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L’architecture est-elle soluble dans la transition ou inversement ? Par Philippe Cieren, directeur de l’École nationale supérieure d’architecture de Strasbourg
C’est à la conférence de Rio, en 1992, qu’est apparu le principe de la culture comme quatrième pilier du développement durable et dimension transversale, en complément de la croissance économique, de l’inclusion sociale et de l’équilibre environnemental. Il faudra ensuite attendre 2010 à Chicago pour que les instances de l’UNESCO donnent mandat à la commission ad hoc pour établir enfin une position politique sur la culture en tant que pilier supplémentaire du développement durable. Par ailleurs, la loi fondatrice de 1977 a pour propos introductif « l’architecture est une expression de la culture », il n’y a donc pas de question à se poser quant à la pertinence d’associer architecture et transition… mais comment ? L’articulation de ces déclarations donne en réalité toute légitimité aux architectes pour s’emparer d’un sujet dont l’étendue fait qu’il devient difficile d’en cerner les limites mais dont il est important de traiter chaque composante. L’architecture étant un assemblage complexe de domaines, faisant partie intrinsèque du cadre de vie et devant prendre en compte la dimension patrimoniale, quelle approche adopter : faire du concept « transition » un champ supplémentaire à traiter ou l’intégrer dans chaque composante des processus de conception ? Comment, in fine, mieux associer architecture, urbanisme, paysage, contexte et qualité architecturale dès que la réflexion sur l’aménagement apparaît de façon à progresser vers une approche plus globale du sujet ? Les écoles, les architectes, les collectivités font déjà beaucoup mais, malheureusement tout cela a des limites dans le cadre institutionnel et réglementaire actuel qui n’évolue pas suffisamment rapidement pour contenter l’énergie et l’imagination des acteurs de terrain. Il y a une clé à cela : que la loi ne reste pas incantatoire et qu’il y ait une meilleure prise en compte de l’architecture comme intérêt public. L’équation est simple. Il faut augmenter le nombre d’architectes, élargir leurs champs de compétences et repenser l’approche réglementaire de l’acte de bâtir. Une véritable construction du monde de demain ne se fera pas correctement sans rupture.
LA VIE DE L’ÉCOLE L’atelier de première et deuxième année de Master dirigé par Anne Jauréguiberry, intitulé Urbanstudio, interroge les formes urbaines au prisme de la transition et des défis climatiques et sociétaux. L’année dernière, ils ont travaillé sur les communes de Mulhouse, Ungersheim, Wittenheim, Kingersheim et Pulversheim, et donné formes à ces questions : comment créer un territoire solidaire pour porter la transition écologique ? Comment chaque commune peut-elle contribuer à compléter l’offre territoriale de subsistance et d’autonomie tant alimentaire qu’énergétique ? Dans ce projet à grande échelle, exposé en octobre dans la ville d’Ungersheim, l’agriculture intensive laisse place à une agriculture locale et intègre d’autres modes comme la permaculture et l’agriculture urbaine. Les denrées alimentaires sont collectées, transformées et conditionnées dans les villes de production. La distribution est organisée dans les différentes communes. Un centre de traitement des déchets du BTP est créé à Pulversheim avec des locaux de stockage et de dépôt dans chaque commune. Il est complété par une briqueterie installée à Mulhouse. Une ligne de train et un réseau de draisines sont mis en place sur la route départementale 430 pour le transport des matériaux. Il s’agit aussi de créer un réseau de biodiversité actif en partant à la reconquête du sol soumis à une grosse pression de la part des villes et villages, quand l’étalement des villes et villages engendre une fragmentation des entités paysagères, l’imperméabilisation des sols et la réduction des espaces disponibles pour la biodiversité.
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PROJETS
Urbanstudio en transition Octobre 2021
FORMATION
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Égalité des chances Février 2021 Aucun rêve ni aucune ambition ne devrait être étouffé pour des raisons sociales ou financières. Depuis plus de dix ans, l’ENSAS porte ainsi, avec la Fondation Culture et Diversité* et les ministères de l’Éducation et de la Culture, le programme « Égalité des chances ». Il inclut une phase de sensibilisation, une semaine d’immersion dans l’école et un accompagnement pédagogique et financier. En février 2021, l’ENSAS a organisé et accueilli la semaine d’immersion, avec 20 lycéens de toute la France, dont trois issus de ses lycées partenaires : Le Corbusier (Illkirch-Graffenstaden), Heinrich Nessel (Haguenau) et Gustave Eiffel (Cernay). Crise sanitaire oblige, le stage s’est déroulé en visioconférence. Le programme pédagogique, conçu par des enseignants de l’ENSAS, a donné aux élèves des clés pour préparer leur candidature dans les Écoles. Avec l’appui d’étudiants, les élèves ont travaillé à la réalisation d’un projet d’architecture : « Pavillon de lumière et d’ombres », installé
dans leur environnement immédiat et répondant à trois fonctions : regarder, s’abriter, se reposer. Ils se sont ensuite frottés à l’exercice de présentation devant des représentants du ministère de la Culture, des ENSA et des lycées partenaires. À l’issue de ce stage, et si les élèves sont admis dans l’une des ENSA partenaires, ils bénéficieront d’un accompagnement au logement et d’un accompagnement financier, ainsi que d’un accompagnement culturel et pédagogique garanti par la Fondation Culture & Diversité pendant la durée de leurs études, jusqu’à leur insertion professionnelle. Rendez-vous en septembre 2022 (à l’issue de la période d’admission) pour connaître les résultats ! * La Fondation Culture & Diversité a pour mission de favoriser l’accès aux arts et à la culture des jeunes issus de milieux modestes. Depuis son lancement en 2006, elle conçoit et mène des programmes avec ses partenaires culturels, éducatifs et sociaux pérennes. Plus de 50 000 jeunes ont déjà bénéficié de ses actions.
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Projet de Jesugo Tsadok Majoie Kpoviessi
Projet de Léo Duverney, Colas Mornet et Justin Sargenti
PROJETS
Architectes pour demain ! 2.10.21 Si on a bien du mal à savoir à quoi ressemblera le monde de demain, les étudiants de l’école tentent déjà de projeter ce qui va s’y construire. Le 2 octobre dernier, les enseignant.e.s de Projets de Fin d’études de l’ENSAS ont ainsi organisé avec « Architectes pour demain ! » une journée de présentations et d’échanges avec les jeunes diplômés, qui partagent ce que leurs recherches leur font entrevoir. Et comme l’a dit Pierre Caye, philosophe et chercheur, grand témoin de cette journée, « là où il y a spéculation, la vérité n’est pas loin ». Deux diplômés de chacun des six ateliers de PFE ont ainsi présenté leur projet de diplôme, et il était question
de transitions énergétiques et économiques, de constructions avec l’existant (les bâtiments et/ou les matériaux), d’apprendre à habiter en conditions extrêmes, de transformer les infrastructures obsolètes, d’habiter demain nos villages. Des propositions stimulantes qui pourraient ouvrir bien des pistes. Car comme a conclu Pierre Caye : « L’architecture est appelée à jouer un rôle fondamental dans la transformation du système productif, au-delà de l’impact sur le bâti et l’environnement. »
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RECHERCHE
De nouvelles.eaux directeurs.trices de recherche Les savoirs et savoir-faire en architecture et en urbanisme ne sont pas uniquement le fruit de la pratique et de l’expérience. Ils sont aussi issus de la recherche. Celle-ci irrigue autant les pratiques que les enseignements. Les disciplines qu’elle « convoque » recouvrent un spectre large et des méthodologies variées : analyse formelle, histoire, sociologie, anthropologie, modélisation, construction, ambiances, mobilité, infrastructures, transports, analyse du projet, histoire urbaine, psychosociologie, philosophie, économie, etc. En France, la recherche et les études doctorales s’effectuent principalement au sein des laboratoires de recherche des Écoles nationales supérieures d’architecture. Pendant les trois années d’études doctorales, souvent prolongées d’une année, le travail du doctorant est encadré par un directeur ou une directrice de thèse habilité à diriger des recherches (HDR). Plus haute qualification universitaire, l’HDR est un diplôme national de l’enseignement supérieur qu’il est possible d’obtenir après un doctorat. Elle permet notamment de postuler à un poste de professeur des universités ou d’être directeur de thèse. L’ENSAS compte actuellement six HDR, dont trois ont reçu cette prestigieuse qualification cette année.
— Elke Mittmann est maîtresse de conférences en histoire et culture architecturale et archéologue. Membre de l’UR 3400-ARCHE (Arts, civilisation et histoire de l’Europe, Université de Strasbourg), elle est docteur en histoire de l’art et de l’architecture. Elle est également la directrice de la Maison de l’Architecture du Centre - Val de Loire à Orléans. Elle a obtenu son HDR sur le thème « Les espaces didactiques de démonstration. Représentations et discours analytiques de l’architecture et la ville moderne en exposition. (1923 – 1961) » le 4 mars 2021. — Barbara Morovich est chercheure AMUP et chercheure associée au Laboratoire architecture anthropologie (LAA-LAVUE) depuis 2009. Maîtresse de conférences à l’ENSAS, elle est présidente de l’Association française des anthropologues depuis novembre 2016 et responsable de publication du Journal des anthropologues. Elle a obtenu son HDR sur le thème « Les quartiers populaires comme miroir anthropologique : les transformations du regard éloigné » le 10 mai 2021. — Architecte DPLG, docteur en Histoire de l’art et de l’architecture (Université de Strasbourg, 2014), Gauthier Bolle est maître de conférences en histoire et culture architecturales. Il est chercheur à l’UR 3400-ARCHE. Il a obtenu son HDR sur le thème « Acteurs de la conception architecturale et formes bâties : académisme et processus de modernisations au XXe siècle en Europe (titre général du dossier en quatre volumes) » le 17 novembre 2021.
LA VIE DE L’ÉCOLE
CONFÉRENCE
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Françoise Fromonot
Dans sa conférence « Critiques détectives 4. Une histoire environnementale de la maison Farnsworth, 1951-2021 » donnée à l’ENSAS à l’automne, Françoise Fromonot revisite un bâtiment iconique et maintes fois copié. Incarnation du Less is more, cette villa d’avant-garde a-t-elle encore des choses à nous dire, 70 ans plus tard ? De toute évidence, oui. Mais lesquelles ? Par Sylvia Dubost
La conférencière
Architecte, critique d’architecture et enseignante, fondatrice de la revue Criticat et autrice de plusieurs ouvrages, Françoise Fromonot s’est notamment beaucoup intéressée au travail de l’architecte australien Glenn Murcutt, lauréat du Prix Pritzker en 2002. Son livre Glenn Murcutt. 1962-2002, édité chez Gallimard à Paris et Thames & Hudson à Londres, a obtenu le prix du livre d’architecture 2004.
C’est quoi ?
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Les Critiques détectives sont une série de conférences où Françoise Fromonot se penche « à nouveaux frais sur des bâtiments très connus en partant de l’hypothèse qu’ils n’ont pas été épuisés par les précédentes lectures ». « Des archi tectes et des bâtiments un peu embaumés dans des approches très disciplinaires et révérentes », qu’elle propose de regarder aujourd’hui, à travers nos préoccupations contemporaines.
Le nouvel épisode
Il est consacré à la Maison Farnsworth de Mies van der Rohe, construite entre 1946 et 1951 à Plano, à 100 km de Chicago, pour Edith Farnsworth. Musicienne amateur, traductrice de poésie et néphrologue, considérée pour le Nobel, elle commande à l’architecte une petite retraite pour le week-end, pas loin d’une rivière. La première maison entièrement vitrée du monde est devenue une icône de l’architecture moderne.
Un chef d’œuvre essentialiste
On est d’emblée frappé par « les proportions, le jeu des symétries et asymétries, le glissement du plan [la maison se compose de deux « plateaux » décalés, celui de la terrasse et celui de l’habitation elle-même, ndlr] et l’organisation intérieure de la partie habitée ». Un noyau central dissimule en effet deux salles de bains, chaudière, électricité, cheminée (ajoutée à contre-cœur par l’architecte à la demande de sa cliente), et libère le volume de l’espace de vie, entièrement vitré.
Avec la Maison Farnsworth, Mies Van der Rohe conçoit la première maison entièrement vitrée. Elle se caractérise aussi par deux plans décalés (la terrasse et l’habitation), un noyau de service central qui dégage l’espace et crée un effet de suspension au-dessus du sol.
“C’est une maison comme personne n’en a jamais vu, qui pour remplir le rôle de maison ne peut qu’être altérée.” Françoise Fromonot
Construite près d’une rivière, en zone inondable, la maison est régulièrement la proie des crues. Malgré son élévation d’1m50, l’eau pénètre parfois l’habitation. La maison est aujourd’hui un musée.
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Surélevée d’1m50 environ, « ce qui est considérable », « la maison est une sorte de poutre habitée, de structure franchissante échouée dans une prairie au milieu des arbres. » « En la contournant, on remarque le contraste entre l’environnement et l’ordre de la maison en acier. L’accès par ascension lente [par deux volées de marches, ndlr] donne un caractère rituel et une monumentalité évidente à ce petit bâtiment. Le sol est en travertin, référence romaine revendiquée. Un critique remarquait que les colonnes paraissent presque aimantées, et portent l’ensemble comme par magie. En tout, van der Rohe n’a utilisé que quatre matériaux : l’acier, le travertin, le verre et le bois pour le noyau de service. […] En avançant un peu, on aperçoit la rivière, et on réalise à quel point la maison met la nature à distance. L’espace de sommeil, normalement le plus intime, a trois orientations. C’est le paroxysme de l’immersion/mise à distance de la nature. […] La maison est une sorte de théâtre dans cette nature qui lui offre le spectacle de ses tableaux vivants. Cette conception picturale du paysage est enracinée dans le classicisme romanticisant. C’est l’un des premiers projets américains de Mies [il quitte l’Allemagne en 1936, ndlr], encore fasciné par le spectacle de la wilderness américaine. Il renoue avec un programme ancien, celui des pavillons de plaisance à distance de la ville. On voit une filiation avec les réalisations de [Friedrich] Schinkel à Potsdam. […] Le projet renvoie aussi à celles de Palladio en Vénétie. À l’aube de sa nouvelle vie dans le nouveau monde, Mies van der Rohe résume avec ce petit projet ses aspirations pour l’architecture, en termes de style et de programme. C’est son manifeste sur le sol américain. »
Un concept difficilement habitable
« Mais sa cliente entend bien l’habiter. […] Dès qu’elle emménage dans la maison, les revers de la perfection formelle et la fixité de la maison vont se révéler difficiles. La façade est un festival de ponts thermiques. C’était le cadet des soucis de Mies. Les grandes baies vitrées fixes seront un problème, avec un vitrage de 6mm, pas plus, et surtout pas de double vitrage. À Chicago, il fait -20°C en hiver et 35°C en été. Il y a de la condensation, la maison est très difficile à chauffer, et Mies n’a pas voulu mettre de climatisation, pensant que les arbres allaient faire de l’ombre et régler ce problème. À cause de la rivière, on est dévoré par les moustiques. Edith Farnsworth a fait poser des moustiquaires, ce qui altère la perception de la maison, et des stores, ce qui détruit l’effet de suspension. Elle n’a jamais voulu du mobilier que Mies avait commandé sans jamais lui demander et qu’elle trouvait très inconfortable. […] La presse architecturale s’empare de cette histoire. On ne comprend pas l’architecture minimaliste, suspectée de venir de l’Europe communiste alors que l’Amérique est le Land of plenty [le pays d’abondance, ndlr] et qu’on entre dans une société consumériste. On critique aussi l’absurdité climatique. Le magazine House Beautiful défend Frank Lloyd Wright [américain, lui, ndlr] et son intégration au climat. C’est un combat assez idéologique. […] La sur-urbanisation de la région conduit à une importante imperméabilisation des sols. Très vite, la rivière déborde de plus en plus souvent et la surélévation ne suffit pas à protéger la maison. Mies était très désinvolte avec l’idée de la crue. […] Édith Farnsworth a fini par vendre la maison à un collectionneur. En conclusion, c’est une maison comme personne n’en a jamais vue, un concept qui pour remplir le rôle de maison ne peut qu’être altéré. »
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« Pourtant, aucune autre maison ne sera autant copiée par les architectes du monde entier. » Parmi les nombreux exemples cités par Françoise Fromonot, il y a d’abord la Glass House de Philip Johnson (1949), « disciple diabolique » de Mies, qui reprend exactement le même programme. Il l’implante en hauteur, la pose au sol, la fait noire, adopte 4 portes… « Il la ‘ corrige’, éclate le noyau de service en trois éléments : cheminée, cuisine, rangement. » Au sol, il utilise de la brique. « Il abandonne réellement l’abstraction, et transforme profondément le projet de Mies de façon fonctionnelle et symbolique. » La maison d’été de Peter Blake à Bridgehampton (1957) reprend également le même programme de maison de plaisance. On retrouve les deux plans, l’effet de suspension en moins, et l’architecte ajoute un débord pour faire de l’ombre. Le porche est placé au centre, entre la partie jour et la partie nuit. « Une adaptation au confort familial. » Le modèle de la maison Farnsworth connaît une éclipse au moment du postmodernisme, puis Rem Koolhaas reprend le flambeau avec la Dutch House en 1993, un hommage à van der Rohe. Une des parties de la maison reprend presque intégralement le plan de la maison Farnsworth, une autre celui du pavillon de Barcelone (1929), et le rideau métallique brise-soleil le croquis de van der Rohe pour un immeuble d’habitation de Chicago. Il y aura ensuite Shigeru Ban avec la Paper House (1995), Werner Sobek avec la maison D10 (2008), entre autres…
Glenn Murcutt
Tous ces projets témoignent de « l’extra ordinaire empreinte que cette maison a laissée dans l’imaginaire des architectes. Tous sont tendus entre le modèle, le principe de réalité et des modes changeants de relations à la nature. Un architecte a fait de cette oscillation le motif
de 50 ans de carrière : Glenn Murcutt. Son travail oscille entre persistance du souvenir et opposition en tout point à la conception de Mies de la nature, du climat. Il en a une vision inverse : l’habitant est l’acteur de son architecture et le climat acteur de la conception de l’enveloppe. L’architecture doit traduire les phénomènes dont elle abrite. On doit être conscient des éléments : la pluie qui tapote, le vent qui souffle. […] Toute son œuvre est tendue entre deux imaginaires : Mies van der Rohe et Henri David Thoreau, auteur de Walden ou la vie dans les bois. » Et Françoise Fromonot de citer de nombreuses réalisations de Glenn Murcutt, chacune adaptée à son contexte. Ainsi, « la maison M arika-Alderton est située dans un climat tropical, donc Murcutt supprime le vitrage. Et les vents passent dessous. L’enveloppe de son bâtiment est formalisée par rapport au climat, pour créer de l’ombre, laisser passer l’air. […] En 50 ans de carrière, Murcutt en est arrivé à fabriquer une sorte de maison moderne écologique. […] Il dés-iconise le travail de van der Rohe, et pose ainsi la question de ce qu’est une référence, de ce qu’on en fait. C’est ça, la question que je voudrais poser ici. »
En conclusion
« La maison Farnsworth s’est transformée en environnement tempéré au fil de l’histoire. […] Les circonstances locales ont permis d’améliorer un modèle moderne. Mies a conçu non pas un modèle mais un prototype qui renouvelle (crée ?) une longue ligne formelle et programmatique. Et c’est plutôt sa descendance qui a prouvé sa validité potentielle comme habitat. C’est donc au futur que van der Rohe a proposé une maison universelle. » La conférence de Françoise Fromonot s’est tenue le 7 octobre 2021 à l’ENSAS
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Deux exemples de maisons inspirées par la Maison Farnsworth. En haut, la Glass House de Philip Johnson, ancien collaborateur de Mies van der Rohe. Le chantier de la Maison Farnsworth suspendu pour des raisons financières, la Glass House fut achevée en 1949, un an avant son modèle. En bas, la maison Marika-Alderton (1990-1994) de Glenn Murcutt dans la communauté aborigène de Yirrkala, au nord de l’Australie. Elle est adaptée au climat tropical de la région, par ailleurs régulièrement frappée par des cyclones.
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Archi tecture en transitions
Transition écologique, énergétique, sociale/sociétale, économique ou politique ? L’architecture accompagne et reflète les transformations de la société. Elle est donc, de toute évidence, confrontée aux mêmes défis. Pour répondre à l’urgence climatique, à la nécessaire protection de l’environnement, mais aussi à des modes de vie et d’organisation qui évoluent, l’architecture se repense, dans sa forme et sa conception. Et parce qu’elle répond à des besoins essentiels, qu’elle produit tous les espaces nécessaires à nos vies, qu’elle se trouve à la croisée du politique, de l’intime et de l’esthétique, elle a nécessairement un rôle moteur dans le monde à construire. Ce vaste sujet fera l’objet de deux numéros de Zap, qui coïncident avec le centenaire de l’ENSAS et la refonte des programmes d’enseignement. Ce premier numéro sera davantage orienté vers un état des lieux et la transition écologique. Sommes-nous tous égaux face aux transitions ? À quelles transitions les étudiants de l’école ont-ils été confrontés depuis 100 ans ? Qu’est-ce aujourd’hui qu’une architecture durable ? Mais surtout, de quoi parle-t-on quand on parle de transition ? Le prochain numéro, quant à lui, se voudra plus prospectif, et interrogera aussi la façon dont l’enseignement peut accompagner et soutenir ces bouleversements.
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TRANSITION VERS LA CONTINUITÉ
TRIBUNES
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Par Éric Albisser / Photo Martin Reisch Éric Albisser est architecte et Maître de conférences en Théories et pratiques de la conception architecturale et urbaine.
Tandis que la prise de conscience des risques climatiques et écologiques prend de l’ampleur, que les causes sont identifiées et que des solutions se profilent, nos comportements et actions ne changent guère. Que les glaciers continuent de fondre et les icebergs de se détacher on ne peut que le subir, il s’agit de cycles amorcés, sans prise directe. Mais que les formes d’urbanisation les plus mercantiles et spéculatives, lotissements et zones commerciales, continuent de perméabiliser vergers et prés à grand coût d’énergie grise, c’est énervant, trop absurde, on sait comment faire autrement. Les macro-politiques industrielles et agricoles saupoudrées de vert sont orientées obstinément vers les mêmes impasses productivistes, biocides, farcies de technologies éternellement nouvelles. C’est décevant, c’est révoltant. Et que le consumérisme ingurgite tant de quantité en se contentant de si peu de qualité, c’est écœurant. Business as usual, Comédie humaine, Same old shit! Pour préserver une forme de confort et des avantages somme toute aliénants, le refoulement de l’idée de catastrophe est supérieur à la volonté de bouger les lignes. La transition est un long fleuve presque tranquille alors que les sirènes et clignotants imposent une réaction immédiate, une détermination mobilisatrice, une volonté radicale d’identifier et d’appliquer des solutions adaptées, et davantage encore que la fois précédente… Inquiétude, naïveté, imbécilité, carriérisme, immoralité, orgueil, religiosité du progrès, pensée magique… C’est vieux
comme le monde, nos faiblesses s’entremêlent confusément et fabriquent notre impuissance collective, notre impotence à reconfigurer les économies et les systèmes de production, même sous les formes les moins pires. Le monde des affaires, antédiluvien aussi, constitue un écueil redoutable, un obstacle total, tant il est multiforme, puissant et enraciné dans nos réalités, voire en nos adn. Nos imaginaires colonisés, la crainte ou le découragement refoulent le désir de s’opposer à ce moloch aux bras armés ou caressants. Empêchés ainsi d’admettre que rien de déterminant ne changera tant que le contrôle de la production et de ses moyens ne sera pas concerté. Tant que les flux financiers seront arbitrairement captés et répartis, pour une lucrative et éternelle croissance sans maturité. Dans la continuité de la lutte immémoriale pour s’extraire de la bêtise et de la force arbitraire, voici aujourd’hui la lutte pour changer le jeu des marchands du temple, pour le passage d’une économie capitaliste néolibérale à une économie solidaire inscrite dans son milieu naturel, afin que chacun puisse s’accomplir sans nuire. Commençons par admettre qu’il faut vraiment se retrousser les neurones ensemble. Identifier les verrous et imaginer des formes de profond renou vellement de nos pratiques et modes de vie, sans attendre une issue miraculeuse ou un effondrement. Et sans transition…
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ARCHITECTURE EN TRANSITIONS
DU GRAIN À MOUDRE
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La sélection de la rédaction Le choix de Gauthier Bolle
Le choix de Philippe Cieren
Architecte, historien de l’art et de l’architecture, Membre de l’unité de recherche « Arts, civilisation et histoire de l’Europe » de l’Université de Strasbourg
Directeur de l’ENSAS
• Élise Guillerm, Jean Dubuisson. La main et l’esprit moderne, Métis presses, 2021
« Je voudrais saluer la publication récente de cet ouvrage d’Élise Guillerm consacré à Jean Dubuisson. Issu d’un travail de thèse, l’analyse du parcours et de l’œuvre de Dubuisson éclaire la puissance de l’héritage moderne, tel que l’a pensé et formalisé cet architecte assez exceptionnel. Ce travail nous invite ainsi à enrichir nos regards sur la modernité du xxe siècle et à reconsidérer la richesse de certains héritages. Formé aux Beaux-Arts et proche des avant-gardes artistiques, Dubuisson est en effet une des figures majeures de la scène architecturale de la seconde moitié du xxe siècle en France. Sa quête d’une qualité plastique, spatiale, sa recherche de lignes épurées rendent ses œuvres particulièrement identifiables dans les paysages urbains, qu’il s’agisse de grands ensembles ou d’édifices ponctuels. L’ouvrage d’Elise Guillerm restitue toute la richesse de cette production et de son contexte historique à travers son analyse mais aussi au prisme d’une iconographie de grande qualité. Un héritage à redécouvrir et à défendre. »
• Edward Abbey, Le Gang de la clef à molette, Gallmeister, 1975
«Thriller écologique, épopée onirique ou manifeste ? Difficile de qualifier ce roman devenu iconique aux États-Unis en tant que plaidoyer pour la défense et la protection de la nature face à l’expansion des exploitations minières, des industries et de l’urbanisation. L’histoire met en scène un chirurgien poète et sa compagne qui affectionne la dynamite, un mormon polygame et un vétéran du Viêt-Nam accro à la bière. Ce quatuor improbable de personnages truculents, pas toujours bien coordonnés, procède à divers sabotages d’installations et de matériels qu’il considère comme destructeurs ou polluants. Ils sont évidemment traqués par les forces de l’ordre et ce jeu de cache-cache donne lieu à de magnifiques descriptions de ces déserts du Sud des USA. C’est drôle, sérieux, captivant, d’actualité et très bien traduit. »
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Le choix de Volker Ziegler Architecte-ingénieur et urbaniste, co-responsable du domaine « Architecture, villes et territoires en transition »
• Alberto Magnaghi, La bio-région urbaine. Petit traité sur le territoire bien commun, Eterotopia France, 2014 • Mathias Rollot, Les territoires du vivant. Un manifeste biorégionaliste, François Bourin, 2018
« Alors que la crise sanitaire restreint notre condition à un environnement confiné aux activités réduites, le commerce et les rencontres en ligne séduisent par les promesses d’un monde globalisé et ubiquitaire. Pourtant, de nombreuses voix font l’éloge
d’une vie plus frugale, d’une ville de petites distances, d’une économie à circuit court et de la solidarité intergénérationnelle et entre voisins. Pour le meilleur et pour le pire, la crise exalte les manifestations de notre époque de « transitions », sociétale, énergétique, environnementale, urbaine, économique… Deux ouvrages, un traité « territorialiste » côté italien, et un manifeste pour la ville « biodiversitaire » côté français, analysent ce monde en crise. Ils invitent à « réhabiter la terre », en associant humanisme et écologisme, pensée sociale et pensée environnementale dans le concept de « biorégion ». Né aux États-Unis dans les années 1970, le biorégionalisme recentre les éléments du débat autour du territoire bien commun et de l’importance du local et revendique la coévolution entre toute activité humaine et son milieu ambiant. »
ARCHITECTURE EN TRANSITIONS
TRAVAUX D’ÉCOLE
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Centenaire cette année, l’ENSAS a connu plusieurs transitions, dont les étudiants se sont inspiré pour leurs projets. À l’occasion de l’exposition qui retrace l’histoire de l’école, Amandine Diener, co-commissaire, choisit et commente quelques projets de diplômes qui reflètent leur époque, l’évolution de la ville et de l’enseignement.
Le sens de la vi(ll)e Propos recueillis par Sylvia Dubost
Diplômée de l’ENSAS, Amandine Diener est Maîtresse de conférences en aménagement de l’espace et urbanisme (Institut de Géoarchitecture Université de Bretagne Occidentale). Co-commissaire de l’exposition du centenaire, elle avait également rassemblé une sélection de dessins d’élèves présentés à l’ENSAS pour une exposition en 2013.
Unité de voisinage
Agnès Loth-Schmitt — 1955 Patrons d’atelier : Stoskopf-Madeline
« C’est le seul projet présenté ici qui ne soit pas un diplôme, mais un concours d’émulation, comme on l’appelait dans le système de l’enseignement qui prévaut avant 1968. Il s’agit d’un projet long comme on dirait aujourd’hui, dont le sujet était imposé, complètement décontextualisé. Ce projet date de 1955, peu de temps après la livraison de la Cité Rotterdam [en 1953, ndlr], qui marque une transition dans l’urbanisation de Strasbourg, et ce qui est intéressant, c’est que l’élève s’en est clairement inspirée. On voit des similitudes dans l’organisation du plan : une grande barre légèrement incurvée au nord de la parcelle et des éléments dissociés au sud, disposés selon une autre orientation. L’idée est d’organiser un grand ensemble dans un parc.
Ce projet reflète les prémices de la politique des grands ensembles, lancée en 1953 par le ministère de Reconstruction et de la construction. Auparavant, la ville est plutôt constituée de systèmes d’îlot plus fermés, ici on fait éclater la boîte, on décloisonne les espaces pour avoir un plan plus libre. Agnès Loth-Schmitt imagine une opération de 600 logements, du 4 pièces au 2 pièces, pour 2000 habitants. Elle en a même décomposé la population : 1400 adultes, 400 enfants, 200-300 personnes au-dessus de 65 ans. Elle prévoit des équipements, deux jardins d’enfants (comme à la Cité Rotterdam), des écoles maternelle et primaire, un petit centre social avec un cinéma, une bibliothèque, une boulangerie, une épicerie, une pharmacie, un restaurantcafé et des équipements sportifs. Ce qui est également intéressant, c’est cette photo de maquette collée sur la planche, qui montre que les étudiants de l’époque ne faisaient pas seulement des dessins, comme on le croit souvent. Cela marque sans doute une évolution des modalités de l’enseignement de l’architecture qui demeure méconnue. »
Ce projet reflète à la fois la politique des grands ensembles qui débute dans les années 50 et les projets scolaires d’architecture qui font fi du contexte géographique et/ou urbain.
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Filmothèque
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Pierre Loth — 1956 Patrons d’atelier : Stoskopf-Madeline
« Avant mai 68 et l’éclatement du système Beaux-Arts, l’époque, pour son Projet de Fin d’Études, chaque élève devait réaliser son diplôme sur dix planches de rendu, soit 10m2 de papier. Ici, nous voyons la planche introductive, avec le plan masse. On y voit aussi une photo de maquette, ce qui est assez rare à l’époque. Tous les diplômes étaient accompagnés d’un argumentaire. Celui-ci nous indique que la Filmothèque, nouvel équipement de l’Université de Strasbourg, devait rendre accessible aux étudiants des documents enregistrés sur pellicule. Dans ces années-là, les diplômes sont de plus en plus situés, les étudiants montrent leur intérêt pour le terrain local. Le projet est situé à Strasbourg, dans un quartier en plein développement : l’Esplanade, à la lisière de la Neustadt, reconfigurée par Charles-Gustave Stoskopf entre 1957 et 1969. Stoskopf est directeur de l’école régionale d’architecture de Strasbourg et le patron de l’atelier dans lequel Loth mène ses études. Le travail mené par cet enseignant-architecte a sans doute influencé le choix de l’élève dans le développement de son diplôme.
Le bâtiment adopte un style moderniste, avec une tour opaque et un bâtiment bas aux larges parois vitrées.
Ce quartier marque une transition dans l’urbanisme strasbourgeois, car la vente à la ville des anciens terrains militaires offrent de nouvelles perspectives de d’aménagement. C’est le temps des grands ensembles et d’une politique accrue d’équipements, et ce projet d’élève témoigne de ces préoccupations. La 2e transition que marque ce projet, c’est l’apparition d’une architecture fonctionnaliste. On voit très bien ici le jeu des volumes, des matériaux et des transparences, ainsi que le développé d’un plan libre*. Il est intéressant aujourd’hui de constater que les travaux d’élèves avant 68, au sein d’une école présumée « académique » étaient nourris de ce contexte moderne et de ces problématiques. » * C’est l’un des cinq points de l’architecture moderne telle que définie par Le Corbusier. Les nouvelles techniques de construction permettent alors de se passer de murs porteurs et donc d’organiser librement les différents espaces.
Le projet s’inscrit dans le nouveau quartier de l’Esplanade, conçu par l’architecte et directeur de l’école Charles-Gustave Stoskopf, dont le chantier débutera l’année suivante.
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Requalification par la densification d’un hypercentre - la place Kléber à Strasbourg Martine Schmitt — 1992 Directeur d’études : Didier Laroche
« Ce projet date de 1992, soit trois ans après l’élection de Catherine Trautmann à la mairie de Strasbourg. Le grand chantier du tram a été lancé, on parle beaucoup de piétonnisation, des espaces publics et donc de la place de la voiture : c’est dans ce contexte que s’inscrit ce projet. Une autre préoccupation de cette époque est celle du patrimoine, et travailler sur l’existant constitue un intérêt nouveau pour les élèves. Contrairement au « système Beaux-Arts » avant 68 où les diplômes se ressemblaient tous d’un point de vue formel (car les modalités de rendu étaient identiques pour tous), les diplômes changent d’aspect. On a ici des perspectives, une vue aérienne, des axonométries. Les sujets touchent également à de nouvelles thématiques, conformément à l’enseignement qui s’ouvre aux sciences humaines et sociales. Avec Henri Lefebvre qui publie Le Droit à la ville, la question de l’urbanisme devient fondamentale. Ce diplôme raconte l’ouverture à ces questions et l’attention portée au patrimoine. Martine Schmitt, dans le texte qu’elle joint à son projet, imagine que la requalification de la place Kléber propulse Strasbourg à l’échelle de la future métropole européenne que la ville souhaite devenir. Dans ces années-là, le diplôme permet en effet de tester des choses, et c’est le cas ici où l’élève a proposé plusieurs scénarios pour une nouvelle articulation urbaine de cette place. Dans l’un de ses dessins, la place est lovée dans un décaissé surplombé par une sorte de passerelle qui relie l’Aubette à la rue des Grandes Arcades. On voit une petite structure au milieu du dessin, qui fait penser
aux folies de Bernard Tschumi à La Villette, livrées en 1992. On retrouve cette idée de structures modulaires, assez légères. Dans ses autres propositions, Martine Schmitt travaille toujours en épaisseur, en creusant la place. Elle lui redonne une allure, et dans tous les cas elle élimine la voiture. C’est assez audacieux, et l’important ici, ce sont les idées fortes du projet, ce que l’on appellerait encore le « parti » de la composition, plutôt que la précision apportée au représentations graphiques. »
“C’est assez audacieux, et l’important ici, ce sont les idées plutôt que la précision.”
Plusieurs scénarios sont esquissés pour une nouvelle place Kléber. Il s’agit d’éliminer la voiture et de marquer la diagonale entre la rue des Grandes Arcades et la place de l’Homme de fer qui accueillera la future station de tramway.
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Citésports : simulation urbaine autour du viaduc Winston Churchill
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Michael Siffert — 1996 Directeur d’études : Philippe Revault
« Nous sommes 30 ans après la livraison du pont Winston Churchill, long de 450m et qui relie l’Esplanade à Neudorf. Les Strasbourgeois y sont attachés mais il fait l’objet de débats. 10 ans plus tard, il sera démoli. Michael Siffert analyse dans son mémoire de fin d’études les territoires de Strasbourg et leurs limites. Il choisit d’analyser un quartier où se superposent des couches de circulation. Dans l’un des croquis, on voit un personnage avec un point d’interrogation, qui témoigne de la réflexion
En haut, croquis du viaduc enjambant la route du Rhin, l’Ill et le quai des Alpes jusqu’au rond-point de l’Esplanade. En bas, le centre sportif qui s’y adosserait, au croisement de l’avenue du Général de Gaulle et du quai des Alpes.
que l’on veut accorder, durant ces années, au piéton au sein de ces interfaces. Ce projet redonne à cet équipement une place structurante dans ce territoire, ce qui pose des questions intéressantes sur la transformation des espaces face aux problématiques induites par les mobilités ; c’est aussi la période où l’on construit le tram. Michael Siffert y imagine un centre sportif, pour faire de ce viaduc un élément convoité. On voit aussi les premières images informatiques faire leur apparition dans les projets de diplômes. »
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La conquête de l’Ouest strasbourgeois Franck Forster — 2018 Directeur d’études : Olivier Gahinet
« Les glacis sont des terrains à la mode car ils constituent des sites emblématiques qui offrent de nouvelles possibilités d’aménagement. Ici [le glacis ouest, entre le centre-ville et Cronenbourg, bordé par le chemin de fer et l’autoroute A35, ndlr], l’infrastructure autoroutière constitue une pièce urbaine majeure du projet, dans l’esprit de l’architecte Henri Ciriani*. Le glacis est traversé par une colonne vertébrale très linéaire, qui relie des objets structurants du territoire.
Transformation de l’A35 entre le centre-ville et Cronenbourg.
Si on fait le parallèle avec le pont Churchill, ce projet pose des questions similaires, notamment celles de l’impact de ces infrastructures sur les territoires, leur potentiel de réversibilité et leur pérennité à l’aune des transitions (mobilités, etc.) » * Architecte et enseignant, Henri Ciriani s’est imposé après 1968 comme un des acteurs majeurs du renouveau du logement social, puis de l’architecture muséale contemporaine. « Sa réflexion sur l’espace moderne et l’héritage corbuséen est à l’origine d’une recherche formelle sans cesse renouvelée, suivant un projet intellectuel fondé sur le rôle social et politique de l’architecture » (Cité de l’architecture)
ARCHITECTURE EN TRANSITIONS
LECTURE D’ESPACE
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Les transitions ont-elles le même sens sur tous les territoires ? Les urgences sont-elles les mêmes partout ? Visite de l’Elsau avec deux enseignants et un étudiant de l’ENSAS, à la découverte d’un quartier en pleine rénovation, où l’urgence est avant tout sociale et où l’on peut interroger la transition urbaine à l’œuvre.
Quartier en transition Par Sylvia Dubost / Photos brokism
Les promeneurs Caroline Birghoffer architecte-urbaniste Volker Ziegler architecte-urbaniste Émilien Ska étudiant
Le pont entre tram-vélo-piéton entre l’Elsau et la Montagne Verte.
La tour à l’angle des rues Schongauer et Grünewald marque l’entrée du quartier.
Le quartier 6000 habitants pour 1,25 km 2, lovés dans une boucle de l’Ill. Jusque dans les années 1960, se mêlent ici activité agricole, ateliers industriels (tanneries et blanchisseries) et loisirs. Aujourd’hui, le quartier de l’Elsau se compose d’une petite partie ancienne, datant du début du xx e siècle, d’un lotissement pavillonnaire, construit en 1971 et 1980, et d’un grand ensemble, conçu par Pierre Villaume en 1965. Celuici évoque aujourd’hui paupérisation, logements insalubres, absence de commerces et de services publics, et fait l’objet d’une réhabilitation dans le cadre de l’ANRU (Agence Nationale pour la Rénovation Urbaine). Elle implique démolitions, reconstructions et réaménagements, dont on connaît les lieux mais pas toujours les détails des projets. On sait qu’il y aura de nouveaux équipements (Maison des services au public, groupe scolaire, cantine, gymnase, club de boxe), construction de 300 logements privés et démolition de 412 logements sociaux. Fin des travaux : 2028. Avec ses étudiants de Master, dont Émilien Ska, Volker Ziegler a travaillé sur le quartier (et d’autres) l’an passé, dans le cadre d’un
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projet « Strasbourg, mosaïque de quartiers fertiles », où il s’agissait de mettre en place des cycles vertueux de transformation. Caroline Birghoffer s’y penche avec ses étudiants depuis cinq ans. « On s’interroge avec les étudiants sur les modalités de transformation du quartier, à partir de ses forces et de ses faiblesses, de ses qualités urbaines et architecturales, en lien avec les associations, les institutions culturelles et les habitants. » Objectif : imaginer, en marge de l’anru, une transformation plus « positive, généreuse et adaptée à son contexte ».
14h — Station Elsau En tram, l’Elsau est à moins de 15min du centre-ville. Beaucoup plus proche que ce que beaucoup n’imaginent. « Le manque de liaison crée une vision parcellaire du quartier, constate É. Ska. Ici, on est sur une île, mais il n’y a pas de ponts.» Une seule route pour y entrer, alors que «Villaume avait pour projet de relier l’ensemble à la ville », rappelle C. Birghoffer. Devant nous, la tour entre les rues Schongauer et Grünewald marque l’entrée du quartier. À gauche, une opération de promotion immobilière est en cours sur l’emplacement de l’ancien supermarché,
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La rue Watteau accueille les seuls commerces du quartier : deux épiceries et un petit marché de quartier bihebdomadaire.
longtemps fermé et finalement démoli. « Les habitants sont maintenant obligés de sortir du quartier pour aller au supermarché », rapporte É. Ska. Pour C. Birghoffer, ce programme de logements montre bien que « l’enjeu de cette rénovation est de gentrifier le quartier et de le rendre attractif à de nouveaux habitants ». En parallèle, les habitants des logements bientôt démolis (les trois tours rue Martin Schongauer et la barre rue Watteau) seront en partie relogés dans le quartier, en partie ailleurs, comme c’est le cas dans beaucoup de rénovations urbaines. « Beaucoup sont venus du quartier des Écrivains [opération de l’ANRU à Schiltigheim et Bischheim, ndlr] et devront repartir ailleurs. Ce sont des parcours résidentiels précarisés, et les habitants ne peuvent pas s’investir dans leur quartier car ils savent qu’ils vont partir. Cela repose la question du parcours résidentiel des familles habitantes, des choix des politiques de la ville et des moyens dont disposent les bailleurs sociaux pour remplir leur mission.»
14h16 — Rue Watteau C’est la rue commerçante, entre l’entrée et le cœur du grand ensemble, dessinée ainsi par Villaume. Mais en dehors de deux épiceries généreusement achalandées, les rideaux de fer sont baissés… Bientôt, les bâtiments qui la bordent à droite seront démolis. « Ce qui créera une énorme béance » jusqu’au centre socio-culturel à l’arrière, regrette C. Birghoffer. D’autant plus que les rues de part et d’autre ne sont pas au même niveau. Comment habitera-t-on cet espace surdimensionné ? » « Il n’y aura plus rien pour tenir le vide, complète V. Ziegler, et c’est dommage car c’est la seule rue où il pourrait y avoir un peu d’animation.» La médiathèque, aujourd’hui à l’étroit dans une ancienne boucherie, sera transférée avec la mairie de quartier et La Poste dans la future Maison des services au public, programmée comme une extension du centre socio-culturel. Très fréquentée par un public mixte et intergé-
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nérationnel, elle y sera plus à son aise. « Elle joue un rôle important dans le quartier, rappelle C. Birghoffer, où elle est un vecteur social et culturel.»
14h37 — Place Nicolas Poussin + avenue JeanBaptiste Pigalle La rue débouche sur un grand espace planté d’arbres. « Le concepteur a eu l’idée d’un cœur vert, raconte V. Ziegler, il s’est inspiré de la ville protestante idéale : celle de Freudenstadt », conçue fin xvi e. C’est le départ du beau mail qui sépare plus qu’il ne relie le grand ensemble et le quartier pavillonnaire. V. Ziegler rappelle qu’il était pensé à l’origine comme une allée de sculptures, jamais installées. « On construit les logements, pour les équipements il n’y a souvent plus d’argent, alors pour l’art… » Un peu plus loin, on débouche au pied des tours de la rue Schongauer, qui seront bientôt
remplacées par des bâtiments de logements plus petits, un groupe scolaire (l’école Martin Schongauer sera démolie) et un gymnase. Ne vaudrait-il pas mieux les rénover ? « Il faut vraiment voir au cas par cas, tempère V. Ziegler. Si les bâtiments ne sont pas entretenus, la dégradation est telle qu’il vaut mieux démolir.» Il regrette cependant l’approche quantitative de ces rénovations urbaines, où il est surtout question de m2 et d’euros, « jamais de création d’emploi, d’autonomisation, de ce qui pourrait permettre aux gens de s’aider eux-mêmes.»
15h12 – Prairie Au bout du quartier, le grand ensemble se mue en prairie. Une magnifique promenade suit la boucle de l’Ill. « Le quartier était un lieu de villégiature, et tout ce passé est là, note V. Ziegler, dans l’île du Murhof, dans les associations de canoë-kayak.» « C’est très
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fréquenté en été », précise É. Ska. On l’interroge sur ce que ce quartier représente pour un architecte en devenir. « Je n’ai pas encore tout compris, mais ce que je trouve étrange, c’est qu’on a l’impression que les décisions sont prises de façon exogène. En fait, cela me donne plus envie de faire de la politique que de l’architecture.» « L’architecture est politique ! », poursuit C. Birghoffer. En revenant vers la zone construite, on passe à côté du Centre Psychothérapique pour Enfants et Adolescents, pôle des Hôpitaux universitaires de Strasbourg. De petites constructions à l’allure domestique, nichées dans un nid de verdure, dont C. Birghoffer confirme l’état déplorable, et la possibilité d’imaginer « une meilleure intégration de ce lieu médicalisé au reste du quartier. Il est réduit à sa pure fonctionnalité. Or il n’y a pas de café, pas de resto », qui pourraient faire le lien entre les habitants et les gens qui travaillent dans le quartier. »
15h26 — Le quartier pavillonnaire En longeant la boucle de l’Ill, on arrive dans le quartier pavillonnaire, aux « rues surdimensionnées, note C. Birghoffer, qui ne correspondent pas aux flux automobiles de type résidentiel. Cela empêche un usage pacifié » puisque tout le monde roule vite. « Aujourd’hui, ces rues faites pour la voiture, ce serait impossible », affirme V. Ziegler. Celle qui longe le quartier l’isole des berges, aujourd’hui pas réellement aménagées (à part un petit terrain de jeu) et pour lesquelles Villaume avait pourtant imaginé des guinguettes. De manière générale, on regrette l’aménagement de l’espace public, réduit à des rues en raquette avec placettes gazonnées. Et on constate aussi l’absence de logements neufs construits dans les jardins, méthode BIMBY (Build In My Back Yard) utilisée dans certaines villes pour contrer l’étalement urbain.
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15h35 — Rue de l’Unterelsau La rue historique du quartier est désormais un cul-de-sac qui aboutit sur l’autoroute. On passe devant des bâtiments à colombages du xixe, d’autres plus récents, dont les jardinets butent sur le mur de la maison d’arrêt construite de 1986 à 1989, soit quelques années après la fin de la réalisation des logements… Entre deux habitations, on aperçoit un mirador, et les filets prolongeant l’enceinte sont de plus en plus hauts. « On juxtapose des programmes et des formes qui limitent les conditions du vivre ensemble, et l’essence même d’une vie de quartier », résume C. Birghoffer. « Pourtant, il y a toute la culture autour du rap qui pourrait faire le lien [avec les compagnies MJD, Mistral Est, Mémoires Vives, Magic Electro et l’association des Sons d’la Rue, ndlr] », note V. Ziegler. « Il y a aussi un studio de musique qui regroupe beaucoup de monde, complète É. Ska. [Le chanteur] Larry est aussi de l’Elsau.» Plus loin dans la rue, la nouvelle salle de
boxe doit ouvrir fin 2022. « La culture et le sport sont portés par un engagement fort des habitants et du milieu socio-culturel qui les accompagne », confirme C. Birghoffer.
15h52 — Retour à la station Elsau « La transition écologique apparaît vraiment ici comme un sujet décalé », conclut C. Birghoffer. Pour V. Ziegler, « la transition la plus cruciale est économique et sociale, pas architecturale.» « Et c’est frustrant », renchérit E. Ska. « Pas complètement, poursuit C.Birghoffer. Les architectes peuvent être force de proposition, pour de petits dispositifs qui dysfonctionnent et pourraient rendre la vie meilleure. Mais ça demande de l’humilité. La grande leçon, c’est le temps long, pour impliquer les personnes qui vivent là, qui savent mieux. » Et V. Ziegler de résumer : « Il y a une vraie contradiction entre l’urgence et ce temps long nécessaire.»
ARCHITECTURE EN TRANSITIONS
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REGARDS
Demain, on ne construira sans doute plus comme aujourd’hui, encore moins comme hier. Doit-on pour autant cesser de regarder en arrière ? Nous avons demandé à quelques enseignants de l’ENSAS de choisir et commenter une réalisation qui leur semblait résonner avec la notion de transition.
Édifices édifiants Le choix de Maurizio Pagotto
Immeuble Louise Weiss - Parlement européen Lieu Strasbourg Architecte Architecturestudio Année 1998
« À l’époque, ce bâtiment se voulait écologique. En réalité, il ne l’est pas du tout. Il devait représenter la transparence des institutions, comme la coupole du Reichstag de Berlin. Il possède donc une énorme façade en verre, qui devient une serre et demande une climatisation importante. Il faut des ouvriers acrobates pour l’entretien de la coupole du grand hémicycle en bois, on ne peut pas couper la climatisation dans la tour de bureaux quand elle est inoccupée. On aurait beaucoup de problèmes à construire un bâtiment comme ça aujourd’hui, car il ne respecterait pas les performances énergétiques demandées… Ce bâtiment demande un entretien permanent. Mais il est d’une très grande qualité archi tecturale, avec une image très forte. La tour de bureaux reprend l’idée de la Tour
de Babel, l’hémicycle apparaît comme une sphère, forme parfaite inscrite dans notre culture occidentale, et représente l’aube, le soleil naissant. Il y a tous les éléments qui symbolisent ce que nous avons de commun en Europe. C’était un chantier très complexe, plein de spécificités, avec de multiples systèmes de sécurité, d’électricité et de vote. Comme le bâtiment est courbe, presque tout le mobilier est fabriqué sur mesure. On a utilisé les meilleurs matériaux, toutes les assises de l’hémicycle sont en cuir. Dans les couloirs, les petites tours qui permettent des rencontres informelles, des rendezvous privés sont montées sans qu’on ne voie aucune vis. Évidemment, tout cela a un coût. Mais c’est un bâtiment représentatif, qui a une valeur symbolique énorme. La Tour Eiffel doit être repeinte tous les sept ans, l’entretien du centre Pompidou coûte très cher. Il faut accepter que l’on construise des bâtiments à valeur symbolique, où les règles de la transition valables pour l’habitation ne s’appliquent pas. C’est d’autant plus important de rappeler les qualités de ce bâtiment et son importance qu’on est dans une période de transition écologique et qu’on se demande à quoi servent deux parlements… » Maurizio Pagotto est architecte et enseignant en Histoire et culture architecturale. Il a suivi le chantier du Parlement et dessiné notamment les aménagements de salle et le mobilier.
Derrière la paroi vitrée symbolisant la transparence, on aperçoit l’hémisphère de l’hémicycle.
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“Il faut accepter que l’on construise des bâtiments qui ont une valeur symbolique.”
À gauche : les couloirs sont ponctués de tulipes permettant des rendez-vous informels et discrets. Construites sur mesure et habillées de cuir, elles s’adaptent parfaitement à la structure du bâtiment. En bas : l’hémicycle émergeant du toit évoque un soleil levant. À droite sur l’image, la tour de bureaux.
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Le parvis du Centre Pompidou, par sa neutralité, est ouvert à toutes les pratiques et tous les usages.
“Une architecture unique capable d’accueillir une multiplicité de pratiques.”
Tous les éléments techniques sont reportés à l’extérieur du bâtiment, libérant les espaces intérieurs et créant une forme reconnaissable. En haut : débouché de l’escalator En bas : détail de la façade arrière
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Le choix de Jérôme Villemard Centre Pompidou Centre national d’art et de culture Lieu Paris Architecte Piano + Rogers Année 1977
« L’essentiel de ce qui fait l’art de l’architecte intervient lorsqu’un bâtiment est capable à la fois d’être une expression unique, qui crée l’émerveillement dans un lieu et une époque donnés, et de traverser le temps, qui implique une capacité à héberger une forme d’incertitude, d’évolutivité. Beaubourg est en cela une forme accomplie : elle est très singulière et en même temps capable d’être utilisée de bien des manières. Je pense que l’architecture dure quand elle possède cette singularité ; c’est ce qui fait qu’elle survit à son programme premier. Ce qui est intéressant et rare, c’est que ce bâtiment a été pensé pour être transformé sur lui-même. L’ensemble des programmations muséales peut changer à l’intérieur de chaque plateau. Théoriquement, on pourrait habiter Beaubourg, mais ce n’est pas tellement le sujet ! Les éléments essentiels de sa constitution – la peau, les éléments techniques d’innervation, son escalier… – ont été reportés à sa périphérie, libérant le cœur et créant une esthétique. C’est une décision architecturale de l’ordre de l’installation, de l’expérience, offerte à tous ceux qui pratiquent le bâtiment. Sa distribution [l’escalator qui relie tous les étages court sur la façade, ndlr] est un moment unique de mise
en relation avec tout le t erritoire parisien : tout le monde a envie d’avoir cette vue. Beaubourg est un événement plastique mais aussi un lieu de vie citadin. Depuis toujours, quand l’architecture crée un lieu citadin, elle met en lien du vide et du plein, permettant une vie urbaine. La place devant le musée crée un paradigme urbain éternel, légitimé l’activité du lieu depuis 40 ans. C’est un lieu unique dans Paris, tout en étant une place neutre et disponible à toutes les pratiques. Elle est gravée dans le marbre du cœur de la ville, et pensée de telle manière qu’on n’a pas envie d’inventer autre chose pendant longtemps. Beaubourg est indéracinable pour toutes ces raisons-là, et surtout pour des raisons d’appropriation collective de cet espace. C’est une somme de places superposées. C’est une leçon pour tous les architectes car c’est une expérience unique de la possibilité de diversité, de générosité envers le collectif. Une architecture qui n’est pas seulement un événement visuel mais bien un cadeau à tout le monde. De tout cela découle un vrai lieu, une œuvre unique et reconnaissable qu’à la fin, on ne peut pas déraciner. À une époque où la durabilité est un enjeu, c’est un projet essentiel dans l’histoire du xxe siècle. » Jérôme Villemard est architecte et Maître de conférences en Théories et pratiques de la conception architecturale et urbaine.
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Le choix d’Anne-Sophie Kehr Ladan – The Box Maison individuelle Lieu Lissma, au sud de Stockholm (Suède) Reconstruite et déplacée sur l’île de Lovön en 1989 Architecte Ralph Erskine Année 1941
« Architecte anglais réputé pour ses créations postmodernes, Ralph Erskine rêvait de Suède, comme on pouvait rêver autrefois d’Amérique. Il développe très tôt une conception humaniste, voire idéaliste de la société, et la Suède évoquait pour lui cette société plus humaine, dans la satisfaction des besoins quotidiens de la famille. Il est aussi très attiré par le caractère social des architectes fonctionnalistes suédois. À la fin des années 30, au début de la guerre, il s’y installe avec sa femme et ses deux filles. Il faut se loger et abriter la famille, avec peu de moyens, et c’est l’hiver. Un ami fermier lui laisse un morceau de terrain, où ils s’installent temporairement… pour quatre ans. Cette petite maison rouge adossée à la forêt, aux allures de refuge de montagne, répond de manière pertinente à l’urgence d’abriter sa famille. Simple boîte en bois bardée de lattes, elle ressemble à l’architecture rurale suédoise traditionnelle. Les pierres sont celles du site, les briques proviennent d’une ruine à quelques centaines de mètres, et il renforce le béton de la dalle avec la structure d’un vieux sommier. La pente du toit est orientée vers le nord et abrite la réserve de bois, qui fait aussi isolation, côté sud on trouve une grande
ouverture et une terrasse avec une cheminée d’extérieur. La maison fait 20 m2, elle est divisée en deux pièces par la cheminée centrale. D’un côté la cuisine, de l’autre la pièce à vivre. Par des jeux d’optimisation du mobilier, elle se transforme en chambre ou en espace de travail. Le lit remonte au plafond en journée grâce à des poulies, les portes coulissantes cachent son bureau et des rangements. Il n’y a pas d’eau, pas d’électricité, la petite famille va se laver à la ferme. Les fenêtres cadrent le paysage de manière différenciée selon les orientations et les fonctions intérieures, manifestant la volonté de construire un dialogue avec un environnement naturel propice à l’émerveillement et à la tranquillité. Frugalité, espace minimum, matériaux locaux, bon sens, humilité, amour de la nature… La petite maison de Ralph Erskine, premier exemple de mode de vie compact, respectueuse de son contexte, favorisant par nécessité les matériaux issus de son terroir proche, revisitant de manière moderne le vocabulaire rural local tout en adoptant une réponse rustico-fonctionnaliste, fait écho à nos quêtes actuelles de retour aux fondamentaux, sans pastiche, ni redondance. Simplement juste. » Anne-Sophie Kehr est architecte et Maîtresse de conférences en Théories et pratiques de la conception architecturale et urbaine.
L’espace intérieur de 20m2 a été parfaitement optimisé. À gauche de l’image, des rangements et le bureau d’architecte de Ralph Erskine. On aperçoit au plafond le lit en position jour.
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“Un petit manifeste de frugalité et d’authenticité heureuse.”
Largement vitrée, la façade orientée au sud laisse entrer la lumière et la chaleur. Les fenêtres en bandeau découpent une vue sur le paysage tout en préservant l’intimité.
TRAN SITION ÉCOLOGIQUE C’EST POSSIBLE
TRIBUNES
Par Emmanuel Ballot Ingénieur en génie climatique et énergies renouvelables, enseignant à l’ENSAS
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041 L’Atlas du nouvel état du monde de 1999* est un recueil d’une centaine de cartes sur les différents enjeux de nos sociétés. Le commentaire pour la carte sur le réchauffement terrestre est très réservé. Il ne se prononce ni dans un sens ni dans l’autre. Il est indiqué que « les preuves du réchauffement prêtent autant à discussion que les théories échafaudées en guise d’explication ». Un discours qui serait considéré aujourd’hui comme climatosceptique. Vingt ans plus tard, les preuves sont robustes, les modèles éprouvés. À tel point que le GIEC envisage de ne plus publier de rapport prospectif, considérant que nous devons maintenant nous focaliser sur les solutions. Il n’y a plus de doutes. Le cycle des planètes et l’activité solaire influencent le climat ET les émissions de gaz à effet de serre (particulièrement CO2 et CH4) de ces deux derniers siècles renforcent le réchauffement. Une partie de la puissance solaire incidente est renvoyée vers l’espace par l’atmo sphère. Une grande partie parvient au sol puis est rayonnée vers l’espace sous forme infrarouge, que les molécules à plus de deux liaisons comme O3, CH4 ou CO2 interceptent et renvoient vers le sol : c’est l’effet de serre. Notre Terre est exposée en permanence au rayonnement solaire sur la moitié de sa surface. Un facteur géométrique atténue ce rayonnement : l’exposition est plus grande au niveau de l’équateur et plus faible au niveau des pôles (puissant moteur des courants thermiques). La puissance solaire moyenne est ainsi d’environ 342 W/m². Sans l’effet de serre additionnel, nous serions à environ 339 W/m². Ce sont ces 3 petits W/m² qui sont en train de déloger la bille de son équilibre précaire… c’est dire la fragilité de notre climat. Comparons cette puissance additionnelle à notre consommation d’énergie. La terre fait 510,1 millions km². Nous consommons 9 938 Mtep/an [le Mtep ou mégatonne équivalent pétrole est une unité d’énergie qui
correspond à un million de tonnes d’équivalent pétrole, ndlr]. Pour une journée de 8h, cela représente 77 W/(Gm²) ou 0,000077 W/m² de rayonnement supplémentaire. Ainsi, ces 3W/m² représentent 25 000 fois la puissance moyenne mondiale consommée pour les besoins de nos sociétés. Les conséquences sont déjà là, et sans commune mesure avec ce qui pourrait se produire dans le siècle à venir si nous continuons à ne pas agir à la hauteur de cet enjeu. Et si nous trouvions une solution pour contrer cet effet de 3 W/m² ? Ou plutôt 4 W/m², pour prendre en compte les gaz à effet de serre qui vont encore être émis d’ici à ce que la transition énergétique soit effective… 4 W/m² sur 342, cela représente environ 1%. La surface urbanisée mondiale représente 1 pour mille de la surface de notre planète. C’est peu significatif. Changer la couleur de nos villes limite les îlots de chaleur, mais c’est tout. En revanche, changer la couleur de nos champs peut agir sur le climat, car les surfaces agricoles représentent 15 millions de km². Soit environ 3% de la surface de la planète. Il s’agit d’une échelle significative. En utilisant des données satellitaires de toute l’Europe, des chercheurs ont analysé l’évolution de l’albédo – c’est-à-dire la fraction d’énergie solaire renvoyée par une surface – des parcelles agricoles suite à des simulations d’introduction de cultures intermédiaires [culture implantée entre la récolte et le semis de la culture suivante, pour éviter de laisser le sol sans couverture végétale, ndlr ] sur des zones où le climat et les types de cultures le permettaient. Au total, les effets cumulés du stockage de carbone, de la réduction des besoins en engrais et d’augmentation d’albédo permettraient de compenser près de 7% des émissions annuelles de GES du secteur agricole et forestier en Europe, en prenant les émissions de l’année 2011 comme référence.
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Les sciences qui s’intéressent à cette question sont appelées géoingénierie. Elles sont regroupées en deux catégories. La première vise à contrer le réchauffement planétaire par la diminution du niveau de CO2 atmosphérique, et son stockage dans des réservoirs de carbone à long terme. La deuxième cherche à rétablir le bilan radiatif de la Terre, modifié par l’effet de serre : les surfaces du globe terrestre absorbent moins de rayonnement solaire, ce qui entraîne son réchauffement. Chacune de ces approches a des avantages et des inconvénients. Mais aucune ne cherche à réduire les émissions anthropiques de CO2 à la source. C’est une des raisons pour laquelle la géoingéniérie a mauvaise presse… Ce qui rend difficile la transition écologique, c’est le temps dont nous disposons pour agir. La géoingénierie peut-elle nous faire gagner du temps ou précipiter un effondrement ? Sans faire de choix, nous pouvons étudier les différentes hypothèses et être force de proposition à toutes les échelles. Ne pourrait-on pas imaginer créer des liens entre la rénovation écologique, l’aménagement du territoire et l’agroforesterie (par exemple) pour compenser les émissions de CO2 de ces travaux ? On comprend que l’on puisse avoir des doutes sur notre capacité à reformer en aussi peu de temps des organisations construites depuis des siècles. Il faut en finir avec les énergies fossiles, arrêter de détruire la biosphère, demander davantage aux plus riches et vivre en harmonie avec la planète… d’ici 2050. Cependant, les alertes sans solutions opérationnelles de grande échelle plombent le moral des jeunes générations. Nous devons être lucides, sans obéir à un catastrophisme pur et proposer une vision de l’avenir avec
des valeurs partagées. Par ailleurs, les crises sont des accélérateurs de transition. La nécessité fait que les solutions à disposition dans ces moments-là sont plus facilement mises en œuvre. La lutte contre le changement climatique s’invite à toutes les échelles. La réglementation thermique évoluera pour devenir une réglementation environnementale. Depuis le 1er janvier 2022, tout nouveau bâtiment en France doit faire l’objet d’une analyse de cycle de vie complète de ses émissions de carbone et consommations d’énergie. Il devient donc nécessaire pour l’architecture de faire le lien entre la grande et la petite échelle, de s’emparer de cette complexité pour éviter de la subir. Les écoles d’architecture sont sans aucun doute les mieux placées pour traiter le sujet de la transition écologique. On y trouve des sociologues, anthropologues, ingénieurs, artistes, praticiens… et des étudiants dans l’apprentissage de la synthèse de l’ensemble de ces domaines (à ce titre l’ENSAS participe aux réseaux ensaeco et Campus des métiers comme cheffe de file). Pour permettre aux étudiants d’acquérir les compétences nécessaires et comprendre les bouleversements en cours, l’enseignement de la transition écologique dans les écoles d’architecture doit occuper une place plus importante dans le prochain programme. *Dan Smith, Atlas du nouvel état du monde, éd. Autrement
Félix Guattari, Les Trois Écologies, 1989
043 Il n’y aura de réponse véritable à la crise écologique qu’à l’échelle planétaire et à la condition que s’opère une authentique révolution politique, sociale et culturelle réorientant les objectifs de la production des biens matériels et immatériels.
ARCHITECTURE EN TRANSITIONS
ÉTUDE DE CAS
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Pour la transformation d’un bâtiment du xix e en Maison de la petite enfance, Loïc Picquet, architecte et enseignant à l’ENSAS, fait converser les époques et imagine une extension « qui semble avoir toujours été là ». Il adopte une approche bioclimatique pour un objet, destiné aux enfants, qui se veut exemplaire.
Préparer demain Par Emmanuel Dosda
Où ? Au 7, rue des Glacières, non loin de la faculté de médecine et du quai Finkwiller, juste derrière l’école du même nom, se cache un charmant immeuble du xix e avec chien assis, oriel et ornements en bois ouvragés. Cet ancien corps de ferme avec étable et écurie a connu plusieurs vies, un temps école, puis club d’échecs.
Quoi ? Appartenant à la Ville, le bâtiment deviendra à l’horizon 2023 une Maison de la Petite enfance et accueillera une trentaine d’enfants de 0 à 3 ans. Aujourd’hui, il est en mauvais état : souffrant de problèmes structurels, il nécessite – étude diagnostique à l’appui – une destruction partielle. La façade principale sera sauvegardée, selon les directives du corps des architectes des Bâtiments de France. « La partie visible depuis l’espace public ne changera pas d’aspect », précise Loïc Picquet. Elle sera restaurée, isolée et valorisée, pour respecter la typologie globale de l’existant et limiter la nouvelle construction au « strict nécessaire ». Une extension permettra d’augmenter ses capacités d’accueil. À la demande de la ville, le projet s’inscrit par ailleurs dans le dispositif
Climaxion - Construction ou Rénovation exemplaire passive – 2020 et dans l’appel à projets Bâtiments exemplaires passifs 2020 de la Région Grand Est, qui vise la construction ou la rénovation de bâtiments très faible besoin de chauffage et très basse consommation.
Une architecture bioclimatique Cette mpe se veut un projet « compact, qui se recentre sur l’essentiel ». Loïc Picquet revendique ici trois principes : « L’équilibre entre efficacité, rationalité et sensibilité ; des techniques de constructions locales et traditionnelles réinterprétées de manière dynamique ; un dialogue entre l’ancien et le nouveau. » Il s’agit aussi de prendre en compte les préoccupations actuelles liées à l’écologie et à l’économie tout en gardant comme mission première d’améliorer le quotidien des usagers. L’architecte mise ici sur « la bonne orientation de la bâtisse, sur la qualité de l’enveloppe isolante, performante et pérenne, une ventilation et un système de rafraîchissement naturels, un chauffage qui capitalise sur les apports du soleil et l’utilisation matériaux naturels, durables et peu transformés ». Points forts de cette architecture bioclimatique : le parc, petit écosystème verdoyant, la cour
Au RDC, l’espace dédié aux enfants marcheurs donne sur la cour intérieure. La terrasse du 1er étage accueille un jardin pédagogique.
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réaménagée et végétalisée, avec un arbre bienfaiteur, un sol immaculé en briques de terre cuite dans des teintes claires qui n’emmagasinent pas la chaleur, des murs extérieurs recouverts de chaux. Les arbres feuillus créent des îlots de fraîcheur. Protecteurs en été, ils laissent passer les rayons solaires à travers les grandes baies vitrées en hiver. À l’étage, une terrasse protégée par un important débord de toit recouvert de tuiles plates accueille un jardin pédagogique à cultiver en collectivité. Une construction vertueuse pour transmettre les valeurs écologiques.
Des espaces lisibles Côté rue, le bâtiment « longiligne et fonctionnaliste » permet une distribution simple de pièces – salles de repos, espaces repas, salles d’eau et d’hygiène… – ouvertes sur l’extérieur grâce aux nombreuses fenêtres perçant la façade d’origine très ordonnée. Le rezde-chaussée est dédié aux mini-marcheurs tandis que l’étage est réservé aux nourrissons. À l’arrière, côté cour, l’extension largement vitrée reprend quasiment le volume de l’existant et intègre zone de change, bureaux administratifs ou espace d’allaitement, le tout à l’abri des regards. La simplicité de l’organisation doit favoriser l’autonomie des enfants qui peuvent facilement se mouvoir dans un espace rationnel, rendu chaleureux grâce à l’utilisation du bois. À la fois « rassurant, tactile et résistant », il fait aussi office de « liant » entre le bâtiment existant et l’extension, répondant aux corniches ou ornementations anciennes. Les matières, tantôt douces tantôt rugueuses, et les couleurs pastel doivent à la fois solliciter et apaiser les sens des petits usagers.
Un Kachelofe central Au cœur de l’édifice, Loïc Piquet a installé un élément phare et symbolique de son projet. Réminiscence des Kachelofen, les traditionnels poêles en faïence des demeures alsaciennes autour desquels se retrouvait toute la famille, cette structure demi-circulaire traverse les deux niveaux du bâtiment. Au 1er étage, elle accueille une banquette où se reposer et changer les nourrissons ; au rez-de-chaussée, elle se fait alcôve, ou amphithéâtre, destinée aux lectures et aux comptines. Elle sera construite en pisé, mode de construction traditionnel en terre crue, qui a l’avantage de réguler la vapeur d’eau. Faisant office de mur Trombe – système de chauffage passif –, cet endroit arrondi et massif emmagasine la chaleur ou dispense de la fraîcheur en fonction des saisons, du jour ou de la nuit. « Ce système de déphasage thermique permet d’utiliser l’énergie naturelle afin de lisser les températures durant la journée. » Il place aussi l’imaginaire au cœur du projet. Un signal poétique fort, point de repère donnant sur des espaces de vie (l’atrium au rdc, la plateforme à l’étage) et rendant la déambulation limpide. En ce lieu tranquillisant sans angles droits, il est possible de laisser vadrouiller les petits aventuriers en ayant toujours un œil sur eux.
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Hall
Contes et rêves Atrium
Salle des marcheurs
Salles de repos
Repas et télérestauration
1 - HALL 2 - CONTES ET RÊVES 3 - ATRIUM 4 - SALLE DES MARCHEURS 5 - REPAS ET TÉLÉRESTAURATION 6 - SALLES DE REPOS
Sur le plan du RDC et la maquette, on distingue au centre une structure semi-circulaire. En pisé, elle régule la température et accueille des usages essentiels.
ETAGE 0
BE Structures :
INGENIERIE BOIS
Estelle WITT
06 84 28 19 32 / e.witt@ingenieriebois.fr
Ouvrage :
Maître d'ouvrage:
BE Fluides, élec. :
JOST
Alexandra STIEBERT
03 88 33 29 70 / a.stiebert@bejost.fr
Economie :
C2BI
Hafida EL BOUAJAJI
03 88 43 04 81 / h.elbouajaji@c2bi.fr
LPAA LOÏC PICQUET ARCHITECTE
C2BI
Thibaut ROHMER
03 88 43 04 80 / t.rohmer@c2bi.fr
LA PETITE ENFANCE QUAI FINKWILLER 7 rue des Glacières, 67000 Strasbourg
EUROMETROPOLE STRASBOURG
OPC :
Titre:
Echelle :
Format :
N° de projet :
Dessinateur:
Date :
Etat du projet :
Rez-de-chaussée
1:100
A3
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Loïc Picquet
03/01/2022
APS
Bureau de contrôle : Coordinateur SPS :
Maître d'oeuvre
48 rue de la couronne 68400 RIEDISHEIM
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Les nourrissons sont accueillis au 1er étage.
Éloge de la sobriété Ni gestes architecturaux inutiles, ni éléments superflus, la MPE mise sur une grande qualité de l’enveloppe et des isolants – en fibre de bois pour les murs et ouate de cellulose pour les planchers –, « éléments fondamentaux mais trop souvent négligés dans la conception d’une bâtisse écoresponsable ». La méthode ? Un inventaire des besoins, et des réponses « motivées par une démarche bioclimatique ». Il s’agit ici de partir de l’existant et de le rendre performant, « sans débauche de technique », et de concevoir « un bâtiment sobre et intemporel », lumineux et au vocabulaire architectural clair. Un environnement sécurisé pour les enfants, qui peuvent l’expérimenter sans danger, et fonctionnel pour le personnel. En résumé, un plan simple.
Maison de la petite enfance 7, rue des Glacières à Strasbourg Maîtrise d’ouvrage Eurométropole de Strasbourg Maîtrise d’œuvre LPAA Loïc Picquet Architecte Ingénierie Bois (ingénieur Structure) BET Gilbert JOST (ingénieur Fluide) C2BI Economie + OPC Livraison 2023 Surface 640 m2 Coût 1 750 000 € HT
Mickaël Labbé, Aux alentours.
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La ville reste l’un des lieux indépassables et nécessaires pour une réinvention des manières d’habiter de l’Anthropocène.
ARCHITECTURE EN TRANSITIONS
DANS L’ATELIER
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Architecte et chercheur, enseignant à l’ENSAS, Mathieu Mercuriali a imaginé pour ses élèves un atelier dont le point de départ serait le vivant : végétal, animal et humain. Les étudiants ont dû penser une architecture durable et responsable, ancrée sur son territoire et dans son paysage. En l’occurrence une ferme modèle, associée à un centre équestre.
Entre nature et culture Par Cécile Becker Photos Jésus s.Baptista
Maquette du site de À cheval sur soi, centre d’équithérapie sur lequel les étudiants ont travaillé.
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Quand il s’agit de penser la relation à la nature, qu’advient-il de l’architecture ? Cette question a traversé tout l’atelier « Infrastructure du vivant » dirigé par Mathieu M ercuriali. Ce jour-là, à l’ENSAS, les étudiants présentent leurs projets, avant le rendu final la semaine suivante. Pour penser leur projet de ferme paysanne / centre équestre, il aura fallu plusieurs étapes, et commencer par s’outiller sur le sujet. L’atelier a débuté par un temps théorique, décliné en thématiques : les plantes et les animaux, l’agriculture, la programmation, les matériaux, l’implantation. Il y a particulièrement été question de cycles de vie et d’équilibres entre espaces artificiels et naturels, domestiques et sauvages. « L’idée était de suivre le cycle des saisons, d’essayer de comprendre un territoire, un terroir, explique Mathieu Mercuriali. Mais il fallait aussi traiter les relations entre les habitants et les agriculteurs, entre les hommes et la nature, utiliser des techniques ancestrales et y injecter des éléments plus contemporains liés aux nouvelles technologies. Dans la préparation, il y avait donc deux pôles : le low tech et le high tech. »
La ferme du futur Répartis en six groupes, les étudiants ont d’abord conçu un projet idéal, qu’il a fallu, dans un 2e temps, mettre à l’épreuve du réel. En l’occurrence le centre équestre et d’équithérapie À cheval sur soi, dirigé par la thérapeute Nathalie Frilley. « Ce n’est pas un simple centre de loisirs, précise Mathieu Mercuriali. Le lieu rassemble différentes activités : le soin des animaux, la thérapie par et pour les animaux, le bien-être, de l’hébergement… On trouve aussi sur le site des parcelles dédiées à l’agriculture. Partant de ce programme, il a été
demandé aux étudiants d’imaginer la ferme du futur, qui ne soit pas seulement tournée vers la production. » Les étudiantes et étudiants se sont rendus sur le site pour faire leurs relevés, rencontrer la directrice qui leur a fait part ses besoins. En mai, l’enseignant a organisé un workshop sur place, à Bard-le-Régulier : trois jours pour dépasser la seule échelle de l’humain, expérimenter, échanger avec les professionnels et nourrir leurs projets d’expériences avec les chevaux. Ce passage de la fiction au réel a nécessité quelques ajustements. « Ils se sont aussi rendu compte du besoin de moins construire pour créer une symbiose, notamment avec les parties naturelles : forêts, parcelles cultivées et prairies », explique Mathieu Mercuriali.
La relation au vivant En équithérapie, le cheval est considéré comme un médiateur : il est au centre du projet, et donne l’échelle aux constructions. Les six projets témoignent d’approches différentes mais tous ont eu à cœur de créer des espaces où humains et animaux se croisent. Articulé autour d’une cour s’inspirant des fermes traditionnelles, Claire Freytag, Chloé Jeanningros, Nathan Kistler et Léa Lachaume ont nourri leur projet Archipel de sciences sociales, notamment de l’idée de « cercle social » développée par le sociologue Georg Simmel. Partant du principe que nos individualités se construisent par croisements de cercles sociaux, ils y ont intégré celui des animaux et des végétaux, avec lesquels les humains interagissent ici autant au même titre que ses semblables. Cercles et formes géométriques constituent des pôles accueillant les différentes activités du centre : logements,
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événements, espaces de formation, cultures, soin des animaux, manège pour les chevaux. « L’idée était de créer un archipel : une multitude d’entités insulaires, comme des satellites, qui gravitent autour du cercle principal – la ferme principale », expliquent-ils. Pour f avoriser la rencontre entre l’homme et l’animal, ils ont trouvé une astuce : une auge mobile, tirée par un cheval, qui peut s’installer dans la nature, déployer son toit pour fournir un point d’ombre à l’animal et à celui ou celle qui l’accompagne. Les abreuvoirs qui émaillent le site sont également pensés comme autant de point de rencontres : l’animal peut boire à hauteur confortable et un muret permet à l’humain de s’asseoir pour contempler le paysage. Pour le projet Matrice Vivante, Aymeric Gauzelin, Salomé Ledent, Anna Lavoine et Nathan Martz ont pensé un système similaire qui prend sa source dans une trame de 35m par 35m, qui se subdivise en fonction des usages, et s’adapte aussi bien à l’échelle de l’animal qu’à celle de l’homme. Les écuries offrent ainsi la surface idéale de 100m2 minimum par cheval et accueillent 10 chevaux, « nombre moyen d’équidés dans un troupeau sauvage ». Le projet se compose de plusieurs « modules », comprenant une résidence, un habitat animal – ce qui favorise les interactions – et un espace de production (par exemple, une laiterie) annexé à un atelier d’apprentissage équestre. Chaque module peut se recomposer à l’envi, les fonctions s’intervertir : « La trame s’efface derrière cette idée de réversibilité et de modules, les constructions sont très organiques et correspondent au côté aléatoire du vivant. » Des promenades relient les modules entre eux, permettant une porosité entre la nature et le bâti. Le cheminement et les espaces sont pensés
en fonction d’une journée type adaptée à l’humain et à l’animal, et les logements possèdent un accès à un potager privé et à un autre, expérimental.
Un ancrage local Côté matériaux, tous les projets s’appuient sur des productions locales et traditionnelles : mélèze, pin et hêtre du Morvan ou pierre de bourgogne. Tous les étudiants invoquent également l’identification au patrimoine bâti. Emprunter au langage architectural local afin d’ancrer davantage le geste et de lui donner du sens était important aux yeux de Mathieu Mercuriali. Plusieurs projets prévoient la récupération d’eaux de pluie ou des toits végétalisés, signifiant l’attention portée aux questions écologiques et la volonté de lien avec la nature. Celle-ci se traduit aussi par des dispositifs simples qui permettent de l’observer et de s’en rapprocher : promenades, ateliers extérieurs, terrasses en pleine nature, etc. Côté agriculture, les projets réunissent plusieurs idées pour utiliser et transformer les productions possibles sur le site : potager expérimental, vente en direct de produits de la ferme, production de plantes médicinales, céréales pour nourrir les animaux, châtaigneraie, vignes, plantation de houblons, ou encore élevage de mouton ou de poules.
Changer d’échelle Mais de cet atelier, les étudiants garderont surtout l’adaptation à l’animal et la façon dont elle les a conduit à repenser certaines habitudes, à se poser de nouvelles questions. « Ce projet nous a confronté à une nouvelle échelle,
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“On est revenu à l’essentiel : des solutions peu coûteuses et un système global qui s’adapte à tous et à tout.” Le projet Le Cercle se nourrit de la théorie du sociologue Georg Simmel. Aux cercles sociaux qui nous nourrissent s’ajoutent ici celui des animaux et des végétaux.
En haut : les écuries du projet Matrice vivante accueillent 10 chevaux, effectif moyen d’un troupeau sauvage.
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En bas : les six projets ont imaginé des espaces où animaux et humains se croisent. Chaque bâtiment du projet Matrice vivante est composé de plusieurs modules : une résidence, un habitat animal et un espace de production.
celle de l’animal, alors que tout dans notre quotidien est pensé à taille humaine, témoigne Nathan Kistler. C’est aussi très intéressant de penser la continuité intérieure et extérieure liée au cheval, et de réfléchir au lien entre l’habitat humain à l’habitat animal. En fait, on est revenu à l’essentiel : des solutions peu coûteuses et un système global qui s’adapte à tous et à tout. » Même son de cloche du côté d’Aymeric Gauzelin : « L’autre dimension oubliée, c’est la modestie. On travaille beaucoup sur des programmes très impressionnants, revenir à quelque chose de simple a été bienvenu. Nous étions
heureux à chaque séance, la notion de plaisir a été essentielle. Il y a eu une vraie approche durable, sociale et économique, le tout avec une économie de moyens. Ça nous a permis d’orienter notre pensée vers une architecture du xxie siècle. » Une architecture qui pose la question de la symbiose et du bien-être.
La distinction entre nature et culture n’a rien d’universel. À vrai dire, ce rapport au monde, que j’appelle « le grand partage », n’appartient qu’à la modernité occidentale. Philippe Descola
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ARCHITECTURE EN TRANSITIONS
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FOCUS
Xavier Muller et Flavio Higelin, deux étudiants de l’ENSAS, sont lauréats pour la région Grand Est du concours Impact. Avec leur réhabilitation de la Ferme du Kertoff, il est question de frugalité, de flexibilité et de savoir-faire locaux.
Apprendre de l’existant Par Cécile Becker
Le concours Dans le cadre de l’option « Concours techniques et innovation » de l’ENSAS animée par Emmanuel Dufrasnes et Brice Chapon, les enseignants ont encouragé Xavier Muller et Flavio Higelin à participer au concours Impact, qui a notamment pour objectif de promouvoir les matériaux biosourcés. Ils se sont associés à deux étudiants de l’école d’architecture de Nancy.
Le site Le quatuor a imaginé l’avenir de la Ferme du Kertoff à Gérardmer, une « ferme à l’écriture vernaculaire » située à proximité du domaine skiable et du GR533, qui abrite aujourd’hui une ferme-auberge. Le CAUE des Vosges a validé ce choix et guidé le groupe sur les problématiques du territoire et le patrimoine architectural local.
« Frugaléxité » et saisonnalité Pour pérenniser la ferme, les étudiants ont choisi d’inscrire leur projet dans le cycle des saisons et de proposer des bâtiments modulables qui puissent accueillir des activités variées, hiver comme été. La ferme est réhabilitée, le bâtiment principal accueille une ferme pédagogique, une bergerie et fait office de volume de réception pour repas, séminaires, ateliers. Une extension abrite des dortoirs pour visiteurs, randonneurs, scolaires… Adossée à la pente située au nord, elle s’ouvre vers le paysage au sud et « s’insère parfaitement dans le paysage, guidant les visiteurs jusqu’à la ferme », jusqu’alors très discrète. Pour s’adapter aux changements climatiques et sociétaux, la ferme doit pouvoir se transformer facilement. Le groupe parle alors de « frugalexité » : une frugalité architecturale qui vient servir une adaptation perpétuelle.
Le contexte Dans les Vosges comme ailleurs, le réchauffement climatique a déshabillé les montagnes de leur neige. Les infrastructures tournées vers les sports d’hiver sont donc mises en danger. La filière textile périclite mais possède encore quelques industries haut-de-gamme. Il s’agit d’imaginer de nouvelles activités tout en v alorisant les savoir-faire locaux.
Compenser la construction « Pour réduire les coûts de construction », le groupe se tourne vers des matériaux locaux : le hêtre vosgien, encore sous-utilisé, et le textile. Ainsi, le hêtre est utilisé pour les charpentes, des chutes de tissus et vêtements recyclés sont défibrés, transformés en briques isolantes. Pour augmenter les performances énergétiques du bâtiment, on revient à des
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La ferme-auberge réhabilitée. On remarque un système de traitement (via la toiture végétalisée) et de collecte des eaux de pluie, le puits canadien qui permet le chauffage en hiver et la climatisation en été, l’optimisation des surfaces vitrées.
solutions simples et traditionnelles : ventilation, orientation des bâtiments par rapport à la pente et au soleil, mur de soutènement en moellons qui permet une inertie thermique. « Dans une logique de consommer ce qui est produit directement sur le site », un potager reprend place sur une surface précédemment agricole. Le groupe a aussi créé un système de phytoépuration : l’eau pluviale est stockée dans des cuves et permet d’alimenter les wc (en utilisant la gravité) et est ensuite traitée pour les usages domestiques. L’entretien de la clairière est assuré par les animaux, « pour une collaboration homme-animal qui fait la poésie du projet ». À gauche sur l’image, l’extension permet d’héberger les visiteurs. Un chemin de ronde relie les deux bâtiments.
Ce que ce concours leur a apporté « Nous ne nous étions jamais frottés à un projet de réhabilitation, ce qui a été très intéressant. Ça nous a permis de nous intéresser davantage au patrimoine architectural : nous n’étions pas très au point sur cette question et ça nous a marqué tous les quatre. Nous avons pu rencontrer des gens qui ont énormément de savoir et de savoir-faire, que nous avons pu réinjecter dans le projet et intègrerons dans nos projets futurs. »
ARCHITECTURE EN TRANSITIONS
PERSPECTIVES
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De quoi parle-t-on quand on parle de transition ? Jusqu’où penser le changement, et par où commencer ? Extraits d’une conversation avec Anne Jauréguiberry, architecte-urbaniste, et Alexandra Pignol-Mroczkowski, philosophe, enseignantes à l’ENSAS et co-fondatrices, avec d’autres, du groupe de réflexion TikTak Transitions. Où il s’agit avant tout de changer d’attitude et de poser les bonnes questions.
Tout changer Propos recueillis par Sylvia Dubost
Casparde Davide Friedrichka ou la transition environnementale Dessin de Anne Jauréguiberry
059 Transition vs transition(s)
ainsi que les solidarités et les ressources, on ne dessinera plus les projets de la même manière.
Alexandra Pignol-Mroczkowski
De manière générale, c’est devenu un terme assez générique, qui mériterait d’être questionné et précisé. On ne parle plus tellement de développement durable, mais de transition, dans l’idée que l’être humain, dans ses manières d’agir sur le monde, va moins l’impacter. Il faut se demander aujourd’hui si l’on peut se contenter de penser que plus de technique va nous permettre de gérer les risques environnementaux qui vont se multiplier. On prend les outils dont on dispose et on essaye de les adapter, alors que le monde aurait besoin d’autres complémentaires. Avec toutes les personnes du groupe Tik Tak Transitions, nous partons de la nécessité d’inventer des nouvelles manières d’aborder ces transitions. Anne Jauréguiberry On s’est rendu compte qu’on ne parle que du changement climatique avec le prisme de l’énergie-climat [c’est-à-dire des e njeux énergétiques, et de la transition vers d’autres sources, ndlr], avec des projets intéressants comme le Shift Project*, porté par les grandes écoles et certaines écoles d’ingénieurs. Or, notre prisme d’architecte, urbaniste et enseignant nous convainc que l’approche transdisciplinaire est nécessaire. Cela nous a conduit à mettre un « S » à transition, à poser des questions et tenir des propos qui associent l’aspect technique auquel notre société nous demande de répondre – quel type de production, quels matériaux, béton ou pas béton, quelle filière, quels modes de construction ? – aux sciences humaines et sociales, politiques, économiques, mais également à l’impact sur la biodiversité grise, que l’on commence à essayer de mesurer. Et si l’on questionne toutes ces dimensions,
* Shift Project : « Think tank qui œuvre en faveur d’une économie libérée de la contrainte carbone » selon son site Internet. Sa mission « consiste à éclairer et influencer le débat sur la transition énergétique ».
Penser les transitions Il ne faut pas oublier la dimension locale et territoriale, relier cette question des transitions aux lieux dans lequel on vit. Les enjeux climatiques interfèrent avec la façon dont on se nourrit, dont on se déplace, dont on s’approvisionne, posent donc aussi la question de ce qu’on enseigne et qu’on transmet par rapport à cela. La première chose à faire est de rester ouvert, sinon on devient dogmatique. On est obligé de tout intégrer, même si cela fait un peu peur. Des logiques qui appartiennent à d’autres domaines peuvent nous inspirer, générer de nouvelles idées, de nouveaux regards. Rob Hopkins [enseignant en permaculture, initiateur en 2005 du mouvement des villes en transition, ndlr] observe ainsi le phénomène de la permaculture et s’en inspire pour la gestion collective et politique de la transition. APM Oui, les outils pour opérer une transition ne peuvent pas être déconnectés de leur territoire, de milieu. C’est ce que dit Anna Lowenhaupt Tsing dans Le champignon de la fin du monde. J’avais organisé un séminaire avec les étudiants, autour du livre Vivre avec le trouble de Donna Haraway. Elle y propose comme point de départ non pas ce qu’on a perdu, non pas des scénarios catastrophes, mais ce qui a déjà été transformé. Il faut d’abord essayer de comprendre quelles sont les ressources à l’intérieur de cette situation nouvelle, dans laquelle on peut continuer à agir si on apprend à penser avec elle. AJ
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On s’aperçoit que cette transition est peut-être une recherche astucieuse de collaborations qui n’existent pas encore et qui créent de nouveaux processus pour se déplacer, manger, construire, cultiver. Aujourd’hui, on est soit dans l’autoconstruction soit dans l’industrie : pourquoi ne pas hybrider ? Il y a beaucoup de ressources dans le croisement, et si on reste dans nos champs d’expertise, on sera bloqué assez rapidement… Dans Nous ne sommes pas seuls, Léna Balaud et Antoine Chopot parlent aussi de certaines solidarités entre espèces. Par exemple, l’amarante est une plante qui envahit les champs d’agriculture intensive de soja en Amérique latine, résiste à tous les herbicides et condamne la récolte. Les Indiens se sont alliés à elle pour lutter contre cette agriculture, et jettent des bombes de graines dans les champs. On a aussi vu des poulpes se nicher dans les refroidisseurs d’usines nucléaires. Les autres espèces habitant la terre peuvent aussi être actives. On parlait de croisements inter-disciplinaires, les solidarités inter-espèces aussi sont passionnantes. AJ
Créer de nouveaux récits On est peut-être à un moment formidable où l’imaginaire doit être convoqué chaque matin au lever. On pourrait par exemple réfléchir aux choses qui vont disparaître. Si le téléphone portable disparaît car il n’y a plus de terres rares, cela va changer notre rapport à l’espace, nos mobilités. Il faut imaginer toutes ces relations nouvelles qui vont arriver. Je vois cela de façon positive ! APM Il faut pouvoir mettre des mots, des images, sur des phénomènes qui n’ont pas de représentations pour l’instant. AJ
Avec mes étudiants de master, j’ai beaucoup utilisé des supports variés qui deviennent des supports de récits comme des atlas pour enfants, des récits dystopiques, des bandes dessinées. Il nous faut des décisions mais aussi des récits, pour nous permettre à tous d’entrer dans cette transition, qu’à partir de là chacun prenne ses responsabilités, sans injonctions venues d’en haut.
Transition et politique AJ J’aime beaucoup la position dont vient de parler Alexandra, car elle invite à réfléchir à la qualité de notre société future, et interroge directement la démocratie. L’échelle de la commune est intéressante, même si l’échelle intercommunale est sans doute plus efficiente, notamment du point de vue des ressources disponibles. Le sujet est celui de la ressource et de la solidarité. C’est ce qu’on a essayé de faire l’an passé avec l’Urban Studio [enseignement de projet de master 1 et 2, où les étudiants travaillent dans un contexte réel tout en développant des projets prospectifs sur notre cadre de vie, ndlr] : comment opérer une transition à l’échelle intercommunale ? En l’occurrence Mulhouse, Kingersheim, Wittenheim, Pulversheim et Ungersheim (68). L’histoire du bassin potassique et de la culture ouvrière fabrique un terreau collectif. De plus, toutes les communes sont confrontées à la pollution, à la sécheresse avec des forêts qui meurent à cause de l’augmentation des températures, la salinisation des eaux. La ressource solidaire et le travail collaboratif permet de faire face à des problèmes communs. APM D’où l’importance d’une transdisciplinarité, d’une vision globale et non pas spécialisée. Prenons le cas de l’eau
“ Il nous faut des décisions mais aussi des récits, pour nous permettre à tous d’entrer dans cette transition. ”
par exemple : que va-t-il se passer avec la faune et la flore si on transforme les réseaux d’eaux, comment cela va-t-il restructurer les territoires, quel sera le statut de l’eau dans ce territoire quand, comme aux USA, une loi l’a transformée en personne juridique, etc ? Pour cela, il faut des écologues, des juristes, des sociologues, des architectes, des urbanistes, des philosophes, des historiens… C’est difficile mais c’est indispensable.
Enseigner les transitions J’interviens dans plusieurs ateliers de Projet de Fin d’Études, et ces questions y émergent, ce qu’on voyait moins il y a encore quatre ans. Pour ma part, j’essaye de faire le lien entre les enseignements, et l’important est de prendre du recul, de comprendre le problème posé et de ne pas toujours apporter tout de suite des solutions ou des réponses toutes faites. AJ J’enseigne le projet mais aussi la géographie, et cette année, en Licence 1, j’ai essayé pour la première fois de transmettre à de jeunes étudiants cette lecture du territoire comme possibilité de ressource. On aborde APM
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la question de la ruine, celle des routes, des aéroports, les infrastructures pétrolières, dont Dominique Rouillard décrit l’obsolescence, programmée par l’arrivée de nouvelles technologies, des changements de pratiques sociales, de nouvelles narrations. On parle des typologies urbaines dans le monde, de la relation entre le climat et la forme urbaine, et des aberrations auxquelles on arrive quand on n’en tient pas compte. Je leur enseigne cela, à le lire sur une carte, surtout à en parler, à représenter ces ressources qui ne sont aujourd’hui pas forcément productives, comme des toits, des lits de rivières, etc. Dans l’atelier de PFE [Projet de Fin d’études, ndlr] Ville et territoires en transition, une étudiante a travaillé l’an passé sur un Plan Local d’Urbanisme en transitions, qui s’appuyait sur toutes les ressources et solidarités entre les communes pour atteindre l’autonomie. Cette année, on a eu un projet survivaliste en Antarctique : comment y vivre et faire de ce territoire un terrain expérimental et de survie ? Un autre travail intéressant s’est penché sur la montée des eaux et la résilience de la ville. Avec le groupe Tik Tak Transitions, notamment Mireille Tchappi, Éric Albisser et Alexandra, nous essayons de lancer une
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réflexion sur la façon dont on enseigne la transition à l’école : comment faire évoluer nos disciplines et créer de l’interdisciplinarité. APM La question est de voir comment faire entrer la transition dans tous les enseignements, avec des points de vue différents. Avec Françoise Fromonot [architecte et critique d’architecture, lire aussi p.8-13, ndlr] par exemple, on commence à réfléchir aux héritages de la modernité dans la façon dont on aborde aujourd’hui l’environnement. Chacun d’entre nous aborde déjà ces questions, mais c’est important de savoir ce que font les autres, pour croiser nos points de vue et nourrir les étudiants, leur permettre d’être agiles dans leurs réflexions. AJ Aujourd’hui, il y a de moins en moins de cadres professionnels où l’on finance des études de prospective pure, de la recherche urbaine et territoriale en projet. Or, ces études permettent d’avoir des visions, de les discuter et de préparer le futur. Cela nous fait grandement défaut. La pensée de la ville est remise à ceux qui produisent directement la ville, et cela empêche de penser. Le travail qu’on a à faire aujourd’hui, c’est d’ouvrir nos champs.
Petite bibliographie des transitions
TikTak Transitions et Tak Transitions
— Anna Lowenhaupt Tsing, Le champignon de la fin du monde. Sur les possibilités de vivre dans les ruines du capitalisme, La Découverte
Groupes de réflexion au sein de l’ENSAS, regroupant enseignants et étudiants, sur les transitions et leur enseignement. « TikTak parce c’est un peu un Think Tank, et parce que l’heure tourne. » Avec notamment Eric Albisser, Mireille Tchapi, Emmanuel Ballot, Volker Ziegler, Emmanuel Dufrasnes, Géraldine Bouchet-Blancou, Andreea Grigorovschi…
Une liste forcément partielle, qui ne reprend que les ouvrages mentionnés au cours de la conversation — Rob Hopkins, Manuel de transition De la dépendance au pétrole à la résilience locale, Écosociété — Donna Haraway, Vivre avec le trouble, Éditions des mondes à faire — Amandine Guilbert, Rémi Eliçabe, Des embrouilles en pagaille. Voyage avec des activistes après Fukushima in Habiter le trouble avec Donna Haraway (textes réunis et présentés par F. Caeymaex, V. Despret, J. Pieron), éditions du Dehors — Léna Balaud et Antoine Chopot, Nous ne sommes pas seuls. Politique des soulèvements terrestres, Seuil
— Jérémy Moreau, Le Discours de la panthère (bande dessinée), 2024 — Dominique Rouillard, Politiques des infrastructures, permanence, effacement, disparition, Métis Presse
Nous devons adopter des pensées de tremblements et non penser avec des pensées de certitude, de fixité, de doctrine. Une pensée de tremblement, ce n’est pas une pensée de la peur, ni de la crainte ou de l’hésitation, c’est la pensée qui refuse les systèmes raidis sur eux-mêmes.
Edouard Glissant, entretien avec Laure Adler pour l’émission Tropismes, 2007
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ARCHITECTURE EN TRANSITIONS
POUR ALLER PLUS LOIN
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Une bibliographie choisie et commentée par Mylène Bourgeteau, bibliothécaire de l’ENSAS
Repenser l’habitat 1— Maryse Quinton, Habiter autrement. Quand l’architecture libère la maison, La Martinière, 2021 Ce livre réunit 23 maisons qui explorent d’autres façons d’habiter, ouvertes, permissives et suscitant l’imaginaire. Ces réalisations, très différentes des typologies traditionnelles, libèrent plutôt qu’elles ne contraignent leurs occupants. D’une petite maison à faible budget en France à une vaste villa au Liban, tous les exemples illustrent une volonté de déconstruire les schémas classiques et d’accepter l’incertitude. 2— Mathis Rager, Emmanuel Stern, Raphaël Walther, Le tour de France des maisons écologiques Alternatives, 2020 Sur les trente constructions dont ce livre vous propose la visite, douze particulièrement emblématiques de leur mode de construction (bauge, yourte, conteneurs, kerterres…) sont analysées en détail. Ce tour de France vous emmènera à la découverte d’initiatives engagées qui proposent, chacune à leur manière, des alternatives concrètes à la standardisation de nos habitations et à leur impact dévastateur sur l’environnement.
3— Monique Eleb et Sabri Bendimérad, Ensemble et séparément Mardaga, 2018 La cohabitation ne se limite plus aujourd’hui aux étudiants. Désormais personne âgée et étudiant, parents et enfants adultes, couple séparé… vivent ensemble et séparément. Mais cette cohabitation sans lien amoureux est inhabituelle et implique de réinventer la manière de concevoir le logement. Cette étude s’intéresse aux propositions spatiales spécifiques qui commencent à voir le jour, ainsi qu’à l’évolution des modes de vie qu’ils soutiennent. 4— Cyrille Weiner, Christophe Laurens, Patrick Bouchain, NotreDame-des-Landes ou le métier de vivre Loco, 2018 Un témoignage sur les modes d’habiter expérimentés sur la ZAD de NotreDame-des-Landes, porté par Christophe Laurens, co-fondateur du master Alternatives urbaines de Vitry-sur-Seine, et ses étudiants, le photographe Cyrille Weiner et l’architecte Patrick Bouchain… Rassemblant dessins, photographies, textes et témoignages, cet ouvrage montre des constructions – pour certaines détruites aujourd’hui – qui racontent une tentative d’inventer une nouvelle forme d’organisation collective.
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Repenser la ville et le paysage 5— 198 contributions pour penser la ville Pavillon de l’Arsenal, 2020 Et demain, on fait quoi ? Question complexe à laquelle le Pavillon de l’Arsenal à inviter à réfléchir et débattre. Voici 198 contributions qui témoignent des préoccupations et aspirations pour transformer et adapter la ville et ses architectures aux enjeux de solidarité, de défi climatique mais aussi de proximité et de temps. 6— Chris Younès et Alain Maugard (dir.), Villes et architectures en débat : Europan Parenthèses, 2019 Un parcours à travers les 30 ans et 14 sessions du programme Europan. Les projets des jeunes architectes, urbanistes
et paysagistes qui y participent révèlent les mouvements de fonds de nos sociétés et anticipent la métamorphose des villes de demain. Rassemblés, ils forment comme un pronostic sur le futur de notre condition urbaine. 7— Jean Badaroux et al., Aménager sans exclure, faire la ville incluante Le Moniteur éditions, 2018 Le risque qu’une opération d’aménagement contribue à l’exclusion et à la discrimi nation n’est pas une fatalité. Partant du postulat que l’acte d’aménager doit contribuer à faire société, cet ouvrage, à travers une diversité d’expériences et de témoignages, démontre que les enjeux d’inclusion sont partout : dans le logement, dans la production de l’espace public, dans l’occupation des rez-de-chaussée d’immeubles, dans la manière de faire vivre les équipements. Convoquant l’aménageur et l’habitant, ce livre est un manifeste en faveur d’une ville où toutes les composantes de la société peuvent trouver une place.
AGENDA � ENSAS
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� Archives de la Ville et de l’Eurométropole
18.01 | 19h
Conférence Matthias Sauerbruch Matthias Sauerbruch a étudié à l’école des Beaux-Arts de Berlin et à l’Architecural Association School of Architecture de Londres. Il a ensuite été chef de projet puis associé à l’agence OMA à Londres. En 1989, il a fondé l’agence Sauerbruch Hutton avec Louisa Hutton à Londres, dont il est l’un des directeurs. Parmi les projets qu’il a réalisés, on retrouve : l’Experimenta Heilbronn, Le M9 Museum Mestre à Venise, Le Museum Brandhorst de Munich, l’Office fédérale de l’environnement de Dessau et le siège social GSW à Berlin.
13.01 -> 25.02
Exposition
Palmarès 2021 des Prix d’Architecture, Fondation Jacques Rougerie La Fondation Jacques Rougerie – Institut de France décerne chaque année six prix internationaux d’architecture pour une dotation globale de 30 000 €. L’exposition présente le palmarès 2021, projets utopiques ou d’anticipation, villages sous la mer ou flottants, abris, station de transfert spatiale, unité d’extractions, en milieux extrêmes. En partenariat avec la Maison Européenne de l’Architecture.
05.03 | 10h -> 17h
Portes ouvertes
14.03 -> 13.07
Exposition L’école d’architecture de Strasbourg (1921-2021) : une douce modernité en Alsace. Avec l’ouverture de l’École régionale d’archi tecture en 1921, l’État affirmait en effet la puissance de l’École des beaux-arts face aux écoles techniques germaniques, en prônant une culture architecturale nationale. Cent ans plus tard, l’exposition proposée est l’occasion de dresser et d’interroger le bilan de la contribution apportée par cette école et ses acteurs en Alsace. Vernissage le 15 mars à 18h.
21.03 | 17h30
Conférence « L’ENSAS : un siècle d’histoire par Anne-Marie Châtelet
11.04 | 17h30
Conférence « Figure d’architectes de l’entre-deux-guerres : la génération Danis » par Nicolas Lefort
16.04 | 17h30
Conférence « Figure d’architectes des Trente Glorieuses : la génération Stoskopf » par Gauthier Bolle
� Paris -> 27.02
Pavillon de l’Arsenal
Expositions La beauté d’une ville | L’empreinte d’un habitat | Terra Fibra
-> 13.03
Cité de l’architecture & du patrimoine
Exposition Le Laboratoire du logement Bien vieillir ensemble
City & Mobility in Transition Urbanity in the Making Comment dessiner, en Europe et en Chine, la transition vers des systèmes décarbonnés, résilients et vivants, sans pour autant renoncer aux qualités urbaines, paysagères et architecturales de nos lieux de vie ?
Spring 2022 > https://www.strasbourg.archi.fr/
城 市 与 流 动 性
Retour sur 10 ans de découvertes et d’échanges, dans le champ de l’architecture et de l’urbanisme à travers le travail d’étudiants et doctorants, des équipes pédagogiques, scientifiques et administratives
A sino-french perspective VIRTUAL EXHIBITION | 10 years of partnership CAUP Tongji University ≈ ENSA Strasbourg
ÉCOLE NATIONALE SUPÉRIEURE D’ARCHITECTURE STRASBOURG CAUP TONGJI UNIVERSITY
MOBILITÉS MÉTROPOLITAINES INNOVANTES