Nespresso Magazine #26 Rio de Janeiro - édition française

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HISTOIRE Extraordinaire

JACINTO

l’homme fort DU CAFÉ EN 1905, EN PLEIN ESSOR DE L’OR VERT, DES MILLIONS D’EUROPÉENS VIENNENT TENTER LEUR CHANCE DANS LE NOUVEAU MONDE. LA LÉGENDE RACONTE QUE JACINTO ÉTAIT L’UN D’EUX : UN OUVRIER QUI VOULAIT SE FAIRE UN NOM DANS L’INDUSTRIE DU CAFÉ À L’AIDE DE SES SEULS BRAS. Par Kim Levy Illustration Icinori

APRÈS UNE TRAVERSÉE DE PLUSIEURS SEMAINES POUR RELIER LE SUD DE L’EUROPE À LA CÔTE SUD-AMÉRICAINE,

Jacinto descend d’un grand vapeur accosté au port de Santos. C’est dans cette ville industrielle, à 60 kilomètres au sud de São Paulo, que l’histoire populaire situe la vie du jeune homme. Il est facile d’imaginer cette partie de son existence. Le garçon ressemble à ses compagnons de route, tous des Latins venus d’Europe qui suent dans la touffeur brésilienne. Une seule chose, encore invisible aux yeux du monde, le distingue : sa force impressionnante et son envie d’en découdre. Depuis les nouveaux quais – construits cette année de 1905 pour faire face à la demande croissante de café dans les pays occidentaux –, Jacinto observe une longue file de porteurs charger un navire en partance. Ils tiennent au-dessus de leur tête des sacs de toile bourrés de café vert. L’image de cette fourmilière le frappe. C’est donc cela, le quotidien d’un ouvrier ici : déambuler héroïquement de l’entrepôt à la cale des bateaux. « Je serai le meilleur d’entre eux », sourit-il. Parti loger à São Paulo, il lui faut plusieurs jours pour s’habituer à sa nouvelle vie, même si tout lui rappelle le Vieux Continent : l’architecture, la mode Belle Époque et l’étonnante reproduction de l’horloge londonienne Big Ben qu’il a aperçue sur la route. Les industriels bourgeois d’origine anglaise ou portugaise lui sont aussi familiers. Ce sont eux qui l’embauchent enfin pour travailler à Santos. Dans le port, le plus important de toute l’Amérique latine, ce sont les hommes – et non les grues flambant neuves chargées de l’aménagement portuaire – qui empaquettent et acheminent

les montagnes de grains verts délicats récoltés dans la vallée du Paraíba. Jacinto ne s’en émeut pas : il soulève sans ciller les 83 sacs quotidiens qui lui garantissent le salaire minimum. Mais sa vaillance agace les autres travailleurs. Ils voient en lui un rival et décident de l’affronter publiquement. Sur les quais, les concours de force s’organisent. On parie sur les plus musclés, même si ceux qui ont vu Jacinto à l’œuvre savent qu’ils n’ont aucune chance. Il n’est pas seulement endurant, c’est un colosse qui parvient à empiler cinq sacs de 60 kg sur sa nuque. La foule stupéfaite le surnomme aussitôt le « Samson de la jetée », en référence au héros mythologique qui tenait sa force de ses cheveux. Sur les clichés d’époque du photographe José Marques Pereira, un homme est immortalisé en plein exploit, sourire aux lèvres et maillot de corps rayé. Le tirage sert pour des cartes postales, le média populaire du début du siècle. Mais comment s’assurer qu’il s’agit de Jacinto ? Et comment un tel poids peut-il être soulevé ? Aujourd’hui encore, les historiens tentent d’étayer la thèse d’une pareille prouesse. « Après avoir interrogé les manutentionnaires et les ensacheurs de Santos dans les années 1960, explique Bruno Bortoloto do Carmo, chercheur au musée du Café de Santos, on est sûrs que deux sacs étaient déjà un fardeau que peu de gens pouvaient porter. Peut-être certains sacs contenaient-ils d’autres produits, plus légers, comme des cacahuètes ? » Des doutes qui n’empêchent pas le musée d’exposer une statue de Jacinto portant cinq sacs. Au Brésil, il incarne l’homme qui, quelque dix-sept ans après la fin de l’esclavage, a contribué à la construction du pays à la seule force de ses bras. n

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