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LES GOUVERNANTES de Anne Serre - Pavane onirique
Court roman aux allures de conte, paru en 1992 et réédité ce printemps, Les Gouvernantes condense à lui seul l’éclat singulier de l’œuvre qu’a construite Anne Serre au gré de ses nouvelles et de ses romans, couronnée en mai 2020 par le Prix Goncourt de la nouvelle pour « Au cœur d’un été tout en or », au Mercure de France.
TEXTE : JEAN-JACQUES VALES, LIBRAIRIE ALINEA
N°223
« LES GOUVERNANTES » EST UN OBJET LITTÉRAIRE, HUIS CLOS AU GOÛT ÉTRANGE ET DÉROUTANT
Éditions Champ Vallon
Une belle demeure hors du temps au milieu d’un parc immense, de jeunes garçons qui s’égayent épris ©Sandrine Roudeix de leurs trois jolies et fraîches gouvernantes et sous le regard du couple de propriétaires, M. et Mme Austeur et leur ribambelle de petites bonnes. Laura, Inès et Eléonore sont entrées au service des Austeur « un beau jour », choisies et retenues toutes trois pour leur élégance, pour l’espiègle attention qu’elles portent aux jeunes enfants dont elles s’occupent, et pour leur goût de la fête. Dès leur arrivée, et une fois franchies les grilles du parc, il semble que le passé de chacune se soit résorbé dans le clos, le capiton et les boiseries de la belle demeure, sitôt qu’une vie nouvelle faite de jeux et de promenades circonscrites aux bosquets du parc s’est offerte à elles trois, devenues centres solaires du lieu et de ses maîtres. Avec son verbe précieux, tranché, parfois ironique, l’imaginaire d’Anne Serre nous fait spectatrices et spectateurs d’un rêve, dont il faut accepter qu’il s’affranchisse, comme les songes qui peuplent nos nuits, de certaines barrières morales, la première étant l’omniprésence du regard distant, la seconde celle d’un érotisme d’un aplomb certain : parfois, à travers les grilles du parc, leur grâce suscite des désirs dont elles jouent avec une leste élégance.
40 | MAI 2021
Au vieux monsieur qui les observe à la lunette, elles offrent la déhiscence de leurs étoffes, et les courtisans qui, la nuit venue, se risquent à sauter les grilles, se désignent comme proie à leur appétit charnel. « Quand il aura tout donné, qu’il sera épuisé, alors elles le laisseront. Il sera comme un nourrisson, nu sur le vert sauge de la prairie, et elles, elles auront des souvenirs pour les soirs d’hiver lorsqu’il est si long, si désespérant d’attendre derrière les fenêtres l’arrivée d’un étranger ». De tels déduits, il arrive que naisse un enfant, et la maternité, ambiguë (mais nous baignons dans un conte, rappelons-le, dans une fiction magnifique) s’affranchit des conventions. Le récit, comme pouvait l’être l’Alice de Lewis Carroll, est exempt de repères, on ne saura ni quand ni où tout cela se passe, rien ne sera dit sur l’origine ou la condition des jeunes femmes, de leurs maîtres et des jeunes garçons. On ne saura rien hormis que d’autres parcs et d’autres demeures jouxtent la propriété, que parfois des fêtes s’y donnent où les lumineuses gouvernantes, si promptes à la gaité mais confrontées aux lisières du monde qui les a faites souveraines, voient leur éclat se ternir. Car en filigrane, Anne Serre explore les âmes -celles des gouvernantes, celles du couple Austeur- avec subtilité, et son imaginaire débridé pourrait être une représentation, sublimée, des ressorts et désirs qui nous animent. Les Gouvernantes est un objet littéraire, huis-clos au goût étrange et déroutant. À une époque où les librairies regorgent de récits de vie et d’autofictions crûment documentés, la lecture se doit d’être ici un consentement au plaisir de l’envoûtement. ●