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NUMÉRO 431-432 EN VENTE DEUX MOIS

CÔTE D’IVOIRE

Édito TUNISIE, ET MAINTENANT? par Zyad Limam

Au pays des bâtisseurs Un maxi-Découverte de 28 pages spécial grands travaux

L’usine d’eau potable de la Mé.

DJ Snake,

le Franco-Algérien qui fait danser le monde

FORÊTS : L’AFRIQUE, DERNIER POUMON DE LA PLANÈTE ? Enquête sur l’un des ultimes patrimoines verts de l’humanité. Un bien commun menacé. PORTRAIT

TUNISIE (2)

Clarence Thomas

Promenades au bout des îles

Juge à la Cour suprême, Noir le plus puissant d’Amérique N° 431-432 - AOÛT-SEPTEMBRE 2022

L 13888 - 431 - F: 5,90 € - RD

INTERVIEWS + Yasmina Khadra

Zembra.

« L’ÉCRITURE EST NITIATIQUE » UN VOYAGE INITIATIQUE

Beata Umubyeyi Mairesse « J’AI TROUVÉ MA PLACE DANS LA LITTÉRATURE »

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N O U S FA I S O N S B I E N

plus Q U E D U T R A N S P O R T E T D E L A L O G I S T I Q U E


édito PAR ZYAD LIMAM

LA TUNISIE, SUITE ET SUITE… Voilà, les jeux sont (provisoirement) faits. Kaïs Saïed a fait adopter sa nouvelle constitution. La participation aura été faible, le débat largement tronqué. Mais il aura eu gain de cause. La Tunisie entre dans un nouveau régime, marqué par un pouvoir présidentiel fort, des contre-pouvoirs limités. On peut reconnaître au président de l’obstination, et suffisamment de sens politique pour s’imposer. Il a fait tomber la deuxième République sans coup férir, il est soutenu visiblement par l’appareil d’État. Que la deuxième République ait été un échec, personne véritablement ne le remet en cause, sauf ceux qui ont profité de ce modèle hybride pour prospérer. Et gouverner. Et s’enrichir. Difficile aussi de passer de plus d’un demi-siècle d’autoritarisme (Bourguiba, 1957-1987, et Ben Ali, 1987-2011) à une démocratie opérationnelle en un clin d’œil historique. Et puis, la révolution était multiple dans sa nature. Elle mobilisait des élites avant tout soucieuses de modernisation politique. Mais aussi des couches plus populaires, moins « politiques », qui aspiraient surtout à la dignité, à l’égalité, à la promotion économique. Pourtant, le renouveau ne pourra pas venir en « relativisant » les acquis de la révolution. La Tunisie a besoin de centralité, d’autorité, d’une forme de discipline, mais pas aux dépens des idées démocratiques, du principe de justice équitable, de la liberté d’expression et du pluralisme. La Tunisie a besoin d’autorité, mais pas de l’autorité d’un seul homme, une sorte de raïs prodigieux et infaillible. Ce modèle-là a été expérimenté, et on connaît ses limites. Et la Tunisie a changé. Elle s’est complexifiée, politisée justement. On peut aussi essayer de « limiter » la Tunisie à sa nature musulmane et arabe. Évidemment oui, mais pas seulement. Ce qui fait la richesse de la Tunisie, sa différence, son apport au monde, y compris au monde arabo-musulman, c’est sa diversité. Ses identités multiples. La Tunisie est arabo-musulmane, elle est méditerranéenne, africaine, elle est berbère, elle a une histoire juive et même chrétienne, elle fut Carthage, un empire, elle fut Rome aussi… Si l’on rejette cette fusion, on étrique la nation, on l’affaiblit. AFRIQUE MAGAZINE

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En l’assumant, on s’ouvre des portes sur le grand large. On se positionne comme une nation multiple, ouverte au dialogue, nécessaire et séduisante. On peut souligner la souveraineté. Le nationalisme. C’est important. Chaque pays a droit au respect. Mais chaque pays doit mesurer sa marge de manœuvre. La Tunisie est fragile, épuisée par une décennie de désordre. Elle est endettée, elle est divisée. Le réalisme compte. Rompre avec les uns ou les autres, avec les États-Unis ou avec l’Europe (principaux marchés, principales sources de financement), relève de l’illusion dangereuse. La Tunisie est bordée de puissants voisins, l’Algérie, la Libye (avec le chaos permanent) et, au-delà de la Libye, par l’Égypte et les pays du Golfe. De puissants voisins qui cherchent à la rendre « compatible » avec leurs propres intérêts. La souveraineté, dans ce contexte, c’est l’agilité, la souplesse, en étant capable de dialoguer avec tous, de conforter cette place de nation ouverte, de nation carrefour. Et puis, il y a un enjeu central, celui qui relie la révolution, les élites et le peuple. La Tunisie s’appauvrit. Son modèle social (santé, éducation, formation) se dégrade. Le pays s’endette, sans créer de valeur ajoutée. Le système est ancien, verrouillé par les monopoles de fait, le poids du secteur public, de l’État, des syndicats. La réforme économique est urgente pour sortir de cette spirale descendante. Et pour créer des emplois et de la richesse pour le peuple. La constitution, dans ce domaine, n’offre pas de solutions magiques. La lutte contre les corrupteurs ne définit pas un modèle nouveau, efficace, innovateur. Cette remise en cause, cette remise à niveau est la plus complexe, la plus exigeante. Parce que, disons-le, la Tunisie, idéalement placée, pourrait être riche. L’histoire n’est pas écrite d’avance. La révolution continue son chemin. Dans ce chapitre, Kaïs Saïed cherche à parler au nom de ce peuple. Il est lui-même « peuple ». Il se sent légitime pour gouverner quasi seul. En étant ainsi au centre du jeu, le président assume une immense responsabilité. ■

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N ° 4 31 - 4 3 2 - A O Û T - S E P T E M B R E 2 0 2 2

ÉDITO La Tunisie, suite et suite… par Zyad Limam

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ON EN PARLE

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C’EST DE L’ART, DE LA CULTURE, DE LA MODE ET DU DESIGN

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De l’Afrique au Finistère, une ferveur sacrée 22

76

CE QUE J’AI APPRIS Nadia Hathroubi-Safsaf

« Justice Thomas », l’homme qui veut figer l’Amérique

DÉCOUVERTE

par Zyad Limam et Francine Yao

Comprendre un pays, une ville, une région, une organisation

DJ Snake, ce Franco-Algérien qui fait danser le monde

Côte d’Ivoire Le futur est en travaux! Infrastructures, urbanisme, routes, eau, énergie et aussi les stades de la CAN… Le pays investit pierre par pierre, mètre par mètre.

par Luisa Nannipieri

82

C’EST COMMENT ? Chapeau mossi et baguette de mil

Malek Lakhal : « Il est essentiel de politiser l’intime »

Demain, la tour F dans la perspective du pont de Cocody.

par Catherine Faye

par Emmanuelle Pontié

94

par Thibaut Cabrera

DÉCOUVERTE CÔTE D’IVOIRE Le futur est en travaux !

47

par Cédric Gouverneur

par Astrid Krivian

25

TEMPS FORTS Forêts : l’Afrique, dernier poumon de la planète ?

86

PORTFOLIO La force de l’objectif par Catherine Faye

Yasmina Khadra : « L’écriture, ce voyage initiatique »

Le chantier de la route côtière.

par Astrid Krivian

122 VINGT QUESTIONS À… Rébecca M’Boungou

90

par Astrid Krivian

'5 1$%,/ =25.27

3

Beata Umubyeyi Mairesse : « J’ai trouvé ma place dans la littérature »

Le parc des expositions et le Convention Center.

Ci-dessus, le stade d’Ébimpé. Ci-contre, l’université de San Pedro.

DOSSIER RÉALISÉ PAR ZYAD LIMAM AVEC FRANCINE YAO

AM 431 De couverte couve.indd 47

02/08/2022 12:51

Un dossier de 28 pages

par Sophie Rosemont

100 La Tunisie au gré des îles par Frida Dahmani

P.6

NUMÉRO 431-432 EN VENTE DEUX MOIS

Édito TUNISIE, ET MAINTENANT? par Zyad Limam

CÔTE D’IVOIRE

Au pays des bâtisseurs Un maxi-Découverte de 28 pages spécial grands travaux

L’usine d’eau potable de la Mé.

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le Franco-Algérien qui fait danser le monde

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Promenades au bout des îles

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02/08/2022 20:05

Afrique Magazine est interdit de diffusion en Algérie depuis mai 2018. Une décision sans aucune justification. Cette grande nation africaine est la seule du continent (et de toute notre zone de lecture) à exercer une mesure de censure d’un autre temps. Le maintien de cette interdiction pénalise nos lecteurs algériens avant tout, au moment où le pays s’engage dans un grand mouvement de renouvellement. Nos amis algériens peuvent nous retrouver sur notre site Internet : www.afriquemagazine.com

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AFRIQUE MAGAZINE

I

431- 432 – AOÛT- SEPTEMBRE 2022

CHRISTIAN LUTZ

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PHOTOS DE COUVERTURE : NABIL ZORKOT - ALAMY PHOTO - SHUTTERSTOCK - TASOS KATOPODIS/GETTY IMAGES - N. FAUQUÉ/IMAGES DE TUNISIE.COM - DR


FONDÉ EN 1983 (38e ANNÉE) 31, RUE POUSSIN – 75016 PARIS – FRANCE Tél. : (33) 1 53 84 41 81 – Fax : (33) 1 53 84 41 93 redaction@afriquemagazine.com Zyad Limam DIRECTEUR DE LA PUBLICATION DIRECTEUR DE LA RÉDACTION zlimam@afriquemagazine.com Assisté de Laurence Limousin

llimousin@afriquemagazine.com RÉDACTION Emmanuelle Pontié DIRECTRICE ADJOINTE DE LA RÉDACTION epontie@afriquemagazine.com Isabella Meomartini DIRECTRICE ARTISTIQUE imeomartini@afriquemagazine.com Jessica Binois PREMIÈRE SECRÉTAIRE DE RÉDACTION sr@afriquemagazine.com

P.76

P.86

ALAMY PHOTO - MYRIAM AMRI - JEAN-PIHLIPPE BALTEL/SIPA - PAOLO WOODS

P.82 P.94

VIVRE MIEUX 118 Forme : de nouvelles gyms pour la rentrée 119 N’abusez pas du sel 120 Vitiligo, une maladie mal connue 121 L’arthrose du pouce : douloureux, mais cela se soigne ! par Annick Beaucousin et Julie Gilles

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Thibaut Cabrera, Jean-Marie Chazeau, Frida Dahmani, Catherine Faye, Virginie Gazon, Cédric Gouverneur, Dominique Jouenne, Astrid Krivian, Luisa Nannipieri, Sophie Rosemont.

avec Annick Beaucousin, Julie Gilles.

par Cédric Gouverneur

AFRIQUE MAGAZINE

ONT COLLABORÉ À CE NUMÉRO

VIVRE MIEUX Danielle Ben Yahmed RÉDACTRICE EN CHEF

BUSINESS 108 Alimentation : le grand désordre mondial 112 Nicolas Bricas : « L’interdépendance est devenue une dépendance » 114 Le streaming s’impose en Afrique 115 La Gambie s’engage contre la déforestation 116 Monaco s’intéresse de plus en plus à son sud 117 OCP ouvre des perspectives au Niger

Amanda Rougier PHOTO arougier@afriquemagazine.com

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VENTES EXPORT Laurent Boin TÉL. : (33) 6 87 31 88 65 FRANCE Destination Media 66, rue des Cévennes - 75015 Paris TÉL. : (33) 1 56 82 12 00

ABONNEMENTS TBS GROUP/Afrique Magazine 235 avenue Le Jour Se Lève 92100 Boulogne-Billancourt Tél. : (33) 1 40 94 22 22 Fax : (33) 1 40 94 22 32 afriquemagazine@cometcom.fr

COMMUNICATION ET PUBLICITÉ regie@afriquemagazine.com AM International 31, rue Poussin - 75016 Paris Tél. : (33) 1 53 84 41 81 Fax : (33) 1 53 84 41 93

AFRIQUE MAGAZINE EST UN MENSUEL ÉDITÉ PAR 31, rue Poussin - 75016 Paris. SAS au capital de 768 200 euros. PRÉSIDENT : Zyad Limam. Compogravure : Open Graphic Média, Bagnolet. Imprimeur : Léonce Deprez, ZI, Secteur du Moulin, 62620 Ruitz. Commission paritaire : 0224 D 85602. Dépôt légal : août 2022. La rédaction n’est pas responsable des textes et des photos reçus. Les indications de marque et les adresses figurant dans les pages rédactionnelles sont données à titre d’information, sans aucun but publicitaire. La reproduction, même partielle, des articles et illustrations pris dans Afrique Magazine est strictement interdite, sauf accord de la rédaction. © Afrique Magazine 2022.

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ON EN PARLE C’est maintenant, et c’est de l’art, de la culture, de la mode, du design et du voyage

« AFRIQUE : LES RELIGIONS DE L’EXTASE »,

Abbaye de Daoulas, (France), jusqu’au 4 décembre. cdp29.fr

Holy 1, série « Vues de l’esprit », Fabrice Monteiro, 2014.

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AFRIQUE MAGAZINE

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Série « Kimbanguiste », Christian Lutz, 2018.

S P I R I T UA L I T É

DE L’AFRIQUE AU FINISTÈRE, UNE FERVEUR SACRÉE L’abbaye de Daoulas, en Bretagne, plonge les visiteurs dans une ATMOSPHÈRE MYSTIQUE très particulière. ORGANISÉE PAR LE MUSÉE d’ethnographie de Genève, cette exposition invite à découvrir les cultures religieuses du continent et la ferveur des croyants dans leur recherche d’une communion avec le divin. De nombreux objets de culte et d’œuvres d’art (plus de 300 pièces) révèlent la richesse et la pluralité des pratiques en Afrique et dans la diaspora. Les rituels et la notion du sacré sont mis en avant à travers les témoignages des adeptes eux-mêmes : des guérisseurs, des devins, des danseurs de masques, des chrétiens ainsi que des pratiquants du vaudou. Cinq installations vidéo

AFRIQUE MAGAZINE

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et de fascinantes images de neuf photographes poussent à réfléchir aux pratiques contemporaines et à l’expression de l’émotion religieuse, comme la série « Train Church », de Santu Mofokeng, datant de 1986, qui immortalise des trains de banlieue sud-africains transformés en églises sur la ligne Soweto-Johannesbourg. Pour prolonger l’expérience, direction les jardins remarquables de l’abbaye et les ruelles de la commune, investis par trois artistes afro-descendants : Maïmouna Guerresi, Ayana V. Jackson et Omar Victor Diop. ■ Luisa Nannipieri

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ON EN PARLE

SOUNDS À écouter maintenant !

❶ Ferkat Al Ard

MONTPELLIER CÉLÈBRE LES ARTS DU MONDE ARABE Depuis 2006, Arabesques s’est imposé comme un RENDEZ-VOUS MULTIDISCIPLINAIRE incontournable. MUSIQUE, DANSE, THÉÂTRE, cinéma, humour, arts visuels… La programmation multidisciplinaire et éclectique du festival Arabesques met en lumière tant la jeune garde des scènes contemporaines que les artistes consacrés, les esthétiques alternatives comme les traditionnelles. Défricheur de talents et soutien aux artistes émergents, cet événement, qui jette un pont entre Orient et Occident, investit différents lieux de Montpellier. Au sein de la pinède du domaine d’O, une médina plante son décor à l’ombre des arbres et devient un cœur palpitant où se croisent ateliers de découverte culinaire ou de calligraphie, tables rondes, rencontres littéraires… Parmi les nombreux musiciens qui enchanteront cette 17e édition, on trouvera Dhafer Youssef accompagné de Ballaké Sissoko et Eivind Aarset pour leur projet Digital Africa, le duo folk Ÿuma, la transe hypnotique de Bedouin Burger, le groupe féminin originaire de la Saoura algérienne Lemma, l’illustre oudiste Marcel Khalifé et son fils Bachar, Anouar Brahem ou encore Kabareh Cheikhats – des artistes masculins explorant le répertoire séculaire des cheikhates (chanteuses et danseuses marocaines). Côté humour, le jeune AZ régalera le public avec son regard décalé et ses punchlines hilarantes. ■ Astrid Krivian FESTIVAL ARABESQUES, Montpellier (France),

Merci au label Habibi Funk qui, après avoir réédité le superbe album du Libanais Issam Hajali, déterre les compositions de son groupe, Ferkat Al Ard, qu’il formait avec Toufic Farroukh et Elia Saba. Se nourrissant de la poésie palestinienne, notamment celle de Mahmoud Darwich, Oghneya bénéficie des arrangements du fils de Fairouz, Ziad Rahbani. Il explore le folk psyché, les musiques traditionnelles orientales et brésiliennes, l’exotica… Sublime.

❷ Moonchild Sanelly

Phases, Transgressive Records/Pias « Undumpable », chante Sanelisiwe Twisha (de son vrai nom) dès l’ouverture de son deuxième album. On n’en doute pas une seconde, au vu de l’énergie de la figure de proue du gqom sud-africain. Ayant collaboré avec des pointures de la pop music, telles que Beyoncé ou Gorillaz, elle prend ici la parole au nom de toutes les femmes que l’on oublie : les travailleuses du sexe, les strip-teaseuses ou encore les twerkeuses, mais aussi les mères, les filles et les sœurs… Le tout avec un groove effarant !

❸ Ysee Tony Allen Makes Me High, Ysee Le nom de cet EP n’est pas volé : le regretté batteur nigérian était en effet l’un des complices de cette chanteuse et actrice française d’origine béninoise, qui tourne actuellement aux côtés de Noel Gallagher. C’est sur scène qu’Ysee s’est liée d’amitié avec le roi de l’afrobeat, qui s’écoute ici via plusieurs titres d’une belle élégance sonique. Une superbe voix à découvrir de toute urgence ! ■ Sophie Rosemont

du 6 au 18 septembre. festivalarabesques.fr 8

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DR (4)

F E S T I VA L

Oghneya, Habibi Funk


LÉGENDE

CALYPSO ROSE FOREVER !

FIFOU - DR

Dans son nouvel album, la chanteuse de Trinité-et-Tobago clame la JOIE D’ÊTRE SOI, libre et ouverte sur le monde. POUR LES RARES qui ne la connaîtraient pas encore, des sonorités électroniques. En premier lieu, le producteur rappelons que Calypso Rose, née McArtha Lewis sur l’île bélizien Ivan Duran, qui la suit depuis plus de quinze ans et fait caribéenne de Tobago, au sein d’une famille de 13 enfants, intervenir son groupe The Garifuna Collective. Également de a vécu un premier déchirement à l’âge de 9 ans. Sans le sou, la partie, Manu Chao, qui a réalisé en 2016 son Far From Home, ses parents doivent la confier à un couple de l’île devenu disque de platine, des musiciens trinidadiens de Trinité. Celle qui devient, dès l’adolescence, (Machel Montano, Kobo Town), jamaïcains Calypso Rose, s’y épanouit néanmoins. Forte (Mr Vegas), mais aussi Oli, du duo français Bigflo d’un mental en acier et d’une voix mémorable, & Oli – car Calypso Rose est toujours attentive elle fait ses armes dans les calypso tents, où l’on aux propositions de la nouvelle génération… Sans doit, face à une sacrée concurrence, imposer oublier des pointures du même calibre qu’elle. son bagout. En 1978, elle est la première femme Ainsi, le guitariste Santana transcende de ses riffs à remporter la couronne de « Calypso Queen » l’ouverture de l’album, « Watina »., une reprise d’Andy – alors que personne n’y croyait dans le circuit Palacio en 2007, qui rappelle la mise en esclavage et CALYPSO ROSE, très machiste du carnaval. Féministe ? Et pas Forever, Because Music. la déportation du peuple des Garifunas. Un discours qu’un peu ! 800 chansons plus tard, désormais qui s’inscrit dans les convictions défendues par basée à New York, celle qui a fêté ses 82 ans ne compte l’artiste depuis ses débuts, dont l’égalité de toutes et tous, quels pas lâcher le micro. Pour ce nouveau disque, engagé et à que soient la couleur de peau, le sexe et les origines sociales. En l’énergie contagieuse, elle reste fidèle à ses compagnons de 2019, elle est d’ailleurs rentrée à l’Icons of Tobago Museum, qui musique. L’objectif étant de rester authentique sans se priver n’a pas oublié, comme elle, d’où McArtha-Calypso venait. ■ S.R.

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ON EN PARLE

LA VIE (AU BLED) EST UN ROMAN Un écrivain franco-algérien tout juste nobélisé est accueilli en héros dans le village natal qu’il avait fui… Une COMÉDIE POLITIQUE douce-amère. SAMIR AMIN, écrivain français né en Algérie, reçoit le prix Nobel de littérature. Le summum de la reconnaissance, mais qui ne guérit pas son état dépressif : il refuse toutes les sollicitations… sauf celle du village où il a grandi, qui veut lui décerner le titre de « citoyen d’honneur ». Il finit par sauter dans un avion d’Air Algérie pour rejoindre les contreforts de l’Atlas et ce pays dont il a fui la guerre civile trente ans plus tôt. Le romancier va alors se confronter aux personnages réels qui lui ont inspiré la plupart de ses livres… Kad Merad est parfait dans la peau de cet auteur neurasthénique de retour au bled. À ses côtés, Fatsah Bouyahmed, l’un des clowns les plus attachants de la comédie francophone, donne son tempo doucement comique au film en l’accompagnant à tous ses rendez-vous. Un très beau village marocain fait illusion, le tournage n’ayant pu avoir lieu en Algérie, mais le réalisateur Mohamed Hamidi (La Vache, Né quelque part) – qui est aussi directeur

artistique du Marrakech du rire – a su trouver l’endroit idéal. Ses producteurs lui avaient proposé d’adapter un film argentin où un écrivain nobélisé quittait Barcelone pour retrouver son village dans la pampa. Il en a fait un film sur l’Algérie d’aujourd’hui, avec le personnage de la jeune étudiante impliquée dans les manifestations du Hirak (Oulaya Amamra, la révélation de Divines). Le rythme n’est pas toujours au rendez-vous, malgré la belle musique d’Ibrahim Maalouf et quelques surprises (dont une apparition de Jamel Debbouze). Et l’on peut s’étonner de voir la langue française triompher dans un pays où elle reste une question politique sensible. Mais cette nouvelle déclinaison d’un retour au pays natal se laisse voir avec plaisir, et parvient même à nous toucher. ■ Jean-Marie Chazeau CITOYEN D’HONNEUR (France), de Mohamed Hamidi. Avec Kad Merad, Fatsah Bouyahmed, Oulaya Amamra. En salles.

STREAMING

LES CINÉMAS ORIENTAUX À LA MAISON Yema est la première plate-forme française VOD de films d’Afrique du Nord et du Moyen-Orient. BURNING CASABLANCA ou Une histoire d’amour et de désir à l’affiche chez soi, quand on n’a pas pu les voir en salles : c’est ce que propose la plate-forme Yema, lancée en juin, qui sélectionne les meilleures productions actuelles ou de patrimoine, et dont le catalogue s’enrichit d’une dizaine de titres par mois. Les films sont accessibles à un prix raisonnable (entre 2,99 et 4,99 euros selon la qualité HD ou la date de sortie), mais une formule d’abonnement est à l’étude. Pour les visionner, il faut habiter en France, les droits d’auteur devant encore être négociés pour un accès depuis le Maghreb. Fictions, documentaires, courts-métrages (qui eux sont gratuits) couvrent le monde oriental au sens (très) large, de l’Algérie à la Turquie, en passant par Israël, la Palestine et l’Iran. Chaque mois, un invité présente une sélection autour d’une thématique : pour septembre, c’est Leïla Slimani qui a choisi cinq œuvres sur la place des femmes dans les sociétés orientales. Avec en bonus, une interview affûtée de l’écrivaine franco-marocaine, qui explique comment le regard féminin est d’abord universel. ■ J.-M.C. yema-vod.com 10

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LAID LIAZID/AXEL FILMS PRODUCTION/APOLLO FILMS/JANINE - DR (2)

FILM

Kad Merad et Fatsah Bouyahmed.


INSTITUTION

ALBUM DE VOYAGE Plus de quarante ans de créations de Lecoanet Hemant, alliant l’ART DE LA HAUTE COUTURE française à l’esprit de l’Orient.

DHRUV KAKOTI

ROBES DES MILLE ET UNE NUITS, drapés somptueux, manteaux opulents ou tailleurs structurés… L’univers exubérant du duo de couturiers globe-trotters illumine les galeries du musée de référence de la dentelle tissée, à Calais. Il faut dire que Didier Lecoanet et Hemant Sagar, créateurs de leur griffe éponyme en 1981, l’une des plus inventives de l’époque, sont des prestidigitateurs de la mode. Leurs modèles chatoyants et raffinés explorent le métissage subtil des textiles et des cultures. Présente dès leurs débuts, la déclinaison autour du sari indien marque l’ensemble de l’œuvre de la maison. Tout comme le thème de la nature, à travers des vêtements réalisés à partir de matières végétales, minérales ou animales : raphia, bois, coquillages, papier de riz… Cette pâte inventive a valu aux deux créateurs d’être considérés comme les orientalistes de la haute couture. Et la rétrospective calaisienne, de plus de 80 pièces, retrace la magie de l’alliance des matières et des styles de l’Occident et de l’Orient. ■ Catherine Faye « LECOANET HEMANT : LES ORIENTALISTES DE LA HAUTE COUTURE »,

Cité de la dentelle et de la mode, Calais (France), jusqu’au 31 décembre. cite-dentelle.fr

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ON EN PARLE

Chadwick Boseman (en costume noir) incarnait T’Challa, la Panthère noire, dans le premier opus. Après son décès en 2020, le scénario du second volet a dû être réécrit, et le rôle de Churi, sa sœur, s’annonce désormais central.

TEASER

L’AFRIQUE AU SOMMET D’HOLLYWOOD !

SI L’ON EN CROIT une coiffeuse du staff de Black Panther: Wakanda Forever, le tournage de la suite du premier blockbuster afro-américain (1,3 milliard de dollars de recettes dans le monde en 2018) aura duré presque 30 jours de plus que prévu : 117 au lieu de 88. Après avoir tardé à démarrer pour cause de réécriture du scénario à la suite du décès en 2020 de Chadwick Boseman (qui incarnait T’Challa, la Panthère noire), la production a ensuite dû faire face à des interruptions pour cause de Covid-19 (jusqu’à Lupita Nyong’o, positive en janvier dernier). Une cascade qui a mal tourné (et une fracture de l’épaule) a également immobilisé plusieurs semaines Letitia Wright. Or, son rôle de Churi, la sœur de T’Challa, s’annonce central dans ce nouvel épisode. Ira-t-elle jusqu’à prendre la succession de son frère ? En tout cas, Disney s’est refusé à remplacer son héros par un autre acteur, voire à recourir à des images de synthèse. Et mise tout sur le Wakanda et ses combattantes dans ce nouvel opus. Ce puissant pays africain imaginaire, caché entre l’Éthiopie et le Kenya, allie toujours haute technologie et sens aigu de l’esthétique. Deux nouveaux personnages de la galaxie Marvel devraient faire leur apparition : le méchant Namor, prince des mers, oreilles pointues et slip vert, joué par l’acteur mexicain Tenoch Huerta, et l’étudiante Riri Williams et son armure Ironheart, qui aura les traits de l’Américaine Dominique Thorne. Pour le reste, toujours devant la caméra de Ryan Coogler, on retrouvera la même distribution, très black power, les femmes en tête, dont Danai Gurira, qui incarne Okoye, la générale du Wakanda, appelée à être au cœur d’une série dérivée pour Disney+. Sortie prévue pour novembre. 12

D’autres guerrières noires vont débarquer dès septembre devant la caméra d’un autre cinéaste afro-américain, en l’occurrence une réalisatrice : Gina Prince-Bythewood. The Woman King plonge au cœur du royaume, réel celui-là, du Dahomey au XIXe siècle. Inspiré des amazones du futur Bénin, le film (tourné en Afrique du Sud) met en scène les faits d’armes de la générale Nanisca, incarnée par Viola Davis, qui entraîne une nouvelle génération de recrues au sein de l’Agoledjié, le corps des femmes de guerre du roi. Elle va les préparer à la bataille contre un ennemi déterminé à détruire leur mode de vie. « Il y a des valeurs qui méritent d’être défendues », souligne le synopsis de Sony Pictures. Entre les guerrières historiques du royaume du Dahomey et les superhéroïnes du Wakanda, le système hollywoodien a décidé cette année de mettre en avant celles qu’il ne montre que trop rarement… ■ J.-M.C. Dans The Woman King, Viola Davis forme les Amazones de Dahomey.

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KWAKU ALSTON/2017 MVLFFLLC.TM/2017 MARVEL - ILZE KITSHOFF/2022 CTMG.INC

Les combattantes du futuriste Wakanda dans la suite de Black Panther, mais aussi des guerrières du Dahomey au xixe siècle : les FEMMES SONT AU CŒUR de deux grosses productions américaines très attendues à la rentrée.


8E ART

EN ARLES, ROYAUME DE L’IMAGE C’est un retour en grand format, de véritables retrouvailles, pour la 53e édition des RENCONTRES DE LA PHOTOGRAPHIE. C’EST UN PEU comme si nous avions enfin tourné, d’une manière ou d’une autre, la page de l’épreuve, celle de la pandémie de Covid-19. Arles accueille à nouveau, à bras ouverts, le monde de la photo. On peut, enfin, se concentrer sur les œuvres, les images, en flânant d’une ruelle à une autre, sous les voûtes d’une église, dans une friche, dans une maison faite d’histoire. Cette année, les rencontres accordent une place importante au féminin, à la féminité et au féminisme. Avec des expositions qui naviguent entre le radical, le subversif, le mouvement. Les rencontres ouvrent également un large espace aux artistes émergents, dont le Marocain Seif Kousmate. Et à l’histoire. Avec, en particulier, une exposition émouvante sur la vie et l’œuvre de l’Américaine Lee Miller, mannequin devenue photographe au cœur de la Seconde Guerre mondiale. ■ Zyad Limam

LEE MILLER ARCHIVES, ENGLAND 2013 - DR

Lee Miller, Chapeaux Pidoux (avec marque de recadrage originale de Vogue Studio), Londres, Angleterre, 1939.

LES RENCONTRES DE LA PHOTOGRAPHIE,

Arles (France), jusqu’au 25 septembre. rencontres-arles.com

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ON EN PARLE

MUSIQUE

AFRODELIC LA GLOIRE DU PÈRE Avec son majestueux premier album, c’est un VIBRANT HOMMAGE que nous livre le musicien et producteur lituano-malien Victor Diawara.

DONATAS PETKEVICIUS

DUSUNKUN HAKILI signifie « la mémoire du cœur »… Et c’est bien de cela qu’il s’agit tout au long de ce disque imaginé, conçu et enregistré entre Bamako et Vilnius par Victor Diawara pour honorer le corpus de son père, le poète malien Gaoussou Diawara, disparu en 2018. Plusieurs invités au programme, parmi lesquels la chanteuse Hawa Kassé Mady Diabaté… Le folk traditionnel est organique, entrelacé des cordes maîtrisées par Diawara fils, qui n’hésite guère à faire appel à l’électrique, à des sonorités rap ou des technologies plus récentes pour apporter de l’air frais à ces mélopées entêtantes, comme sur « Je n’aime pas les fêtes » ou « Le temps est venu », à la superbe ouverture gospel. Ici se mêlent poésie, engagement et désir sincère de rassembler grâce à la musique. ■ S.R.

AFRODELIC, Dusunkun Hakili, Ankata. 14

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QUÊTE

LIVE

La chanteuse malienne Oumou Sangaré.

CARTE AU TRÉSOR Récit d’une trajectoire : des motivations de l’exil à la construction de soi. QUI EST-ON et d’où vient-on ? C’est ce double questionnement, à la fois banal et fondamental, qu’explore la primo-romancière, partie sur la terre natale de ses ascendants. Un voyage tout en subtilité, qui emmène le lecteur dans les labyrinthes de l’émigration, des choix et des contraintes, de la transmission et de l’identité. Car que signifie l’exil volontaire ou involontaire, à l’aune d’une vie, d’une lignée, ou plus simplement au regard de l’histoire de l’humanité ? « Je ne comprends pas comment tu as pu commencer ta vie à Ajar, décider un jour de tout quitter, traverser la Mauritanie puis la Méditerranée, arriver en France et enfin rejoindre Paris alors que, moi, je ne vais même pas dans le 77 », s’enquiert celle qui, au moment de la mort de sa grand-mère, choisit l’écriture pour explorer le canevas des origines et de l’ineffaçable héritage de son histoire. Une quête sensible et universelle, inspirée du parcours de son père. ■ C.F.

L’ART

DE LA JOIE

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L’AFRIQUE FESTIVAL fait son grand retour à Strasbourg avec une programmation en grande partie féminine.

FANTA DRAMÉ, Ajar-Paris, Plon, 208 pages, 19 €.

ROMAN

IL ÉTAIT TEMPS. Après deux saisons troublées par la crise sanitaire, la 4e édition de l’événement s’annonce volcanique. Créé en 2003 à Newcastle, au Royaume-Uni, par Manouté Seri, un promoteur culturel d’origine ivoirienne désormais installé en Alsace, le festival a vu passer outre-Manche des stars telles que Manu Dibango, Alpha Blondy et Tony Allen. Importé d’Angleterre, le concept strasbourgeois est le même. Ainsi, au bord du Rhin se côtoieront cette année de grands noms de la scène internationale féminine. Sur la Grande Scène, dédiée à la programmation musicale africaine, se succéderont la diva malienne Oumou Sangaré, artiste engagée et femme de défis, la chanteuse, danseuse et percussionniste ivoirienne Dobet Gnahoré, mais aussi la Gambienne Sona Jobarteh, première femme joueuse professionnelle de kora, ainsi que la chanteuse, musicienne et auteure-compositrice camerounaise Charlotte Dipanda. Leurs voix et leurs musiques se mêleront pendant trois jours à celles d’artistes locaux comme Boni Gnahoré, Redlights Dream, Lisa, The One Armed Man, et bien d’autres. Une renaissance attendue pour ce festival, dont la vocation est de mettre en valeur les cultures africaines et de redynamiser les vertus de la convivialité et de la tolérance. ■ C.F. L’AFRIQUE FESTIVAL, Ostwald (France),

FUITE DU TEMPS

du 16 au 18 septembre. lafriquefestival.com

Seuil, 272 pages, 19 €.

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Trois personnages, trois histoires, un village. Une grande fresque de l’Algérie, sur près d’un siècle. CE N’EST PAS UN HASARD, si le titre de son nouveau roman fait référence au poème Chanson d’automne, de Paul Verlaine : « Et je m’en vais / Au vent mauvais / Qui m’emporte / Deçà, delà / Pareil à la feuille morte. » Conçu à la villa Médicis, à Rome, où Kaouther Adimi a été pensionnaire (promotion 2021-2022), ce texte nous emporte dans les tourments et les tournants de l’histoire, de la colonisation à la lutte pour l’indépendance, jusqu’à l’été 1992, au moment où l’Algérie bascule dans la guerre civile. Au cœur de ces remous, trois personnages : Tarek, Leïla et Saïd. Au fil du temps qui passe et des aléas – de la guerre, des espoirs, des déceptions –, chacun déroule son propre chemin, se transforme. Et tandis que l’histoire s’écrit, entre eux, les liens se font, se défont. Encore une fois, la sémillante auteure de Nos richesses, prix Renaudot des lycéens 2017, nous entraîne dans les récits oubliés et les destins croisés, les blessures et les embellies, la réalité et l’imaginaire. Captivant. ■ C.F. KAOUTHER ADIMI, Au vent mauvais,

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ON EN PARLE

JA Z Z

KOKOROKO, FIÈVRE COLLECTIVE

C’EST AUTOUR de la trompettiste Sheila Maurice-Grey que s’active ce groupe aux larges latitudes, devenu l’un des nouveaux grands espoirs de la scène londonienne grâce au single « Abusey Junction », paru en 2018. Ce premier album résume tout ce que l’on attendait de Kokoroko : un mélange à fois subtil et foisonnant de jazz, de highlife et de soul tendance seventies. Rajoutons-y une touche d’afrobeat, et le tour est joué : Could 16

We Be More n’a pas besoin de grands discours pour raconter une multitude d’histoires, des Caraïbes à l’Angleterre, sans oublier le terreau artistique et fondateur de l’Afrique de l’Ouest. Aux percussions, Onome Edgeworth garde la cadence et varie les rythmes, tout comme le batteur Ayo Salawu ou la saxophoniste Cassie Kinoshi. Quant à la pochette, elle mérite d’être encadrée, pendant que le vinyle tourne en boucle sur nos platines… ■ S.R. AFRIQUE MAGAZINE

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KOKOROKO, Could We Be More, Brownswood Recordings/Bigwax.

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VICKY GROUT - DR

Ils sont huit et DYNAMISENT LA SCÈNE LONDONIENNE depuis quelques saisons.


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CONVERGENCE DES LUTTES Dans une narration originale, JENNIFER RICHARD revient avec une odyssée historique, doublée d’un roman politique. LE LIVRE S’OUVRE avec un carton d’invitation. Ota Benga convie ses invités à la réunion de l’Amicale des insurgés, une sorte de conférence-débat, dans une dimension parallèle. Mais qui est cet hôte mystérieux ? Et que font tous ses convives réunis autour d’une convocation pour le moins surprenante : « Mort suspecte ? Mort précoce ou violente ? Vous pensez avoir été assassiné ? Le cas échéant, vous estimez l’avoir été pour vos idées ? Sortez de l’ombre ! » Ota Benga n’est pas un personnage fictif. La romancière franco-américaine, d’origine guadeloupéenne, et documentaliste pour la télévision, en a entendu parler dans un guide de New York. Un encart sur le zoo du Bronx y indiquait qu’il y avait été enfermé dans la cage des singes, en 1906… À la fin du XIXe siècle, ce Pygmée voit sa famille et sa tribu décimées lors d’atrocités perpétrées par le système colonial établi par le roi des Belges, Léopold II, dans l’État indépendant du Congo. Récupéré par un pasteur, qui l’amène aux États-Unis pour devenir une attraction majeure de l’exposition universelle de Saint-Louis, il se donnera la mort en 1916. Cette destinée poignante est au cœur de ce nouveau texte sans concessions, aux allures de farce macabre, politique et polémique. Après le très remarqué Il est à toi ce beau pays (2018) sur la colonisation en Afrique, puis Le Diable parle toutes les langues (2021) et les mémoires fictives de Basil Zaharoff, un marchand d’armes qui fit fortune lors de la Première Guerre mondiale, ce troisième volet poursuit le contre-récit de l’histoire officielle. Construit en deux temps, on y découvre Ota Benga qui raconte son histoire, et ce monde parallèle, bizarrement fréquenté, auquel il nous convie et où l’on retrouve Jean Jaurès, Che Guevara, Thomas Sankara, Martin Luther King, Rosa Luxemburg, ou encore Patrice Lumumba… Tous assassinés pour leurs idées et tous liés à son destin. Des révolutionnaires, des idéalistes, engagés pour leur cause, en sachant très bien qu’ils mourraient, que leur « royaume n’est pas de ce monde » et que leur récompense… ils l’auraient plus tard. Puissant. ■ C.F.

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JENNIFER RICHARD, Notre royaume n’est pas de ce monde,

Albin Michel, 736 pages, 24,90 €. 17


PASSION ZELLIGE L’Atelier Maloukti revisite les CÉRAMIQUES MAROCAINES pour créer des objets entre tradition et contemporain. L’ART DU ZELLIGE, ces morceaux de terre cuite émaillés, découpés un à un et assemblés pour créer des motifs géométriques, a donné vie à des œuvres d’art millénaires. Avec l’Atelier Maloukti, l’architecte d’intérieur Nicolas Pascolini rend hommage à cette tradition marocaine revisitant des objets de tous les jours. Il fait arriver dans son atelier de Marrakech les carreaux bruts de Fès, ville renommée pour la qualité de sa terre argileuse, avant de procéder à la découpe en bâtonnets, losanges ou étoiles pour créer des tesselles qui recouvriront des tables, des plateaux en bois ou fabriqués à partir d’anciens tamis à couscous, ou encore des miroirs. Chaque pièce apporte une touche créative dans un appartement contemporain mais a aussi sa place dans une maison traditionnelle marocaine, comme les magnifiques riads et villas que l’Atelier a redessinés depuis son ouverture, en 2020. Pour souligner l’esprit moderne de ses créations, Nicolas Pascolini a travaillé avec les couleurs, introduisant des nouvelles teintes et des nuances pastel, comme le rose et le vert, mais aussi avec les lignes. Les structures des tables, en métal, ont été conçues pour obtenir des profils plus fins, qui valorisent les motifs en céramique. ■ L.N. ateliermaloukti.com 18

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DESIGN

ON EN PARLE

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Les motifs des vêtements sont cousus et sérigraphiés à la main, faisant de chaque pièce une œuvre d’art à part entière.

MODE

KATUSH, ÉTHIQUE ET MODERNE

ELIE ULYSSE - AWCA CREATIVES - MARTHE SOBCZAK - EMMANUEL JAMBO

Le style unisexe de ce label kényan restitue des IDENTITÉS CULTURELLES UNIQUES dans des tenues pour le quotidien.

La designeuse Katungulu Mwendwa.

LA DESIGNEUSE Katungulu Mwendwa a lancé sa propre griffe, Katush, en 2014 et en a fait l’une de ces jeunes marques qui conjuguent durabilité, culture africaine et qualité artisanale. Katush est un surnom assez commun chez les enfants dont le nom commence par « Kat », dans la communauté de Nairobi où la styliste a grandi. Des jeunes qui, comme elle, aiment un style décontracté et évocateur en même temps, pensé pour vivre au quotidien dans un monde globalisé, sans oublier leur identité ni leur héritage. Les huit collections qu’elle a créées jusqu’ici s’inspirent aussi bien des corsets perlés du Sud-Soudan que des robes recherchées portées par les Wodaabe, un sous-groupe du peuple peul, pour ensuite les décliner en tenues confortables. Avec « One Manjano », sa dernière collection en date, qui a été influencée par une carte postale représentant une femme au début des années 1900 à Zanzibar, la styliste célèbre les savoirfaire des artisans du continent. Son nom (« un jaune ») est une expression swahilie pour dire que chaque pièce est unique.

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En observant les robes traditionnelles swahilies et la versatilité du caftan, porté à travers les siècles par les hommes et les femmes, Katungulu Mwendwa a dessiné des silhouettes fonctionnelles, adaptées à la vie frénétique d’une ville en plein essor comme la capitale kenyane. Tel un clin d’œil graphique à la carte postale, les motifs organiques en noir, blanc ou ocre qui décorent les pièces rappellent les travaux de l’artiste italien Giuseppe Capogrossi, l’un des précurseurs de la peinture abstraite. Ils ont tous été cousus et sérigraphiés à la main, faisant de chaque vêtement une œuvre d’art à part entière. Dans le but de soutenir une mode locale, responsable et éthique, Katush travaille avec plusieurs partenaires qui lui permettent, par exemple, d’importer le coton filé à la main du Burkina Faso et de la Côte d’Ivoire ou le jersey de la Tanzanie. Le cuir est sourcé et traité au Kenya, et les boutons et les boucles sont réalisés à partir de corne de vache ou de cuivre recyclé. ■ L.N. katushnairobi.com

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ON EN PARLE

Chez Afro Jojo, le chef relève les plats avec des marinades spéciales et des sauces originales.

GROUND CONTROL MET À L’HONNEUR LA FOOD AFRO

Jusqu’à fin octobre, le continent investit les extérieurs de l’ICONIQUE LIEU DE VIE CULTUREL PARISIEN. CINQ RESTAURANTS AFRO en un seul lieu : la terrasse du Ground Control, près de la gare de Lyon. L’ancienne halle de la SNCF, transformée depuis 2017 en lieu de vie et de culture, donne carte blanche à une nouvelle génération de chefs afro-descendants avec le projet Ground Africa. Parmi les équipes installées dans les vieux bus aménagés en cuisines, on retrouve celle du BMK Paris-Bamako, qui n’a plus besoin d’être présentée, ou du New Soul Food, avec sa street-food afropéenne et ses grillades au charbon de bois. Mais aussi de nouveaux visages afro-parisiens : Boukan est le pari réussi de trois Guadeloupéens, qui ont créé leur première carte pour ce projet. Ils proposent une cuisine du terroir caribéen avec des plats de viande, des crustacés ou des poissons boucanés (marinés et fumés 20

à l’étouffée), accompagnés de fluffy rice au lait du coco ou de houmous de banane plantain. Chez Afro Jojo, le chef, adepte d’une cuisine déstructurée, relève plats et sandwichs avec des marinades spéciales et des sauces originales à base de poivre vert de Penja ou d’épices du Nigeria : le Jojolof Rice Bowl, avec poulet frit maison, ragoût de haricots rouges et sauce maison à base de piment antillais, étonnera vos papilles. Et si chaque resto a des options végé, L’Embuscade propose une cuisine totalement afro-végane : les fêtards parisiens connaissent déjà le club (à Pigalle) et sa cantine inaugurée en 2019, les autres apprécieront les portions généreuses et gourmandes d’une cuisine métissée, déclinée en bowls et buns pour l’occasion. ■ L.N. groundcontrolparis.com AFRIQUE MAGAZINE

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FRED H - ELISE AUGUSTYNEN

SPOTS

La terrasse de l’établissement accueille cinq restaurants durant l’événement.


ARCHI

L’ALLIANCE ENTRE INDUSTRIE ET CULTURE

SENESTUDIO

Senestudio a créé un écrin aux volumes fluides pour accueillir LA MAISON EIFFAGE, près du port autonome de Dakar. TERMINÉE À TEMPS pour accueillir les premières expositions à l’occasion de la biennale, la Maison Eiffage est un nouvel espace culturel implanté dans la zone industrielle du port de Dakar. Le projet a été conçu par l’agence Senestudio, basée au Sénégal depuis 2007, comme une série de volumes imbriqués et superposés qui créent des espaces polyfonctionnels ouverts et transparents. Les pièces, distribuées sur trois étages, sont éclairées par la lumière indirecte qui rentre par les grandes verrières, orientées de façon à garantir le confort thermique intérieur et à offrir une connexion visuelle constante avec l’extérieur. Les trois grands arbres déjà présents sur le terrain ont été conservés et intégrés dans l’architecture, ce qui

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contribue à créer un microclimat et participe d’un effet de dépaysement dans le contexte industriel du site. Tout le projet se caractérise par cette volonté d’associer à une esthétique soignée des dispositifs techniques qui assurent le confort des visiteurs et l’écoresponsabilité du bâtiment, équipé de panneaux solaires. Les plafonds en double hauteur permettent notamment d’accrocher de très grandes œuvres d’art de la collection du constructeur français, tout en favorisant la ventilation naturelle et contrôlée. Le béton brut de décoffrage, rouge et gris, donne une allure moderne et épurée à la structure, en améliorant en même temps l’isolation acoustique et thermique. ■ L.N. senestudio.net

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CE QUE J’AI APPRIS

Nadia Hathroubi-Safsaf LA JOURNALISTE D’ORIGINE TUNISIENNE, rédactrice en chef du mensuel Le Courrier de l’Atlas, signe une enquête bouleversante sur les enfants des rues à Paris et alerte sur l’urgence de les prendre en charge. propos recueillis par Astrid Krivian Mes parents m’ont donné une belle éducation, en m’inculquant la générosité. Ma mère était femme de ménage, mon père commis de cuisine, ils travaillaient dur mais ont toujours partagé. Ils envoyaient de l’argent en Tunisie pour aider un voisin, accueillaient des personnes sans toit… Ça m’a structurée.

Un jour, alors que j’étais enfant, ma mère faisait part de sa préoccupation concernant mon avenir professionnel à celle d’un camarade. Elle lui a répondu : « Ne vous inquiétez pas, on aura toujours besoin de femmes de ménage ! » Cette phrase violente, pleine de mépris social, m’a marquée au fer rouge. En mon for intérieur, je me suis dit que jamais je ne ferai ce métier.

Au lycée, une professeure nous a parlé du déterminisme social : environ 6 % des enfants d’ouvriers obtenaient le bac. Je devais absolument en faire partie. Comme j’étais l’aînée, ma mère m’avait attribué le rôle de locomotive : si je réussissais à l’école, mes frères et sœurs suivraient. J’avais cette pression sur les épaules, mais ça a marché (et aussi pour ma fratrie). De pigiste à rédactrice en chef, j’ai gravi les échelons, sans carnet d’adresses. C’est une fierté.

Je n’ai pas connu mes grands-pères. Je suis amputée d’une partie de mes racines. D’où mon besoin de trouver un ancrage à travers mes romans, c’est une façon de m’approprier mon histoire. Mon grand-père paternel est mort enseveli en effectuant des travaux de terrassement, commandés par l’administration coloniale. Qu’il ait été considéré comme indigène de sa naissance à sa mort est une douleur pour moi. Je vis dans le pays qui a colonisé le sien. Même si j’aime la France et me sens pleinement citoyenne, une bipolarité demeure. J’ai créé ma maison d’édition, Bande organisée, pour transmettre nos histoires. Et que mes aïeux ne tombent pas dans l’oubli.

Mon livre Frères de l’ombre raconte le sacrifice des tirailleurs sénégalais Enfances abandonnées, JC Lattès, 192 pages, 18 €. durant les deux guerres mondiales. Ils ont versé un lourd tribut à la France, « l’amère patrie », mais ont sombré dans l’oubli : peu de gens connaissent le naufrage du paquebot Afrique, en 1920, ou le massacre de Chasseley, en 1940, et leurs droits ont été minorés. La citoyenneté, c’est redonner à chacun sa place dans le roman national, combler ces vides mémoriels. Et dire à ces descendants de soldats : vos aïeux ont participé à cette histoire, vous lui appartenez. SOS Migrants mineurs. Face à la défaillance des institutions, elle se bat pour la prise en charge des enfants non accompagnés qui vivent dans les rues du quartier Barbès, à Paris. Issus de situations familiales complexes ou s’estimant sans avenir dans leur pays, ils viennent essentiellement du Maroc et d’Algérie. Alors que l’État pourrait réquisitionner des places, comme il l’a fait pour les réfugiés ukrainiens. Il faut absolument les protéger de la violence de la rue. En France, septième puissance mondiale, des gosses dorment dehors, et on trouve ça normal ? ■ 22

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Enfances abandonnées est née de la rencontre avec Fatiha de Gouraya, présidente de l’association


PATRICE NORMAND

« Même si j’aime la France et me sens pleinement citoyenne, une bipolarité demeure. »


274 rue Saint-Honoré 75001 Paris • 26 rue des Mathurins 75009 Paris 191 Faubourg Saint-Honoré 75008 Paris • 107 rue de Rennes 75006 Paris

Créateur de chemises originales depuis 1993


C’EST COMMENT ?

PAR EMMANUELLE PONTIÉ

DOM

CHAPEAU MOSSI ET BAGUETTE DE MIL Juillet, août. Chacun, d’une manière ou d’une autre, va prendre un peu de repos, faire une pause, les pieds en éventail quelque part. Sur sa terrasse ou dans son jardin, à l’étranger, au village. Justement, au village… L’occasion de fréquenter un peu les anciens, de se remémorer leurs habitudes alimentaires, par exemple. Et pourquoi pas, de rêver un peu. En ces temps très alarmistes concernant l’approvisionnement en pain du continent, et sa dépendance assez surréaliste au blé ukrainien (ou russe), dont l’exportation pâtit de la guerre, on peut se demander comment on est passés de la galette de mil au petit déj ou de l’igname bouillie en accompagnement d’un repas, que nos grands-mères continuent à privilégier aujourd’hui, au pain blanc fabriqué à base de blé. Bien entendu, la réponse est dans la bouche de n’importe quel Béotien : le Nord a imposé sa céréale reine au Sud, et la mondialisation aidant, la baguette « parisienne » est devenue incontournable au pays du mil et du sorgho. C’est ballot… Alors, en ces temps de villégiature, on peut se mettre à rêver qu’une série de boulangers africains, amateurs de sensations gustatives novatrices et branchées, lancent la mode de la baguette de mil, des croissants d’igname ou des petits pains de fonio. Après tout, la vague healthy food qui s’est abattue en Occident a bien mis la galette de maïs, la miche d’épeautre et les croûtes sésame dans les corbeilles. Le comble du chic chez les « bobo-bread » qui boudent leur pain blanc, accusé de tous les maux contre la santé. On trouve même des baguettes aux neuf céréales, que vous conseillent des vendeurs bien incapables de vous donner leurs noms… Bref, si l’Afrique a décidé que le pain était incontournable sur sa table, autant en fabriquer du local, doper les cultures, créer de l’emploi et lancer la mode. Après les Français « béret basque et baguette de pain », on pourra dire d’un Burkinabé : « chapeau Mossi et baguette de mil » ! On peut rêver plus loin et imaginer déjeuner à Paris avec un pain au sorgho importé du continent… En tous les cas, depuis le Covid-19, on a dit et redit qu’il fallait privilégier les circuits courts. Une règle confirmée en partie par la guerre en Ukraine et ses retombées. Et si l’on ajoute le réchauffement climatique, il n’est pas exclu que l’Occident se mette à cultiver du mil à la place du blé dans quelques temps. Il est plus résistant à la chaleur. Et tout aussi goûteux. Si, si… On a le droit de rêver que la baguette de mil devienne la baguette magique de demain ! ■ AFRIQUE MAGAZINE

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perspectives

FORÊTS

L’AFRIQUE, DERNIER POUMON DE LA PLANÈTE ?

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Du nord au sud, c’est l’un des plus grands territoires verts du monde, avec en particulier le bassin du Congo, deuxième forêt humide après l’Amazonie. Une richesse naturelle essentielle pour l’humanité, un potentiel immense pour le continent, menacé chaque jour un peu plus par l’exploitation et les trafics. par Thibaut Cabrera

NANNA HEITMANN/NYT/REDUX-REA

D Dans les environs de Mbandaka, en République démocratique du Congo.

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e la Californie à la Gironde (en France), en passant par le Maroc, les incendies viennent de ravager des milliers d’hectares de forêts en l’espace de quelques semaines. Les conséquences désastreuses de ces « mégafeux » nourrissent fatalement les réflexions autour de l’avenir des forêts, en bute au dérèglement climatique. Mais aussi à l’action directe de l’homme. En 2021, l’Amazonie a perdu 18 arbres par seconde en moyenne, en grande partie à cause de la déforestation. Le principal « poumon » du monde pourrait prochainement être amputé. Pour survivre, la planète devra alors miser sur son second poumon, la forêt d’Afrique centrale. Elle semble pourtant être vouée au même sort. Les forêts du continent sont des écosystèmes uniques et fascinants : la forêt d’arganiers du Maroc, les forêts sèches de Miombo, au Mozambique, sont tous des symboles de sa biodiversité foisonnante. Pourtant, elles sont grandement menacées par une tendance au développement de la déforestation. Malgré les discours des dirigeants africains et de leurs confrères occidentaux contre ce phénomène, leur destruction continue de progresser de jour en jour. Le contexte de dérèglement climatique et de croissance démographique du continent ne joue pas non plus en faveur de la préservation des forêts. Les effets de la guerre en Ukraine sur les prix alimentaires devraient faire augmenter les surfaces agricoles, ce qui induit, dans la plupart des cas, de nouveaux déboisements. Finalement, la préservation des forêts africaines est tributaire d’une volonté commune et de la transparence de ses parties prenantes : gouvernements, exploitants, société civile et organismes de financement. Un consensus difficile à trouver tant les paradoxes autour de la lutte contre la déforestation sont grands.

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PERSPECTIVES

État des lieux en 6 questions 1. Où se trouvent les forêts d’Afrique ? LE CONTINENT EST RECOUVERT DE FORÊTS dont la biodiversité est riche. Elles représentaient plus d’un cinquième de sa superficie en 2020, selon l’Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO), soit 636 millions d’hectares. Dans neuf pays d’Afrique subsaharienne, les forêts couvrent plus de la moitié du territoire. À l’ouest, c’est le cas de la Guinée-Bissau et du Liberia. C’est également le cas du Congo-Brazzaville, de la République démocratique du Congo (RDC), de l’Angola, de la Zambie et de la Tanzanie. Quant au Gabon et à la Guinée équatoriale, leur surface forestière atteint près de 90 %. L’Afrique centrale abrite la deuxième plus grande forêt tropicale du monde, après l’Amazonie et devant la Papouasie-Nouvelle-Guinée : la forêt du bassin du Congo. Cette dernière s’étend sur six pays, du Cameroun à la RDC, et sur plus de 3,5 millions de km2. Les trésors dont elle regorge ne doivent pas faire oublier les autres espaces forestiers du continent. À l’est, les 273 300 hectares de la forêt Mau, au Kenya, abritent la source de nombreuses rivières qui alimentent le plus grand lac africain, le lac Victoria. Dans le sud du Nigeria, les forêts de l’État de Cross River couvrent plus de 4 000 km2 et disposent d’une riche biodiversité. Au cœur du pays le plus densément peuplé du continent, elles sont fortement menacées. Malgré une surface forestière forcément moins importante qu’en Afrique subsaharienne, le Maghreb compte également son lot de forêts. Le Maroc en est l’illustration, avec 9 millions d’hectares, qui constituent l’un des atouts de la richesse écologique du pays.

2. Quelles sont leurs caractéristiques ? L’AFRIQUE EST COMPOSÉE de territoires aux climats divers, qui accueillent de vastes communautés d’organismes vivants, les biomes terrestres. On en dénombre trois grands qui correspondant aux forêts africaines. Les pays d’Afrique centrale, d’Afrique de l’Ouest, au niveau de l’équateur, et la partie est de Madagascar sont composés de forêts tropicales humides, similaires à l’Amazonie et aux forêts d’Asie du Sud-Est. Ces régions à la température chaude et constante bénéficient de précipitations abondantes qui favorisent le développement de la biodiversité. Les forêts tropicales sont entourées de savanes, dont le climat est marqué par une saison des pluies et une période de sécheresse. On y trouve des prairies et terres arbustives au sein desquelles se trouvent des espaces forestiers moins denses. Au nord du Maghreb et au niveau de la pointe sud du continent, le

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climat méditerranéen, caractérisé par une courte saison sèche, des précipitations irrégulières et des vents importants, requiert des forêts une constante adaptation. Dans certains pays, elles sont surtout une source de richesse non négligeable. Malgré la faible part des exportations de produits forestiers, principalement du bois brut (moins de 2 % pour l’Afrique subsaharienne), le continent tire plus de bénéfices de ses forêts que les autres continents. En 2020, ces bénéfices atteignaient 2,4 % du PIB en Afrique subsaharienne, montant jusqu’à 9,4 % pour la République démocratique du Congo. Dans les pays dont la couverture forestière est importante, le secteur peut devenir un pilier de l’économie. Au Gabon, il représente 60 % du PIB (hors hydrocarbures). Face à l’importance et au dynamisme de ce secteur, le pays a pris un tournant il y a une dizaine d’années visant à industrialiser la filière forêt-bois. Cela s’est par exemple traduit par l’interdiction de l’exportation de grumes non transformées ou la promotion d’une gestion durable des ressources naturelles de ces forêts.

3. Peut-on parler de « poumon du monde » ? GRÂCE À LEURS FEUILLES, les arbres captent le dioxyde de carbone (CO2) présent dans l’atmosphère et utilisent l’énergie du soleil pour le réduire et produire des glucides leur permettant de vivre. Par le biais de ce processus de photosynthèse, ils produisent et rejettent du dioxygène, communément appelé oxygène. C’est en référence à ce fonctionnement que la forêt amazonienne, couvrant environ 5,3 millions de km2, est considérée comme le poumon du monde. La forêt du bassin du Congo, s’étendant sur plus de 3,5 millions de km2, est par déduction considérée comme le second poumon du monde. Cependant, les scientifiques s’accordent pour relativiser ce rôle que l’on prête à ces immenses espaces. Le cliché véhiculé par certaines ONG affirmant que l’Amazonie produit 20 % de notre oxygène est faux. Sans s’arrêter sur un chiffre précis, une grande partie communauté scientifique ne lui en accorde pas plus de 6 %. Au-delà des estimations, il faut retenir que la forêt consomme, à elle seule, une grande partie de l’oxygène qu’elle produit. L’excédent d’oxygène rejetée nous permettant de respirer représente donc une part minime. La préservation des forêts contribue surtout à la lutte contre le réchauffement planétaire et la disparition de leur biodiversité. Elles constituent l’un des plus larges réservoirs de dioxyde de carbone. C’est ce fameux gaz à effet de serre, qui contribue à dérégler le climat de la planète, que les arbres et de nombreuses autres plantes absorbent. La disparition de ces forêts augmenterait drastiquement la teneur en CO2 dans l’air, ce qui serait désastreux pour l’effet de serre. En matière de biodiversité, la forêt du bassin du Congo est un réel cas d’école : on y trouve environ 10 000 espèces de plantes tropicales, dont 30 % sont uniques, selon le Fonds mondial pour la nature (WWF).

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ASHLEY GILBERTSON/NYT/REDUX-RÉA

Près de Kinshasa, en RDC. L’écosystème du bassin du Congo est exploité tant par les populations locales que par de grandes entreprises, qui transportent leur production sur le fleuve,

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4. En quoi sont-elles menacées ? L’AFRIQUE PRÉSENTE le taux annuel de recul de la forêt le plus élevé sur la période 2010-2020, selon la FAO. La disparition de 3,9 millions d’hectares témoigne d’abord d’une entreprise organisée. Celle-ci s’explique notamment par l’accroissement de la population : l’ONU anticipe le doublement de la population continentale entre 2022 et 2050. Dès lors, il n’est pas surprenant d’entendre le président de la République démocratique du Congo, Félix Tshisekedi, annoncer en 2019 qu’au « rythme actuel d’accroissement de la population et de nos besoins en énergie, nos forêts sont menacées de disparition à l’horizon 2100 ». Une grande partie des pertes en Afrique centrale se situent dans des zones d’agriculture de subsistance pratiquée par les populations locales. De plus, en RDC, plus de 90 % de l’énergie consommée provient du bois. En Côte d’Ivoire, les chiffres sont marquants : le pays ne compte plus que 3 millions d’hectares de forêts, contre 16 millions dans les années 1960. La culture du cacao est la cause principale de ce recul massif. Mécaniquement, la croissance démographique fulgurante, combinée à la nécessité d’assurer les moyens de subsistance des populations locales, favorise la déforestation. D’autres causes, moins honorables, doivent être évoquées. Le double discours de certains dirigeants d’Afrique centrale en est

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une. Si la plupart défendent publiquement la préservation des forêts, ils n’hésitent pas non plus à céder ces dernières à des entreprises étrangères avides d’en faire d’immenses exploitations commerciales. La protection des écosystèmes forestiers se heurte de manière frontale aux intérêts privés des États. En RDC, concéder des terrains aux multinationales dans le cadre de l’exploitation minière et pétrolière a eu des effets catastrophiques sur la forêt. Récemment, le gouvernement a autorisé de nouveaux forages pétroliers dans des zones écologiquement sensibles, comme le parc national du Virunga, situé à l’extrême est du pays. Sanctuaire de gorilles le plus important du monde, ce parc protégé se voit désormais menacé, alors que le président Tshisekedi avait approuvé, lors du sommet mondial sur le climat à Glasgow, en novembre 2021, un accord de dix ans visant à protéger la forêt tropicale du bassin du Congo. Il ne s’agit pas de la première contradiction relevée. En mars 2020, Greenpeace dénonçait l’attribution de plusieurs contrats de concession d’exploitation forestière par le gouvernement congolais à deux sociétés chinoises. Cela intervenait quelque temps après que la RDC eut reçu une aide internationale de plus de 10 millions de dollars dans le cadre d’un programme de gestion durable des forêts. Depuis février 2021, en Centrafrique, c’est la Russie qui tire bénéfice des forêts. L’influence du groupe Wagner sur les autorités centrafricaines lui a permis de mettre la main sur une

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YVES HERMAN/REUTERS

Le président de la RDC, Félix Tshisekedi, lors de la COP 26, à Glasgow, en novembre 2021.


PASCAL MAÎTRE/MYOP

À Madagascar, des habitants prélèvent de la matière première pour leurs constructions sur un baobab à terre.

immense parcelle forestière dans la province de Lobaye, dans le sud-ouest du pays. Liée au groupe russe, l’entreprise chargée de ces forêts les exploite de manière intensive, au mépris de la loi, sans même payer de taxes. Les intérêts privés des États centre-africains les poussent donc à autoriser des concessions étrangères, souvent chinoises et vietnamiennes, à surexploiter leurs forêts. Dans cette conjoncture, les incendies s’ajoutent à la longue liste des dangers qui menacent ces zones. Ils sont dus à la conjonction de vagues de chaleur et de sécheresse, résultats du réchauffement climatique. C’était récemment le cas en Tunisie, en Algérie et au Maroc, où ils ont provoqué le déplacement de plusieurs milliers de familles. Selon la FAO, 78 % des superficies brûlées dans les zones arborées entre 2001 et 2019 étaient situées sur le continent. Mais ce chiffre doit être relativisé : d’abord, le feu a une fonction écologique sur certaines surfaces de savanes, qui brûlent de façon cyclique. De plus, les incendies qui se sont déclarés en Afrique centrale, là où sont comptabilisés la majorité d’entre eux, touchent principalement des écosystèmes agricoles, et résultent de la culture sur brûlis, une pratique simple et peu coûteuse qui vise à refertiliser les sols par le brûlage des terres. Cependant, ce type de culture, parfois risqué, peut entraîner des incendies non maîtrisés. Face à cela, la préservation des forêts doit aussi inclure la protection des populations qui y vivent.

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5. Qui pour les protéger ? LE 18 JUILLET DERNIER, à Kigali, au Rwanda, s’ouvrait le premier Congrès des aires protégées d’Afrique. L’événement, qui rassemblait les acteurs politiques et la société civile, était destiné à échanger sur le rôle de ces zones dans le développement de l’Afrique. Au cœur des stratégies de conservation de la biodiversité, celles-ci représentent actuellement plus d’un quart des forêts du continent. Cette proportion n’est pas négligeable, et devrait s’accroître, selon l’objectif mondial déterminé en octobre 2021 lors de la COP15, visant à protéger, d’ici à 2030, 30 % des mers et des terres du globe. Les six catégories d’aire protégée vont de la simple « conservation », qui admet l’activité économique et les interactions avec les humains, à la « conservation stricte », comme c’est le cas dans les réserves naturelles intégrales. Plusieurs rapports ont montré que la dernière permettait une meilleure préservation des ressources. Mais les aires protégées sont parfois remises en cause. D’abord, parce que la majorité d’entre elles sont sous-financées, victimes de gestion défaillante et des contradictions des gouvernements nationaux. Dans la plupart des pays d’Afrique, les premières aires protégées ont été créées au cours de la période coloniale. D’anciens cadres d’administrations coloniales ont ensuite été à l’initiative de la création de nombreuses ONG internationales

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qui visent à protéger ces territoires et sont engagées dans leur institution. Leur discours est influencé par le mythe, hérité de cette période, d’une Afrique aux forêts vierges et sauvages. Par conséquent, certaines aires protégées concilient difficilement préservation de la biodiversité et prise en compte des droits humains et fonciers. Les exclusions de populations locales et les violences à leur encontre sont monnaie courante dans les aires protégées à conservation stricte. Les gestionnaires visent avant tout à séduire une clientèle de touristes occidentaux en tentant de leur vendre une nature vierge et encore inexplorée. Au-delà du strict périmètre des aires protégées, la lutte pour la préservation des forêts mobilise des organisations comme la Commission des forêts d’Afrique centrale (COMIFAC). L’organisation, créée en 2005, regroupe les six pays abritant le bassin du Congo (Cameroun, Congo, Gabon, Guinée équatoriale, Centrafrique, RDC) ainsi que le Burundi, le Rwanda, le Tchad et São Tomé-et-Principe. Via une approche durable et économiquement inclusive, la commission plaide pour une gestion raisonnée de la forêt tropicale. Le rôle des acteurs occidentaux, ONG et gouvernements, dans le combat contre la déforestation sur le continent est également notable. Cependant, il est

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de plus en plus critiqué par la société civile et les dirigeants politiques africains. Les appels publics des pays occidentaux aux États du continent à contribuer à la lutte contre le réchauffement climatique en renonçant à la déforestation et à leurs réserves de combustibles fossiles passent mal. La raison en est simple : la prospérité occidentale s’est construite sur la base de ces mêmes combustibles. De plus, le rôle de ces pays dans l’exportation de minéraux rares joue un rôle direct sur la déforestation en Afrique.

6. La finance verte est-elle la solution ? QUELLE SOLUTION pour sauver la forêt africaine ? L’insuffisance des actions entreprises ne rend pas honneur au large consensus selon lequel il est crucial de préserver les espaces forestiers. La mise en défens de certains d’entre eux – consistant à en interdire l’exploitation – pourrait aider à leur restauration. En Côte d’Ivoire par exemple, cette solution permettrait d’assurer leur régénération en un temps relativement court – une vingtaine d’années. Cette technique implique de laisser

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ALFREDO D’AMATO/PANOS-RÉA

Dans le port de Douala, au Cameroun, un chargement destiné au marché européen,

une terre entièrement vacante pour favoriser sa restauration naturelle. Cependant, quand bien même cette technique serait choisie, elle risquerait de se heurter à une limite foncière identifiée sur le continent : une terre non utilisée est considérée comme pouvant être occupée. De plus, de nombreuses populations qui habitent et gravitent autour des forêts vivent de leur exploitation. Elles verraient une grande partie de leurs revenus disparaître avec l’interdiction d’y accéder. Dans une étude parue en mai 2022, la Banque africaine de développement (BAD) présente les pionniers africains de la finance verte. Parmi eux, on retrouve notamment le Gabon et le Mozambique, considérés comme des modèles à suivre dans la lutte contre la déforestation. En plus de l’interdiction d’exporter du bois non transformé et de l’exploiter de manière abusive, le pays a introduit des systèmes d’incitation financière. Les taxes payées par les concessions forestières sont désormais modulées, variant en fonction des certifications qu’elles obtiennent. Le Gabon obligera prochainement les sociétés opérant sur son territoire à se conformer au label environnemental Forest Stewardship Council (FSC), qui promeut une gestion durable et responsable des forêts. En parallèle, le marché du carbone gagne

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progressivement du terrain. Jusqu’à présent, le faible prix des crédits carbone en Afrique l’empêchait de décoller. Le continent ne représentait pas plus de 2 % du marché mondial du carbone en 2021. Mais pour atteindre les objectifs de lutte contre le changement climatique, de plus en plus d’États s’y intéressent. Il y a fort à parier que la demande augmentera et que les initiatives commerciales en la matière se multiplieront. En RDC, certaines concessions forestières sont actuellement à l’arrêt, ne pouvant plus assumer leurs coûts logistiques. L’idée de placer les immenses espaces qu’elles possèdent en conservation pour convertir des sites d’exploitation forestière en programmes de crédits carbone a déjà séduit certaines d’entre elles… Des initiatives dont l’éthique est largement discutable. Les contradictions relevées dans la lutte contre la déforestation en Afrique soulèvent la question du point d’équilibre entre le développement du continent et la protection de ses forêts. Elles soulèvent également la question de la redistribution des richesses qui émanent du commerce du bois. Les intérêts engendrés, en particulier en Chine, sont colossaux (75 % de la production de bois en Afrique part pour la Chine). Pourtant, les retombées locales sont dérisoires. ■

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Olivier Mushiete « Nous bâtissons un édifice arbre par arbre » Il a été nommé en août 2021 responsable de l’Institut congolais pour la conservation de la nature (ICCN), un organisme qui gère les aires protégées. Celles-ci couvrent 13,8 % de la surface de la République démocratique du Congo (RDC), soit un total de 345 000 km2. Entretien franc et direct sur les enjeux, les défis de la conservation et de la protection de la nature. propos recueillis par Zyad Limam

AM : Vous dirigez l’Institut congolais pour la conservation de la nature (ICCN) depuis août 2021. Quels sont les objectifs de cet organisme ? Olivier Mushiete : L’ICCN est une entreprise publique qui a été

créée en 1975, presque un demi-siècle, et qui a comme mission principale de mettre en application la loi 14/003 sur la conservation de la nature. Cette loi et le cadre juridique sont assez précis. L’une de nos principales missions consiste justement à mettre au point certaines des règles de mise en application.

Qu’est-ce que l’ICCN représente sur le terrain ?

Il gère 80 aires protégées, dont les plus connues sont le parc national des Virunga et le parc national de Kahuzi-Biega (qui abritent les fameux gorilles de montagne), le parc national de la Garamba (où nous allons réintroduire les rhinocéros blancs, et qui abrite des girafes), le parc marin des Mangroves, le long du littoral, et le parc national de l’Upemba, à l’extrême sud du pays. Ces aires protégées couvrent 13,8 % de l’étendue du territoire national. Une vingtaine est active et connue, mais la plupart de ces zones sont aujourd’hui inexploitées ou inactives, endormies en quelque sorte. Nous avons pour mission de les réveiller, de les rendre dynamiques. Mais l’autorité et les missions de l’ICCN s’étendent au-delà des aires protégées. Nos « rangers », nos écogardes, ont le droit de poursuivre les braconniers jusqu’à 50 kilomètres en dehors de ce périmètre. De plus, nous travaillons avec les communautés locales, ce qui nous oblige à définir des zones tampons autour des aires protégées. La superficie totale de notre juridiction représente ainsi 550 000 km², soit près de 22 % du territoire national. L’ICCN a donc un impact direct sur un tiers de la population congolaise, c’est-à-dire 30 millions de personnes. C’est immense. Est-ce réellement faisable ?

Les espaces gérés représentent en gros la superficie de la France métropolitaine. C’est immense. Mais le contexte actuel,

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marqué par les fortes préoccupations globales sur les changements climatiques, les pertes irrémédiables de biodiversité, est favorable pour repenser et reconstruire la relation entre l’humain et la nature. En RDC, nous avons cette chance d’avoir encore de très grands espaces naturels, parfois totalement vierges et qui ouvrent des possibilités d’investir justement dans cette relation. La promotion de l’économie verte à grande échelle est un acte naturel pour nous, les Congolais. L’agroforesterie permet de créer des itinéraires agricoles plus respectueux de l’environnement. Quelques dizaines d’exemples existent. On peut aussi investir dans la production et la distribution de l’énergie qui, dans un pays aussi grand que le nôtre et compte tenu de la diversité des écosystèmes, peut provenir de l’eau (froide ou chaude), du soleil, du vent, ou encore de la biomasse. En connectant intelligemment la production d’énergie durable avec la production et la transformation des produits agricoles, on peut développer à très grande échelle des activités bénéfiques à la fois pour les hommes et pour l’environnement Nous voilà en plein cœur de l’économie verte ! Vous avez entrepris un travail de fond pour redonner à l’organisation sa raison d’être et son efficacité. Avez-vous la sensation d’être soutenu par les autorités publiques ?

Mon équipe et moi avons commencé à travailler à la direction générale de l’ICCN en août 2021, nous venons d’arriver en quelque sorte [sourire]. Nous avons commencé par faire un état des lieux qui, vu l’immensité du patrimoine de l’institution et son long historique, n’est pas encore tout à fait terminé. L’ICCN est sous la tutelle du ministère de l’Environnement et du Développement durable, dirigé par Eve Bazaiba, qui a rang de vicePremier ministre, le ministère du Tourisme, dirigé par Modero Nsimba Matondo, et le ministère de la Défense nationale et des Anciens combattants, dirigé par Gilbert Kabanda Rukemba,

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Le directeur de l’ICCN, lors d’une promotion des agents du site, dans la réserve de Bombo-Lumene.

qui supervise l’ensemble de nos rangers, le Corps chargé de la sécurisation des parcs nationaux et réserves apparentées (CorPPN). Dans la ligne de conduite confirmée à plusieurs reprises par le chef de l’État lui-même, nous bénéficions du soutien des autorités. Il m’incombe désormais de concevoir et de mettre en œuvre un programme clair ainsi que des actions concrètes sur le terrain. J’ai bon espoir de réussir ce défi à court terme, notamment grâce au soutien de nos autorités publiques nationales.

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Comment s’organise la relation avec les bailleurs de fonds internationaux ? Avez-vous l’impression d’être aidé et financé à la hauteur des enjeux ?

L’ICCN dépend de bailleurs de fonds internationaux pour plus de 90 % de ses dépenses de fonctionnement et d’investissement. Nous fonctionnons sur la base de partenariats public-privé avec de grandes ONG internationales ou nationales, qui cogèrent une dizaine de nos aires protégées. Les supports financiers internationaux se chiffrent en plusieurs dizaines de millions d’euros par an. Les ressources financières dont a besoin l’ICCN pour atteindre ses objectifs ne peuvent pas dépendre uniquement de ce schéma de fonctionnement. L’État prend en charge une partie de nos dépenses d’investissement et de fonctionnement ainsi qu’une très petite partie de la rémunération du personnel. Les financements que nous recevons actuellement donnent un premier élan. Cependant, ils restent insuffisants pour permettre de

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déployer l’immense potentiel de l’institution. Il est fondamental pour nous de développer des activités indépendantes productrices de revenus. L’économie verte sera le poumon de l’ICCN ! Comment peut-il générer ses propres ressources ?

Dès notre arrivée dans la cabine de pilotage de l’ICCN, nous avons défini quatre grands piliers d’action. En premier lieu, il faut assurer la souveraineté du territoire et restaurer l’autorité de l’État jusqu’au plus profond du pays. Le deuxième pilier consiste à mettre l’homme au cœur de la mission de conservation de la nature, en améliorant drastiquement l’effectif et les conditions de travail du personnel de l’ICCN et en organisant une bien meilleure coopération avec les communautés locales. Pour le troisième, il s’agit d’assumer notre propre responsabilité par une montée en puissance drastique de notre capacité d’autofinancement par la promotion d’une économie verte et vertueuse à grande échelle. Pour cela, nous nous engageons sur quatre pistes prometteuses. Piste 1 : le développement de l’agroforesterie communautaire climatique durable. Il existe déjà plusieurs modèles de ce type d’agriculture dans notre pays. Les projets pilotes ont été réalisés depuis près de vingt ans à petite échelle. Aujourd’hui, avec sa capacité de mobilisation et sa grande diversité d’écosystèmes, l’ICCN est en mesure de reproduire ces modèles à grande échelle dans de nombreuses localités. Piste 2 : la production et la distribution d’énergie durable. Depuis

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le début de l’année, nous nous sommes engagés dans un partenariat avec l’Agence nationale de l’électrification et des services énergétiques en milieux rural et périurbain, et avons déjà une petite dizaine de projets prévus. Ils prévoient des productions d’énergie durable par le recours à diverses sources : l’eau (froide ou chaude), le soleil, le vent, la biomasse, etc. Piste 3 : l’écotourisme. Les possibilités touristiques sont innombrables en RDC. Malheureusement, le pays est encore fermé, il est difficile de venir, d’obtenir un visa – lequel coûte cher. C’est compliqué aussi pour les Congolais de se déplacer à l’intérieur de leur pays, de découvrir les trésors de leur nature. Il faut des connexions aériennes accessibles, régulières et sécurisées pour qu’un habitant de Goma, par exemple, puisse aller voir les lamantins du parc marin des Mangroves 2 500 kilomètres plus loin. Nous travaillons sur un très beau projet qui s’appelle Congo Air Nature, afin de développer un service de connexion aérienne interne pour l’ICCN et des services et infrastructures en rapport avec le tourisme. Nous avons potentiellement une vingtaine de destinations, dont une petite douzaine est accessible et opérationnelle. Les plus courageux peuvent déjà venir et voir des choses assez extraordinaires. Enfin, piste 4 : la finance climat et carbone. J’ai déjà eu l’occasion de développer un puits de carbone agroforestier sur le plateau des Batéké il y a quelques années. Nous pouvons répliquer ce genre de modèle sur l’ensemble du patrimoine foncier de l’ICCN. Nous avons la possibilité de rémunérer le travail de protection de la nature mené par l’institut et ses partenaires. Le quatrième et dernier pilier stratégique du programme propose d’améliorer nos connaissances du monde vivant et de repenser la relation de l’homme avec la nature par l’éducation de base, la formation professionnelle, la recherche scientifique et la promotion de la culture traditionnelle.

surveillance pour évaluer avec précision les résultats en matière de conservation de la nature. Cette finance a un impact global positif en permettant de partager équitablement les bénéfices, de consommer moins d’énergie fossile et d’intrants, d’augmenter les espaces de forêt grâce à des programmes agroforestiers, de replantation ou de régénération naturelle au sein de nos aires protégées. Avec des retombées globalement positives sur le changement climatique. Voici quelques années, sur le plateau des Batéké, nous avons augmenté le stock de carbone en plantant une forêt sur un sol de savane herbeuse. De là, nous avons tiré un revenu en vendant des crédits carbone à la Banque mondiale. Une autre performance consiste à réduire le taux de déforestation. En RDC, la grande majorité est due à la pratique de l’agriculture sur abattis-brûlis – le paysan lambda brûle la forêt pour accéder à des terrains fertiles. Ainsi, il va brûler 50 hectares alors qu’il n’a besoin que d’un demi-hectare. Il est possible de le réorienter vers une activité vertueuse en utilisant des techniques appropriées d’agroforesterie. La RDC dispose d’un potentiel immense dans ce domaine. La mise en place d’un système d’évaluation de notre performance écologique autour de nos aires protégées nous permettra de négocier une rémunération équitable pour ce service environnemental global. Sous notre impulsion, l’ICCN a déjà commencé à travailler sur plusieurs projets avec quelques partenaires. J’ai bon espoir que le marché carbone nous apportera ses premières ressources durant l’année. Nous sommes ainsi au cœur des schémas de l’économie verte. Nous avons tous les éléments en main, et allons nous y employer avec une très forte détermination.

« Le taux de déforestation est de moins de 1 % et reste très faible, même s’il paraît alarmant en valeur absolue, la forêt étant immense. »

La finance verte reste pour le grand public un concept assez mystérieux. Est-ce que cela représente une véritable opportunité ? Et à quelles conditions ?

C’est l’un des outils essentiels pour transformer ce lien entre l’homme et la nature. La finance verte représente une véritable opportunité, et c’est l’une des grandes missions de l’ICCN. Investir dans la conservation de la nature doit devenir une opération rentable. Sur le plan économique, mais aussi écologique et humain. Nous avons notre propre travail à faire pour que cela fonctionne. Nous devons définir des axes d’intervention clairs et un processus d’appropriation par les communautés locales, délimiter précisément les zones concernées, les protéger, développer en priorité les investissements dans les productions de base, alimentaires et énergétiques, et établir un dispositif de

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Le milliardaire américain Jeff Bezos a alloué plus de 35 millions de dollars pour la préservation des forêts au Gabon. Peut-on espérer un jour voir venir en RDC de richissimes bienfaiteurs ?

C’est bien sûr une perspective réjouissante. La famille Buffett a déjà investi à plusieurs reprises en RDC. Leur soutien engendre une forte visibilité, mais nous en aurons encore plus si nous sommes crédibles. C’est à nous de créer les conditions et opportunités pour attirer les grandes fortunes internationales. Cela passe par la confiance institutionnelle. Nous devons faire de l’ICCN un organisme solide et transparent, avec une stratégie, une vision et une mission claires et pertinentes, proposer des programmes bénéfiques en priorité aux communautés locales. Nous sommes en train de mettre en place ces conditions pour que cela devienne réalité. Chaque euro doit être pertinent dans son utilisation, qu’il soit d’origine publique, privée, charitable… C’est notre responsabilité.

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Le Kahuzi-Biega est l’une des plus belles aires protégées du pays, mais il attire les convoitises en raison de son sous-sol très riche.

Peut-on dissocier la question des aires protégées et celle, plus large, de la préservation des forêts primaires ?

Les aires protégées sont des territoires de l’État. Il est évident que leur préservation est étroitement liée à celle des forêts primaires. Ce travail de préservation va se faire à partir de « noyaux initiateurs ». L’ICCN joue un rôle clé en faisant ce premier travail, qui aura un effet tache d’huile, un impact positif sur les zones environnantes, servira de catalyseur pour la préservation de l’environnement global. Cela étant dit, la gestion des forêts primaires ne relève pas de notre compétence. C’est clairement les attributions du ministère de l’Environnement.

ALAMY PHOTO

Peut-on envisager une exploitation rationnelle des forêts ? Ou sommes-nous condamnés à subir le même sort que l’Amazonie ?

Oui, nous pouvons l’envisager. Et non, il y a peu de chance que l’on subisse le même sort que la forêt amazonienne, ou que la boréale ou l’indonésienne, car les contextes sont très différents. La forêt congolaise couvre 150 à 160 millions d’hectares. C’est énorme, il est difficile de s’imaginer ce que représente physiquement une telle surface. Aujourd’hui, son taux de déforestation est de moins de 1 % et reste très faible, même s’il paraît alarmant en valeur absolue. La forêt étant immense, les volumes de ce petit pourcent sont effrayants. Mais il en reste plus de 99 % à préserver et à développer dans un même mouvement vertueux. La situation me rappelle cette citation de Mobutu, en 1972, lors de la création du parc de la Garamba : « Lorsque les savants auront transformé le monde des vivants en un milieu artificiel, il existera encore au Zaïre, dernier refuge de l’humain,

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une nature à l’état pur. » Je voudrais souligner qu’il y a, en RDC, de nombreuses communautés qui vivent en symbiose avec la nature, telles que les Batwas ou les Bantous. Le rôle de l’ICCN est justement d’accompagner ces populations et de leur permettre de continuer à vivre de la chasse et de la cueillette, tant que cela se fait dans un périmètre délimité. Le rapprochement entre l’homme et la nature est un élément essentiel dans la conduite de nos activités. À notre échelle, celle de l’ICCN, nous pouvons agir sur les aires protégées dans le but de préserver et d’exploiter rationnellement des espaces de forêt, mais aussi de savane, d’autres écosystèmes. C’est à nous d’être une fois encore inventifs et crédibles, en développant des coopérations intelligentes et mutuellement bénéfiques avec les communautés locales. Plusieurs organisations internationales accusent la RDC de chercher à expulser les populations de la communauté batwa du parc de Kahuzi-Biega, à l’est. Et affirment que les rangers de l’ICCN eux-mêmes ont commis des exactions.

Le Kahuzi-Biega est l’une de nos plus belles aires protégées. Elle se trouve juste un peu au nord de la ville de Bukavu, le long du lac Kivu, et a cette particularité d’avoir deux ensembles distincts : une zone de haute altitude, avec le mont Kahuzi, qui culmine à 3 308 mètres, et une zone de basse altitude, à 1 000-1 500 mètres, vers l’ouest. C’est un écosystème très diversifié. Le revers de la médaille de cette beauté souvent envoûtante est un sous-sol très riche (or, diamant, coltan, etc.), qui attire les convoitises et les appétits, souvent peu honorables. Dans l’est du pays, nous sommes dans des régions à très haute

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densité de population, ce qui crée des situations extrêmement complexes à gérer. Fin 2021, l’ONG britannique Minority Rights Group International (MRG) a publié un rapport faisant état de violations des droits de l’homme à l’encontre des populations pygmées et batwas, lesquelles auraient eu lieu dans le nord du parc national, en zone de basse altitude, entre 2019 et 2021. On reprochait à nos écogardes de comploter avec les forces armées pour aller délibérément détruire des villages, violer des femmes et égorger des enfants ! En ce début d’année, nous avons mené une enquête avec des experts de l’ICCN, un expert international en droits de l’homme et l’un des membres de l’ONG en question. Nous avons reconstitué les faits, et je peux vous affirmer que ceux-ci se sont déroulés d’une manière très différente de ce qui a été décrit. Les résultats de l’enquête ont montré que tout dysfonctionnement a été lourdement sanctionné. Certains de nos écogardes ont outrepassé leurs droits et commis des actes violents. Ils ont été identifiés et sanctionnés sur le plan administratif au sein de l’ICCN. Des actions en justice sont toujours en cours, aussi bien du côté de la justice civile que de l’auditorat militaire. Mais encore une fois, l’enquête conjointe a révélé que ce qu’il s’est passé en réalité était nettement moins violent que les faits décrits dans le rapport de l’ONG, notamment au sujet du traumatisme des populations. Pour preuve, nos équipes ont été très chaleureusement accueillies, ce qui n’aurait pas du tout été le cas si des membres de l’ICCN avaient commis des actes aussi graves que ceux décrits par MRG. Je tiens aussi à réagir contre l’une des accusations du rapport, qui prétend que nous menons des actions ciblées contre certaines ethnies. De telles accusations sont inacceptables et inexactes. J’ai commencé ma carrière en 1987 au Kahuzi-Biega, et j’y suis resté pendant une dizaine d’années. C’est un territoire que je connais bien. La situation sur le terrain est très complexe. Le terme générique « batwa » englobe plusieurs sous-communautés, qui parfois ne s’entendent pas très bien les unes avec les autres. L’ICCN a justement ce rôle de réconciliateur et de pacificateur. Nous avons une vingtaine d’ONG qui travaillent sur l’intégration des groupes minorisés et marginalisés dans le travail de conservation, et plus largement dans l’économie globale. Notre nouvelle vision de la conservation de la nature promeut la mise en place d’actions de coopération entre ces communautés locales, y compris les Batwas, et les agents de l’ICNN, les écogardes comme les scientifiques et le personnel administratif. De nombreux Batwas font partie de nos équipes, en tant que rangers, chercheurs ou managers du parc. La majorité des individus qui constituent les écogardes, notre police de l’environnement, sont issus des communautés locales. On est vraiment loin d’une situation de cloisonnement ou d’expulsion, telle que décrite dans les rapports. Je voudrais ajouter que nous cherchons à nous assurer que la question fondamentale des droits de l’homme est prise en considération dans tous les axes de nos travaux. Cela passe par l’attitude des rangers vis-à-vis des communautés, mais aussi par un travail en interne avec les 3 500 employés de l’ICCN pour permettre

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à chacun de nos agents de s’exprimer librement. Ces rapports alarmistes ont pour conséquence de bloquer le financement de nos opérations et nous empêchent de travailler correctement sur le terrain. C’est d’autant plus inquiétant que ceux qui en profitent sont les trafiquants, les groupes armés non identifiés qui pullulent dans la région, et les braconniers. Je tiens à rappeler que nos rangers sont eux aussi soumis à des violences extrêmement brutales. Ces dix dernières années, nous avons perdu 200 agents dans l’exercice de leurs fonctions, abattus par des groupes armés à caractère militaire ou par des bandits braconniers. Le pire cas que nous ayons connu a été une embuscade en 2020, dans laquelle 14 agents ont été tués au cours d’une fusillade d’une violence inouïe. La situation est tendue, et nos écogardes au Nord-Kivu, confrontés au quotidien au M23 ainsi qu’à plusieurs autres groupes armés, en sont aussi les victimes. Il faut le souligner fermement. Un certain nombre de chercheurs évoquent un néocolonialisme vert, dénonçant la multiplication des aires protégées et la militarisation qui les entoure, produit d’une vision mythifiée de l’Afrique. Et de celle d’une nature qui doit être « vidée » de ces habitants…

Ce concept doit, selon moi, s’entendre et se comprendre avec une vision de l’avenir. Aujourd’hui, franchement, les risques pour l’humanité en matière de perte de biodiversité, de changement climatique ne sont plus à prouver. C’est une nécessité absolue d’organiser des zones de conservation et de mise en valeur de la nature. Je fais partie de ceux qui militent contre l’idée que la nature doit être vidée de ses habitants. Nous devons nous y opposer pour repenser le paradigme de la relation homme-nature et y laisser l’humain. Il en fait partie ! Surtout quand on pense aux communautés locales… Il y a plus de 450 ethnies en RDC. Il est essentiel de concevoir des dispositifs pour qu’elles continuent à vivre en harmonie avec la nature, harmonie menacée par « des externalités négatives ». Comme les trafiquants de tous genres qui viennent chercher à bon marché des matières premières et les exportent via des circuits illégaux. On ne peut pas laisser faire. Les pratiques illégales menacent les communautés locales. Et cette manière de vivre en harmonie avec la nature. Les dégâts pourraient être irrémédiables. Pensez-vous que les populations sont suffisamment mobilisées sur la question de la préservation des aires protégées et des forêts ?

Il est clair qu’elles ne le sont pas suffisamment. Le pays est immense et diversifié dans ses paysages et ses écosystèmes. Il est clair que la perception environnementale varie selon que vous posez la question de la conservation à un citadin de Kinshasa, de Kisangani ou de Lubumbashi, à un villageois forestier ou à un Pygmée ou un Batwa justement. D’ici peu, nous allons lancer, pour la première fois, une enquête à l’échelle nationale pour mieux comprendre comment les Congolais perçoivent leur environnement et leurs interactions avec la nature. C’est inédit. Nous avons la capacité de la mener, étant présents à tous les étages

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de l’immeuble gigantesque de la nature congolaise, depuis le niveau de la mer, à Muanda, à l’ouest, jusqu’aux 4 500 mètres du sommet du Ruwenzori, à l’est. Cette compréhension de l’environnement fait partie de notre vocation. Comme celle qui consiste à mieux connaître et comprendre le vivant animal ou végétal. Je prends l’exemple du comportement animal, que nous maîtrisons mal. Nous avons des plaintes de villageois qui nous parlent d’éléphants sortant des périmètres protégés qui viennent saccager les cultures. Cela arrive aussi avec les hippopotames. C’est beaucoup plus rare avec les lions ou les léopards, mais nous avons quand même eu des témoignages. L’ICCN a un réseau de compétences qui se déploie à l’échelle nationale. Certains de nos experts peuvent se rendre auprès des populations pour essayer d’atténuer les conséquences de ces comportements. Comme nous ne maîtrisons pas les risques de cohabitation avec les animaux sauvages, nous proposons plusieurs solutions, tels une modification des comportements agricoles ou un système d’assurance pour dédommager les personnes qui ont été affectées par leurs attaques. Le pays a annoncé le 19 juillet dernier la mise aux enchères de près de 30 blocs pétroliers (exploration), dont un certain nombre empiète sur les aires protégées, risquant de dégrader plus encore la situation écologique de ces dernières…

Vous n’étiez pas présent au Rwanda lors du premier Congrès des aires protégées d’Afrique, qui s’est déroulé à Kigali en juillet dernier, alors que la RDC

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Nous n’y avons pas participé, et c’est regrettable. La RDC est fortement concernée par ce congrès, car c’est le pays qui détient la plus grande superficie d’aires protégées en Afrique. Mais il aurait été inconvenant, incompréhensible d’être présent à Kigali alors que se déroule un conflit extrêmement violent à notre frontière de l’est avec le Rwanda. Nous savons de manière précise que ce dernier interfère dans les groupes armés opérationnels dans le parc national des Virunga ou celui de Kahuzi-Biega. Les provinces du Nord-Kivu et de l’Ituri sont en état de siège depuis plus d’un an. La communauté internationale ne reconnaît pas que nous sommes une fois de plus victimes d’une guerre d’agression. Il n’est ainsi pas possible d’isoler la question de la préservation de la nature de celle des enjeux politiques, qui y sont étroitement imbriqués. Il faut qu’il y ait une volonté politique très forte ainsi que la paix et la sécurité sur le terrain pour que les communautés s’approprient pleinement la mission de conservation de la nature. Toutes ces interventions de déstabilisation qui entretiennent la violence dans nos villages ont pour conséquence de laisser la voie libre aux trafiquants et commerces illégaux de toutes sortes, au détriment de la conservation de la nature, qui est un facteur clé du succès du développement des populations qui y vivent.

« Je travaille depuis plus de trente ans sur les questions environnementales. Nous avons fait de belles choses sur le terrain avec les communautés. »

Effectivement, mais tout cela répond à une logique évidente. La RDC a besoin de générer des ressources, qui vont lui permettre de financer son développement et sa mission de protection et de conservation de la nature. Elle s’appuie pour cela sur la valorisation de ses ressources naturelles, y compris les hydrocarbures. La question est posée. En tant que directeur général de l’ICCN, mon rôle est d’assurer la protection de nos parcs et domaines naturels. Aujourd’hui, nous n’avons pas atteint l’objectif de 15 % du territoire national dédié aux aires protégées. Et la loi est claire : tant que l’on n’a pas atteint ce seuil, on ne peut pas réaffecter de terres ou démembrer des aires protégées. Nous allons nous réunir avec nos collègues des hydrocarbures, comme nous l’avons fait récemment avec ceux du cadastre minier. Nous asseoir autour de la table pour tracer des frontières communes. Je suis pleinement engagé dans cette discussion. L’exploitation de ces terres doit se faire en concertation parfaite, entre la nécessité de générer des revenus par l’exploitation des ressources pétrolières ou du sous-sol et celle d’engendrer des ressources pour le travail de conservation de la nature.

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est concernée au premier chef. Peut-on isoler la question de la préservation de celle des enjeux politiques ?

Avez-vous parfois l’impression de mener un combat solitaire, d’être un peu seul au monde, dans cette lutte ?

Oui, parfois, c’est le lot du chef [sourire]… Je travaille depuis plus de trente ans sur les questions environnementales. Nous avons fait de belles choses sur le terrain avec les communautés locales et mes collègues chefs coutumiers. Ma nomination à la tête de l’ICCN est un aboutissement. J’ai la chance de travailler avec des ministres, des personnalités publiques qui ont une véritable vision. L’ICCN est une équipe de 3 500 agents avec lesquels les interactions sont multiples, permanentes. Nous avons également des interactions régulières avec les communautés locales. Je voyage, je rencontre des experts, j’échange avec mes équipes sur le meilleur moyen de redresser l’institut, d’accomplir notre mission. Franchement, je ne suis pas seul ! Les choses se mettent en place progressivement, les briques se positionnent les unes à côté des autres, et l’édifice de la conservation de la nature est en train de monter en puissance. C’est un mouvement encore en démarrage, mais je crois être en mesure de vous prédire un avenir intéressant. ■

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Il est noir, et il est au cœur du pouvoir. Il est pour le port d’armes, contre l’avortement, contre le mariage homosexuel, contre les contraintes environnementales… Portrait du juge le plus réactionnaire de la Cour suprême.

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« JUSTICE THOMAS » L’HOMME QUI VEUT FIGER L’AMÉRIQUE

TASOS KATOPODIS/GETTY IMAGES/AFP

par Cédric Gouverneur

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ous les quatre ans, le monde vit au rythme du suspense infernal de l’élection présidentielle américaine : dans ce pays clivé à l’extrême entre républicains et démocrates, son résultat n’a – du fait du scrutin indirect et du système des grands électeurs – qu’un vague rapport avec le total des voix réunies par le vainqueur… Une fois élu, le président des États-Unis – sur le papier, l’homme le plus puissant de la planète – sait que son pouvoir est aussi bref que fragile : au Sénat et à la Chambre des représentants, les majorités parlementaires tiennent souvent à une faible marge, et les élections de mi-mandat

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se traduisent parfois par la paralysie, au bout de deux ans, de la Maison-Blanche. Et déjà, une nouvelle course à la présidentielle débute… Alors, chaque chef d’État s’efforce de peser sur l’institution la plus immuable et la plus solide des États-Unis : la Cour suprême. Les neuf garants de la Constitution étant nommés à vie, la démission ou le décès de l’un d’entre eux peut constituer, pour le président, une formidable occasion d’ancrer le pays – pour des décennies – dans son « camp ». Car il faut bien parler de camp idéologique, tant les opinions sont polarisées, entre républicains et démocrates, entre pro-life (« anti-avortement ») et prochoice (« favorables à l’avortement »), entre partisans des armes à feu et partisans de leur contrôle, entre nostalgiques 41


Ce 24 juin, le juge a obtenu « ce dont il avait toujours rêvé : des Confédérés et « gauchistes » radicaux woke, entre négateurs la reconnaissance », estime son biographe, Corey Robin, dans du réchauffement climatique et écologistes, et ainsi de suite. les colonnes du New Yorker du 9 juillet. « Le Noir le plus puisLorsqu’en 1991, George Bush Senior nomme à la Cour sant d’Amérique » ne s’arrêtera pas là, prévient le journaliste : suprême un juge afro-américain, issu d’une famille pauvre du « Clarence Thomas règle le pas de la Cour, posant des jalons Sud profond, les observateurs étrangers s’étonnent : ce Clarence qui initialement paraissent extrêmes, avant d’être finalement Thomas est-il si à droite ? Après tout, cet ancien séminariste, né adoptés. » Les progressistes – qui ne parviennent pas à comen 1948, est également un ancien partisan des Black Panthers, prendre qu’un homme noir issu d’un quartier pauvre ne soit pas ces révolutionnaires qui, dans les années 1960, avaient leur de leur bord – le voient comme un imbécile, comme un vendu. QG à Alger ! Rosa Parks, considérée comme la mère spirituelle En fait, « c’est le plus symptomatique de nos intellectuels », doté du mouvement des droits civiques pour avoir, le 1er décembre d’« une vision terrifiante de la race, des droits et de la violence 1955, refusé de céder sa place à un Blanc dans un bus de Montqui est en passe de devenir la description de la vie quotidienne gomery (Alabama), a cependant immédiatement dissipé toute aux États-Unis », analyse Corey Robin, pour qui nul ne saurait illusion sur le nouveau juge : cette nomination « ne représente cerner Clarence Thomas sans appréhenpas un pas en avant sur la route du proder son parcours atypique. grès racial, mais un demi-tour ». Clarence Thomas, mettait-elle en garde, « veut remonter la pendule » ! LE MODÈLE DU GRAND-PÈRE Trois décennies plus tard, l’histoire L’homme est né le 23 juin 1948 aura, encore une fois, donné raison à à Savannah, en Géorgie, dans une Rosa Parks : le jeudi 23 juin dernier, famille pauvre parlant le gullah (un la Cour suprême – dotée d’une majopatois créole). Son père abandonne sa rité conservatrice depuis que Donald famille un an plus tard. Peu après, un Trump y a nommé pas moins de trois incendie accidentel se déclare dans la magistrats sur neuf ! – a inscrit dans maison : la mère, célibataire et femme le marbre le droit fédéral de porter de ménage, est reléguée dans un petit une arme en public. Une décision qui appartement avec ses deux garçons. intervient un mois à peine après l’une En 1955, débordée, elle confie ses des plus horribles fusillades de masse enfants aux grands-parents, qui vivent jamais perpétrées : dans une école prià deux pâtés de maisons de chez eux. maire du Texas, 19 enfants et deux insti« Toutes mes affaires tenaient dans un tutrices ont été massacrés fin mai par un sac en papier », expliquait le juge dans adolescent, avec un fusil d’assaut acheté une longue interview donnée au Daily le jour de ses 18 ans. Les progressistes Signal, le 22 juin dernier. s’étranglent, et ils n’ont encore rien vu… Son épouse Virginia, en 2017, Le grand-père est une force de la Dès le lendemain, le 24 juin, la Cour impliquée dans l’enquête sur les événements nature, « ouest-africain assurément », du 6 janvier 2021. suprême revient sur l’arrêt Roe v. Wade, estime Thomas. Né de père inconnu, qu’elle avait rendue en 1973 : l’avortement n’est plus un droit il avait été élevé par sa grand-mère, une esclave affranchie. fédéral, et l’institution renvoie aux États le soin de légiférer sur Dès l’arrivée de Clarence et de son frère, Myers, il apporte à la question. Aussitôt, une douzaine d’entre eux, dans le Sud et ces garçons privés de père l’autorité qui leur manquait : « Les le Midwest, l’interdisent. Les conséquences sont immédiates : enfants, les damnées vacances sont finies », leur annonce-t-il. dans l’Ohio, une fillette de 10 ans, enceinte après un viol, doit Entrepreneur, travailleur infatigable, économe, il sera pour se rendre dans un autre État pour avorter… Imperturbable, la Clarence un exemple permanent : « Je ne vous dirai jamais de Cour suprême, à majorité conservatrice, poursuit sa croisade : faire ce que je dis, mais de faire ce que je fais », leur répètele 30 juin, elle interdit à Washington de contraindre les États à t-il. Le juge l’appelle « papa » et le considère comme tel, intiagir contre le réchauffement climatique (que nient, mordicus, tulant même ses mémoires My Grandfather’s Son (« le fils de la plupart des républicains…). En l’espace d’une semaine, la mon grand-père ») : « Il est la personne la plus forte que j’ai juridiction a donc imposé au pays, gouverné par la gauche, trois connue… Mes grands-parents étaient des Noirs pauvres du Sud décisions à la droite de la droite. Et ce n’est pas fini : Clarence profond, mais ils ont obtenu ce qu’ils voulaient dans la vie. Ce Thomas veut détricoter tous les droits acquis depuis le New fut leur victoire. » Deal des années 1930… Contraception. Mariage homosexuel. Il Le jeune garçon, motivé par cet homme bosseur et intègre, en a la volonté. Il en a le pouvoir. Il est inamovible. Surpuissant. est un élève brillant. Il fait toute sa scolarité dans l’enseigneDéterminé. Et en pleine forme ! ment catholique, et y expérimente le racisme comme le mépris

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WILL OLIVER/EPA-EFE

Une manifestation contre l’abandon du droit à l’avortement devant la Cour suprême, à Washington, le 25 juin 2022.

social : ses camarades afro-américains se moquent de sa sombre complexion, le surnommant ABC (America Blackest Child), et raillent son parler créole. Mais lorsque Clarence abandonne le séminaire, l’inflexible grand-père le chasse de la maison le jour même… Nous sommes dans les années 1960. Le jeune homme s’intéresse aux Black Panthers et manifeste contre la guerre du Vietnam. En 1971, il intègre la faculté de droit de Yale grâce à la discrimination positive. Plus tard, il se prononcera contre, préférant la méritocratie : il estime en effet que ce dispositif stigmatise celui qui en profite, lui faisant encourir le soupçon de se hisser socialement non pas du fait de ses compétences, mais grâce à sa couleur de peau. Dès lors, il s’engage résolument à droite toute. Avocat, il ne défend pas la veuve et l’orphelin, mais représente le groupe phytosanitaire Monsanto, bête noire des défenseurs de l’environnement. Puis, il devient assistant juridique du sénateur républicain du Missouri, John C. Danforth. En 1986, il épouse une militante républicaine blanche, Virginia Lamp. Dans les années 1980, l’homme grimpe les échelons de l’administration de Ronald Reagan (1981-1988), puis de George H. W. Bush (1988-1992). Jusqu’à ce que ce dernier le nomme à la Cour suprême en 1991. L’ancien gamin de Savannah décore son bureau avec le buste de son grand-père. Et va tout faire pour

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Dans les années 1960, le jeune homme s’intéresse aux Black Panthers et manifeste contre la guerre du Vietnam. imposer ses vues, ultraconservatrices et ultralibérales, à la plus puissante juridiction des États-Unis… De son grand-père, Clarence Thomas a appris que « l’État providence vous arrache votre virilité ». De l’absence de son père, que « la liberté sexuelle fait fuir aux hommes leurs responsabilités familiales ». De son enfance dans un quartier pauvre, que « trop de clémence envers la délinquance » nuit aux honnêtes travailleurs. « La révolution des droits progressistes a sapé l’autorité traditionnelle et généré une culture de

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la permissivité et de la passivité », déclarait-il en 1992 dans un débat au Federalist Institute. Il entend donc « restaurer le patriarcat noir », détruit selon lui à cause de la révolution des droits civiques et dont il estime que les femmes et les enfants ont besoin pour leur sécurité et leur instruction. C’est sa mission sur Terre, et il est absolument convaincu d’agir pour le bien de tous. En croisade contre l’ensemble des idées progressistes promues par le New Deal de Franklin Delano Roosevelt (1933-1945), puis par les mouvements sociétaux depuis les années 1960, « Justice » Clarence Thomas use d’une arme de destruction massive à la Cour suprême : une interprétation stricte de la « privileges or immunities clause » du 14e amendement. Son argument est aussi simple que radical : si un droit n’est pas dans la Constitution de 1791, il n’a pas à être garanti… Et comme, à la fin du XVIIIe siècle, il n’y avait évidemment pas de droits à l’avortement, au mariage homosexuel, de droit de l’environnement, ni même à la contraception, l’État fédéral n’a aucune raison de protéger ces notions… Juridiquement, l’argument est difficile à parer. En 1994, Clarence Thomas assumait la révulsion qu’il inspire aux progressistes, se déclarant « fièrement et sans vergogne hors sujet et anachronique ». « ARMÉ ET RESPONSABLE »

Le seul obstacle sur lequel pourrait trébucher le juge dans sa croisade s’appelle… Virginia « Ginni » Thomas. Sa propre épouse, mère de leur fils unique. La militante républicaine blanche est une trumpiste fanatique. Deux jours après le scrutin du Super Tuesday du 3 novembre 2020, où Joe Biden l’a emporté contre Donald Trump, elle a envoyé des SMS au patron de la Maison-Blanche, Mark Meadows. Ginni Thomas tentait par là de convaincre le chef de l’administration Trump d’agir pour bloquer l’élection de Biden. Et reprenait sans vergogne les théories de la mouvance complotiste d’extrême droite Qanon : « la famille criminelle Biden » et « les conspirateurs de la fraude électorale » ont été arrêtés, assurait-elle à Meadows. Ils sont « détenus sur des barges » au large de Guantanamo, dans l’attente de paraître « devant un tribunal militaire pour sédition » ! Dans quelle mesure le juge était-il au courant des SMS délirants de son épouse, c’est toute la question. D’autant que Clarence Thomas est le seul des neuf « sages » à s’être opposé à ce que les enregistrements de la Maison-Blanche soient remis à la commission d’enquête sur la tentative de putsch du 6 janvier 2021… Pourtant, selon les experts juridiques interrogés par la National Public Radio (NPR), il n’existe aucun moyen de forcer Thomas à se récuser. Selon le professeur de droit Charles Geyh, de l’université d’Indiana, interviewé en mars par la NPR, « le fait est que sur les 25 000 juges environ aux ÉtatsUnis, seulement neuf ne sont pas soumis à un code de conduite, et ces neuf sont les plus puissants du pays, sinon de la planète ». En septembre prochain, la Cour suprême va examiner l’arrêt Moore v. Harper, qui a trait au découpage des circonscriptions électorales en Caroline du Nord. L’institution pourrait alors décider de laisser aux États le soin de trancher en cas de litige : 30 législatures sur 50 étant aux mains des républicains, cette majorité pourrait donc faire basculer le vote en sa faveur et désigner de grands électeurs sans prendre en compte le résultat des urnes ! La parlementaire démocrate élue au Congrès Alexandria Ocasio-Cortez (« AOC ») met en garde contre un coup d’État judiciaire. Hillary Clinton parle également de « la plus grave menace pour la démocratie depuis le 6 janvier 2021 », date de l’assaut raté des trumpistes contre le Capitole. Sauf que les hommes qui menacent les institutions ne sont plus des émeutiers désorganisés, mais des juges surpuissants… ■

Il s’était prononcé contre le financement des frais d’avocat des détenus trop pauvres pour s’en offrir les services.

À l’inverse, comme les colons des XVIII e et XIX e siècles étaient armés jusqu’aux dents, l’État fédéral se doit de garantir ce droit. Car dans la désarmante logique de Thomas et des partisans des armes à feu, la réponse aux tragédies humaines provoquées par les armes est… davantage d’armes : un « homme armé responsable » est, de leur point de vue, la meilleure riposte à la présence d’un « méchant » avec un fusil. Après chaque tuerie de masse, dans cette atroce litanie qui ponctue l’actualité du pays, les républicains se contentent de prier pour les victimes et de dénoncer le mal. Peu leur chaut que plus un seul de ces épisodes n’ait eu lieu en Australie depuis qu’une loi y a restreint l’accès aux armes, en 1996… Pour le journaliste Robin Corey, la Cour suprême « assume une société américaine extraordinairement violente et aux libertés minimales, sans espoir que l’État puisse protéger ses citoyens ». Impitoyable, Clarence Thomas s’était prononcé contre le financement des frais d’avocat des prisonniers trop pauvres pour s’en offrir les services. Et il a bien entendu défendu l’embastillement à Guantanamo des détenus suspectés de terrorisme.

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LES SMS QANON DE « GINNI »

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Ketanji Brown Jackson, l’antithèse de Thomas

Le 8 avril 2022, sa nomination est confirmée en présence du président Joe Biden et de la vice-présidente Kamala Harris.

Elle est la première Afro-Américaine à intégrer la plus haute juridiction du pays. Et elle incarne des valeurs diamétralement opposées.

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sa naissance, en 1970, ses parents ont demandé à une tante, travailleuse humanitaire en Afrique de l’Ouest, de leur transmettre une liste de prénoms locaux chatoyants. Ils ont opté pour Ketanji Onyika, signifiant « la charmante », a-t-elle raconté durant son audition au Sénat le 21 mars dernier. De la part de Johnny et Ellory Brown, enseignants en lycée à Miami, ce choix était aussi militant que courageux. Militant, car les Afro-Américains portent les noms imposés à leurs ancêtres esclaves par les esclavagistes ; et courageux, car les enquêtes démontrent que les CV des Américains aux prénoms africains sont 50 % plus souvent refusés que les autres. Et pourtant, Ketanji Brown Jackson a gravi tous les échelons : « Dans ma famille, il a fallu une seule génération pour passer de la ségrégation raciale à la Cour suprême », se félicite la première femme noire à accéder à une telle fonction. En plus de deux cent trente années d’existence, la Cour a ainsi vu passer 120 juges, dont 117 blancs et 115 hommes… Le président Joe Biden avait promis de nommer une Afro-Américaine en remplacement du juge progressiste Stephen Breyer, 83 ans, démissionnaire. Son choix s’est donc porté sur cette juge de la cour d’appel fédérale de Washington DC. Lors de son audition au Sénat, les républicains (tout en prenant bien soin d’écorcher son prénom…) lui ont reproché d’avoir défendu des criminels et des terroristes, le sénateur de l’Iowa Chuck Grassley s’interrogeant par exemple sur « la façon dont [elle] traiterait des affaires

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de terrorisme », et son collègue du Nebraska Ben Sasse l’accusant d’avoir « contribué à remettre des criminels violents dans la rue »… Ketanji Brown Jackson leur a calmement rappelé cette évidence : tout prévenu a droit à une défense digne de ce nom. Mariée à un chirurgien, elle est mère de deux enfants. Son frère et deux de ses oncles sont (ou ont été) policiers, notamment à Baltimore, l’une des villes les plus violentes du pays. Et un autre de ses oncles purge une longue peine de prison pour une affaire de stupéfiants. Lorsqu’elle était fraîchement diplômée de l’université de Yale, elle a « compris qu’elle manquait d’expérience » et a donc « décidé de servir “dans les tranchées” » : elle s’est donc portée volontaire pour défendre des délinquants sans le sou, et même des « combattants ennemis » embastillés sans jugement sur la base américaine de Guantanamo après le 11 septembre 2001. Or, au pays du Far West, un tel dévouement plombe une carrière : « Typiquement, écrit le New York Times, les avocats qui ambitionnent de devenir juges servent comme procureurs et envoient les criminels en prison » au lieu de les défendre. « En tant qu’avocate, j’ai réalisé que les attentats du 11 septembre ne menaçaient pas seulement notre sécurité, explique Ketanji Brown Jackson en faisant référence à Guantanamo, mais menaçaient également nos principes constitutionnels. » Ses débats avec Clarence Thomas et les autres juges de la majorité réactionnaire, qui domine la Cour suprême, promettent donc d’être tendus… ■

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DÉCOUVERTE Comprendre un pays, une ville, une région, une organisation

Côte d’Ivoire Le futur est en travaux! Infrastructures, urbanisme, routes, eau, énergie et aussi les stades de la CAN… Le pays investit pierre par pierre, mètre par mètre.

Demain, la tour F dans la perspective du pont de Cocody.

DR - NABIL ZORKOT (4)

Le chantier de la route côtière.

Le parc des expositions et le Convention Center.

Ci-dessus, le stade d’Ébimpé. Ci-contre, l’université de San Pedro.

DOSSIER RÉALISÉ PAR ZYAD LIMAM AVEC FRANCINE YAO


DÉCOUVERTE/Côte d’Ivoire

Au pays

des bâtisseurs Depuis l’indépendance, on construit et on élève avec enthousiasme. La stratégie actuelle vise à répondre aux besoins en infrastructures, tout en dopant la compétitivité et la modernisation de l’économie.

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Le président Alassane Ouattara lors de l’inauguration du stade olympique d’Ébimpé, à Abidjan, le 3 octobre 2020.

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’est véritablement devenu une tradition ivoirienne. Construire, bâtir, dessiner et redessiner la physionomie du pays, lancer des ponts et des routes, et monter des immeubles vers le ciel… Ici, en Côte d’Ivoire, l’ambition, c’est aussi de « transformer le terrain ». À l’indépendance, le pays est marqué par l’empreinte de l’économie coloniale, avec comme seules véritables infrastructures les comptoirs sur la côte, dont la ville de Grand-Bassam, et le fameux train Abidjan-Bobo-Dioulasso. Abidjan d’ailleurs existe à peine. On est loin de la future métropole de 5 millions d’habitants, qui deviendra l’une des portes de l’Afrique. L’ère du premier président, Félix Houphouët-Boigny, sera celle d’une véritable « construction » du pays, avec l’émergence du Plateau, ce quartier d’affaires emblématique, des premiers immeubles iconiques, comme l’hôtel Ivoire, ou des tours de la cité administrative. Avec le développement de la culture du cacao, le pays s’enrichit, le « Vieux » se lance dans la « création » de Yamoussoukro comme capitale, avec la fameuse basilique, œuvre de l’architecte Pierre Fakhoury, né à Dabou, dont le travail tout au long des décennies à venir marquera lui aussi le territoire. Les années Houphouët sont celles de la naissance de la fameuse DCGTx (Direction et contrôle des grands travaux), dirigée par Antoine Cesareo, presque un personnage de roman. Les années Bédié seront celle du Bureau national d’études techniques et de développement (BNETD), dirigé un temps par Tidjane Thiam. Celles également de la naissance du concept de l’Éléphant, avec les 12 grands travaux, largement inachevés, mais dont un certain nombre seront repris par ses successeurs. Les années Gbagbo sont celles de la confusion et d’une quasi-guerre civile. L’arrivée du président Alassane Ouattara, en mai 2011, entraîne une vigoureuse relance de l’investissement dans les infrastructures. Il s’agit tout d’abord de réhabiliter un système à genoux, au lendemain de la grave crise électorale de novembre 2010, de remettre littéralement en marche l’eau et électricité. Puis de retrouver le niveau après vingt ans de stagnation, de doper la croissance par l’investissement public. Sur un plan stratégique, l’objectif d’ADO et de son équipe va être d’accentuer la compétitivité du pays, en le dotant d’un backbone, de « l’armature »

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L’échangeur de l’Indénié, dans la capitale économique.

Pour favoriser le développement du

secteur privé,

il faut aussi mettre en place l’armature

nécessaire,

les structures pour favoriser l’activité.

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nécessaire pour soutenir et induire l’activité. Les infrastructures et les grands travaux sont alors des éléments centraux de l’émergence. Et, dans un cercle vertueux, ils entraînent la création d’emplois. Réhabilitation du patrimoine immobilier de l’État, relance de la production d’énergie, relance d’un grand programme autoroutier vers le nord et vers l’est, construction du barrage de Soubré, construction du troisième pont d’Abidjan, lancement de nouveaux projets… À l’orée du second mandat, les travaux s’enchaînent et l’on doit saluer ici la mémoire d’Amadou Gon Coulibaly, secrétaire général de la présidence, puis Premier ministre, qui fut le principal coordinateur de ce programme présidentiel très ambitieux. Locomotive de l’Union économique et monétaire ouest-africaine (UEMOA), avec un produit intérieur brut (PIB) de 69,76 milliards de dollars en 2021, la Côte d’Ivoire aspire à devenir une économie à revenu intermédiaire d’ici à 2030. Pour atteindre l’objectif, les pouvoirs publics structurent l’effort via des plans stratégiques qui orientent l’investissement, en particulier dans le domaine des grands travaux et des infrastructures. Le premier Plan national de

développement (PND) 2012-2015 avait prévu un montant d’investissements publics et privés de 11 000 milliards de francs CFA, et le PND 2016-2020 une enveloppe de 30 000 milliards de FCFA. Les deux premiers plans ont permis au pays de réaliser une croissance moyenne de plus de 8 % sur la période de 2012 à 2019. L’impact de la pandémie de Covid-19 aura fortement ralenti le processus en 2020 (2 %), mais le pays aura aussi su prouver sa résilience aux chocs. Le PND 2021-2025 renoue avec une voie haute en matière d’ambition, avec un montant estimé de 59 000 milliards de FCFA. L’objectif de l’équipe du Premier ministre, Patrick Achi, est de poser de véritables jalons dans la perspective de 2030. La population du pays avoisinera alors 34 millions d’habitants (au lieu de 28 millions aujourd’hui), avec une grande majorité de jeunes de moins de 30 ans. Abidjan comptera aux alentours de 8 millions de résidents, s’imposant plus encore comme l’une des cités majeures du continent. En 2030, si tout se passe comme prévu, la richesse du pays aura de nouveau doublé (par rapport à la décennie 2011-2020), pour atteindre un PIB au-dessus de 90 milliards de dollars.

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Des chiffres nécessaires pour diviser par deux la pauvreté et pour créer des emplois. Outre son potentiel intérieur, cette « plate-forme » Côte d’Ivoire s’adresse et s’adressera à un double marché : l’UEMOA, qui compte plus de 130 millions d’habitants avec une monnaie unique et stable, et la Communauté économique des États de l’Afrique de l’Ouest (CEDEAO), avec plus de 400 millions d’habitants. Pour atteindre ces objectifs, favoriser le développement du secteur privé national et les investissements privés internationaux, les infrastructures restent un paramètre clé. Aujourd’hui comme hier, la Côte d’Ivoire est en chantier. La capitale économique vit au rythme des pelleteuses et des grues (et des embouteillages). Les accès à l’eau potable, à l’électricité, à l’énergie, à Internet restent des priorités. Les 4e et 5e ponts, au-dessus des lagunes, avancent à grands pas. Deux grands projets emblématiques sont en cours. Celui de la tour F, la dernière de la cité administrative, qui sera la plus haute d’Afrique, au cœur du Plateau. Et celui du métro d’Abidjan, dont les travaux ont commencé et qui sera, malgré les obstacles et les retards, une formidable aventure humaine et urbaine. L’agrandissement du Port autonome d’Abidjan (PAA) est en marche. Poumon économique de la Côte d’Ivoire, il assure 90 % des échanges extérieurs. Il s’est doté d’un second terminal à conteneurs. Et des travaux d’extension sont en cours. Concernant le transport aérien, Air Côte d’Ivoire, qui génère 72 % du trafic global sur la plate-forme aéroportuaire ivoirienne, a ouvert récemment deux nouvelles dessertes (Johannesbourg et Bissau). Le programme autoroutier avance vers le nord, au-delà de Bouaké, et vers l’est, au-delà de Grand-Bassam. La rénovation, urgente, de la fameuse « côtière », la nationale qui relie Abidjan à San Pedro, a démarré de chaque côté. La formation et les ressources humaines sont au cœur de la compétitivité. D’où la création d’universités, en particulier à l’intérieur du pays. Daloa, Man, San Pedro et Korhogo comptent désormais des établissements supérieurs. D’autres sont en cours de construction, notamment à Bondoukou et Odienné.

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Enfin, le pays se prépare aussi à accueillir de grands événements. Cela après avoir reçu la conférence des parties de la Convention des Nations unies sur la lutte contre la désertification (COP 15), du 9 au 20 mai. Un événement qui a réuni plus de 7 000 participants venus de plus de 150 pays. Au cours de cet événement, la Côte d’Ivoire a présenté l’Initiative d’Abidjan, ou Abidjan Legacy Program, qui vise à restaurer les écosystèmes forestiers dégradés et à promouvoir une agriculture nouvelle, une gestion durable des sols. Dans ce contexte, un parc d’exposition pouvant recevoir plus de 5 000 personnes est en cours de réalisation près de l’aéroport d’Abidjan. Et enfin, le pays travaille d’arrache-pied pour accueillir la prochaine Coupe d’Afrique des nations (CAN) de football, en janvier 2024, avec la réalisation de six stades flambant neufs dans cinq villes. Le chemin parcouru depuis 2011 est assez impressionnant. Mais les défis demeurent. La dernière saison des pluies aura montré le besoin de repenser le système d’assainissement et d’évacuation des eaux, en soulignant l’urgence d’une gestion de l’urbanisme. Plus structurellement, les bases de la croissance doivent se diversifier et le secteur privé doit monter en gamme pour participer à sa mesure à l’investissement, y compris dans les infrastructures. La croissance doit aussi se « délocaliser », sortir du périmètre du grand Abidjan pour entraîner les hinterlands, les villes secondaires et les campagnes. En attendant, que la visite commence [voir pages suivantes] ! ■

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Inauguration de la phase IV de la centrale thermique d’Azito, le 27 juin 2022, par le Premier ministre Patrick Achi (au centre), en présence du ministre des Mines, du Pétrole et de l’Énergie Mamadou Sangafowa Coulibaly (au premier plan, à gauche).

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La tour F, sur le toit de l’Afrique La sixième tour de la cité administrative du Plateau s’élèvera à plus de 400 mètres. Et symbolisera l’émergence ivoirienne.

La maquette du projet, avec vue du futur pont de Cocody (ci-contre). Et le chantier fin juillet à Abidjan (ci-dessus).

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lle sera le symbole de l’émergence ivoirienne. Celui d’une ville ouverte, cosmopolite, industrieuse, tournée vers le monde. Elle s’élève progressivement au cœur du Plateau, dans l’axe du futur pont de Cocody. Et viendra compléter la cité administrative d’Abidjan, les tours A, B, C, D et E construites à partir du milieu des années 1970, qui font aussi l’objet d’un important programme de rénovation. Dessinée et conçue par l’architecte Pierre Fakhoury, elle culminera à près de 400 mètres pour 76 étages et 140 000 m2 de surface, desservie par 23 ascenseurs, devenant la plus haute tour du continent (à date). Les travaux sont menés par PFO

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Africa et mobilisent de nombreux sous-traitants majeurs, comme le géant belge Besix. La tour est destinée à accueillir de nombreux services de l’État, aujourd’hui disséminés dans toute la ville, avec les conséquences budgétaires que cela implique. Elle sera aussi ouverte au public, avec des espaces commerciaux, des zones privatives et des zones de bureaux. C’est un projet immobilier particulièrement novateur. Une structure monolithique de verre où la forme et la matière ne font qu’un, qui se veut œuvre d’art. Tout en proposant un formidable outil de travail, à la hauteur des ambitions ivoiriennes. Les travaux ont démarré en juillet 2021. Et devraient s’achever fin 2025. ■

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La révolution métro Une traversée du nord au sud, 37,9 kilomètres de voie, et plus de 500 000 passagers par jour.

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La ligne 1 comptera 20 stations.

chacune. Des passerelles piétonnes jalonneront le trajet, ainsi qu’un pont ferroviaire pour la traversée de la lagune. Le tracé de la ligne 1 du métro sera ponctué de 20 stations multimodales, avec parking, galeries et commerces. Le système transportera 1 demi-million de passagers par jour, sur une distance de 37,9 kilomètres allant d’Anyama (Abidjan-nord) à Port-Bouët (Abidjan-sud). Et surtout, il devrait faire la fierté des Ivoiriens. En attendant la réalisation de la deuxième ligne, qui devrait relier Yopougon à Bingerville dans les années à venir. ■ AFRIQUE MAGAZINE

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nnovant, exigeant, hors norme… C’est véritablement un projet emblématique, celui d’une transformation radicale de la mobilité dans une ville de près de 5 millions d’habitants. Le métro changera la vie des Abidjanais, contraints aujourd’hui de subir de longues heures de transport et d’embouteillages quotidiens. Selon le ministre des Transports Amadou Koné, le projet d’Abidjan est le plus ambitieux de toute l’Afrique subsaharienne. Lancées en 2017, les négociations entre l’exécutif et le groupe Bouygues, tête de pont du consortium d’entreprises françaises chargées des travaux, ont finalement abouti à la signature d’un protocole d’accord entre les deux parties le 8 octobre 2019. L’investissement, estimé à environ 918 milliards de FCFA (soit 1,4 milliard d’euros), sera financé par la France. « C’est l’effort le plus important que la France ait jamais réuni au démarrage d’un projet de transport urbain à l’étranger », avait affirmé en 2017 le président Emmanuel Macron. Depuis août 2021, le projet est entré dans sa phase active avec la création de la base vie à Abobo, la très délicate libération des emprises et le dédommagement des personnes concernées, en particulier les plus vulnérables. Le métro sera construit sur une plate-forme ferroviaire à part entière, avec deux voies d’un écartement de 1,435 mètre

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Les travaux ont commencé dans le secteur d’Abobo.

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Un 4 pont sur les lagunes

Le chantier avance à grands pas : la livraison est annoncée pour fin 2022.

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istoriquement, il y a eu le pont Félix Houphouët-Boigny (1958), puis le pont Charles de Gaulle (1967), tous deux récemment rénovés. Puis, en 2017, le pont Henri Konan Bédié, qui s’élance entre Cocody et la commune de Marcory. Voilà donc le quatrième pont de la ville. Le chantier avance à grands pas. Livraison annoncée : fin 2022. D’un coût de 142 milliards de 56

de 7,2 kilomètres. L’ouvrage sera composé d’une chaussée de 2 x 3 voies séparées par un terre-plein central de 20 mètres, qui constituera la zone de passage du deuxième train urbain d’Abidjan. Seront aussi érigés trois échangeurs à Yopougon, une plate-forme de péage à Attécoubé, d’une longueur de 850 mètres, un viaduc sur la baie du Banco, et trois échangeurs au niveau de la traversée du boulevard de la Paix. ■

francs CFA, ce projet financé par la Banque africaine de développement (BAD) et l’État de Côte d’Ivoire vise à accroître la mobilité dans une ville notoirement congestionnée. Selon la Banque mondiale, on y compte plus de 10 millions de déplacements par jour. Aux manettes : l’entreprise China State Construction Engineering Corporation (CSCEC). Ce pont reliera les communes de Yopougon, Attécoubé et Adjamé sur une longueur AFRIQUE MAGAZINE

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Reliant au-dessus des eaux les communes de Yopougon, Attécoubé et Adjamé, il devrait permettre de fluidifier la circulation dans la capitale économique.


Le nouveau cœur battant d’Abidjan Le 5e pont, symbole du renouveau de la baie de Cocody. Et de la lagune Ébrié.

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lairement, le stade de l’esquisse et de la maquette est dépassé. La silhouette du 5e pont s’élance déjà entre le quartier des affaires du Plateau et la commune huppée de Cocody. Un ouvrage épuré d’une longueur de 1,5 kilomètre qui sera surmonté d’un hauban de 200 mètres de haut. La livraison, initialement prévue pour la fin 2021, a été retardée par la pandémie de Covid-19. Mais la construction devrait être finie pour le tout début de 2023. L’ouvrage est composé d’un viaduc d’accès, côté est de la baie (Cocody), long de 258 mètres et composé de 2 x 2 voies de circulation ainsi que de deux passages de 1,5 mètre de large

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chacun pour les cycles et les piétons. Un second viaduc d’accès, côté ouest de la baie (Plateau), long de 147 mètres, comporte une voie de circulation et également un passage pour les cyclistes et les piétons. Les travaux de cette infrastructure, dessinée par l’architecte Pierre Fakhoury, sont financés par la Banque islamique de développement (BID) et réalisés par la China Road and Bridge Corporation (CRBC). Ambitieux, l’ouvrage s’inscrit dans le projet de réhabilitation de la lagune, dont les méandres façonnent la géographie de la ville. C’est le vaste Projet de sauvegarde et de valorisation de la baie de Cocody et de la lagune Ébrié (PABC), porté par le Maroc et la Côte d’Ivoire. La baie de Cocody doit devenir l’un des nouveaux

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cœurs battants d’Abidjan, avec un parc urbain et des berges destinées à la promenade. Également à l’agenda, un port de plaisance, un programme résidentiel, des espaces de loisirs et des installations commerciales. Les bruits de machine et les incessants déplacements des engins de chantier, la réalisation de ronds-points à proximité soulignent l’avancement des travaux, malgré les retards inévitables. Second volet, la réhabilitation écologique de la baie répond à la nécessité de dépolluer la lagune Ébrié, de favoriser le renouvellement de ses eaux et la reconstitution de ses ressources halieutiques. Une ambition au long cours qui devrait transformer le visage d’Abidjan. ■

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Le bâtiment permettra d’accueillir des salons d’envergure dédiés aux professionnels ou au grand public.

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Le parc des expositions, étape de la nouvelle ville La structure futuriste du nouveau Convention Center préfigure ce que devrait être Aérocité dans les années à venir.

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a structure s’élève et prend forme. Le parc des expositions et le Convention Center d’Abidjan, avec un périmètre de 100 hectares, s’inscrivent dans le cadre de l’aménagement d’Aérocité, future ville nouvelle autour de l’aéroport Félix Houphouët-Boigny (en phase d’extension). Le parc permettra d’accueillir des salons d’envergure dédiés aux professionnels ou au grand public, mais également des congrès et conventions politiques, des grands événements culturels et sportifs. Selon le ministre du Commerce, de l’Industrie et de la Promotion des PME Souleymane Diarrassouba, cette infrastructure totalement

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couverte, avec une capacité d’accueil de plus de 5 000 personnes, verra le jour à la fin de cette année. La troisième édition de la Foire commerciale intra-africaine (IATF) devrait en particulier s’y tenir en novembre 2023. La première composante des travaux porte sur le Hall 1, et la seconde sur le Convention Center. Celui-ci se présente comme une nef audacieuse, développant environ 9 000 m2 sous 35 mètres de haut. L’ensemble est entièrement modulable. À long terme, Aérocité devrait accueillir, sur une surface de 27 hectares, des structures hôtelières, des restaurants, des entreprises, des centres de divertissement, des parkings, etc. ■

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Le port autonome d’Abidjan en marche avant ! Un second terminal à conteneurs et de nouveaux portiques renforceront la croissance moyenne actuelle de 12 % par an du PAA.

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e port autonome d’Abidjan (PAA), poumon économique de la Côte d’Ivoire, qui assure 90 % de ses échanges extérieurs, se transforme. Le PAA traite quelque 800 000 conteneurs chaque année et connaît depuis 2012 une croissance moyenne de 12 % par an. Cette infrastructure d’envergure se dote d’un second terminal à conteneurs (TC2), destiné à doubler sa capacité. Sa construction a été confiée à l’entrepreneur China Harbour Engineering Company (CHEC) à la suite du contrat de concession de vingt ans remporté par le consortium constitué par Bolloré et APM Terminals (Maersk). Ce nouveau terminal, d’une superficie de 37,5 hectares, comporte six portiques de quai (réceptionnés en avril dernier), et 13 portiques de parc ainsi que 36 tracteurs électriques pour la manutention des conteneurs sont attendus. L’objectif étant de répondre à la qualification ISO 14001 (environnement). L’infrastructure, dont le coût est évalué à 311 milliards de francs CFA (400 millions d’euros), est dimensionnée pour accueillir des navires de 16 mètres de tirant d’eau transportant 12 000 EVP. Avec un quai de 1 100 mètres et un tirant d’eau de 18 mètres, le second terminal permettra alors de décharger des navires de grande capacité et de dernière génération. Sa mise en service, prévue pour novembre 2022, entraînera la création de plus de 450 emplois directs locaux et de milliers d’emplois indirects. La structure pourra ainsi répondre non seulement aux besoins du pays, mais aussi à ceux de toute la sous-région. ■

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Avec un quai de 1 100 mètres et un tirant d’eau de 18 mètres, l’extension (au fond, à gauche) permettra de décharger des navires de grande capacité et de dernière génération.

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L’usine que construit Fluence Corporation puisera dans la lagune Aghien.

De l’eau pour tous ! Deux projets majeurs vont permettre d’assurer à terme l’autosuffisance pour le grand Abidjan.

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à l’est de la ville. L’installation achevée affichera une capacité de 150 000 m3 par jour. Ce projet distribuera de l’eau à 1,5 million d’habitants. Par ailleurs, l’usine d’eau potable de la Mé, sur la route du Grand Alépé, au nord d’Abidjan, est quasi finalisée, et fournira 240 000 m3 d’eau par jour. L’eau traitée dans cette station sera pompée à partir de la rivière la Mé grâce à une prise d’eau réalisée sur un terrain de 1 hectare. L’eau potable sera transportée sur 28 km, jusqu’à deux châteaux d’eau, de 5 000 m³ chacun, où elle sera stockée. Les travaux de cette usine sont réalisés par PFO Africa, en association avec Veolia. ■ AFRIQUE MAGAZINE

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a population de la capitale économique approche les 5 millions d’habitants (soit 20 % du pays). La desserte de la mégalopole en eau est donc un enjeu pour aujourd’hui et les années à venir. Le déficit est déjà avéré. La production actuelle à Abidjan est de 640 000 m3 par jour, contre une demande évaluée à 840 000 m3 par jour. Les nappes souterraines sont importantes, mais il faut aussi diversifier les ressources. Deux projets majeurs sont en cours. Fluence Corporation construit une usine d’eau potable qui exploitera la lagune Aghien, la plus grande réserve d’eau douce de Côte d’Ivoire, située

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L’usine de traitement de la Mé est presque finalisée et fournira 240 000 m3 d’eau par jour.

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L’urgence énergétique

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L’augmentation des capacités de production électrique est une priorité pour soutenir la croissance et alimenter les marchés régionaux.

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Azito aura une capacité de plus de 710 MW, soit près de 27 % de la puissance totale installée dans le pays.

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a Côte d’Ivoire a vécu une crise énergétique durant une partie de l’année 2021, provoquée par une demande en hausse (particuliers et entreprises), une série de pannes sur la turbine à gaz de la centrale d’Azito et l’assèchement de certains barrages hydrauliques. Le gouvernement a donc décidé de changer la donne. Avec en priorité un renforcement du parc existant. L’électricité étant dépendante à plus de 80 % des centrales thermiques réparties entre celles d’Azito, Aggreko et Vridi, l’État incite ces unités à augmenter leurs capacités de production thermique. En juin 2022, la phase 4 de la centrale d’Azito a été inaugurée. Elle permet un accroissement de production de 253 MW (grâce à une turbine à gaz de 180 MW et une turbine à vapeur de 73 MW). Cela porte la capacité de la centrale à plus de 710 MW, soit près de 27 % de la puissance totale installée dans le pays. Le montant des travaux s’élève à environ 217 milliards de FCFA. En sus, la construction de la centrale Atinkou à cycle combiné de 390 MW, d’un montant de 260 milliards de FCFA, est en cours depuis mars 2021, à Jacqueville. C’est l’entreprise Tractebel (Belgique) qui est en charge du chantier. Livraison prévue dans vingt-huit mois. Le pays, qui se positionne également comme un fournisseur sous-régional, a pour ambition d’atteindre une puissance installée de 4 000 MW à l’horizon 2030, contre 2 369 MW actuellement. Dans ce contexte ambitieux, le PND 20212025 prévoit la mise en place d’une nouvelle centrale thermique d’une capacité de 200 MW, dont les modalités d’exploitation sont à définir (acquisition, leasing…). La découverte de pétrole et de gaz au large des côtes devrait permettre, à partir de 2023, d’assurer un équilibre énergétique. Tout comme les investissements dans les énergies durables, tels le solaire ou la tourbe. ■

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L’autoroute du Nord devrait bientôt être entièrement ouverte à la circulation.

Des autoroutes pour connecter centres et périphéries

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es structures autoroutières sont chères, complexes à financer (avec la question toujours délicate du péage), mais elles contribuent fortement au désenclavement des villes secondaires, à la promotion du commerce, aux échanges urbains et interurbains dans un contexte économique favorable. Elles sont également un facteur de sécurité routière améliorée. Le 11 décembre 2013, le président Alassane Ouattara inaugurait le tronçon rénové de l’autoroute du Nord entre Singrobo et Yamoussoukro. Le 29 mars 2017, feu le Premier ministre Amadou Gon Coulibaly donnait le premier coup de 66

à son hinterland (Burkina Faso et Mali notamment). C’est un chantier réellement stratégique dont l’objectif est de toucher la frontière et de participer activement au développement des zones sahéliennes. À l’est, le projet autoroutier avance également. La section AbidjanGrand-Bassam a été achevée en septembre 2015. En décembre 2021, les travaux du tronçon Abidjan-Assinie, d’un montant estimé à 68 milliards de FCFA, ont démarré. Ils sont prévus pour durer vingt-quatre mois. Initialement, cette première section devait relier Grand-Bassam au village de Samo, en passant par Bonoua, mais le projet a connu des modifications en raison des

pioche marquant le démarrage des travaux de la section YamoussoukroTiébissou, longue de 37 kilomètres. Quant à la section Tiébissou-Bouaké, de 95 kilomètres, les travaux ont officiellement démarré le 29 novembre 2018 et sont réalisés à près de 80 %, selon l’Agence de gestion des routes (Ageroute), entreprise assurant la maîtrise d’ouvrage pour le compte du ministère de l’Équipement et de l’Entretien routier. L’autoroute du Nord (section Yamoussoukro-TiébissouBouaké) devrait donc bientôt être entièrement ouverte à la circulation, permettant de mieux connecter le nord et le sud du pays, et la Côte d’Ivoire AFRIQUE MAGAZINE

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Au nord et à l’est, les « quatre voies » progressent, ouvrant la voie aux échanges, créant un lien du nord au sud, de l’est à l’ouest, et tout le long du littoral du golfe de Guinée.


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Son renforcement présente de sérieuses opportunités économiques et touristiques pour le pays.

coûts élevés qu’il aurait engendrés : « Entre Bassam et Bonoua, il existe beaucoup de zones marécageuses. Les premières études effectuées portaient le projet à 4 milliards de FCFA le kilomètre. Ça coûtait excessivement cher. Il a fallu effectuer un autre tracé, afin de baisser le coût à un peu moins de 2 milliards de FCFA le kilomètre, y compris les échangeurs, les passerelles piétons », explique Amédé Koffi Kouakou, ministre de l’Équipement et de l’Entretien routier. Le bitumage en 2x2 voies de cette route de 30 kilomètres, construite le long du canal d’Assinie, ouvre le trafic vers l’est du pays et vers le Ghana. Le tracé participe surtout, même si cela reste encore au stade du symbole, au grand projet global de l’autoroute Abidjan-Lagos (1 081 kilomètres). Cette autoroute du futur relierait les deux principales métropoles de l’Afrique de l’Ouest, en passant par Accra, Lomé, Cotonou… Un défi à la hauteur de l’ambition de la nouvelle zone de libre-échange continentale africaine (Zlecaf), forte de son 1,3 milliard de consommateurs. ■

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Enfin la Côtière Les travaux de rénovation de cette route mythique du littoral sont enfin lancés. Une urgence et un challenge de 350 kilomètres !

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ancés par le Premier ministre Patrick Achi, le 18 septembre 2021, à San Pedro, les travaux de rénovation et de réhabilitation de la fameuse nationale « côtière » sont en cours. Et particulièrement attendus par les entreprises et les particuliers, pour qui cet axe qui relie Abidjan à San Pedro est essentiel. L’objectif est de dynamiser le commerce et les échanges et de désenclaver les villes du littoral comme Fresco et Sassandra. De générer aussi des flux touristiques sur un littoral particulièrement séduisant. Près de onze mois après le démarrage des travaux, beaucoup reste à faire. En raison notamment des fortes précipitations intervenues lors de la dernière saison des pluies. Le chantier long de 353,5 kilomètres

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a été réparti en trois lots et attribués à trois entreprises : le tronçon Songon-Dabou-GrandLahou (93 kilomètres) à Sogea Satom, l’axe Grand-Lahou-Fresco (80 kilomètres) à Razel, et le tronçon Fresco-Sassandra-San PedroGrand-Béréby (180,5 kilomètres) à PFO Auteuil. Ce projet coûtera 308 milliards de FCFA. Selon le Premier ministre, le renforcement de la Côtière présente non seulement de sérieuses opportunités économiques et touristiques pour le pays, mais il servira également d’outil d’intégration sous-régionale. En effet, cet axe constitue un maillon du réseau routier communautaire appelé « la Transcôtière », qui tant bien que mal chemine de Dakar, au Sénégal, jusqu’à la frontière du Nigeria. ■

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Akouédo, révolution verte La décharge de sinistre mémoire a fermé en 2019. Sur cet espace est en train de naître un complexe rare en Afrique.

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O Éloigné de 12 kilomètres d’Abidjan à son ouverture, le site fait aujourd’hui partie de son agglomération.

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uverte en 1966, la décharge d’Akouédo a enfin été fermée le 4 juillet 2019. Un événement accueilli avec soulagement par des milliers de riverains, forcés de vivre à proximité de montagnes de déchets jetés à la sauvage au mépris des normes environnementales. Tout le monde se souvient aussi de la tragédie du navire Probo Koala et de ses résidus toxiques jetés ici et dans d’autres endroits d’Abidjan, en août 2006. Lors de sa création, la décharge était éloignée de la ville de 12 kilomètres. Au fil du temps, la cité s’est étendue au point d’absorber Akouédo. Décision a été prise de déplacer la décharge sur un espace sécurisé à Kossihouen, sur l’autoroute du Nord. Et Akouédo s’apprête à vivre une nouvelle vie. Les travaux ont officiellement été lancés en 2019 par

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feu le Premier ministre Amadou Gon Coulibaly. PFO Africa est chargé, en association avec Veolia, de ce projet d’un coût estimé à 121 milliards de francs CFA, véritable refondation d’un site de près de 100 hectares. Ce dernier a été entièrement nettoyé, réaménagé, les déchets enfouis sous des dômes de 30 mètres de haut. Le paysagiste français Philippe Niez dirige la mise en place de pépinières et d’un parc botanique qui illustrera les différents écosystèmes naturels du pays. Une plate-forme de traitement et de valorisation du biogaz (émis par les déchets organiques enfouis) devrait atteindre une puissance d’environ 2 MW. Également prévu, un centre de formation et de documentation sur l’économie circulaire, la valorisation des déchets et leur recyclage. Une véritable révolution verte. ■

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Coup d’envoi pour la CAN ! Les chantiers avancent à vive allure, avec six stades prévus pour la 34e édition de la compétition.

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a 34e Coupe d’Afrique des nations (CAN) se déroulera en janvier et février 2024 en Côte d’Ivoire. Le pays s’est engagé à organiser une compétition mémorable. Faisant le point des travaux à l’issue d’une rencontre avec une délégation de la Confédération africaine de football (CAF) en juin dernier, le ministre des Sports Paulin Danho déclarait : « La Côte d’Ivoire sera prête pour organiser une CAN exceptionnelle. » Même son de cloche chez Albert François Amichia, président du comité

(20 000 places) et Yamoussoukro (20 000 places). Ceux d’Ébimpé, San Pedro, Yamoussoukro et Korhogo sont nouveaux. Les autres font l’objet d’une rénovation importante. Les travaux sont pratiquement achevés, avec comme dernière étape certaines mises aux normes demandées par la CAF. Ces infrastructures devraient favoriser l’économie locale avant, pendant et après la CAN 2023. Et, dans le même temps, offrir au football des structures dignes de ce nom. Vivement le coup d’envoi ! ■

d’organisation de la CAN (COCAN), qui s’exprimait le 3 juillet sur le report de la compétition à janvier 2024 (pour éviter l’intense saison des pluies de juin-juillet). Pour cet événement continental (et international), cinq grandes villes ont été sélectionnées pour abriter les matchs dans six stades : le stade Félix HouphouëtBoigny, à Abidjan (40 000 places), le stade Alassane Ouattara, à Ébimpé (Abidjan, 60 000 places), et les stades de Bouaké (40 000 places), Korhogo (20 000 places), San Pedro

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À Bouaké, l’extension devrait être terminée pour la fin du mois de décembre 2022.

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Ci-dessus, le stade Félix Houphouët-Boigny, à Abidjan, dont la réhabilitation permettra de recevoir 40 000 personnes. Ci-dessous, la structure d’Ébimpé, à la périphérie nord de la capitale économique, inaugurée le 4 octobre 2020.

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La future autoroute de l’information devrait réduire la fracture numérique entre zones rurales et urbaines.

Le haut débit pour rassembler

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a fracture numérique entre les zones urbaines et zones rurales en matière d’accès aux ressources technologiques reste une question cruciale dans une Côte d’Ivoire qui aspire à un développement économique et social plus inclusif. Depuis 2011, le pays a connu un important bond qualitatif et quantitatif dans le secteur des technologies de l’information et de la communication (TIC), avec notamment l’adoption de la 4G par les opérateurs et un nombre toujours croissant d’abonnés et d’utilisateurs des services liés à Internet. 72

en trois phases. La phase III est en cours d’achèvement. Le réseau national haut débit (RNHD) devra permettre de réduire de manière considérable la fracture numérique entre zones rurales et urbaines. De connecter les administrations du pays. Et de servir de plate-forme pour les principaux fournisseurs de services de téléphonie et data. Selon l’Agence nationale du service universel des télécommunications-TIC (ANSUT), chargée du projet, le RNHD permettra également de vulgariser l’accès aux réseaux à long terme et de créer de nouveaux emplois. ■

Mais beaucoup reste à faire, notamment en matière de couverture. Certaines zones sont connectées, mais vivent malheureusement les aléas d’un réseau de qualité insuffisante. D’autres sont en attente de raccordement. La priorité est donc de doter le pays d’un réseau haut débit performant, pour un accès plus facile et moins onéreux à Internet. La Côte d’Ivoire, dès 2013, a lancé un projet visant à déployer un réseau très haut débit en fibre optique. Le pays a notamment souhaité construire une autoroute de l’information, ou « backbone », de 7 000 km, réalisée AFRIQUE MAGAZINE

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L’accès à un Internet de qualité est essentiel pour accélérer le développement économique, aux quatre points cardinaux du territoire.


Les premiers étudiants ont été accueillis à la rentrée 2021.

Une université à San Pedro Un établissement flambant neuf, témoignage de la volonté de décentraliser l’éducation supérieure.

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a première pierre de l’Université de San Pedro, dont la construction a coûté 95 milliards de francs CFA, a été posée le 30 novembre 2018 par feu le Premier ministre Amadou Gon Coulibaly. Elle a ouvert ses portes le 19 octobre 2021, avec plus de 400 étudiants inscrits. Et est emblématique du vaste programme de décentralisation des universités (PDU) entamé en 2014. Il s’agit pour le pays d’investir massivement dans les ressources et la formation des jeunes, clés de l’émergence,

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et de faire face au nombre, à l’effet de choc démographique. De créer également des pôles de vie et d’activité autour de sites décentralisés. Enfin, chaque pôle doit s’orienter vers une spécialisation liée à l’écosystème local. Chaque nouvelle université, comme celles de San Pedro ou de Bondoukou, ouvre phase par phase pour garantir un enseignement de qualité à un corps d’étudiants progressivement plus nombreux. Le pôle de San Pedro propose des formations innovantes dans quatre unités de formation et de recherche (UFR) :

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agriculture, ressources halieutiques et agro-industrie ; sciences de la mer ; logistique, tourisme, hôtellerierestauration ; sciences de la santé et formation de médecins généralistes. L’établissement compte également une classe préparatoire aux grandes écoles (CPGE) – mathématiques, physiques et sciences de l’ingénieur (MPSI) – et deux écoles d’ingénieurs – bâtiment et travaux publics, construction navale. Bâti sur une superficie totale de 302 hectares, le campus attend dorénavant l’ouverture de sa cité universitaire. ■

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Râleurs et fiers à la fois ! par Emmanuelle Pontié

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rrivée à l’aéroport Félix Houphouët-Boigny. Direction le Plateau. C’est le soir, tard. La circulation est fluide. Je le souligne en m’adressant au chauffeur, qui me rétorque, renfrogné : « À cette heure peut-être, mais vous allez voir demain. Ils ont fermé l’échangeur, encore pour des travaux de je ne sais quoi. On n’en peut plus. Il y a des embouteillages partout ! Cette ville n’est plus possible. Il faut arrêter là-haut [le pouvoir, ndlr] avec toute cette agitation. Ça ne sert à rien. On roule de plus en plus mal à Abidjan ! » Le lendemain soir, dîner chez des amis, dont l’appartement surplombe la lagune. Un peu exprès, je lance l’éternel débat : « Alors, cette baie de Cocody, elle en est où ? » La réponse fuse : « Nulle part ! Les travaux sont arrêtés. Encore un truc qu’on ne verra jamais ! » Bon, ça, c’est fait… Les exemples de la mauvaise foi abidjanaise sur la multitude des travaux d’embellissement de leur ville annoncés, lancés, en cours, et parfois même réceptionnés, sont légion. Jusqu’au sempiternel « Est-ce qu’on mange la route ? », manière de dire que les chantiers, c’est bien joli, mais ça ne remplit pas l’assiette. Eh oui, Abidjan, à l’image de l’ensemble de la Côte d’Ivoire, est en chantier. Des routes, une autoroute, des ponts, des échangeurs, des stades, les bords de la lagune, etc. De nouveaux immeubles ultramodernes aussi, et prochainement un métro. En région, des écoles, des universités et des hôpitaux sortent de terre, des voies se bitument, des spots touristiques se viabilisent. Et quelle que soit l’incrédulité ambiante dans les quartiers ou les moues des éternels ronchons, le pays avance.

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Sérieusement. Le jour et la nuit avec hier. Au sens propre déjà, puisque la capitale économique s’est tout à coup éclairée il y a une dizaine d’années, rompant avec une longue période de zones coupe-gorge plongées dans le noir. Et depuis, elle a repris sa place de leader, avec sa kyrielle d’enseignes d’hôtels ou de restaurants pour le tourisme d’affaires. Les chargés de mission africains se débrouillent pour mettre Abidjan comme escale sur leur feuille de route. « On essaye de passer une nuit ici. C’est trop bien, on se détend un peu. » Et l’Ivoirien de la rue, jonglant allègrement avec ses contradictions, le sait parfaitement. Le soir, au maquis, il compare et ironise sur les voisins : « Tu as vu, en Guinée, ils n’ont rien fait. Conakry, c’est toujours un gros campement ! » « Ouais, mais gars, tu peux pas comparer. Ici, on est en Côte d’Ivoire ! » Proud of Ivory Coast, les Babi Boys ! Une fierté qui passe par… les travaux d’embellissement et les chantiers du développement. Préalable incontournable à la redistribution des richesses. Quoi qu’en disent les râleurs. Et d’ailleurs, on ne sait pas trop si les volées de bois vert que reçoivent les pouvoirs publics sur les réseaux sociaux lorsque tel ou tel projet prend du retard ne sont pas la preuve, au final, de l’impatience trépignante d’avoir enfin son autoroute flambant neuve ou son métro ultramoderne. Car sur la route du retour, un autre chauffeur reconnaît : « Depuis qu’on a le 3e pont, tout a changé. Et quand on aura le 4e et le 5e, alors là, Abidjan, Madame, ça sera quelque chose ! » Ah bon ? Parce que franchement, lorsque l’on voyage, que l’on compare avant et après, ici ou là, « Babi », c’est déjà quelque chose ! ■

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DJ SNAKE

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CE FRANCO-ALGÉRIEN QUI

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FAIT DANSER LE MONDE Dans son dernier tube, « Disco Maghreb », le génie de l’électro renoue avec ses origines et met le raï à l’honneur. Parcours, de son enfance dans une cité du Val-d’Oise à son succès planétaire. par Luisa Nannipieri

À l’Ultra Music Festival, à Miami, en 2018.

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ans le film culte La Haine, de Mathieu Kassovitz, sorti en 1995, une séquence devenue mythique montre le célèbre DJ franco-marocain Cut Killer en train de mixer « Sound of da Police », de KRS-One, depuis la fenêtre d’une HLM, en banlieue parisienne. Si elle a contribué à sortir le rap français de l’ombre, cette scène a aussi poussé un grand nombre de jeunes vers les platines. William Grigahcine, alias DJ Snake, est l’un d’entre eux. Celui qui connaîtra le succès international aux côtés d’artistes comme Lil Jon (« Turn Down for What »), Justin Bieber (« Let Me Love You »), ou encore Selena Gomez et Cardi B (« Taki Taki ») est à peine adolescent quand il voit pour la première fois Cut Killer. Enfant timide, pendant les booms, il préférait déjà passer son temps avec les CD deux titres, à côté des chaînes hi-fi, pour envoyer du Ace of Base ou du Tupac, plutôt que se démener sur la piste de danse. Mais dans son quartier, il n’y a pas de DJ, et la performance de Cut Killer à l’écran est une révélation. Nous sommes au début des années 2000. William, né à Paris le 13 juin 1986, vit avec sa mère, algérienne originaire de Sétif, et son petit frère dans une cité d’Ermont, dans le Val-d’Oise. Toujours très discret et soucieux de sauvegarder la vie privée de ses proches, il n’a jamais dévoilé beaucoup de détails sur sa famille, mais on sait que son père, un forain français, a quitté le foyer quand il n’avait que 2 ans, et que sa mère, qui travaillait notamment comme femme de ménage, les élève lui et son

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frère seule. Dans ce quartier populaire et multiethnique, où le raï algérien, le kompa haïtien ou le zouk antillais se mélangent aux sonorités du rap et du hip-hop, il se forge des goûts musicaux éclectiques. Le futur DJ décroche son premier job rémunéré, à 15 ans. Un cliché le montre en train de mixer sur deux bacs à disques dans un gymnase d’Argenteuil : « Il n’y avait pas grand monde, mais c’était énorme », se souvient-il. C’est à peu près à cette période qu’il choisit son nom de scène, même si aujourd’hui il avoue qu’il ne lui plaît plus vraiment : « C’est une idée “pourrie” que j’ai eue quand j’étais gamin. » En effet, Snake, c’est le surnom que sa bande de potes lui donne quand il commence à faire des graffitis, vers 12 ans, et se découvre un talent pour glisser, tel un serpent, entre les mains de la police. C’est aussi son tag, qui, à l’époque, apparaît un peu partout sur les murs du nord de Paris et de l’Île-de-France. À L’ÉCOLE DES GRANDS

Il y a quelque chose d’attendrissant dans la façon dont DJ Snake raconte cette période de sa vie et ce qui a suivi. Au-delà de l’image du mec cool et grande gueule derrière ses lunettes de soleil, qu’il a d’ailleurs adoptées à ses débuts pour ne pas se laisser intimider par le public, on découvre plutôt quelqu’un de modeste, bosseur, qui n’a jamais pris la grosse tête. Quand il explique avoir arrêté l’école à 17 ans pour suivre sa passion, car il s’ennuyait en cours et avait du mal avec les règles, il ajoute que ce n’est pas forcément l’exemple à suivre. Et qu’il a eu la chance d’être soutenu par sa mère, qui lui a acheté une platine, même si elle ne roulait pas sur l’or, et lui a donné un an pour trouver sa voie. Il devient alors vendeur chez Samad Records, un magasin de disques parisien, à Châtelet, tenu par le cousin de DJ Mehdi, à qui il donnait déjà un coup de main aux puces de Clignancourt en échange de quelques

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CAPTURES D’ÉCR AN DU CLIP « DISCO MAGHREB » (2) - DR

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Au-delà de l’image du mec cool, on découvre quelqu’un de modeste, qui n’a jamais pris la grosse tête.

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Un clip symbole

Dans la vidéo de « Disco Maghreb », l’artiste se met en scène au cœur de la cité Carrière Jaubert, dans l’un des quartiers les plus pauvres d’Alger.

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e clip du single « Disco Maghreb », dont la pochette évoque les cassettes de raï des années 1980 et 1990, a été réalisé par Elias Belkeddar, avec l’aide de Romain Gavras. En moins de 4 minutes, la vidéo met à l’honneur un pays qui navigue entre modernité et tradition : les personnages portent des robes berbères comme des maillots du PSG – le club de cœur de DJ Snake –, se déplacent à motocross ou à dos de chameau… Loin des démons du passé, tout le monde danse, insouciant, que ce soit dans une salle des fêtes, pour une cérémonie traditionnelle, ou dans la cité Carrière Jaubert, à Alger. Construit en 1957 pour pacifier la population en pleine guerre d’Algérie, ce ghetto délabré se transforme en décor de fête aux couleurs nationales, et en symbole de l’histoire qui lie l’enfant de la banlieue parisienne au pays de ses ancêtres. ■

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ambiances au fil des morceaux, dans ses albums, comme il le faisait avec ses mixtapes. Au seuil des années 2010, alors qu’il a l’impression d’avoir atteint un palier professionnellement parlant, son travail attire l’attention de Clin Sparks, un DJ américain, qui lui propose d’aller travailler aux États-Unis. William ne parle pas un mot d’anglais, mais a confiance dans son talent et se donne à fond pour proposer des morceaux aux producteurs. Le succès est au rendez-vous, et il décroche des collaborations importantes, notamment avec Lady Gaga, pour « Government Hooker », en 2011. Il découvre aussi l’envers du décor de l’industrie du disque américaine… Il dépense presque tout son budget en hôtels et billets d’avion, est à peine crédité dans les albums, et personne ne prend son avis en compte : « Tu n’es personne ou presque. Tu es en studio avec des gens, mais tu ne peux pas vraiment “driver” la session. On te dit : “Fais ça.” C’est dur de faire de l’art à la commande », reconnaîtra-t-il dans une interview donnée à Konbini en 2019. L’expérience l’endurcit, et il décide que ce qu’il veut, c’est avoir du succès avec ses sons à lui, sa vision, ou il arrêtera tout s’il échoue.

De retour en France à l’été 2012, il loue avec ses dernières économies un studio à Boulogne-Billancourt, où il s’enferme pendant deux mois pour laisser libre cours à son imagination. Il est tellement pris par le processus créatif qu’il en sort seulement une fois par jour pour aller prendre une douche… à la piscine municipale, qui se trouve à côté. La demi-mesure n’est pas son style, et son talent s’avère à la hauteur de sa détermination. Fasciné et inspiré par la musique trap électro de Baauer, phénomène de l’année avec « Harlem Shake », ou le projet TNGHT, de Hudson Mohawke et Lunice, il publie chaque semaine un nouveau morceau sur la plate-forme gratuite SoundCloud et, décidé à risquer le tout pour le tout, spamme des

Ses lunettes de soleil ? Un souvenir de ses débuts, quand il était encore intimidé par le public.

vinyles. Ce travail lui permet de s’acheter sa deuxième platine et de côtoyer les plus grands : Cut Killer, Laurent Garnier et, bien sûr, DJ Mehdi. Fasciné par le scratch, les techniques et les gestuelles derrière la console, il bombarde de questions ces derniers, qui le prennent sous leur aile. Cut Killer, qui était son idole, devient son mentor et son ami. Ils sont encore très proches aujourd’hui. Ses contacts lui ouvrent les portes

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du club Gibus, à Paris, où il devient DJ résident 100 % hip-hop. En même temps, il compose des mixtapes aux influences multiples, qui lui permettent d’explorer d’autres univers musicaux et d’animer des soirées dans la capitale. Aujourd’hui comme à l’époque, il ne supporte pas l’idée de se cantonner au même style. Pour offrir une expérience toujours plus originale au public et se faire plaisir, il n’hésite pas à varier les sons et les

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MICHAEL DE ALMEIDA GONCALVES

PARIS-MIAMI


inStargram Son compte Instagram, @djsnake, affiche plus de 9,6 millions d’abonnés.

CAPTURES D’ÉCR AN INSTAGR AM DE DJ SNAKE

Habitué des collaborations artistiques, il a notamment travaillé avec Selena Gomez et Cardi B (« Taki Taki »).

producteurs avec sa meilleure création. Diplo, qui collabore entre autres avec Snoop Dogg, Madonna ou Beyoncé, est le seul à lui répondre. Ensemble, ils vont signer en 2013 « Turn Down for What », qui se serait vendu à plus de 10 millions d’exemplaires ! Le titre est même repris par Michelle Obama sur le compte de la Maison-Blanche. Une telle réussite aurait satisfait n’importe quel artiste, mais ce n’est qu’après l’enregistrement de « Lean On », autre tube planétaire aux sonorités électropop, house et reggae, que William s’accorde le droit de souffler : le nom DJ Snake est désormais une valeur sûre. Son installation à Miami, en 2013, se fait dans de meilleures conditions que son premier séjour outre-Atlantique. Il s’affiche en ambassadeur de la musique électronique française aux États-Unis (et dans le monde, avec le collectif Pardon My French) et devient le premier DJ à mixer sur le toit de l’Arc de triomphe, à Paris, ou à mettre le son à la garden-party de l’Élysée, lors de la victoire des Bleus à la

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Coupe du monde de 2018. Il sort également deux albums, Encore et Carte blanche, numéros 1 des charts de dance. DJ Snake, le Français le plus écouté dans le monde, est aussi… algérien. Et fier de l’être. Son lien très fort avec sa mère et sa grand-mère, décédée l’an dernier, a marqué toute sa vie. Il a grandi en écoutant les classiques du raï, qu’il a intégrés, à côté de sonorités allaoui, dans un nouveau tube qui signe son retour aux sources. Dévoilé fin mai, « Disco Maghreb » a dépassé les 50 millions de vues sur YouTube en moins d’un mois. PROMENADE À ORAN

Ce morceau qui mélange musique algérienne et électro est une véritable lettre d’amour aux villes d’Oran et d’Alger, où a été tournée la vidéo. Mais c’est aussi un hommage au label homonyme, qui a dominé la scène musicale algérienne jusqu’à la fin des années 1990 sous la direction de Boualem Benhaoua, qui apparaît dans le clip. Effet imprévu de ce succès, ou exemple concret de soft power,

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le vieux magasin de disques du producteur est devenu en quelques mois une attraction touristique incontournable. Imaginé comme un pont entre les différentes générations et origines, le morceau a fait le bonheur des 60 000 spectateurs venus écouter DJ Snake au Parc des Princes le 11 juin dernier, et lui a valu l’adoration de jeunes Algériens, qui l’ont accueilli comme un héros lors de sa visite à Oran pour les Jeux méditerranéens. L’occasion de filmer un nouveau clip sur les coulisses de son séjour, « Algeria 2022 », où on le voit se promener dans les lieux mythiques de la ville, rencontrer les habitants et déguster un couscous préparé par la diva Cheba Zahouania. Le tout sur la musique des chanteurs de raï Cheb Khaled et Cheb Hasni. Quelques heures après sa mise en ligne, les vues du clip ont explosé, garantissant la promotion, à l’échelle planétaire, d’un pays multiple et accueillant. Et comme l’a promis DJ Snake à ses fans, ses projets en Algérie ne font que commencer… ■

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MYRIAM AMRI

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la fois énigmatique et tout en retenue, Malek Lakhal, formée aux théories politiques, donc à la philosophie, propose un récit piqué de non-dits, dans lequel les méandres d’une famille bourgeoise tunisienne se dessinent à travers les regards croisés de chacun des protagonistes. Et le lecteur, tiraillé entre les ressentis des six voix de cette expérience littéraire, circule dans ce puzzle social comme avec une caméra invisible. Difficile de ne pas penser au prodigieux Juste la fin du monde, de Xavier Dolan. Un va-et-vient cinématographique furieux autour des silences d’un fils et de l’impossible annonce de sa mort prochaine. C’est cette intimité familiale, nourrie de ses secrets et de ses codes, que l’auteure et cofondatrice d’Asameena, magazine littéraire en ligne, explore. Au cœur de son premier roman, Ahmed, malade du sida, sait qu’il doit repartir en France pour se soigner. Mais le poids de la société, des non-dits, des sentiments comprimés, irrépressibles, l’assigne à un mutisme, fragile, prêt à éclater. Tout comme cette « valse des silences », titre du livre, dans laquelle, autour de lui, la mère, le père, le frère, la tante et l’amie oscillent, se cachent ou se dévoilent, se figent ou se transforment. Sans un mot. Un roman cubiste, où chacun tisse ou détricote l’écheveau des liens familiaux. En naviguant à vue. AM : Pour quelle raison avez-vous construit votre roman autour d’Ahmed, malade du sida ? Malek Lakhal : Ce désir est venu parce qu’à la fois je n’avais

entrevue Dans un premier roman choral, la jeune autrice tunisienne, formée à la philosophie, explore les liens familiaux.

pas lu d’histoire qui parlait du sida dans un contexte tunisien et parce que ce récit est comme une sorte d’expérience en philosophie. C’est-à-dire que j’ai pris une expérience extrême et que j’ai imaginé les dilemmes moraux qui en découlent. À savoir ici, à partir du postulat de la mort prochaine d’Ahmed, tester ce qui résiste et ce qui ne résiste pas, et observer comment on se meut dans une telle situation. Mais je ne saurais dire d’où

Malek Lakhal

«Il est essentiel de politiser l’intime » propos recueillis par Catherine Faye


ENTREVUE

vient Ahmed, un personnage imaginaire, situé dans son temps et dans son orientation sexuelle. J’avais juste envie d’écrire sur ce tout, un homme gay, issu d’une famille bourgeoise tunisienne, qui vit dans les années 1990, entre Paris et Tunis. Il y a bien sûr eu beaucoup d’emprunts autour de moi, le fait d’avoir moi-même vécu à Paris et d’être revenue en Tunisie… Et je me suis inspirée de trajectoires connues ou entrevues, auxquelles j’ai voulu réfléchir, et dans lesquelles j’ai fait évoluer mon personnage. Par ailleurs, je n’ai pas voulu d’indication temporelle nette. Les indices sont éparpillés. Comme le fait qu’il n’y ait pas de trithérapie ni de traitement. Ce qui signifie que l’histoire a lieu avant 1996. C’est donc un récit du passé. Qui serait probablement très différent aujourd’hui. Vous avez choisi d’aborder cette histoire à travers différents prismes, différents personnages, pour quelle raison ?

Il m’était important de montrer qu’il y a une plus grande complexité que la simple perspective d’Ahmed, qui voit ses proches d’une manière un peu inerte. Il connaît leurs réactions, n’en attend rien de nouveau. Pour lui, ils sont un peu inamovibles. Je voulais parler de la famille dans sa globalité, introduire des formes de complexité, montrer que cela bouge chez tout le monde, qu’il n’y a rien de figé, chez personne, et que, finalement, tout le monde paie le prix d’une silenciation générale. Il n’y a pas forcément une victime et des coupables, mais plutôt une espèce de pacte mutuel, où tout le monde serait un peu victime de tout le monde et le geôlier de tout le monde.

De tous vos personnages, Amal semble être la seule à comprendre Ahmed…

Amal, qui est également homosexuelle, est celle qui l’a le plus aidé, notamment à Paris, où il s’est installé à 17 ans, pour suivre ses études et pouvoir vivre plus librement son homosexualité. Avec elle, il s’est construit, s’est mis à exister, même secrètement. Et réciproquement. Dans ce livre, je voulais parler d’une amitié de l’ordre de la construction de soi. Une amitié radicale, où les enjeux pèsent plus lourd et où l’on exige plus de l’autre. Une amitié totale, dans laquelle il faut évoluer et accepter les limites de l’autre. Mais cela implique également de faire de la place aux choix de l’autre et de ne pas imposer ses décisions de force.

« On n’est jamais tout à fait chez soi, que ce soit sur sa terre natale ou sur celle d’accueil. Mais on n’est jamais tout à fait en dehors. »

Ces deux protagonistes finissent-ils par n’en former qu’un seul, qui se complète et qui s’oppose, comme le yin et le yang ?

Pas forcément. Ahmed et Amal sont assez distants et à même de rentrer en conflit. C’est autre chose. Ils ne se complètent pas. Ils se tiennent séparément, mais debout et ensemble. Sur la même ligne.

Vous écrivez : « Jamais on ne devient adulte aux yeux des mères. Elles sont trop seules pour ça. On n’est jamais qu’un fils, à jamais endetté par les sacrifices. » La relation entre Ahmed et sa mère a quelque chose de très radical…

La question de l’expatriation, de l’exil, de ce qui nous manque ou nous complète, est au cœur du roman…

En effet, et c’est comme cela que j’ai grandi et vécu. Mais le sens profond de ce que j’ai voulu dire est politique. Il y a beaucoup d’illustrations et de sous-entendus dans le récit. Par exemple, contrairement à ce que pensent les consulats français, lorsqu’ils ne délivrent pas de visa craignant que « l’étranger » ne veuille plus rentrer chez lui : en réalité, un Maghrébin n’a pas forcément envie de rester, de vivre en France. L’important pour moi était donc de montrer l’ambivalence des relations à une terre. Ahmed arrive en France avec une ambition, ce rêve d’en être, et repart convaincu qu’en fait, non, il n’a pas envie de vivre comme cela. Son amie, Amal, au contraire, est convaincue, au début, qu’elle ne va pas repartir. Pourtant, c’est elle qui reste, même si c’est un peu à contrecœur. Ce chassé-croisé, qui se

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joue en matière d’ambivalences, m’intéresse. On n’est jamais vraiment maître avec l’endroit où l’on est. On n’est jamais tout à fait chez soi, que ce soit sur sa terre natale ou sur celle d’accueil. En même temps, on n’est jamais tout à fait en dehors. C’est ce que mes personnages apprennent, une forme de négociation entre les deux espaces, où chacun fait un choix différent et apprend à accepter le choix de l’autre.

Ce que j’ai observé dans les relations parentales, ce sont des mères très sacrificielles, qui font peser cette abnégation comme une forme de dette et de culpabilité. Dernièrement, je lisais How to Mend: Motherhood and Its Ghosts, un livre de la poétesse égyptienne Iman Mersal, qui écrit sur la maternité et le sentiment de culpabilité des mères dès qu’elles mettent leur enfant au monde. Son point de vue est intéressant. Et je me demande si, finalement, cette culpabilité ne s’alimente pas mutuellement, comme une espèce de rapport de sacrifice et de dette. Dans un cycle qui ne s’arrête pas. Pourquoi le père est-il si absent ?

J’ai eu beaucoup de mal à écrire ses passages, car il m’est difficile de cerner le rapport d’un père à ses enfants. Je n’ai

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d’ailleurs pas beaucoup lu de livres qui traitaient de cela. Je pense que cette absence est propre au patriarcat : le père, construit comme une figure d’autorité éloignée, ne s’implique pas dans la famille. Il m’a donc été difficile de rentrer dans sa subjectivité. Au fil des pages, on comprend que vous situez cette histoire il y a une trentaine d’années. Une telle famille pourrait-elle encore exister aujourd’hui ?

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L’immuabilité dans les rapports familiaux est très difficile à faire bouger. Il me semble d’ailleurs essentiel de politiser ces espaces : le lien, l’intime et, spécifiquement, la famille, car elle est toujours considérée comme une sphère autre, de sentiments et d’intersubjectivité, alors qu’il y a des comportements, des systèmes auxquels on peut réfléchir en termes théorique, politique, subjectif et collectif. C’est ce qu’explorent d’ailleurs la sociologue de la littérature française Kaoutar Harchi ou l’auteure franco-camerounaise Leonora Miano dans Crépuscule du tourment, un récit initiatique né de questionnements liés à son histoire, à sa construction, aux figures féminines qui l’ont entourée, à la sexualité et surtout aux non-dits familiaux d’une famille bourgeoise africaine. Je voulais continuer sur cette voie, car je considère la famille comme un espace politique. On peut faire sa psychanalyse tant que l’on veut, mais seules une réflexion et une remise en question intrafamiliales collectives peuvent réparer.

et il y a quelque chose à explorer. Surtout lorsqu’il s’agit de la famille bourgeoise en Afrique. Je voulais gratter de ce côté-là. Observe-t-on une grande similitude entre ce type de familles en Afrique et en Europe ?

Beaucoup plus qu’on ne le croit, même si la bourgeoisie post-coloniale est beaucoup plus cosmopolite que les occidentales. La première parle plusieurs langues, scolarise ses enfants dans des écoles étrangères, les envoie étudier à l’étranger, avec un désir d’extravertir sa descendance. C’est d’ailleurs souvent pour cette raison que cela crée des rapports un peu plus complexes dans les lieux où leurs enfants se trouvent. Par exemple, lorsqu’ils sont racisés, quand ils sont ramenés à leurs origines ou leur couleur de peau, alors que dans leur société, ils sont habitués à être dominants. Ce sont des situations particulières, dont très peu de gens parlent. On dit souvent que la littérature et le travail artistique, intellectuel, sont des sports de bourgeois. Qu’en pensez-vous ?

En termes matérialistes et marxistes, il y a selon moi une forme de mécanisme assez perverse qui veut que, comme c’est de l’art, avec un grand A, et beaucoup de majuscules, il y a comme un effacement des réalités pratiques et une espèce d’idéologie qui consisterait à dire que c’est quelque chose d’inutile. Et donc que la littérature est un luxe de bourgeois. C’est faux et, en même temps, cela devrait être un métier auquel plus de personnes que celles qui ont le temps et les moyens devraient pouvoir aspirer. Car, oui, devenir écrivain, cela Vous nous livrez une histoire de demande du temps et des moyens. Ce n’est pas solitudes, de mots et de maux tus. neutre, et c’est quelque chose que l’on devrait Pourquoi un tel silence ? Valse des silences, JC Lattès, dégager des majuscules, pour le mettre au L’idée qu’un être humain, apprenant qu’il 280 pages, 20 €. niveau des professions, en clarifiant donc les a le sida, ne sache pas ce qu’il va faire de cette rapports matériels d’un auteur avec une maison d’édition et information et ne puisse en parler à ses proches m’a totalement toutes les relations économiques qui s’y rapportent. percutée. Il fallait absolument que j’essaie d’explorer chaque protagoniste d’une telle intrigue. Et que j’en profite pour me Quant au combat féministe, que l’on devine entre poser toutes les questions possibles sur ce silence pesant qui les lignes de votre roman, quel regard portez-vous plane à l’intérieur des familles. sur son avancement ? Pourquoi les non-dits sont-ils surtout présents En tant qu’autrice, je suis féministe. En tant que chercheuse, j’écris beaucoup sur le féminisme. Mais la réalité de dans les familles bourgeoises ? ce mouvement social est complexe, et j’ai du mal à donner des Les statistiques montrent qu’il est beaucoup plus compliqué réponses englobantes. À mon avis, la situation est double : il y pour les femmes victimes de violences dans un milieu bourgeois a continuellement des avancées et des contrecoups. Comme d’en parler autour d’elles et de se plaindre que dans un milieu dans une guerre. Nous avons eu une percée féministe avec populaire. Les familles bourgeoises ont une espèce d’honneur à #MeToo, en France, et #EnaZeda, l’équivalent tunisien. Mais tenir : « On ne va pas se rabaisser à la parole » ou « On ne va pas en ce moment, il y a un effet de recul, notamment aux Étatsse laisser aller à des excès de sentiments ». Dans ce lieu de sociaUnis avec la révocation du droit à l’avortement. L’important est lisation, il y a énormément de retenue : ne pas parler trop fort, de garder les lignes et de s’organiser collectivement, avec des ne pas exhiber un problème, ne pas se faire remarquer, surtout objectifs politiques clairs, sans rien attendre des hommes poliquand on est une fille. Cela me fascine, et je le vois autour de tiques. Parfois, on perd du terrain, comme depuis le Covid-19. moi de manière assez extraordinaire. Une retenue, quoi qu’il en Puis, on en regagne. La lutte ne s’arrête jamais. ■ coûte, quoi qu’il arrive. C’est tout un système, un peu victorien,

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interview

Yasmina Khadra « L’écriture, ce voyage initiatique » Son dernier roman, Les Vertueux, raconte le destin d’un berger jeté dans les fracas de la Grande Guerre et de l’adversité. Pour l’auteur, cette fresque historique palpitante, pétrie de philosophie, signe son œuvre la plus accomplie. propos recueillis par Astrid Krivian

AM : Vous présentez ainsi votre nouveau roman : « J’ai écrit tous mes livres pour mériter d’écrire celui-là. » Pourquoi tient-il cette place particulière dans votre œuvre ? Yasmina Khadra : Il dépasse tout ce que j’ai écrit jusque-là.

Jamais je n’ai été aussi satisfait au sortir d’un texte comme cette fois-ci. Mais laissons au lecteur le soin d’en juger. Pour ma part, je suis confiant, persuadé d’avoir franchi un cap avec ce roman. Je l’ai travaillé sans relâche, trois ans durant, sachant qu’aucune œuvre n’est parfaite, mais qu’il est possible de se surpasser. Pour moi, la littérature est un art qui ne se livre qu’aux artisans du verbe. Je l’ai su depuis mes premiers balbutiements de faiseur de prose et, toute ma vie, j’ai rêvé d’accéder à cette catégorie 86

d’auteurs. Pas une seconde je n’ai lâché prise. Les Vertueux est l’aboutissement de plus d’un demi-siècle d’écriture passionnée, d’investissement personnel, de courage et de sacrifices. Vous le dédiez par ailleurs à votre mère…

Je n’ai pas arrêté de penser à elle en écrivant ce roman. Ses évocations, son amour pour les grands espaces, sa nostalgie tribale ont jalonné mon écriture. J’ai regardé l’histoire de cette époque à travers ses yeux à elle. Ma mère était une émotion incarnée. Il me suffisait de m’asseoir en face d’elle pour que, d’un coup, mille oasis se mettent à miroiter au fond de ses prunelles. Conteuse hors pair et poétesse « nature », « pur jus », elle ne savait ni lire ni écrire, mais lorsqu’elle parlait, j’avais envie de n’entendre qu’elle sur Terre. Elle savait dire les choses avec une telle justesse et une telle tendresse que j’en avais les larmes jusque dans les veines. C’est elle qui m’a appris comment insuffler une âme aux natures mortes, comment déceler la beauté en toute chose car, me révélait-elle, il n’est de laideur que dans les esprits retors. J’ai convoqué, dans Les Vertueux, les héros qui l’avaient bouleversée, et j’ai articulé autour d’eux les espaces infinis de la steppe algérienne, les paysages époustouflants de l’arrière-pays surchargé d’histoires épiques, de chevauchées légendaires et d’affrontements. C’est-à-dire un monde tel qu’elle l’imaginait lorsque, enfant, son père lui racontait les combats que la mythique tribu des N’Soumeur avait menés pour ne pas

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lgérie, dans l’arrière-pays, à l’aube du xxe siècle. Un jeune berger, Yacine Chéraga, voit son destin bouleversé par l’autorité d’un caïd, qui l’enrôle de force dans un régiment colonial. Arraché aux siens, il est jeté sous le feu de la Première Guerre mondiale. Une fois revenu dans son pays, il traverse les revers, les injustices, en butte à l’animosité d’adversaires redoutables. Avec Les Vertueux, Yasmina Khadra porte son art romanesque à son paroxysme, entre virtuosité narrative, profondeur philosophique, puissance d’évocation. Il offre une réflexion sur la faculté d’un être à garder sa vertu malgré les coups du sort et les assauts de la cruauté humaine. Et dessine une fresque historique de l’Algérie, de ses paysages désertiques infinis à l’effervescente comédie sociale des villes.


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INTERVIEW

Votre héros est enrôlé en 1914 dans le régiment des tirailleurs algériens pour combattre l’Allemagne aux côtés des Français, sur le front nord-est de l’Hexagone. Pourquoi cela vous intéressait de le plonger dans le feu du conflit ?

Tout ce qui m’interpelle m’inspire. Écrire, pour moi, c’est m’instruire. Chaque histoire que j’invente me fait découvrir des réalités autres, parfois insoupçonnables, sur moi d’abord et sur ce qui m’entoure. Ici, j’ai voulu voir de plus près une période mouvementée de mon pays, accéder à ses non-dits, écarter les tentures poussiéreuses sur ses différents visages, remonter aux sources de ce qui fait de nous un peuple d’écorchés vifs. On ne peut expliquer le présent qu’en se référant au passé. Pour comprendre l’Algérie d’aujourd’hui, il faut interroger les fantômes de ceux qui ne sont plus. Les Vertueux s’est proposé de m’aider dans ce sens. J’ai suivi le parcours d’un berger qui n’avait jamais quitté son douar et que l’on envoie brutalement découvrir un monde aux antipodes du sien. Il connaîtra la Grande Guerre en tant que tirailleur, Oran en naufragé de l’histoire, la déroute, la traque, l’amour, les vacheries de la fatalité, les chamboulements qui ont secoué l’Algérie de la première moitié du XXe siècle. Toute une vie pleine d’enseignement, avec des rebondissements sidérants comme l’existence sait si bien échafauder en toute impunité. Ce roman, je ne l’ai pas seulement écrit, je l’ai subi. Je n’en étais pas simplement l’auteur, j’étais un acteur, un personnage parmi les autres dont je sentais la sueur, percevais le pouls et redoutais les colères. J’étais en immersion, en apnée, et il m’est arrivé plusieurs fois de refuser de remonter à l’air libre tellement je m’y sentais bien. Estimez-vous que ce lourd tribut payé par ces soldats n’est pas assez connu ?

comme s’ils avaient été les figurants de leur propre histoire. C’est cette injustice que Les Vertueux tente de réparer. Une partie du livre se déroule dans l’Oran des années 1920. En quoi cette ville vous inspire-t-elle ?

Elle a quelque chose de magique. J’ignore quoi au juste, mais elle me troublera toujours autant qu’elle m’afflige par moments. J’y vis depuis soixante-cinq ans. Mon père y est né. Ma mère est venue au monde non loin d’Oran, du côté de Rio Salado (El Maleh aujourd’hui). C’est une cité où les paradoxes se rejoignent sans jamais se remettre en question. Ils sont là, se boudent, s’affrontent, se jettent la pierre sans pour autant alarmer la ville, qui paraît ne pas les « calculer » du tout. Oran n’a d’attention que pour elle-même. Elle est persuadée d’être le seul repère digne d’intérêt. Je l’ai chantée aux quatre coins de la planète sans qu’elle me gratifie d’un clin d’œil reconnaissant. Elle trouve évident qu’on la magnifie, que c’est la moindre des choses qu’on la célèbre. Camus l’avait appris à ses dépens. Jamais, au grand jamais, cette ville ne m’a regardé en face, ou regardé comme je la regarde. Quel est votre lien avec ses habitants ?

Par endroits, en particulier dans le milieu « intello », je suscite plus d’hostilité que d’admiration. Cependant, paradoxalement, lorsque je me tourne vers le peuple, je ne vois que bienveillance, générosité, ambiance bon enfant, et une très belle camaraderie. Les Oranais font d’un éclat de rire une fête et d’un casse-croûte un festin. Rien ne semble en mesure de venir à bout de leur joie de vivre, en dépit des désillusions et du naufrage de la nation. C’est sans doute pour cela que je pardonne à la ville sa discourtoisie à mon encontre. Mais bon, souvent ceux qu’on aime ne nous le rendent pas. L’essentiel est d’aimer, qu’importe si la réciprocité ne suit pas. Un autre volet de votre intrigue s’implante à Kenadsa, où vous êtes né, dans le Sahara. Que représente-t-elle pour vous ?

L’histoire ne retient que les héros qui l’arrangent. J’ai voulu parler de ces braves que Je suis le fils du désert. Chez nous, la l’on oublie, raconter leur destin, leur vaillance, force de toute chose réside dans sa simplicité. leur ériger une stèle à travers mon texte. Ils Nous ne savons pas tourner autour du pot, ni se sont battus et ont triomphé. Pourtant, sur apostropher les autres sans nous assurer que le vaste écran de la mémoire, ils font l’effet nous ne sommes pas pires qu’eux. Dans la d’une illusion d’optique, pareils à des ombres rigueur de notre droiture, quelqu’un qui perd chinoises vite absorbées par les angles morts la face perd le reste avec. Car il n’y a aucune Les Vertueux, Mialet-Barrault, du souvenir. Ils ont été sur tous les fronts, de raison, pour les mortels que nous sommes, de 544 pages, 21 €. la Crimée au Mexique, de la Grande Guerre à renoncer à la dignité pour glaner quelques celle contre les nazis. Leur nom est une légende : on les appelait misérables privilèges ou ne pas assumer nos faits et méfaits. Le les Turcos, les tirailleurs algériens. Leur sang a irrigué des terres salut, le vrai, est de se regarder dans une glace sans se détourinconnues, écrit des épopées aussitôt archivées et mises sous ner, de regarder derrière soi sans trop de regret, de marcher scellés ; leurs corps ont pavé les chemins de toutes les gloires dans les pas du temps avec sérénité. J’ai hérité de mes ancêtres sans que l’hommage leur soit rendu en entier. La paix d’hier cette sagesse qui me permet de rester debout au cœur des turpileur doit beaucoup, mais qui l’admet ouvertement ? De temps à tudes, en gardant le cap contre vents et marées. Si vous tenez à autre, on leur consacre deux ou trois mots, on les raconte somaccéder à vous-même, allez dans le Sahara, cohabitez quelques mairement comme s’ils avaient évolué dans un monde parallèle, jours avec les gens du désert, regardez-les vivre de peu et s’en-

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disparaître de la surface de la Terre. Je suis certain que de là où elle s’est exilée pour l’éternité, elle a un sourire attendri pour moi et beaucoup de fierté. Car ce roman est un peu le sien, aussi.


richir de chaque instant, écoutez-les dire la vie, la douleur, les beautés de la nudité, la fausseté des vanités, et surtout ne dites rien. Contentez-vous d’écouter, d’engranger les émotions jusqu’à votre retour parmi le stress et le bruit, la carrière et les promotions, la compétitivité vampirisante et la quête névrotique du profit – vous mettrez alors un peu plus d’eau dans le vin des ivresses insidieuses, et vous aurez, peut-être, une chance de ne plus céder aux tentations. Tout d’un coup, le clinquant illusoire, le bling-bling, le balek-balek – la frime des pauvres zélés –, les lauriers, les tapis rouges, toute cette profusion d’attentions dérisoires vous livrera l’étendue de son obscénité. Kenadsa, plus que ma ville natale, est ma première école de la vie. Après vingt ans d’absence, j’y suis retourné avant la pandémie, et j’ai constaté qu’elle n’avait pas changé d’un iota. J’ai compris alors pourquoi l’authenticité est immuable. Je suis fier d’être venu au monde dans ce village séculaire qui a engendré de grands humanistes (à l’instar de Pierre Rabhi), mais aussi des poètes et des musiciens.

« L’histoire ne retient que les héros qui l’arrangent. J’ai voulu ériger une stèle à ces braves que l’on oublie, à travers mon texte. »

C’est également la terre des Doui-Menia, une tribu comptant de grands guerriers qui ont combattu contre les colons. Vous êtes-vous inspiré de vos oncles, qui ont rejoint le chef Abdelkrim el-Khattabi durant l’insurrection contre les armées françaises et espagnoles dans le Rif ?

femmes et de ramener la foi à une vulgaire question vestimentaire, j’ai envie de m’acheter une corde et de me pendre avec. Cependant, je suis convaincu que la dictature masculine n’est qu’une diversion qu’elles finiront par déjouer. Déjà, par endroits, le rapport de force traditionnel est en train de prendre l’eau. Les femmes ne supportent plus que le « p’tit gars » gras et ingrat qu’elles toilettent, nourrissent et soignent se prenne pour un seigneur, alors qu’il n’est qu’un fieffé assisté qui s’ignore. Une révolution est en marche, et rien ne semble en mesure de la dérouter.

Absolument. Après la défaite contre l’armée française à Asla, en 1903, au cours de laquelle 70 % de la population mâle des Doui-Menia et des Ouled Djerir furent décimés, les rescapés n’avaient pas déposé les armes. Certains devinrent brigands de grand chemin, d’autres furent déportés en Nouvelle-Calédonie, et d’autres encore guettaient la moindre protestation pour l’alimenter et relancer de nouvelles insurrections. Lorsque Abdelkrim el-Khattabi a soulevé le Rif contre la France et l’Espagne, beaucoup de guerriers de ma tribu l’ont rejoint avec armes et bagages. D’ailleurs, beaucoup y sont restés. Mon oncle, Abderrahmane Moulessehoul (de son nom de guerre Mohand Amokrane), a été très proche de lui et a longtemps combattu à ses côtés. Afin d’étendre la révolte jusque sur les terres algériennes, il a promis au chef el-Khattabi de soulever les spahis contre l’armée française, mais il a échoué et n’a plus relevé la tête ensuite. Il est mort en 1993, misérable, pauvre, aveugle et nu. C’était important de représenter une figure de guerrière ? Car ce combat était aussi mené par les femmes.

Il n’y a pas que les guerrières. Les femmes, en Algérie, ont combattu sur tous les fronts et depuis toujours. Elles portent TOUT sur leurs épaules, mais les hommes regardent trop leur nombril pour le remarquer – et pour l’admettre. Je crois que l’un des torts que nous nous faisons stupidement est l’ingratitude faite à nos femmes. Et nous le payons très cher. Sans leur accorder la place qui leur revient au sein de notre société, nous ne pouvons prétendre à la nôtre dans le concert des nations. La fatuité des hommes est une camisole. Beaucoup de choses restent à faire pour dépolluer les mentalités et écarter les œillères. Lorsque je vois la science à deux doigts d’envoyer une sonde de l’autre côté du Système solaire tandis qu’ici, on continue de diaboliser les

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« Il en est des poètes comme des cierges. […] Ils brûlent et fondent en larmes pour que la lumière soit », dit le personnage du poète. Partagez-vous cette idée ?

Et comment ! Ils ont une sensibilité urticante, une humanité à fleur de peau, parfois un amour sacrificiel. Le poète est l’âme, le pouls, la sève des survivances. Son verbe est une prophétie, son altruisme est un martyre. C’est lui qui sait mieux dire les choses, cerner l’indicible et aviver les esprits. Quand j’étais adolescent, je voulais être poète. Comme je n’avais pas suffisamment de magie, je me suis contenté de n’être qu’un romancier. Comment avez-vous cohabité avec les personnages des Vertueux ? Vous ont-ils appris quelque chose sur vous ?

Dans mes romans, je suis avec les meilleurs compagnons du monde. Je m’enrichis de chaque rencontre, de chaque intrigue. J’aime tous mes personnages, les bons et les mauvais, je partage équitablement leurs joies et leurs peines, et il m’arrive d’applaudir certaines fulgurances de leur sagacité. J’ai vécu l’écriture des Vertueux comme un voyage initiatique, un retour éclairé dans le passé de mon pays, avec des escales qui reposent l’âme. Il y a dedans des réponses à beaucoup de préoccupations existentielles. Cette œuvre m’a guéri de beaucoup de malentendus. Jamais je ne m’étais autant senti en phase avec moi-même avant. Mon héros m’a éveillé à ce qui doit compter dans la vie, c’est-àdire la force de supplanter ce qui tente de nous détourner de ce qui est censé nous émerveiller, et la présence d’esprit qui nous aide à aimer la vie malgré tout. ■

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rencontre

Beata Umubyeyi Mairesse

« J’ai trouvé ma place dans la littérature » Rescapée du génocide des Tutsis, la romancière franco-rwandaise manipule avec grâce la langue de Molière dans son nouveau très beau livre, et continue d’explorer la mémoire et l’histoire de son pays natal. propos recueillis par Sophie Rosemont

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lle le précise dès l’ouverture : si les personnages de Consolée sont fictifs, l’institut pour enfants mulâtres de Save, au Rwanda, lui, a bien existé. Il s’agissait d’un pensionnat dirigé par les Sœurs blanches d’Afrique, qui vit passer des centaines d’enfants brutalement retirés à leur famille sur instruction de l’État colonial. Lors des indépendances, ils seront envoyés en Belgique pour être adoptés… ou pas. Cette sombre histoire est aussi celle de Consolée, l’héroïne de ce superbe roman de Beata Umubyeyi Mairesse, dont l’on a bien du mal à se séparer à la dernière page.

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AM : Comment est né ce roman, à la fois transcontinental et transgénérationnel ? Beata Umubyeyi Mairesse : J’ai eu connaissance, très récem-

ment, de l’institut pour enfants mulâtres, à Save. Les anciens pensionnaires s’étaient constitués en association et allaient porter leur histoire devant le parlement belge. Les médias ont commencé à en parler, et j’ai compris que cet endroit était situé à seulement quelques kilomètres de Butare, la ville où je suis née. Je suis moi-même métisse, donc cette histoire oubliée m’a particulièrement touchée. Étant jusqu’à présent dans le champ de la fiction, j’ai eu envie de raconter un bout de cet événement historique – comme je le fais depuis mes débuts, en passant par un destin individuel, l’intime d’un destin.

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CÉLINE NIESZAWER/FLAMMARION

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RENCONTRE

Deux personnalités se croisent ici : l’aïeule Astrida, née Consolée, et la quinquagénaire Ramata, dont c’est la première mission en établissement d’hébergement pour personnes âgées dépendantes (EHPAD). Où avez-vous puisé votre inspiration ?

Dans mon dernier travail. Pendant trois ans, j’ai coordonné un projet de prévention au suicide, notamment celui des personnes âgées qui est très important en France. Parallèlement à la découverte de cette histoire de l’institut de Save, un ami travaillant en EHPAD m’a raconté que beaucoup de personnes d’origine espagnole ne s’exprimaient plus en français et qu’on devait s’adresser à eux dans la langue de leur enfance. J’ai alors pris conscience de cette réalité : ceux qui ont dû apprendre la langue de leur pays d’adoption, une fois atteints de maladies neurodégénératives, oublient la langue avec laquelle ils ont pu vivre pendant des décennies. C’est à la fois incroyable et effrayant. Ainsi, j’ai entrelacé ces deux informations pour en faire un roman.

stigmate de l’emprise coloniale. C’est en filigrane, derrière la famille adoptive. Consolée est un prénom rwandais, comme beaucoup d’autres, très parlant. Et à cet institut de Save, on a rebaptisé certains enfants… C’est ce qui se passe souvent dans le processus de l’adoption. Or, dans la culture rwandaise, le nom que l’on donne possède une vraie signification, il porte une histoire. Il y a une scène à ce propos dans Tous tes enfants dispersés : il est ce que l’on attend de nous, ce que l’on souhaite pour nous, dans quelles conditions on est né… Que signifie Umubyeyi ?

Littéralement, il veut dire « parent », mais on ne le donne qu’aux filles et signifie « celle qui est une bonne mère » ou « qui a une bonne mère ». C’est plutôt positif ! Revenons à Butare, centre névralgique de vos livres. Quel est votre rapport à votre ville natale, que vous avez été contrainte de fuir lors du génocide perpétré contre les Tutsis ?

Un livre qui n’en omet pas moins un certain engagement sociétal…

J’y suis allée en mars dernier, il n’y avait plus grand monde que je connaissais, mais cela a été le cas dès le lendemain du génocide. Elle ne fait plus figure de grand centre intellectuel. J’y suis viscéralement attachée et j’ai, comme tous les exilés sans doute, la nostalgie d’une époque qui n’existe plus. C’est Butare qui m’a initiée à la lecture. Elle avait un accès à la culture important par rapport au reste du pays : une bibliothèque, une librairie, un centre culturel français… Je ne serais pas devenue écrivaine sans avoir eu cet accès aux livres.

Consolée, Autrement, 376 pages, 21 €.

Vous avez choisi d’alterner les récits d’enfance et de maturité pour donner plus de corps à cette réflexion, au-delà même du prisme romanesque ?

On juge une société à l’aune dont elle traite les deux âges de la vie. Le Rwanda des années 1940-1950 gardait ses anciens au cœur de la famille, alors qu’Astrida-Consolée, au XXIe siècle, devient complètement effacée en EHPAD. Effacée comme on fait disparaître des enfants sous la colonisation. Dans votre corpus, il y a un intérêt tout particulier porté aux prénoms et aux noms…

Comment se libérer ou apprivoiser l’identité assignée – ou en choisir une nouvelle – pour pouvoir trouver une certaine paix ? L’ancien nom de Butare est Astrida, et j’ai grandi en voyant sur le mur de la cathédrale une plaque indiquant qu’elle était dédiée à la mémoire de la reine Astrid de Belgique – un

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Astrida-Consolée est métisse, comme vous. « Blanche en Afrique, noire en Europe », écrivez-vous dans la préface d’Ejo. Comment avez-vous vécu cette dualité ?

Quand on est plus jeune, ce sont des questions identitaires qui peuvent être douloureuses… mais que j’ai apprivoisées. J’ai finalement trouvé ma place dans la littérature. Cependant, c’est aussi cette expérience qui a fait de moi une écrivaine, cet état constant entre deux mondes dont j’ouvre les portes pour le raconter aux uns et aux autres. Je peux passer entre mes deux langues, même si le français est celle avec laquelle j’ai appris à lire et à écrire, et que je la maîtrise plus que le kinyarwanda. Je suis une transfuge de classe, et de race également, du monde noir au monde blanc, apprenant les codes ici et là, à habiter le plus harmonieusement possible la frontière… D’après vous, la littérature est-elle un pays ?

Oui, c’est un endroit que j’habite. Ce sont des racines aériennes, on peut l’emmener où que l’on aille.

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Cette réalité est générationnelle, sociétale et interroge au-delà de l’individu. À quoi ressemble la fin de vie des migrants, du point de vue des familles mais aussi des professionnels ? Car on pense qu’ils arrivent dans leur nouveau pays lorsqu’ils sont petits ou encore très jeunes, pour travailler. C’est comme si l’on ne pouvait pas les imaginer âgés. Ceux que l’on voit prendre de l’âge sont issus des migrations européennes, que l’on ne considère plus comme des immigrés, contrairement à ceux venus d’Afrique du Nord ou subsaharienne. Eux, en raison de leur couleur de peau, on ne les voit ni vieillir, ni mourir. Et très peu retournent au pays.


La musicalité de votre écriture résonne plus encore dans Consolée…

Quand j’ai terminé Tous tes enfants dispersés, j’avais l’impression d’avoir traité des sentiments, mais pas des sensations, alors que je pense que c’est cela qui reste le plus : le toucher, l’odorat, la vue… Lorsqu’on fait métier de la langue, on l’interroge. J’écris en français, mais à la rwandaise : il n’y a pas besoin de tout dire ! Vous variez les formats : roman, nouvelle, poésie… D’où vient cette quête d’hybridité ?

Je n’avais pas prévu de devenir autrice… J’ai commencé à écrire à 30 ans passés ! Depuis toujours, la forme s’adapte au fond en fonction de ce que je souhaite raconter. Mes premiers textes parlaient beaucoup plus du génocide, et je voulais me rapprocher de près du conte traditionnel rwandais. Il fallait que ce soit court, sans se concentrer sur une seule et unique intrigue, mais une mosaïque. D’où le choix des nouvelles, réunies dans le recueil Ejo. L’amplitude de l’intrigue et des personnages, elle, exige le cadre romanesque. Et en poésie, je peux parler de l’intime… Vous êtes l’une des rares écrivaines à traiter de ce génocide à travers le roman. Quel est votre regard sur les récits couvrant ce sujet, qui sont loin d’être légion ?

Je ne suis pas la première à avoir parlé du génocide rwandais à travers le prisme fictionnel : avant moi, il y a eu La Chanson de l’aube, de Vénuste Kayimahe. Et j’espère que l’on sera de plus en plus nombreux à écrire sur le sujet… Scholastique Mukasonga – que j’admire – est la première Rwandaise lue et connue, mais elle a quitté le pays en 1973. Petit pays, de Gaël Faye, évoque surtout le Burundi. Dominique Celis, qui est une amie, parle du Rwanda après le génocide dans Ainsi pleurent nos hommes (qui paraît ces jours-ci). Du côté de la non-fiction, il y a eu beaucoup de témoignages, le travail crucial effectué par les historiens Jean-Pierre Chrétien et Hélène Dumas. Dans Le Génocide au village, celle-ci raconte la topographie de ces crimes. Les tueurs non seulement assassinaient, mais détruisaient les maisons brique par brique, pour ne laisser que les buissons et les arbres. Pour son dernier ouvrage, Sans ciel ni terre, elle a retrouvé des cahiers d’enfants orphelins du génocide… Les arbres sont souvent convoqués dans votre œuvre… Souvenirs de votre enfance ?

Les arbres sont témoins des époques, du pire comme du meilleur. Et en effet, je puise dans les images du Rwanda où j’ai vécu jusqu’à mes 15 ans. Ce paysage est inoubliable ! Étonnamment, il ne change pas. Les collines et la verdure sont toujours là. En revanche, les jacarandas de Butare, dont j’imaginais dans Tous tes enfants dispersés qu’ils allaient être coupés à la suite d’une maladie, l’ont effectivement été quelques mois après sa parution. Ils ont été remplacés par des palmiers… Qu’est-ce qui a initié votre désir d’écrire ?

J’ai écrit mes premières nouvelles car, comme l’a dit Toni Morrison, je ne trouvais pas ce que je voulais lire dans la

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« Je suis une transfuge de classe, et de race également, du monde noir au monde blanc, apprenant les codes ici et là, à habiter le plus possible la frontière… » littérature : le récit du quotidien en tant que survivant. Il a fallu me sentir légitime : d’après l’inconscient collectif patriarcal, les hommes sont des écrivains, et les femmes écrivent ! Ainsi, il m’a toujours semblé évident de m’engager dans le combat féministe, car nous sommes souvent broyées par la domination politique et la société viriliste. D’où l’importance que vous donnez, dans tous vos livres, aux figures féminines ?

Absolument, je tiens à leur apporter toute la lumière qu’elles méritent. Et les personnages masculins sont en seconde ligne ! Il s’agit de ce qu’elles font ou ne parviennent pas à faire, et ce au sein de toutes les générations. Dans Consolée, la fille de Ramata, Inès, fait partie de ces très jeunes femmes d’aujourd’hui qui ignorent les combats d’antan et qui regardent du côté des afroféministes américaines. En oubliant parfois que leurs mères, leurs grands-mères se sont également battues, même si elles n’ont pas toujours pu percer le plafond de verre. Si vous deviez choisir quelques-unes des nombreuses femmes de lettres qui ont compté pour vous, de qui s’agirait-il ?

L’histoire du Rwanda a été créée par une femme, Nyirarumaga, qui a mis en place et codifié le groupe des poètes, surtout des hommes, qui (se) transmettaient l’histoire des souverains du pays. Elle fait partie de mes grandes figures tutélaires littéraires, aux côtés d’Audre Lorde ou de Nadine Gordimer, la seule Sud-Africaine à avoir eu le prix Nobel de littérature, et une femme blanche activiste contre l’apartheid. ■

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La force de l’objectif présenté par Catherine Faye

L’Ukraine, aujourd’hui, est évidemment dans l’esprit de tous. Mais la profession réunie à Perpignan pour ce 34e festival international du photojournalisme révèle d’autres clichés de notre monde tout aussi éloquents : de l’interminable guerre afghane à la situation alarmante des femmes dans les prisons d’Amérique latine, en passant par l’impact de la pêche industrielle ou encore la souffrance psychique en Afrique… 25 expositions sont au programme. Elles mettent à l’honneur celles et ceux qui s’engagent, souvent au péril de leur vie, pour les droits humains et la liberté d’informer. Visa pour l’image n’est pas uniquement consacré au reportage de guerre. L’intention est de montrer ce que nous vivons, la brutalité et le désordre de notre époque. Et de rappeler combien le photojournalisme est essentiel pour le droit à une information exigeante et pour le débat démocratique. ■ VISA POUR L’IMAGE, Perpignan (France),

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Mstyslav Chernov (Associated Press) Marioupol, Ukraine Pendant les bombardements, les habitants s’abritent dans la cave, le 12 mars 2022.

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George Steinmetz Pêches mondiales Inhambane, Mozambique. À marée basse, les hommes unissent leurs efforts pour pêcher dans les eaux peu profondes entre les îles de Benguerra et Bazaruto. Cette surexploitation dure depuis des décennies.

Valerio Bispuri Dans les chambres de l’esprit Une femme venant d’avoir une crise. Centre d’accueil psychiatrique de Tokan, Bénin, 2021.

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Ana María Arévalo Gosen (Lauréate du prix Camille Lepage 2021) Días Eternos : Venezuela, Salvador, Guatemala (2017-2022) Au centre de détention de La Yaguara, les femmes passent leurs journées dans l’inactivité la plus totale. Caracas, Venezuela, mars 2018.

Andrew Quilty (Agence VU’) La Fin d’une guerre interminable Depuis que les talibans ont repris le pouvoir, il n’y a plus d’aide financière internationale, et les résidents de la capitale afghane se retrouvent confrontés à la misère. Le long de la route, ils sont nombreux à vendre des objets de chez eux. Kaboul, octobre 2021. 98

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Paolo Woods et Arnaud Robert Happy Pills Pendant cinq ans, les deux photographes ont parcouru le monde à la recherche de ces « pilules du bonheur », qui nous permettent de « tenir ». Ici, les marchands ambulants dans les rues d’Haïti, qui vendent à la pièce un mélange de pilules fabriquées en Chine, de contrefaçons conçues en République dominicaine et de médicaments périmés abandonnés par les ONG. Haïti, 2016.

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évasion

LA TUNISIE AU

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enommée pour ses plages, la Tunisie a centré, pendant des décennies, son tourisme sur l’offre balnéaire, en tentant d’y adjoindre quelques circuits culturels axés sur les sites archéologiques et l’artisanat local. Mais depuis la révolution de 2011, la tendance est d’aller à la rencontre d’une Tunisie profonde, qui constitue un véritable creuset méditerranéen. Encore méconnues, les îles qui ponctuent les 1 200 kilomètres de côtes du pays demeurent un territoire où la nature est généreuse et sauvage, et où la singularité des communautés est préservée. Éclaboussées de lumière, vêtues de maquis qui plongent dans des camaïeux de bleus hypnotiques, les îles tunisiennes sont des lieux encore confidentiels et pour la plupart protégés, que ce soit en tant que zones naturelles ou par les coutumes et l’identité insulaires. Elles contraignent le visiteur à laisser ses habitudes citadines derrière lui et à s’immerger dans un moment hors du temps. Cette incursion dans l’un de ces ultimes paradis terrestres, où les conditions de vie sont souvent rudes et les équilibres écologiques fragiles, provoque parfois une certaine nostalgie pour un passé pas si lointain où la Méditerranée était un havre préservé du développement des métropoles.

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Zembra

LA PÊCHE ET LES FAUCONS

ROCHER IMPOSANT où le maquis embaume, souvent caché du continent par de mystérieuses volutes d’embruns, Zembra, avec son satellite Zembretta, veille sur le golfe de Tunis. Reconnu réserve de biosphère par l’Unesco, ce parc national est classé aire spécialement protégée d’importance méditerranéenne. Les falaises qui plongent à pic dans la mer ont été témoins de la matanza, pêche au thon traditionnelle qui réunissait sous la conduite d’un raïs des équipages venus de Sicile et des marins du cap Bon. Une corrida marine qui a épuisé les ressources en thon rouge, poisson si apprécié des Japonais. Jamour, comme l’appellent les locaux, est un refuge de faucons pèlerins. Les randonnées (d’une journée) sont donc soumises à autorisation. L’île est également le paradis des plongeurs, pour ses abysses limpides entre les rochers de l’Antorcho et de la Cathédrale, ceux de la grotte aux Pigeons ou au large de la Maison du poète.

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GRÉ DES ÎLES

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Elles sont là, à quelques encablures du continent, souvent méconnues, réserves naturelles menacées et témoignages de l’histoire. par Frida Dahmani

À l’entrée du golfe de Tunis, une réserve de biosphère accueille plongeurs et randonneurs… à la journée et sur autorisation.

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Djerba

AU TEMPS SUSPENDU

LE PÈLERINAGE DE LA GHRIBA attire chaque année en mai des milliers de visiteurs juifs à Djerba, mais l’île, connue pour son tourisme de masse, est aussi un phalanstère aux multiples visages. Paradisiaque par certains aspects et au croisement des influences en Méditerranée, elle est imprégnée d’une apaisante spiritualité. L’église orthodoxe, le quartier juif de la Hara, l’église catholique de Houmt Souk ainsi que les humbles mosquées ibadites magnifient l’ombre et la lumière. Le charme de l’île opère dès l’arrimage du bac qui la relie au continent. Sur le quai, l’activité livre un aperçu de ses échanges commerciaux : huile, éponge, produits de la pêche sont des fondamentaux historiques, auxquels s’ajoutent les flux de touristes. L’île a du succès et sa population est entreprenante, mais une absence de volonté politique l’empêche de se déployer et d’avoir une autonomie au moins administrative. Tout se joue à Médenine, chef-lieu du gouvernorat à environ 75 kilomètres de là sur le continent. Un handicap au développement de l’île, qui n’est reliée à la terre que par une antique chaussée romaine. Alors que le projet de construction d’un pont semble une chimère bien compliquée, Djerba compte sur elle-même et sur la solidarité des siens. De nombreux chefs d’entreprise, originaires de l’île, ont contribué à sa préservation et à l’essor du tourisme de sa côte est. Au nord, le littoral sauvage témoigne de l’époque tourmentée des barbaresques, qui se livraient à la course au XVIe siècle. Ils avaient trouvé à Djerba un refuge et une halte fiable ; le fortin de Houmt Souk, mitoyen du théâtre où se déroulera le sommet de la Francophonie en novembre 2022, se souvient de cette époque mouvementée. La Tour des crânes, amas de têtes prélevées sur l’ennemi, installée devant la place forte, a aujourd’hui disparu mais continue à faire vibrer les imaginaires. L’île est plutôt le lieu des légendes extraordinaires, et une étape du fabuleux voyage d’Ulysse : sous les frondaisons des palmiers, les émissaires de son équipage ont succombé au lotos, fruit mythique que les insulaires identifient comme le nbeg, une baie sphérique semblable à l’olive, largement répandu sur l’île. Dignes de la mythologie, les saveurs djerbiennes sont bien réelles et constituent un récit gastronomique de la sociologie de l’île. Notons par exemple les bricks servies, dès le coucher du soleil, dans les petites échoppes de l’entrée du quartier juif de Hara El Kbira, véritable rituel gourmand, le fameux couscous au poisson, lequel est acheté à la criée au marché de Houmt Souk, ou encore la chakchouka, savoureuse ratatouille de citrouille et de fèves qui se déguste avec l’incontournable pain local, la kesra. Un plat du pauvre aux saveurs royales. Des goûts qui remontent

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La mosquée de Sidi Jmour, sur la côte ouest de l’île.

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loin, parfois aux lointaines origines berbères des habitants ; en témoignent les consonances des noms de villages perdus entre les chemins de sable, comme Tlet ou Tianest. Au cœur de cet espace authentique, on croise des femmes, drapées d’un voile clair à l’antique, qui s’abritent du soleil et des regards derrière des chapeaux de paille pointus, tandis que les hommes, actifs dans tous types de commerces, portent le traditionnel vêtement gris. Djerba n’est pas hors du temps, elle sauvegarde son authenticité. La société civile a d’ailleurs fait de la préservation des communautés et des droits des minorités, dont la communauté noire, un objectif pour lutter contre la marginalisation. À l’ombre d’oliveraies millénaires, les poteries de Guellala sont identiques à celles qui étaient produites du temps d’Homère, avec les mêmes gestes et selon les mêmes procédés. L’artisanat ici est utilitaire et axé sur une production écoresponsable. Il en va ainsi de l’huile produite à l’ancienne dans des huileries enfouies dans la terre sableuse, à l’abri des regards et de la chaleur. L’île, où le temps semble suspendu, est source d’inspiration et d’expressions les plus inattendues. Depuis 2015, les artistes de rue s’approprient des pans de murs pour déployer des fresques qui font du village d’Erriadh une incroyable galerie d’art à ciel ouvert. La mer, divertissement des touristes, vivier à poissons de l’île, est aussi un lieu de magie quand les oiseaux, selon la migration, organisent un ballet autour de l’île des Flamants roses, une langue de sable qui flotte sur des eaux turquoise où certains jurent avoir vu des mirages. Les changements climatiques, qui affectent l’île et rognent le littoral, poussent à préserver les ressources en eau mais lui permettent également d’exporter des crocodiles, qui sont nés et ont grandi dans le parc de Djerba Explore. Le pouvoir magique de l’île semble avoir mis les tropiques au cœur de la Méditerranée, mais cela n’ôte rien au charme ni au mystère de cette terre riante et discrète, à la fois laborieuse, pugnace et douce. À la synagogue

La Galite

PRESQUE AU BOUT DU MONDE

ACCESSIBLE DEPUIS TABARKA, cette île se mérite : y séjourner ne laisse pas de place à l’improvisation puisque l’archipel de la Galite, composé de l’île principale, du Galiton, de la Fauchelle et des îlots des Chiens, est coupé du continent. Y passer une nuit ou plus relève de l’expérience initiatique durant laquelle, au contact d’une nature préservée, renaissent des réflexes anciens. Cette île, où Bourguiba a été exilé entre 1952 et 1954, a été un territoire convoité par différents

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de la Ghriba, en mai 2022, lors du pèlerinage annuel.

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Comme ce timbre le représente, Bourguiba y a été interné, dans un isolement complet, du 21 mai 1952 au 22 mai 1954.

CAPTURE D’ÉCR AN

envahisseurs de la Tunisie, mais aussi occupé par les Phéniciens et les Romains, qui cinglaient vers le bassin occidental de la Méditerranée. Aborder à la Galite suspend le temps : l’archipel, figé dans une sorte d’éternité, semble avoir été créé par un dieu antique qui, en façonnant la Sardaigne, aurait laissé échapper des bouts de terre qui seraient cette poignée d’îles, les plus septentrionales de l’Afrique. Occupé par des pêcheurs italiens et des représentants de l’autorité coloniale jusqu’à l’indépendance, puis déserté, l’archipel est devenu le territoire des dauphins et des phoques moines. Entre coraux et mérous, ses eaux ont souvent été généreuses, mais les pêches miraculeuses se font rares aujourd’hui, et le corail, objet de convoitise, est strictement contrôlé. Véritable herbier odorant sous une voûte étoilée d’une pureté devenue rare, la Galite, où règne le silence, est simplement envoûtante et intemporelle.

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Le port d’El Ataya, sur Chergui. Ici, on n’abuse pas de la pêche et on respecte la reproduction des espèces.

À UNE HEURE DU CONTINENT, l’archipel des Kerkennah, que les flots grignotent au fil des marées au risque de le faire disparaître, dessine une ligne à fleur d’eau au large de Sfax (centre-est) : les habitants, descendants de bagnards, corsaires et renégats, semblent avoir inspiré le fameux « Homme libre, toujours tu chériras la mer », de Charles Baudelaire. Ici, les palmiers résistent au vent qui les décoiffe, les oliviers s’agrippent à un sol de plus en plus salin, et les hommes s’accrochent aussi. Confrontés à un milieu naturel souvent difficile, voire hostile, ils ont édifié sur fond d’autarcie une société solidaire, sans distinction entre hommes et femmes. La parité, acquise, permet à ces dernières d’être marins-pêcheuses, tandis que la mer est considérée comme une terre et un bien. On peut ainsi être propriétaire d’un lopin de mer pour pêcher à la charfia, un procédé aussi ingénieux que durable inscrit au patrimoine de l’Unesco depuis 2021 : le poisson est conduit via un dédale de palmes fichées dans le fond marin jusqu’à une nasse, où il suffira au pêcheur de le prélever, vivant, au gré de ses besoins. Ici, on ne pêche pas, on cueille les fruits de la mer, on n’en abuse pas et on respecte la reproduction des espèces. Ces particularités sont des règles de survie ; à l’écart du continent et des décisions, les Kerkennah souffrent d’une absence d’infrastructures et de développement ainsi que d’un stress hydrique dû à la sécheresse. L’archipel attire près de 40 000 visiteurs, surtout tunisiens, en haute saison, mais aucun projet de tourisme écologique n’y a vu

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le jour. Les aléas de la pêche ont fait que les ateliers ont fermé, faute de rentabilité. Comment les pêcheurs en felouque pourraient-ils rivaliser avec les chalutiers du continent qui détruisent les fonds marins ? Les insulaires peinent à préserver leur écosystème : depuis quelques années, des vases en plastique font concurrence aux poteries utilisées depuis l’Antiquité pour une pêche au poulpe respectueuse de l’environnement. Difficile de résister pourtant aux Kerkennah, berceau du mouvement syndicaliste tunisien : fortes têtes au caractère rugueux, tous y sont des militants nés, à la fois patriotes, engagés et vigies politiques. Ce récit est retracé au musée d’El Abassia, entièrement réalisé par une enfant du pays, que l’on peut découvrir à bicyclette, comme tant d’autres coins et recoins de l’île où la mer n’est jamais loin. Une occasion pour rencontrer des artisanes dont les broderies sont imprégnées de l’ancestrale influence berbère ou pour assister à la traditionnelle cueillette des olives, en saison. Après la découverte de la côte sauvage, le long des salins, les parties de pêche et de plongée au large de Kraten ou des vestiges sous-marins aux pieds du Borj Elhsar, assister au départ des pêcheurs qui vont poser leurs filets, au crépuscule, depuis la terrasse de l’hôtel Cercina, est un rituel incontournable. Il rappelle que malgré toutes les promesses, les autorités n’ont pas investi sur l’archipel dans le tourisme durable et que la recherche d’emploi pousse les jeunes vers le grand large et une migration irrégulière au sort incertain.

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Kerkennah UN EDEN EN DANGER


Kuriat

EAUX TURQUOISE et bancs de sable blanc : on dirait les tropiques. Mais les deux îlots de l’archipel des Kuriat affleurent au large de Monastir (centre-est). Ces minuscules langues de terre sont l’ultime refuge d’une faune préservée des nuisances produites par l’homme. Ce point d’étape dans la migration saisonnière des oiseaux est le royaume incontesté des tortues caouannes, qui se reproduisent dans ses sables immaculés. Ce petit territoire où l’on retrouve des traces d’occupation humaine remontant au Néolithique est aujourd’hui un espace qui protège la biodiversité et maintient les équilibres que le changement climatique et la pollution bouleversent, notamment celle des déchets de plastique. On ne peut séjourner sur les îles, mais on peut être autorisé à y passer quelques heures, de mai à octobre. Les Robinsons modernes vivront une expérience unique ; les bénévoles de l’ONG Notre Grand Bleu, en collaboration avec l’Agence de protection du littoral, les sensibiliseront à cet écosystème et aux moyens de le préserver. ■

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POUR QUELQUES HEURES

Pour préserver la faune qui se réfugie sur ces minuscules langues de terre, la présence humaine y est rigoureusement régulée.

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BUSINESS Interview

Le streaming

Monaco

Nicolas Bricas

s’impose en Afrique

s’intéresse de plus en plus à son sud

Alimentation : le grand désordre mondial Le Covid-19, puis la guerre en Ukraine ont exacerbé les déséquilibres structurels d’un secteur agricole incapable de nourrir correctement la planète, alors même que la production est encore supérieure aux besoins. La faim et l’obésité progressent, tandis que la biodiversité s’effondre ! Des solutions existent et il est urgent d’agir. Explications. par Cédric Gouverneur

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’était dans le « monde d’hier », celui d’avant la pandémie et la guerre en Ukraine : en 2015, la communauté internationale s’engageait à « éradiquer la faim dans le monde en 2030 », soit en quinze ans. Or, non seulement la faim n’a pas reculé, mais elle a progressé ! Selon le rapport sur l’état de la sécurité alimentaire et de la nutrition, publié en juillet par cinq agences onusiennes, 9,8 % des êtres humains (environ 800 millions) sont sous-alimentés, contre 8 % en 2019. C’est 150 millions de personnes de plus en deux ans ! À noter que le continent africain est le plus affecté : 20 % de la population est concernée (deux fois plus qu’en Asie et en Amérique latine). Les coupables ont vite été désignés : la pandémie de Covid-19 qui, à partir de mars 2020, a empêché

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pendant des mois producteurs et consommateurs de se rencontrer, du fait des confinements, et perturbé les chaînes logistiques, notamment entre l’Afrique et l’Asie. Puis, alors que le monde émergeait à peine de ce choc sanitaire, la Russie qui a envahi l’Ukraine : la guerre entre les deux principaux greniers à blé de la planète paralyse leurs exportations de blé et d’huile de tournesol, bases de l’alimentation dans de nombreux pays. Sauf que ces deux chocs ne sont pas les seuls responsables de la situation. Ces événements ont en fait amplifié une crise préexistante, due aux dysfonctionnements du système agricole industriel. Un chiffre le démontre : selon l’Organisation des Nations unies pour l’agriculture et l’alimentation (FAO), la production agricole mondiale excède

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Selon l’ONU, même sur une planète désormais peuplée de 8 milliards d’individus, tous devraient pouvoir se nourrir…

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BUSINESS (vitamine A, fer, zinc, etc.), contenus Autre aberration : si un être humain notamment dans les fruits et les sur dix souffre de la faim, la même légumes. Le système agricole provoque proportion est désormais obèse (et ce trop de dégâts sur l’environnement et chiffre a triplé depuis les années 1970) ! la santé. Mais de puissants acteurs n’ont L’Organisation mondiale de la santé pas intérêt à le changer, car ils veulent (OMS) soulignait en mars que conserver le pouvoir et la richesse. » « le surpoids et l’obésité sont désormais Un exemple ? Le Mexique, où 70 % en augmentation dans les pays de la population est en surpoids, à revenus faibles et intermédiaires ». a imposé en 2019 un Faim et obésité Choisir une étiquetage afin d’alerter progressent de concert : les consommateurs. comment expliquer ce culture au paradoxe ? « Jusqu’aux détriment d’une Mais l’ONG suisse Public Eye a révélé années 1980, le monde autre répond en juillet que le géant de manquait de nourriture, à des logiques l’agroalimentaire Nestlé nous précise Nicolas et les autorités helvétiques Bricas. L’industrie a donc industrielles, avaient cherché à produit un maximum de pas forcément dissuader Mexico calories à moindre coût. de prendre ces mesures Les gens se remplissent le en phase avec de santé publique… ventre de calories “vides”, les intérêts des Face aux aberrations d’huile, de sucre, sans consommateurs. du système agricole actuel, fibres. La diversification un retour aux sources s’impose. Depuis alimentaire a été négligée. En Afrique, que l’homme a inventé l’agriculture en Asie et en Amérique latine, des gens il y a environ douze millénaires, pâtissent de ce que l’on appelle une « 6 000 à 7 000 espèces végétales “double-charge” : ils sont en surpoids, ont été cultivées pour se nourrir, mais carencés en micronutriments sur un total d’environ 30 000 plantes Si un être humain sur dix souffre de la faim, la même proportion est désormais obèse. comestibles », rappelait la FAO dans un rapport de 2018. Or, aujourd’hui, nous n’en cultivons qu’« environ 170. Et trois seulement fournissent 40 % de nos calories : le blé, le riz et le maïs ». Le paradoxe est que de nombreux pays africains consomment un pain qu’ils ne produisent pas : « Le pain est omniprésent, on oublierait presque que la culture du blé est peu répandue en Afrique », souligne Téguia Bogni, auteur et spécialiste culinaire camerounais, dans une tribune publiée sur le site du Monde le 25 mars. La FAO remarque aussi que l’abandon de milliers de fruits et légumes est « non seulement une honte pour tous les goûts que nous perdons, mais aussi pour les nutriments qu’ils fournissent ». Or, choisir une 110

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de 30 % les besoins calorifiques de l’humanité ! Même sur une planète désormais peuplée de 8 milliards d’individus, il y a à manger pour tous… Chercheur et socio-économiste de l’alimentation, Nicolas Bricas [voir son interview pages suivantes] dénonce un système injuste. Ainsi en est-il des subventions publiques à l’agriculture qui inondent l’Afrique de produits européens ou chinois à bas coût, aux dépens des agriculteurs du continent – les Kenyans ont ainsi découvert avec consternation que les frites des KFC installés dans leur pays étaient importées de Chine… En outre, ces aides favorisent les grandes exploitations mécanisées et la monoculture, dont les ravages sur la biodiversité ne sont plus à démontrer : « Il faudrait lier davantage ces subventions aux performances environnementales, suggère le chercheur. L’agriculture peut absorber du carbone, entretenir la biodiversité et les paysages, rafraîchir le climat. Utilisons ces subventions pour financer la transition écologique ! »


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culture au détriment d’une autre répond à des logiques industrielles, pas forcément en phase avec les intérêts des consommateurs, des agriculteurs ou des pays émergents… Parce qu’elle résiste mieux au transport, la banane Cavendish s’est ainsi imposée parmi le millier de variétés que la nature nous offre, allant jusqu’à représenter 50 % de la production mondiale ! Les cultures négligées sont « généralement des cultures indigènes ou traditionnelles », souligne la FAO. « Soutenus par les politiques et les fonds nécessaires, ces espèces négligées peuvent revenir sur le marché. » En témoigne le retour en grâce, depuis les années 1990, du quinoa : cette plante riche en acides aminés et originaire des pays andins a vu sa production tripler. Elle est désormais cultivée dans 70 pays, dont l’Éthiopie, le Kenya et l’Ouganda. Idem avec la patate douce, dont l’Autorité intergouvernementale pour le développement (IGAD) en Afrique de l’Est souligne le potentiel en tant qu’aliment très nutritif et résistant à la sécheresse, dans une Corne de l’Afrique où près de 20 millions de personnes se trouvent en insécurité alimentaire aiguë du fait de la sécheresse, des conflits régionaux et du blocage des ports ukrainiens. Face à la dépendance au blé, Téguia Bogni suggère que « les pays africains explorent la piste du pain enrichi aux farines locales à base de millet, de sorgho, de teff [céréale éthiopienne, ndlr], de fonio, de maïs, de patate, de manioc ou encore de plantain ». Une approche à même de « réduire les importations de blé » et de « valoriser les produits locaux ». D’autant que la monoculture en Afrique est une importation coloniale : jusque dans les années 1880 et l’arrivée des « plantations », l’agriculteur y pratiquait naturellement l’agroforesterie et la diversité des cultures… ■

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LES CHIFFRES 314 milliards de francs CFA C’est la somme que le Gabon va engranger en plus en 2022 du fait de la hausse des cours du pétrole.

600 milliards d’euros,

3 pays africains figurent dans le top 10 des détenteurs de cryptomonnaies : le Nigeria, le Kenya et l’Afrique du Sud.

soit le montant du programme d’infrastructures promis par le G7 à l’Afrique et à l’Asie, pour notamment contrer l’influence chinoise.

9,18 %, SOIT LA BAISSE DU FRANC CFA FACE AU DOLLAR EN 2022 (SON COURS LE PLUS BAS DEPUIS CINQ ANS). ARRIMÉ À L’EURO, LE FCFA PÂTIT DE LA CHUTE DE CE DERNIER.

100 millions de dollars, c’est le budget de la Super League africaine de football, qui sera lancée en 2023 par la Confédération africaine de football (CAF).

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Nicolas Bricas SOCIOÉCONOMISTE DE L’ALIMENTATION AU CIRAD

« L’interdépendance est devenue une dépendance » Membre du panel international d’experts sur les systèmes alimentaires durables, le chercheur au Centre de coopération internationale en recherche agronomique pour le développement (CIRAD) souligne l’importance des facteurs structurels dans l’actuelle crise alimentaire. propos recueillis par Cédric Gouverneur

AM : Vous expliquez que cette crise a des raisons plus profondes que le conflit en Ukraine. Nicolas Bricas : Les prix du blé, du maïs et du riz grimpent

et des États, qui se font « balader ». L’interdépendance est devenue une dépendance. Il faut retrouver une capacité d’agir. C’est pourquoi on parle tant de souveraineté.

depuis plus d’un an du fait de la hausse du tarif de l’énergie liée à la reprise post-Covid-19. L’industrialisation du système alimentaire est tributaire de ce dernier, de la culture mécanisée ou irriguée au transport, en passant par la chaîne du froid. Le prix des engrais chimiques est par exemple lié à celui du gaz. Même si demain le conflit en Ukraine prend fin et que le blé bloqué à Odessa est exporté, les prix alimentaires resteront élevés à cause de la crise énergétique.

Le paradoxe de l’actuelle crise est que la production mondiale excède les besoins.

Les leçons des précédentes crises alimentaires, en 2008 et 2011, ont-elles été tirées ?

À l’époque, en Afrique comme en Asie, la plupart des pays qui s’approvisionnaient sur le marché international ont pris conscience des risques. Ces crises furent des premières sonnettes d’alarme. Mais le système pâtit de beaucoup d’inertie : on ne relance pas du jour au lendemain la production agricole. Cela exige des capacités de recherche, des filières organisées, du crédit, etc. Le choc de la guerre en Ukraine va entraîner un mouvement pour réduire cette dépendance aux importations. Agriculteurs et pays sont trop dépendants de systèmes techniques et d’acteurs sur lesquels ils n’ont aucune prise : marchés internationaux, producteurs d’engrais et de produits phytosanitaires, semenciers, organismes de crédit et d’assurance, etc. L’asymétrie du pouvoir aux dépens des agriculteurs

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La production alimentaire par habitant continue d’augmenter : un adulte a besoin d’environ 2 000 kilocalories par jour, mais on considère qu’avec une disponibilité alimentaire moyenne de 2 500 kilocalories par personne et par jour, un pays est à l’abri d’un risque de pénurie. Jusque dans les années 1980, on ne produisait pas assez. Mais la production a grimpé plus vite que la population, et selon l’Organisation des Nations unies pour l’agriculture et l’alimentation (FAO), on frise aujourd’hui les 3 000 kilocalories par personne et par jour ! Énormément de nourriture est gaspillée. La différence entre ce qui est produit et ce qui est consommé est de 30 % ! Comment dès lors expliquer la hausse de l’insécurité alimentaire ?

Environ 800 millions de personnes dans le monde, y compris en Europe, n’ont pas assez de pouvoir d’achat. Des paysans ne possèdent pas suffisamment de terres pour subvenir à leurs besoins. L’insécurité alimentaire est aussi liée aux migrations provoquées par la sécheresse et les conflits. Une partie de la production est utilisée pour les agrocarburants : c’était un nouveau débouché pour les agriculteurs. Cela peut être intéressant car il s’agit d’une ressource énergétique renouvelable, mais le calcul doit

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Que peut apporter la diversification des cultures ?

Il existe en Afrique une vraie prise de conscience sur le fait qu’il faut jouer la diversification. Comme dit l’adage, « il ne faut pas mettre tous ses œufs dans le même panier » : en Égypte, la dépendance aux importations de blé – principale céréale consommée – est devenue catastrophique avec la guerre en Ukraine. Et la monoculture rend les récoltes plus vulnérables aux attaques de maladies et de parasites. À l’inverse, le Nigeria a par exemple su diversifier ses cultures : igname, maïs, manioc, riz, mil et sorgho, patate douce, banane plantain, etc. Grâce à cette diversification, le pays est devenu relativement peu vulnérable. L’apport de la diversification est également nutritionnel : il faut manger un peu de tout pour assurer ses besoins.

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En octobre aura lieu le Comité de la sécurité alimentaire mondiale (CSA), qui réunira des représentants de la plupart des pays, de la société civile, des organisations internationales et du secteur privé. Qu’en attendez-vous ?

Le CSA est un lieu de confrontation de points de vue. L’Afrique a conscience de la nécessité de relancer sa production être précis, car si l’on déforeste et que l’on utilise un maximum agricole. Mais comment ? Une production industrielle qui peut de mécanisation et de chimie, le bilan environnemental permettre un accroissement rapide des rendements mais qui devient nul, voire négatif. Afin de faire diminuer la pression provoque des dégâts environnementaux, ou une agro-écologie sur le marché des céréales, il serait possible de réduire la qui garantit une production plus durable et équitable ? part de l’éthanol et des huiles végétales dans les carburants. L’Ouganda est par exemple très impliqué dans l’agro-écologie En outre, 42 % de la production mondiale de blé et de maïs et l’agroforesterie. Les systèmes paysans africains traditionnels est employée pour la nutrition animale, les Européens et les tirent ainsi parti des arbres pour aller piocher des fertilisants Américains mangeant trop de produits animaux, comparé naturels en profondeur dans le sol, tel le phosphore, qui à leurs besoins. L’élevage industriel contribue largement va ensuite remonter à la surface via les feuilles des arbres. aux émissions de gaz à effet de serre. Changer de mode de La recherche occidentale a privilégié des solutions techniques production implique de revoir nos habitudes, en mangeant industrielles, mais il est possible de faire autrement. Le souci moins souvent de produits animaux et en acceptant qu’ils est que les acteurs industriels soient plus onéreux. La consommation pratiquent le lobbying pour de viande s’est banalisée dans les Nous essayons imposer leurs mesures. C’est pays riches, on ne peut plus continuer de trouver des solutions hélas le cas de la fondation ainsi, ni généraliser ce mode de à l’échelle de chaque territoire. Bill et Melinda Gates : vie, intenable pour la planète. l’informaticien américain Vous évoquez également a révolutionné les usages avec Windows et estime donc que le rôle de la spéculation. la technologie peut tout résoudre… C’est à mon sens une fuite Les contrats à terme peuvent constituer pour en avant. L’enjeu n’est pas de remplacer une solution unique l’agriculteur une certaine sécurité, afin de lui garantir par une autre, mais de reconnaître la multiplicité des solutions un prix entre le moment où il met en culture et la récolte. expérimentées par les agriculteurs en fonction des climats Cependant, si le courtier qui a signé le contrat pressent et des sols. Au CIRAD, nous essayons de faire de la recherche un risque de surproduction, il peut le revendre avant autrement, avec les agriculteurs, pour trouver des solutions qu’il ne perde de sa valeur. La spéculation devient abusive à l’échelle de chaque territoire. La démarche agro-écologique quand trop d’acteurs qui pensent que la tendance est à est nouvelle, difficile, et peu d’agronomes sont encore formés la hausse des prix achètent des contrats et font grimper à cette nouvelle façon de travailler. Les habitudes vont mettre artificiellement les cours : une partie de la hausse un certain temps pour changer, mais il faut les soutenir. ■ actuelle du blé résulte de cette spéculation excessive.

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BUSINESS Le service sud-africain Showmax surclasse Netflix, avec 2 millions d’abonnés en 2021. Le groupe Canal+ a acquis Zacu Entertainment, leader de la production et de la distribution audiovisuelle au Rwanda.

Le streaming s’impose en Afrique En jouant « local » et « international », les plates-formes et la télévision payante conquièrent de plus en plus d’abonnés sur le continent.

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« Le succès de Showmax repose en partie dans sa capacité à offrir à la fois des productions internationales et locales », écrit Léa Zouein, analyste de Dataxis. L’an dernier, « quatre des cinq plus gros succès de Showmax en Afrique subsaharienne » étaient des programmes africains. Face à l’appétence du public du continent pour les films et séries made in Africa, Netflix s’adapte et « cherche à devenir un acteur majeur du cinéma

Alors qu’en Europe dominent les sociétés américaines Netflix, Disney+ et Amazon Prime Video, le marché africain se caractérise par l’excellente performance des entreprises du continent : Showmax, plate-forme de streaming du groupe sud-africain MultiChoice, y surclasse même Netflix, avec 2 millions d’abonnés en 2021 et 5 millions prévus en 2026, contre 1,5 million en 2021 et 4,7 en 2026 pour le service américain.

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a progression est vertigineuse : selon le cabinet français Dataxis, les plates-formes de vidéo à la demande par abonnement (SVOD) ont doublé leur nombre d’abonnés en Afrique subsaharienne entre 2018 et 2021, pour atteindre environ 5 millions de foyers. Elles devraient voir leur croissance progresser encore plus fortement ces prochaines années et en toucher 15 millions en 2026.

La plate-forme américaine coproduit avec le studio nigérian EbonyLife la série Blood Sisters.


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nigérian », le foisonnant et inventif Nollywood. Depuis le 5 mai, la plate-forme américaine diffuse une série coproduite avec le studio nigérian EbonyLife : Blood Sisters, de Biyi Bandele et Kenneth Gyang (un thriller sur fond de dénonciation du fléau des violences conjugales). Le studio vient par ailleurs de lancer à Lagos une école de cinéma, Ebony Life Creative, dans le but de former les talents locaux et de poursuivre l’exportation de Nollywood. « Bien que l’écart entre Showmax et Netflix se réduise, le faible taux de pénétration » des plates-formes de streaming en Afrique subsaharienne, combiné au lancement de nouveaux acteurs en 2022 tels que Disney+, Baze (Safaricom, Kenya) et KIWI (Côte Ouest audiovisuel, Côte d’Ivoire), suggère que la concurrence va s’intensifier entre plates-formes africaines et internationales », note Dataxis. Face au streaming, la télévision payante n’est pas en reste : le cabinet britannique Digital TV Research estime que la clientèle des chaînes payantes en Afrique subsaharienne va progresser de 50 % ces prochaines années, pour atteindre environ 50 millions d’abonnés en 2026. Ici aussi, le sud-africain MultiChoice se place dans le trio de tête, derrière le chinois StarTimes, mais devant le français Canal+. Le 5 juillet, le groupe de Vincent Bolloré a par ailleurs annoncé l’acquisition de Zacu Entertainment, leader de la production et de la distribution audiovisuelle au Rwanda, disposant « de plus de 500 heures de nouveaux films et séries produits par an et d’un catalogue de 700 heures », précise Canal+. Présente depuis dix ans déjà au pays des mille collines, la chaîne entend aussi « lancer une chaîne de fiction 100 % en kinyarwanda », la langue nationale. ■

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Le port de Banjul est devenu ces dernières années une plaque tournante du trafic illégal.

La Gambie s’engage contre la déforestation Les autorités adoptent une série de mesures radicales, sur fond de coupes illégales sur son sol et en Casamance sénégalaise.

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a Gambie a annoncé début juillet la suspension d’absolument toutes les exportations de bois, et ce jusqu’à nouvel ordre. Les autorités appellent aussi les citoyens à signaler « les cas présumés de destruction de l’environnement, de coupes d’arbres protégés, de feux de brousse, d’empiètement de forêt ». Plus aucune grume (tronc coupé et élagué) ne doit quitter le port de Banjul, devenu ces dernières années une plaque tournante du trafic illégal, principalement à destination de la Chine, du bois de rose et du bois de vène (pterocarpus erinaceus, également connu sous le nom de palissandre). Il y a deux ans, le transporteur maritime français CMA CGM, alerté par des défenseurs de l’environnement, avait cessé

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d’embarquer sur ses navires des grumes depuis le port gambien. Les forêts de ce petit pays (11 300 km2) ne suffisant plus, les trafiquants ont pris l’habitude de traverser la frontière pour s’en prendre aux troncs de la Casamance sénégalaise. Depuis plusieurs années, militants écologistes et élus sénégalais y dénoncent le trafic de bois précieux, au profit notamment de mouvements séparatistes locaux. Exilé en Guinée équatoriale, l’ancien président gambien Yahya Jammeh (1996-2017) est soupçonné d’avoir été impliqué dans le trafic de bois avec un négociant suisso-roumain, Nicolae Bogdan Buzaianu : fin juin, le ministère de la Justice helvétique a ainsi formulé à la Gambie une « demande d’entraide judiciaire » dans le cadre d’une procédure pour « crimes contre l’environnement ». ■

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Monaco s’intéresse

La cité-État indépendante dispose d’un prestige international.

de plus en plus à son sud

Derrière son image glamour, la principauté est aussi un vivier d’entrepreneurs. Qui regardent vers le continent.

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Le panel d’ouverture d’Africa Day, avec, de gauche à droite, Lionel Zinsou, Étienne Giros, Zyad Limam, Khaled Igué, Johanna Houdrouge et Frédéric Geerts.

Une image en partie tronquée, nous explique Frédéric Geerts : « Monaco est un État-PME, avec un solide esprit entrepreneurship qui encourage l’initiative ! Beaucoup d’entrepreneurs s’y installent. Certes, la qualité de vie est un plus : le climat et la végétation – qui peut rappeler l’Afrique – attirent davantage que l’Europe du Nord. » « L’Afrique est le deuxième partenaire commercial de la

Belgique-Luxembourg-AfriqueCaraïbes-Pacifique (CBL-ACP), il explique ce que la principauté peut apporter au continent. La cité-État indépendante dispose d’un prestige international inversement proportionnel à sa minuscule superficie (seulement 2 km2 et moins de 40 000 habitants). La principauté de Monaco a une réputation très glamour, de luxe ostentatoire et de qualité de vie méditerranéenne.

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e 29 juin dernier, le Club des entrepreneurs monégasques en Afrique (CEMA), en partenariat avec Afrique Magazine, le Monaco Economic Board (MEB) et la Fédération des entreprises monégasques (FEDEM), a organisé au Yacht Club de Monaco la première édition d’Africa Day. Une journée de rencontres et de débats, « afin de mieux faire connaître l’Afrique à Monaco », résume Frédéric Geerts. Président du CEMA, senior advisor chez Rothschild & Co Monaco, et administrateur de la Chambre de commerce, d’industrie et d’agriculture


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principauté, juste après l’Europe », souligne le président du CEMA. « Monaco accueille quasiment le monde entier, environ 130 nationalités ! Une quinzaine de pays africains y sont présents via des consuls honoraires, rattachés à l’ambassade de France. Aussi, la principauté a toujours été très active sur le plan caritatif : au niveau du gouvernement monégasque, il existe une direction de la coopération qui intervient dans différents projets au bénéfice des populations à Madagascar, au Niger, au Burkina Faso, au Burundi… » Fondé en 2014, le CEMA compte environ « une vingtaine de membres, qui réalisent plus de 2 milliards d’euros de chiffre d’affaires sur le continent. Nous sommes le levier opérationnel sur le continent du MEB », la chambre de commerce de la principauté. Avant la parenthèse du Covid-19, « le CEMA avait organisé, avec le MEB, plusieurs voyages d’affaires entre 2015 et 2019 sur le continent, à Kinshasa, Dakar, Abidjan et Maurice ». Les entreprises du CEMA – parmi lesquelles figurent Mercure International, Monaco Resources Group (MRG), Ascoma, Sonema et ES-KO – sont présentes dans la majeure partie des pays du continent. Surtout, la principauté n’a « aucun objectif politique » sur le continent, relève Frédéric Geerts. « Monaco n’est pas un mastodonte étatique : la principauté sait établir des relations commerciales, de PME à PME, avec ses partenaires africains. Il n’y a pas de passé, ni de passif colonial, pas de soupçons d’interventionnisme politique » dans les affaires intérieures des pays partenaires, comme cela peut être le cas avec les grandes puissances étatiques, en ces temps troubles de recomposition géopolitique. ■

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Niamey, sur le fleuve Niger.

OCP ouvre des perspectives au Niger Cet immense pays sahélien, avec une forte croissance démographique, est confronté à une crise alimentaire majeure, aggravée par l’insécurité et le conflit en Ukraine.

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ne délégation d’OCP Africa, filiale du Groupe OCP, conduite par Mohamed Hettiti (vice-président Afrique de l’Ouest) et Mohammed Benzekri (directeur Afrique de l’Ouest), a été reçue le 17 juin à Niamey par le Premier ministre nigérien Ouhoumoudou Mahamadou. Objectif : soutenir la production agricole du pays en le dotant d’une usine de production d’engrais. Une question essentielle, stratégique, pour le Niger, confronté à un déficit alimentaire chronique. La production agricole brute par habitant est la plus faible depuis deux décennies, dans un contexte aggravé par l’insécurité djihadiste, la sécheresse amplifiée à cause du réchauffement climatique, ainsi que le conflit, depuis mars,

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entre l’Ukraine et la Russie, importants exportateurs de blé. Le nombre de Nigériens en insécurité alimentaire a doublé en un an, atteignant 2,5 millions. Et ce chiffre pourrait grimper à 3,6 millions en août. Le pays sahélien de 24 millions d’habitants connaît la plus forte croissance démographique au monde et voit donc ses besoins sans cesse augmenter. Les difficultés d’approvisionnement en engrais pourraient être durablement palliées par le projet d’usine du leader mondial des engrais phosphatés, présent également dans le domaine de la réorganisation et de la dynamisation des filières agricoles. Le groupe marocain, à travers OCP Africa, opère aussi dans 16 pays du continent : Sénégal, Côte d’Ivoire, Bénin, Nigeria, Ghana… ■

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VIVRE MIEUX Pages dirigées par Danielle Ben Yahmed, avec Annick Beaucousin et Julie Gilles

FORME DE NOUVELLES GYMS POUR LA RENTRÉE BASÉES SUR LA NOTION DE BIEN-ÊTRE DU CORPS ET DE L’ESPRIT, ELLES SOIGNENT LE MENTAL AUSSI BIEN QUE LES MUSCLES EN DOUCEUR.

LE SPORT CHEZ SOI, UN BON DÉBUT

Le digital a explosé dans l’univers sportif. Il existe de nombreux cours en ligne et des applications (Blackroll, Neoness Live…) pour faire des exercices d’échauffement, de mobilité, de renforcement, ou suivre des séances de sport et de danse en live ou replay. Le sport vient à nous,

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pratiqué via un écran, il incite en plus à faire attention et éviter les blessures, puisqu’on ne suit plus le rythme forcé du groupe. Par ailleurs, on ne craint plus le regard des autres. Inconvénients en revanche, l’énergie d’un groupe peut manquer, et la motivation aussi. LE YOGA, LA DISCIPLINE STAR

La tendance amorcée au cours de la pandémie se poursuit. On a même vu arriver le pool yoga, consistant à prendre des postures sur une planche sur l’eau ! Au début, mieux vaut privilégier les formes lentes, comme le hatha yoga. Ce sport fait du bien sur le plan physique (souplesse, renforcement musculaire) et au niveau de l’équilibre mental, de l’écoute de soi. Pour des cours en ligne, on attend en revanche d’avoir

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L’ESCALADE ET LA BOXE ont toujours les faveurs de nombreux pratiquants, mais aujourd’hui, on fait du sport différemment. Et il est de moins en moins question de brusquer son corps, on le fait bouger le plus possible sans souffrance, et l’on entretient son mental qui ne peut être séparé du corps. De plus, le confinement étant passé par là, le sport s’invite à la maison.


acquis les bases. À savoir : une technique particulière, le « stomach vacuum », est plébiscitée pour prendre soin de son ventre et avoir une bonne musculature de la sangle abdominale. Elle consiste à gonfler le ventre au maximum en inspirant, puis à le rentrer le plus possible en expirant. On contracte ensuite le périnée, et on crée comme un mouvement de vagues qui sollicite le transverse. Cela masse les organes internes, les décongestionne et stimule le transit. LES COURS DE DANSE, UNE TENDANCE QUI TIENT

La Biodanza est une danse qui vise aussi au bien-être du corps et de l’esprit. On redécouvre le plaisir de bouger, de ressentir et d’exprimer des émotions. Séance après séance, on se sent plus vivant. Cette activité stimule les émotions et provoque une certaine joie de vivre. Des études scientifiques montrent qu’elle a des effets positifs sur le stress et les affections psychosomatiques, et par conséquent sur la santé globalement. Pas besoin de savoir danser : on se met en mouvement en suivant son rythme. Autres disciplines tendance, le Ballet Sculpt et le Barre Sculpt, qui allient grâce de la danse classique et énergie du fitness. Le premier est un cours de fitness intense, dansé sur une playlist dynamique, avec renforcement musculaire, cardio et travail au sol. Mais il n’est pas facile à suivre si l’on n’a jamais fait de danse… Le second est un cours de renforcement musculaire (toujours sur musique dynamique) pratiqué à la barre et au sol. Plus facile d’accès pour les novices, et ultra-efficace pour tonifier la silhouette. LE ELLE PILATES, POUR UNE ÉNERGIE NOUVELLE

Cette méthode pour le corps et l’esprit s’adressant aux femmes a pour objectif de diminuer la charge mentale et de développer une image de soi plus positive. Une partie du cours est consacrée au ventre pour muscler le périnée, travailler les muscles abdominaux profonds, affiner la taille. Une autre est consacrée au yoga du visage pour prévenir ou atténuer les rides d’expression, redessiner l’ovale du visage et booster l’éclat. Enfin, le cours met le curseur sur l’estime de soi et le bonheur grâce à des techniques de développement personnel (exercices de visualisation, de méditation…).

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L’EMS, QUI PROCURE DES RÉSULTATS RAPIDES

L’électro-myo-stimulation (EMS) est une nouvelle manière de faire des entraînements quand on a peu de temps. Iron Bodyfit, leader sur le marché, propose des séances d’électrostimulation de 25 minutes, correspondant à 4 heures de sport en matière de contraction musculaire ! Huit groupes sont sollicités : cuisses, fessiers, abdominaux, haut du dos, dorsaux, lombaires, pectoraux et bras. Cette activité diminue la masse graisseuse, améliore le métabolisme de base, remodèle et tonifie la silhouette. ■ Annick Beaucousin

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N’ABUSEZ PAS DU SEL EN EXCÈS, IL PEUT ÊTRE NÉFASTE. LA PLUPART D’ENTRE NOUS consomment bien plus de sel qu’il ne le faudrait. Celui-ci est certes nécessaire – il aide à réguler le volume sanguin et sert au fonctionnement des muscles, à l’influx nerveux et au cœur –, mais en excès sur des années, il devient néfaste pour la santé, en augmentant notamment le risque d’hypertension artérielle et de maladies cardiovasculaires. Ce n’est pas celui que l’on ajoute (gros sel, sel de table) qui pose vraiment problème, puisqu’il ne représente que 10 à 20 % de notre consommation ; on peut cependant essayer d’oublier le réflexe « salière », trop systématique, et miser sur des herbes et des épices pour donner du goût… Mais il faut surtout se méfier du sel caché, qui englobe 80 % de nos apports ! On réduit les produits qui en sont riches : charcuterie, fromage, viennoiseries, plats cuisinés, chips, biscuits apéritifs, soupes du commerce ou encore poissons fumés. Ceux qui affichent un taux réduit (jambon blanc, soupes…) sont néanmoins intéressants. Attention également au pain blanc, plus salé qu’on ne le croit : il est préférable de se tourner vers les pains aux céréales. ■ Julie Gilles

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VIVRE MIEUX

En bref Stop au mal de dos ◗ Dans ce guide, on découvre des conseils ciblés selon nos besoins. Et des solutions concrètes pour agir : choisir sa literie, améliorer ses postures, faire les bons exercices de renforcement musculaire, connaître les chirurgies du dos en cas de troubles sévères. Prévenir et soulager le mal de dos, par Rachel Frély et Alix Lefief-Delcourt, Larousse, 13,95 euros.

VITILIGO, UNE MALADIE MAL CONNUE DE NOUVEAUX TRAITEMENTS POUR REPIGMENTER LA PEAU.

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qu’il n’y a rien à faire, mais il s’agit en fait d’une maladie auto-immune, et des solutions existent désormais pour repigmenter la peau, notamment sur le visage – la zone qui répond le mieux. Les UV du soleil, les lampes ou les cabines UVB (pas celles de bronzage) sont ainsi conseillés pour agir sur la repigmentation et atténuer les plaques. Mais grâce à des traitements, dans 60 à 80 % des cas, il est possible d’avoir une repigmentation complète, ou quasi complète, des zones du visage. À savoir : quand un vitiligo est en train de s’étendre, il doit être rapidement traité car il est alors plus facile à repigmenter. Un nouveau traitement sous forme de crème, le ruxolitinib, très efficace pour le visage, et dans une moindre mesure le corps, est sur le point d’arriver aux États-Unis et devrait être disponible en fin d’année en Europe. Et la recherche est active. Pour les zones difficiles, une nouvelle classe prometteuse de médicaments est en développement au CHU de Nice. D’autres traitements (par voie orale ou cutanée) sont en essais cliniques pour évaluation aux CHU de Bordeaux, Créteil et Nice. ■ A.B. Plus d’informations sur cure-vitiligo.com.

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On pense à nos reins ◗ Ils jouent un grand rôle côté santé : ils éliminent les toxines et déchets en filtrant le sang, régulent la quantité d’eau, de sels minéraux dans le corps, et interviennent dans le contrôle de la pression artérielle. Voilà un livre pour adopter de bons réflexes et une alimentation saine pour y faire attention. Prendre soin de ses reins, par le Dr Jean-Louis Poignet, Alpen, 16,50 euros.

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VICTIMES DE NOMBREUSES idées fausses, ses plaques blanches sur la peau inquiètent, pourtant cette maladie n’est pas contagieuse, et de nouveaux traitements permettent de repigmenter et d’atténuer les plaques. En effet, le vitiligo se manifeste par des plaques blanches sur la peau, qui correspondent à des zones où les cellules mélanocytes – fabriquant la mélanine, le principal pigment de la peau – ont disparu. En général, ces plaques ne grattent pas et ne font pas mal. Cette maladie est encore l’objet de nombreuses idées fausses. À l’occasion de la journée mondiale du vitiligo le 25 juin dernier, Thierry Passeron, dermatologue au CHU de Nice, chef d’équipe à l’Institut national de la santé et de la recherche médicale (INSERM) et membre de la Société française de dermatologie, a précisé certains points : ni héréditaire ni contagieux, il est souvent considéré comme un problème esthétique bénin, or il a été démontré qu’il a des retentissements importants sur la vie des personnes qui en souffrent, parfois comparables à ceux d’une dépression. D’autre part, on entend encore dire qu’il s’agit d’une maladie psychologique,


MANGER AU MIEUX PAR TEMPS DE CANICULE IL N’Y A PAS QUE L’EAU QUI HYDRATE NOTRE ORGANISME !

L’ARTHROSE DU POUCE

DOULOUREUX, MAIS CELA SE SOIGNE !

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LES NOUVELLES TECHNOLOGIES Y SONT POUR QUELQUE CHOSE DANS CETTE AFFECTION FRÉQUENTE, MAIS IL NE FAUT PAS SE RÉSIGNER. L’USURE DU CARTILAGE du pouce va entraîner des douleurs et l’empêcher de fonctionner normalement, de faire la pince : des gestes quotidiens comme ouvrir une bouteille, une boîte, cuisiner ou encore taper sur un clavier deviennent difficiles, voire impossibles. C’est un handicap. Les causes sont multiples : il y a les prédispositions anatomiques, l’hérédité et le travail manuel répétitif, l’utilisation accrue de nos pouces avec les nouvelles technologies… Cette affection va toucher des personnes de plus en plus jeunes. Il ne faut pas se résigner. Les professionnels de santé sont souvent mal informés. Pour réduire la douleur et la perte de mobilité, plusieurs solutions peuvent être proposées : le port d’une attelle, la prise d’antidouleurs, des infiltrations de cortisone, ou encore des injections d’acide hyaluronique – pour lubrifier l’articulation –, avec des résultats variables. Mais enfin, et c’est encore trop peu connu, on peut recourir à la chirurgie lorsque le traitement ne suffit pas. Aujourd’hui, la pose d’une petite prothèse pour remplacer l’articulation de la base du pouce donne de très bons résultats : elle permet de retrouver un fonctionnement normal de la main et supprime les douleurs. Réalisée par un chirurgien de la main, l’opération se déroule sous anesthésie locorégionale, sans hospitalisation, et les résultats peuvent durer de dix à quinze ans. ■ A.B. Plus d’informations sur ce site nouvellement créé : arthrose-pouce.com. AFRIQUE MAGAZINE

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EN PÉRIODE DE FORTES CHALEURS notamment, notre corps a besoin d’être correctement hydraté. En premier lieu, on pense bien sûr à boire de l’eau : si en temps normal, 1,5 litre est recommandé, cela monte à 2 litres par temps caniculaire. Et il ne faut pas attendre d’avoir soif car c’est déjà signe que l’on est déshydraté. Parallèlement, l’alimentation permet d’assurer une bonne hydratation. Les fruits et légumes sont à mettre aux menus, puisque composés à 90 % d’eau en moyenne : concombre, salade verte, courgette, tomate figurent parmi les légumes qui en sont les plus riches. Quand il fait chaud, on mise sur les crudités, les salades composées, mais les légumes cuits sont bons aussi. Les soupes froides et gaspachos sont également excellents pour s’hydrater en faisant le plein de vitamines. Côté dessert, on choisit des fruits ou une salade de fruits : melon, pastèque, fruits rouges et pêche notamment sont très riches en eau. En cas d’envie de glace, on opte pour des sorbets à base d’eau et de fruits frais. Et les laitages type fromages blancs ou yaourts sont souvent oubliés, alors qu’ils représentent une source d’hydratation aussi importante que les fruits. À l’inverse, il y a des denrées à éviter, ou fortement limiter, s’il fait très chaud, comme les aliments gras, qui demandent des efforts pour les digérer, et augmentant donc la température du corps. Attention également aux mets très salés : de forts apports en sel favorisent la déshydratation. Cela vaut aussi pour les sucreries et pâtisseries ainsi que les boissons diurétiques, type thé, café, bière ou alcool. ■ J.G.

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En matière d’argent ou d’énergie, je tends à être prodigue. Mais avec l’âge, j’essaie de m’économiser.

10 De jour ou de nuit ?

Rébecca M’Boungou

Du soir ! Dans la journée, je me débarrasse des tâches contraignantes. Puis je fais ce que j’aime.

11 Twitter, Facebook, e-mail,

coup de fil ou lettre ?

La chanteuse du SEXTET KOLINGA rend hommage à ses racines congolaises sur leur nouvel album. Une soul envoûtante étoffée de jazz et de rumba pour explorer son héritage spirituel. propos recueillis par Astrid Krivian

12 Votre truc pour penser à autre chose,

tout oublier ? Écouter de la musique. Ça me réconforte, me donne une perspective sur des situations, me décolle d’un problème.

13 Votre extravagance favorite ?

1 Votre objet fétiche ? Deux peluches, auxquelles j’attribue plein de qualités et d’espièglerie !

Faire ou dire des choses qui ne correspondent pas à ce que l’on attend de moi. Ça fait du bien de bousculer les lignes.

2 Votre voyage favori ?

14 Ce que vous rêviez d’être

Le Congo-Brazzaville, pays de mon père. Vedettes de la musique congolaise, mes parents s’y sont rencontrés. Ce voyage a transformé ma vie.

Être à l’aise avec moi-même et les autres, avoir une vie harmonieuse.

quand vous étiez enfant ?

3 Le dernier voyage que vous avez fait ? À Toulouse, pour le festival Rio Loco. Une superbe expérience ! Et le Rwanda : j’ai été éblouie par sa beauté, et horrifiée par l’histoire du génocide.

15 La dernière rencontre qui vous a marquée ? Chaque personne rencontrée m’apprend quelque chose, m’inspire, me nourrit.

16 Ce à quoi vous êtes incapable

4 Ce que vous emportez

de résister ?

toujours avec vous ?

La nourriture ! Je suis épicurienne.

Un carnet et un stylo. Mes souvenirs de voyage sont en majorité des textes.

5 Un morceau de musique ?

17 Votre plus beau souvenir ? Legacy, Kolinga, Underdog Records.

« Melody noir », de Patrick Watson : réconfortant comme une étreinte ou un plaid.

Des moments avec mes proches, au cœur de la nature, sans confort matériel. On revient à l’essentiel.

18 L’endroit où vous aimeriez vivre ?

6 Un livre sur une île déserte ?

Je le cherche ! Au calme, entourée d’arbres et de ma petite tribu.

Le Cercle des guérisseuses, de Jean-Philippe de Tonnac. Il m’a aidé à me sentir moins seule.

19 Votre plus belle déclaration d’amour ?

7 Un film inoubliable ? Into the Wild, de Sean Penn. Son héros fait ce choix extrême d’une vie authentique pure, hors de la société. C’est parlant pour moi, qui me sens aussi en décalage.

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E-mails et lettres. Je m’attelle aux réseaux sociaux pour mon métier, mais ce n’est pas mon truc.

Que ce soit en amour ou en amitié, être vraie et authentique. Avoir le courage de parler des moments inconfortables, quand l’on se sent blessée.

8 Votre mot favori ?

20 Ce que vous aimeriez que l’on retienne de vous au siècle prochain ?

« Chatoyance » : présenter des reflets changeants selon le jeu de la lumière. Profond !

Que j’ai fait de mon mieux, intègre et entière. Que ma musique continue à toucher les autres. ■ AFRIQUE MAGAZINE

I

431- 432 – AOÛT- SEPTEMBRE 2022

DR (2)

LES 20 QUESTIONS

9 Prodigue ou économe ?


CONTRIBUER À LA CROISSANCE DURABLE DES SYSTÈMES ALIMENTAIRES AFRICAINS

Située au Maroc, avec 12 filiales et 212 employés représentant 17 nationalités africaines, OCP Africa est une entreprise africaine multiculturelle qui contribue à la transformation agricole du continent. Depuis sa création, OCP Africa a soutenu les stratégies de développement agricole et a développé des programmes de grande envergure pour aider à promouvoir une agriculture productive et structurée. OCP Africa s’appuie sur ses atouts agronomiques et technologiques pour mettre en œuvre d'importants programmes à fort impact sur les petits exploitants agricoles et sur l'ensemble de la chaîne de valeur agricole. Plusieurs millions d’agriculteurs ont bénéficié de ces programmes phares depuis 2016.



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