-il donc de l’archipel de cimetières oubliés qui parsème le territoire strasbourgeois ? La crise sanitaire du Covid-19 a révélé des manques, accentué des attentes, accéléré des processus en cours dans notre rapport à la mort. Elle nous amène à reconsidérer l’équilibre dans les espaces publics, tant minéraux que naturels ; à repenser la morphologie et les usages des cimetières dans les trames vertes de nos villes. Nous ne vivons certes pas dans une nécropole, mais les espaces funéraires sont pourtant conçus avant tout pour nous autres, vivants qui accomplissons notre travail de deuil. Entre retour à la nature et dématérialisation du deuil, il convient de se demander quelle place la ville de demain réservera à nos morts. Michel Ragon ne s’y trompait pas lorsqu’il écrivait en 1981 : “il semble que l’on ait oublié le premier architecte connu, Imhotep, constructeur des pyramides [...] avant tout le créateur d’un tombeau”. Ainsi – architectes, urbanistes, paysagistes mais surtout citoyens – ne devons-nous pas réinventer le cimetière, nous réapproprier cet espace public et l’habiter dans nos métropoles ?


Face aux défis climatiques, Sylvain Grisot défend le concept d’urbanisme circulaire, et prône une transformation systémique de la fabrique de la ville. Il en discute avec Géraldine Bouchet-Blancou, architecte et doctorante.

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Un urbanisme à toute épreuve ?

GBB  La vie u ­ rbaine, surtout au sein des villes les plus denses, a été très négativement perçue lors du confinement lié à la pandémie. Autant sur le plan du confort que du risque ­sanitaire au quotidien. La morphologie urbaine, la concentration de la population, la distance avec la nature et la taille des logements sont subitement devenues des éléments visibles de disparité sociale et le sujet d’une vision critique et renouvelée de la résilience urbaine. La densité a été considérée comme vecteur de contaminations, mais est-elle directement en cause dans la propagation des maladies ? Paradoxalement, le manque de proximité des lieux de production, des espaces naturels, des lieux de travail et de consommation a été au cœur des débats. Comment revenir à une bonne proximité, même au cœur des grandes villes ? SG Tout d’abord, ce lien qui paraît évident entre d ­ ensité des villes et impact de la pandémie n’existe tout simplement pas. ­Singapour ou Hong Kong, villes denses par excellence, sont

relativement épargnées par le virus. En Chine non plus, l’équation densité = pandémie n’est pas vérifiée. Aux États-Unis, San-Francisco s’en sort mieux que New York, qui elle-même voit Manhattan moins touché que certains quartiers périphériques beaucoup moins denses. Plus qu’à la densité des villes, l’ampleur de la pandémie semble liée aux grands regroupements (sportifs, religieux…) et aux politiques mises en œuvre par les collectivités et les États. Mais en effet, les maux de la ville préexistants à la crise ont été exacerbés par la pandémie et l’épisode du confinement. L’espace public est sur-occupé, notamment par la voiture (plus de 50 % à Paris), et piétons et cyclistes peinent à se croiser en respectant les distances de sécurité. Les transports collectifs sont aussi incapables de répondre aux besoins en période de pandémie. Plus marquant encore, les disparités liées au logement ont eu des impacts particulièrement cruels. L’habitabilité est mise à l’épreuve : manque de place, de balcon, d’espace vert privatif, défauts d’entretiens, nuisances…


Sylvain Grisot

Géraldine Bouchet-Blancou

Urbaniste, fondateur de dixit.net, une agence de conseil et d’innovation urbaine, et auteur du Manifeste pour un urba­nisme circulaire, 2020 urbanismecirculaire.fr

Architecte, doctorante en architecture et urbanisme, auteure d’une thèse sur les politiques de densification verti­cales (soutenue en novembre 2020) au sein du laboratoire AMUP (Architecture, morphologie urbaine, morphogénèse et projet) de l’ENSAS et l’Insa.

Dessin de Luc Schuiten, sous-titré « Quand le dernier arbre sera abattu, la dernière rivière empoisonnée, le dernier poisson capturé, alors vous découvrirez que l’argent ne se mange pas » (Proverbe amérindien)


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Plus que de se concentrer sur la ville dense, le virus a accentué les inégalités socio-spatiales antérieures en touchant très fortement les territoires les plus précaires, où les habitants cumulent les facteurs de risques : métiers exposés, pathologies préexistantes et défaut d’accès aux soins. Et s’ajoute évidemment le manque d’espaces verts. Ils prolongent naturellement les logements lorsque le jardin fait défaut, et font partie de l’espace de vie des habitants de la ville en la rendant habitable. GBB Le « retour à la ruralité » a été régulièrement envisagé comme la solution à cette problématique, mais que signifierait concrètement cette néo-ruralisation ? Est-elle souhaitable, et à quelle échelle est-elle possible ? SG On a en effet aussi beaucoup entendu cette notion de « revanche des campagnes », mais la campagne ne peut accueillir tous les urbains : nous n’avons pas la place ! La ville (petite et grande) est une nécessité pour épargner nos sols nourriciers et limiter notre dépendance à la voiture. Par la proximité qu’elle permet, la densité des infrastructures et des services, la ville sous toutes ses formes (la métropole comme le bourg du village) est le meilleur moyen de réduire nos impacts et de limiter la casse pendant les chocs. Il y a une forme d’amalgame entre l’image de la capitale et la « ville », mais Paris n’est pas la France. Les métro­ poles mondiales hyper denses, minérales et inabordables seront peut-être à l’avenir mises de côté par celles et ceux qui le peuvent, pour aller rejoindre les métropoles régionales, les villes moyennes ou des villages ruraux. Et pourquoi pas ? Il nous faut surtout « faire la campagne à la ville » plutôt que d’y fuir, en associant nature et proximité au cœur de nos villes.

GBB Le taux de nuisances urbaines et la ­surexploitation des aménités sont le signe qu’une ville a atteint un seuil critique. Le modèle de la mégalopole, compacte et verticale, entourée de terres cultivables et de « nature », est régulièrement mis en avant par les défenseurs de la compacité urbaine et plébiscité comme un des idéaux de la « croissance verte ». Mais la réalité urbaine est bien plus complexe et oblige à remettre en question cette vision très idéalisée de la ville verticale. En France, la périurbanisation – qui se poursuit à un rythme effréné – continue son œuvre d’« étalement » urbain, tandis que nombre de centres-villes et centres-bourgs sont en réalité en voie de déshérence (sinon de « muséi­fication »). Ne faudrait-il pas réinvestir ces lieux plutôt que de construire toujours plus de maisons individuelles, de « centres de distribution », de zones commerciales, toujours plus vastes et toujours plus loin en périphérie ? En 2019, plusieurs ministres ont signé l’objectif Zéro Artificialisation Nette (ZAN). Il ne s’agit pour l’instant que d’une circulaire, sans contraintes réelles, mais le rapport qui l’accompagne montre l’étendue des enjeux et l’intérêt collectif qu’on aurait à les défendre. La situation est e­ ncore invisible aux yeux de beaucoup, car notre modèle économique est celui de la croissance et celle-ci est fortement corrélée à la construction et à la consommation. Mais la situation est telle qu’il en va de la sécurité alimentaire du pays. L’urbanisme circulaire propose des solutions concrètes pour arrêter, ou au moins freiner l’artificialisation et revenir à un urbanisme cohérent et pérenne. Quelles sont ces solutions, en substance ? SG En effet, l’artificialisation des sols représente 30 000 hectares par an, c’est l’équivalent d’une vingtaine de Notre-Dame-des-Landes


Il nous faut avoir la modestie d’admettre que l’on ne sait pas de quoi sera fait demain, et l’ambition de bâtir une ville qui sera à la hauteur quoi qu’il arrive.

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SYLVAIN GRISOT

ou plus de 300 Europacity – tous les ans. C’est d’autant plus inquiétant que des communes qui perdent des habitants continuent de consommer des sols : ces dernières années, plus d’un quart des surfaces artificialisées pour des besoins d’habitat l’ont été par des communes… qui perdent des habitants. Même si le ZAN est une nécessité, il faut aller beaucoup plus loin, car ce n’est pas un changement de curseur qui est nécessaire, mais une transformation systémique de la fabrique de la ville. Dans le Manifeste pour un urbanisme circulaire, nous donnons largement la parole aux pionniers qui le pratiquent déjà. On peut penser au Mab Lab’, un espace géré par le Crous à Paris qui ferme ses portes à 14h et se transforme en coworking à 14h30 [le Mab Lab’ a fermé ses portes à l’issue du confinement, mais peut toutefois servir de modèle, ndlr]. Deux usages dans un même lieu, cela évite de construire des bureaux ailleurs, et c’est un des espaces de coworking les moins chers de Paris. L’urba­nisme temporaire est aussi un exemple d’intensification des usages, en permettant d’utiliser un « temps mort » du bâtiment. On peut aussi penser à des bureaux qui se transforment en logements ou au BIMBY [Build in My Back Yard, ndlr] qui utilise des terrains sous-occupés pour créer de nouveaux logements. Enfin, on peut recycler des espaces déjà artificialisés, comme les

friches, et penser à celles en devenir, comme les nombreux m2 des zones commerciales. En fait, rien n’est à inventer, mais tout reste à faire, car ces projets sont des exceptions. La question n’est pas de savoir si on y va, mais comment massifier ces projets exceptionnels pour qu’ils deviennent la norme. GBB Les politiques urbaines et leur impact sur la vie quotidienne sont devenus un sujet très concret pour beaucoup de gens. La métropole cherche à rapprocher les gens, mais paradoxalement elle finit par les éloigner. Au delà d’une certaine taille et densité, une ville a nécessairement du mal à assurer les proximités souhaitables, à moins de réintroduire des productions maraîchères, des trames vertes et bleues, voire des potagers en centre-ville. Mais cela nécessite de faire de la place, de chambouler quelques programmes et certaines habitudes. Cela requiert un positionnement politique fort face à la pression foncière et immobilière de certaines villes. Pourtant, n’est-ce pas ce type d’urbanisme dans lequel nous devrions nous engager pour (ré)concilier les habitants avec leurs lieux de vie, pour vivre mieux et pour assurer un avenir convenable aux générations à venir ?


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SG Oui ! Il nous faut donner envie de ville, pour que ce soit le dernier endroit que l’on ait envie de quitter quand les choses tournent mal. La seule offre qui soit manifestement désirable, aujourd’hui comme hier, c’est la maison individuelle de périphérie. Elle associe dans les esprits surface habitable, espace extérieur, proximité de la nature, investissement et prix abordable. Nous devons donc proposer des alternatives crédibles, au cœur des métropoles comme des villes moyennes, en travaillant une offre de logements abordables et de qualité, associée aux espaces collectifs et publics qui lui sont intimement liés. Il va falloir penser le logement urbain dans sa continuité avec ses espaces extérieurs, les espaces publics et les espaces de nature, et ces espaces de nature doivent être denses et partout. La ville doit être celle de la proximité et rendre attractive la vie sans voiture, ou seulement une seule, mais qu’on peut laisser au garage. Les espaces doivent être plus mixtes et les fonctions rapprochées. Mais il faut aussi briser les silos organisationnels pour construire cette ville désirable : logement, travail, production, mobilité, espace public, nature en ville, alimentation, santé… Tous ces enjeux sont à réfléchir ensemble. Pour assurer un avenir convenable aux générations à venir, il nous faut faire la ville résiliente. Nécessaire, attractive, la ville doit aussi tenir face aux vagues, quelles qu’elles soient. Il nous faut avoir la modestie d’admettre que l’on ne sait pas de quoi sera fait demain, et l’ambition de bâtir aujourd’hui une ville qui sera à la hauteur quoi qu’il arrive. Obnubilés par le retour à la normale, une des dimensions de la résilience est trop souvent oubliée : celle de l’évolution. La résilience, ce n’est pas que résister au choc, limiter son impact et accélérer le retour à la normale, c’est aussi apprendre de ce processus, et en sortir mieux qu’avant.

Alors, apprenons du choc qu’est la crise sanitaire en collectant patiemment nos étonnements et en gardant en mémoire toutes ces observations tirées de ce temps hors du temps. Il nous faut arrêter de tenter de prévoir l’avenir, mais nous n’avons jamais eu autant besoin d’imaginer collectivement nos futurs possibles pour mieux improviser notre présent. Forgeons cette résilience qui peut rendre nos villes adaptatives aux changements de leur environnement, mais aussi ceux de nos sociétés : vieillissement de la population, migrations, changements technologiques… Cette ville fluide qui se réinvente en continu est justement la ville frugale en sols de l’urbanisme circulaire : il est temps de la bâtir. GBB La « vague verte » des municipales de 2020 a montré que la pandémie a été fortement associée à l’impact délétère de nos activités sur l’environnement. Les désastres écologiques qui se sont produits de par le monde ces dernières années avaient déjà prouvé l’urgence à changer nos façons de voir les choses, de produire, de consommer, de se déplacer, de construire, etc. La situation sanitaire n’a fait que confirmer ce constat. En nous touchant au plus près, elle a renforcé l’intérêt du grand public à ce que les enjeux environnementaux et sociaux soient mieux pris en compte par les pouvoirs publics. Suite à cette « écologisation » politique, on peut aussi s’attendre à de véritables changements de cap dans nos façons de concevoir l’urbanisme, ce que permet précisément l’échelon municipal dans le temps court. Concrètement, quelles seraient les pistes à explorer, les actions à entreprendre par une municipalité voulant ­appliquer les principes de l’urbanisme circulaire ?


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er les espa Recycl ce s sformer l’exist Tran ant i er les usa ensif ges Int

Espaces agricoles naturels

Usages urbains

Friches espaces vacants

« L’urbanisme circulaire applique les principes de l’économie circulaire aux sols, au foncier plus exactement. Ce concept opérationnel se décline en trois boucles, qui sont autant d’alternatives à l’étalement de la ville :

— intensification des usages, c’est-à-dire utiliser davantage ce qu’on a déjà, pour éviter de construire — transformer l’existant, à la fois dans l’organisation foncière et les bâtiments existants — recycler les espaces devenus obsolètes, par un nouveau cycle de déconstruction/reconstruction. »

SG J’ai du mal à pousser l’analyse de résultats électoraux spécifiques qu’il ne faudrait pas surinterpréter. Il est certain que nous prenons davantage conscience de nos fragilités, mais je ne pense malheureusement pas que tout le monde ait compris qu’il était temps de bifurquer. Le rôle des élus – et singulièrement des élus ­locaux – est donc déjà d’expliquer inlassablement l’importance des enjeux et le caractère systémique de la fabrique urbaine. Il n’y a pas d’un côté la politique d’aménagement et de l’autre celles des mobilités, de la production agricole ou de l’habitat. Tout cela fait système. Il y a ensuite trois axes qui me semblent essentiels. D’abord révéler les potentiels de l’existant. Nos territoires regorgent pour la plupart de bâtiments sous-occupés, de ­délaissés urbains, d’espaces densifiables, de friches… Encore faut-il identifier ce foncier invisible qui peut servir d’alternative aux sols agricoles périphériques, par un travail d’observation fin et systématique trop rarement entrepris avant de faire des choix d’aménagement structurants.

Il faut ensuite organiser les processus de projet spécifiques pour mobiliser ces espaces. Nous avons industrialisé les process d’aménagement des périphéries et de construction neuve avec une efficacité réelle. Il est temps de structurer le travail sur l’existant à l’échelle de l’aménagement et de la construction pour massifier la con­struction de la ville sur la ville, mais le processus de projet est trop complexe pour être indus­trialisé, et dans bien des cas il manque des acteurs autour de la table pour qu’il soit efficient. À nous de les faire venir ou de les inventer. Et puis il ne faudrait pas oublier de développer les compétences de celles et ceux qui font la ville. C’est souvent un point aveugle des politiques publiques, mais c’est compliqué de refaire la ville. C’est passionnant, mais il faut aujourd’hui former élus et techniciens pour leur donner les clefs leur permettant d’intervenir sur leurs villes, pour les développer sans les étendre.


Question difficile, à laquelle il faut pourtant plus que jamais répondre… Nous l’avons posée à des acteurs de la construction et de l’animation du territoire. Cela a donné lieu à de longues conversations, dont nous publions ici quelques extraits, entre diagnostics, désirs, intentions et pistes.

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Quelle ville rêvez-vous pour demain ?

Alone - Confinement / Photo Jésus s. Baptista

Propos recueillis par Sylvia Dubost


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Anne Pons

Yann Coiffier

Directrice de l’Adeus (Agence de développement et d’urbanisme de l’Eurométropole de Strasbourg)

Coordonnateur Logement d’abord à la Ville et l’Eurométropole de Strasbourg

« Les deux enjeux structurants aujourd’hui sont le climat et la cohésion sociale et territoriale. Le 2e vient d’abord, il va conditionner notre capacité à réaliser le 1er. Si les deux ne s’articulent pas, on ne va nulle part. […] La transformation de la ville passe beaucoup par l’espace public, c’est ce qui donne aux villes européennes leur âme et leur génie. Et par la transformation des espaces publics on peut transformer les modes de vie, comme avec le tram, par exemple. […] La qualité ne doit pas être l’exceptionnel, l’ordinaire doit fabriquer la qualité de l’ensemble. Fritz Beblo a conçu l’école Saint-Thomas avec une façade sur rue, une sur l’eau, son inscription dans le tissu existant est parfaite. C’est évidemment contraire au grand geste qui jure avec le reste de la ville. L’articulation entre architecture et urbanisme est essentielle et doit être repensée. On ne peut plus placer l’immeuble dans une parcelle sans penser l’articulation avec la ville. […] Évidemment que l’idée de la ville-jardin est absolument centrale. Si l’on met du vert de façade à façade une rue sur quatre, dans un sens et dans l’autre, on crée un jardin collectif qui va générer des usages et où l’on viendra de 20km à vélo. On crée là un système, qui répond à la cohésion sociale et aux enjeux territoriaux. Si cela ne se fait pas à une échelle large, c’est juste un projet de rien du tout. […] En période de crise, on a besoin de laisser plus de place à l’imagination qu’aux normes. Les normes correspondent à des moments, et là, on est à un moment où il faut laisser place à l’adaptabilité. »

« Je suis assez pessimiste en fait. Je suis urbaniste de métier, je travaille beaucoup sur développement de projets ingénierie sociale, et ce qui m’inquiète, c’est qu’il y a de plus en plus de demandes et qu’on a de plus en plus de difficultés à y répondre. Ce n’est pas une priorité… D’un autre côté, j’ai l’impression que quelque chose est en train de bouger. Le confinement nous a permis de prouver qu’on peut mettre à l’abri toutes les personnes qui sont dehors. On a créé 1000 places d’hébergement en trois mois, ce qui est un record. Il n’y avait pas le choix. Cela a permis de retrouver des personnes sorties du système, qui étaient devenues des invisibles, et on a pu engager un travail avec elle. Les choses bougent aussi sur les formes d’hébergements. On est dans une véritable remise en question : on n’expulse plus tout le monde de force d’un squatt, on prend en compte la parole des personnes en cas de précarité. […] Il faudrait vraiment avancer sur les mixités d’usages. Un projet comme les Grands voisins est vraiment intéressant [à Paris, 3,4 ha d’espaces vacants ont été transformés pendant 5 ans en logements, hébergements d’urgence, ateliers/bureaux, événements culturels… À Strasbourg, l’association Horizome, dontYann Coiffier est membre, mène un projet similaire dans l’ancienne clinique Sainte-Odile à Neudorf, ndlr], j’ai l’impression qu’on tend vers cela. On réfléchit de plus en plus aux bâtiments vacants, mais on y met trop peu de moyens. L’urbanisme transitoire comme chez les Grands Voisins pourrait être un levier, on peut ensuite garder une partie de logements sociaux. »


Tant qu’on aura une ville privée, on aura des problèmes…

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Thierry Rey

Thierry Rey Architecte et Maître de conférences en Théories et pratiques de la conception architecturale à l’ENSAS, président du Conseil d’administration

« On pourrait partir de la ville telle qu’on n’en veut plus. Socialement et économiquement, c’est un lieu de tensions alors qu’historiquement les gens se sont regroupés pour se protéger et vivre ensemble. Aujourd’hui il y a une inversion des valeurs. On voit que ce modèle ne convient pas aux aspirations du moment. La ville n’est plus partagée, plus populaire. […] Elle s’est construite sur un modèle spéculatif, et même les gens qui ont un travail ont un problème d’accès au logement. Le logement est un produit financier et fiscal alors qu’il devrait être pensé pour être habité. Aujourd’hui on n’habite pas le logement dont on a besoin mais celui qu’on est capable de se payer en empruntant sur 20 ans. C’est une régression sociale, nourrie par la défiscalisation. La crise a bien mis en avant le mal-vivre du logement, on arrive aux limites de cela. On a

confié la ville aux promoteurs et leur métier c’est de gagner d’argent. Ce n’est pas leur faute, c’est le modèle économique qui doit être révisé. Tant qu’on aura une ville privée, on aura des problèmes…On a su faire ça fin XIXe, début XXe , il faut investir massivement dans le logement mais aussi dans les infrastructures. […] Cette question du logement est extrêmement nourrie, on produit beaucoup de pensée, il faut maintenant l’expérimenter, et là la politique doit entrer en action. On a des idées et il faut construire cela de manière plus collaborative. Aujourd’hui, à chaque fois qu’on a un problème on invente une norme. L’environnement est le bon exemple. Il faudrait plus d’innovation, des réflexions plus transversales, mais on butte sur des cadres juridiques extrêmement stricts. La France reste quand même un pays riche qui pourrait instaurer ou impulser des démarches plus innovantes. Il y a des pays où le niveau social est élevé, comme la Suisse, où le modèle coopératif est très développé. Il permet de ­donner accès à des logements de grande qualité à personnes aux revenus modestes. Ce sont des super défis, et je dis aux étudiants : ne soyez pas démoralisés, on a vraiment besoin de vous, plus que jamais !


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Meme circulant sur Internet et republié sur le compte instagram confinementart, « curaté » par l’artiste strasbourgeoise Cynthia Montier avec son complice The Wa.

Étienne Wolf

Pierre Chaput

Maire de Brumath, conseiller départemental, président de Alsace Habitat et du CAUE*

Directeur de l’Espace Django

« La loi SRU [Solidarité et Renouvellement urbain, votée en 2000, définit des règles en matière de mixité sociale et d’urbanisme, ndlr] nous impose des choses qu’on a du mal à réaliser. Aujourd’hui, les problèmes de l’habitat sont différents d’un coin à l’autre du territoire, et je répèterais ce que j’ai déjà demandé à M. Denormandie [le précédent Ministre chargé de la Ville et du logement, ndlr] : il faut mettre en place la possibilité pour les élus de réfléchir à la politique qu’il faudrait pour le leur. Il faudrait plus de pouvoir local, pas des choses imposées par l’État. On doit pouvoir se tourner vers lui avec une convention signée avec les partenaires, pour obtenir les aides dont on a vraiment besoin. » *Conseil de l’architecture, de l’urbanisme et de l’environnement

« Après la Culture pour tous, la Culture par tout, il faudrait la culture partout. Les artistes seraient partout et tout le temps les bienvenus. Plus que jamais, on a besoin d’art et de culture dans tous les espaces de vie. Pour l’instant, on y pense déjà dans les lieux éducatifs et médicosociaux, la question est de savoir comment généraliser cette vision. On pourrait avoir des lieux de permanence artistiques dans des logements, des bureaux, chez des promoteurs, dans les entreprises. Les acteurs privés pourraient se saisir de la culture par d’autres biais que par le mécénat, en accueillant par exemple dans l’entreprise, un artiste associé pendant un an. L’art en tant que tel sera à sa place, c’est-à-dire celle de pouvoir produire des émotions, des déclics, chez tout le monde. »


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Georges Heintz Architecte et Professeur à l’ENSAS

« Il ne faut pas raisonner Strasbourg, il faut raisonner Rhin supérieur. C’est une ville diffuse, de Cologne à Bâle, dont les villes sont les quartiers. J’appelle cela l’archipel rhénan. C’est un territoire siamois avec le Rhin au milieu, et de part et d’autre la même situation. Il n’y a pas d’équivalent dans le monde. On concentre toute la pharmacopée et la chimie européenne, 25 cathédrales, une centaine de musées dont les premiers du monde, Peugeot, Porsche, Mercedes, BASF… Il y a nécessité d’élargir toutes les questions locales. Il faut arrêter la métastase de la ville qui s’étale, la logistique par exemple il ne faut pas la mettre partout, mais là où elle est déjà. Le paysage est mangé de partout et pour le préserver il faut résonner à très grande échelle. Aujourd’hui il n’y a que des opportunismes et pas de raisonnements. […] L’architecture, ce n’est pas juste comme le Grand Paris : mettre de la salade sur tous les bâtiments. Il est évident qu’il faut végétaliser pour plein de raisons, mais ce qui me semble important c’est de transformer l’autoroute [A53, ndlr] en boulevard. Ce déclas­ sement est une opportunité de repenser la ville en ville-parc, comme celle du 19e. Le problème c’est que dans les projets ça reste une autoroute, sans carrefour qu’on peut traverser. S’il n’y a pas de contre-allée, pas de commerces, il ne se passe rien, on aura des abeilles à grande vitesse… On ne fait pas de la ville sans activité. […] Je n’ai jamais compris la fascination pour la Neustadt. C’est nul, il n’y a pas d’arbres, les intérieurs d’îlots ne sont jamais

utilisés. Si on mutualise ces intérieurs, on peut imaginer une nappe verte où mettre des écoles, des ateliers, et quand vous vous mettez à la fenêtre, vous voyez vos gosses jouer avec les gosses du voisin. Ça, c’est de la ville. […] La ville se construit sur la ville, c’est un palimpseste, et cette mémoire du passé, c’est ce qui fait le génie local. Pour ce qui concerne l’architecture : il ne faut plus rien détruire, pour s’appuyer dessus. L’architecture c’est la une magie du réemploi, c’est de la ressourcerie. Aujourd’hui chacun fait le malin, ça produit une grosse quantité de déchets et en plus ça coûte de l’argent. L’important pour moi c’est l’architecture bioclimatique, ce qu’elle a toujours été, avec de grandes casquettes qui protègent du soleil, des arbres plantés devant la façade sud qui font gagner 7°C en hiver. C’est la bonne orientation, la bonne ouverture de façade, les bonnes plantations. À Strasbourg, la règlementation de l’urbanisme, même si elle a été révisée par endroits, date du 19e siècle… […] Les villes qu’on aime c’est celles où l’on flâne, où l’on perd du temps. Pour flâner, il faut que ce soit beau. On a perdu l’art de bâtir les villes, c’est devenu technique. On le faisait bien quand peu de gens s’en occupaient, avec peu de réglementation. Il faut retrouver de la spontanéité. Ça, ce sont les politiques qui peuvent la donner. »


Les villes qu’on aime ce sont celles où l’on flâne, où l’on perd du temps.

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Georges Heintz

Mickaël Labbé Maître de conférences en esthétique et philosophie de l’art

« Si on se permet de rêver, ce dont on a n’a pas beaucoup l’occasion, je pense que le grand enjeu c’est d’arriver à résoudre la réponse à l’urgence climatique avec un vrai souci d’égalité sociale. Très souvent, on a l’impression que promouvoir l’un va conduire à sacrifier l’autre. […] Ce qui me frappe dans beaucoup de discours, c’est qu’il y a désamour à l’égard de la ville, on l’a vu au moment du confinement et cela se confirme. Les villages sont devenus hype, on parle aujourd’hui d’exode urbain. Cela témoigne d’une désaffection. En 2050, avec 60 à 70% des habitants en ville, le monde d’après

sera forcément urbain, donc pour résoudre les questions climatiques, il faudra donc passer par d’autres manières de faire la ville. Mon rêve serait qu’on ne l’oppose plus à la nature, au sauvage. Nous ne sommes pas des êtres vivants dissociés de la nature, la ville c’est aussi du vivant. Il ne s’agit pas de greenwasher la ville mais de la penser comme un milieu naturel, avec des sols, des espèces animales et végétales. C’est une perspective un peu renouvelée du droit à la ville, qui doit être égalitaire et écologique, étendu au-delà de l’humain. Il doit prendre en compte l’ensemble des co-habitants humains et non-humains. C’est un enjeu stimulant pour l’avenir. La condition habituelle du progrès était la croissance, or aujourd’hui il faut inventer un autre modèle car construire revient à détruire. On est face à un problème vraiment neuf, et on a besoin d’un changement de modèle mental. »


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Éric Chenderowsky

Mireille Tchapi

Directeur du service Urbanisme et territoires à la Ville et l’Eurométropole de Strasbourg

Architecte et docteur en urbanisme, maîtresse de conférences associé à l’ENSAS

« Je rêve d’une ville où, quelle que soit la taille, on trouve les aménités, les services et les qualités de vie nécessaires. On doit être en capacité de redynamiser le tissu de villes moyennes, et tout le monde doit pouvoir vivre près de la campagne, quelle que soit la taille de la ville. Le confinement nous a fait changer de regard sur le temps libre et les espaces verts. On a envie d’un territoire mobile où l’on puisse bouger sans bouger, dont on puisse profiter de toutes les ressources. Peu de gens savent par exemple qu’avec un billet de train, on peut faire une journée de randonnée depuis Schirmeck. La ville de demain est décloisonnée, on habite différentes parties de la ville qui peuvent être de grandes avenues, des villages et petites villes. L’idée de singularité me plaît bien, chaque lieu a ses qualités mais ce ne sont pas les mêmes. Il faut retravailler sur le maillage dans les territoires, veiller à ce qu’il y ait des services minimum. C’est l’idée qu’on développe pour tracer les perspectives d’un projet urbain. […] Ce qui va nous occuper pendant les 10-15 ans à venir c’est la ville d’été. L’ombre est devenue une valeur essentielle, qu’il faut préserver et développer. Les matériaux, les couleurs de construction sont de vraies pistes. Les arbres aussi mais cela met 20 ans à pousser, et il faudra d’autres essences. Les paysages urbains vont changer, les sols seront plus perméables, les espaces publics plus ou moins bitumés, les herbes folles vont envahir les trottoirs. La nature n’est pas bien tondue et rectiligne : il y a une vraie pédagogie à faire sur le sujet. »

« Chaque crise est aussi l’opportunité de repenser l’ensemble des relations : le travail, le capital, l’emploi, l’histoire, la fabrique de la ville… On a encore une fois un rendez-vous avec l’histoire qu’il ne va pas falloir manquer. La collectivité humaine doit aujourd’hui questionner les fondamentaux. Le capitalisme, le néolibéralisme, le vivant, l’injustice, la culture, le multiculturalisme, la production, le colonialisme et de ses nouvelles formes, la guerre, la radicalisation, la dictature, tous ces mots qui pèsent énormément, il est temps de les mettre en parallèle avec l’aménagement du territoire, l’architecture. Qu’est-ce que la ville produit à l’aune de tout cela ? […] On est évidemment dans un « moment de crise », mais il ne faut pas de tomber dans le piège de sa narration unique. Dans le récit de l’urgence climatique, on oublie beaucoup de choses, comme la finance et les fondements économiques de notre régime de production. Il est temps, je pense, que la ville de demain, et l’éducation en fait partie, ait à cœur de reposer ces questions. C’est un vrai défi, et c’est ce qui nous manque pour donner du sens. […] Je regarde la vingtaine et j’ai bon espoir. Cette génération n’a plus rien à perdre car elle est en train de tout perdre. » Pour compléter ces points de vue, nous avons sollicité des élus de la Ville de Strasbourg, qui n’ont pas répondu à notre demande dans les temps.


Alone - Post confinement / Photo JĂŠsus s. Baptista

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Antonio Gallego, Femme-Cité Femme-Cité fait partie d’une série réalisée à l’occasion des élections municipales. Elle fait notamment référence aux Femme-maison de Louise Bourgeois et aux Construction de Fernand Léger, et sera exposée à l’espace En Cours, 56 rue de la Réunion à Paris 20e, en novembre 2020. Antonio Gallego est plasticien et Maître de conférences en Arts et techniques de la représentation à l’ENSAS


041 Par Luc Gwiazdzinski (géographe), Sylvain Grisot (urbaniste) et Benjamin Pradel (sociologue) Extrait de la tribune parue le 5 mai 2020 dans le journal Libération

Pour se réinventer, les villes devraient prendre la clé des temps. Les villes ne sont pas des structures figées mais des entités qui évoluent selon des rythmes quotidiens, hebdomadaires, mensuels, saisonniers et séculaires, mais aussi en fonction d’événements, d’accidents et d’usages chan­ geants et difficiles à articuler. Pourtant, si on a souvent aménagé l’espace pour gagner du temps, on a trop rarement aménagé les temps pour gagner de l’espace.


DES ARBRES ET DES ENFANTS

TRIBUNES

LETTRE ENVOYÉE À LA MUNICIPALITÉ DE STRASBOURG EN SEPTEMBRE 2020 Par un architecte strasbourgeois *

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Bonjour, En préalable, je voudrais préciser que je me réjouis de la nouvelle municipalité, je me réjouis des arbres, je me réjouis d’une future amélioration de la qualité de l’air, bref je me réjouis. Malheureusement ma joie est ternie, depuis quelques jours, par la mine dépitée de mon fils de 14 ans. En parfait adolescent alangui, il a passé la quasi-totalité du confinement à passer de son lit au canapé et du canapé à son lit, sans autre exercice physique que le parcours entre ces deux couches et une agilité des pouces décuplée par son portable et sa console. Quelques jours avant le déconfinement, par un retournement brutal dont seuls les adolescents sont capables, mon fils s’est mis en tête de devenir un maître du skateboard, un roi de la planche, un prince de la roulette. Quelle ne fut pas notre joie de parents, de voir ce corps amaigri par le manque d’exercice et une croissance soudaine, sortir tous les jours pour affermir équilibre et dextérité en vue d’exécuter des figures aux noms barbares : pop shov-it, ollie et autres kick flips. Les nécessités du confinement ayant interdit l’accès aux parcs publics, mon fils s’est r­ abattu, comme beaucoup d’autres jeunes du q ­ uartier, sur la place du Tribunal, dont la minéralité tant décriée est pour eux une bénédiction dans l’art de la glisse. Depuis quelques jours donc, mon fils rentre plus tôt à la maison, la planche triste, et m’explique qu’il s’est fait déloger par la maréchaussée. L’intervention de la police a d’abord été relativement bienveillante, elle agissait visiblement à la demande de l’un ou l’autre riverain importuné par le bruit. Ce soir l’injonction a été plus violente, avec menaces d’amendes et rappel à une réglementation dont je n’ai pas réussi à comprendre la teneur.

Les questions que je me pose : Que veut-on interdire exactement ? La ­réunion de quelques jeunes ? Une place n’est-elle pas prévue pour cela ? Doit-on réduire au silence tous les espaces publics pour la tranquillité de quelques riverains auxquels il faudrait peut-être rappeler qu’ils habitent dans une ville ? Je précise que mon fils exerce ses figures jusqu’à l’heure très tardive de 20h, au-delà nous lui demandons de rentrer à la maison pour le dîner familial. Sauf erreur de ma part, le tapage est caractérisé à partir de 22h… Mon fils menace de reprendre la position horizontale permanente. Son moral et son état physique sont menacés, j’aimerais qu’on m’explique ce qu’une ville comme Strasbourg veut combattre en envoyant des policiers dégager avec violence des jeunes qui ne font rien d’autres qu’être ensemble autour d’une activité physique innocente. Encore une fois je me réjouis des arbres plantés sur la place du Tribunal, mais pourquoi ne peut-on pas avoir des arbres et des enfants ? * Il a souhaité rester anonyme pour préserver le moral de son fils


La remarquable opération de transformation de la Tour Bois-le-Prêtre dans le 17e arondissement de Paris, menée en 2009-2011 par les architectes Druot et Lacaton&Vassal, propose quelques pistes à développer dans le domaine de l’habitat collectif. Retour sur un classique contemporain

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Préserver l’existant Par Benjamin Dubreu, architecte ingénieur et Maître de conférences associé à l’ENSAS en Sciences et techniques pour l’architecture

De nombreux témoignages évoquent les difficultés vécues lors de la période du confinement, souvent ressentie comme un difficile retour forcé vers un intérieur sclérosant, étouffant. Promiscuité, télescopage des différents rythmes de vie, nuisances sonores, difficultés à associer travail et lieu de vie, ces tensions ont été encore accentuées en immeuble collectif (lire à ce propos le sondage Ifop-Consolab « Ma casa va craquer ? » publié le 8 avril 2020). Pourtant, l’immeuble de logement collectif constitue la pièce centrale de l’urbanisme de la ville dense, et le chemin de la réduction de l’impact environnemental de l’habitat passe nécessairement par le logement collectif. C’est un impératif, en termes d’économie de réseaux, de déplacements, de sols artificialisés, et de préservation des ressources. Mais le constat est le suivant : les logements collectifs qui constituent la ville actuelle n’offrent pas tous les qualités qu’on peut attendre d’un habitat épanouissant, en termes de lumière, d’espace, de confort. Et pour beaucoup, le confinement a été un révélateur des manques et des échecs de notre mode de production de l’habitat. L’opération de transformation de la Tour Bois-le-Prêtre pourrait proposer quelques pistes. Voici le descriptif rapide qu’en donnent

les architectes Anne Lacaton et Jean-Philippe Vassal. La Tour Bois-le-Prêtre est un ensemble d’immeubles de logements de grande hauteur (50m), construite par Raymond Lopez en 1962, en bordure du périphérique nord parisien. Il comprend 96 appartements, du niveau 1 au niveau 16, soit 32 6 pièces, 28 3 pièces et 36 2 pièces. La démolition avait été envisagée, puis abandonnée pour un projet de transformation. « Le projet de métamorphose de la Tour Bois-le-Prêtre, consiste en la transformation radicale des conditions de confort et d’habitabilité des 100 logements de l’immeuble occupé. […] Par ajout d’extensions chauffées, de jardins d’hiver et de balcons, la surface d’origine de 8 900 m2 est portée à 12 460 m2. […] Les structures existantes sont conservées, les baies sont ouvertes, les balcons préfabriqués de trois mètres de profondeurs sont empilés et juxtaposés aux façades existantes, les intérieurs sont adaptés aux besoins locatifs, la consommation des énergies est réduite de plus de 50 %, en particulier grâce à la gestion des énergies passives des jardins d’hivers. Le calcul de base des loyers est conservé. » Les travaux sur les espaces communs porteront sur la reconfiguration du hall au rez-de-chaussée, qui sera mis de plain-pied avec la rue et traversant de l’entrée au jardin, et la création de deux


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La Tour Bois-le-Prêtre après et avant travaux.

RIDEAU THERMIQUE INTÉRIEUR RIDEAU THERMIQUE INTÉRIEUR CHÂSSIS VITRÉ COULISSANT CHÂSSIS VITRÉ COULISSANT PAROI LÉGÈRE TRANSLUCIDE PAROI LÉGÈRE TRANSLUCIDE RIDEAU THERMIQUE INTÉRIEUR FAÇADE EXISTANTE FAÇADE EXISTANTE

CHÂSSIS VITRÉ COULISSANT

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APPARTEMENT T2 + EXTENSION (JARDIN D'HIVER 15 m2 + BALCON 7,5 m2)

La façade a été supprimée et des éléments préfabriquées ajoutés pour créer un jardin d’hiver. Les habitants ont pu rester dans la tour pendant les travaux, parfois dans leur logement.


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Vue d’un intérieur et de son jardin d’hiver après travaux.

nouveaux ascenseurs. Les habitants resteront sur place pendant les travaux. Ils garderont leur appartement ou échangeront dans la tour pour un autre logement, plus grand ou plus petit. Il s’agit d’abord d’une sorte de démonstration imparable de l’intérêt de réhabiliter les nombreux ensembles de logements bâtis dans la deuxième moitié du XXe siècle, plutôt que de les démolir et de reconstruire de zéro. Ici, à partir d’un bâti largement amorti par son propriétaire, on obtient 96 logements réhabilités à neuf, pour un budget de travaux d’environ 11,25M€ ht (environ 900€ ht/m²), en plein Paris. Une démolition-reconstruction aurait créé des logements plus chers et plus petits ! N’oublions pas les surcoûts environnementaux évités (nuisances et pollutions, énergie grise…) par la préservation de l’existant. Ensuite, on retrouve dans ce projet la capacité de l’architecture à transformer une contrainte (la nécessité d’isoler les façades) en une opportunité de donner plus d’usages aux habitants, plus de plaisir d’habiter.

Transformer l’image d’un bâtiment se combine à la générosité des espaces et à une attention méticuleuse aux besoins des habitants, qui sont restés sur place pendant les travaux. Enfin, il s’agit d’un exemple concret de logements collectifs dotés de qualités supplémentaires à celle du standard actuel : vue panoramique, générosité des espaces, ouverture des parties communes, lumière, larges accès à l’extérieur, qui peuvent rivaliser avec les attraits du logement pavillonnaire. Des sujets éclairants et des voies à explorer. Réhabilitation et extension de la Tour Bois-le-Prêtre, Paris 17e 2009-2001 Architectes : Lacaton & Vassal, Frédéric Drouot La Tour Le Bois le Prêtre a obtenu en 2011 l’Équerre d’argent, le plus prestigieux prix d’architecture français www.lacatonvassal.com


Toute œuvre d’architecture qui ne reflète pas la sérénité est une erreur.

Luis Barragán

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LA POSSIBILITÉ D’UNE VILLE ? 048

Par François Frédéric Muller, architecte et Maître de conférences en Théories et pratiques de la conception architecturale et urbaine à l’ENSAS

La crise sanitaire que nous vivons semble entériner le vieil antagonisme entre ville et campagne. Enfermé dans leur kilomètre pendant le confinement, les citadins ont été nombreux à rêver d’une herbe plus verte, et les gilets jaunes d’hier, prisonniers dans les confins provinciaux, sont passés de fâchés à bienheureux. Si Alphonse Allais ironisait sur la ville et la campagne, c’est bien un architecte qui, au XXe siècle, a posé les bases théoriques et pratiques d’une ville complètement nouvelle, une ville totalement intégrée à la campagne, où habitat participatif et circuits courts sont des outils concrets au service de l’homme. Broadacre city, un sujet de cours pour les étudiants et un vague souvenir pour les architectes, mérite pourtant qu’on y rejette un œil tant les solutions et les méthodes imaginées par Frank Lloyd Wright sont d’une étonnante actualité. Les utopies sont comme les fantasmes, on peut être déçu par la réalisation, mais dans

le cas de Broadacre City, beaucoup d’idées avancées par celui qui se disait « le plus grand architecte depuis Michel Ange » semblent à notre portée, et si certaines sonnent comme le plus simple bon sens (manger ce qui est produit à proximité) d’autres sont d’une audace tout à fait excitante (mettre l’homme au centre du projet). Les apôtres de la sur-densification des villes, animés des meilleures intentions écologistes, ont fait à juste titre de l’étalement pavillonnaire l’ennemi à combattre. Mais Broadacre city offre une alternative à ceux que les derniers projets denses laissent sceptiques 1, à ceux qui ne voient pas dans la tour, même végétalisée, l’alpha et l’oméga du bonheur de vivre en ville 2. Avec Frank Lloyd Wright, il reste quelques vieux pots dans lesquels concocter les soupes architecturales de demain. À écouter : l’émission de France Culture Avoir raison avec…, cinq épisodes consacrés à FLW, diffusés cet été et disponibles en podcast À lire : Catherine Maumi, Frank Lloyd Wright. Broadacre City, la nouvelle frontière, Éditions de la Villette, 2015


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En haut : Frank Lloyd Wright, vue aĂŠrienne de Broadacre City, 1958 En bas : Frank Lloyd Wright, plan topographique de Broadacre City, 1934


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Broadacre City

La ville à la campagne (extrait) un texte de Frank Lloyd Wright À l’époque où ont été prévues « les choses telles qu’elles sont », les conséquences des dispositifs électromécaniques qui ont fait ce que nous sommes aujourd’hui étaient inimaginables. Curieusement, il n’y a pas eu d’anticipation systématique des immenses changements qu’ils ont apportés et de certains autres qu’ils entraînent. Partout en effet se produisent des changements qui vont modifier le cours de nos vies, mais aucune réflexion ne les a encore interprétés par rapport à notre environnement actuel. Notre architecture devrait apporter cette interprétation mais elle ne l’a pas fait. Pas encore. Broadacre City apporte cette interprétation, et son intérêt premier est l’homme. Les autres « intérêts » ne sont pas oubliés mais ils viennent après, une fois l’intérêt humain servi et sauvegardé 3. Dans tout ce que nous faisons, il y a une meilleure façon de faire que celle que nous adoptons actuellement, et Broadacre City est une recherche concrète de cette meilleure façon. Tant que les opportunités sont solidement verrouillées par le capitalisme que nous avons mis en place, rien de ce qui pourrait ressembler à Broadacre City ne se produira naturellement. Mais si l’homme retrouve les trois droits de base que j’ai mentionnés 4 – ce qui pourrait se faire facilement – tout le monde serait authentiquement plus heureux – surtout les capitalistes – et la ville transhumerait progressivement vers la campagne : les intérêts de la ville et ceux de la campagne se rejoindraient. Broadacre City prend le sol dans son état originel et, travaillant en harmonie avec sa nature, élabore un mode de vie est un type de construction conforme au changement de situation qui s’opère actuellement et qui laisse

augurer d’autres changements. Broadacre City y parvient non en imaginant un schéma défini qui serait imposé un jour à la vie mais, au contraire, en travaillant avec les principes de liberté, qui s’appliqueront toujours et toujours de façon différente, et permettront le plein épanouissement de l’individualité. Broadacre City décentralise tout sauf le gouvernement, rejette tout excès et recherche la qualité d’abord et la quantité après. Une fois à la campagne, la ville privilégie d’abord et avant tout la qualité et l’échelle humaine éliminant d’office toutes les forces antagonistes et toute volonté de grandeur afin que la ferme, l’usine, la culture, le sport et les « professions » puissent se développer et coexister heureusement en voisins. Et ce d’autant mieux que tout un chacun dispose de la liberté d’association prévue par le plan général de la ville dans son ensemble. Texte paru dans le magazine Taliesin vol. 1, n° 1, octobre 1940

1— On se fera une idée assez précise de ce que veut dire densité en examinant les projets imaginés pour le village olympique des Jeux de Paris en 2024. www.ouvragesolympiques.fr 2— A propos de bonheur urbain, on regardera avec un égal intérêt le projet de KCAP pour le Jurong Lake District de Singapour. Le recours au greenwashing est tellement manifeste qu’il en devient presque sublime. www.kcap.eu/en/ projects/v/jurong_lake_district 3— C’est François Frédéric Muller qui souligne… 4— Frank Lloyd Wright parle du droit à un morceau de terre auquel s’identifier, un air pur et de l’eau pour étancher sa soif, trois éléments qui semblaient encore éternellement acquis en 1940 mais dont on voit aujourd’hui qu’ils manquent à une grande partie de l’humanité.


Jean-Jacques Rousseau, Émile ou De l’éducation

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Je me souviens d’avoir vu dans ma jeunesse, aux environs de Neuchâtel, un spectacle assez agréable, et peut-être unique sur la terre, une montagne entière couverte d’habitations dont chacune fait le centre des terres qui en dépendent ; en sorte que ces maisons, à distance aussi égales que les fortunes des pro­ priétaires, offrent à la fois aux nombreux habitants de cette montagne le recueillement de la retraite et les douceurs de la société.


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Hasard du calendrier, Anne-Sophie Kehr a mené, pendant le confinement, un atelier autour de l’A35 et de son devenir avec des étudiants de Master. Nourris par les questions avivées par la période, ils ont imaginé Strasbourg en 2050. Et ont re-pansé la ville en transformant ses cicatrices viaires en nouvelles potentialités urbaines.

Re-panser la ville Par Anne-Sophie Kehr, architecte et Maîtresse de conférences en Théories et pratiques de la conception architecturale et urbaine à l’ENSAS


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La reconsidération des cicatrices autoroutières est une problématique centrale dans de nombreuses villes européennes. L’on voit s’y affirmer de nouvelles zones de transformations urbaines. Notre atelier a ainsi proposé de développer des expérimentations aux franges d’une A35 délaissée, ruinée ou reclassée en boulevard urbain, et de l’imaginer en 2050. L’étude menée tout récemment par l’Atelier des territoires pour l’Eurométropole nous a servi de point de départ. Quels qu’ils soient, les réseaux de voies aboutissent toujours à un morcellement des terrains et laissent d’importants vides résiduels en frange de villes. Ces archipels urbains autonomes peuvent devenir des tremplins entre centre et périphérie, et les lieux de l’invention d’un nouveau mode d’habiter hybride : entre ville tentaculaire et campagnes hallucinées, urbanisation douce et territoire en frange, suture urbaine / suture paysagère, où l’on densifie sans densité. Questionner l’infrastructure autoroutière, c’est aussi remettre l’architecture à sa place dominante, c’est-à-dire au-dessus des réseaux qui sont toujours premiers dans la construction de la ville. C’est peut-être aussi l’ultime acte prémonitoire de la mort des villes. L’architecte Rem Koolhaas proposait la construction en entrées de villes de relais gigantesques, centre commercial et engloutisseur de tous les flux, depuis lesquels les citadins arpenteraient la ville différemment. Ici, nous tenterons d’inventer d’autres alternatives,

des réponses visionnaires, en laissant place au vide, à l’agraire, aux circuits courts, à de nouvelles manières d’habiter proche et hors de la ville dense. Verticalité ? Horizontalité ? Transversalité ? Hybridité ? Paysage repensé, territoire pansement ? Le programme sera le résultat d’analyses prospectives, visionnaires, et surtout humaines, d’une nouvelle manière d’incrémenter la ville sur la ville. Le confinement a permis aux étudiants de se confronter malgré eux à des questions nouvelles et urgentes. Parce qu’il a été un phénomène spatial autant que social, portant haut et fort nos inégalités de conditions d’habiter, le confinement a été une révélation de la notion de temporalité spatiale. Notion du temps que nous avions perdu dans nos fuites consuméristes et mondialistes. Cette situation sans précédent a poussé les étudiants à redécouvrir la valeur des territoires immédiats à toutes les échelles géographiques : intimes, urbaines et paysagères. Assistant pour l’atelier : Lukas Unbekandt


PROJET FÉDÉRATEUR DE FLUX

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Plan du rez-de-chaussée 1. A35 devenue boulevard urbain : circulation voitures, vélo, tram et piétons 2. Skywalk : bâtiment de logements 3. Rue Wodli

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PLAN DU RDC - NIVEAU DE L’ACTUELLE AUTOROUTE - 1:200

Skywalk Lucas André et Enzo Poncet

« Notre projet s’inscrit dans une volonté de re-habiter l’autoroute A35 à toutes les échelles. Premièrement, comment franchir cette autoroute qui est, aujourd’hui, une véritable barrière urbaine ? Ensuite, nous nous sommes demandé quels modes de vies nous voulions promouvoir, après une période de confinement qui aura su nous donner à réfléchir sur notre façon d’habiter. Quellessont les leçons à en tirer, comment privilégier

le « vivre ensemble » et être peut-être plus local ? » Un « socle actif » avec commerces, halle de marché et espaces culturels relie le niveau de l’ancienne autoroute, qui était en surplomb, et le sol, permettant aussi d’accéder à la rivière. Dans l’édifice principal, qui rassemble habitat et services, « chaque logement est comme une maison, possédant son petit jardin d’hiver et desservi par une large rue verticale qui lie tous les niveaux, et proposant également de nombreux espaces communs, places et terrasses. Le jardin et le bâtiment fusionnent et la rue est une promenade à ciel ouvert. »


Vue vers le Skywalk depuis le boulevard urbain

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MIXITÉ ET RÉVERSIBILITÉ

SALLE DES FÊTES (HABITANT) GARDERIE D’ENFANTS (HABITANT) SALLE DE FITNESS (HABITANT) LOGEMENTS STUDIO 1+1 (39 M2) 2+1 (40 M2) 3+1 (67 M2) DUPLEX 3+1 (72 M2)

CES

DUPLEX 4+1 (110 M2)

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CENTRE D’ENTRETIEN ET GARAGE À VÉLOS

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DIFFÉRENTS NIVEAUX D’INTIMITÉ

Détail : les espaces communs, places intérieures et terrasses des logements du Skywalk

EXTRAIT DE COUPE PERSPECTIVE - 1:100


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Le chemin de ronde Olivier Perret, Nicolas Hoertel et Sébastien Gaire

« Le chemin de ronde est une voie aménagée en saillie d’une muraille, d’une courtine ou de tours de fortification. Ici la muraille est dénuée de toute fonction défensive si ce n’est celle d’imposer une limite claire, poreuse et verticale à la ville de Strasbourg. C’est une promenade qui surplombe les ruines de l’A35 désormais laissée en proie à une forêt dense et sauvage. C’est un système continu, une interface possible entre la ville et cette nouvelle

1. Villa d’artistes 2. Pépinière 3. Ferme 4. Caserne de pompiers 5. Échangeur de l’Elsau 6. Maison forestière 7. Tracé de l’A35 8. L’Ill 9. Logements collectifs

ruine du XXIe siècle. De cette colonne vertébrale émergent des points hauts, des tours dont la fonction signale annonce une escapade vers des enclaves forestières, programmes de petites tailles reliés à la vie du chemin de ronde. Au niveau du pont, masse de béton non fertile, la végétation ne peut prendre place. Le chemin de ronde se développe alors en hauteur et devient le point d’accroche pour les logements. Promenade urbaine surélevée en partie basse et terrasses habitées en partie haute. Ce chemin de ronde est une fuite possible, une épaisseur changeante et non figée, un récit filant et anachronique mais aujourd’hui nécessaire pour fixer une limite à la ville. »


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Ci-dessus : Le chemin de ronde est ponctué de belvédères. Ici, en coupe, celui qui surmonte la villa d’artistes. Ci-dessous : en coupe également, les deux bâtiments de logements de part et d’autre de la promenade urbaine.


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Promenade dans le temps Texte de Colas Mornet

Assis sur le rebord du ponton “belvédère” voilà qu’une bien drôle et enivrante nostalgie m’envahit. Un souvenir piquant tel une blessure qui ne se serait jamais refermée. Le souvenir d’un choc si fort, si violent, qu’il mit le monde K.O. Il y a trente ans de ça, une pandémie mondiale nous faisait découvrir les joies de l’inattendu et les faiblesses d’un vieux monde malade se refusant à mourir. Il y a trente ans de ça, un organisme microscopique nous ouvrait les portes d’une nouvelle ère. Mais cela ne se fit pas sans peine, presque 15 ans nous fallut pour rebâtir des fondations plus pérennes. Le monde s’était arrêté et de ce moment de trouble était née une nouvelle Humanité Les pieds balançant d’avant en arrière, mes pensées glissèrent 20 mètres plus bas. Il passait là autrefois des milliers d’autos, d’autocars, de camions remplis de bien futiles cargaisons. À une vitesse frénétique, à l’image des Hommes courant à leur fin, s’enchaînait les symboles du vieux monde carboné dont le souvenir bruyant et nauséabond s’efface peu à peu dans l’essence vertueuse d’une

humilité retrouvée. Ce paysage qui naguère était couvert de bitume laisse aujourd’hui place à Dame Nature. Abandonnée par les Hommes pendant plus de 10 ans, l’infrastructure a peu à peu laissé place aux herbes puis aux arbres. Se glissant dans les fissures du temps elles avaient petit à petit éventré le béton pour y faire germer leur progéniture. Aujourd’hui on ne perçoit plus qu’en rare portion ce vestige arrogant qui saignait jadis ce paysage arboré. Aujourd’hui cette coulée de verdure est le lien qui nous lie, nous connecte. Elle définit nos cadres et nos horizons, elle clarifie nos limites et leur perception. Parfois, nous passons au travers, souvent nous nous privons d’y grimper. Nous avons compris qu’il était par moment préférable de ne plus intervenir et de regarder la nature faire son œuvre. Comme un souvenir en mouvement, elle nous rappelle qu’en un temps nous avions failli tout détruire et si autrefois ce non-lieu donnait à regarder la Ville, c’est aujourd’hui la ville qui se tourne vers lui. Le soleil couchant me fit retrouver l’instant présent. Ce moment de spectacle où la lumière saillante caresse ce paysage sinueux, magnifiant une canopée d’où émerge un archipel de lieux. Accrochés aux vestiges pour grimper sur la ruine, ils embrassent les cieux sous mes yeux éblouis.


Il passait là autrefois des milliers d’autos, d’autocars, de camions remplis de bien futiles cargaisons.

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LA BEAUTÉ GUÉRIT Par Georges Heintz, architecte et Professeur en Théories et pratiques de la conception architecturale et urbaine à l'ENSAS Illustration : Lion Rust

TRIBUNES

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Depuis la caverne, la cabane et La maison d’Adam au paradis de Rykwert, depuis le monument funéraire de Loos Adolf et « la maison du fada » du maçon qui parle latin, depuis Vitruve puis Alberti et tant d’autres, nous savons que l’architecture est l’œuvre de philosophes qui étudient plusieurs arts, auxquels ils ont su ajouter « l’œil lucide » de la pratique des gravités, des caillasses et de la sueur dans l’action de bâtir. Une discipline de l’esprit qui a l’arrogance de poser a priori l’idée de l’édifice comme conclusion à atteindre ; et, presque simultanément, toutes les stratégies adaptatives pour y parvenir. Au point d’imaginer parfois, comme me l’a soufflé [l’architecte] Victoire Chancel : « Et si l’édifice n’était que la représentation du projet ? » Lorsque Léonard de Vinci et non Vinci proclame que l’architecture est cosa mentale, nous avons conscience que la spécificité de notre discipline tient au kairos des savoir-penser et des savoir-faire qui installent l’architecture comme art de synthèse. Où, préci­ sément, le savant est présent à l’artiste, la ­fabrica à la ratiocinatio, et Aldo aussi… Par Le Tafuri [architecte, théoricien, historien, 1935-1994, ndlr], nous avons appris que l’histoire de notre architecture n’était pas linéaire, bien au contraire. Comme dans notre (hyper-)modernité, l’architecture est le résultat de compromis, de luttes incessantes entre les contraintes sociétales, idéologiques, critiques, théoriques, économiques,

e­sthétiques, techniques, réglementaires qui s’imposent aux conditions de pratique. Mies [Van der Rohe] sut nous montrer que « Dieu est dans le détail », Nietzsche que « Dieu est mort » et [Rem] Koolhaas, prince Bigness, que jamais plus nous ne maîtriserons la forme du monde, ni l’espace urbain, ni même le junkspace. Un peu l’hinterland, si nous ne capitulons pas trop tôt, et peut-être certains édifices, en d ­ onnant à nos architectures la capacité de survivre à l’obsolescence de leurs programmes, le Second Life le démontre aujourd’hui avec éclat ! Peutêtre alors serons-nous en accord avec Auguste Perret affirmant : « L’architecture, c’est ce qui fait de belles ruines. » Et des ressourceries ! De l’architecture, nous n’avons de cesse d’imaginer ses théories et ses pédagogies, celles d’une discipline qui, comme une chorégraphie spéculative, marque le franchissement de l’abstrait au concret, entre théorie et pratique, entre ­scénario et réalisation. De forme en déformation, de composition en non-composition, notre fébrilité grandit. Car le monde change et l’architecture aussi, c’est dans sa nature. L’architecture est un débat ouvert et, en amont, ses écoles doivent devenir le lieu central de ces échanges, les éponges des nouvelles agoras et think tanks des connaissances actuelles sur notre environnement bâti et non bâti, où élaborer un futur « forcément » anxieux, car il nous faut


TRIBUNES

r­ éinventer un nouvel humanisme. Sommesnous des « renaissants » ? Enseigner ­l’architecture à l’heure de la globalisation, du numérique, du péril environnemental et sanitaire : noble tâche et séduisante incertitude. L’enseigner implique d’abord d’enseigner la curiosité pour le monde et ses locataires. D’être dans la doctrine sans être doctrinaire. D’apprendre la navigation à vue et les traversées spéculatives. Enseigner ­l’architecture, c’est comme enseigner la planche à voile, dit Pascal Urbain [architecte et professeur à l’école supérieure d’architecture de Marseille, ndlr], « un jour le vent tourne et ça marche… ». Ma longue expérience de marin à l’international, comme professionnel et comme professeur invité sur plusieurs continents, m’amène à constater dans les écoles l’incroyable lissage opéré sur les étudiants et leurs démarches, le formatage des projets et des rendus… Cette situation est large­ ment due au fait que c’est le projet, en mode de simulation professionnelle et servile envers les codes et les marchés, qui est mis en avant. La spécificité de l’enseignement de ­l’architecture et de l’urbanisme se construit autour de la culture du projet ; cela doit être au bénéfice de l’épanouissement de l’étudiant comme individu autonome, critique et cultivé par les fondamentaux des savoirs de la discipline architecturale et des matières artistiques, qui doivent trouver une place renforcée pour refonder les sensibilités cognitives du subtil.

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J’y ajouterais l’interdisciplinarité avec les sciences de la ville et de l’environnement, les économies et techniques de la transition éco­ logique, cela dans la maîtrise de l’énergie grise, de toutes les échelles, de l’infrastructure et du paysage jusqu’à la poignée de porte. […] Pour garder courage, Renzo Piano nous avoue qu’il connaît le mot « impossible » dans toutes les langues... Mais j’emprunterai ces mots d’Alvin Boyarsky adressés aux étudiants de l’AA School : « Ne vous souciez pas de l’architecture. Vous êtes là pour vous ouvrir l’esprit ! » J’avoue que l’une des plus belles libertés que m’offre notre discipline est la capacité à dire non : à la facilité, au lissage intellectuel des mutins de Panurge, à la servitude des formes et des arrogantes chapelles mondaines. Oui à la culture architecturale, aux figures libres, à la fantaisie, à la bellezza, à la grandezza. La beauté guérit. Ce texte est à lire en intégralité dans la revue Archiscopie #22, été 2020 www.archiscopie.fr


Une ville se mesure au caractère de ses institutions. La rue est l’une des premières. Aujourd’hui ces institutions sont à l’épreuve. Je pense que c’est parce qu’elles ont perdu leurs inspirations d’origine.

Louis I. Kahn, Silence et lumière

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AGENDA

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Un agenda un peu spécial où l’on parie sur le maintien des événements programmés. Soutenez les lieux culturels, allez au cinéma, assistez à un concert ou à une pièce de théâtre.

31.10.20

Les Journées Européennes de l’Architecture 1 [Alsace / Bade-Wurtemberg / Bâle]

Les JA fêtent leurs 20 ans avec plus de 120 manifestations dans 25 villes, autour du thème Fait Maison. À noter que plusieurs enseignants de l’école présenteront des maisons remarquables et/ou atypiques des XXe et XXIe siècles, lors de courtes conférences à l’heure du déjeuner au 5e Lieu (place du Château), intitulées Maisonvisites. www.m-ea.eu

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18.10.20

Journées Nationales de l’Architecture Organisées par le ministère de la Culture, la 5e édition des Journées a pour objectif de familiariser tous les publics aux enjeux de l’architecture et de leur fournir des clés de compréhension de cet art qui façonne nos territoires. Cette année, l’attention sera portée plus particulièrement sur les bâtiments que nous fréquentons tous les jours : logements, écoles, commerces, gares, espaces publics. journeesarchitecture.culture. gouv.fr  07.11.20

Paysages [Puzzle | Thionville]

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L’exposition propose un point de vue sur le rapport entre l’homme et le paysage, depuis les maîtres de l’estampe aux artistes numériques. www.puzzle.thionville.fr


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Villa Malaparte, Adalberto Libera, 1938-1943 Punta Masullo, Capri, Italie

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13.12.20

Archi Beau 2 [Halles du Scilt / Schiltigheim]

À partir de photographies de bâtiments de l’artiste Eric Tabuchi, le collectif strasbourgeois Les Rhubarbus extrapole. Quinze illustra­teurs, deux plasticiens et un collectif de designers jouent avec les formes, imaginent ce qui se trouve derrière et dans le bâtiment. Un jeu de construction infinie, de toute beauté ! www.ville-schiltigheim.fr

28.02.21

Home Stories: 100 Years, 20 Visionary Interiors 3 [Vitra Design Museum | Weil-Am-Rhein]

Nos intérieurs expriment qui nous sommes, et comment nous vivons, ils ont un impact sur notre quotidien et notre bien-être. Avec cette exposition, le musée Vitra propose un panorama des espaces intérieurs depuis cent ans. www.design-museum.de

25.01.21

Le Laboratoire du logement. Transformer à grande échelle, nouveau défi de la durabilité. Bordeaux, Amsterdam [Cité de l’architecture & du patrimoine | Paris]

Sur le thème de la revitalisation des grands ensembles, l’exposition montre la détermination d’architectes et maîtres d’ouvrage, à transformer plutôt que démolir. Deux projets emblématiques, l’un dans le logement social à Bordeaux, l’autre dans le secteur privé à Amsterdam, déploient la problématique de leur transformation. www.citedelarchitecture.fr

Alison and Peter Smithson, House of the Future, 1956 © Daily Mail

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AGENDA

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28.02.21

Critical Zones Observatories for Earthly Politics 4

23.08.21

Des Mondes construits 5 [Centre Pompidou | Metz]

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[ZKM | Karlsruhe]

Longtemps, l’homme a ignoré l’impact de ses actions sur l’environnement. Ce n’est que tout récemment qu’il en a pris conscience, et que la Terre revient au centre de ses préoccupations. Le ZKM expérimente ici un format inédit, un « observatoire des zones critiques », entre espace de documentation et exposition, qui simule les multiples rapports possibles entre homme et nature à un endroit donné. zkm.de

Dès le début du XXe siècle, une grande partie de la sculpture moderne s’inscrit en rupture avec la tradition, en choisissant la voie de l’abstraction. Il s’agit paradoxalement d’analyser le monde de façon plus objective et universelle : plutôt que de modeler la surface des choses, certains artistes comme les cubistes veulent en révéler l’organisation essentielle. Ils dissèquent leurs objets d’étude en lignes, volumes et plans. Dans leur sillage, des sculpteurs de diverses avant-gardes baptisent leurs œuvres Constructions ou Structures, optant pour une abstraction radicale, où prévalent la ligne et l’angle droit. centrepompidou-metz.fr

Constantin Brancusi, La Colonne sans fin III, avant 1928, Centre Pompidou, Musée national d’art Moderne, Paris © Succession Brancus © Georges Meguerditchian / Centre Pompidou



La ville d’après ? Dans tous les domaines de la vie comme dans celui de la ville la pandémie a marqué notre besoin de changement. Comment avons-nous habité les espaces pendant le confinement ? Quelles (re)découvertes quels diagnostics ? Quels désirs cette situation a-t-elle déclenché ou rallumé ? Quelle place pour les utopies ? Comment les mettre en œuvre ? Que faut-il changer ? Que peut l’architecte ?

Zap / Zone d’architecture possible, magazine de l’École nationale d’architecture de Strasbourg


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