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L’AFRIQUE EST INCONTOURNABLE Crises, coups d’État, démographie, sécurité et opportunités… D’une manière ou d’une autre, le continent se trouve au centre des enjeux du siècle. CÔTE D’IVOIRE CHANGEMENTS ET RÉINVENTION

Un dialogue entre Venance Konan et Francis Akindès

+NOS INTERVIEWS AVEC ◗ Wilfried N’Sondé ◗ Elyas Felfoul ◗ Aurélie Saada ◗ Kendell Geers

ABIR MOUSSI

«Il y a une troisième voie entre la peste et le choléra»

Entretien avec celle qui est devenue de facto la cheffe de l’opposition tunisienne. N° 425 - FÉVRIER 2022

France 4,90 € – Afrique du Sud 49,95 rands (taxes incl.) – Algérie 320 D – Allemagne 6,90 € – Autriche 6,90 € – Belgique 6,90 € – Canada 9,99 $C DOM 6,90 € – Espagne 6,90 € – États-Unis 8,99 $ – Grèce 6,90 € – Italie 6,90 € – Luxembourg 6,90 € – Maroc 39 DH – Pays-Bas 6,90 € – Portugal cont. 6,90 € Royaume-Uni 5,50 £ – Suisse 8,90 FS – TOM 990 F CFP – Tunisie 7,50 DT – Zone CFA 3 000 FCFA ISSN 0998-9307X0

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édito PAR ZYAD LIMAM

L’ILLUSION KAKI Si les coups d’État et les militaires pouvaient régler les problèmes de l’Afrique, ça se saurait. Une étude menée par des chercheurs américains a dénombré plus de 200 coups d’État sur le continent depuis la fin des années 1950, la moitié d’entre eux étant qualifiés de succès (c’est-à-dire ayant duré au moins sept jours…). 200 coups d’État… Pour quels changements structurels ? Pour quelle révolution transformatrice ? L’Afrique se porte-t-elle mieux, globalement ? Si les militaires avaient les vraies bonnes solutions, les méthodes idéales pour « refonder », « corriger », « rectifier », on verrait des résultats qui dépassent les acronymes ronflants (MPSR et autres…), on verrait des pays forts et puissants, des institutions à toute épreuve. Au contraire. Et pire d’ailleurs, dans de nombreux pays, le coup d’État en appelle souvent un autre, favorisé par l’instabilité créée par le premier et/ou l’appétit d’une autre branche des uniformes. Et ainsi de suite. On peut évidemment souligner la faiblesse de certains régimes civils, ou l’incurie de certains gouvernements « démocratiques », ou la défaillance des classes politiques court-termistes et souvent un peu trop gourmandes. On peut souligner que les régimes républicains de la ligne de front au Sahel n’ont pas su répondre aux défis sécuritaires. Mais cette bataille est-elle réellement possible sans un appui massif des pays riches ? Et les militaires locaux eux-mêmes ont-ils fait beaucoup mieux ? On peut rappeler que certains de ces présidents déchus ont tout de même été élus à la régulière ou presque, comme Roch Marc Christian Kaboré (mais aussi IBK, en tous les cas pour son premier mandat, et même le général en retraite Bah N’Daw avait une certaine légitimité). On pourrait surligner que les régimes militaires s’arrogent la totalité des pouvoirs, que l’arbitraire politique, économique, juridique, social, devient souvent la règle, aux dépens des contre-pouvoirs, des pouvoirs intermédiaires, de la société civile et de la justice. On pourrait aussi remarquer que ce sont les officiers qui deviennent les seuls maîtres du temps, AFRIQUE MAGAZINE

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à déterminer la durée et la nature des transitions (où les civils jouent souvent le rôle de faire-valoir). Sur des opinions usées, épuisées par l a g a b e g i e é c o n o m i q u e, p a r l a vi o l e n c e et l’insécurité, l’homme en galon peut apparaître comme un surhomme, un médicament miracle, une sorte de cocktail détonnant entre l’anxiolytique et l’antidépresseur, le tout dans un treillis bien lustré… Le discours est rodé aussi, nationaliste, populiste, vouant aux gémonies les puissances extérieures, la France, Paris, les impérialistes ou la planète Mars. Mais la réalité rattrape souvent cette fiction. L’Afrique de ce début de XXIe siècle est peutêtre fragile, menacée, instable [voir pages 32-41]. Mais elle change. Les Africains sont ouverts sur le monde, ils sont jeunes, ils pratiquent d’une manière ou d’une autre la démocratie, l’échange des idées. Les sociétés africaines modernes sont trop complexes, trop métissées, trop diverses, trop désireuses au fond d’émancipation pour être dirigées au pas de l’oie. Et enfermées dans des formats décrétés par les militaires. Le monde extérieur tolère moins bien le coup d’État. Les sanctions s’accumulent. L’isolement se met en place, le business et le développement souffrent, les investissements se tarissent. Il faut alors négocier en position de faiblesse extrême. Et les populations sont impatientes. Du haut de la pyramide à la base, la descente peut être rapide… Dans ces moments de semi- chaos, de désordre, on pense souvent à la phrase de Barack Obama : « L’Afrique n’a pas besoin d’hommes forts, mais de fortes institutions. » La gouvernance d’État et la démocratie restent l’objectif principal et l’instrument incontournable pour affronter les crises et la bataille du développement. Cette gouvernance et la démocratie incluent les forces armées, au service de la nation et des pouvoirs légitimes et élus. L’Afrique est au centre du monde, incontournable, et ce ne sont pas des militaires putschistes qui pourront montrer la voie. ■ 3




N °4 2 5 F É V R I E R 2 0 2 2

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ÉDITO L’illusion kaki

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par Zyad Limam C’EST DE L’ART, DE LA CULTURE, DE LA MODE ET DU DESIGN

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PARCOURS Bonga

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Tongoro, l’élégance écoresponsable

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C’EST COMMENT ? Bisous et business 56

CE QUE J’AI APPRIS Eddy L. Harris par Fouzia Marouf

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« La Côte d’Ivoire se trouve au carrefour de sa propre réinvention » avec Venance Konan et Francis Akindès

par Emmanuelle Pontié

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Abir Moussi : « Entre la peste et le choléra, une troisième voie existe » par Frida Dahmani

par Astrid Krivian

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P.08

par Cédric Gouverneur et Zyad Limam

ON EN PARLE

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TEMPS FORTS L’Afrique est incontournable

VINGT QUESTIONS À… J.P. Bimeni

Elyas Felfoul : « Les nouvelles technologies démocratisent l’accès à l’éducation » par Zyad Limam

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par Astrid Krivian

Wilfried N’Sondé : « Je suis pour l’errance » par Astrid Krivian

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Aurélie Saada : « La Tunisie, c’est mon intime étranger »

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Kendell Geers, alchimiste d’art et d’esprit

par Catherine Faye

par Fouzia Marouf

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Entretien avec celle qui est devenue de facto la cheffe de l’opposition tunisienne. N° 425 - FÉVRIER 2022 L 13888 - 425 S - F: 4,90 € - RD

04/02/2022 22:38

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P.32

Afrique Magazine est interdit de diffusion en Algérie depuis mai 2018. Une décision sans aucune justification. Cette grande nation africaine est la seule du continent (et de toute notre zone de lecture) à exercer une mesure de censure d’un autre temps. Le maintien de cette interdiction pénalise nos lecteurs algériens avant tout, au moment où le pays s’engage dans un grand mouvement de renouvellement. Nos amis algériens peuvent nous retrouver sur notre site Internet : www.afriquemagazine.com

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AFRIQUE MAGAZINE

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FONDÉ EN 1983 (38e ANNÉE) 31, RUE POUSSIN – 75016 PARIS – FRANCE Tél. : (33) 1 53 84 41 81 – Fax : (33) 1 53 84 41 93 redaction@afriquemagazine.com Zyad Limam DIRECTEUR DE LA PUBLICATION DIRECTEUR DE LA RÉDACTION zlimam@afriquemagazine.com Assisté de Laurence Limousin

llimousin@afriquemagazine.com RÉDACTION Emmanuelle Pontié DIRECTRICE ADJOINTE DE LA RÉDACTION epontie@afriquemagazine.com Isabella Meomartini DIRECTRICE ARTISTIQUE imeomartini@afriquemagazine.com Jessica Binois PREMIÈRE SECRÉTAIRE DE RÉDACTION sr@afriquemagazine.com Amanda Rougier PHOTO arougier@afriquemagazine.com ONT COLLABORÉ À CE NUMÉRO

Jean-Marie Chazeau, Frida Dahmani, Catherine Faye, Virginie Gazon, Cédric Gouverneur, François Guibert, Dominique Jouenne, Venance Konan, Astrid Krivian, Fouzia Marouf, Luisa Nannipieri, Sophie Rosemont.

VIVRE MIEUX Danielle Ben Yahmed RÉDACTRICE EN CHEF

avec Annick Beaucousin, Julie Gilles.

VENTES EXPORT Laurent Boin TÉL. : (33) 6 87 31 88 65 FRANCE Destination Media 66, rue des Cévennes - 75015 Paris TÉL. : (33) 1 56 82 12 00

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AFRIQUE MAGAZINE EST UN MENSUEL ÉDITÉ PAR

JACQUES TORREGANO/DIVERGENCE - DR

par Cédric Gouverneur

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VIVRE MIEUX Prendre soin de soi en temps de pandémie Pour une cure détox ? Avant de se faire opérer… 5 conseils à suivre Huiles essentielles : Des précautions à prendre par Annick Beaucousin et Julie Gilles

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425 – FÉVRIER 2022

31, rue Poussin - 75016 Paris. SAS au capital de 768 200 euros. PRÉSIDENT : Zyad Limam. Compogravure : Open Graphic Média, Bagnolet. Imprimeur : Léonce Deprez, ZI, Secteur du Moulin, 62620 Ruitz. Commission paritaire : 0224 D 85602. Dépôt légal : février 2022. La rédaction n’est pas responsable des textes et des photos reçus. Les indications de marque et les adresses figurant dans les pages rédactionnelles sont données à titre d’information, sans aucun but publicitaire. La reproduction, même partielle, des articles et illustrations pris dans Afrique Magazine est strictement interdite, sauf accord de la rédaction. © Afrique Magazine 2022.

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ON EN PARLE C’est maintenant, et c’est de l’art, de la culture, de la mode, du design et du voyage

Conçues avec de la soie, du coton ou encore du polyester, les garde-robes résonnent les unes avec les autres.

MODE

TONGORO

L’élégance écoresponsable EN MOINS DE SIX ANS, Tongoro est devenue l’une des marques de mode sénégalaises les plus connues à l’international. Des icônes du style, comme Beyoncé ou Naomi Campbell, adorent les élégantes créations de la jeune maison, dont le nom veut dire « étoile » en sango. Même si la plupart des tissus utilisés, comme la soie, le coton ou le polyester sont importés, la créatrice derrière la marque, Sarah Diouf, s’engage à travailler exclusivement avec des artisans locaux et à acheter au détail en Afrique de l’Ouest pour redonner du souffle au marché local. Fidèle aux principes de la mode écoresponsable et slow, elle n’attache pas d’importance aux collections classiques. Pour s’écarter du calendrier saisonnier qui scande les rythmes du prêt-à-porter, elle préfère depuis toujours présenter des garde-robes composées de pièces qui résonnent les unes avec les autres. À côté de ces capsules, conçues autour d’histoires soigneusement mises en scène par des campagnes évocatrices, certaines silhouettes signatures de la marque sont proposées 8

dans différents imprimés tout au long de l’année. Comme la combinaison pantalon à taille très haute Malu, avec ses manches ballon et son profond col en V, fermé par un nœud qui découvre une partie du ventre. La designeuse joue souvent avec les styles et les longueurs de ses créations et se lance d’autres défis. Par exemple, en introduisant des pièces pour hommes ou en créant la ligne d’objets Tongoro Home. Et en cherchant de nouvelles idées autour d’elle, à Dakar, au Sénégal mais aussi dans les cultures des plus de 2 000 tribus africaines que Sarah Diouf ne cesse d’étudier. Née en France de parents sénégalo-centrafricain et sénégalo-congolais, scolarisée en Côte d’Ivoire jusqu’à l’âge de 12 ans, celle qui a, par la suite, fréquenté une école de commerce en France et lancé un magazine dédié à la diversité et l’inventivité du monde arabe et africain, tout en travaillant pour Audi ou Reebok, a fait de son ouverture sur le monde l’un de ses principaux atouts créatifs. ■ Luisa Nannipieri tongoro.com AFRIQUE MAGAZINE

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La JEUNE MARQUE SÉNÉGALAISE a conquis le monde avec ses créations made in Africa.


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La designeuse Sarah Diouf aime jouer avec les styles et les longueurs.

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ON EN PARLE SOUNDS

À écouter maintenant !

❶ Lady Wray

Piece of Me, Big Crown Records/Secretly Canadian Distribution

On l’a découvert sous le nom d de Nicole l Wray, à la fin des années 1990 grâce à son R’n’B culotté. Depuis, la protégée de Missy Elliott est devenue Lady Wray, a travaillé avec les plus grands, de Mos Def aux Black Keys. Et revient en force avec « Piece of Me », produit par Leon Michels (Norah Jones, Lana Del Rey, Lee Fields…), qui ressuscite avec glamour la vitalité de la soul Motown, sans oublier l’air du temps.

❷ DJ Neptune

ROMANE, À SUIVRE Cette jeune chanteuse franco-gabonaise débarque en force avec SON PREMIER EP.

ÉLEVÉE À LYON au son de Bob Marley, Tracy Chapman et Michael Jackson, Romane commence à composer sur la guitare de sa sœur dès ses 7 ans. La musique devient son refuge. Malgré un impeccable parcours scolaire, elle renonce à faire du droit pour se consacrer à la musique. Son premier EP, I Know, prouve qu’elle ne s’est pas trompée. Réalisé par le producteur et multi-instrumentiste anglais Dan Black, qui a entre autres travaillé avec Kid Cudi, l’opus est bien plus mature que les 23 ans de son interprète. Un incontestable timbre soul, des textes sensibles et anglophones : Romane vise l’universalité, droit dans les yeux de son auditoire, malgré des blessures qu’elle conjure en chantant. Les accrocheurs « Fantasy » et « Stop » côtoient la ballade « Talking To A Wall » et une pop song qui rappelle l’une de ses idoles, Tracy Chapman, « I Know ». Affaire à suivre. ■ Sophie Rosemont ROMANE, I Know, Un plan simple. 10

C’est une légende de la radio nigériane. En vingt ans, DJ Neptune a été aux premières loges de la nouvelle vague afrobeat, qu’il a largement encouragée. En témoigne sa participation à l’énorme tube « Nobody » (feat. Mr Eazi et Joeboy) et, tout logiquement, le casting 5 étoiles de son second album, Greatness 2.0. Outre ses deux complices, on entend Patoranking, Yemi Alade, Stonebwoy, Harmonize, Rema, Simi, Oxlade, Omah Lay… Du très lourd.

❸ Maputo

Electronico

Maputo Electronico, pSChiit/Inouïe Distribution Ici, le chanteur mozambicain Chico i Chi António est un cœur narratif. Exploré par l’oud du Franco-Tunisien Smadj et la voix de Rhodalia Silvestre, originaire de l’Eswatini. Après un travail fructueux en résidence, ces trois-là se retrouvent sur scène lors d’un festival de musique électronique de Maputo. Le projet revit en studio et, entre portugais, anglais et shangana, raconte l’amour, le manque et l’attachement au continent africain. ■ S.R.

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POP- SOUL

Greatness 2.0, emPawa


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H O M M AG E

Abdallah al-Khatib filme le quotidien en suspens des habitants assiégés par le régime de Bachar al-Assad.

DANS L’ENFER DE YARMOUK Sobre et rude, ce documentaire témoigne des privations quotidiennes dans cet important CAMP DE RÉFUGIÉS PALESTINIENS en Syrie. POUR SON PREMIER FILM, Abdallah al-Khatib n’a pas choisi la simplicité. Il a posé sa caméra digitale à Yarmouk, dans la banlieue sud de Damas, en Syrie. Créé en 1957 à la suite à la guerre de 1948, ce camp de réfugiés abritait la plus importante diaspora palestinienne du monde, avec près de 100 000 personnes en 2002. Mais en 2013, la réalité frappe par sa dureté : le régime de Bachar al-Assad assiège Yarmouk. Terrifiée, la population est privée de nourriture, d’eau, d’électricité et de soins. Le talent du cinéaste tient à cette tragédie. Issu de ce camp, il filme cet état de siège dans l’urgence, au rythme d’un quotidien totalement en suspens, pour documenter les crimes commis par le régime syrien contre les Palestiniens. Entre chaos et absence de repères, les écoles sont désertées, les maisons détruites par les bombardements, mais les femmes, hommes, vieillards et enfants résistent grâce à un incroyable instinct de survie. Dénué de discours vain, parsemé d’images âpres, le récit tire sa force de la ligne claire qu’il dénoue par de rares éclats d’espoir, comme la séquence inattendue consacrée à Tasnim, une fillette qui ramasse des herbes en guise de repas. Au plus fort du siège, Abdellah al-Khatib confie au sujet des AFRIQUE MAGAZINE

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relations humaines : « Un homme qui vendait clandestinement une boîte de lait en poudre à 100 dollars pouvait être l’homme qui se précipitait pour sauver une enfant abandonnée par ses parents lorsqu’ils fuyaient leur maison dévastée. » Refusant la résignation, les femmes tiennent une place de taille dans le film, telle Oum Mahmoud, la mère du cinéaste. « Durant la révolution palestinienne, ma mère était une combattante de la liberté. Le mariage l’a transformée en femme au foyer. Puis la révolution syrienne et le siège de Yarmouk lui ont permis de retrouver sa place dans la sphère publique, comme des dizaines de Palestiniennes qui ont pu retrouver leur rôle “public”. Une conséquence inattendue et positive d’un moment monstrueux », conclut-il. Une singulière leçon d’humanité. ■ Fouzia Marouf LITTLE PALESTINE : JOURNAL D’UN SIÈGE (Liban, France, Qatar), d’Abdallah al-Khatib. En salles. 11


ON EN PARLE R É VO L U T I O N

Délivrances Un récit intime et poétique, où se dessine la soif d’émancipation.

à rebondissements de LEÏLA SLIMANI, Le Pays des autres, paraît enfin.

ON L’ATTENDAIT depuis presque deux ans. La saga se poursuit, à la croisée de l’histoire franco-marocaine. Après le départ, dans les années 1950, de Mathilde, jeune Alsacienne éprise d’Amine Belhaj, un Marocain combattant dans l’armée française, qu’elle suit dans son pays natal et épouse, voici une suite tout aussi galvanisante, ancrée dans un Maroc indépendant, tiraillé entre hédonisme et répression. Un Maroc qui peine à fonder son identité moderne et où la nouvelle génération va devoir faire des choix. Dans cette période trouble, le couple appartient désormais à une bourgeoisie qui prospère. Chacun se cherche, intimement et collectivement. Et les désirs parfois s’entre-heurtent. À l’aune du bouillonnement de Mathilde : « Elle voulait cette piscine, elle la voulait en compensation de ses sacrifices, de sa solitude, de sa jeunesse perdue. » Un roman choral qui puise dans l’intime. ■ Catherine Faye LEÏLA SLIMANI, Regardez-nous danser : Le Pays des autres, tome 2, Gallimard, 368 pages, 21 €. 12

FAWZIA ZOUARI, Par le fil je t’ai cousue, Plon, 368 pages, 19 €. l’émancipation, libérée du joug coutumier. Un parcours semé d’embûches et un récit nourri de l’itinéraire de son auteure. Récompensée par le Prix des cinq continents de la francophonie en 2016, pour Le Corps de ma mère, la romancière et journaliste franco-tunisienne n’a pas fini de bâtir une œuvre plurielle où prône une révolution des mentalités. ■ C.F.

HISTOIRE

Volte-face

Le destin chaotique d’une « auxiliaire de vie », des entrailles d’une Guinée enfiévrée à Paris. DANS UNE LANGUE crue et imagée, l’auteur du Roi de Kahel, prix Renaudot 2008, exhume tout un pan du passé tyrannique de la Guinée, du temps de la dictature d’Ahmed Sékou Touré, premier président de la République, de l’indépendance, en 1958, jusqu’à sa mort, en 1984. C’est dans ce climat de terreur, où la jeunesse et l’intelligentsia du pays sont torturées et décimées au camp d’internement militaire Boiro, l’« Auschwitz des Guinéens », selon les termes de l’écrivain militant Tierno Monénembo,

TIERNO MONÉNEMBO, Saharienne Indigo, Seuil, 336 pages, 20 €. que l’héroïne de son dernier roman voit le jour, commet l’irréparable, mène une vie d’errance, s’exile. Des années plus tard, elle rencontre à Paris une curieuse diseuse de bonne aventure, retisse son histoire, au fil de souvenirs enfouis, de révélations. « Au tout début, je ne m’appelais pas comme ça : Véronique Bangoura. J’avais un tout autre nom, une tout autre gueule, un tout autre présage. » Un récit haletant. ■ C.F.

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DE JOUR EN JOUR Le deuxième volet de la trilogie

ROMAN

« JE SAURAIS des années plus tard combien je me trompais sur le paradis, plus que sur l’enfer. Le paradis est un vrai lupanar pour les hommes. Et pour nous, les filles, un harem sans plaisir. » Dans la campagne tunisienne des années 1960, une petite fille née dans une famille traditionnelle est destinée à vivre analphabète, voilée, coupée de tout plaisir charnel. Mais avec l’élection de Bourguiba, le départ des colons français, l’école obligatoire pour les filles, la voilà sur le chemin de


ALEWYA PORTRAIT

UNE VOIX ENVOÛTANTE Elle cumule les casquettes, mais n’en perd pas pour autant de la profondeur. ENTRE ARTS PLASTIQUES ET MUSIQUE, elle a trouvé son langage.

SA MÈRE EST ÉTHIOPIENNE, son père égyptien – mais élevé au Soudan. Elle, Alewya, est née en Arabie saoudite, avant de suivre sa famille à Londres. Elle grandit dans un melting-pot de musiques tant profanes que religieuses, se passionne très tôt pour Eldridge Cleaver, Haruki Murakami, Audre Lorde, Queen Afua, Mulatu Astatke… Ses propres moyens d’expression ? La guitare, la peinture et la sculpture. Pour gagner de l’argent, elle devient mannequin, soutenue par Cara Delevingne. À 27 ans, son heure (de gloire) est venue. Le premier single d’Alewya, « Sweating », sorti en plein confinement de 2020, a été streamé plus de 4 millions de fois. Elle a ensuite enfoncé le clou avec « Jagna » (« combattant » en amharique) et « Spirit X ». À l’image de la scène londonienne qui l’a vue grandir, elle mêle sans scrupule les sonorités africaines et occidentales, triture son chant avec des machines, invoque ses ancêtres comme le pouvoir du dancefloor. Une guerrière est née ! ■ S.R.

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ALEWYA, Panther In Mode, Because. AFRIQUE MAGAZINE

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ON EN PARLE

Rabah Naït Oufella joue le rôle de Karim D., dont la promotion du premier roman est court-circuitée par l’exhumation de vieux messages postés en ligne.

CINÉMA

LA DISGRÂCE

IL Y A TOUT JUSTE CINQ ANS, éclatait en France l’affaire Mehdi Meklat. Ce jeune homme de la région parisienne (mère algérienne, père originaire de l’ouest de la France) était porté aux nues par de nombreux journaux comme le contre-exemple de ce qu’on attendait du « jeune de banlieue » en France. Écrivain et journaliste, chroniqueur radio et télé en vue (avec son alter ego Badrou), il avait fait la couverture de plusieurs magazines, jusqu’à poser avec Christiane Taubira au début de 2017, quelques jours avant que ne ressurgissent des tweets racistes, homophobes, antisémites, sexistes, etc., balancés sous pseudonyme quelques années auparavant, s’étant inventé un personnage écrivant les énormités les plus abjectes… Un second degré lâché sans précaution (et pris au pied de la lettre). Le cinéaste Laurent Cantet (Palme d’or à Cannes en 2008 pour Entre les murs et très engagé pour la diversité et les sans-papiers) a choisi de s’inspirer de cette histoire en changeant les noms (mariant Stallone et Rimbaud pour le pseudo). Il va jusqu’à réinventer des messages haineux 14

incrustés à l’image, pour mieux souligner le malaise. En quarante-huit heures, c’est la chute de Karim D. (incarné par Rabah Naït Oufella, d’une grande justesse) qui, en pleine promotion de son premier roman, très bien accueilli, voit ressurgir ce personnage d’Arthur Rambo. Le film raconte la réaction du petit monde intellectuel et médiatique parisien, mais aussi de ses amis qui, dans tous les milieux, se sentent trahis. Jusqu’à sa mère, qui élève seule ses enfants comme elle peut, loin du bled, mais avec des principes moraux bien ancrés (un thème développé avec plus de réalisme dans Bonne mère, de Hafsia Herzi, il y a quelques mois). Le récit de la chute est rondement mené et pose bien des questions, mais sans trancher : cette fable édifiante aurait mérité une morale plus évidente, à défaut de pouvoir résoudre le mystère du comportement de son héros. ■ Jean-Marie Chazeau ARTHUR RAMBO (France), de Laurent Cantet. Avec Rabah Naït Oufella, Sofian Khammes, Bilel Chegrani. En salles. AFRIQUE MAGAZINE

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CÉLINE NIESZAWER - DR

Un jeune écrivain porté aux nues à Paris est rattrapé par d’anciens tweets haineux écrits sous pseudo. INSPIRÉ DE LA CHUTE RÉELLE d’un ex-chouchou des médias français.


EXPOSITION

Nouveaux horizons

Panorama lumineux sur les ARTS TRADITIONNELS DU BANDUNDU, ancienne province de la République démocratique du Congo, au musée du quai Branly. « LA PART DE L’OMBRE : SCULPTURES DU SUD-OUEST DU CONGO »,

CLAUDE GERMAIN/MUSÉE DU QUAI BRANLY-JACQUES CHIRAC - DR (3)

musée du quai Branly, Paris (France), jusqu’au 10 avril. quaibranly.fr

UN DOUBLE REGARD, ethnographique et esthétique. L’intention de la nouvelle À gauche un pendentif représentant une figure féminine. exposition du musée du quai Branly, Ci-dessus, un appui-nuque utilisé pour le sommeil. orchestrée par Julien Volper, conservateur à l’AfricaMuseum de une extraordinaire variété de statues, de Tervuren (Belgique), est de lever le voile sur masques et autres objets usuels de la région. la région du sud-ouest du Congo, peu connue dans le domaine artistique. Un vaste territoire Bois, pigments, fibres végétales, peaux tannées, plumes donnent ainsi forme à regroupant les provinces actuelles du une exceptionnelle production artistique Kwango, du Kwilu, du Mai-Ndombe et de traditionnelle. Des rites d’initiation masculine Kinshasa, où plusieurs dizaines de peuples cohabitent, soit une population de 28 millions aux objets de la vie quotidienne, chaque pièce d’habitants. Au travers de plus de 160 œuvres, témoigne d’un usage, d’une histoire, de ses inconnues. Et de zones d’ombre, dont couvrant dans leur grande majorité une on aimerait aussi connaître les arcanes période allant de 1875 à 1950, et pour la du voyage de ces objets jusqu’à nous. ■ C.F. plupart jamais exposées, le parcours explore AFRIQUE MAGAZINE

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Plus de 160 œuvres, réalisées entre 1875 et 1950, sont exposées, pour la plupart, pour la première fois.

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ON EN PARLE

I N AU G U R AT I O N

DE L’OMBRE À LA LUMIÈRE

SALLES VOÛTÉES, arches de pierre et couleurs vives, la geôle tangéroise édifiée au XVIIe siècle et active jusqu’au début des années 1970 refait peau neuve et rend hommage à l’art contemporain marocain. « Un lieu de désespoir devenu un lieu d’espoir », selon les termes du président de la Fondation nationale des musées, Mehdi Qotbi. L’exposition inaugurale « L’École du Nord » donne la parole aux artistes du nord du royaume, tels Mohamed Chabâa, Saad Ben Cheffaj, Meki Megara ou encore Abdelkrim Ouazzani. Issus de la même génération, ces plasticiens sont parmi les premiers à avoir étudié à la prestigieuse école des Beaux-Arts de Tétouan. Leur créativité est à l’origine d’un vivier d’émulation artistique dès la seconde moitié du XXe siècle. À l’aune du brassage culturel de Tanger, ville mythique et chargée d’histoire, aux portes de l’Afrique et de l’Europe. Longtemps capitale culturelle, celle-ci a attiré et inspiré de nombreux artistes étrangers, d’Eugène Delacroix à Henri Matisse, en passant par les écrivains Jean Genet ou Paul Bowles. Une synergie expansive. ■ C.F. « L’ÉCOLE DU NORD », Musée de la Kasbah, espace

Les jardins du musée.

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d’art contemporain, Tanger (Maroc), jusqu’à fin juin. AFRIQUE MAGAZINE

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À Tanger, l’ancienne PRISON DE LA KASBAH se métamorphose en musée d’art contemporain.


C O N S É C R AT I O N

Abdulrazak Gurnah

Les écueils de la nature humaine À 72 ans, le Tanzanien exilé au Royaume-Uni depuis plus d’un demi-siècle a reçu le PRIX NOBEL DE LITTÉRATURE pour ses récits sur l’immigration et la colonisation.

MATT WRITTLE/EYEVINE/BUREAU233 - DR (2)

SALUÉ PAR LE JURY du plus prestigieux des prix littéraires pour « son attachement à la vérité et son aversion pour la simplification » en décembre dernier, le cinquième écrivain africain consacré par l’Académie suédoise – après Nadine Gordimer et J.M. Coetzee, Naguib Mahfouz et Wole Soyinka – n’a pas attendu pour s’en faire le chantre dans la vie civile. Dès le lendemain de la remise officielle de sa médaille, il a dénoncé le caractère « inhumain » de la réponse des gouvernements britannique et français aux migrants qui traversent la Manche pour se rendre au Royaume-Uni au péril de leur vie. Né en 1948 à Zanzibar, Abdulrazak Gurnah s’est lui-même réfugié en Angleterre à l’âge de 18 ans, après l’indépendance de l’ancien protectorat britannique, à un moment où la communauté arabe était persécutée. C’est dans ce pays, dont il a par la suite acquis la nationalité, qu’il obtient son doctorat, devient un spécialiste des études postcoloniales, publie des articles sur des figures de l’ex-Empire britannique, enseigne la littérature à l’université du Kent jusqu’à sa retraite. Son premier ouvrage, Memory of Departure, paraît en 1987. Inspiré par ses souvenirs, les effets du colonialisme et son expérience du déracinement, de l’exil, il a écrit 10 romans, dont trois ont été traduits en français (Adieu Zanzibar, ainsi que Paradis et Près de la mer, qui sont tous deux réédités pour l’occasion), et plusieurs nouvelles. Son dernier livre, Afterlives, explore les ravages du colonialisme allemand dans le Tanganyika, la future Tanzanie. Il paraîtra en France au printemps. Son œuvre est dense et profonde. Elle sonde avec conviction le destin des réfugiés, écartelés entre cultures et continents. ■ C.F. ABDULRAZAK GURNAH, Paradis, Denoël, 288 pages, 20 € / Près de la mer, Denoël,

384 pages, 22 €. AFRIQUE MAGAZINE

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ON EN PARLE Ci-contre, une entrave de cou, et un exemplaire du Code noir de Colbert.

Ci-dessous, le plan du navire négrier La Marie-Séraphique.

MÉMOIRE

SANS FAUXSEMBLANTS

DIX ANS APRÈS l’inauguration du Mémorial de l’abolition de l’esclavage, au bord de la Loire, le Musée d’histoire de Nantes propose d’interroger ses collections sous un nouvel angle. En levant le voile sur la mémoire invisibilisée des victimes du système colonial, l’exposition sensible et immersive proposée entre les murs du château des ducs de Bretagne questionne la complexité d’une ville au passé négrier et esclavagiste. Nantes aurait en effet drainé plus de 40 % du commerce humain dans l’Hexagone, du XVIIe au XIXe siècle. Soit, au total, près de 600 000 esclaves transportés du principal port négrier de France vers les colonies outreAtlantique. C’est d’ailleurs à la traversée de ce vaste océan, ce « gouffre », évoqué par le poète et philosophe martiniquais Édouard Glissant, que le titre de l’exposition, « L’Abîme », fait référence. Un abîme qui se fait aussi l’écho de l’actualité : migrations contemporaines, réseaux de l’esclavage moderne, nouvelles formes de racisme. Vertigineux. ■ C.F. « L’ABÎME : NANTES DANS LA TRAITE ATLANTIQUE ET L’ESCLAVAGE COLONIAL, 1707-1830 », Musée

d’histoire de Nantes (France), jusqu’au 19 juin.

chateaunantes.fr

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DAVID GALLARD/LVAN - DR - CHÂTEAU DES DUCS DE BRETAGNE - DAVID GALLARD/LVAN

L’histoire de la TRAITE ATLANTIQUE NANTAISE et de l’esclavage colonial dans une exposition vertigineuse.


INTE RVIEW

DÉBORAH LUKUMUENA Divin espoir

Depuis que les Césars ont sacré sa formidable prestation dans Divines, le cinéma se l’arrache. Interview d’une actrice sur laquelle on doit désormais compter.

ELLE A BAIGNÉ dans une double culture, entre musique, plats typiques congolais et littérature classique française. Après des études de lettres, Déborah Lukumuena se lance par hasard dans le cinéma. Et décroche presque aussitôt un César du meilleur espoir pour sa prestation dans Divines, de Houda Benyamina. Elle donnera la réplique à Gérard Depardieu dans Robuste, de Constance Meyer (sortie le 2 mars), et partagera l’affiche d’Entre les vagues, d’Anaïs Volpé (en salles le 16 mars), avec une autre promesse du 7e art français, Souheila Yacoub. Prochaine étape ? Un film anglo-saxon.

susurrent des choses à l’oreille, qu’ils me fassent évoluer. Alma, dans Entre les vagues, m’a le plus éprouvée émotionnellement. C’est une personnalité très puissante.

AM : En quoi vos racines africaines comptent-elles pour vous ? Déborah Lukumuena : Ma mère, qui nous a élevés seule,

Vous qui avez un rapport très fort au verbe, envisagez-vous d’écrire pour le cinéma ?

n’a jamais pu se défaire de sa culture, même si cela fait trente-cinq ans qu’elle vit en France. Pour elle, c’était important de ne pas oublier ses racines. Elle nous parlait en lingala, et cela va de soi que j’en garde tous les principes qui m’ont été inculqués. Ils me permettent d’avancer sereinement vers la jeune femme que je suis, que je pense être et que je veux devenir.

FRÉDÉRIC STUCIN/PASCO - DHARAMSALA

Quel rapport entretenez-vous avec le Congo ?

Que vous a apporté le conservatoire, que vous avez intégré après le succès de Divines ?

Avant, je n’articulais pas assez. Je ne connaissais pas Tchekhov. Je n’avais pas joué Phèdre ni Les Fourberies de Scapin. Et j’avais des préjugés sur Marivaux. J’ai eu la chance d’apprendre ces perles du répertoire français. Ce sont les meilleures conditions pour pratiquer ce métier.

Oui, j’ai écrit un premier court-métrage, que l’on tournera bientôt. C’est quelque chose que j’ai toujours voulu essayer. Ce que m’a confirmé la réalisatrice de Robuste, Constance Meyer, lorsqu’elle m’a prise à part sur le tournage pour me dire que j’étais trop sévère avec moi-même. Et que je devais passer par la mise en scène pour comprendre qu’il fallait être plus tolérante.

En 2019, vous avez joué au théâtre une adaptation d’Anguille sous roche, d’Ali Dans Robuste, de Constance Meyer, Zamir. Là aussi, vous étiez trop avec Gérard Depardieu. exigeante envers vous-même ?

J’y suis allée pendant un mois quand j’avais 6 ans. De ce séjour, je me souviens d’avoir piqué de l’argent à ma mère, d’être entrée dans une petite boulangerie pour acheter des chewing-gums très sucrés. De m’être cachée pour manger un bout de viande de dindon que ma mère m’interdisait de manger. D’être allée au zoo et de m’être fait mordre par un singe… Bref, beaucoup d’aventures. Je n’y suis pas retournée depuis, mais c’est un vrai projet d’y aller à nouveau.

Je faisais des ulcères d’angoisse à chaque fois que je montais sur scène. J’étais seule pour la première fois. Pas l’exercice le plus facile… Le théâtre, c’est le lieu de la formation et de l’humilité ultime : on travaille sur son endurance. Quand je suis sur un plateau, je sens toutes les fondations que le théâtre m’a apportées. Sur les planches, il faut continuer, même si on bafouille, et donc désacraliser l’erreur.

Comment avez-vous abordé le métier de comédienne ?

J’essaie. Je suis prête à vivre de nouvelles histoires et de nouvelles propositions. J’ai fait la liste de ce que je voulais travailler sur moi et de ce que je veux embrasser. Je n’y suis pas encore. Mais quand on a une longue route à faire, c’est toujours rassurant de savoir que le GPS, lui, sait ! ■ Propos recueillis par Sophie Rosemont

Par l’analyse des textes que j’étudiais en fac de lettres, j’avais une approche théorique, poétique. En devenant comédienne, je suis passé de l’autre côté de l’usage de la langue. Je veux être la première spectatrice de mes personnages. J’aime qu’ils me AFRIQUE MAGAZINE

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Vous avez 27 ans. Vous êtes confiante en l’avenir ?

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ON EN PARLE

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ÉCLECTIQUE

UÈLE LAMORE OISEAU RARE

ANTOINE DE TAPOL - DR

Ayant partagé sa vie entre France et États-Unis, cette CHEFFE D’ORCHESTRE ET MUSICIENNE d’origine centrafricaine livre un premier album instrumental d’une rare expressivité. C’EST À L’ÂGE DE 6 ANS que Uèle Lamore, née d’une mère styliste centrafricaine et d’un père artiste américain, a commencé à faire de la musique. D’abord de la guitare : « Je voulais vraiment faire de l’électrique, mais pour une raison inconnue, on préconise de faire commencer par la guitare classique… Ce qui est un non-sens, vu que ce ne sont pas du tout les mêmes instruments ! Je me suis ennuyée et j’ai vite décroché pour passer à l’électrique, surtout apprise en jouant dans des groupes. » Devenue lycéenne, elle enchaîne les petits boulots pour s’acheter son premier ordinateur avec logiciel de production. Elle part étudier la musique en Californie puis à Boston – au Berklee College of Music, excusez du peu. « J’étais en burn-out de la guitare et j’ai décidé d’étudier la musique classique pour apprendre des choses nouvelles. C’était très rafraîchissant pour moi, AFRIQUE MAGAZINE

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et j’ai appris plein de techniques de composition classique. En même temps, j’ai fait une deuxième spécialité en direction orchestrale. Ça m’a apporté beaucoup de technique, de rigueur et de savoir-faire. Quand je suis repassée sur mes synthétiseurs, je voyais les choses très différemment. » Avant de sortir son premier album, Loom, aux sonorités hybrides et singulières, Uèle Lamore a composé la bande originale du documentaire d’Aïssa Maïga, Marcher sur l’eau. « Aïssa est une réalisatrice superdouée qui sait ce qu’elle veut, dotée d’une vraie signature artistique, s’enthousiasme Uèle. Elle m’a aussi poussée à explorer et élargir le champ des possibles, à rechercher la juste intention, tout en me laissant beaucoup de libertés. » Avec Loom, Uèle a façonné « un disque accessible à tous, mais qui propose en même temps des choses différentes, sans me poser de questions de limitations de son,

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UÈLE LAMORE, Loom,

XXIM Records/Sony Music Masterworks.

de style ou de genre ». Entre effluves funk, jazz et ambient, l’électronique épouse l’organique : « Du moment que l’on est honnête artistiquement et que l’on ne cherche pas à impressionner ou imiter des tendances, tous les choix et mélanges sont bons et doivent être encouragés. » On approuve. ■ S.R 21


ON EN PARLE

DESIGN

DES MONTRES AFROCENTRIQUES

TRÈS COLORÉE, la marque kenyane Sued plaira aux jeunes gens modernes.

Susan Mueni, à l’origine du projet.

DR (3) - MOKAH STUDIOS

Ci-contre, une pièce de la collection « Ngozi » et une autre de la ligne « Nomad » (à l’extrême droite).

LANCÉE AU KENYA en 2015, Sued est une marque de montres inspirées par les cultures africaines, fabriquées sur le continent à partir de matériaux locaux. Susan Mueni, créatrice trentenaire, collectionneuse et passionnée de montres depuis l’enfance, est à l’origine de ce projet. L’idée lui est venue lorsqu’un jour, elle a modifié quelques bracelets pour en faire des accessoires adaptés à son style afrocentrique. Le résultat était si réussi que ses amis se sont aussitôt arraché ses créations. Quelques années plus tard, elle figurera même parmi les finalistes d’une émission de télévision consacrée aux nouveaux entrepreneurs. Aujourd’hui, Sued propose six collections de pièces personnalisables et uniques : en peau de serpent sénégalaise pour la ligne « Dakar », en cuir ou en peau de vache achetée à des communautés d’Afrique de l’Est pour les collections baptisées « Ngozi » et « Minimalist », ou bien encore avec des motifs en perles colorées inspirés par la culture masaï pour la ligne « Nomad ». Chaque montre, qu’elle soit accompagnée d’un bracelet ou enchâssée dans une manchette, est proposée à un prix accessible. ■ L.N. suedwatches.com

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D O C U M E N TA I R E

LES PETITS POUCETS DU RÉCHAUFFEMENT

De la Savoie au Burkina Faso, des écoliers réfléchissent à des solutions pour PROTÉGER LA PLANÈTE, caméra au poing. UNE MICRO-EXPÉRIENCE : c’est ainsi que le documentariste français Pierre Beccu présente son film, fruit du travail collaboratif effectué avec des élèves, proches et enseignants d’établissements scolaires en France (jusque sur l’île de la Réunion), en Espagne, à Madagascar et au Burkina Faso. Une ambition à la fois modeste et grande : illustrer par l’exemple les questionnements d’enfants et d’ados sur l’avenir de la planète et les solutions déjà mises en pratique non loin de chez eux (permaculture, maisons en terre, serres photovoltaïques, retraitement des déchets…). Avec, pour guide, la comédienne et autrice franco-burkinabée Roukiata Ouedraogo, la musique

L’avenir de la Terre en question par des enfants dans le film de Pierre Beccu.

GRAINES D’ESPOIR (France), de Pierre Beccu. Avec Roukiata Ouedraogo. En salles.

de Matthieu Chedid, et des rencontres avec feu Pierre Rabhi. Le résultat est joyeux et pertinent, les enfants apprennent en même temps à faire un film. C’est également un aperçu de méthodes d’apprentissage différentes, avec un accent mis sur les pédagogies alternatives où règnent la responsabilisation et la bienveillance, plutôt que la contrainte et la concurrence. Parmi les séquences les plus fortes, celle où une classe de CM2, près de Grenoble, dialogue en visioconférence avec des écoliers à Ouagadougou, se découvrant plus de points communs qu’ils ne l’imaginaient. Même si à Ouaga, comme on le voit à l’image, ils sont 84 dans la même classe. ■ J.-M.C.

F E S T I VA L

Rugissante «tigritude»

Plus de 100 longs-métrages, de 1956 à 2021, provenant de 40 pays, sont à l’honneur dans ce cycle cinématographique.

MELANIE MORAND - DR (2)

« LE TIGRE NE PROCLAME PAS SA TIGRITUDE, il bondit sur sa proie et la dévore », déclarait l’écrivain nigérian Wole Soyinka en réponse à la négritude revendiquée par Senghor, Damas et Césaire. Ce terme conquérant a été choisi comme oriflamme d’un roboratif cycle à Paris de 115 films panafricains tournés de 1956 à 2021, ponctué de rencontres et de débats. Commencé à la mi-janvier avec la version restaurée de Muna Moto (L’Enfant de l’autre), du Camerounais Jean-Pierre Dikongué-Pipa (Étalon d’or du Fespaco en 1976), le programme se poursuit jusqu’à la fin de ce mois avec des productions (tous genres et formats) de 40 pays, diasporas comprises. Certains films seront repris dans quelques semaines au Burkina Faso (au Ciné Guimbi de Bobo Dioulasso, et en itinérance dans la région avec Cinomade). ■ J.-M.C. « TIGRITUDES », Forum des images, Paris (France), jusqu’au 27 février. tigritudes.com AFRIQUE MAGAZINE

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RETOUR VERS LE FUTUR À BEYROUTH Quand le PASSÉ ADOLESCENT D’UNE LIBANAISE ressurgit

Les années 1980 au Liban, avec Maïa (Manal Issa, à gauche).

d’un carton : une évocation de la guerre civile… emballante ! À MONTRÉAL, une mère de famille libanaise reçoit un gros colis envoyé de Beyrouth… À l’intérieur, le choc : des dizaines de cahiers, de photos, de cassettes, témoins de son adolescence dans les années 1980, en pleine guerre civile. Des souvenirs enfouis pendant plus de trente ans, qu’elle ne veut toujours pas raconter à sa fille Alex, qui va les découvrir en cachette. Et nous avec elle, par épisodes, comme dans une série télé, à partir de documents authentiques, ceux de la coréalisatrice, qui a vécu cette époque sous les bombes à Beyrouth et fabriqué de vraies-fausses archives : carnets,

images super 8, cassettes audio, collages, tout un artisanat habilement incorporé au récit. C’est vivant, chaleureux, esthétique, et émouvant : le plus solaire sans doute des films du talentueux couple de cinéastes et plasticiens libanais, qui avait emmené Catherine Deneuve à la frontière libano-israélienne (Je veux voir, en 2008) ou raconté l’aventure spatiale libanaise (The Lebanese Rocket Society, en 2013). ■ J.-M.C. MEMORY BOX (France-Liban-Canada), de Joana Hadjithomas et Khalil Joreige. Avec Rim Turki, Manal Issa. En salles.

TRADITIONS

Sowal Diabi, ping-pong culturel Faire sonner les musiques orientales et ouest-africaines : un joli challenge accompli par ce collectif multinational.

SOWAL ? « Question » en persan. Diabi ? « Réponse » en bambara. Sowal Diabi, donc, joli nom paraphrasant un ping-pong culturel et incarnant un collectif de musiciens émérites : la chanteuse malienne Mamani Keïta, hypnotique griotte, la joueuse de luth târ Sogol Mirzaei, le tablaïste afghan Siar Hashimi, le chanteur kurde Rusan Filiztek, la chanteuse iranienne Aïda Nosrat, ainsi que le groupe de jazz hybride Arat Kilo (qui a déjà collaboré avec Mulatu Astatke et Rokia Traoré). Tous ont connu l’exil, la séparation, l’éloignement… mais aussi la promiscuité que cela peut créer entre ceux qui savent ce qu’est d’être loin de chez eux. Né sur scène, nourri d’une osmose tant orchestrale qu’émotionnelle, ce qui s’entend sur les 14 pistes de ce disque nommé en référence à une trajectoire imaginaire et, cependant, quasi palpable : De Kaboul à Bamako. En concert le 18 février au Trianon, à Paris. ■ S.R. 24

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SOWAL DIABI, De Kaboul à Bamako, Accords

croisés/[PIAS].

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DR (3)

DRAME

ON EN PARLE


RY T H M E S

Lúcia de Carvalho, nomade lumineuse

FRANK LORIOUX - DR

Percussif et mélodique, joyeux et contemplatif, le NOUVEL ALBUM de la chanteuse joue de la richesse de ses origines.

ELLE EN A VU DU PAYS. Née à Luanda, Lúcia de Carvalho suit sa mère et ses sœurs aînées au Portugal lorsque la guerre éclate en Angola. À 12 ans, elle est accueillie par une famille alsacienne, dans le village de Meistratzheim… où passe un jour le groupe Som Brasil. Le portugais, la chaleur des rythmiques, la poésie des mélodies, tout lui (re)vient, comme une évidence. Depuis la fin des années 2000, Lúcia cultive une musique nomade, à la fois tournée vers l’avenir et nostalgique, énergique et tendre. Dans son nouvel album, Pwanga, où elle invite d’autres interprètes, tels Chico César et Anna Tréa, elle chante la joie de vivre dans un monde qui permet encore de traverser les frontières, tant géographiques que musicales. En guise de conclusion, la superbe acoustique minimale, et sous influence gospel, de « Happiness ». ■ S.R. AFRIQUE MAGAZINE

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LÚCIA DE CARVALHO, Pwanga, Zamora/ Association Kuzola.

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ON EN PARLE

Ci-dessus, quelques mets proposés au Layu Café (ci-contre), à Dakar.

Ci-dessous, Okani, à Libreville, propose d’emporter ou de consommer en terrasse des apéros et des repas.

SPOTS

CAFÉ, BOUTIQUE, OU LES DEUX ? LE CONCEPT DU CAFÉ-BOUTIQUE a désormais ses adeptes sur le continent, où chacun le décline à sa façon. Ainsi, à Dakar, se trouve le Layu Café, créé par Madji Sock en 2013 – à l’origine, une boutique proposant des produits d’Afrique de l’Ouest. Cette activité a été mise entre parenthèses en raison de la pandémie de Covid-19. Mais l’on peut toujours siroter sur place des boissons, boire un café, ou encore se laisser tenter par les beignets thiopatis. Le thiakry (à base de couscous de mil et de lait caillé), les samossas ainsi qu’une sauce spéciale de couleur verte, dont la recette maison est gardée secrète, attirent chaque jour les gourmets. Chez Okani, ouvert en 2019 à Libreville, Manoël Soledad Berre, franco-gabonais, propose depuis un an des apéros 26

et repas « prêts à manger », à emporter ou à consommer en terrasse. Ici, on achète du made in Africa, à partir du rayon beauté. À cela s’ajoutent l’épicerie fine, un espace culture et un coin maison. Cerise sur le gâteau, l’équipe d’Okani s’est mise aux fourneaux. Chaque semaine, la carte prévoit un plat africain, comme le thiep ou les gombos avec poisson fumé, et un plat « européen », assaisonné avec des épices locales, comme le pèbè ou l’ésese. Le dimanche, c’est le jour du bouillon fait maison, une tradition au Gabon. Et en fin de repas, rien de mieux qu’une glace à base de fruits : du 100 % local et naturel, à retrouver en boutique. ■ L.N. Comptes Instagram : @ilovelayu/@okani.conceptstore AFRIQUE MAGAZINE

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ALAMY - DR - GIVEN

À Dakar ou à Libreville, les CONCEPT STORES aiment mélanger les genres.


Une maison entre les arbres ARCHI

La NATURE EST AU CENTRE de l’approche expérimentale du jeune collectif sud-africain Frankie Pappas.

FRANKIE PAPPAS

COLLECTIF D’ARCHITECTES créé à Johannesbourg en 2019, Frankie Pappas s’est fait remarquer avec des projets de résidences expérimentales et écoresponsables. Par exemple, avec la Maison de la grande arche, construite entre autres avec des briques rugueuses, au cœur d’une forêt sauvage et protégée, dans la région montagneuse du Waterberg. Une tour de 12 mètres sert de cheminée solaire, assurant la ventilation des trois niveaux hors sol. Le bâtiment ne dépasse pas les 3,30 mètres de largeur car il a été conçu de telle manière qu’il n’y a pas eu besoin de couper le moindre arbre. La villa se fond dans le décor, au milieu des arbres. La toiture, sur laquelle poussent des plantes grasses, a été réalisée avec des matières premières locales et permet de récupérer de l’eau de pluie. À l’intérieur, tout est étudié pour profiter au mieux du microclimat de la forêt et minimiser les besoins énergétiques. Au premier étage se trouvent un salon, une salle à manger ensoleillée, une cuisine, une piscine, ainsi qu’une terrasse ombragée. Au rez-de-chaussée : un bureau et une bibliothèque. ■ L.N. frankiepappas.com

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PARCOURS

Bonga VOIX EMBLÉMATIQUE DU SEMBA ET DÉFENSEUR infatigable de la culture de son pays, le chanteur et musicien angolais signe un nouvel album chatoyant, Kintal da Banda. par Astrid Krivian

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«J

e suis un résistant culturel », annonce Bonga. Sa chanson « Kúdia Kuetu » (« notre gastronomie », en kimbundu) célèbre l’art culinaire de l’Angola. Exilé depuis 1966, le chanteur, âgé de 79 ans, adore cuisiner le poulet muamba, accompagné de manioc, d’huile de palme, de gombos, qu’il trouve sur les marchés du Portugal, où il vit près de Lisbonne. Et sa recette d’un semba réussi, musique angolaise dont il est un ambassadeur depuis cinquante ans ? « Le semba, il faut le vivre. C’est le parent de la samba. C’est la manière de vivre d’un peuple, une harmonie qui accorde les uns avec les autres. » Sa voix rauque, éraillée, ses rythmes dansants, chaloupés ou nostalgiques, ses textes militants : des ingrédients qui font le succès et la longévité de sa carrière, composée d’une trentaine de disques et de quelque 400 chansons. Sur son dernier album, Kintal da Banda, il invoque les précieux enseignements transmis par les aînés au cours de sa jeunesse, à l’époque du joug colonial. « L’école nous apprenait l’histoire et la géographie portugaises, mais pas celles de notre pays, pourtant quatorze fois et demie plus grand que le Portugal ! Heureusement, nos anciens nous ont appris notre culture, notre histoire, notre philosophie, une résistance psychologique. » Né José Adelino Barceló de Carvalho en 1942, à Kipri, il se rebaptise par la suite Bonga Kuenda, « un nom en lien avec l’histoire des miens ». Joueur de dikanza, instrument de percussion, il fonde le groupe Kissueia, puisant dans les rythmes angolais, réprimés par les colons. « Ces musiques ne passaient pas à la radio. Nous étions un groupe de résistance. Nos textes appelaient à la responsabilisation des jeunes. Il fallait prendre conscience que notre pays ne nous appartenait pas, et passer à l’action. » Également athlète, il bat le record du 400 mètres, s’envole en 1966 pour le Portugal où il réitère l’exploit, au sein du club Benfica. Kintal Da Banda, Mais, en 1971, après l’arrestation de certains de ses amis indépendantistes à Luanda, il Lusafrica. est contraint de s’exiler aux Pays-Bas. Il y enregistre son premier album, Angola 72. « Ce disque révolutionnaire revendiquait l’indépendance, dénonçait les tortures, les prisons arbitraires, les massacres, les vols, les viols, commis par les colons. » Devenu célèbre, il est surveillé de très près par la police politique portugaise. « Je me suis réfugié en Belgique, en Allemagne, mais ils ne m’ont jamais attrapé. » L’ascension de sa carrière se poursuivra à Paris. Après l’indépendance en 1975, l’Angola sombre dans une guerre civile jusqu’en 2002. « Pourquoi et comment l’expliquer ? Je ne trouve pas de réponse. Toutes ces ventes d’armes pour que les Africains s’entre-tuent… Il fallait continuer dans la voie du progrès, de l’amitié, de concorde. » Aujourd’hui, révolté par la corruption des élites, les inégalités sociales, la déscolarisation des jeunes, le manque d’accès aux soins, il est « un œil, une voix, une musique critiques » à l’égard de sa terre natale, où chacun de ses concerts fait salle comble. « Il faut arrêter de copier les autres pays. Le peuple se fait avoir. Il n’a pas d’amis, seulement des gens intéressés, avides de profits, d’argent. Nous avons pourtant toutes les richesses possibles. Ayons le courage et la franchise de faire le bilan de nos erreurs. » ■


ALEX TOME

«Nos anciens nous ont appris notre histoire, notre philosophie, une résistance psychologique.»


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PAR EMMANUELLE PONTIÉ

DOM

BISOUS ET BUSINESS Qui connaît les origines de la fête de la Saint Valentin ? Plusieurs versions circulent, comme celle du pape Gélase 1er au Ve siècle, qui instaura une fête de l’amour spirituel la veille des très païennes Lupercales (en référence à Lupercus, dieu lié à la fécondité), ou bien celle du valentinage né dans l’aristocratie anglaise à la fin du Moyen-Âge, où une jeune fille était associée à un jeune homme le temps d’une journée. De nombreuses autres théories existent, mais surtout, aujourd’hui, qui s’en soucie ? Le 14 février, c’est le jour des amoureux. Point. Partout dans le monde. Et il est fêté avec une ferveur particulièrement assidue en Afrique. Les dames trépignent et attendent de plus en plus de leur mari, conjoint, amant, amoureux. Elles se jalousent entre rivales, comparent le prix des cadeaux récoltés. Un véritable casse-tête chinois pour les hommes volages qui collectionnent les conquêtes. Et surtout, une grosse pression financière pour tous. Car, enfin, le 14 février, c’est avant tout une joyeuse dictature mercantile ! Les restaurants, les hôtels, les bijoutiers, les chocolatiers, les fleuristes et les boutiques de tout poil font recette. La fête des bisous est devenue la plus lucrative dans le monde après Noël et le jour de l’an. Du coup, pour être à la hauteur aux yeux de leurs belles (puisque ce sont plutôt les dames qui reçoivent des cadeaux !), les messieurs s’endettent. Ils savent qu’ils seront jugés, la plupart du temps, sur le montant de leur présent. Rares sont celles qui se contentent d’une déclaration sur un banc public. À Abidjan, à Dakar, à Yaoundé ou à Libreville, le romantisme s’assortit aujourd’hui de monnaie sonnante et trébuchante. Les pubs chocs, les vitrines décorées de gros cœurs rouges et les menus gourmands aux mets aphrodisiaques poussent à la roue. Le business des roses, y compris en Afrique, du Kenya à l’Éthiopie, bat son plein en cette période. Même le petit Rwanda est entré dans la danse, en exportant à lui seul 43 000 kilos de roses durant la semaine du 8 février 2021 ! Alors, me direz-vous, en amour, on ne compte pas. Mais tout de même… se laisser bercer à ce point, et chaque année davantage, par les sirènes de la consommation à outrance devient peut-être, à terme, un tue-l’amour. La meilleure preuve de la sincérité des sentiments de votre dulcinée, messieurs, c’est peut-être de voir des étoiles dans ses yeux face à un simple message enflammé de votre part, assorti d’un petit cadeau symbolique ? Faites le test ! Sinon, vu que le 14 février tombe cette année un lundi, il paraît que les agences de voyages se frottent déjà les mains dans l’attente des réservations d’escapades surprises en amoureux pour les deux jours qui précèdent la fête… Une bonne Saint Valentin à tous ! ■ AFRIQUE MAGAZINE

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L’Afrique est

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incontournable Au moment où se tient le 6e sommet entre l’Union africaine et l’Union européenne à Bruxelles les 17 et 18 février, le continent offre un visage particulièrement contrasté, entre accumulations des crises, défis structurels, promesses de croissance, et ingérences des puissances. D’une manière ou d’une autre, pour le meilleur et pour le pire, l’Afrique se retrouve au centre des enjeux du siècle. par Cédric Gouverneur et Zyad Limam

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La possibilité du chaos

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près la succession militarodynastique au Tchad, après les coups d’État au Mali, et en Guinée, c’est au tour du Burkina Faso. À peine les instances ouest-africaines – Communauté économique des États de l’Afrique de l’Ouest (CEDEAO) et Union économique et monétaire ouest-africaine (UEMOA) – avaient-elles décidé d’un embargo sanctionnant la junte malienne que, le 24 janvier, un groupe d’officiers burkinabés annonçait, par une allocution télévisée, la destitution du président Roch Marc Christian Kaboré, et qui plus est avec les félicitations du groupe Wagner. Au cœur de la zone d’influence française, les militaires viennent prendre le pouvoir en espérant « décréter l’histoire » et inverser comme par miracle le cours

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de ces tempêtes parfaites, de ces « perfect storms » qui secouent l’immense région qui va du Sahel aux frontières de l’Afrique centrale et de la côte Est du continent. Djihadisme, menaces sécuritaires, faiblesses des institutions et impasses économiques… Le 1er février, une tentative de coup d’État secouait à son tour la capitale de la Guinée-Bissau. Et plus personne ne semble réellement à l’abri. Cette possibilité du chaos touche une grande partie du continent. Au Cameroun, la Coupe d’Afrique des nations de football (CAN) se déroule sous haute surveillance du fait des menaces des séparatistes anglophones. Dans la Corne de l’Afrique, le géant éthiopien hier si prometteur – 110 millions d’habitants, un Premier ministre, Abiy Ahmed, auréolé prix Nobel de la paix en 2019, une croissance à deux chiffres et une industrialisation en plein essor… – a sombré dans la guerre civile contre 33


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Le capitaine Sidsore Kader Ouedraogo (au centre, avec le béret bleu), porte-parole de la junte militaire, annonce à la télévision la destitution du président burkinabé Roch Marc Christian Kaboré, le 24 janvier dernier.

l’ancien tout-puissant parti tigréen. Madagascar endure, après une famine, des inondations. En face, au Mozambique – encore qualifié de « miracle » pour sa croissance dans les années 2010… –, la violence créée par les djihadistes est telle que Total a jeté l’éponge en avril, suspendant un projet de complexe gazier à 20 milliards de dollars dans le nord du pays. Sans oublier, en juillet, en Afrique du Sud, le pillage de milliers de centres commerciaux et de magasins, fomenté par des partisans de l’ex-président Jacob Zuma, en délicatesse avec la justice. Le géant austral régresse année après année, prisonnier des clans politiques et des inégalités. Le Nigeria, géant à l’ouest, semble paralysé par sa taille et l’ampleur des défis qu’il doit affronter. L’Égypte s’oriente vers une population de près de 150 millions d’habitants pour 2050, avec une économie sous perfusion de ses différents bailleurs… À ces multiples ruptures régionales s’ajoute la crise globale du Covid-19, avec des flux commerciaux perturbés, un tourisme en berne, une vie scolaire en pointillé, qui met en péril l’avenir de millions d’enfants – l’Ouganda vient juste de rouvrir ses classes, après deux ans de fermeture ! Coups d’État, guerre civile, terrorisme, crise économique : le moins que l’on puisse dire est que le continent aura connu, malgré la (timide) reprise de la croissance économique et la (laborieuse) mise en route de la Zone de libre-échange continentale africaine (Zlecaf), des années plus fastes que ce funeste cru 2021… 34

Au cœur des enjeux La déstabilisation du continent n’est pas qu’une « affaire intérieure ». Loin de là. La succession et le télescopage des crises entraînent des répercussions à l’échelle globale : immigration massive, radicalisme, trafics multiples, pirateries, les ruptures impactent tout l’environnement africain. Et l’Europe en premier lieu. L’Union européenne, nantie et barricadée, cherche une politique positive vis-à-vis de son voisin immense du Sud, littéralement à ses portes, peuplé de 1,4 milliard d’habitants. Un « voisin » justement largement convoité par les grandes puissances. Certains pays, comme la Libye et ses immenses ressources pétrolières ou la République démocratique du Congo (RDC) et ses immenses ressources minérales, sont victimes des appétits des uns et des autres. Sur le plan continental, la Chine investit massivement pour se créer une clientèle politique, pour favoriser l’émergence des nouvelles routes de la soie et accéder aussi aux matières premières ou naturelles qui lui font défaut. La Russie, puissance économique affaiblie, mais puissance militaire reconstruite et menaçante, cherche des points d’appui sur le continent, en particulier via ses proxys, comme le groupe Wagner. Enjeux : leur clientèle, des ressources, mais aussi, selon certains analystes, la mise en œuvre progressive d’un grand plan qui permettrait un accès à la côte Ouest, à l’Atlantique, face aux États-Unis… Les États-Unis eux-mêmes cherchent une AFRIQUE MAGAZINE

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EYEPRESS NEWS/EYEPRESS VIA AFP

Infrastructures, énergies fossiles ou durables, santé, éducation, immobilier, tech, digital… les chantiers et les opportunités sont multiples.

parade au matérialisme et à la « compétitivité » chinoise. Peutêtre en investissant massivement dans les industries culturelles, dans le soft power où leur puissance de feu est incomparable. On pourrait aussi parler de la Turquie, de l’Inde, des Émirats… Cette Afrique si faible reste un terrain de jeu d’intérêts central. Le continent est au cœur des enjeux, aussi parce qu’il représente un potentiel économique non négligeable. Aujourd’hui, avec un peu moins de 20 % de la population mondiale, l’Afrique ne pèse que 3 % du PIB de l’humanité. Et 2 à 3 % du commerce mondial. « Peanuts », comme diraient les Anglo-Saxons. Pourtant, le potentiel est immense. Infrastructures, énergies fossiles, énergies durables, biens de consommation, santé, éducation, immobilier, tech, digital… les chantiers et les opportunités sont multiples. Le continent pourrait être une zone de relais de croissance pour une économie mondiale essoufflée par la pandémie et à la recherche de nouveaux marchés. Malgré l’instabilité, certains signes ne trompent pas. C’est symbolique, mais révélateur, comme le disent avec le sourire les staffs d’Air France : sans l’Afrique, la compagnie n’aura peut-être pas survécu à la crise du Covid… Et en octobre dernier déjà, le colloque Ambition Africa, organisé par le ministère français de l’Économie, des Finances et de la Relance, avait attiré pas moins de 1 200 entreprises, soit 25 % de plus que les 900 attendues. « Le contexte met beaucoup plus l’Afrique au centre des stratégies AFRIQUE MAGAZINE

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d’entreprise qu’avant la crise », observait alors le directeur de Business France, Christophe Lecourtier, à nos confrères de La Tribune, pointant la mise en sommeil de l’Asie et de l’Amérique latine. « Comme il y a un excès de capital sur les marchés, l’Afrique devient à nouveau intéressante pour les investisseurs institutionnels à la recherche de rendements », estime l’économiste bissau-guinéen Carlos Lopes dans une interview au journal Le Monde le 13 janvier dernier.

Déséquilibres et égoïsmes En résumé, les opportunités d’investissement, adaptées à la donne post-Covid et à ses impératifs technologiques, écologiques et climatiques, s’avèrent multiples pour les entreprises africaines, européennes, internationales. Encore faut-il rassurer les investisseurs. Le risk assessment (l’évaluation des risques) donne des résultats particulièrement contrastés sur le continent. La Compagnie française d’assurances pour le commerce extérieur (COFACE), qui note, de A1 à E, les risques et l’environnement des affaires pour chaque pays, attribue par exemple A4 au Rwanda, mais D à son voisin, le Burundi. Même gouffre de confiance entre le Botswana (A4), producteur de diamants et champion de la lutte contre la corruption, et le Zimbabwe (D), miné par l’héritage politique de Robert Mugabe et l’hyperinflation. Créer un climat propice aux investissements exige de prendre les bonnes résolutions, et de s’y tenir. Le chemin parcouru par le Rwanda depuis 1994 démontre cependant que rien n’est impossible. D’une manière générale, le monde extérieur est particulièrement exigeant vis-à-vis du continent en matière 35


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de normes (peu adaptées à des économies émergentes) et de réassurances… Une exigence qui s’accompagne d’une certaine pingrerie dans l’appui en financements. Alors que le monde croule sous les liquidités, l’apport au continent est loin d’être à la hauteur des enjeux : « Le soutien apporté à l’Afrique a été très modeste, malgré les promesses de la communauté internationale », pendant la crise sanitaire, souligne Carlos Lopes dans son interview au Monde. « L’aide publique au développement a même diminué en 2021… Je ne pense pas que les pays occidentaux, qui démontrent dans les discours un regain d’intérêt pour l’Afrique, puissent compenser – en tout cas dans les délais nécessaires – la baisse d’intérêt de la Chine », qui s’était exprimée lors du Forum Chine-Afrique de Dakar en novembre dernier. L’économiste bissau-guinéen déplore, comme d’autres commentateurs, que l’Union européenne ne signe pas d’accord commercial global avec la Zlecaf, mais une succession d’accords de partenariat économique (APE), dans lesquels Bruxelles défend ses propres intérêts : « Les APE vident de leur sens les efforts d’intégration du continent. L’espace multilatéral n’est pas un terrain de conquête pour les pays africains », soulignait, dans une tribune publiée en janvier 2021 par Financial Afrik, El Hadji Abdourahmane Diouf, ancien directeur du Club des investisseurs du Sénégal. « Les pays africains n’ont pas été les acteurs des normes commerciales qui s’appliquent à eux. » Lors d’une réunion préparatoire au sommet de Bruxelles, l’universitaire Patricia Augier soulignait que les APE Euromed, signés dans les années 1990 entre les pays européens et du Maghreb, avaient donné des résultats pour le moins déséquilibrés : « Les balances commerciales se sont très fortement dégradées, les taux de croissance moyens, de l’ordre de 4 %, ont été insuffisants pour répondre aux besoins de création d’emplois… Lorsqu’on ouvre à la concurrence internationale des économies dans lesquelles les entreprises n’ont pas réuni les conditions nécessaires pour s’ajuster et réagir », il ne faut « pas s’attendre à des effets positifs », met-elle en garde. Afin de lutter à armes égales, il faut aller plus loin et parvenir à une véritable union douanière africaine [voir l’interview de Wilfrid Lauriano do Rego en pp. 40-41]. Bref, alors que l’Union africaine et l’Union européenne se retrouvent à Bruxelles sous l’égide de leurs présidents respectifs, Macky Sall et Emmanuel Macron, les sujets de réflexions et d’actions ne manquent pas.

Démographie et espérance Cette croissance, l’émergence ne sont pas des effets de langage. C’est une urgence, le pendant d’une démographie ultra-dynamique. Le monde de 2050 sera africain : ailleurs, la population mondiale stagne, vieillit et amorce son déclin. L’âge médian en Europe est de 42,2 ans, contre 19,6 ans en Afrique ! La nouveauté est que l’Asie suit la même voie : en Chine, malgré l’assouplissement en 2016 de la règle de l’enfant unique instituée à la fin des années 1970 pour enrayer 36

Du fait du vieillissement de la Chine, pas moins de 100 millions de ses emplois industriels pourraient être délocalisés vers le continent d’ici à 2030. l’explosion démographique, le taux de natalité poursuit sa diminution. C’est un revers du développement : du fait des coûts croissants du logement et de l’éducation, les parents rechignent à élever plus d’un enfant. Le dernier recensement effectué dans l’empire du Milieu, dont les résultats ont été rendus publics en mai 2021, prévoit un pic de population en 2027, puis un déclin : 1,4 milliard en 2050, contre 1,48 milliard aujourd’hui. À l’instar de ses voisins (Corée du Sud, Japon et Russie), la Chine « grisonne ». Même scénario en Inde, où une enquête a révélé, en novembre dernier, que le boom démographique de ces dernières décennies a pris fin, du fait là aussi de l’élévation du niveau de vie : l’indice de fécondité est tombé à 2, en deçà du seuil de renouvellement de 2,1, contre 2,7 en 2005 ! Par contraste, en Afrique, l’explosion démographique perdure : le continent devrait compter 2 à 2,5 milliards d’habitants en 2050, contre 1,4 milliard aujourd’hui et 1 milliard en 2010 ! Au Niger et en Égypte, par exemple, les autorités s’en alarment et s’efforcent de freiner cette natalité galopante en incitant les femmes à espacer les naissances, via des campagnes de planning familial qui misent sur une plus large scolarisation des adolescentes – perturbée ces deux dernières années par la pandémie… L’enjeu démographique est crucial pour l’avenir du continent et de ses relations avec l’Europe : faute de débouchés professionnels – ou tout simplement d’espérance –, des jeunes désœuvrés risquent de céder aux sirènes de l’extrémisme ou de l’émigration, pour le seul profit de terroristes illuminés et de passeurs funestes… Le Niger, confronté à la pauvreté et à la déstabilisation djihadiste, pourrait-il supporter AFRIQUE MAGAZINE

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GONZALO FUENTES/POOL/AFP

Le président sénégalais Macky Sall est reçu par le chef d’État français Emmanuel Macron et son épouse Brigitte Macron à l’Élysée, dans le cadre du Forum de Paris sur la paix, le 11 novembre 2021.

une population de 65, voire 80 millions de bouches à nourrir, comme le prévoient les pires projections ? Pourtant, une croissance démographique bien gérée peut constituer un facteur de développement économique : c’est le mythique « dividende démographique », cette baisse de la natalité qui constitua l’une des clés du miracle économique de la Chine, permettant au pays, à partir des années 1990, de disposer d’un maximum de jeunes adultes, sans trop d’enfants ni de vieux parents à charge, et donc avec plus d’argent pour consommer et investir. Le dividende démographique permettrait l’essor et la consolidation de la classe moyenne africaine, ce serpent de mer aux contours encore flous : en 2011, la Banque africaine de développement (BAD) y intégrait, en comptant – trop – large, 350 millions de personnes ! La chercheuse Clélie Nallet, de l’Institut français des relations internationales, évoquait en 2018 « une notion projetée sur le continent africain depuis l’extérieur », flottante car assujettie aux brusques revers de fortune, comme la chute des cours des matières premières. En attendant, le continent « dispose d’une main-d’œuvre importante à un moment clé de l’histoire de l’humanité, qui enregistre un vieillissement très rapide de la population », analysait Carlos Lopes lors du colloque Ambition Africa. Selon la Brookings Institution, du fait du vieillissement de la Chine et de la jeunesse de l’Afrique, pas moins de 100 millions d’emplois industriels pourraient être délocalisés de la Chine vers l’Afrique d’ici à 2030. AFRIQUE MAGAZINE

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Le potentiel du sol et du sous-sol

Avec 30 millions de km2 (soit 3 milliards d’hectares), dont plus de la moitié (1,537 milliard) en « surface utile », le continent détiendrait entre 50 et 60 % des terres arables non exploitées du globe : environ 800 millions d’hectares pourraient être valorisés, selon le Programme des Nations unies pour le développement (PNUD). Quant au sous-sol, l’exploitation des richesses pétrolières, gazières et minières du continent a dopé la croissance macroéconomique dans les années 2000 et 2010. L’Afrique dispose également des minerais essentiels pour accompagner la transition écologique qui s’impose face au réchauffement climatique. Cependant, la crise du Covid-19 et ses conséquences en cascade invitent à revoir non seulement les échanges commerciaux, mais aussi la façon dont le sol et le sous-sol ont été, jusque-là, exploités. Pour rappel, pas moins de 80 % des exportations du continent concernent des matières premières non transformées. Dans un pays africain sur cinq, un ou deux produits constituent les trois quarts des exportations. Les secteurs miniers, pétroliers et gaziers représentent peu d’emplois, et les revenus qu’ils procurent encouragent la spéculation, le clientélisme et la corruption : au-delà des chiffres macroéconomiques – dopés par les cours des matières premières –, la clé d’un authentique développement – impliquant la création d’emplois durables – réside dans la transformation de ces matières premières avant leur exportation. Au Nigeria, 37


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en Éthiopie, et dans une moindre mesure au Kenya, au Ghana ou encore en Côte d’Ivoire, ce processus est relativement en marche. Mais ce mouvement doit aujourd’hui se faire en tenant compte des exigences du réchauffement climatique et de l’environnement : en Inde, où les émissions de CO2 par habitant ont doublé en deux décennies (1,8 tonne en 2018, contre 0,9 en 2000), l’industrialisation à marche forcée a rendu l’air littéralement irrespirable dans les villes, tandis que s’effondre la biodiversité. Helen Hai, cheffe d’entreprise chinoise, préside la Made In Africa Initiative, qui conseille les gouvernements africains en matière d’industrialisation. Dans une tribune publiée en décembre 2020 sur le site de l’Organisation des Nations unies pour le développement industriel, dont elle est ambassadrice de bonne volonté, elle explique que « l’Afrique ne doit pas suivre, pour son industrialisation, le même chemin » que les autres continents par le passé : « L’industrialisation doit y être durable. » C’est possible, précise-t-elle, grâce aux capacités technologiques d’aujourd’hui, aptes à produire plus propre : énergies renouvelables, gestion de l’eau, traitement des déchets… Les usines qui sortiront de terre doivent être conçues sans jamais perdre de vue cet impératif de durabilité, de réduction des émissions carbone comme de la pollution. Pour les entreprises et les investisseurs, « s’engager dans le développement durable a du 38

sens » du fait de la « réduction des coûts et de l’accroissement de la compétitivité ». Elle cite en exemple le parc industriel éthiopien de Hawassa, près d’Addis-Abeba : inauguré en juillet 2016, il recycle 85 % de son eau grâce à un partenariat avec la société d’assainissement indienne Arvind Envisol. Cette industrialisation passe également par le numérique : « Ces technologies ont été en première ligne lors de la crise sanitaire, aussi bien pour traquer le virus que pour assurer la continuité dans l’éducation, les affaires et la vie sociale », remarquait Cristina Duarte, conseillère spéciale pour l’Afrique auprès du secrétaire général des Nations unies, dans Africa Renewal le 4 mars 2021. Cette ancienne ministre cap-verdienne des Finances soulignait par ailleurs que, si plus de 400 hubs technologiques sont désormais présents sur le continent, le risque demeure que « l’adoption des solutions numériques n’atteigne que ceux ayant l’électricité et l’accès aux télécommunications, renforçant ainsi les inégalités et élargissant le fossé entre ceux qui ont et ceux qui n’ont pas ». La quatrième révolution industrielle – ce fameux leapfrog, le « saut de grenouille », qui a par exemple permis à l’Afrique, grâce à la téléphonie mobile, de zapper l’étape infrastructurelle des réseaux téléphoniques filaires – ne pourra donc avoir lieu que si elle est inclusive : autant dire que les investisseurs, notamment télécoms, ont là des occasions à saisir. AFRIQUE MAGAZINE

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Le Nigeria semble paralysé par sa taille et l’ampleur des défis qu’il doit affronter. Ci-dessus, une foule manifeste dans les rues de Lagos le 12 octobre 2020.


IMAGEBROKER/ANDIA.FR

Préserver la biodiversité L’Afrique reste encore – pour combien de temps encore ? – l’une des rares réserves naturelles de l’humanité. Comment concilier développement humain et préservation de cette biosphère presque unique ? Grâce aux près de 4 millions de km2 du bassin du Congo, l’Afrique centrale constitue en superficie – après l’Amazonie et avant l’Indonésie – le deuxième poumon vert de notre planète. Selon le Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC), 12 % des émissions de gaz à effet de serre résultent de la déforestation. Or, le rythme de la déforestation sur le continent africain est évalué à 3,9 millions d’hectares par an par l’Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO). En RDC, le couvert végétal s’est réduit de 67 à 54 % entre 2013 et 2018, ce qui a amené le président Félix Tshisekedi à prédire – avec un zeste de provocation – qu’à ce rythme, la forêt congolaise pourrait avoir disparu en 2100 ! Elle se voit en effet soumise à un agrégat de menaces : coupes de bois (légales et illégales), exploitations minière, pétrolière et gazière, et plus simplement pression démographique, les paysans défrichant afin de pratiquer une agriculture de subsistance. Pour l’humanité et la vie sur Terre, les conséquences seraient catastrophiques, d’autant plus qu’au Brésil, le massacre de l’Amazonie s’accélère… L’Initiative pour la forêt de l’Afrique centrale (CAFI), lancée en 2015 sous l’égide du PNUD et qui aide financièrement les pays de la région à lutter contre la déforestation, ne saurait suffire, comme le démontre la récente levée en RDC du moratoire sur les concessions forestières, qui était pourtant en vigueur depuis 2002. L’Afrique centrale ne pourra sans doute pas échapper à un débat sur la sanctuarisation de sa forêt, qui pourrait être érigée en bien public mondial. D’autant que la déforestation, en mettant brutalement en contact les systèmes immunitaires d’espèces vivantes qui, jusque-là, ne se côtoyaient pas, est susceptible d’engendrer de nouveaux virus, comme celui d’Ebola, nommé d’après une rivière du Zaïre au bord de laquelle il a été identifié en 1976. Principale victime de la pollution des autres, l’Afrique devra tout de même s’adapter. Là aussi, à marche forcée. Si nous émettons autant de gaz à effet de serre dans les cinquante ans à venir que l’Inde d’aujourd’hui, nous contribuerons activement à notre propre asphyxie autant qu’à celle de l’humanité, le CO2 ne connaissant pas les frontières. Les enjeux du développement durable sont une réalité déjà visible sur le terrain. En Côte d’Ivoire, la culture du cacao (10 % du PIB) a entraîné, avec d’autres facteurs, la disparition de 80 à 90 % du couvert forestier depuis l’indépendance. Avec comme conséquence, une diminution drastique de la pluviométrie, mettant en péril cette même culture du cacao ! La monoculture – mise en cause pour son rôle dans le réchauffement climatique, la déforestation et la chute de la biodiversité – est une importation européenne, qui n’existait pas en Afrique jusqu’au choc colonial. D’autres modèles sont possibles, comme l’agroforesterie, la AFRIQUE MAGAZINE

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Des éléphants de forêt d’Afrique, dans la clairière forestière naturelle de Dzanga Bai, en République centrafricaine.

gestion des forêts et des cultures en accord avec tous les acteurs locaux. En Côte d’Ivoire, le projet est en marche, soutenu par les bailleurs de fonds internationaux. Au Kenya, une récente étude a montré une hausse des revenus de 50 dollars par an et par personne là où elle est pratiquée. Et les potentialités de la biodiversité végétale africaine n’ont pas été encore suffisamment été explorées. Dans une étude publiée en décembre 2021 par la revue Environmental Research Letters, des chercheurs éthiopiens et britanniques se sont penchés sur le cas de l’ensète : les tiges et les racines de l’Ensete ventricosum, ou « faux bananier », sont consommées par environ 20 millions d’Éthiopiens sous forme de pain et de porridge. Les auteurs de l’étude estiment que cette plante, qui dispose d’un bon rendement – elle atteint 1,5 mètre en une saison –, pourrait s’acclimater un peu partout sur le continent et nourrir 100 millions de personnes en insécurité alimentaire. Dans cette grande bataille du développement durable, de la préservation de l’humanité, de l’invention de nouveaux modèles de production, l’Afrique sera au centre, incontournable. ■ 39


PERSPECTIVES

Wilfrid Lauriano do Rego « Il faut trouver un équilibre entre les deux extrêmes du libre-échange et du protectionnisme »

Le président franco-béninois du conseil de surveillance du cabinet d’audit KPMG France est également le coordinateur du Conseil présidentiel pour l’Afrique, créé par Emmanuel Macron. Avant le sommet UE-UA, il analyse les relations entre les deux continents dans le monde post-Covid. propos recueillis par Cédric Gouverneur

AM : Êtes-vous optimiste quant à la « relocalisation » de l’économie africaine ? Les leçons de la crise sanitaire sont-elles en train d’être tirées ? Wilfrid Lauriano do Rego : La crise a fait prendre conscience aux

L’industrialisation en Afrique suit plusieurs pistes : conglomérats qui investissent tous azimuts, révolution technologique, planification étatique… Que vous inspirent ces différentes voies ?

pays africains comme européens de leur dépendance vis-à-vis de la production asiatique et de leur vulnérabilité industrielle. Mais la relocalisation des unités de production est une double opportunité pour l’Afrique ! D’abord, parce qu’elle signifie l’augmentation puis l’autonomie de la production industrielle. Ensuite, car ce débat sur la relocalisation a fait comprendre aux États européens qu’ils ont tout intérêt à miser sur une stratégie de voisinage avec le continent africain, autour d’échanges équitables plus directs, plus sûrs et plus proches qu’avec l’Asie. Des deux côtés, en Afrique comme en Europe, les pays doivent trouver un équilibre entre, d’une part, la protection de leurs savoir-faire et de leurs entreprises naissantes et, d’autre part, la confrontation avec le marché extérieur. Un juste équilibre doit être trouvé, et il passe selon moi par la régionalisation des relations commerciales. Les pays africains doivent se saisir de l’occasion pour accélérer l’intégration du continent, renforcer les espaces économiques régionaux et achever la Zone de libreéchange continentale africaine (Zlecaf). L’accroissement des échanges permettra de bénéficier des avantages comparatifs locaux et de la demande régionale des consommateurs, d’accéder à une gamme de produits plus large, ainsi que d’équilibrer les fluctuations de la production et des prix nationaux par les importations et exportations intracontinentales. L’alternative libre-échange ou protectionnisme est un faux dilemme. Il faut trouver un équilibre entre ces deux extrêmes.

Les parcs industriels et les investissements africains dans la production et le numérique sont autant d’occasions d’attirer des entreprises et des investisseurs internationaux à des conditions favorables pour l’économie locale. Mais il faut pouvoir exiger des contreparties sociales et environnementales, l’inclusion des producteurs et fournisseurs locaux, la création d’emplois décents. Les États ont donc un rôle à jouer. Alstom, en Afrique du Sud, emploie 99,6 % d’employés locaux et travaille avec des fournisseurs issus en majorité des communautés défavorisées, car le groupe applique le Broad-Based Black Economic Empowerment (B-BBEE) mis en place par le gouvernement du pays. Les petites et moyennes entreprises (PME) africaines peuvent également se voir confier des segments entiers de production par des grands groupes, comme Lactalis le fait avec MilkAfric au Botswana. J’en suis convaincu, l’Afrique de demain sera pleinement intégrée, ouverte au monde et en mesure de choisir ses partenaires.

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Comment faire en sorte que cette industrialisation respecte l’environnement ?

Pour investir dans une industrialisation verte, le secteur agricole constitue l’un des piliers, car il représente un levier important de croissance économique (plus de 25 % du PIB du continent), et que la population africaine est appelée à doubler d’ici à 2050. Les pistes de l’agroécologie et l’utilisation du numérique et des biotechnologies doivent être résolument adoptées pour moderniser les techniques et développer une véritable AFRIQUE MAGAZINE

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l’illustrent le discours de Ouagadougou et le new deal avec l’Afrique. Ce leadership n’a cessé d’engager l’Europe. Je pense à l’appel d’Emmanuel Macron lors du Sommet sur le financement des économies africaines pour atteindre 100 milliards de dollars de droits de tirage spéciaux en direction de l’Afrique, je pense aussi aux efforts engagés pour la vaccination à travers l’initiative Covax. À l’heure de la présidence française de l’UE, ce leadership est une opportunité pour la réinvention de l’axe afro-européen. La relance du partenariat entre l’UE et l’Afrique doit cependant dépasser la simple question économique, et la France en est convaincue. Alignée sur la communication du Parlement européen et du Conseil de mars 2020, intitulée « Vers une stratégie globale avec l’Afrique », la présidence française de l’UE travaille sur les défis communs de l’Afrique et de l’Europe : transition verte et accès à l’énergie, transition numérique, croissance et emplois durables, paix et migrations. Le sommet entre l’UE et UA permettra d’impulser cette ambition renouvelée. L’objectif, à terme, sera d’aboutir à un accord commercial de conti« L’Afrique de demain sera nent à continent.

pleinement intégrée, ouverte au monde et en mesure de choisir ses partenaires. »

intelligence agroalimentaire. C’est aussi à travers de nouveaux modèles de financement qu’on pourra stimuler une industrialisation à impact positif. L’exemple des nouveaux modèles de la finance à impact est éloquent, le financement mixte ayant à lui seul mobilisé autour de 152 milliards de dollars en capital dans les pays émergents en 2019 ! La finance climat est aussi un outil pour rendre les projets verts plus rentables que les polluants. Les certificats environnementaux titrisés et valorisés financièrement permettent de générer des compléments de revenu pour ces projets verts et d’inciter les industriels à préférer cette voie ! Enfin, il est devenu urgent de construire des infrastructures durables et de qualité, dans le respect de l’accord de Paris sur le climat. Le « new deal » avec l’Afrique, initié par le président français Emmanuel Macron lors du Sommet sur le financement des économies africaines, le 18 mai 2021, appelle la communauté internationale à se mobiliser pour renforcer le financement de ces infrastructures.

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Vous êtes coordinateur du Conseil présidentiel pour l’Afrique : quel est l’impact de la présidence française de l’UE sur la politique commerciale européenne en Afrique ?

Il y a depuis 2017 un vrai leadership français en Europe et dans le monde en faveur du continent africain, comme AFRIQUE MAGAZINE

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Quel impact la Zlecaf peut-elle avoir sur les relations UE-UA ?

La création de la Zlecaf a d’abord pour objectif d’ouvrir l’Afrique sur elle-même. Cette intégration doit s’accompagner d’une augmentation des échanges entre les pays africains, estimés en 2019 à seulement 16 % ! Plusieurs défis persistent encore : l’insuffisance des infrastructures de transport, la nécessité de formaliser le commerce transfrontalier – qui est à 75 % informel en Afrique de l’Ouest. La Zlecaf permettra également de redéfinir le positionnement de l’Afrique sur le marché mondial. Ce nouveau paradigme, je l’espère, aboutira à une redéfinition de la division Nord-Sud, amenant les entreprises d’Europe et du monde à adapter leurs chaînes d’approvisionnement aux besoins de l’Afrique. Mais ce changement de regard sur le continent et la perception du risque qu’ont les acteurs financiers européens ne se fera pas sans une action forte pour l’uniformisation et la transparence des politiques commerciales de l’Afrique. Car depuis le traité d’Abuja, en 1991, ses relations commerciales avec le reste du monde n’ont cessé de se complexifier. Harmonisation fiscale, lisibilité des contrôles douaniers, cadre réglementaire et juridique simplifié sont à renforcer pour faire du continent une destination plus attrayante encore pour les investissements étrangers. La présidence française de l’UE accompagne activement la mise en route de la Zlecaf, car de la réussite de ce projet continental dépend le renouveau des relations économiques entre l’Union européenne et les pays d’Afrique. ■ 41


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Abir Moussi « Entre la peste et le choléra, une troisième voie existe »

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À un meeting du PDL, le 25 août 2019, à Tunis.

CHOKRI MAHJOUB/ZUMA WIRE/RÉA

L’ex-avocate, patronne du Parti destourien libre, qui se réclame du bourguibisme, s’oppose à la fois aux islamistes et au président Kaïs Saïed. Haute dans les sondages, elle détonne dans un univers politique très masculin. propos recueillis par Frida Dahmani AFRIQUE MAGAZINE

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erçue comme une passionaria qui n’hésite pas à donner de la voix pour se faire entendre, Abir Moussi, présidente du Parti destourien libre (PDL), ne laisse personne indifférent : ni l’opinion ni les hommes politiques. Aucun d’eux n’a vu venir, en 2015, ce phénomène, tant ils faisaient peu de cas d’une femme, issue de surcroît des rangs de l’ancien régime, comme acteur politique. Autant dire que, pour tous, elle partait perdante. Sept ans plus tard, l’avocate de 46 ans est plus populaire que jamais. Ses détracteurs ont été balayés, d’abord par le scrutin de 2019, puis par la mainmise sur le pouvoir du président de la République, Kaïs Saïed, le 25 juillet 2021, qui a de facto écarté les partis en gelant l’Assemblée. Tous ces bouleversements ont profité à Abir Moussi, qui voue une inimitié farouche aux islamistes, auxquels elle a vigoureusement tenu tête dans l’hémicycle. Au point que le Parlement est devenu une foire d’empoigne permanente, participant à la paralysie institutionnelle du pays. Critiquée pour ses hurlements et sa provocation à l’égard de Ennahdha, l’avocate ne déroge pas à son objectif d’en finir avec l’islam politique. Déterminée, entêtée diraient certains, elle a hérité du caractère bien trempé des femmes du Sahel, dont elle est originaire par sa mère. La fille de militant nationaliste n’est pas seule. Elle s’adosse, spirituellement et dans les faits, au mouvement destourien, fondateur de la Tunisie moderne. Une force qui lui permet d’affronter les tempêtes politiques, les mises à l’écart et les revers. Mieux, elle fait en sorte de tirer profit de la situation d’échec de la classe politique, ne perd pas l’équilibre et consolide l’audience de son parti. Celle qui a mis de côté la robe après avoir été l’unique défenseur dans le procès de dissolution du Rassemblement constitutionnel démocratique (RCD), parti de Ben Ali, en 2011, est toujours droit dans ses bottes et plus populaire que jamais. Un sondage Sigma Conseil annonce que, si des élections législatives avaient lieu dans l’immédiat et que le président avait une formation politique, le PDL serait au coude-à-coude avec cette dernière et prévoit un duel final pour la présidentielle entre Abir Moussi et Kaïs Saïed. AM : Vous êtes l’une des rares femmes politiques en vue dans le monde arabe. Qu’est-ce que cela vous inspire ? Abir Moussi : Ce n’est pas ma première préoccupation. La cause

que je porte a pour tuteur la construction d’un État moderne, qui a misé sur la femme comme pilier de développement. Aujourd’hui, les Tunisiennes sont actives dans tous les domaines. Et j’estime qu’il est du devoir de la femme de s’engager, de militer, d’autant plus que cet État lui a conféré de larges droits et libertés. Elle peut préserver ainsi les valeurs et les acquis qu’elle pourra ensuite améliorer. Elle est une force pour éloigner l’obscurantisme et déjouer les visées de la pieuvre islamiste, qui a mis tout en œuvre pour détruire les fondamentaux du pays. À mon 44

Notre force est d’avoir un projet, ainsi qu’un programme social et une direction affirmée et soudée, où le débat est vivace. égard, à l’Assemblée des représentants du peuple (ARP), faute de pouvoir étayer leurs accusations, les islamistes pratiquaient le harcèlement et en venaient aux mains ; c’est dire leurs limites. Ils ont eu du fil à retordre, les militantes du PDL sont montées au créneau. Ils avaient oublié que c’est un parti qui pratique la parité et qui a une femme pour présidente. Ma lutte acharnée est aussi motivée par le fait qu’il faut sauver nos jeunes, que les islamistes tentent de récupérer pour mieux noyauter les nouvelles générations. Dans cette situation, la vigilance et la lutte des femmes sont primordiales. Votre parti a résisté au passage en force du président de la République qui a diffracté la classe politique en s’arrogeant tous les pouvoirs le 25 juillet 2021. Comment expliquer cette exception ?

Cela tient au fait qu’il s’agit vraiment d’un parti. Pour qu’un parti politique existe, il faut qu’il ait un programme, une identité, une communauté d’idées entre ses membres, des structures et un leadership. Après 2011, plusieurs formations se sont créées autour d’une personne ou dans un but électoral précis, et ont disparu faute de s’être engagées dans une réelle action politique. Le PDL n’est pas concerné. Il s’appuie sur un siècle d’histoire puisqu’il est héritier du mouvement destourien, dont il assume les erreurs mais aussi les succès. Notre identité est définie. Ce référent historique facilite notre implantation dans le territoire. Pour ma part, j’appartiens organiquement à ce mouvement où, avant moi, mon père a milité. Notre force est également d’avoir un projet politique, ainsi qu’un programme social et une direction affirmée et soudée, où le débat est vivace. Pour certains, vous avez repris le flambeau de l’ancien régime et de Ben Ali…

Cela remonte à bien plus loin. Je suis l’héritière, avec les membres du PDL, d’un siècle de pensée destourienne et de chaque étape de son parcours, comme la lutte nationale et ses martyrs, l’indépendance. J’adopte la pensée tunisienne qui a été fondée par ce parti ainsi que les principes du militantisme AFRIQUE MAGAZINE

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pour préserver les valeurs comme la souveraineté nationale, l’indépendance et l’autodétermination, les droits des femmes, les fondamentaux d’un État qui privilégie la santé et l’éducation. Les valeurs de l’État de l’indépendance inspirent ma motivation. Nous nous référons à Bourguiba en tant que père fondateur qui, à partir de principes et de valeurs, a fondé un État moderne, que les islamistes veulent détruire. Quel est l’objectif du PDL ?

Les Tunisiens savent qu’il se bat pour un État de droit et des institutions, et qu’il n’a jamais dérogé à cet objectif. Après la catastrophique gouvernance islamiste qui visait à détruire l’État, nous souhaitons revenir aux fondamentaux de l’économie tunisienne, renouer avec les références d’un État indépendant, rétablir son autorité. Ces points, ainsi que notre refus des compromis douteux, rejoignent les convictions de nos supporters, si bien que ni le Mouvement du 25 juillet ni d’autres types d’offensive politique ne peuvent ébranler leur confiance. On vous taxe de réactionnaire…

MATHIEU ZAZZO/PASCO

Ce n’est pas du tout le cas. Pour preuve, je rejette et dénonce les dépassements actuels, la mainmise sur le pouvoir et la sortie de route opérée depuis six mois. Même notre approche d’une reddition des comptes des islamistes est fondée sur les lois et les preuves. Cela dit combien nous sommes loin de toute forme d’autoritarisme ou de conservatisme. Ni passéistes ni nostalgiques, nous ne prônons aucun retour au passé, mais souhaitons en finir avec les manipulations politiques pour que le pays évolue sereinement. Nos accusations sont toujours documentées et formulées dans la transparence afin de permettre une action judiciaire, mais nous ne cédons pas au buzz. Nous tenons nos promesses, nos principes sont clairs, nous rendons compte à nos électeurs. Dès lors, on peut comprendre que nous puissions déranger une classe politique en échec. Nous militons pour une démocratie et refusons le pouvoir d’un seul, autant que le terrorisme et l’obscurantisme. Les citoyens ont bien compris qu’entre la peste et le choléra existait une troisième voie, profondément enracinée dans le substrat tunisien et qui résiste à tous les extrémismes. Qu’en est-il depuis le 25 juillet ?

Nous n’avons pas à craindre le peuple, puisque nous n’avons rien entrepris qui puisse lui nuire. La popularité du PDL est toujours forte ; les sondages le disent, mais surtout l’accueil et l’audience de la tournée de tous les gouvernorats que nous avons effectuée entre l’été et l’automne 2021. Nous avons pu mesurer AFRIQUE MAGAZINE

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Le président Kaïs Saïed, au pouvoir depuis le 23 octobre 2019.

la crédibilité du parti et la confiance d’une population qui estime que nous ne l’avons jamais trahie, au contraire d’autres mouvements politiques. Nous avons été confrontés à diverses obstructions de Kaïs Saïed, qui a voulu nous empêcher de tenir notre congrès. Mais nous n’avons pas baissé les bras. Nous avons poursuivi nos activités et tenu notre congrès, qui a confirmé l’orientation et le leadership du parti. Certains soutiennent que le PDL, en contrant les islamistes de manière virulente, a contribué au blocage de l’ARP.

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Il serait plus juste de souligner que le blocage est d’abord celui qui s’est installé entre l’exécutif et le législatif, soit entre Kaïs Saïed et Rached Ghannouchi. À cela – et à cause de cela – s’ajoute depuis le 26 janvier 2021 un bras de fer entre le chef du gouvernement Hichem Mechichi et Kaïs Saïed, qui refuse le remaniement mis en place par Mechichi. Le président est l’artisan principal du blocage de toute la vie politique et des rouages de la gouvernance. Ces dissensions ont même eu des répercussions sur le traitement de la pandémie. En revanche, le PDL a tout fait pour contrer les manœuvres de Rached Ghannouchi au sein de l’ARP, qu’il présidait et voulait faire plier comme s’il s’agissait de son parti. Il a instauré une dictature interne, détourné le règlement intérieur pour avoir les coudées franches et faire approuver, notamment, des accords douteux avec des parties étrangères. Le PDL a empêché Ghannouchi d’user de sa fonction pour nuire à la Tunisie. Et a protégé l’État des risques que ce dernier lui faisait encourir : il usurpait les prérogatives diplomatiques du président de la République, voulait installer des islamistes radicaux à la Cour constitutionnelle et poussait le gouvernement à contracter des crédits sans en annoncer l’usage. La vraie violence est là. Le PDL s’est contenté d’alerter et, pour cela, il fallait donner de la voix, d’où l’usage que j’ai fait du mégaphone. Ce jour-là, il n’était question que d’examiner des textes relatifs à la pandémie quand trois crédits de plusieurs milliards ont été approuvés. Il fallait réagir. En tout cas, nous avons agi conformément à la Constitution et aux lois, et appliqué les procédures à notre disposition. Faute du soutien d’autres partis et étant minoritaires à l’ARP, nous n’avions pas d’autre choix que les sit-in pacifiques. Est-il important d’être entendu à l’étranger ?

Ne craignez-vous pas que la volonté de Kaïs Saïed de bouleverser le système politique aboutisse à une mise à l’écart du PDL ?

Il ne peut pas nous écarter, le PDL est profondément ancré en Tunisie. Les sondages annoncent de manière régulière que le parti est doté de plus d’un million de voix en intentions de vote. Si le président manœuvre contre lui, cela signifie qu’il le considère comme son principal concurrent. Il est vrai que le flou qu’il entretient quant à l’avenir du pays renforce le PDL, qui devient une valeur refuge. En cas d’exclusion, nous réagirons dans le cadre de la loi ; nous défendrons notre droit d’exister et de nous faire entendre. Le PDL n’est-il pas dans l’opposition depuis deux ans ?

En cas d’exclusion, nous réagirons dans le cadre de la loi : nous défendrons notre droit de nous faire entendre.

La visibilité permet de mettre fin aux mensonges, de faire entendre sa voix, et non pas ce qui est dit de nous. Toutefois, ce n’est pas tant d’être entendu, vu ou lu par des étrangers qui compte, c’est de l’être par la communauté tunisienne installée hors des frontières. Pour cela, je n’ai pas besoin de lobbying ni d’opérer avec des associations de bienfaisance. Que pensez-vous de la démarche du président ?

Outre les responsabilités déjà évoquées, le 25 juillet a aussi permis de constater que la volonté du président est d’accaparer tous les pouvoirs, y compris la justice, qu’il veut utiliser pour régler ses comptes. Il cherche à instrumentaliser toutes les situations à des fins politiques. Il aurait pu activer les canaux diplomatiques pour les vaccins dès mars 2021. Or, il a joué le 46

pourrissement pour apparaître comme le sauveur. Aujourd’hui, il veut imposer au pays sa vision, et uniquement sa vision. Il aurait eu la légitimité et la possibilité d’agir en se saisissant des dossiers de terrorisme sur lesquels le PDL alertait l’opinion publique. Mais il s’est bien gardé de soulever ces questions, il ne veut pas s’attaquer à la pieuvre islamiste. Il a juste des problèmes personnels, entre autres avec Rached Ghannouchi, qui risque d’être un obstacle. Ne pas attaquer frontalement les organisations islamistes lui permet de consolider une éventuelle base électorale. En même temps, il laisse croire qu’il va leur demander des comptes en s’en prenant à des exécutants et non aux têtes pensantes.

Vous poursuivez le sit-in devant l’Union internationale des savants musulmans (UISM), à Tunis, créée entre autres par Youssef al-Qaradâwî. Pourquoi ?

Le 25 juillet avait été présenté comme un nouveau départ, notamment dans la lutte contre la corruption et les financements étrangers de la politique. Pour sortir de la crise actuelle, il ne suffit pas de changer les lois, il faut aussi assainir le climat électoral et politique. Or, ces associations affiliées au mouvement islamiste, par le biais d’activités de bienfaisance, jouent un rôle dans la corruption, l’achat de voix, la mise en place de réseaux et distribuent de l’argent sous couvert de soutien aux démunis. Cette situation fausse le jeu électoral et s’oppose au principe d’égalité des chances. Il est quand même paradoxal que les islamistes remportent les élections en Tunisie, alors qu’ils ne sont pas appréciés de la population, comme le démontre la joie provoquée par le 25 juillet, où tous s’attendaient à ce qu’ils soient appelés à une reddition des comptes. Rien n’a été fait. Pourtant, ils sont aussi dangereux sur le plan social, avec le prosélytisme qu’ils déploient sur la question des femmes, des jeunes et du AFRIQUE MAGAZINE

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une direction d’exécution. L’absence de vision de sortie de crise laisse présager de nombreuses turbulences, faute de compétence et de volonté politique. Rien n’est clair, les difficultés s’accumulent et affectent le quotidien des Tunisiens. La crise sociale est vraiment sévère, mais celui qui détient le pouvoir est dans l’évitement et semble bien plus concerné par d’autres questions. Il prend des décisions ponctuelles dès que sa popularité chute, mais n’entreprend pas les réformes de fond nécessaires. Il lance même une consultation en ligne, très mal libellée, pour déterminer les orientations souhaitées par les Tunisiens, mais occulte le fait que le pays doit également adopter des mesures d’austérité exigées par les bailleurs de fonds internationaux. Cela n’a rien de rassurant quand l’accès à Internet n’est pas disponible et que la Tunisie compte 2 millions d’analphabètes. Dès lors, comment parler de représentativité ? Le pays perdra beaucoup de temps et, in fine, Kaïs Saïed implantera, à la faveur d’un référendum, son propre projet comme étant celui voulu par le peuple, alors que lui-même instaure l’exclusion politique. Les Tunisiens ne voulaient pas d’un nouveau système mais voulaient en finir avec les difficultés économiques, la corruption et la mainmise des islamistes. Difficile de remettre de l’ordre, puisque les instances de contrôle ne sont plus opérationnelles et que l’on ne peut s’adresser à la justice, le président gérant le pays par décrets, selon son bon vouloir. Nous vivons ni plus ni moins qu’une forme de califat.

Rached Ghannouchi, le président d’Ennahdha.

Comment faire pour que cela cesse ?

ZOUBEIR SOUISSI/REUTERS

développement. Pour en finir avec tout ça, il faut mettre à plat les origines de leur financement, geler leurs fonds et leurs biens, réduire leurs marges de manœuvre en les privant de l’argent qui leur permet aussi de rétribuer des imams. Ces financements douteux concernent également d’autres formations qui ont fait de l’associatif un tremplin vers la politique. Ce système est toujours opérationnel et est actuellement pratiqué par l’homme de médias Nizar Chaari, qui ne cache pas qu’il vise un destin national. Ce mélange des genres, qui touche aussi les grands médias, doit cesser, et c’est ce à quoi le PDL appelle, après avoir saisi le gouvernement. Il faut également noter que certains soutiens du président, comme le Mouvement du 25 juillet, ont une existence légale discutable.

Les citoyens doivent prendre conscience de la situation et réagir. Il faut aussi que Kaïs Saïed dissolve l’Assemblée et invite à des élections législatives au plus tôt. Bien entendu, il faudra dans l’intervalle mettre à mal la corruption politique et les financements étrangers. Il faut aussi demander des comptes aux islamistes, sans pour autant en faire des victimes. Envisagez-vous un rapprochement avec d’autres partis ? Si oui, à quelles conditions ?

La scène s’est un peu vidée et beaucoup de formations qui se disaient démocrates et modernistes se sont affichées aux côtés des islamistes. La seule et unique condition que nous posons pour un rapprochement, dans le cadre de la loi, avec d’autres partis est le rejet catégorique de l’islam politique. D’ailleurs, nous proposons que, dans un amendement de la Constitution, la Tunisie soit un pays où l’islam politique est banni.

Quelle est votre évaluation du 25 juillet ?

Trouvez-vous le temps de vivre ?

Nous allons de mal en pis. L’échec économique et la catastrophe financière de la Tunisie, après une décennie de gouvernance des islamistes, n’ont fait que croître sur les six derniers mois. La loi de finances de 2022 est aussi une énigme. Elle n’est pas explicite sur la gestion de la dette et les moyens pour rétablir les équilibres financiers. Le président ne comprend rien à l’économie et n’a pas de conseiller pour l’éclairer sur le sujet. Il est impensable que dans un pays en proie à une crise sévère, il n’y ait pas de comité d’experts dédié à ces problèmes. D’ailleurs, il en va de même pour le gouvernement, qui est devenu

Comme je vous le disais, le facteur destourien est important dans ma famille. Cela soude et renforce les liens quand des proches partagent la même lutte. Ils savent que je me bats pour une cause juste. Mes filles ont également rejoint ce combat. Elles mettent la main à la pâte quand elles peuvent, assistent aux meetings, discutent volontiers et affinent leurs arguments. Ma famille, mon mari, mes filles et moi portons une cause, celle de la nation. Bien sûr, nous faisons des sacrifices, mais la Tunisie le mérite largement. Nous aurons tout le loisir de nous distraire lorsque nous serons sortis de cette crise. ■

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CE QUE J’AI APPRIS

Eddy L. Harris CET ÉCRIVAIN VOYAGEUR AMÉRICAIN

s’inspire de ses traversées sur le Mississipi pour ses récits autobiographiques d’une rare force. Il revient sur les traces de son enfance dans son nouveau roman. propos recueillis par Fouzia Marouf Ma mère était la force de mon père. Elle m’a tout appris. Nous avions un rapport fusionnel, j’étais constamment à ses côtés depuis tout petit. Elle m’a transmis de fortes valeurs, telles que la dignité et la foi. Chaque dimanche, nous allions à la messe : j’aime l’idée d’être au sein d’une communauté où l’on partage quelque chose. J’aimerais écrire à son sujet, c’était un roc, elle ne croyait pas à la peur. Je retiens son goût pour le chant, elle adorait le blues et m’a transmis cette passion, elle appartenait à une famille de musiciens, de Saint-Louis. Georgia m’a appris que la musique ouvre l’esprit. J’ai grandi avec le Mississipi. Ma vie est liée à ce fleuve, il me transporte, même si j’en ai fait la descente à plusieurs reprises. C’est lui qui me guide lorsque je suis seul, dans mon canoë, face à l’immensité et la beauté des forces naturelles. Ma première traversée il y a près de trente ans a été une étape décisive, me menant à l’écriture, à l’entrée en littérature : j’ai publié mon premier roman, Mississippi Solo. Toujours très attaché aux fleuves, j’ai eu une forte rencontre avec celui de la Charité-sur-Loire, au festival Aux quatre coins du mot. Je crois à la teneur spirituelle des lieux, des êtres.

Je retiens l’extrême générosité de l’Afrique. C’est un continent qui donne énormément, contrairement aux pays dits riches, qui sont aux antipodes, totalement dénués de cette capacité. J’aime son sens inégalé du partage, son incroyable hospitalité pour l’autre, l’étranger. Et j’avoue ma fascination pour le désert inconfortable que, depuis, j’adore. Il en émane une beauté extrême. Il y a une vie qui s’exprime au-delà du tangible : les gens y vivent dans une forme d’intemporalité irrésistible, à laquelle je me laissais facilement aller. Je suis encore marqué par mon passage en Guinée-Bissau, au Maroc, en Tunisie. Ainsi que par ma vie aux côtés des Algériens à Ghardaïa ou à Tamanrasset dans les années 1990, ou par la cérémonie du thé face au fleuve Niger sous la khaïma dans les camps nomades. Il y règne une sérénité d’une rare force qui me manque aujourd’hui.

Le Mississippi dans la peau, Liana Levi, 256 pages, 20 €.

Mes voyages m’ont appris l’importance de la rencontre humaine. Et l’importance de la liberté et de la solitude, qui nourrissent mon écriture. Je suis un écrivain qui s’inspire de l’humain. Au plus fort de mes voyages, je comprends à quel point nous sommes, aux quatre coins du monde, à la fois différents et semblables. J’ai senti que j’étais américain lorsque j’ai sillonné l’Afrique australe et que j’ignorais tout de cette culture. Et j’en arrive à la conclusion que la vie des femmes en Afrique est identique à celle des femmes en Amérique. particulièrement son énergie, j’ai découvert Paris à 18 ans, lors de l’éternel voyage de l’étudiant américain [rires] ! J’y ai baigné dans une incroyable effervescence. Cela a dépassé mes espérances, c’était au-delà du souvenir de James Baldwin. D’emblée, je m’y suis senti bien. C’est une ville qui m’a appris l’ouverture sur le monde, l’échange et l’enrichissement intellectuel. Elle incarnait pour moi une cité muse. Mais actuellement, j’ai le sentiment que l’Amérique est plus ouverte sur le monde. ■ 48

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Je suis très attaché à la France. J’ai décidé d’y poser mes valises, d’y vivre. J’aime tout


«Je crois à la teneur

PHILIPPE MATSAS

spirituelle des lieux, des êtres.»


Francis Akindès

Journaliste et écrivain ivoirien, il est l’auteur d’une dizaine de livres, parmi lesquels on peut citer Robert et les Catapila ou Edem Kodjo, un homme, un destin (Grand prix littéraire d’Afrique noire en 2012). Et plus récemment Le Cœur et l’Esprit, Amadou Gon Coulibaly, avec Zyad Limam.

Sociologue et professeur à l’université Alassane Ouattara, à Bouaké, en Côte d’Ivoire, il a réalisé le documentaire Faire l’incroyable : Parole aux enfants dits microbes, en 2017, consacré à ces jeunes que les autorités appellent pudiquement « enfants en conflit avec la loi ».

«La Côte d’Ivoire se trouve au carrefour de sa propre réinvention» 50

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CAMILLE MILLERAND - DR

dialogue Venance Konan


La première puissance de la région est en pleine mutation, un mouvement porté par le rajeunissement de la population et la mixité sociale et ethnique. Un modèle nouveau émerge où l’éducation et la lutte contre les inégalités deviennent essentielles. Entretien entre un professeur émérite et un écrivain journaliste bien connu de nos lecteurs. Venance Konan : La Côte d’Ivoire compte à peu près 26 millions d’habitants aujourd’hui, et la jeunesse en représente environ 70 %. Est-ce une aubaine pour le pays ? Comment le voyez-vous évoluer ? Francis Akindès : A priori, c’est une chance d’avoir une popula-

tion aussi jeune, parce qu’elle est porteuse d’avenir. Mais pour qu’elle constitue un véritable capital humain, il ne faut pas que l’on entretienne plus longtemps ce que j’appelle le « paradoxe jeune ». Celui-ci consiste à promettre à cette population un avenir meilleur et à hypothéquer son présent. Tout le dilemme de la société ivoirienne d’aujourd’hui est là. La meilleure façon d’offrir de l’espoir à une jeunesse est de commencer par lui offrir des possibilités de formation et d’exploiter au mieux ses talents. Cela suppose une réforme complète du système éducatif, de la base au sommet. On aura beau redresser économiquement le pays, si l’on ne crée pas les compétences capables de contribuer à cette politique de croissance et, en même temps, de capter les opportunités se présentant, la richesse ne profitera qu’à une infime partie. Car la richesse d’un pays ne se redistribue pas aux abords des routes, mais par le travail. V.K. : N’avons-nous pas affaire à deux jeunesses, celle des villages et celle des villes ? F.A. : Notre jeunesse est suffisamment brassée sur le plan cultu-

rel. Le poids de la Côte d’Ivoire des villages va considérablement reculer. Ce pays est en transformation continue par le fait migratoire intérieur. À bien observer les mouvements, ce n’est plus à des exodes ruraux que l’on assiste, mais à un retour des jeunes vers les villages, où ils apportent la culture urbaine. Avec ce que cela comporte comme remise en cause de l’ordre social, des valeurs qui ont structuré ces milieux pendant longtemps. Ils y apportent leur propre vision du monde. Les villages sont confrontés au défi de l’intégration de ces jeunes. Ils doivent s’ouvrir, les accueillir et trouver des compromis en matière d’organisation pour les inclure dans les systèmes locaux de gouvernance. AFRIQUE MAGAZINE

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V.K. : N’apporte-t-on pas plutôt les valeurs du village en ville ? Dans la moindre cité ivoirienne, grande ou petite, je vois que les populations sont regroupées par communauté. Et certaines coutumes venues du village retrouvent une nouvelle vie. Je me demande si ce ne sont pas plutôt ces valeurs qui s’urbanisent. F.A. : Ce sont des effets de va-et-vient. Quand la ville va au vil-

lage, elle transforme les équilibres. Mais quand le village vient en ville, il reste en périphérie ou crée des poches de communautarisme. On assiste à des concentrations de populations de certaines régions dans des communes ou des quartiers bien définis. Ces concentrations créent des poches de néo-urbanité, avec des pratiques qui ne sont ni complètement urbaines ni complètement villageoises. Les néo-urbains sont aux prises avec les risques et les incertitudes de la ville. Ils tentent de reconstituer des cercles primaires de sociabilité et de solidarité à travers les associations de ressortissants. Celles-ci se multiplient en milieu urbain et essaient, avec plus ou moins de succès, de se reproduire à partir d’affinités communautaires et villageoises. Mais les inégalités créées par la scolarisation et le poids de l’argent dans les relations sociales modifient les hiérarchies traditionnelles. Au sein de ces associations, dans la relation entre néo-urbains ou dans les relations des urbains avec les villageois moins nantis, on assiste à l’émergence du phénomène des grands frères économiques. Ce sont de jeunes cadets qui, du fait de leur pouvoir financier, assujettissent, voire instrumentalisent leurs aînés avec le consentement contraint de ces derniers. Surtout lorsqu’il s’agit de détourner les règles du jeu social et les institutions en leur faveur, ou lorsqu’ils ont des ambitions politiques. V.K. : Le pays n’est-il pas en train de se transformer ? F.A. : Oui, tout à fait. Et cela se voit aussi sur l’aspect physique.

L’Ivoirien se transforme du fait du métissage entre les groupes culturels qui composent le peuple, mais aussi entre gens d’ici et d’ailleurs. On a beau dire qu’il y a des tensions politiques entre les gens de différentes régions, jamais celles et ceux qui en sont originaires n’ont cessé de se marier. Le pays se métisse aux niveaux culturel et génétique. Sur la terre ivoirienne vivent des peuples de la sous-région, des Libanais présents depuis bientôt quatre générations. On peut rencontrer des personnes ayant un patronyme de l’Ouest, mais qui présentent des traits physiques des peuples du Nord, parce que leurs parents viennent de ces régions. C’est un pays qui se transforme à une vitesse grand V, en raison de son importante mixité sociale. On ne peut servir des valeurs et des références du passé à une société qui évolue si vite. V.K. : Vous ne pensez pas que l’ivoirité puisse revenir ? F.A. : Elle continuera certainement d’exister dans certains

esprits ringards. Mais elle ne peut plus revenir en pole position comme philosophie politique du devenir d’une société si riche de sa diversité sociale, comme ce fut le cas il y a quelques années. Il va y avoir des nostalgiques d’un passé récent, prêts à réchauffer 51


DIALOGUE

les thèses ivoiritaires, parce qu’il y a un intérêt politique à le faire. Agiter le spectre de la peur de l’autre a toujours été une arme politique pour les populistes de droite comme de gauche. L’idéologie de la préférence nationale se vend bien partout, surtout en période de crise économique, lorsque l’on se découvre pauvre en offre politique. Que fait Éric Zemmour en France et, avant lui, qu’a fait Donald Trump avec son « America first », pour ne citer qu’eux ? L’ivoirité fut la version ivoirienne de ce courant. Mais vous voyez quel malaise elle a provoqué dans la société ! L’ivoirité ne disparaîtra pas mais rencontrera beaucoup de résistance. Parce que les sociétés profondément métissées ne laissent pas prospérer ce genre de dérive politique. La génération des 30 ans est de moins en moins sensible à cette rhétorique. Et les 15-30 ans parlent de moins en moins la langue de leurs parents, car ceux-ci ne parlent pas la même langue, n’étant pas originaires de la même région. Il y a même des quinquagénaires, ivoiriens de père et de mère, qui ne parlent pas une seule langue ivoirienne. Toutes ces transformations structurelles placent aujourd’hui notre pays au carrefour de sa propre réinvention. V.K. : Cela passe-t-il par un renouvellement de la classe politique ? F.A. : Justement, celle qui est actuellement en place a fonctionné

sur le vieux registre « boignyen ». Or, on parle de moins en moins d’Houphouët-Boigny. Nous sommes dans une phase de transition dans laquelle, globalement, les gens savent ce qu’ils perdent avec le passé, mais ne savent pas ce que leur réserve l’avenir. Si la politique de croissance est nécessaire, elle n’est pas une panacée. Avec quelle idée allons-nous vivre ce futur ? On se réfugie dans l’« houphouëtisme », qui fut le pilier de la structuration d’une société d’une époque. Les jeunes de moins de 30 ans ne connaissent pas Houphouët-Boigny. Ils ne savent même pas et ne comprennent pas de quoi leurs aînés parlent. V.K. : Les conflits qui ont émaillé la dernière élection présidentielle avaient lieu, à première vue, entre partis politiques. Mais en réalité, il s’agissait d’affrontements entre différentes communautés, et c’étaient les jeunes qui se battaient. F.A. : Nous sommes dans une phase de fin de l’houphouëtisme,

qui a sécrété ces piliers-là. Pendant longtemps, on a considéré le pouvoir d’Houphouët-Boigny comme étant celui des Akans, et les autres groupes se constituaient en groupes alternatifs ou rivaux. Nous assistons aux derniers sursauts de ce modèle politique. Je disais que l’on devait suivre la jeunesse pour comprendre les transformations de la société. L’autre pilier à suivre, c’est l’évolution des inégalités, mais surtout des lectures politiques qui en sont faites. Les inégalités traversent toutes les sociétés humaines. Mais la perception de ces inégalités – sociales, politiques, économiques et culturelles – peut être un facteur d’effritement de la cohésion sociale. La tendance en Côte d’Ivoire est à une perception horizontale des inégalités. L’élite politique mobilise, toujours et encore, sur le registre communautaire et identitaire (région, ethnie, religion). Le jeu du pouvoir finit par se lire sur le même 52

«On ne peut servir des valeurs et des références du passé à une société qui évolue aussi vite.» registre. Ce qui laisse croire, finalement, que, lorsqu’un groupe culturel donné – identifié à partir de la région ou de l’ethnie d’origine de son leader – contrôle le pouvoir, les avantages liés à l’exercice de ce dernier profitent en priorité aux personnes issues de ce groupe dominant. La participation politique se trouve bridée par une telle vision. Le défi auquel se trouvent confrontées la classe politique et toute la société ivoirienne est de s’attaquer aux mécanismes qui contribuent à entretenir cette perception horizontale des inégalités à l’aide de formes nouvelles d’offre politique et de modèle de gestion de l’État. V.K. : Vous avez parlé de fin de l’houphouëtisme. L’avènement d’Alassane Ouattara marque-t-il une rupture et un avenir plus prometteur ? F.A. : Avant de se lancer dans la course de la conquête du pou-

voir, Ouattara avait certainement réfléchi à l’orientation dans laquelle inscrire sa gouvernance : continuité ou rupture avec l’houphouëtisme ? Il devait avoir une vision que les circonstances politiques l’ont contraint à modifier. Car il n’avait certainement pas imaginé qu’au lieu de continuer l’œuvre de construction de la nation là où son prédécesseur l’avait laissée, comme dans un pays normal, il se trouverait astreint à gérer la sortie d’une grave crise sociopolitique, aux conséquences que nous connaissons. Face à l’urgence de la reconstruction post-conflit, avait-il le temps ou non de penser à la rupture ? Il y avait des urgences. V.K. : Lesquelles ? Et comment appréciez-vous le travail d’Alassane Ouattara depuis 2011 ? F.A. : En 2011, il a hérité d’un État totalement délabré, affaibli.

Il s’est retrouvé aux commandes d’une société mal en point, abîmée par la guerre. Sa propre légitimité en tant que président était en cause, et le pays sens dessus dessous. Rappelons que des guerres civiles porteuses de risques de compromission, aussi bien pour la continuité que pour la légitimité de l’État, comme ce fut le cas en Côte d’Ivoire, d’autres pays du continent en ont connu. Je pense au Liberia, à la Sierra Leone, à la Somalie, à la République démocratique du Congo, à la Libye, au Soudan du Sud, à la République centrafricaine. Dans tous ces pays, l’insécurité persiste. Bien que les armes s’y soient tues, l’État a du mal à recouvrer sa légitimité et à continuer de jouer son rôle régalien. Que l’on apprécie ou pas l’action politique d’Alassane AFRIQUE MAGAZINE

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JACQUES TORREGANO/DIVERGENCE

Ici, un nouveau centre commercial à Abidjan. Le pays a vécu un record dans l’histoire des politiques de sortie de crise.

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DIALOGUE

Ouattara, on ne peut nier les efforts consentis par les gouvernements successifs, depuis 2011, en faveur d’une transition politique vers la paix dans une société clivée. L’administration publique, complètement déstructurée et pillée pendant les violences post-électorales de 2010-2011, a été rééquipée et rapidement redéployée sur toute l’étendue du territoire. La légitimité de l’État, profondément affectée par deux décennies de crise sociopolitique, s’est recomposée et peu à peu imposée à toutes les parties prenantes au conflit. L’État a poursuivi sa politique de dotation du pays en équipements et en infrastructures, freinée par une décennie de tensions politiques. L’appareil économique a vite été relancé grâce à des réformes, produisant des effets sur la croissance. L’État a marqué son retour dans le champ du social en prenant ses distances par rapport à l’assistance humanitaire, qui avait occupé le terrain pendant dix ans. On peut mettre à l’actif de ces différents gouvernements la construction de la paix par la réunification de l’armée et la démobilisation des forces non étatiques, malgré les incertitudes qui planaient sur le désarmement, la démobilisation et la réinsertion. Au bout du compte, le pays s’est repositionné sur l’échiquier international. C’est un record dans l’histoire des politiques de sortie de crise. Tout se passe depuis dix ans comme si le pays faisait tout pour effacer la guerre civile de sa mémoire. Aujourd’hui, les adversaires de Ouattara l’interpellent cependant sur le déficit de dialogue politique. Ils lui demandent un effort supplémentaire en matière de réconciliation – un concept flou auquel lui-même préfère l’expression « cohésion sociale ». Réconciliation ou cohésion sociale, c’est bien d’une demande de paix durable pour tous qu’il s’agit. V.K. : Quels sont alors, selon vous, les défis auxquels Ouattara est confronté ? F.A. : Le premier défi est celui de l’invention d’une offre politique

qui tranche avec les logiques et les pratiques des trente dernières années. Cette offre dilate l’horizon politique des « jeunes » qui, pour avoir trop attendu sur les bancs de touche, ont aujourd’hui autour de 60 ans, mais aussi celui des plus jeunes. Après le succès de la restauration de l’autorité de l’État et des fondamentaux de l’économie nationale demeure une problématique : comment utiliser cette autorité restaurée pour créer une Côte d’Ivoire qui donne une chance équitable à ses filles et à ses fils pour réaliser la bonne vie qu’ils souhaitent mener et pour faire advenir « l’Ivoirien nouveau » qu’il appelle lui-même de tous ses vœux ? Ouattara n’a pas d’autre choix que d’être encore et toujours plus inventif. Il semble en donner quelques signes. Ainsi, il serait en train de rajeunir la classe politique autour de lui en refusant de nommer des ministres ayant plus de 60 ans. Il a poursuivi l’effort de réfection des infrastructures, nécessaire avant tout développement : routes, barrages pour l’électricité, l’eau, etc. Concernant l’électrification, il me paraît aussi important de mettre à son actif le fait que la Côte d’Ivoire soit aujourd’hui le pays de la région qui connaît le moins de délestages, ce qui est un préalable à l’industrialisation. Cela n’est pas évident. Dans la sous-région, elle dispose en ce moment du meilleur réseau 54

« L’école traverse une crise morale de grande ampleur. De toute évidence, une réforme en profondeur du système s’impose.» routier, mais également du meilleur réseau de fourniture en eau potable pour les campagnes. Une autoroute qui va jusqu’à la frontière du Burkina est en construction. Et une autre doit aller jusqu’à la frontière du Ghana. Dans le domaine de l’éducation, il y a aussi des initiatives et d’importants investissements, comme la construction de salles de classe ou de nouvelles universités. Il faudra équiper ces dernières de laboratoires et de bibliothèques de qualité, en attendant une réforme du système. Celle-ci a d’ailleurs été annoncée, ce qui me paraît être l’une des ultimes solutions aux inégalités de chances d’accès aux opportunités qu’offre le réchauffement économique. V.K. : Ce qui focalise actuellement l’attention des Ivoiriens est l’école. Vous la connaissez bien. Que pouvez-vous nous en dire ? F.A. : Elle est malade. C’est la poche névralgique par excellence

de la société que nous fabriquons. Sa mauvaise santé a un impact sur tous les secteurs de la vie sociale, économique et culturelle. Quand j’entends parler de « recrutements parallèles » organisés par des enseignants du supérieur, cela me paraît suffisamment grave pour une société que des maîtres deviennent eux-mêmes des tricheurs alors qu’ils doivent être des modèles. C’est un phénomène qui se généralise. Je me souviens qu’au temps du ministre Pierre Kipré, il y a donc plus de vingt ans déjà, ce dernier se plaignait de la tricherie aux examens du certificat d’études primaires élémentaires (CEPE). Comment un enfant de primaire peut-il tricher à un examen si ce ne sont pas ses parents qui organisent cette tricherie ? Dans l’enseignement secondaire, à un moment, pour passer l’oral du brevet d’études du premier cycle du second degré (BEPC), il fallait donner 5 000 francs aux enseignants. Et il y a eu, toujours dans le secondaire, des recrutements parallèles. Ce phénomène se développe maintenant à l’université. Récemment, on a beaucoup parlé des vacances scolaires, que les élèves voulaient anticiper, et des violences que cela a engendrées. On a vu circuler des vidéos dans lesquelles des étudiants chassaient leur professeur de leur bureau. L’école AFRIQUE MAGAZINE

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Sur le campus de l’université Félix Houphouët-Boigny, à Abidjan.

traverse une crise morale de grande ampleur. Tout le monde se plaint de son état déplorable. De toute évidence, une réforme en profondeur du système éducatif s’impose. Des efforts sont en train d’être faits par l’actuelle ministre de l’Éducation nationale, Mariatou Koné. Nous l’y encourageons.

CAMILLE MILLERAND

V.K. : Êtes-vous néanmoins optimiste ou pessimiste ? F.A. : Mon optimisme se nourrit de lucidité. Si nous ne faisons

rien pour changer ce qu’il se passe aujourd’hui, demain sera difficile. V.K. : Et à quoi pourrait ressembler demain ? Assistera-t-on à une nouvelle rébellion, à une intensification du djihadisme ?

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F.A. : La non-maîtrise du djihadisme dans le Sahel n’épargne

aucun pays côtier. Nous sommes d’autant plus menacés que nous sommes l’un des deux plus riches de la région, et le pays francophone qui accueille le plus d’Occidentaux et d’investissements étrangers, ce qui déplaît aux combattants pour l’avènement d’un islam purifié. Nous sommes de toute façon dans leur viseur, au nom de la lutte contre la poursuite de l’occidentalisation de l’Afrique. Avec les migrations et le caractère poreux de nos frontières, si nous laissons les jeunes oisifs dans les zones frontalières à risque et les conflits entre les communautés se multiplier, les mouvements extrémistes violents trouveront là des opportunités de recrutement et d’installation. ■ 55


interview

Elyas Felfoul

« Les nouvelles technologies démocratisent l’accès à l’éducation » Pour le directeur des partenariats chez WISE, le numérique sera l’élément clé de l’apprentissage au cours des cinq prochaines années. Et ce, dans le monde entier. propos recueillis par Zyad Limam 56

AM : Pourquoi la Qatar Foundation s’intéresse-t-elle spécifiquement à la question de l’éducation ? Elyas Felfoul : Parce que c’est le meilleur investissement qu’une

nation puisse faire pour son développement. Le Qatar a compris il y a plusieurs décennies que ses réserves de gaz ne seraient pas éternelles et qu’il fallait amorcer la transition vers une économie de la connaissance. Investir massivement dans l’éducation est considéré par la Qatar Foundation comme le moyen le plus évident et le plus direct pour consolider les fondations d’une nation prospère et préparée à affronter un monde changeant, instable et imprévisible. AFRIQUE MAGAZINE

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Le World Innovation Summit for Education (WISE) a pu se tenir à Doha, du 7 au 9 décembre 2021, dans un contexte épidémique complexe, « exigeant ». Quel a été l’impact de la pandémie de Covid-19 sur le monde de l’éducation ? Le Covid peut-il aussi générer des évolutions positives, sur le long terme, dans le domaine de l’éducation ?

Cette pandémie a « évincé » des centaines de millions d’enfants de l’école dans le monde. La fermeture des établissements scolaires a généré des conséquences importantes en matière de retard d’apprentissage, notamment pour les enfants venant d’un milieu défavorisé. C’est certainement l’un des impacts les plus graves, car les effets à long terme vont perdurer, bien après la pandémie. L’Unicef estimait que la fermeture des écoles maternelles en 2020 pourrait coûter aux jeunes enfants d’aujourd’hui un manque à gagner estimé à 1 600 milliards de dollars au cours de leurs vies. Mais si l’on doit tirer un enseignement de cette crise, c’est que les gouvernements et les institutions ont pris conscience de l’urgence de réformer le secteur éducatif. Clairement, le numérique a été et sera le facteur qui permettra à l’éducation de faire sa mue. Les deux dernières années ont vu une quantité record de capitaux affluer vers l’EdTech [contraction des mots anglais angl g ais « education » et « tech technology c nology », ndlr]. ] Au cours des cinq prochaines années, les systèmes éducatifs du monde entier connaîtront une transformation numérique sans pareil, créant des infrastructures et e des capacités qui placent le numérique au cœur de l’apprentissage. l’appr prentissage. Bien que personne ne puisse prédire l’avenir, ce qui devient clair, c’est que les gouvernements doivent d ivent se préparer au numérique do comme fondement de leurs systèmes éducatifs, et non à un « bien à avoir » périphérique, périphérique u , comme nous l’avons généralement vu à ce jour. Le thème du sommet 2021 était « Generation Unmute: Reclaiming Our Future e Through Education ». La jeunesse jeunesse a-t-elle besoin de « s’exprimer plus librement » ou de se réaliser ? L’éducation est-elle le chemin le plus direct de cette « réalisation »? »?

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L’épidémie de Covid-19 a proL’ voqué les plus gra grandes andes perturbations mondiales depuis la Seconde Guerre mondiale. Et l’éducation n’a

pas été épargnée, comme nous l’avons dit plus haut. Qui plus est, la pandémie a frappé à un moment où le monde était déjà confronté à de multiples crises – que l’on parle du changement climatique ou de la montée des inégalités. Les jeunes sont en première ligne. Ils se sont d’ailleurs énormément exprimés sur les réseaux sociaux. Mais il est temps de les écouter, et surtout de les intégrer à la réflexion et aux décisions qui les concernent au premier chef. C’est de leur avenir qu’il s’agit. Ce sont les plus motivés, les plus enthousiastes, les plus créatifs lorsqu’il s’agit d’imaginer les solutions qui permettront de changer le monde. La moitié de l’humanité a moins de 30 ans. Il est temps de lui donner tous les moyens pour se réaliser. L’éducation sera au cœur des transformations de fond de nos sociétés. Et WISE compte être le marchepied pour cette jeunesse qui veut s’investir dans l’innovation pour l’éducation. On parle souvent dans les couloirs de WISE d’un « global education challenge ». Comment le définiriez-vous ?

En effet, WISE a été bâti sur le constat que tous les pays, des moins riches aux plus développés, sont confrontés à des crises éducatives d’ordres multiples. Nous le voyons déjà depuis plusieurs années, si les situations sont différentes, les difficultés et les besoins sont les mêmes : l’accès à l’éducation, le biendes enseignants, être des élèves, la formation et le soutien d l’ancrage du système éducatif dans lla communauté, et bien d’autres. Autrement dit, des problèmes similaires sont observés dans différents pays. WISE estime que c’est grâce à la collaboration et à la concertation que ces problèmes pourp ront être résolus. C’est grâce aux innovations élaborées par les solutions du EdTech et des entier que entrepreneurs sociaux du monde m des solutions peuvent être répliquées dans d’autres contextes. Pourtant, que qu ue ce c soit dan dans le monde pauvre ou le e mo monde n riche, la question des méthodes d’ d’éd d’éducation éducation semble plutôt négligée dans les débats pub publics. Or les enjeux sont réels? réels ?

Si vous parlez de pédagogie, pédago c’est en effet discuune question qui est énormément éno tée par les professionnels professionnel de l’éducation, mais qui émerge peu dans le débat réponse magique public. Il n’y a ni ré ni martingale. Cela étant dit, le digital et la « tech » amèneront la nécessité d’une lexion globale réf le autour de nouvelles auto méthodes d’enmé seignement. La se pandémie a aussi pa été un révélateur ét de certains traits saillants et indissa pensables pour une pen 57


INTERVIEW

éducation réussie. Le partenariat entre les familles et l’école est un axe fondamental, qu’il va falloir exploiter davantage. L’autonomisation de l’apprentissage devra également être une piste de réflexion, comme l’apprentissage en mode projet, qui a fait ses preuves aux quatre coins du monde. De même, il semble que les élèves comme les pédagogues plébiscitent aujourd’hui des méthodes qui favorisent la coopération plutôt que la compétition. De manière générale, toutes les méthodes qui pourront reconnecter l’éducation au monde réel, préparer nos enfants à devenir des acteurs du changement sont les grandes orientations des réformes à venir. Lors d’un précédent sommet de WISE, un participant nous disait que, dans la plupart des pays, l’éducation était restée comme « figée » au XIXe siècle, avec les tables, le tableau, les maîtres et maîtresses, des règles immuables… Et que si la santé, par exemple, avait évolué au même rythme que l’éducation, nous serions dans une situation particulièrement précaire. Pourquoi, selon vous, un tel « conservatisme » sur cette question ?

L’éducation est ce « mammouth » si difficile à réformer ! Cette expression nous vient d’un ancien ministre de l’Éducation français, mais je pense que de nombreux autres gouvernements pourraient partager cet état des lieux. Pourquoi ? Parce qu’elle touche aux valeurs des sociétés et des individus. Et que, souvent, si le constat de la nécessité de changement est partagé par tous, personne ne souhaite que ses enfants soient les « cobayes » d’un changement radical. Et si l’on se trompait ? La promesse de l’éducation est si forte que toucher à cette institution est un pari risqué pour n’importe quel gouvernement. Par ailleurs, on a beau critiquer nos systèmes, certains disent qu’ils continuent de produire des esprits brillants. D’autres, comme moi, pensent : « Combien de talents ont raté leur vocation à cause de ces mêmes systèmes ? » Chez WISE, nous souhaitons, bien entendu, porter une réflexion globale sur les grands enjeux de celle-ci. Nous soutenons, par exemple, toutes les formes d’innovation et les entrepreneurs sociaux qui émergent souvent là où un déficit d’action publique se manifeste. Nous sommes sans cesse impressionnés par la capacité des entrepreneurs à inventer l’éducation de demain. Le focus de la fondation et de WISE semble particulièrement s’intéresser à l’EdTech. Pourquoi cette approche « stratégique » ? La question de la généralisation de l’éducation, en particulier dans le monde pauvre et émergent, n’est-elle pas plus « prioritaire » ?

Même si les élèves retourneront à l’école physiquement, nous continuerons à être confrontés à des fermetures intermittentes résultant d’une épidémie, de catastrophes naturelles, ou d’autres facteurs hors de notre contrôle. Les attentes en matière d’accès numérique ont changé à jamais. Et l’impact de la pandémie de Covid-19 a créé un élan mondial pour mettre en place une infrastructure numérique et renforcer les capacités digitales des 58

Le World Innovation Summit for Education 2021 s’est tenu à Doha, en décembre dernier.

systèmes éducatifs. Au cours des deux dernières années, un montant record de capitaux a été injecté dans les technologies de l’éducation, alors que le monde sort d’une phase sanitaire très difficile. Et qu’il commence à repenser la manière dont l’apprentissage pourrait se dérouler à l’avenir. D’ici 2025, le monde dépensera 7,3 milliards de dollars pour l’éducation et la formation, mais à peine plus de 5 % de ce montant sera consacré au numérique. Par rapport à d’autres secteurs, l’éducation a encore un long chemin à parcourir avant que le numérique – qu’il s’agisse de l’infrastructure et des systèmes, du contenu ou de la diffusion – soit considéré comme une stratégie ou une capacité essentielle. AFRIQUE MAGAZINE

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La technologie peut-elle aider à gagner en efficacité ?

J’aimerais citer l’exemple de Tusome, un programme national d’alphabétisation mis en place par le ministère de l’Éducation kenyan, qui comprend du matériel pédagogique numérisé et des commentaires des enseignants sur tablette dans 25 000 écoles. S’il est étendu à toutes les matières, Tusome pourrait combler l’écart entre ce que les enfants devraient avoir appris après une certaine période de scolarité et ce qu’ils apprennent réellement, pour moins de 150 dollars par élève. Lorsqu’une technologie est bien intégrée et construite pour résoudre un problème identifié et spécifique, elle peut faire une réelle différence, en particulier lorsque l’environnement est favorable. La technologie est aussi AFRIQUE MAGAZINE

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« La moitié de l’humanité a moins de 30 ans. Il faut lui donner tous les moyens pour se réaliser. » 59


INTERVIEW

la démocratisation de l’accès à l’éducation. Synonyme d’efficacité et de flexibilité dans l’apprentissage et l’enseignement, elle permet aux gens d’étudier à tout moment et en tout lieu. Les cours en ligne sont ouverts à des élèves de tous horizons et de tous âges. Les possibilités s’élargissent, et l’apprentissage tout au long de la vie devient une réalité. En outre, l’accessibilité à une éducation plus équitable à plus grande échelle a été rendue possible par Internet, qui facilite la diffusion des connaissances et des informations, permettant aux gens d’apprendre et de se développer en ligne. Il promet à la fois la qualité et l’égalité dans l’éducation. Comment faire en sorte que ces nouvelles technologies n’accentuent pas les inégalités entre have et have not à l’intérieur d’un même pays, et entre pays ?

Celles-ci démocratisent l’accès à l’éducation. Les initiatives EdTech en font partie, mais les technologies, ce ne sont pas uniquement des développements de pointe. Elles permettent un accès plus facile et moins onéreux au savoir. Grâce à elles, il est possible d’atteindre des zones géographiques auparavant inaccessibles. Certaines populations éloignées et exclues, comme les réfugiés ou les populations déplacées, peuvent continuer à s’éduquer grâce à de simples téléphones. Ceci a été mis en place auprès de réfugiées syriennes, par exemple, leur permettant d’envisager leur avenir de façon bien plus optimiste. Mais la technologie ne se suffit pas à ellemême. Elle nécessite un contexte favorable, une vision claire, une adaptation à un besoin spécifique, ainsi qu’une communauté qui veut faire évoluer les choses.

Le WISE Prize 2021 pour l’éducation a été attribué à Wendy Kopp, directrice générale et cofondatrice de Teach For All. L’objectif de ce réseau international d’entraide de plus de 60 organisations est d’assurer un accès le plus large possible à l’éducation aux enfants, quelles que soient leurs nationalités ou les conditions sociopolitiques. Quel est le sens de ce prix pour le jury et pour WISE ?

« Certaines populations éloignées et exclues, comme les réfugiés, peuvent continuer à s’éduquer grâce à de simples téléphones. »

Chez WISE, vous scrutez le monde à la recherche de méthodes ou de technologies innovantes d’éducation. Pourriez-vous nous citer un ou deux exemples d’évolutions particulièrement notables ou positives ?

L’accélérateur EDtech de WISE soutient l’innovation, s’investit dans la recherche dans le domaine des technologies de l’information et a réussi à créer une communauté mondiale de ce secteur. Cette année, quatre nouveaux projets ont rejoint cet accélérateur. Je voudrais en citer deux qui m’ont particulièrement enthousiasmé. Le premier est Schoters, un projet indonésien qui aide les étudiants à préparer leurs candidatures à 60

l’enseignement supérieur, notamment au sein d’établissements internationaux. Ils fournissent un service de bout en bout, qui va de la préparation aux admissions et aux examens, aux simulations d’entretiens, en passant par la traduction de documents, et bien plus. Le deuxième est Silabuz, un projet péruvien : cette école de codage met en relation des étudiants et des professionnels de pays hispanophones via des cours en ligne, afin de leur permettre de renforcer leurs compétences et développer les aptitudes requises pour participer à nos économies mondiales de plus en plus numériques.

C’est la reconnaissance de la contribution de toute une vie à l’éducation et d’un esprit constant d’innovation. À travers Teach For All, Wendy Kopp a véritablement révolutionné le leadership dans les écoles. Elle a la conviction que des leaders enracinés dans leurs communautés et qui croient au potentiel de les transformer sont la clé pour créer des changements significatifs et durables dans l’éducation, et ainsi offrir les opportunités que tous les enfants méritent. Cette philosophie est directement en rapport avec celle de WISE. Nous militons pour une éducation de qualité accessible à tous. Pour y parvenir, un réseau vertueux et international, qui partage les meilleures pratiques et implique les communautés, est une excellente solution. Si les circonstances auxquelles sont confrontés les enfants semblent différentes d’un pays à l’autre, les causes profondes et les défis auxquels ils doivent faire face sont souvent similaires. Grâce au réseau Teach For All, le personnel, les enseignants et les anciens élèves peuvent entrer en contact avec des pairs du monde entier, se nourrir des points de vue, des idées et des innovations uniques de chacun, et adapter des solutions prometteuses aux besoins de leur propre pays. L’Afrique en particulier fait face à un défi immense poussé par la démographie : il y a des dizaines de millions d’enfants à scolariser, des bâtiments

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La bibliothèque de l’université Gaston Berger, à une dizaine de kilomètres de Saint-Louis, au Sénégal.

SYLVAIN CHERKAOUI/COSMOS

à construire, des maîtres et professeurs à former, à rémunérer. Par où peut-on, doit-on commencer ?

Nous avons récemment publié un rapport très intéressant sur le bien-être des enseignants. L’avenir de chaque société dans le monde dépend de ces derniers. Ils ont un impact sur les enfants de multiples façons, qu’il s’agisse de leur enseigner la capacité d’apprendre tout au long de leur vie, les compétences pratiques pour naviguer dans la vie quotidienne, ou de donner un exemple d’interactions saines et respectueuses. Pour enseigner de manière optimale aux enfants, nous avons besoin de professeurs dotés d’un solide bien-être, lequel est associé au fait de faire du bien aux autres, de s’efforcer, de trouver des solutions créatives aux problèmes et de se connecter socialement. Nos enfants ont besoin de cet effort total de la part des enseignants. Et si on commençait par là ? AFRIQUE MAGAZINE

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L’un des participants au sommet, Marc Brackett, directeur du Yale Center for Emotional Intelligence, évoquait la crise mentale que vivent les enfants dans ce contexte épidémique. Et l’urgence de fournir « l’éducation émotionnelle » que chacun d’entre eux mérite. On est loin de la EdTech, ou y a-t-il des liens ?

L’éducation émotionnelle et le bien-être dans l’éducation ont été des sujets phares cette année chez WISE, et dans le monde en général. Marc Brackett insiste sur la formation à l’enseignement de l’éducation émotionnelle, pour les enseignants comme pour leurs élèves. C’est là que la technologie vient prêter mainforte, pour former les formateurs, mettre les enseignements en pratique, faciliter la compréhension et démocratiser l’accès au savoir émotionnel. Oui, la technologie et l’éducation vont bien de pair. ■ 61


entretien

Wilfried N’Sondé « Je suis pour l’errance » Le roman d’aventures de l’écrivain congolais, Femme du ciel et des tempêtes, est un plaidoyer pour la préservation du vivant, à l’heure de l’urgence climatique. Des Bakongos aux nomades de Sibérie, il célèbre les liens spirituels profonds entre les peuples. propos recueillis par Astrid Krivian

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es routes du monde sont des chemins d’écriture pour Wilfried N’Sondé. Né en 1968 à Brazzaville (République du Congo), éveillé dès l’enfance au pouvoir des livres et de l’imaginaire avec la collection des Oui-Oui d’Enid Blyton, il grandit en Île-de-France, avant de s’établir durant vingt-cinq ans à Berlin, après la chute du mur. En 2018, son cinquième roman multiprimé, Un océan, deux mers, trois continents, retraçait l’histoire du prêtre bakongo Nsaku Ne Vunda au XVIe siècle, ambassadeur à Rome auprès du pape, plongé dans l’horreur de l’es62

clavage à bord d’un navire négrier, depuis le Kongo vers l’Europe, en passant par le Nouveau Monde. Avec Femme du ciel et des tempêtes, l’auteur nous emmène en Sibérie, dans la péninsule de Yamal, au nord du cercle arctique. Un chaman nenets (peuple nomade) découvre la sépulture d’une reine à la peau noire, qu’il imagine africaine, âgée de plusieurs milliers d’années, révélée par la fonte du pergélisol. Avec un scientifique français, un anthropologue congolais et une docteure germano-japonaise, ils vont tenter d’authentifier cette découverte extraordinaire, de préserver ce trésor de l’humanité et son territoire, menacé par les extractions gazières. Mais des industriels mafieux ont des intérêts bien différents… AFRIQUE MAGAZINE

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JEAN-LUC BERTINI/PASCO

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AM : Comment avez-vous imaginé cette histoire racontant la découverte en Sibérie d’une sépulture d’une reine africaine datant de 10 000 ans ? Est-ce lorsque des généticiens scandinaves, en 2018, ont décodé l’ADN d’une adolescente à la peau noire, aux yeux bleus et aux cheveux bouclés, qui a vécu au Danemark il y a environ huit mille ans ? Wilfried N’Sondé : Oui. Les populations vivant en Europe

jusqu’à -7000 ans avaient la peau noire. Les paléontologues et anthropologues le savent. Cette découverte nous force à changer notre regard sur l’histoire et secoue nos certitudes. Dire que des documentaires sur la préhistoire européenne représentent des hommes à la peau pâle, alors qu’elle était sombre ! En ce XXIe siècle, où l’on doit changer de paradigmes, la découverte, probable et extraordinaire, d’une telle sépulture nous pousse à réfléchir autrement. Après cet événement, tous les personnages de mon roman sont obligés de changer leur point de vue, leur philosophie. C’est salvateur. « Les convictions sont des ennemis de la vérité plus dangereux que les mensonges », disait Nietzsche. Votre intrigue met en lien des civilisations très éloignées, issues de géographies aux antipodes, tels les Nenets, peuple de l’Arctique, évoluant dans la péninsule de Yamal, en Sibérie, et les Bakongos, de Mbanza-Congo, ancienne capitale royale, dans le nord de l’Angola. En quoi cela vous intéressait-il ?

Lors d’un voyage en Sibérie, en 2010, j’ai séjourné dans un monastère bouddhiste et échangé avec des mystiques, autour du lac Baïkal. J’ai été très surpris de découvrir les similitudes entre leurs spiritualités et celles d’Afrique centrale. Et quand je me suis rendu en Corée du Sud pour présenter mon premier roman, Le Cœur des enfants léopards, les lecteurs pensaient que j’étais bouddhiste. Pour eux, le corpus spirituel du livre relevait du bouddhisme. C’est fantastique de prendre conscience de l’origine commune des êtres humains. Ce n’est donc pas farfelu de constater que les peuples du nord de la Sibérie et ceux d’Afrique centrale, et même ceux entre ces espaces, ont en commun une même spiritualité. Il y a beaucoup plus de similitudes entre les humains que de différences. Nos cerveaux sont pollués par la pseudoscience qui a commencé au XVIIIe siècle, ces théories expliquant que l’être humain est au-dessus du reste et qu’il doit dominer la nature. C’est une folie. On n’est pas au-dessus des plantes, des animaux. On est dans la nature, on en fait partie. On l’observe de l’intérieur, pas de l’extérieur. Nous sommes dans cette espèce de mêlée, avec les poissons, les éléphants, les insectes, etc. Donc on n’a pas les moyens de détruire ou de sauver la Terre. On peut juste faire en sorte qu’elle reste accueillante pour nous. C’est nous qui risquons de disparaître, pas la nature. Votre roman réunit aussi des personnages d’origines russe, française, japonaise…

Le symbole est très simple : c’est la réunion d’un maximum de peuples. Il y a l’Europe, l’Asie, l’Afrique et l’Amérique, avec 64

la citation en exergue du chef sioux Standing Bear. L’humanité est « une ». Il s’agit de la sauver, donc les enjeux écologiques doivent être affrontés en communauté. Les Italiens n’ont pas de centrale nucléaire, mais il y en a tellement en France que si l’une explose, ils en subiront les dégâts. Il faut réfléchir pour l’espèce humaine, et non pas pour les Français ici, les Chinois là… Mon roman rassemble des hommes et des femmes ayant des accointances avec des espaces différents. Et aussi avec le passé, avec la Femme du ciel, laquelle vient de la préhistoire. C’est une réunion de l’humanité dans l’espace et dans le temps. Femme du ciel et des tempêtes fait écho aux défis écologiques actuels. Manque-t-il une approche spirituelle plus profonde sur le lien de l’homme à la nature au sein des débats à ce sujet ?

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« Les peuples du nord de la Sibérie et ceux d’Afrique centrale ont en commun une même spiritualité. »

ALLEN/ABC/ANDIA.FR

Une tribu de Nenets sur la péninsule russe de Yamal, en décembre 2016. Leur territoire ancestral est menacé à cause du pétrole et du gaz dont il recèle.

On a placé l’humain au-dessus de tout, et à l’intérieur de l’humanité, on a décidé que certains étaient supérieurs à d’autres. Cette réflexion hiérarchique ne correspond pas à la réalité. La spiritualité est importante : la prise de conscience, le questionnement sur le sens de l’existence, de notre présence ici, maintenant, demain. Ces réflexions fondamentales permettraient d’apporter des réponses justes. Car, pour l’instant, pour tenter de sortir de cette impasse, on a recours à des gestes. Par exemple, on décide qu’il faut désormais des voitures électriques à la place des diesels. En Suède, on déforeste pour construire des usines de véhicules électriques. Mais c’est inutile tant que l’on ne répond pas à ces questions : qu’est-ce qu’une automobile ? À quoi sert-elle ? Si vous conduisez une voiture électrique pour aller acheter le pain, vous n’avez rien compris. On envisage notre AFRIQUE MAGAZINE

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monde uniquement à l’aune de la rentabilité. Est-ce qu’on vit pour gagner de l’argent, partir en vacances, travailler moins ? Noum, le chaman du roman, pose ces questions. Pour lui, un arbre n’est pas quelque chose que l’on coupe et que l’on vend. Il entre en communication avec lui, crée du lien. Essayons de considérer l’arbre autrement. Sur 10 arbres, on peut en couper un pour se chauffer et préserver les autres. Une forêt vit, elle n’est donc pas là par hasard. On doit comprendre le sens de sa présence. Territoire ancestral des Nenets, la péninsule de Yamal recèle de pétrole et de gaz, exploités par des industries faisant fi des dégâts sur les hommes et la nature…

C’est tout pour le profit, le confort matériel. C’est problématique. À force de creuser dans le pergélisol en Sibérie, cela crée 65


ENTRETIEN

des crevasses. Mais le paradoxe, c’est que l’on a besoin de gaz, et à bas prix. Des pipelines partent de Yamal pour rejoindre l’Allemagne. Les Allemands donnent des leçons au monde entier en matière d’écologie, mais ils sont en train de détruire la péninsule pour s’approvisionner en gaz peu cher. L’extraction des ressources fragilise l’écosystème et menace le mode de vie de ce peuple d’éleveurs nomades…

Ces paysages sont majestueux, d’une beauté écrasante, d’un gigantisme inquiétant. On comprend que c’est la nature qui nous accueille. Elle a sa propre dynamique. Elle peut très vite basculer de l’accueil au rejet. Mais je ne suis pas allé dans le Nord, où se déroule mon histoire. Les descriptions relèvent d’un travail littéraire. Elles sont toujours le fruit du ressenti subjectif des personnages – comment le paysage agit de manière sensible sur eux.

Le plus choquant, le plus grave, c’est de mépriser ces Ce rapport aux ancêtres, présent peuples. De considérer qu’ils ne sont rien, qu’ils n’ont rien comdans la culture des Bakongos et des Nenets, pris, qu’ils n’ont rien à dire, à nous apprendre. Ils vivent dans manque-t-il en Europe aujourd’hui ? ces territoires depuis des milliers d’années, ils le connaissent Ce culte des ancêtres n’est pas seulement présent chez les bien. C’est idiot de ne pas respecter leurs Bakongos. En France, des croyants se recueillent tous connaissances. Ça commence à changer, les dimanches à l’église autour mais c’est un peu tard. Les industries de Jésus-Christ, des apôtres, des pharmaceutiques, aujourd’hui, envoient ◗ Femme du ciel saints. Ce sont des ancêtres, des des émissaires chez les peuples d’Ama- et des tempêtes, défunts vénérés. La spiritualité zonie afin de bénéficier de leur savoir Actes Sud, 2021. est partout. Certains l’appellent sur les plantes médicinales. Ce que je ◗ Borders (avec autrement. Adam Smith, l’un des Jean-Michel André), reproche à la civilisation occidentale, Actes Sud, 2021. penseurs du libéralisme, explique et j’en fais partie, ce n’est pas d’être ◗ Un océan, deux que le marché se régule grâce à ce qu’elle est, mais c’est de mépriser mers, trois continents, la main invisible. C’est-à-dire la les autres modèles et de ne pas avoir Actes Sud, 2018. magie. Même lui qui se targue de l’intelligence de s’en inspirer. D’autant ◗ Le Silence des esprits, rationalisme a recours à une resActes Sud, 2010. plus que notre modèle ne peut pas foncsource spirituelle magique pour ◗ Le Cœur des enfants tionner longtemps. Les Sans [peuple léopards, Actes Sud, 2007. expliquer un phénomène. Le mot présent en Afrique australe depuis quad’ordre du système de Karl Marx, rante mille ans, ndlr] n’ont peut-être pas c’était le « sens de l’histoire », une bougé depuis des dizaines de millénaires, grâce à invention pas du tout rationnelle. Si leur mode de vie, et peuvent encore tenir longtemps. l’on enlève cet élément immatériel, Pas nous. toute la théorie marxiste s’écroule. Si l’on enlève la main invisible de Comment avez-vous construit le personnage Smith, tout le libéralisme s’écroule. de Noum, le chaman nenets, intercesseur De même que si l’on ôte les ancêtres entre les humains et les esprits ? au chaman, il s’écroule. Dès mon enfance, j’ai été socialisé dans l’idée du monde double : le visible et l’invisible. Ce dernier Les pays dits en voie requiert, pour y accéder, des médiums, des êtres qui de développement sont établissent une connexion entre le rationnel, le sensible les premières victimes et le monde magique. J’ai rencontré des chamans en du dérèglement climatique, Sibérie, des druides aussi, en Bretagne, en France. causé par la pollution L’humanité a toujours eu des individus, souvent des des pays industrialisés. femmes d’ailleurs, à qui l’on prêtait la capacité d’être Mais les autres victimes sont, par entre les deux mondes. Mais avec ce basculement au exemple, les travailleurs en usine. tout-rationnel au XVIIIe siècle, ces gens furent perçus Est-ce une vie de passer l’écrasante majorité de son existence à participer comme des fous, des charlatans. Or ils disposent de à la production d’objets ? Quel en est ressources utiles à tous. Certes, il faut de la science, le sens ? Que nous propose ce modèle de l’homo economicus ? de l’industrie, des universités, mais il faut également du spiriUn ami à Berlin possédait un restaurant qui marchait très bien, tuel, des chamans, de la magie. il travaillait du matin au soir. Il s’était acheté une Porsche, qu’il Vous décrivez les paysages du Grand Nord avec une conduisait maximum deux fois par mois durant une heure. puissance d’évocation. Vous êtes-vous inspiré de votre Gagner beaucoup d’argent sans avoir le temps d’en profiter, à voyage à bord du Transsibérien ? Et que vous a appris quoi ça sert ? Où sont le bonheur et la satisfaction ? Pour mon cette traversée des grands espaces ? 66

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Bibliographie sélective


premier boulot à Berlin, je travaillais sur un chantier. On venait me chercher à 6 h 30, on avait soixante minutes de trajet. On ne parlait pas avec nos collègues pendant le travail. On se voyait à la pause de déjeuner pendant une heure. Le soir, je rentrais chez moi, cassé, j’avais juste le temps de manger puis je dormais. Et le lendemain, rebelote. Si on a une famille, on n’a plus le temps de leur parler, plus l’énergie de faire l’amour, ou seulement quelques minutes… On n’apprend rien, on ne ressent rien. C’est horrible. Et on nous explique que c’est ça la modernité, en nous félicitant ! Mais en nous proposant une vie sans intérêt, on se moque de nous. Ce modèle consumériste et productiviste tente de s’imposer partout dans le monde. Comment lui résister ?

C’est compliqué, car le matérialisme a cet avantage de nous donner de la satisfaction à court terme. Et c’est difficile de proposer autre chose, car toute alternative demande du temps. Or, le capitalisme réduit, comprime le temps. Vous vivez en ville. Dans un environnement où l’on est coupé de la nature, comment lisez-vous ses messages ?

On n’est jamais coupés de la nature. Les êtres humains qui nous entourent sont la nature. Et la ville est un espace de nature transformée. « Rien ne se perd, rien ne se crée, tout se transforme », disait Lavoisier. Pas besoin d’être dans la toundra pour sentir que tout est animé, et que, partout, il y a quelque chose à lire. Rien n’est muet ni mort. Soyons attentifs, ouverts à tout ce qui est extérieur à soi, à l’au-delà du visible. Votre précédent roman, Un océan, deux mers, trois continents, traversait aussi plusieurs géographies. Le déplacement est-il important pour vous ?

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Que vous a appris votre expérience d’expatrié, en France et en Allemagne ?

L’adaptation. Vivre à la fois la différence et la communauté. On a tellement de points communs, on mange, on boit, on rit, on s’aime, ou pas. Seules les modalités changent. C’est fascinant. L’être humain s’adapte à tout. Je me sens potentiellement partout chez moi. On n’a pas retenu ce dicton de la Rome antique : « Ubi bene ibi patria » (« Là où je suis bien, là est ma patrie »). Là où je me sens bien, ce n’est pas nécessairement à l’endroit où sont nés mes ancêtres, ni là où l’on parle ma langue.

« Est-ce une vie de passer l’écrasante majorité de son existence à participer à la production d’objets ? Quel en est le sens ?»

Oui. Le déplacement géographique mais aussi intellectuel m’intéresse. Rester ouvert à d’autres idées, à d’autres modes de pensée, dans l’écriture. Même si, aujourd’hui, le roman est mon expression principale, j’ai aussi écrit des poèmes, du théâtre, de l’opéra, des ouvrages pour la jeunesse… Un océan, deux mers, trois continents était un roman historique, Femme du ciel et des tempêtes relève de l’anticipation. J’ai besoin de déplacements en tout genre pour me ressourcer, me régénérer, me mettre en difficulté. J’ai appris ça pendant mes années à Berlin : l’art m’intéresse lorsqu’il me met en danger, quand il est expérimental, AFRIQUE MAGAZINE

quand on peut se tromper. C’est salutaire de sortir de sa zone de confort. Mettre en avant l’enracinement de l’être humain est une erreur. Je suis pour l’errance et la prise de risques. Quand on se trompe, on apprend. Une chose statique, balisée, sûre ne m’intéresse pas. J’ai envie d’une expérimentation littéraire, artistique. Dans ce cas-là, je me sens vivre.

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Quels souvenirs gardez-vous de vos premières années à Berlin, juste après la chute du mur ?

C’était la ville de tous les espoirs. On croyait encore à la troisième voie. Compte tenu de son histoire, Berlin ne pouvait pas être arrogante. Elle était humble et inventive, attractive, intense, avec une grande volonté d’ouverture vers l’autre. Tout ça était contrebalancé par le choc des mouvements d’extrême droite, parfois auteurs de crimes racistes. Même si c’était latent, marginal, un danger potentiel violent planait. Mais sinon, le quotidien était à la fête, dans une ville ouverte aux artistes les plus originaux. Après coup, on a compris que l’économie de Berlin-Est était artificielle, sous perfusion de l’Ouest. Ce n’était pas tenable, économiquement. Dès 2004, Berlin était en faillite. Mais vivre dans cette cité en perpétuel changement fut une expérience exceptionnelle, très instructive. Après vingt-cinq ans à Berlin, quand je suis rentré à Paris, j’ai été déçu. Cette ville n’est pas excitante. Elle préfère laisser partir sa population plutôt que de changer.

L’Afrique est le Far West des écrivains, dites-vous.

Les histoires africaines sont méconnues. Et tant de préjugés, de constructions préétablies persistent. Or, tout est à faire, à penser, à repenser. Aux quatre coins de l’Afrique, on trouve ce corpus spirituel, porteur de mystère, de magie, très propice au roman. On peut tout inventer. Il y a l’espace pour écrire des romans et tourner des films fantastiques. ■ 67


rencontre

AURÉLIE SAADA «LA TUNISIE, C’EST MON INTIME ÉTRANGER» Plus que jamais, l’ancienne membre du groupe français Brigitte renoue avec ses racines orientales. À l’écran, comme dans la bande originale de Rose, son premier long-métrage, tout respire le cumin, la fleur d’oranger. Et une mélancolie joyeuse.

elle. Oui, très belle. À 43 ans, Aurélie Saada, ex- auteurecompositrice-interprète du groupe Brigitte, avec Sylvie Hoarau, a ce quelque chose qui, au-delà de l’esthétique, émeut. Une ultraféminité assurée et évaporée tout à la fois, réincarnation faite chair de la Vénus de Botticelli, version rock oriental. Née à Paris, de parents juifs tunisiens, celle dont le nom de famille signifie « sucré » en arabe, a mis du temps à trouver sa voie, un peu comme dans Alice au pays des merveilles. Son chemin, c’est d’abord 68

sa voix qui le lui a indiqué. Avec la création de Brigitte notamment, qui a remporté la Victoire de la musique catégorie Révélation scène. On se souvient de leur reprise de « Ma Benz », de NTM, ou d’« Hier encore », en duo avec le groupe malien BKO Quintet. Des morceaux envoûtants. Mais pour l’artiste à la chevelure miel, c’est en passant derrière l’écran que la quintessence de sa créativité a pris toute sa saveur. En abordant le thème de la vieillesse, sur fond de notes orientales, Rose, qu’elle a écrit en un jaillissement, préfigure la couleur de son prochain album, qu’elle enregistre bientôt. Proche de son histoire, de ses racines tunisiennes. Si son roman AFRIQUE MAGAZINE

AMANDA ROUGIER

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propos recueillis par Catherine Faye

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RENCONTRE

préféré reste Blonde, de Joyce Carol Oates, une biographie fictive de Marilyn Monroe, ses inclinations la portent sans ambages vers la puissance d’Oum Kalthoum et le goût de la pkaila, plat typique de la cuisine judéo-tunisienne. Elle a d’ailleurs prévu de mettre le cap, au printemps prochain, sur la Tunisie. Pour la première fois. AM : Au fil de votre route, il y a la musique. Comment est-elle venue à vous ? Aurélie Saada : La musique, c’était ce que mes parents faisaient

le soir, quand avec ma sœur, Chloé, on devait aller se coucher. Ma mère chante très bien, mon père aime jouer de la guitare. Leurs copains musiciens venaient passer des soirées à la maison, je les entendais rigoler. Je me souviens d’Alpha Blondy, qui était souvent chez nous quand j’étais petite, un super copain de mes parents, rencontré en Côte d’Ivoire, parce que ma marraine était professeure de philosophie au lycée d’Abidjan. Je pense que tout cela a nourri une espèce de frustration lorsque j’étais petite. Le monde des grands était celui de ceux qui font de la musique après le dîner. C’était tout ce qui se passe derrière la porte. Et, donc, tout ce qui me faisait rêver. C’est surtout votre duo Brigitte qui vous a fait connaître. Treize années de complicité qui ont pris fin il y a un an…

J’ai grandi avec de la musique orientale. Il n’y avait pas une fête sans un titre de Warda. Et nous, comme des puces, on se levait et on se mettait à danser. Et puis, chez ma grand-mère, le dimanche, on regardait toujours une comédie musicale égyptienne. Quand j’ai commencé à composer la musique de mon film, je voulais chanter en arabe et en hébreu, et cela a été hypernaturel de composer des thèmes orientaux. J’ai travaillé avec des musiciens comme le percussionniste d’origine algérienne Amar Chaoui et l’immense Mokrane Achewiq Adlani pour le violon et l’oud. La poétesse et musicienne tunisienne Nawel Ben Kraïem m’a aidée pour mon accent. Une manière de laisser passer ces petites voix qui traînent depuis l’enfance au fond de nous et que l’on n’a pas laissé s’exprimer avant… Une quête personnelle, également. Je voudrais mieux connaître mes racines. Mais ce n’est pas un retour sur mon histoire. Plutôt une envie d’avoir ça, aussi, avec moi. Mon rapport à la Tunisie est particulier. J’ai tellement l’impression de l’avoir en moi et, en même temps, ce pays et cette culture me sont extérieurs. La Tunisie, c’est mon intime étranger. Avec tout ce que mes parents, mes grands-parents ont connu, et tout ce que je ne connais pas.

« C’est l’histoire d’une femme qui se réapproprie son corps, sa vie, se découvre comme elle ne s’imaginait même pas. »

Quand j’ai fait la connaissance de Sylvie, j’ai tout de suite eu envie de faire de la musique avec elle. J’ai un petit goût de l’aventure qui fait que, lorsque je rencontre une personne qui m’intrigue, me plaît, ma première impulsion, en général, est de lui proposer de travailler ensemble. Parce que c’est dans ces moments-là que l’on révèle beaucoup de choses de soi, sans avoir à l’expliquer. Et quand ça marche, ça crée des amitiés fécondes, qui donnent naissance à des projets qui motivent. J’adore le dialogue et je pense que j’étais rassurée à l’idée d’être avec quelqu’un. On a eu une relation fructueuse, musicalement et amicalement, on se soutenait, on s’encourageait. Et puis, comme un couple, nous nous sommes séparées. C’est Sylvie qui a décidé de mettre un terme à notre duo. Un groupe n’est pas comme une association professionnelle, parce que si vous avez un associé, vous ne dormez pas avec lui, vous ne vous brossez pas les dents à côté de lui. Nous, les musiciens, on vit sur la route, on se voit en pyjama, et au bout d’un moment, comme des amants, on se quitte pour les mêmes raisons que celles pour lesquelles on s’est aimés. Je me suis donc dit que c’était une façon de me lancer dans une nouvelle aventure. 70

Vos origines maghrébines influencent-elles votre musique ?

Votre film véhicule de nombreuses références orientales…

C’est assez criant, un peu malgré moi, car je n’ai pas particulièrement cherché à le faire. Je voulais un récit qui soit sincère et raconte ma vie. Alors, forcément, ça s’inscrit dans l’accumulation, dans le « beaucoup, c’est bien, trop, c’est mieux » : trop à manger, trop d’objets sur le buffet, trop de souvenirs à raconter, trop de monde dans un petit espace. Il y a une forme d’abondance de toutes petites choses. D’ailleurs, la vitrine qu’il y avait chez ma grand-mère, et que l’on retrouve dans le film, surchargée de poupées ramenées de voyages, de paquets de dragées, de photos de classe, de tonnes de miniatures, de petites porcelaines, c’était comme s’il fallait la remplir de souvenirs. Ma famille est arrivée de Tunisie avec rien. C’est peut-être pour cela que leurs petits appartements étaient surchargés de plein de petits objets, comme s’il fallait se réapproprier des souvenirs. Qu’est-ce qui vous a inspiré la trame de Rose ?

Cette histoire vient d’un dîner. J’en organise beaucoup, j’adore les tables bruyantes, les générations qui se mélangent, j’aime le bordel, et que tout le monde ait bien à manger. Un soir, donc, j’organise un repas chez moi pour la fin de la Pâque AFRIQUE MAGAZINE

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juive, la mimouna, et j’invite plein de monde, dont la dernière grand-mère de la famille, Denise, que j’adore particulièrement, et qui vient de perdre son mari. À la même table, il y a la cinéaste et ancienne compagne de déportation de Simone Veil, Marceline Loridan-Ivens. Et j’observe cette grand-mère hypnotisée par la liberté de Marceline, qui est plus âgée qu’elle, qui fume (des pétards), boit de la vodka, parle de sexe. Quand mes invités sont partis ce soir-là, j’ai tout de suite eu envie de raconter cette histoire-là. Celle d’une femme qui, à la mort de son mari, croise le chemin d’une femme libre, qui se réapproprie son corps, sa vie, sa liberté, et même la possibilité de se casser la gueule – quand on choisit de vivre, on choisit aussi le risque de vivre –, qui se découvre comme elle ne s’imaginait même pas. D’ailleurs, cette scène du repas est dans le film. L’idée est donc née d’un hasard ?

Sans m’en rendre compte, cela faisait longtemps que je portais cette histoire en moi. Et à un moment donné, donc ce soir-là, ça a été un déclic. En réalité, elle faisait écho à quelque chose de bien plus intime. Quand le père de mes deux filles m’a quittée – elles avaient 1 an et 2 ans –, je venais d’avoir 30 ans, j’ai soudain cru que j’étais vieille, que je ne pourrais plus jamais être heureuse comme je l’avais été avec lui, que ma vie s’écroulait, que c’était terminé. En fait, la vie a été bien plus excitante après, et c’est peut-être le plus beau cadeau qu’il m’ait fait. On ne soupçonne jamais la force que l’on trouve à travers un deuil. On n’imagine pas ce que l’on va devenir après la perte de quelqu’un ou à la fin d’une grande histoire. Cela peut toujours révéler une part de soi que l’on ignore.

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Justement, le thème central de votre film pose la question de la vieillesse. Quel regard portez-vous sur le temps qui passe ?

Aux côtés de sa partenaire Sylvie Hoarau (à droite), durant un concert en 2016.

Jeune, je me suis sentie vieille. Pour moi, être vieux, c’est les limites que l’on s’impose. Cela peut arriver à n’importe quel moment de la vie, dès l’instant où l’on croit que notre corps, la société, notre fonction, notre genre nous entravent. Nous, les femmes, sommes beaucoup confrontées à cela dans nos vies. Notamment avec le fatidique : « Il va falloir que tu fasses des enfants, car bientôt ce sera trop tard. » Ou encore : « Ah, mais elle n’a pas fait d’enfant ! » On est sans cesse dans un rapport au temps qui nous limite complètement, avec des injonctions ou des interdits, et je crois qu’il faut se réapproprier ces choses-là, ne pas être soumis à ces codes. Vieillir, c’est le chemin que nous prenons tous. Alors, dans Rose, j’avais envie d’un regard tendre et pas envie de dire que, passé un certain âge, ça s’arrête. On peut être désirant et désiré jusqu’au bout de sa vie. Et il n’y a aucune raison que cela s’arrête parce que cela ne correspond pas à une norme, à un âge. AFRIQUE MAGAZINE

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Êtes-vous portée par un combat, un engagement ?

Je n’aime pas me résumer. J’ai une part de féminisme en moi, par exemple, mais ce n’est pas une posture. Je veux juste ne pas être limitée parce que je suis une femme. L’important, c’est l’égalité. Aussi bien pour les femmes que pour les hommes. Cependant, une chose me paraît intéressante : la psychanalyse. On accède petit à petit à nos désirs, on s’affranchit de ce qu’il faut, du désir de nos parents, du désir des autres, et on accède aux nôtres, à nos fragilités, à nos lacunes. De notre vulnérabilité, de notre spécificité, on fait notre force. Tout en acceptant de devenir responsables. Ce n’est pas un chemin facile. La psychanalyse a été mon plus beau voyage. On est avec soi, parfois c’est plus compliqué, parfois plus simple. Mais puisqu’on est capable d’assumer nos actes, et ce que l’on est, alors on peut toujours modifier les choses, transformer nos peines et nos déboires en œuvre. On peut toujours en rire. Et en faire des histoires. ■ 71


LORENZO PALMIERI

Devant l’œuvre A Rose By Any Other Name (2007).

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entrevue

KENDELL GEERS ALCHIMISTE D’ART ET D’ESPRIT

Dans sa nouvelle exposition parisienne « Flesh of The Spirit », l’inclassable artiste sud-africain convoque à la fois les mondes anciens et contemporains du continent. propos recueillis par Fouzia Marouf

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egard droit, front haut, Kendell Geers est un artiste au contact direct. Habité, il retrace avec attention la genèse des sculptures de sa dernière expo parisienne. Entre performance, vidéo, photographie et peinture, son art subversif détourne et interroge les codes idéologiques en ravivant l’âme, l’esprit et la mémoire des Noirs. Sa matière éclôt dans la puissance et la violence des corps, façonnée entre écriture et signes, saluée aux quatre coins du monde. Son destin est marqué très tôt par l’engagement. Né en 1968 à Johannesbourg dans une famille de la classe ouvrière afrikaner au plus fort de l’apartheid, entier, radical, il fuit le domicile AFRIQUE MAGAZINE

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familial à 15 ans et devient activiste. Ayant vécu et travaillé à New York, Londres, Paris, il se définit comme « AniMystikAKtivist » : « Je suis né en tant qu’activiste durant la période de l’apartheid et de la guerre froide, marquée par la tromperie. Je suis un révolutionnaire de la vieille école », confie-t-il. En 2019, avec son ami le collectionneur Sindika Dokolo (décédé le 29 octobre 2020), il est le co-commissaire d’« IncarNations », exposition présentée à Bozar, à Bruxelles, axée sur l’art africain en tant que philosophie. Forgeant des masques pende ou sculptant des statues, cet alchimiste présente ses œuvres dans un solo show intitulé « Flesh of The Spirit », à la Carpenters Workshop Gallery, à Paris, jusqu’au 31 mars. 73


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entendre, vous allez être heureux, vous serez consolé, mais rien ne changera. L’une des façons de changer le monde, c’est de gratter, de déranger. Quand vous êtes confronté à quelqu’un que vous ne voulez pas entendre, c’est par définition violent, mais c’est indispensable. Lorsque j’étais jeune activiste, de 1984 à 1990, il y avait deux courants dominants de pensée, l’un représenté par le Mahatma Gandhi, l’autre par Nelson Mandela. De nombreuses personnes n’aimaient pas écouter ce dernier car il n’était pas pacifiste, il s’inspirait de Malcolm X et de la lutte armée pour transformer politiquement l’apartheid. Il aurait pu être libéré de prison plusieurs années auparavant, mais il n’a jamais dénoncé la violence. Il avait compris très tôt que la non-violence sert ceux qui détiennent le pouvoir. Pour ma part, je ne soutiens pas les gens qui recourent à la violence par plaisir. À travers mon art, bien entendu, je ne tue ni ne blesse personne, mais j’y glisse des éléments de violence nécessaires pour provoquer le débat, enclencher la discussion, et ainsi créer un vrai changement. Vos productions ravivent l’art africain, avec des œuvres inspirées de la culture yoruba…

Je glisse des éléments de violence nécessaires dans mon travail pour provoquer le débat, enclencher la discussion, et créer un vrai changement.

En effet. L’Afrique est un continent composé de 54 pays avec une histoire plurimillénaire. Cela mène à un questionnement : je suis africain et je suis blanc. Et ma famille vit en Afrique depuis trois cents ans. Dès lors, comment définir et considérer le continent ? Par la couleur de peau, l’identité, la terre, la spiritualité ? En tant qu’artiste, mon rôle est d’ouvrir cette discussion, d’interroger la manière dont nous définissons l’Afrique, et je préfère l’aborder de façon généreuse plutôt que sous l’angle « “Qui est noir ?” contre “Qui est blanc ?” ». Selon le point de vue européen, il faut laisser les Noirs et les Blancs en parler, or ce n’est pas si simple parce que nous sommes face à des centaines d’années de colonialisme, avec des Blancs qui sont restés en Afrique et des esclaves qui ont été amenés PreyPlayPrayPay (2011). en Europe. À cela s’ajoute le fait qu’actuellement les cultures s’influencent et s’entremêlent les unes les autres : le artistes comme moyen de guérison. Je pense que j’ai puisé ma jazz, le hip-hop, le rap, etc., avec de nombreux aspects incarnant force dans cette idée, et je me suis servi d’un exemple qui me un mélange Afrique-Europe. semblait fantastique : une œuvre inspirée par une installation réalisée lors de cette exposition, un masque pende. La moitié du Les thématiques de vos travaux révèlent un artiste visage est noire, l’autre blanche, parce que les Pende considéfortement engagé. D’où tirez-vous votre force ? raient que la guérison n’était pas uniquement physique et qu’elle Lorsque j’ai présenté l’exposition « IncarNations » au Bozar, à relevait de la dimension spirituelle. Je puise justement ma force Bruxelles, en 2019, avec Sindika Dokolo, dont j’étais très proche, dans l’art, que je perçois comme étant connecté au monde de nous étions tous les deux très investis dans le positionnement de l’esprit. J’aime la métaphore ayant trait à mon travail, pareil à l’art africain en tant que philosophie, spiritualité et, spécifiqueun feu qui brûle : vous ne pouvez pas le toucher, mais il est là. ment, en tant qu’exorcisme. Nous nous sommes demandé comMa démarche artistique s’avère à la fois spirituelle et physique. ment exorciser les affaires, le désir et l’histoire, afin d’utiliser les 74

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AM : Vous vous inspirez de la violence de la société pour créer. L’art doit-il aussi être le miroir de nos pulsions les plus sombres ? Kendell Geers : Si quelqu’un vous dit ce que vous voulez


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Twilight of the Idols (Fétiche), 2009.

Le mot « spiritualité » revient souvient dans votre discours…

C’était important pour vous de voir vos sculptures exposées à Paris ?

Il est essentiel de cultiver une forte spiritualité. L’une des questions que soulève ma nouvelle exposition, « Flesh of The Spirit », est celle de notre vie dans un monde abreuvé de fake news, plein d’opportunisme et d’algorithmes, qui nous dicte quoi entendre. Lorsqu’il n’y a plus de relation entre ce que nous disons et ce que les mots signifient, nous ne pouvons plus nous protéger, nous ne sommes plus en contact avec quelque chose qui a une teneur réelle. Face à cela, la spiritualité est, pour moi, comme une boussole qui me guide dans une bonne direction. Sans elle, on est perdus.

Oui, c’est une bonne chose, car en ce moment, il y a énormément de whitewashing [le fait de faire jouer le rôle d’un personnage de couleur à un acteur blanc, au cinéma notamment. Ici, cela fait référence à l’art africain acquis par l’Occident, ndlr]. Plusieurs gouvernements essaient d’effacer l’histoire de la France et de la Belgique, qui incarnent deux épicentres coloniaux. Beaucoup d’œuvres exposées au musée du quai Branly, par exemple, parmi les collections européennes de Londres, Bruxelles ou Paris, proviennent d’expéditions coloniales. Ce retour peut être considéré comme violent, mais la violence est

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celle qui a été perpétrée par les Européens en Afrique. La restitution est légitime afin de parvenir à un équilibre, tel le yin et le yang. Pour moi, c’est formidable de présenter mes nouveaux travaux à Paris. Lorsque vous regardez mes sculptures, vous vous dites en tant qu’Européens : « Oh, cet art est totalement africain ! » Or, quand les Africains voient mes œuvres, ils pensent qu’elles sont exclusivement européennes. Cela fait écho à la culture de chacun, un, qui détermine ce que l’on l on voit. Nous devons être prudents,, particulièrement aujourd’hui, afin de ne pas reproduire les erreurs du passé ni imposer ce que nous voulons voir. r. En cela, il faut laisser les sculptures actuelles parler d’elles-mêmes. Cela me fait penser au début du court-métrage trage Les statues meurent aussi [réalisé par Chris Marker, Alain Resnais et Ghislain Cloque en 1953, ndlr]. C’est notamment amment quand les œuvres meurent qu’elles offrent un espace pace où l’on peut se libérer de nos peurs et de nos fantasmes. smes. Pourquoi ce titre, « Flesh lesh of The Spirit » (« La chair de l’espritt »)? ») ?

Il y a un double sens. C’est un jeu de mots inspiré du titre du livre culte ulte Flash of The Spirit : African & Afro-American Art & Philosophy, y écrit en 1983 par Robert Farris Thompson. Très ès important de par sa dimension historique, cet ouvrage est st consacré aux anciens esclaves issus d’Amérique, du Brésil, il, d’Haïti, des Caraïbes. L’auteur y révélait comment la tradition africaine devait s’adapter au christianisme au Royaume-Uni, aume-Uni, aux États-Unis ou encore en France. Cela me concerne erne parce qu’en tant qu’Africain blanc, je me demande comment ment je pourrais m’adapter au changement, à de nouvelles circonstances. De plus, qui peut décider de ce qui doit être gardé ? Pour rdé ou de ce qui doit être oublié ? en revenir à mon exposition, position, j’ai changé le titre du livre pour « Flesh of The Spirit pirit », car je souhaitais évoquer l’idée du masque pende, quii incarne à mes yeux une œuvre d’art mi-physique mi-spirituelle. uelle.

C’est notamment quand les œuvres meurent qu’elles offrent un espace où l’on peut se libérer de nos peurs et de nos fantasmes. culpabilité de mes ancêtres, et je ne vvais pas ignorer ou nier ce que les Blancs ont fait en Afriqu Afrique. Mais des Noirs, des place sur ce contiBlancs, des Indiens, des métis ont leur l qu’est l’Afrique ? nent habité par la générosité. Qu’est-ce Qu’e Un mélange des peuples. On ne peut peu pas réduire les Portugais, les Allemands, les Espagnols, les Italiens, les Grecs, etc. à une singularité ou à des clichés. Alors pourquoi c enfermerions-nous l’Afrique dans des clichés qui ne correspondent pas à sa réalité ? Il s’agit d’un continent ouvert, où se déploient de multiples comm communautés. Pourquoi avez-vous choisi de v vivre à Bruxelles ?

J’ai fui le domicile familial lorsque j’avais 15 ans, à cause de l’apartheid, puis je suis arrivé à Londres comme réfugié. Ensuite, je suis retourné en Afrique du Bien sûr. J’ai vécu u sur le continent, j’y suis né, j’y ai Sud, lorsque Nelson Mandela a été libéré. Et j’ai fait démocratie en faveur du changegrandi. Mes ancêtres sont africains. Ma langue maternelle partie de la nouvelle démocrati arc-en-ciel ». Finalement, je est l’afrikaans, uniquement uement parlée en Afrique du Sud. ment pour créer la « nation arc-e parce que l’apartheid avait Comment ne pourrais-je s-je pas être un Africain ? Oui, j’ai la suis reparti une seconde fois, par peau blanche, mais ça a ne m’en rend pas moins africain. laissé la place à une liberté, mais de courte durée : nous d’apprentissage, qui était Ça m’amuse toujours que des Européens soient les prefaisions face à une période d’a miers à me critiquer en n tant qu’Africain à la peau blanche, une belle utopie et à laquelle je croyais. Mais une fois mais parlons d’un monde onde dénué l’apartheid terminé, l’art tenait un petit rôle au sein de la nouvelle constitution. En de préjugés, où il ne serait pas no tant question de couleur de peau ta qu’artiste, vous ne pouviez pas survivre, mais d’identité. Je m’idenvous deviez exercer un tifie comme africain n car travail plus fonctionc’est mon histoire, mon Flesh of The Spirit 3567, 2019. nel, comme ingénieur héritage, ma culture.. Oui, par exemple, ou dans je reconnais pleinement ent la 76

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Vous sentez-vous profondément ofondément africain ? Qu’est-ce que cela signifie pour vous ?


Ci-contre, Masking Tradition DXII, 2017. Ci-dessous, Masking Tradition DXVI, 2017.

les affaires. Alors, j’ai vécu tour à tour en Allemagne, en France et au Royaume-Uni. Pour finir en Belgique. J’aime Bruxelles, c’est une ville excentrique. D’habitude, les riches habitent dans le centre-ville, et les pauvres autour : là-bas, c’est le contraire, les pauvres vivent dans le centre et les riches se retrouvent en banlieue. D’emblée, ça m’a fasciné, contrairement à Londres ou à Paris, où il y a un « ghetto » de pauvres et un « ghetto » de riches. C’est la seule ville en Europe où je marche décontracté dans la rue : j’aime le fait que les Blancs côtoient les Noirs. On ne retrouve pas cette mixité à Londres ou à Paris. Si l’on me snobe pour mon anglais à Londres, on ne me juge pas à Bruxelles, tout le monde y est le bienvenu.

Ci-dessous, Kendell Geers fait visiter l’exposition « IncarNations », au Bozar, à Bruxelles, en 2019, à l’homme politique belge Didier Reynders.

KENDELL GEERS (2) - DR

Qu’est-ce qui vous inspire finalement ?

La vie. Le fait d’être vivant grâce à l’art. Beaucoup d’Européens, quand on parle de restitution des œuvres, disent : « En Afrique, vous n’avez pas de musée ! » Chris Marker rappelle qu’en Europe, l’art est séparé de la vie, l’étymologie du mot « musée » renvoie au mausolée, un lieu associé à la mort. Or, en Afrique, l’art fait partie intégrante de la vie, nous vivons dans le respect de l’art. C’est très important pour comprendre mon inspiration. ■ Carpenters Workshop Gallery, à Paris, jusqu’au 31 mars. carpentersworkshopgallery.com

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BUSINESS Interview Marcellin Zinsou

Des vols

Libreville-Paris 100 % business

Un méga-projet d’oléoduc en Ouganda

L’urgence du made

in Africa

Au Kenya, une pénurie de frites dans les KFC a révélé que la chaîne de fast-food importait ses pommes de terre, pourtant abondantes dans les champs d’Afrique de l’Est ! Tourné vers l’exportation, le continent ne produit pas assez pour lui-même. Situation irrationnelle qui dure depuis des décennies, mais que la crise sanitaire a mise en exergue. par Cédric Gouverneur

E

n décembre 2021, une pénurie de frites affecte les fast-foods de la chaîne Kentucky Fried Chicken (KFC) au Kenya. L’entreprise finit par admettre que le manque de pommes de terre est dû aux « perturbations du transport maritime mondial ». Les Kényans comprennent alors avec effarement que les frites servies au KFC ne sont pas achetées à des agriculteurs locaux, mais importées ! Situation d’autant plus incompréhensible que le Kenya produit une soixantaine de variétés de 78

pommes de terre : 2,5 millions de tonnes en 2021, selon le National Potato Council of Kenya. Piqués au vif, les agriculteurs et la société civile ont appelé au boycott de la chaîne de fast-foods. Embarrassée, KFC s’est justifiée en pointant des soucis de « traçabilité » et a promis de « se renseigner pour s’approvisionner auprès de producteurs kényans ». On retiendra qu’il a fallu que la multinationale américaine soit prise en faute pour envisager enfin – dix ans après l’ouverture de son premier fast-food AFRIQUE MAGAZINE

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ASHLEY GILBERTSON/THE NEW YORK TIMES-REDUX-REA

Kentucky Fried Chicken est présent dans 22 pays africains. Ici, à Accra, au Ghana.

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Lauriano do Rego [voir son interview pp. 40-41] en mai 2020 dans une tribune publiée par Le Monde. Ce Franco-Béninois, président du conseil de surveillance de KPMG France et coordinateur du Comité présidentiel LA NÉCESSITÉ D’UN français pour l’Afrique (CPA), citait CHANGEMENT DE CAP quelques exemples effarants : noix Il aura fallu le chaos planétaire de cajou produites en Côte d’Ivoire, provoqué par le Covid-19 pour conditionnées en Inde et retournant que le monde entier prenne enfin en Côte d’Ivoire pour y être servies conscience de l’irrationalité de telles à l’apéritif ; jus de fruits made in situations, et de toute la gamme Thailand consommés en masse en de leurs conséquences négatives Afrique de l’Ouest, où abondent dissimulées derrière des indicateurs pourtant les arbres fruitiers ; ou encore macroéconomiques ronflants. Dès fermeture en 2008 de la dernière mars 2020, alors que le globe se usine de pneus du Nigeria, pays d’où confine face à la pandémie, chaque sont pourtant extraites chaque année État se replie derrière ses frontières : plus de 50 000 tonnes de caoutchouc les rayonnages des supermarchés brut… Dans les colonnes « opinions » et des pharmacies se vident du fait du journal nigérian de la rupture des chaînes The Nation, le 18 octobre logistiques mondialisées, Il aura fallu le phagocytées depuis deux chaos provoqué 2012, un auteur anonyme écrivait une tribune décennies par le made par le Covid-19 devenue virale : « La Chine in China. La planète a construit des usines, peur, mais elle manque de pour que le nous construisons des masques chirurgicaux et monde prenne de paracétamol, fabriqués enfin conscience églises. Ils payent des impôts, nous payons la quasi exclusivement dans de l’irrationalité dîme… J’ai pleuré en l’empire du Milieu. Le de telles réalisant que les usines retour aux circuits courts qui jadis employaient s’érige en réponse aussi situations. des milliers de salariés logique qu’évidente : sont fermées, leurs locaux convertis « On ne pourra pas se cont contenter de en églises. » Les chiffres du Bureau revenir à la situation d d’avant la international du travail confirment pandémie », souligne dès lors le ce ressenti : la croissance économique président sud-africain Cyril sud-afr soutenue qu’a connue l’Afrique dans Ramaphosa. « L’Afrique les années 2010 s’est appuyée sur peut profiter profit de l’aprèsl’exportation de matières premières, crise, et notamment secteur caractérisé « par un faible des mouvements m potentiel en création d’emploi », tectoniques en tecton souligne le bureau onusien dans Asie, po pour repenser son rapport 2020 : « Seuls 6 % de son industrie en indus tous les emplois créés en 2000-2018 la localisant sur le en Afrique l’ont été dans le secteur continent, en servant manufacturier. » Pire : la part du secteur avec sa ses propres marchés a secondaire (manufacturier) était plus production locale », écrit W Wilfrid triomphante, la détresse des paysans africains n’intéressait quasiment que les associations humanitaires et les altermondialistes gauchistes…

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à Nairobi, en 2011 – de se fournir auprès d’agriculteurs africains. Faire traverser les océans en cargo géant à un tubercule qui pousse tout aussi bien dans le champ voisin au mépris des paysans locaux comme de l’empreinte carbone : cette anecdote grotesque figurera peut-être un jour dans les manuels scolaires des générations futures comme l’illustration d’une mondialisation qui, dans le premier quart du XXIe siècle, aura fini par s’emballer tel un cheval fou courant à sa perte. Le scandale de la frite kényane est pourtant loin d’être isolé : dans les années qui ont suivi la réforme de la politique agricole commune européenne, en 1992, les exportations de poulet européen en Afrique de l’Ouest ont été multipliées par trois, ruinant les paysans locaux. Dès 1996, les éleveurs de poulets de Côte d’Ivoire, regroupés dans l’Interprofession avicole ivoirienne (IPRAVI), s’étaient associés avec une association française, le Comité catholique contre la faim et pour le développement (CCFD), afin de dénoncer cette concurrence déloyale, menant une campagne de sensibilisation baptisée « L’Europe plume l’Afrique ». Mais dans cette décennie qui suivait la chute du mur de Berlin, à l’ère de la mondialisation


SSOUF SANOGO/AFP

La Côte d’Ivoire se dote de trois usines pour conditionner sur place ses noix de cajou.

faible en 2018 (10,9 % en Afrique subsaharienne) qu’en 2010 (12,6 %) ! La prise de conscience de la nécessité d’un changement de cap est cependant désormais générale. Il faut noter que le mouvement avait débuté avant la crise sanitaire : au Nigeria, le conglomérat d’Aliko Dangote, l’homme le plus riche du continent, construit la plus grande raffinerie de pétrole du monde pour – enfin ! – transformer sur place le pétrole jusque-là exporté brut. Sous l’impulsion des pouvoirs publics, l’Éthiopie se couvre depuis une décennie de parcs industriels. Le Maroc mise sur AFRIQUE MAGAZINE

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Le Maroc mise la moitié, en 2025) avant l’industrie (Safran, leur exportation. La mise Airbus, Alstom…), sur l’industrie la Tunisie sur le prêt(Safran, Airbus, en route de la Zone de libre-échange continentale à-porter, le Rwanda Alstom…), africaine (Zlecaf) sur les technologies, la Tunisie sur devrait donner un coup et notamment les drones. Quant à la le prêt-à-porter, d’accélérateur au mouvement grâce à la baisse des droits Côte d’Ivoire, premier le Rwanda sur de douane interafricains, producteur mondial les technologies. souligne dans son rapport de noix de cajou de décembre 2021 (1 million de tonnes la Conférence des Nations en 2020), elle a annoncé en novembre unies sur le commerce et le dernier se doter, avec l’appui de développement (CNUCED). Soixante la Banque mondiale, de trois usines ans après les indépendances, de transformation des noix brutes il était plus que temps. ■ afin d’en conditionner un tiers (puis

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BUSINESS

Marcellin Zinsou PRÉSIDENT DU COMITÉ DE GESTION DU FGPME

« Construire dans la pérennité » La difficulté des petites et moyennes entreprises à obtenir des prêts bancaires pèse sur l’essor du continent. Le président du comité de gestion du Fonds de garantie des crédits aux PME (FGPME) nous explique le fonctionnement de cet organisme ivoirien. Objectif : soutenir les entrepreneurs dans leur développement.

propos recueillis par Cédric Gouverneur 82

AM : Pourquoi les banques ivoiriennes sont-elles réticentes à prêter aux PME ? Marcellin Zinsou : La culture bancaire,

en Côte d’Ivoire, favorise les grandes entreprises, qui rapportent davantage de commissions. De plus, un mécanisme de refinancement de la BCEAO s’adressant exclusivement aux prêts accordés à ce type d’entreprises a renforcé l’appétit des banques. Celles-ci ont donc organisé leur propre segmentation interne, et privilégient les sociétés de taille intermédiaire, qui réalisent un chiffre d’affaires (CA) compris entre 1 et 5 milliards de francs CFA. Ces dernières ne sont malheureusement pas des PME selon les critères de la Banque centrale, de l’UEMOA et de la CEDEAO, pour lesquelles une PME est une entreprise réalisant un CA égal ou inférieur à 1 milliard de francs CFA. Fin 2018, la Banque centrale a donc étendu le dispositif de refinancement à toutes les PME, mais on ne peut pas effacer plusieurs décennies de pratique : l’asymétrie subsistait donc. Les banques ont parfois subi des pertes à cause de PME à qui elles avaient accordé des crédits. Elles auraient voulu un système de partage des risques pour compléter le dispositif de refinancement. Ce besoin avait été confirmé dès 2012 par le cabinet McKinsey et son plan dit « Phœnix », puis par la loi d’orientation des PME de 2014, qui recommandaient un fonds de garantie afin de faciliter

l’accès des PME au crédit. D’où la réactivation par le président Alassane Ouattara, en janvier 2020, du Fonds de garantie des crédits aux PME, créé en 1968 par Félix Houphouët-Boigny (pour faciliter l’accès des premiers entrepreneurs ivoiriens aux banques françaises après l’indépendance) et malheureusement gelé avec tous les autres fonds logés à la Caisse autonome d’amortissement (devenue Banque nationale d’investissement) à la suite du coup d’État de 1999. Comment fonctionne le FGPME ?

Il ne prête pas d’argent, mais reçoit des fonds de ses différents partenaires (Banque mondiale, KfW…) et met en place des guichets de garantie selon les indications de ces derniers afin d’accompagner les PME. La banque accorde le financement à un taux n’excédant pas 9 % hors taxes, sans demander plus de 50 % du montant du financement accordé comme garantie. Le FGPME prend en charge jusqu’à 80 % de ce montant pour les garanties individuelles et 100 % pour les garanties de portefeuille. Quelle est la procédure à suivre pour une PME ?

Pour commencer, elle va voir sa banque, puis elle s’inscrit en ligne sur notre site Internet : fgpme.ci. Cela ne demande que quelques minutes. Nous donnons une réponse dans un délai maximal de cinq jours. C’est un peu

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avons traité une centaine de dossiers de garantie : une enveloppe de 1 milliard de francs CFA pour 3 milliards de financement. Ce qui est déjà considérable, mais infime par rapport au volume des prêts accordés aux très grandes entreprises. En 2022, nous allons étendre le dispositif aux 32 banques présentes dans le pays, et traiter au moins 10 000 dossiers. Nous débutons donc réellement en 2022. Il fallait nous assurer que le système fonctionne bien avant de massifier l’action. Car, trop souvent, certains généralisent un dispositif sans disposer de recul, juste pour faire du chiffre. Et il y a alors de la casse… Nous sommes là pour construire dans la pérennité une Côte d’Ivoire plus solidaire envers les PME, conformément à la vision du président Alassane Ouattara. Le FGPME doit se substituer aux fonds mis en place après la crise sanitaire. Ce processus doit accompagner les entreprises dans la durée. La Banque mondiale table pour la première phase sur un portefeuille de près de 15 milliards de francs CFA. Nous avons beaucoup d’ambition.

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Quelles difficultés subsistent ?

comme la caution logement pour un locataire. Auparavant, pour un prêt de 100 millions de francs CFA, la banque demandait une garantie équivalente, une hypothèque sur un bien immobilier et un amortissement sur les outils de production ! Avec le FGPME, elle ne peut demander une garantie de plus de 50 %, dont nous apportons 80 % ! La PME n’a AFRIQUE MAGAZINE

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besoin d’apporter que 10 millions. Soit, au final, un coût du crédit divisé par 10. Quels sont les premiers résultats du FGPME ?

Nous avons démarré en janvier 2021, avec quatre établissements financiers conventionnés (sur 32 banques et 30 établissements de microfinance de grande taille), et nous

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Beaucoup de banques font traîner en longueur (deux à quatre mois en moyenne) le traitement des demandes de financement des PME. Nous envisageons d’approcher la Banque centrale afin d’étudier la possibilité de contraindre les établissements à traiter les dossiers en quinze jours ouvrés et à consacrer 30 % de leur volume de prêts mensuels et annuels aux PME. Leur culture a accoutumé les banquiers pendant trente ou quarante ans à une certaine aversion envers les PME, lesquelles ont la réputation de faire perdre du temps pour des commissions peu élevées. Il faut que cette culture bancaire intègre le fait qu’elles sont éligibles au crédit au même titre que les grandes entreprises. ■ 83


BUSINESS Un méga-projet d’oléoduc en Ouganda

L’intérieur de l’Airbus A321 Neo de La Compagnie a été aménagé pour répondre à tous les standards de confort.

TotalEnergies et la CNOOC vont y investir 10 milliards de dollars.

Des vols Libreville-Paris 100 % business

Afrijet et La Compagnie proposent depuis mi-décembre une ligne Gabon-France en classe affaires à prix cassé.

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a compagnie aérienne gabonaise Afrijet, dirigée par Marc Gaffajoli, s’est associée avec l’opérateur français La Compagnie afin de proposer des vols Paris-Libreville 100 % business : un Airbus A321 Neo, dont l’intérieur a été réaménagé afin d’accueillir un maximum de 76 passagers avec tous les standards de confort de la classe affaires (sièges-lits plats, wi-fi illimité compris dans le prix…) fait depuis le 16 décembre la liaison entre Paris-Orly et Libreville, le jeudi et le dimanche. Avec en prime la possibilité de poursuivre le voyage jusqu’à Port Gentil, la capitale économique. Les horaires sont en outre adaptés pour permettre la connexion avec le vol Paris-New York 100 % business de La Compagnie. 84

L’opérateur français espérait inaugurer en décembre une ligne Paris-Tel Aviv en classe affaires, mais ce projet a été suspendu du fait des mesures sanitaires strictes désormais appliquées en Israël. Le président de La Compagnie, Christian Vernet, s’est donc tourné vers le marché business du continent africain, qu’il qualifie de « dynamique et résilient malgré la crise » : « Nous avons le parfait produit pour satisfaire une clientèle exigeante, et Afrijet a la connaissance du marché qu’elle adresse déjà en régional. » Les deux partenaires proposent ces vols en classe affaires à 1,9 million de francs CFA aller-retour (2 900 euros), c’est-à-dire à un tarif largement concurrentiel par rapport à leurs deux concurrents au Gabon, Air France et la Royal Air Maroc. ■ C.G.

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es réserves pétrolières de l’Ouganda, découvertes en 2006 dans la région du lac Albert (ouest du pays), contiendraient l’équivalent de 6,5 milliards de barils. Après des années de prospection, TotalEnergies et la China National Offshore Oil Corporation (CNOOC) ont signé, le 1er février à Kampala, un accord d’investissement de 10 milliards de dollars avec le président ougandais Yoweri Museveni. L’exploitation du gisement pourrait démarrer dès 2025, avec un pic d’extraction estimé à 230 000 barils par jour, pendant vingt-cinq à trente années. Plus de 400 puits de pétrole devraient voir le jour, ainsi qu’une raffinerie et un gigantesque oléoduc : l’EACOP (East African Crude Oil Pipeline), qui traverserait l’Ouganda puis la Tanzanie sur 1 443 kilomètres, jusqu’au port de Tanga situé sur l’océan indien. « Cet argent va booster notre économie », s’est félicité le président Museveni. Mais les défenseurs de l’environnement sont largement moins enthousiastes : « Les conséquences sont catastrophiques pour nos communautés, la faune et la planète », souligne Landry Ninteretse, directeur régional de 350Africa.org. Les associations Sauvons la forêt et Survie redoutent que les puits de pétrole polluent le parc national des Chutes de Murchison, et que le tracé de l’oléoduc provoque l’expulsion de dizaines de milliers de paysans ougandais


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et tanzaniens. Les associations assignent ainsi le groupe pétrolier TotalEnergies devant la justice française et demandent aux banques de se tenir à l’écart. Avec succès : Barclays, le Crédit suisse, BNP Paribas, la Société générale et le Crédit agricole ont annoncé en 2021 qu’elles n’investiraient pas dans ce projet (« Trop difficile à défendre », avait admis un banquier anonyme à nos confrères des Échos). « Nous sommes conscients de la sensibilité des zones où nous travaillons, s’est justifié le PDG de TotalEnergies, Patrick Pouyanné. Nous nous sommes engagés à laisser une empreinte environnementale positive. » Total – qui vient d’accoler « Energies » à son nom afin d’insister sur la diversification de ses activités au profit des énergies renouvelables – promet ainsi de n’exploiter que 1 % du parc national des Chutes de Murchison, alors que les autorités ougandaises lui proposaient de travailler sur 10 % de sa superficie. L’entreprise s’efforce depuis deux décennies de rétablir son image en France, ternie par la marée noire du supertanker Erika qui, en décembre 1999, avait pollué les côtes bretonnes. Mais alors qu’à Kampala, son PDG a insisté sur sa volonté de « dialogue avec les ONG », le président ougandais a insulté publiquement les défenseurs de l’environnement, les qualifiants de « fainéants » et d’« idiots ». Au pouvoir depuis 1986, Yoweri Museveni est en froid avec les ONG de la société civile ougandaise, qu’il accuse d’être responsables des émeutes qui ont suivi sa réélection contestée en janvier 2021 : une cinquantaine d’ONG se sont ainsi vues interdites d’activité en août dernier. Ces derniers mois, dans la région du lac Albert, des défenseurs ougandais de l’environnement et une journaliste italienne ont en outre été inquiétés par la police. ■ C.G. AFRIQUE MAGAZINE

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LES CHIFFRES

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milliards de dollars, c’est la somme que les start-up africaines de la tech ont levée en 2021.

500 MILLIONS D’EUROS Lagos, au Nigeria.

En 2050, le milliard d’habitants que compte le continent aura doublé, et le Nigeria aura détrôné les États-Unis comme 3e pays le plus peuplé au monde (derrière la Chine et l’Inde).

SOIT L’INVESTISSEMENT

DU MAROC DANS UNE USINE

DE FABRICATION

DE VACCINS

(ANTI-COVID ET AUTRES) PRÈS

DE CASABLANCA.

LES PME représentent 90 %

des entreprises africaines et génèrent la majorité des emplois.

1729 milliards de dollars, c’est le montant de l’aide publique au développement dans le monde au cours des dix-huit dernières années. Près de la moitié a été accordée à l’Afrique

(dont 87 % à l’Afrique subsaharienne).

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VIVRE MIEUX Pages dirigées par Danielle Ben Yahmed, avec Annick Beaucousin et Julie Gilles

PRENDRE SOIN DE SOI EN TEMPS DE PANDÉMIE NOUS SUBISSONS une succession de vagues de Covid-19 et de ses variants. La lassitude grandit au fur et à mesure que la pandémie s’éternise. D’autant que l’on ne sait pas ce que l’avenir nous réserve. Beaucoup de médecins parlent d’une fatigue pandémique – bien compréhensible – qui s’abat sur nous. Mais il ne faut pas baisser les bras. Nous devons préserver au maximum notre santé face au virus et à ses variants qui vont et viennent. Et l’on doit tout faire pour garder le moral, ne pas se laisser envahir par le stress. On a peut-être perdu notre insouciance d’avant, mais nous avons des capacités d’adaptation.

Une alimentation naturelle et vitaminée Nous devons stimuler naturellement nos défenses. Avec l’alimentation avant tout : lorsqu’il est privé de 86

nutriments, notre système immunitaire dysfonctionne. Pour une bonne immunité, il ne faut pas manquer de vitamine C (2 à 3 fruits par jour, crudités), de vitamine B9 (oléagineux notamment), de zinc (fruits de mer surtout), de fer héminique (bien absorbé/produits d’origine animale tels boudin noir, foie, viandes et poissons). Le fer des végétaux, lui, est mieux absorbé avec de la vitamine C (fruits) au même repas. La vitamine D est également capitale. Des aliments en sont riches : poissons gras de type saumon, sardines, hareng, maquereau (2 à 3 fois par semaine), laits et fromages blancs enrichis. Une supplémentation est conseillée : en automédication, on ne dépasse pas 1 000 UI par jour. D’autre part, un bon équilibre du microbiote intestinal, dans lequel se trouve la majorité des cellules immunitaires, est essentiel. Sinon, une baisse de l’immunité se produit. AFRIQUE MAGAZINE

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COMMENT FAIRE POUR BOOSTER SON IMMUNITÉ ET NE PAS SE LAISSER ENVAHIR PAR LE STRESS DÛ AU CONTEXTE DU COVID-19 ?


Pour ce bon équilibre, on ingère des « microbiotes » naturels : pain au levain, yaourts, laits fermentés, croûtes de fromage, jambon de pays, miso, kéfir… Sinon, on peut faire des cures de ferments lactiques (Bifidobactérium et Lactobacillus). Pour finir, il est important d’avoir une alimentation la plus brute possible : avec peu de produits transformés industriels pauvres en nutriments, donc néfastes pour le système immunitaire. Et on ne rogne surtout pas sur ses nuits : c’est prouvé, les personnes qui dorment trop peu (moins de six heures par nuit) ont plus de risque d’attraper une infection virale.

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L’exercice physique, le meilleur antistress Si chacun vit la pandémie de façon personnelle, son contexte anxiogène est indéniable. On se stresse à l’idée de tomber malade, de voir ses proches touchés, ou par peur de l’avenir. Et quand le stress dure, il épuise. Ce n’est pas bon pour le système immunitaire : les stressés attrapent plus facilement des infections. Il faut donc réagir. Pour vite faire retomber ce stress, on mise sur une mini-relaxation simple : on respire calmement et amplement, on relâche ses épaules au lieu de se crisper, on se formule intérieurement une phrase apaisante (« Je me détends », « Je prends soin de moi »). Répétés régulièrement, ces exercices réduisent l’accumulation de tension et aident à apaiser le système nerveux. En cas de stress important, il est conseillé de se tourner vers la relaxation afin de récupérer plus profondément. Par ailleurs, l’activité physique est l’un des meilleurs antistress qui soient, avec un effet à la fois anxiolytique et dynamisant pour l’organisme. Elle a l’avantage d’améliorer le sommeil malmené par le stress et de stimuler nos défenses immunitaires grâce au mouvement. Marche, jogging, gym, natation, peu importe. Seules règles d’or : que ce soit un agrément, et y consacrer au moins une demi-heure une à deux fois par semaine. La méditation apporte aussi ses bienfaits : pour développer des sentiments bénéfiques comme une attitude plus positive, une réaction plus calme en situation stressante, une meilleure résistance à cette dernière. Elle participe à un meilleur bien-être mental. Il existe deux applis gratuites pour s’initier : Petit Bambou (en français), et Insight Timer (toutes langues). Enfin, on s’accorde des moments pour soi, cela protège contre le stress. De même que l’on ne doit pas négliger ceux qui nous aiment (famille, amis) : les sentiments d’affection et de protection sont des antidotes au stress dans les moments difficiles. ■ Annick Beaucousin AFRIQUE MAGAZINE

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POUR UNE CURE DÉTOX ? ELLE DÉBARRASSE NOTRE CORPS DE SES TOXINES. ATTENTION, il ne s’agit pas de n’avaler que du liquide. Cela ne ferait qu’affaiblir notre organisme. Pour chasser la fatigue en cette période et retrouver de la vitalité après des excès alimentaires, on adopte des réflexes permettant d’éliminer rapidement les toxines accumulées. Avant tout, on boit beaucoup d’eau, et si on aime, de l’eau citronnée, du thé vert, des infusions. Autrement, on met l’accent sur les fruits (agrumes notamment) et les légumes. Pour redonner de l’énergie au système digestif, les bouillons de légumes sont excellents. Et on fait une cure d’aliments aux vertus détoxifiantes, comme les choux, la betterave, le radis noir (sans toutefois ne manger que cela). On utilise du curcuma qui soulage le foie. Globalement, on mange plus léger que d’habitude, en faisant l’impasse quelques jours sur les féculents, les produits laitiers. Une activité physique modérée comme la marche, qui contribue aussi à éliminer toxines et déchets, est importante pour agir en synergie avec la détox alimentaire. ■ Julie Gilles

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VIVRE MIEUX

AVANT DE SE FAIRE OPÉRER…

ILS SE DISSIMULENT DANS BEAUCOUP DE PRODUITS, Y COMPRIS SALÉS… CE QUE L’ON IMAGINE RAREMENT ! POUR SON ÉNERGIE, notre corps a besoin de sucres ou glucides dits complexes, apportés par les pâtes, les céréales, les pommes de terre. Les glucides simples, dits sucres rapides, eux, n’ont pas la même utilité. Et consommés en excès, ils présentent des risques pour la santé : surpoids, diabète de type 2, maladies cardiovasculaires… Les sucres des fruits et légumes ne sont pas particulièrement visés dans ce cadre, car ces aliments sont bénéfiques, apportant vitamines et fibres. Ce sont les sucres cachés dans les produits industriels qu’il faut limiter le plus possible. À cet égard, on se méfie des sodas (une canette de cola peut contenir presque l’équivalent de sept morceaux de sucre) ; des jus de fruits, concentrés et nectars ; des bonbons et confiseries, des biscuits, des pâtes à tartiner… On fait attention aussi aux pâtisseries et desserts industriels, aux céréales du petit-déjeuner. Fait moins connu : nombre de plats préparés et pains industriels, de charcuteries sous vide, de sauces industrielles (même de la vinaigrette), de potages (y compris de légumes) peuvent renfermer des sucres pour rehausser le goût. Il faut lire les étiquettes pour bannir les produits les plus sucrés. Dans la liste des ingrédients, les terminaisons en « ose » (glucose, fructose, dextrose, maltose, etc.) cachent toujours du sucre. Si ces sucres figurent en haut de la liste (les ingrédients sont classés par ordre de quantité), le produit en cache beaucoup. Autre indice : dans le tableau d’informations nutritionnelles, un produit contenant 15 g de glucides ou plus pour 100 g est à considérer comme « bien » sucré. En scrutant ainsi les étiquettes, on peut éliminer une bonne part des mauvais sucres. Pour les limiter, on revient aussi à la cuisine maison avec des produits bruts. On fait ses gâteaux, dans lesquels on peut sans problème réduire un peu la dose de sucre indiquée sur la recette. Faute de concocter ses yaourts, on les achète nature pour les sucrer ou les parfumer soi-même. Les yaourts déjà sucrés, aromatisés ou aux fruits, contiennent en général beaucoup de sucre. ■ A.B. 88

ON Y PENSE AVANT DE SE FAIRE OPÉRER, POUR QUE TOUT SE DÉROULE AU MIEUX.

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Stopper le tabac Fumer augmente le risque de complications respiratoires et cardiaques postopératoires. En perturbant la circulation sanguine dans les microvaisseaux, cela gêne aussi la cicatrisation. Il est conseillé de ne pas fumer au moins la veille et le jour de l’intervention. Mais plus l’arrêt est long, mieux c’est. Pour certaines chirurgies (esthétique, obésité), les spécialistes préconisent plusieurs semaines d’arrêt. La nicotine n’étant pas en cause, on peut s’aider avec des patchs ou une cigarette électronique.

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Signaler tout traitement

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Respecter le jeûne

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Ôter vernis à ongles et maquillage

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Se reposer au maximum

Y compris l’automédication, les compléments alimentaires ou les produits à base de plantes. Certains médicaments ou autres doivent être stoppés ou remplacés sur quelques jours. Il ne faut rien manger six heures avant une opération. Et ce, même si elle est réalisée sous anesthésie locorégionale, car il arrive qu’il faille endormir en urgence. L’estomac doit être vide : sinon, du fait de l’anesthésie, en cas de vomissement, des aliments pourraient se retrouver dans les bronches, avec des complications. En revanche, boire des liquides clairs (eau, café, thé, jus de fruit sans pulpe) est, en général, autorisé jusqu’à deux heures avant l’opération.

Le premier perturbe le fonctionnement d’un petit capteur placé au doigt pour connaître le niveau d’oxygène dans le sang. Le second gêne le regard sur la coloration de la peau et des lèvres pour apprécier l’état de l’opéré. Avant une opération, c’est capital. Moins on est fatigué, plus vite on se rétablit. ■ A.B. AFRIQUE MAGAZINE

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LES MAUVAIS SUCRES, COMMENT LES DÉBUSQUER

5 CONSEILS À SUIVRE


En bref

Apprendre les bons gestes ◗ Grâce à des changements d’habitudes simples, mais aux effets scientifiquement prouvés, on préserve durablement sa santé. C’est ce que propose cet ouvrage avec des conseils concrets, assortis des bénéfices escomptés. Par exemple, modifier son alimentation peut faire baisser de 15 % son taux de cholestérol. 70 gestes santé : Prévenir plutôt que guérir !, par le Dr Vincent Valinducq, Albin Michel, 16,90 euros.

HUILES ESSENTIELLES :

DES PRÉCAUTIONS À PRENDRE

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TRÈS EFFICACES, ELLES DOIVENT ÊTRE MANIPULÉES AVEC PRUDENCE. EN CETTE PÉRIODE, l’huile essentielle de ravintsara est bien utile pour lutter contre les affections virales, et celle de thym pour atténuer l’atteinte inflammatoire ORL. Extraites de plantes, très concentrées avec des centaines de molécules actives, les huiles essentielles sont remarquablement efficaces. Elles agissent sur les troubles digestifs ou du sommeil, le mal de tête ou des transports, les piqûres d’insectes, le rhume, etc. Mais, justement parce qu’elles sont très concentrées, elles sont à utiliser avec précaution. Lorsqu’on débute, mieux vaut écouter l’avis d’un professionnel, d’un pharmacien ou d’un médecin aromathérapeute. Les huiles essentielles ne s’emploient pas de la même façon. Certaines s’utilisent en inhalation, d’autres s’ingèrent AFRIQUE MAGAZINE

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(quelques gouttes sur un sucre ou un comprimé neutre). Pour l’emploi par voie cutanée, certaines huiles essentielles doivent être diluées dans un corps gras (huile d’amande douce, d’olive…). Et il est conseillé au préalable de faire un test avec une goutte dans le pli du coude ou le creux du poignet, pour voir si l’on ne fait pas de réaction allergique. D’où l’importance de conseils professionnels. La qualité, enfin, est importante. Face à l’engouement pour les huiles essentielles, on trouve désormais de tout, des produits dilués ou même de synthèse. Bon critère : la mention « 100 % pure et naturelle », le bio étant un plus. L’idéal : faire ses achats en pharmacie ou en magasin bio spécialisé. Plus d’infos sur le site compagnie-des-sens.fr/ huiles-essentielles et l’application Aroma-Zone. ■ J.G.

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Bien voir réduit le risque de démence ◗ Une étude américaine réalisée sur plus de 3 000 personnes âgées de plus de 65 ans le montre : l’opération de la cataracte, qui permet de revoir correctement, réduit de 30 % le risque de démence – dont la maladie d’Alzheimer – dans les dix ans. Une bonne nouvelle. Explications possibles : bien revoir améliore le bien-être et laisse profiter de la lumière bleue, ce qui est bénéfique pour la santé mentale.

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« Grâce ». Un sentiment, une manière d’être au monde, avec les autres, avec soi-même, dans nos mots, nos ambitions aussi.

9 Prodigue ou économe ? Économe. S’il peut faciliter les choses, l’argent peut aussi rendre fou. Le temps passé seul ou avec les autres est bien plus essentiel.

J.P. Bimeni Fils spirituel des grandes voix de la SOUL, le chanteur burundais, établi à Londres, retourne aux racines du genre. Son deuxième album, Give Me Hope, est un CHANT DE RÉSISTANCE à nos temps troublés. propos recueillis par Astrid Krivian

10 De jour ou de nuit ? Je suis un caméléon. Mais j’aime la nuit, où s’éveillent ma curiosité spirituelle et mon franc-parler.

11 Twitter, Facebook, e-mail,

coup de fil ou lettre ?

Coup de fil avec mes proches. Facebook et Instagram pour communiquer, via une image, avec mes fans, mes amis, de façon directe, régulière, rapide.

12 Votre truc pour penser à autre chose,

tout oublier ?

Ma guitare. Ou m’évader à travers un film.

13 Votre extravagance favorite ?

1 Votre objet fétiche ? L’exil m’a appris à ne pas m’attacher au matériel. Nous sommes des voyageurs éphémères dans cette vie.

Sortir entre amis ou en famille, partager un repas. Puis aller danser. J’adore ! Funk, reggae, afro…

2 Votre voyage favori ?

14 Ce que vous rêviez d’être

Quand je suis venu en Europe, au Pays de Galles, fuyant la guerre civile au Burundi. Lors de mes études à l’Atlantic College, nous étions 80 nationalités !

Officier militaire, ambassadeur, puis artiste international.

quand vous étiez enfant ?

15 La dernière rencontre qui vous a marqué ?

3 Le dernier voyage

Le chanteur soul américain Don Bryant. Mon parrain musical. J’ai pleuré de joie. Un échange fort, au-delà des mots.

que vous avez fait ?

Au Burundi, après dix ans loin de mon pays natal. J’ai retrouvé les origines de mes ancêtres, de mon arrière-grand-père maternel, fils d’un mwami – un roi. C’était fascinant.

4 Ce que vous emportez

toujours avec vous ?

16 Ce à quoi vous êtes incapable

de résister ?

La bonne cuisine, tel un délicieux foufou ! Give Me Hope, MDC/PIAS.

La prière. Une ressource profonde, rassurante, réconfortante, qui me guide, me tient debout.

5 Un morceau de musique ? « 96° in the Shade » et « Now That We Found Love » du groupe jamaïcain Third World.

Les naissances de mes deux enfants.

18 L’endroit où vous aimeriez

vivre ?

Au Burundi, à la campagne. Pour me connecter au monde depuis le pays de mes ancêtres.

19 Votre plus belle déclaration d’amour ?

6 Un livre sur une île déserte ?

Un poème écrit par mon premier amour. J’avais alors noirci tout un cahier avec les miens.

Un ouvrage spirituel, pour nourrir mon âme.

20 Ce que vous aimeriez que l’on retienne

7 Un film inoubliable ? Enfant, j’ai été marqué par Le Comte de Monte-Cristo, de Robert Vernay. Un classique !

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17 Votre plus beau souvenir ?

de vous au siècle prochain ?

Que j’incarnais le pouvoir de l’amour. Libérateur, éternel, il prépare même notre chemin pour l’au-delà. ■ AFRIQUE MAGAZINE

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GABI TINEO - DR

LES 20 QUESTIONS

8 Votre mot favori ?


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