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: L A I N O L O C É D ÉCOFÉMINISME MYRIAM BAHAFFOU UNE UTOPIE ?
B
ien que l’on constate une certaine résurgence de l’écoféminisme ces dernières années, le mouvement demeure peu présent en France. En effet, on le suspecte d’être à la fois incohérent, essentialiste ou trop théorique. Cet article a pour but de comprendre cette réticence en dégageant des pistes de réflexion sur la place des rapports sociaux de race dans les histoires, pratiques et discours écoféministes.
L’écoféminisme est difficile à définir et on en parle volontiers au pluriel. S’il déconcerte tellement, c’est parce qu’il désagrège une vision unifiée de la nature, historiquement consolidée par des siècles de philosophie et de sciences sociales occidentales. Il est en fait impossible de comprendre ce qu’« écoféminisme » signifie tant que l’on pense en termes univoques, car ses pratiques et ses histoires sont aussi diverses que contradictoires. Sans entrer dans une tentative de définition, on constate quand même quelques critiques récurrentes au sein du mouvement : celle du patriarcat-capitalisme, de l’exploitation systémique des corps minorisés – et spécifiquement des femmes –, de la mainmise sur la fertilité des sols et des utérus, de la dévalorisation du care et de la dépossession d’un certain pouvoir spirituel des minorités de genre au profit de religions patriarcales. Si tout cela paraît toujours abstrait, ces critiques marquent pourtant une révolution de la pensée en Occident. Il s’agit en effet de détruire pour de bon la dualité nature/culture qui régit encore la quasi-totalité de nos rapports au vivant1. Ici entre alors en jeu le décolonial : ce sont les femmes, mais surtout parmi elles les esclavagisées, les « sauvages » et les « non-civilisées » qui ont historiquement été
Et de fait, ce sont les femmes africaines, indiennes ou argentines qui ont expérimenté en premier le croisement entre genre et natures. reléguées du côté de la nature. Cette dernière est donc moins une entité abstraite qu’une catégorisation des corps qui ne conviennent pas à la bonne définition de « la culture » au sens large qui se doit par définition d’être blanche, validiste et masculine. Aucune surprise donc que les femmes racisées soient évidemment plus naturelles, plus animales, plus féroces et que la nature soit synonyme de féminité indomptable. La résistance à l’écoféminisme en France doit alors être comprise comme une façon de chercher à maintenir une dualité entre nature et culture. Pour le dire vite, le féminisme occidental s’est davantage centré sur le travail plutôt que sur les corps. Or, la conception libérale du travail ne pouvait se faire que sur le dos d’une partie non négligeable du monde2 que nombre d’écoféministes ont su mettre à jour3. La colonisation, l’accumulation primitive4, le pillage systémique des pays des Suds et leur basculement dans la dette perpétuelle depuis la mondialisation5 ont été autant de facteurs qui ont permis l’existence d’un mouvement « d’émancipation des femmes » complètement aveugle aux dominations qu’il perpétuait pour exister6. Est-ce qu’un monde plus féministe colonise l’espace, place des femmes à la tête de programme de recherche nucléaire, leur donne le « droit » d’entrer dans l’armée ou dans la police ?
1 « L’exceptionnalisme humain » présente l’humanité comme une non-espèce, absolument séparée de toutes les autres. C’est selon cette même idée que tout ce qui est « naturel » est dévalorisé car sale, désagréable ou honteux, qu’il s’agisse des excréments ou de la sexualité. C’est aussi cet exceptionnalisme qui légitime la consommation, l’exploitation et l’extermination d’autres animaux puisque nous appartiendrions à une catégorie différente par nature. Tout mon propos démarre par une critique radicale à cet endroit. 2 Ainsi, pour les femmes afroaméricaines des années 1960 par exemple, réclamer le « droit » de travailler n’était pas une proposition nouvelle ni émancipatrice. Elles qui travaillaient depuis toujours, n’ont pas bénéficié de cette soit-disant « libération » lors de l’extension du marché du travail aux femmes blanches, les reléguant ainsi aux pires tâches. 3 Maria Mies, Patriarchy and Accumulation on a World Scale : Woman in the International Division of Labour, Londres, Zed Books, 1999. 4 Pour une analyse féministe de l’accumulation primitive, voir Silvia Federici, Caliban et la sorcière, Entremonde, 2014. 5 Helena Hirata et Jules Falquet, Le sexe de la mondialisation : sexe, classe race et nouvelle division du travail, Presses de Sciences Po, 2010. 6 Les premiers tests de la pilule contraceptive ont été faits sur les femmes portoricaines, utilisées comme « cobayes » pour ce qui devait servir de symbole d’émancipation pour les luttes féministes occidentales. D’autres exemples de telles pratiques sont légion en Occident.
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AssiégéEs • septembre 2020