AssiégéEs #4 : Utopies

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ENTRE NO(U)S AUTRES

OUED DADÈS, UN RÊVE PÉRIMÉ Illustration : Lina Abazine

Revoir le fleuve de mon enfance

KHADIJA

Ce fleuve c’était le symbole entre les deux parties de la vallée, d’un côté : la campagne, dévalorisée, les miskins qui n’ont ni électricité ni eau courante, les femmes divorcées revenues au foyer premier, les sans-abris qui vivent grâce à la solidarité Les galérien·ne·s qui vivent de trois fois rien. L’eau pas courante, le puits dangereux avec chaque année son lot d’enfant accidenté·e·s qui se trouvait de l’autre côté de la modernité à vingt minutes à pied. La nuit, nos bougies ne pouvaient même pas rivaliser avec leurs lumières étincelantes. J’aimerais revoir le fleuve de mon enfance mais il a disparu, emporté par le réchauffement climatique, le désert hydrique que subit le Maroc depuis ces dernières années, il a laissé sa place à des cratères secs, durs et le pont seul ne sert plus à rien car on traverse à pied le sol sec et brûlant. Le désert hydrique a eu raison de lui, on le voyait diminuer et il a disparu. On a pu s’en inquiéter mais déjà l’accès à l’eau était rationné, deux heures le matin et quelques heures le soir.

La région du Souss Massa Draa, El Kelaa Mgouna, été 1994 et tous les autres depuis 1990. La vallée du Mgoun traverse toute la région, de El Kelaa à Boumalne. Le fleuve Dadès donne naissance près de Boumalne à de nombreux cours d’eau. Les paysan·ne·s irriguent leurs terres grâce à lui. J’ai parcouru cette vallée par quasi tous les temps, toutes les températures, à toutes mes périodes de l’enfance et de l’adolescence. Ce fleuve, j’y ai joué, j’y ai passé toutes mes journées sous le soleil qui me faisait saigner du nez. Je l’ai traversé à pied, en courant, en y glissant aussi. Puis sur le pont entre la partie non électrifiée de la vallée et ce qu’on appellera la ville.

Avec sa disparition, les activités agricoles ont été modifiées, bouleversées, les travaux des champs, qui donnaient aux plus précaires, souvent des femmes, des moyens maigres de subsistance, ont diminué puis quasiment disparu. Les kilos de roses dont les habitant·e·s étaient si fièr·e·s dans la vallée sont devenues des petits tas de gramme, les amandes, les noix, les abricots… tout a fondu par manque d’eau. À quelques mètres de la vallée s’érige un hôtel. Tout est écrit en français, une piscine, énorme, à l’intérieur. Plus loin, un autre hôtel. Une autre piscine et toujours la langue française qui trône sur la devanture avec toute l’insolence des colons qui se sentent les bienvenu·e·s. Leur loisir contre nos cultures vivrières, leur eau chlorée contre nos souvenirs, leur « amour du Maroc » contre la fin de notre agriculture paysanne. Mon rêve est périmé, je ne reverrai plus jamais le fleuve de mon enfance, pillé, volé, colonisé.

AssiégéEs • septembre 2020

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