Paru en mars 2019 dans la revue Ballast
SAN PRAN SOUF : LE FÉMINISME HAÏTIEN DE TOUS LES COMBATS PAR FANIA NOËL
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Illustration : Fedra Gutiérrez
Olmène l’écoutait avec attention tout en tentant de rattacher la mère à la vendeuse du marché, à la femme qu’elle découvrait. Ermancia s’en rendit compte et, juste avant de fermer les yeux, elle susurra à Olmène que l’on ne devait pas tout dire. Surtout pas aux hommes. « Même s’il t’offre un toit et soin de tes enfants. » Que le silence est l’ami le plus sûr. Le seul qui ne trahit jamais. « Jamais, tu m’entends », insista-t-elle. Olmène se blottit tout contre sa mère et posa la tête contre son ventre. Pour traverser avec elle ces terres silencieuses où l’homme n’a jamais pénétré qu’avec l’ignorance du vainqueur. Là où, tout conquérant qu’il soit, il ne sait s’aventurer. Yanick Lahens, Bain de lune, chapitre 8.
a littérature haïtienne est un matériel inestimable pour analyser les rapports de genre, les luttes des femmes – souvent sans se définir comme féministes – ou les discours autour du féminisme haïtien. Que ce soit l’occupation américaine (1915-1934) ou la dictature duvaliériste : ces séquences historiques ont poussé vers la clandestinité et une mise sous contrôle de l’imaginaire1, tout en ayant été des moments de formation politique et de résistances qui ont donné forme à des mouvements politiques tel que le féminisme haïtien. Seule révolution d’esclave ayant abouti à un État indépendant et première république noire, Haïti est un terrain d’étude où l’usage de la critical fabulation2 comme outil méthodologique apparaît nécessaire, surtout quand le silence3 est utilisé comme une arme de résistance. Pour les luttes féministes au contraire, il s’agit de Déjouer le silence4. Un siècle d’existence, de combat et de bataille pour le féminisme haïtien, qui se réinvente à la lumière des défis posés par les guerres intérieures et celle de l’extérieur5.
Octobre 2018. Nice Simon, la mairesse de Tabarre (commune de Port-au-Prince) porte plainte et organise une conférence de presse où elle déclare, photo à l’appui, qu’elle a été battue et séquestrée par son compagnon, l’homme d’affaires Yves Léonard. Un mandat d’arrêt est émis à l’encontre de ce dernier. Il n’est pas arrêté, et bien que des photos de lui dans des lieux connus de la capitale circulent, il ne semble pas plus inquiété que cela. Janvier 2019. Le mandat d’arrêt contre Yves Léonard est annulé et les faits sont requalifiés en simple délits. À la suite d’une interview accordée par Nice Simon au média en ligne Ayibopost, Monsieur Léonard annonce qu’il va donner une conférence de presse pour faire la « lumière sur Nice Simon ». Mais on ne peut saisir le sentiment d’impunité qui habite M. Léonard, sans une information clé : ce dernier est un proche de l’actuel président de la République Jovenel Moïse ainsi que du premier ministre Jean Henry Ceant. Il est d’ailleurs propriétaire de la villa que loue le président. L’origine de la fortune d’ Yves Léonard n’est pas connue et fait l’objet de vives et constantes rumeurs d’activités illégales.
1 Laënnec Hurbon, Culture et dictature en Haïti. L’imaginaire sous contrôle, Paris, Karthala, 1979, 203 p. 2 Saidiya Hartman, Venus in Two Acts. Small Axe 1, juin 2008, 12 (2), p. 1-14. 3 Y. Alexis, « Mwen Pas Connait as Resistance : Haitians’ Silence against a Violent State », Journal of Haitian Studies, 21(2), 2015, p. 269-288. URL : http://www.jstor.org/stable/43741130 4 Sabine Lamour et Denyse Côté (dir.), Déjouer le silence : contre-discours sur les femmes haïtiennes, Mémoire d’encrier, 2018. 5 A. Putnam, « “Unhappy Haiti” : U.S. Imperialism, Racial Violence, and the Politics of Diaspora », The Insistent Call: Rhetorical Moments in Black Anticolonialism, 1929-1937, Amherst, Boston, University of Massachusetts Press, 2012, p. 53-73.
AssiégéEs • septembre 2020
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