Séductions | Or Norme #36

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EDITO

SÉDUCTIONS “ La séduction représente la maîtrise de l’univers symbolique, alors que le pouvoir ne représente que la maîtrise de l’univers réel. ” (Jean Baudrillard – De la séduction - 1979)

Quand il fallut trouver le titre de ce numéro 36 d’Or Norme, et que pour ce faire, j’en parcourais le sommaire, c’est presque immédiatement que « Séductions » s’est imposé. Évidemment, les élections municipales (voir page 90), sont un exemple probant de ce que l’exercice de la séduction comporte, à la fois de nécessaire, et pourtant de périlleux, surtout pour l’électeur ! (Séduit ou pas) : comme le dit Pierre Rosanvallon, cité par Thierry Jobard dans son parti-pris sur la séduction (page 120) « être un bon candidat est une chose, être un bon élu en est une autre. » Sur un tout autre sujet, le #BalanceTonPorc, a, semble-t-il, déclenché un vrai débat sur le futur de la « séduction à la française », et pas que chez les hommes ! On se souvient ainsi que Catherine Deneuve et cent autres personnalités féminines ont signé une lettre dénonçant le mouvement comme une offense à la galanterie et à la séduction françaises, pointant que le féminisme en France serait devenu vulnérable au puritanisme américain, considéré comme un affront au libertinage français. Le débat n’est bien sûr pas le même quand il s’agit de la condition des femmes dans une société tout entière. (Lire le témoignage de Laura Martin sur son expérience en Inde, page 60). En revanche, ce que nous montre l’évolution des rapports hommes/femmes en Amérique du Nord ou en Asie doit en tout cas nous interpeller, pour

que, tout en étant impitoyables face aux comportements de violeurs et de prédateurs sexuels, nous n’obérions pas pour longtemps les relations, et donc les rapports de séduction entre nous. Il n’y jamais loin du Capitole à la Roche Tarpéienne, et la séduction peut très vite basculer vers la répulsion, retournement d’émotion classiquement vécu à l’issue d’une belle histoire d’amour. Et la séduction dans l’art alors ? N’est-ce pas peutêtre là qu’on peut le plus aisément la réconcilier avec l’authenticité ? Pablo Picasso disait que « c’est dans le travail d’une vie que réside la véritable séduction ». Dans ce numéro vous aurez l’occasion de vous faire une opinion sur le sujet, en vous laissant notamment surprendre par le Grand Entretien que Nikos Aliagas nous a accordé, à l’occasion de l’exposition à Strasbourg de son remarquable travail de photographe (page 12), et en vous attardant sur l’interview de Wim Wenders au sujet de l’événement Hopper chez Beyeler (page 38). Ce qu’un artiste nous propose avec son œuvre constitue souvent un miroir, symbole ultime de la séduction envers soi-même : se séduire, s’aimer, avant de pouvoir séduire, aimer l’autre. La séduction comme preuve de l’amour, et pour paraphraser Baudrillard, à l’opposé du pouvoir. Patrick Adler directeur de publication


OR NORME

THIERRY JOBARD

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NICOLAS ROSES

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JOURNALISTE

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ERIKA CHELLY

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JOURNALISTE

JOURNALISTE

JOURNALISTE

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JOURNALISTE

JOURNALISTE

JOURNALISTE



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JOURNALISTE

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PATRICK ADLER

CHARGÉE DE COMMUNICATION

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PHOTOGRAPHES Alban Hefti Abdesslam Mirdass Caroline Paulus Nicolas Roses Vincent Muller DIRECTION ARTISTIQUE Izhak Agency PUBLICITÉ Régis Piétronave 06 32 23 35 81 publicite@ornorme.fr

IMPRESSION Imprimé en CE COUVERTURE Izhak Agency TIRAGES 15 000 exemplaires Dépôt légal : à parution ISSN 2272-9461



LE GRAND ENTRETIEN 12 NIKOS ALIAGAS, PHOTOGRAPHE A l’épreuve du temps

12

48

OR SUJET 20 LE LOUP Tapi dans les bois... OR D’ŒUVRE 34 HOPPER CHEZ BEYELER « Il a inventé l’Amérique » 44 MAMCS Dans le sillage de Huysmans

20

60

68

48

ARSMONDO INDE Une fascinante troisième édition

60

LAURA MARTIN What’s up en Inde ?

OR CADRE 68 ÉTINCELANTE Les belles années de Léopoldine 76

LAST TRAIN Rock will never die

82

CHANTER L’AMOUR Fawzy Al-Aiedy, sous le signe d’Ishtar

SOMMAIRE

ORNORME N°36 SÉDUCTIONS

34

76

RETROUVEZ LE MAGAZINE LE VAISSEAU encarté après la page 66

82



OR PISTE 84 SOLIDARITÉ Respect, Madame !

96

90

ÉLECTIONS MUNICIPALES

96

FRÉDÉRIC COLIN L’égnime des sarcophages voyageurs

102

MÉCANIQUE ADDICTS Le bugattelier Antoni Roda, le « motodidacte » Au-delà des apparences

108

LA FORMATION ÉCO-CONSEIL Une éthique du futur

84 108

OR BORD 110 LA SUCCESS STORY D’EUROPA-PARK Chi va piano, va sano 116

RENCONTRE AVEC MICHAËL GERLOFF Un nouvel exploitant pour la station du Gaschney

120

LE PARTI-PRIS DE THIERRY JOBARD Laisse-toi faire...

126 POESIE Ne mettez pas les poètes en pot ! 90

128 IMMOBILIER L’art au coeur de la vie et de la ville 130

LE VIN Des idées pour briller en soirée

132 PORTFOLIO Paul Kempf 136 142

À NOTER ÉVENEMENTS OR NORME

SOMMAIRE

ORNORME N°36 SÉDUCTIONS

OR CHAMP 144 LANGUE PENDUE HAUT ET COURT Par Michel Bedez 110

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OR NORME N°36 Séduction LE GRAND ENTRETIEN

Entretien réalisé par : Jean-Luc Fournier, avec Patrick Adler

Photos : Nikos Aliagas - DR


NIKOS ALIAGAS, PHOTOGRAPHE

À l’épreuve du temps

11h, un matin de février dernier. On retrouve le célèbre journaliste et animateur télé installé dans un endroit à l’écart des regards, dans un hôtel discret de l’avenue d’Iéna, tout près du Trocadéro à Paris. La poignée de main est d’entrée franche et cordiale et il ne faut pas deux minutes pour qu’on entre directement dans le vif du sujet : Nikos, photographe. Et là, c’est soudain vertigineux : il est question de l’enfance et de ses traces indélébiles, de la famille, du père qu’on accompagne pour son dernier voyage, il est question de ces vies qui parcheminent les visages et les mains, de ces regards qui nous regardent et nous troublent si profondément, il est question de ces ombres élégantes que la lumière grecque produit à foison, il est question de ce temps qui passe (« bienheureux ceux qui l’accueillent sans le craindre… » écrit-il), ce temps qui passe et qui guide l’œil de Nikos, photographe, qui fait battre son cœur et, pour peu qu’on ait appris à le regarder passer, est « le remède le plus doux à l’absence ». Sur la couverture de L’épreuve du temps, le superbe livre-photos édité par La Martinière, on dirait que la fillette accroupie essaie de retenir ce temps qui file. L’origine de cette horloge, curieusement à terre, est inscrite entre ses chiffres : Grand Hôtel du Louvre… Meganissi, Grèce - Paris, France : l’image est belle pour Nikos, photographe, qui finira par nous apprendre pudiquement que la fillette est Agathe, sa propre enfant… Or Norme. Il y a un moment clé, quand vous êtes encore un adolescent, qui va vous lier profondément avec la photographie, c’est celui où vous découvrez dans la maison familiale de vos parents, en Grèce, quelques photos jaunies par le temps…

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« Oui, c’était lors de notre séjour estival annuel à Stamna, le village d’origine de mes parents. C’est à l’ouest de la Grèce, près de Missolonghi et de Patras, une région de durs à cuire, de gens qui se souviennent des tragédies qu’ont vécu leurs ancêtres, qui les honorent, qui parlent avec des images et qui chantent l’histoire. Je viens de là mais il faut tout d’abord que je vous dise que je suis en fait bi-culturel. Mes parents étaient des immigrés économiques grecs arrivés en France dans les années soixante. Je suis né à Paris en 1969 et, chaque été donc, on prenait la route pour la Grèce. Et à chaque fois, c’était une dualité terrible qui se mettait en place : ce n’était pas la même lumière, pas

la même langue et les vibrations étaient bien sûr très différentes, ne serait-ce qu’avec le gouffre culturel entre Paris et ce village grec perdu dans son monde rural d’après-guerre. Un jour, je découvre une boîte à chaussures remplie de photos de gens très jeunes et que je ne reconnais pas. Et quand je demande qui ils sont à ma grand-mère, elle me dit tranquillement que ce sont mes parents. Là, brutalement, c’est un choc temporel qui me fait prendre conscience de ce temps qui passe, qui me fait réaliser que moi aussi j’allais grandir et vieillir et que le temps allait me marquer. Sans le réaliser, évidemment, je prends conscience de la mort. Quand on est ado, on vit dans l’instant,

‘‘ Quand on est ado, on vit dans l’instant, on n’a aucune conscience de cette finitude, le temps est infini… ” on n’a aucune conscience de cette finitude, le temps est infini… À cause d’une enfance un peu compliquée par une opération post-natale assez sérieuse, je pense que j’avais déjà une forme de maturité un peu plus avancée que celle des gamins de mon âge, sans doute à cause de ce rapport précoce à la douleur. Un peu plus tard, j’ai réalisé que chaque soir avant de m’endormir, toutes sortes d’images de la journée défilaient dans ma tête, un peu comme des slides,

L’épreuve du temps Nikos Aliagas Ed. de La Martinière - 32 €


Photos : Nikos Aliagas - DR Entretien réalisé par : Jean-Luc Fournier, avec Patrick Adler LE GRAND ENTRETIEN OR NORME N°36 Séduction

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des diapos. J’essayais ainsi de les conserver. Et c’est encore le cas aujourd’hui, c’est un truc de dingue, un peu flippant : je suis capable de me souvenir comme ça du pull d’une femme au troisième rang parmi 3 000 personnes dans le public… Ça s’appelle une hypermnésie photographique et ça s’étend aussi à une observation constante, dans le détail, de tout ce qui m’entoure et pas seulement au niveau de l’image : c’est aussi sémantique, acoustique… J’ai réalisé assez vite que cette hypermnésie visuelle est liée à une urgence : j’ai un exemple récent où tout cela s’est une nouvelle fois manifesté. Vendredi dernier, j’étais chez Pierre Soulages, à Sète. En raison de son âge, il a cent ans, je savais bien que je n’aurais sans doute pas le temps de réaliser avec lui toutes les photos que j’espérais. A un certain moment, je me suis retrouvé dans son atelier et j’ai immédiatement scanné en un coup d’œil la disposition des lieux, la lumière, l’œuvre qui était là… bref, tout ce qui allait être important au moment où il allait arriver, dans les minutes qui suivaient. Dans ma tête, j’étais en train de me demander comment j’allais faire et par quoi j’allais commencer. J’ai décidé de commencer par le détail, alors qu’il était pourtant déjà installé. Mon regard a alors été accroché par… un lavabo, avec ses brosses de peintre qu’il y avait

déposées. J’ai été comme magnétisé par ce lavabo et j’ai commencé à le photographier. En fait, avec lui tout près, ça changeait tout. Pierre Soulages m’a procuré sans le savoir une poussée d’urgence et, petit à petit, je suis venu à lui… Or Norme. Cette forme d’urgence semble assez brutale. Elle s’impose sans coup férir, apparemment… C’est cela. C‘est comme une question de vie ou de mort même si j’ai bien conscience que dit comme ça, c’est excessif et qu’on pourrait me demander de quelle urgence je parle quand il y a toutes ces tragédies qui nous entourent en permanence mais moi, je le vis comme ça. De la même manière, avec le temps et en parvenant à ignorer toutes les possibilités du numérique, j’ai appris à ne plus regarder immédiatement les images que je capte. Je ne regarde que la première pour vérifier que je ne suis pas hors-jeu vis-à-vis de la lumière et après, je photographie. Toutes les trente

“ J’étais un peu le gentil fou du groupe. ” images, je checke de nouveau la lumière mais en aucun cas, je ne veux vérifier que j’ai la bonne image. On ne peut de toute façon pas le savoir. Et puis, je ne fais pas beaucoup de photos, en général. Chez Soulages, j’ai dû en faire soixante-dix, je crois. Pour les découvrir, j’attends le moment de regarder plus tard les rushs… Or Norme. C’est votre père qui vous a offert votre premier appareil photo… Oui, un Instamatic Kodak à flash carré. Ça faisait alors déjà longtemps que je me faisais l’œil en cadrant à tout propos des photos imaginaires avec les doigts de mes deux mains. Je passais pour un fou auprès de mes cousins grecs lors des vacances : eux ils étaient bronzés, hyper dynamiques, ils faisaient du vélo sans les mains et moi, j’étais tout pâle, je venais de Paris, j’avais une grande cicatrice sur mon torse et je prenais des photos imaginaires… J’étais un peu le gentil fou du groupe. Je n’ai aucune trace des toutes premières images que j’ai prises, c’est mes parents qui faisaient développer les pellicules parce qu’ils se servaient aussi de mon appareil pour leurs photos de famille. Et je n’ai jamais retrouvé ce Kodak, je ne sais pas ce qu’il est devenu…


Or Norme. Dans votre livre L’épreuve du temps, peu de pages après le début, il y cette photo incroyable, celle des obsèques de votre père au petit cimetière de Stamna. Andréas Aliagas repose dans son cercueil inondé de fleurs, encore ouvert à peine quelques minutes avant d’être enseveli, et pour réaliser cette photo très particulière, vous avez cadré les vôtres de face. C’est une image très forte, qui dégage une intense émotion…

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Mon père nous a quittés quarante jours après la Pâques orthodoxe, il y aura trois ans bientôt… Je n’étais pas là au moment de sa mort mais dans l’avion entre Paris et Athènes, après un énième enregistrement de The Voice. Ces allers et retours, j’en ai fait toutes les 72 heures pendant plusieurs semaines avant qu’il ne nous quitte. Cette photo, je ne l’ai pas prise avec mon reflex habituel mais avec mon téléphone portable. Je n’avais bien sûr rien préparé et au moment où le pope arrive pour faire la dernière prière avant la levée du corps, je les observe tous et je clique deux fois sur mon mobile qui est au bout de mon bras ballant, sans cadrer donc. En fait, je suis mû par la volonté de garder quelque chose de cet instant d’une tristesse absolue, je veux garder encore mon père, encore un peu… Sincèrement, je n’ai pas le sentiment d’avoir pensé en quoi que ce soit l’acte

“ Je suis mû par la volonté de garder quelque chose de cet instant d’une tristesse absolue... ” photographique en réalisant cette image. C’était une pulsion et je n’ai fait aucune modification ultérieure, à peine ai-je légèrement retravaillé la lumière du ciel. Le cadrage est celui d’origine, l’orientation est celle de l’instant de la prise de vue. Cette photo a été prise telle qu’elle est imprimée dans le livre. Même la géométrie de l’image est parfaite… Tous ces gens qui font face à mon père sur cette photo, je les connais bien et ils me connaissent tout aussi bien. En fait, je vais aller plus loin encore : à ce moment-là, je suis déjà dans ce trou et c’est très exactement ce que ne dit pas


la photo. Ce que ne dit pas la photo, c’est que je suis venu la veille quand on a creusé le trou. J’y ai pris les os de mes ancêtres, mes grands-parents, mes arrières-grands-parents et je les ai lavés avec du vin dans la crypte de l’église du XVème siècle. Ils y ont passé la nuit et le lendemain,

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OR NORME N°36 Séduction

LE GRAND ENTRETIEN

Entretien réalisé par : Jean-Luc Fournier, avec Patrick Adler

Photos : Nikos Aliagas - DR

“ La photo, je la reconnais, sur l’instant. ” avant l’enterrement de mon père, je les ai reposés dans la tombe et leur ai dit : à bientôt… Nous ne sommes que cette poussière-là. Le prochain, ce sera moi, du moins je l’espère pour que ce ne soit pas quelqu’un de plus jeune dans la généalogie… Cette photo, je l’ai prise pour qu’elle figure dans le grand album de la vie, à destination de mes enfants, pour leur dire le jour où ils se poseraient des questions : tu vois, ce moment-là est incontournable, alors arrête avec toutes ces interrogations : vis ! Or Norme. Est-ce que ça veut dire que la photo, qui est au fond le produit d’un geste très rudimentaire surtout depuis que tout semble être devenu facile avec le numérique, reste un média tout à fait indispensable dans le monde dans lequel nous vivons désormais et qui ne cesse d’accélérer notre vie de tous les jours ? Elle permet peut-être de mieux comprendre, de vraiment comprendre ce que nous proposent nos vies ? Absolument. La photo, oui, mais il faut la distinguer de l’image. L’image est quasi inodore car aujourd’hui, tout le monde en produit. Une image apparaît et en chasse immédiatement une autre avant d’être elle-même évincée par une autre encore, et tout cela dans une sarabande infernale et sans fin. Un jour, le temps nous dira peut-être si telle ou telle image deviendra un document mais on ne sera plus forcément là pour le constater. En revanche, l’acte photographique existe avant même que nous déclenchions l’obturateur. Ça veut dire que la photo existe en moi déjà avant le déclic. Je ne me dis pas que je vais prendre telle ou telle photo en me levant le matin. Ce n’est pas déclaratif, ce n’est pas une posture. La photo, je la reconnais, sur l’instant. Ici, par exemple, dans cet endroit, la lumière qui provient de la verrière, l’architecture, l’ombre… cette photo que je vais reconnaître

soudain, c’est quelque chose que je vis en permanence, c’est quotidien, c’est une perception constante… La photo m’a réconcilié avec beaucoup de choses de la vie, en tout premier lieu avec le temps. Elle te rend plus humble, elle te dit que tu n’as pas à flipper de ce temps qui passe. Elle te dit : n’aie pas peur. Accepte les rides sur ton visage, accepte de ne pas être un super-héros, accepte ton âge. Si tu es en harmonie avec ce temps qui passe, si tu acceptes ta finitude, alors tu vivras mieux en ne gardant au fond de toi que l’essentiel de la vie. Les réunions à la con dont les conclusions seront obsolètes le lendemain matin voire le soir-même, elles ne compteront pour rien le jour de ta mort, elles ne seront pas autour de ta tombe. Pour moi, la photo a été cathartique et inconsciemment, pendant assez longtemps car j’avais arrêté vers la fin de l’argentique, j’étais tellement bordélique que je ne parvenais plus à gérer à un moment où toute mon énergie était mobilisée pour démarrer ma carrière. À un moment, le portable a permis de fournir une bonne qualité d’image, puis les réseaux sociaux sont arrivés. Je m’y suis remis. Puis j’ai compris que ça ne suffisait pas et j’en suis arrivé au reflex numérique. Il s’agissait pour moi, modestement, de travailler dans les pas des Josef Koudelka ou Sabine Weiss, évidemment Salgado ou Reza, bref… les humanistes. En tout cas, la photo comme une urgence, oui, mais comme une posture, non, parce que ça ne dure pas. Maintenant, est-ce qu’une urgence dure ? Je ne sais pas mais elle m’aide à endurer le malentendu des images dans lesquelles je me meus professionnellement, la photo me permet de me sortir de ce flot d’images quotidien… Or Norme. Un jour, Henri Cartier-Bresson, un des maîtres incontestés de la photo, a répondu enfin à une question qu’on avait dû lui poser dix mille fois auparavant : qu’est-ce qu’une bonne photo ? Il a dit : « une bonne photo, c’est quand le cerveau, l’œil et le cœur sont parfaitement alignés et qu’on appuie sur le déclencheur… » C’est formidable et c’est évidemment et exactement ça ! Je peux modestement en témoigner : les émotions et les portes que la photographie m’a ouvertes sont inimaginables. Et je ne parle bien sûr pas des portes relationnelles, je parle des portes de vie. J’ai une histoire formidable qui m’est arrivée et elle est liée intimement à Cartier-Bresson. Il y a quelques années, j’avais exposé à Vincennes avec mon petit stand très modeste et Koudelka était là. Je suis bien sûr allé le voir et comme vous le savez, j’ai assez d’aisance dans mon travail et pourtant, là, devant lui, je n’avais plus de mots. Je ne savais pas quoi lui dire, je n’ai même pas pu lui serrer la main. J’avais un peu honte parce que je ne me sentais pas à ma place à côté de lui, avec mes photos. Cette honte n’était


tirage que Cartier-Bresson lui avait donné quand il était jeune. C’était La prière où l’on voit des femmes musulmanes de dos, au Cachemire. Ce n’est pas un tirage signé mais peu importe, ce cadeau n’a pas de prix. Plus tard, Didier m’a fait connaitre Sabine Weiss avec laquelle il est ami. J’ai alors rencontré une femme tellement délicieuse, une vraie humaniste. J’ai besoin de me nourrir avec des gens comme elle, comme ce fut le cas aussi avec Jacqueline de Romilly qui m’a dit un jour : « vous êtes la Star Academy et moi l’Académie Française. » Ce sont ces rencontres qui nourrissent ta vie. Et ça me ramène à mes photos, celles des anonymes que mon regard croise dans cette Grèce rurale que j’adore arpenter avec mon reflex. En

‘‘ La photo m’a réconcilié avec beaucoup de choses de la vie... ’’

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pas posturale, je me sentais tout petit devant lui, je n’existais pas Et par la force des choses, on allait me regarder parce qu’on allait me reconnaître et j’avais envie de lui demander pardon pour ça. Il y avait un homme qui m’observait profondément. Il s’est fait connaître : c’était Didier Fèvre, le fils du tireur de Cartier-Bresson. Avec lui, à ce moment-là, il se passe un truc d’une grande sincérité et très profond. Plus tard, on se perd de vue et on passe longtemps sans se retrouver. Deux ans passent : je sors du Cirque d’Hiver où je viens d’interviewer Depardieu et on tombe l’un sur l’autre. « Je te cherche partout », me dit-il. « J’ai une photo de Cartier-Bresson pour toi. Je voudrais te l’offrir pour t’encourager. » On se revoit pour qu’il m’offre ce

regardant ces photos, tu ne sais rien de ces gens mais pourtant tu sais tout d’eux, les photos te disent tout. Mais, au fond, qui regarde qui ? Voilà un thème qui m’obsède depuis mon enfance. Quand tu regardes les étoiles, c’est toi qui les regardes où ce sont elles qui te regardent ? C’est la relativité du regard et la notoriété provoque souvent ce malentendu. Mais, à un certain moment, tu peux être l’homme le plus connu qui soit, il y a quelque chose qui est plus fort que tous les mots, seule ta photo parle. Tu peux dire ce que tu veux, tu peux être qui tu veux, et bien si tu as fait une photo qui parle, elle parlera pour toi. Je commence à faire des expos importantes maintenant et je rencontre des gens qui ne regardent pas la télé ou qui n’ont que peu d’affinités avec ce que je peux y faire. Ils me disent souvent combien ils ont appris sur moi en regardant mes photos. Et pourtant il n’y a rien sur moi sur mes images, je n’y raconte pas ma vie. Si, me disent-ils, c’est votre regard qui nous apprend tout de vous. J’en ai mis du temps à comprendre ça…


Photos : Nikos Aliagas - DR Entretien réalisé par : Jean-Luc Fournier, avec Patrick Adler LE GRAND ENTRETIEN OR NORME N°36 Séduction

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Or Norme. Une dernière question : peut-être vous dîtes-vous que plus tard, quand vous ne serez plus dans la frénésie professionnelle qui est aujourd’hui la vôtre, vous aurez un peu plus de temps et que la photo va prendre encore plus de place dans votre vie ? Sincèrement, j’espère ne jamais m’arrêter de créer. Quand j’avais dix-huit ans, j’éditais déjà un petit journal, ensuite ça a été le journalisme à la radio puis la télé… J’ai toujours créé et ça n’a jamais été pour le gain mais pour le plaisir de créer. Et la photo m’a permis de prolonger ce plaisir-là. Je ne veux pas en faire une profession : la télé, c’est déjà de la compétition de très haut niveau et c’est très difficile… Devenir un grand photographe de studio avec plein de moyens à ma disposition ne me rendrait pas forcément plus heureux. Mais demain, j’ai un rendez-vous important. C’est au Louvre où je vais exposer les photos d’un Apollon vieux de plus de 2 000 ans qu’on m’a demandé de réaliser pour que mon nom serve à dénicher des financements pour faire l’acquisition de

‘‘ De toute manière, plus tard, il ne restera rien. ’’ cette merveille. Alors demain, j’expose à la boutique du Louvre, c’est un bon début, non ? (rires) De toute manière, plus tard, il ne restera rien. Il ne restera que mes os et si j’ai de la chance, j’aurai peut-être un arrière-petit-fils qui s’intéressera à ce qui reste de ma clavicule pour la laver dans la crypte de la petite église grecque. Si j’ai de la chance… » Nikos Aliagas présentera son ouvrage « L’épreuve du temps » à la Salle blanche de la Librairie Kléber le samedi 7 mars à 15h. Il sera interviewé par Jean-Luc Fournier, directeur de la rédaction de Or Norme. Exposition Nikos Aliagas « L’épreuve du temps » Du 8 mars au 12 avril 2020 chez Aedaen Gallery 1a rue des Aveugles - Strasbourg Du jeudi au dimanche de 12h à 20h



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OR NORME N°36 Séduction

OR SUJET

Texte : Amélie Deymier

Photos : Nicolas Rosès - Sigaud/Paprika Films - DR

DOSSIER

LE RETOUR DU LOUP

Tapi dans les bois, il est peut-être en train de nous observer…


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Photos : Nicolas Rosès - Sigaud/Paprika Films - DR Texte : Amélie Deymier OR SUJET OR NORME N°36 Séduction

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Ci-dessus / Thierry Sieffer, le maire de Ranrupt À droite / La forêt au-dessus de Ranrupt : le loup n’est pas loin…

On ne cessait de parler du loup sans en voir la queue. Cette fois, le voilà bel et bien de retour dans le BasRhin. En attestent les neuf attaques survenues dans la Haute-Vallée de la Bruche depuis le mois de mai 2019. Et le retour d’un des plus grands prédateurs dans les forêts vosgiennes n’est pas sans conséquences. Entre les éleveurs obligés de reconsidérer leurs manières de travailler, les chasseurs qui ne veulent pas partager leur gibier et les défenseurs de la nature qui voient dans le retour du loup un moyen de sauver nos forêts, les avis divergent, les visions s’affrontent. Pour ou contre le loup, là n’est plus la question puisqu’il s’agit d’une espèce protégée au niveau européen. Maintenant qu’il est entré dans la

bergerie, il va falloir faire avec. La question étant : comment ? Le premier épisode d’une enquête Or Norme qui se poursuit sur le terrain à l’heure où vous lisez ces lignes. La suite dans Or Norme n°37, début juin prochain… Il fait un froid de loup en ce matin de janvier quand nous arrivons à Ranrupt, petit village de montagne d’à peine 350 âmes, niché au fond d’un vallon de la Haute Vallée de la Bruche, trait d’union entre les Vosges du sud et les Vosges du nord. Sur le parking de la mairie, quelques personnes s’activent au démontage des décorations de Noël. Parmi elles, Madame Michel, 67 ans, première adjointe au Maire : « Hou, ça fait longtemps que je ne l’ai plus vu moi le loup ». Blague à part, elle ajoute : « C’est vrai qu’on en parle beaucoup en ce moment », et pour cause. C’est par ici qu’ont eu lieu les premières attaques, juste au-dessus du village, en lisière de bois. LE LOUP, BOUC ÉMISSAIRE IDÉAL Pendant que nous causons, un énorme pick-up flanqué de boue fait irruption sur le parking.


la régénération de nos forêts, celui des chasseurs qui, au contraire, voient le loup comme un concurrent sur leur territoire de chasse, et celui du public, majoritairement pro-loup, mais pas encore prêt à accepter les chiens Patous ? DÉPASSIONNER LE DÉBAT En bon élu, impliqué dans sa fonction, soucieux de ses concitoyens, Thierry Sieffer a pris l’initiative d’organiser, dès le mois de novembre 2019, des réunions réunissant différents acteurs : éleveurs, élus, environnementalistes, membres du réseau loup-lynx chargés du suivi des grands prédateurs, amis ou ennemis du loup. L’objectif : informer, dépassionner, s’allier : « Il fallait faire quelque chose. On ne pouvait pas continuer à laisser dire tout et n’importe quoi ». Un avis partagé par Francis Dopff, membre de ce groupe loup improvisé. Éleveur de caprins et de

« Voilà Monsieur le Maire ». Thierry Sieffer, allure et poignée de main bucheronnes, nous invite à monter à bord de son engin pour nous conduire sur les lieux de la première attaque, à la ferme du Promont, juste au-dessus de Ranrupt. Après quelques minutes de conduite sportive sur un chemin forestier boueux, nous coupons le moteur. En fond de vallée, Ranrupt. En contre-bas, la ferme du Promont. Droit devant, le Climont. Point de vue idéal pour embrasser une problématique qui va bien au-delà d’un simple clivage entre les gentils pro-loups et les méchants anti-loups. Et quelque part autour de nous, tapi dans les bois, peut-être même en train de nous observer, le loup, bouc émissaire idéal sur lequel se cristallisent toutes les peurs, toutes les haines, toutes les frustrations : « Dès qu’il y a quelque chose, ça y est, c’est le loup ! » déplore Thierry Sieffer. Pourtant, on le sait : « partout où le loup est arrivé, la biodiversité a repris ses droits ».

23Maintenant que le loup est de retour, comment

dépasser la dialectique pro-loup / anti-loup ? Comment « trouver le meilleur moyen pour cohabiter le plus harmonieusement possible tous ensemble » ? Comment concilier le point de vue des éleveurs qui ne veulent pas que le loup s’attaque à leurs troupeaux, celui des écologistes qui voient dans le retour d’un grand prédateur un moyen de rééquilibrer la population de gibier néfaste à

‘‘ Partout où le loup est arrivé, la biodiversité a repris ses droits. ’’ — THIERRY SIEFFER.

chevaux à Orbay dans le Haut-Rhin, il en connaît un rayon sur la question : « Je m’occupe de la synchronisation du dossier loup Alsace-Nature ». Les éleveurs peuvent s’adresser à lui en cas de problème ou de questions relatives au loup. « On se rend compte que l’information dépassionnée a encore beaucoup de mal à passer, » dit-il. « Je vais finir par appeler des psychologues à la rescousse, ça devient complètement délirant (…) Il n’y a pas moyen d’en parler sereinement (…) On en revient à la bête du Gévaudan, aux démarches d’avant la période scientifique ». Selon lui, affirmer par exemple qu’il n’y a pas de compatibilité possible entre l’élevage et les prédateurs « ça voudrait dire qu’il n’y a pas une seule brebis entre la frontière tchèque et l’arc des Carpates jusqu’à l’Ukraine, la région d’Europe où il y a le plus de moutons ». Là-bas, les éleveurs cohabitent depuis toujours avec le loup. Ils ont adapté leur manière de travailler à la présence des grands


Photos : Nicolas Rosès - Sigaud/Paprika Films - DR Texte : Amélie Deymier OR SUJET OR NORME N°36 Séduction

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Ci-dessus / Francis Dopff, éleveur à Orbey À droite / Frédéric Preisemann, technicien forestier

prédateurs. Contrairement aux gigantesques troupeaux que l’on peut croiser en France et qui, faute de prédateurs, ne nécessitaient pas de surveillance particulière, les troupeaux dans l’est de l’Europe sont plus petits et gardés par des bergers. UNE POLITIQUE INADAPTÉE Il ajoute que l’un des gros problèmes c’est l’anticipation du retour du loup : « Que les gens dans le Mercantour aient été surpris, d’accord, et encore. Mais nous au niveau associatif ça va faire huit ans qu’on dit qu’il y a urgence, qu’il faut prévoir des moyens de protection. Toutes les réponses qu’on a eu c’est : revenez nous voir quand il y aura des attaques ». Sur ce point, nous avons interrogé Christophe Fotré, Directeur Départemental de la DDT¹. Selon lui les moyens existent : « Il y a un plan national pour accompagner les éleveurs dans la propagation de cette espèce (…) L’anticipation existe dans la pédagogie, dans l’information (…) dans le suivi de l’espèce et (…) dans l’accompagnement des éleveurs quand le loup est apparu et qu’il crée

des préjudices aux éleveurs ». Mais c’est précisément là que le bât blesse. Pour qu’un éleveur puisse prétendre à des aides de l’État et financer des moyens de protection, il doit d’abord avoir été victime d’une prédation. Frédéric Preisemann est technicien forestier à l’ONF. Il fait partie du réseau d’observation loup/ lynx chargé du suivi de l’espèce, piloté par l’OFB². Il est catégorique, « si le loup arrive sur un territoire et que tous les élevages sont protégés, il va se rabattre sur le gibier sauvage ». D’où la nécessité d’anticiper son arrivée. Mais pour Christophe Fotré, l’État n’a plus les moyens de subventionner les démarches préventives : « Les temps ont changé. Le loup se développe un peu partout, les demandes de protection et les actes de prédation se multiplient, la priorité est de protéger ceux qui en ont réellement besoin ». En attendant, et comme le souligne Frédéric Preisemann, la France « est le pays où l’on tue le plus de loups, où l’on met le plus de moyens de protection, et où on a le plus d’attaques de loups sur les troupeaux » … À méditer.


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DOSSIER

LE RETOUR DU LOUP

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OR SUJET

Texte : Amélie Deymier

Photos : Nicolas Rosès - Sigaud/Paprika Films - DR

Face au loup, des éleveurs en détresse Le loup est de retour et ils vont devoir faire avec, quitte à chambouler totalement leurs manières de travailler… Rencontre avec des éleveurs stigmatisés et sous le choc. La première attaque, celle qui a marqué le retour du loup dans le Bas-Rhin a eu lieu dans la nuit du 27 au 28 mai 2019 dans un pré juste au-dessus de la ferme du Promont. D’avril à octobre, Corinne Schynoll avait l’habitude d’y laisser paître tranquillement ses quinze brebis et ses deux boucs préférés : « À 6 h du matin les moutons étaient en bas, à la ferme. On est allé voir, le parc était complètement défoncé ». Un agneau manquait à l’appel et l’un des deux boucs gisait le cou dépecé. « C’est un bouc que j’aimais beaucoup,

‘‘ À 6 h du matin les moutons étaient en bas, à la ferme. On est allé voir, le parc était complètement défoncé . ”

Corinne Schynoll

il me suivait partout. » L’éleveuse a du mal à cacher son émotion. Elle ajoute : « c’est un massacre, c’est très violent. » Le loup, ils en entendaient parler mais ils étaient loin de s’imaginer le voir par ici. Même l’OFB venue constater l’attaque a mis du temps à se prononcer. Finalement, c’est un cliché pris par un piège photo posé par un chasseur à proximité qui confirmera qu’il s’agissait bien d’un loup. Et quand trois mois plus tard il est revenu s’attaquer au deuxième bouc, il était clair qu’il n’était pas simplement de passage. « Maintenant je ne suis plus trop rassurée. Quand je remonte chez moi il fait nuit. Depuis qu’il y a ce loup, j’ai toujours une appréhension, je regarde toujours derrière moi. C’est bête parce-que je pense qu’il a très peur de l’humain ». Mais la question qui se pose le plus maintenant pour Corinne Schynoll et ses collègues éleveurs c’est, que faire ? « On est stressé tout le temps, on se pose des questions. Quelles solutions ? On avait pensé mettre un filet mais sur 6 hectares c’est impossible, c’est dur à poser ».


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Photos : Nicolas Rosès - Sigaud/Paprika Films - DR

Ci-dessus / Isabelle Decombe et son Patou À droite / Les frères Mayer à Bassemberg

Quant aux chiens Patous qui protègent les troupeaux « c’est très compliqué à gérer, dit-elle. Surtout que nous on fait du tourisme » (cf. la ferme-auberge du Promont). « On a beaucoup de marcheurs, beaucoup de gens qui passent avec des chiens. On va faire des gites, est-ce qu’on

Texte : Amélie Deymier

arrivera à gérer un chien comme ça ? ». Des difficultés pratiques partagées par la famille Mayer, les seuls bergers itinérants du coin. Jusqu’à présent, ils gardaient leurs brebis durant la journée et les rassemblaient la nuit dans un portable. Mais depuis que le loup a attaqué le troupeau dans la nuit du 8 au 9 juillet derniers,

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OR SUJET

parc électrifié facilement démontable et trans-

Le troupeau des frères Mayer

ils se demandent s’ils vont pouvoir poursuivre leur activité : « Les filets de protection font deux fois et demi le poids de nos filets et 1 mètre 40 de haut » déplore le fils Mayer. « On ne l’utilise pas parce-que c’est une vraie galère à poser » confirme son oncle. Pour les chiens de protection, même appréhension que Corine Schynoll : « Le troupeau est pris en photo presque autant que la cathédrale de Strasbourg. Les gens sont ravis de voir un troupeau de moutons (…) mais le Patou lui, il ne fait pas de différence entre un loup et un touriste ». Et puis ce grand gaillard de Mayer sort son mouchoir en tissu et essuie ses yeux pleins de larmes : « Le fait qu’on ne puisse pas défendre le troupeau c’est pire que le reste, on a l’impression de ne pas avoir fait son travail ». Qui se fait brebis, le loup la mange dit-on. Suivant la sagesse populaire, Isabelle Decombe n’a pas attendu le retour du loup pour prendre les devants : « Ici tout le monde disait : y’a pas de loup. Mais bon, il y en avait partout autour donc forcément il allait venir ». Elle a repris la ferme de l’Evreuil à Bourg-Bruche pour y élever des vaches et des brebis. En un an d’activité elle a déjà investi 12 000 euros de sa poche dans des protections contre le loup (Patous et clôtures). Et elle a fort bien fait : « Tout l’été j’ai dû me lever je ne sais combien de fois par nuit (…) J’ai même dormi dans ma voiture (…) C’est un persécuteur.


Il n’arrête pas ». Une nuit elle décide de parquer ses brebis dans le pré en dessous de sa ferme, un projecteur puissant braqué sur le troupeau. À 3h du matin elle sort en pyjama et en chaussons, armée d’un bâton. Le loup était là, essayant de franchir la clôture : « Il a sauté là-bas. On lui a couru après (...) Pourtant j’y croyais quand j’ai mis les protections, » déplore-t-elle. Elle ajoute en pleurant : « Vous avez des enfants ? C’est comme si je mettais mes enfants au milieu d’une prison pédophile. Vous savez qu’ils vont passer dans le petit parc, vous ne pouvez qu’essayer de limiter la casse ». Ironie de l’histoire, c’est dans son troupeau de vaches, non protégé — car les vaches « ne sont pas considérées comme protégeables et ça ne se passe pas super bien avec les chiens » dit-elle — qu’elle a essuyé une prédation, sur un veau à peine né. Si elle émet quelques doutes sur l’efficacité des clôtures — il n’y a qu’à observer son Border Collie passer et repasser en dessous pour le comprendre — elle dit être très contente de ses Patous.

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Reste à convaincre le voisinage : « J’ai des parcs qui sont proches des maisons, donc ceux-là je ne peux plus y laisser les brebis parce-que le chien gueule toute la nuit. J’ai essayé cet été et on m’a dit : on t’aime bien mais ce serait bien si tu pouvais enlever tes moutons » …


DOSSIER

LE RETOUR DU LOUP

Un seul et même mâle ?

Texte : Amélie Deymier

Photos : Nicolas Rosès - Sigaud/Paprika Films - DR

Les rumeurs vont bon train sur le retour du loup dans le Bas-Rhin. Entre ceux qui disent en avoir vu plusieurs et ceux qui pensent qu’il s’agit d’un loup serial killer, comment démêler les fantasmes de la réalité, comment faire peser le fait scientifique face au pouvoir de l’imaginaire nourri des contes et légendes d’antan ?

OR SUJET

Quelques chiffres Selon l’OFB il y aurait plus de 500 loups adultes en France. En 2019, 98 loups ont été

OR NORME N°36 Séduction

abattus sur le territoire Français, contre 51 en 2018³. En 2019, il y a eu 12 487 prédations sur des animaux domestiques, contre 12 055 en 20184. En 2020, 90 loups seront abattus en France en 2020.

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Actuellement, « le cumul des aides atteint annuellement près de 25 millions d’euros et celui des indemnisations plus de 3,5

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millions d’euros pour 12 000 animaux d’élevage tués5 »

C’est le travail de l’OFB chargé du suivi et du développement des grands prédateurs que sont le loup, le lynx et l’ours, et de l’expertise des dommages causés par ces animaux sur les troupeaux domestiques. Pour ce faire, elle travaille en collaboration avec des observateurs sur le terrain, forestiers, chasseurs, environnementalistes, membres du réseau loup/lynx. Nous avons rencontré Marie-Laure Schwoerer, chargée de l’animation du réseau loup/lynx à l’OFB. Selon elle il y a des rumeurs que l’on peut rapidement écarter. Un exemple : « À cette époque de l’année, quelqu’un qui relate avoir vu un loup avec des jeunes, on sait que c’est faux, parce que les jeunes nés l‘année dernière » auraient déjà la taille d’un adulte. Autre image d’Épinal, celle du loup sanguinaire qui tue pour le plaisir de tuer car il fait plusieurs victimes lors d’une même attaque

Ci-dessus / Marie-Laure Schwoerer de l’OFB À droite / Un piège photo installé à Ranrupt

sans en consommer la viande. Il s’agit en réalité de ce que l’on appelle « le surplus killing » ou le syndrome du poulailler : « c’est lié à l’instinct de prédateur, » explique Marie-Laure Schwoerer. « Quand on a des animaux dans un enclos qui ne peuvent pas fuir, ils vont s’agiter. Tant que ça bouge, qu’il y a le stimuli de la proie qui court, le loup va croquer jusqu’à ce que cela s’apaise ». C’est ce qui se passe quand un renard entre dans un poulailler, en général les seules poules survivantes sont celles qui étaient en train de couver, donc statiques. Aujourd’hui, les éléments dont dispose l’OFB permettent de conclure sans trop de doutes que ce n’est qu’un seul et même loup qui sème la terreur autour de Ranrupt : « Quand un animal arrive sur un nouveau territoire c’est un colonisateur. Dans l’ordre des choses, une femelle arrive six mois, un an après. Ils se


La France est le pays d’Europe le plus touché par les attaques de loups France

Espagne

Allemagne

Suisse

Nombre de loups

500

1 400

150

50

Nombre d’attaques

3 300

2 000

250

250

Nombres d’animaux indemnisés

11 100

3 000

3 300

3 300

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Nombre d’ovins

mettent en couple et une reproduction intervient au printemps d’après pour former une meute, » explique Marie-Laure Schwoerer. Au vu de la dynamique de l’espèce et d’un cliché évocateur pris par un piège photo, tout laisse à penser qu’il s’agirait donc d’un mâle. Mais l’hypothèse que ce soit une femelle n’est pas écarté. « Ce n’est pas la règle, mais ça arrive » assure Marie-Laure Schwoerer. Des tests génétiques (dont l’OFB n’avait pas encore les résultats au moment de notre entretien) devraient bientôt le confirmer. Direction Départementale des Territoires Office Français de la Biodiversité 3 Source : Direction régionale de l’environnement, de l’aménagement et du logement Auvergne-Rhône-Alpes, chargée de la mission loup pour tout le territoire français. 4 Source : Association FERUS 5 Rapport sur le loup et les activités d’élevage : comparaison européenne dans le cadre du plan national d’actions 2018/2023 1

2

1 000 000 3 000 000

134 000

400 000*

* dont les 2/3 en estive Tableau : Vie-publique.fr / DILA Source: Rapport sur le loup et les activités d’élevage : comparaison européenne dans le cadre du plan national d’actions 2018/2023


DOSSIER

DEUX FILMS

Deux films récents donnent à comprendre et à s’émouvoir, aussi.

« Marche avec les loups » Le film vient juste de quitter les écrans de la programmation en salle mais sera bientôt disponible sur les plates-formes et en DVD.

Photos : Nicolas Rosès - Sigaud/Paprika Films - DR

Après avoir filmé une meute de loups sur son territoire dans La Vallée des loups en 2016, le documentariste Jean-Michel Bertrand traque (amoureusement) une meute de loups de retour sur leurs territoires naturels grâce à un dispositif de pièges photo et de vidéosurveillance et acquiert la conviction que les loups sont en train de « recoloniser » ces hautes vallées alpines autour de Grenoble. Il va donc s’entêter à les retrouver, puis les suivre à grand renfort de déductions et de connaissance du terrain. Cela nous vaut un extraordinaire voyage à pied où la caméra filme le réalisateur au plus près. C’est autant un documentaire sur l’opiniâtreté de cet amoureux fou de la nature que sur l’ancestrale virtuosité de cet animal fascinant à se jouer des obstacles naturels et humains pour (re)trouver son territoire. Comme tous les films animaliers modernes, le montage sert un scénario narratif qui facilite grandement la compréhension de ce qui se joue dans ces montagnes encore suffisamment sauvages pour que le loup ait soudain décidé de considérer que le temps de la reconquête des territoires de ses ancêtres était venu… Marche avec les loups

Texte : Amélie Deymier

« L’Odyssée du loup »

OR SUJET

C’est une occasion unique qui vous est donnée de visionner cet extraordinaire film de Vincent Steiger puisqu’il sera projeté sur l’écran géant de la Cité de la musique et de la danse le dimanche 15 mars à 14h, dans le cadre de la Fête Européenne de l’Image Sous-Marine et de l’Environnement dont nous parlons page 140 du présent numéro.

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C’est l’histoire de Slava, un jeune loup né aux confins des forêts de Roumanie qui, chassé de sa meute, va devoir affronter seul son sort et apprendre à compter avec tous les pièges d’un monde entièrement régi par l’homme, qui y déploie sa brutalité, ses constructions et ses technologies. Slava recherche obstinément une nouvelle meute, comme une nouvelle famille et ses pas le conduiront jusqu’aux rivages de l’Atlantique…

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Basé sur une observation réelle des migrations sauvages des loups européens, L’Odyssée du loup est un film aux images époustouflantes qui aide à s’interroger sur le devenir du sauvage dans notre société et sur les combats qu’il faut impérativement mener pour que la vie puisse tout simplement… survivre. Cité de la musique et de la danse - Strasbourg L’Odyssée du loup

Dimanche 15 mars à 14 h.


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OR D’ŒUVRE

Texte : Jean-Luc Fournier

Photos : The Museum of Modern Art, New York/Scala, Florence - Or Norme


HOPPER CHEZ BEYELER

“Il a inventé l’Amérique” — WIM WENDERS

On ne dira jamais assez à quel point la Fondation Beyeler nous comble d’année en année avec ses expositions-événements à nulles autres pareilles. En ce début de troisième décennie du XXIème siècle, Sam Keller, le directeur de la Fondation, frappe très fort en accrochant les landscapes du peintre américain Edward Hopper. L’exposition, réalisée en collaboration avec le Withney Museum of American Art de New York, réunit 65 œuvres datant des années 1909 à 1965 et présente en première mondiale un film en 3D de quinze minutes réalisé par Wim Wenders qui permet de comprendre ce que le cinéma doit à Edward Hopper et à quel point également, Hopper a été influencé par le cinéma. Vous avez jusqu’au 17 mai prochain pour ne pas rater ce rendez-vous unique.

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Lighthouse Hill – 1927


GAS, UN INSTANTANÉ DE L’AMÉRIQUE DE CES ANNÉES-LÀ

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OR D’ŒUVRE

Texte : Jean-Luc Fournier

Photos : The Museum of Modern Art, New York/Scala, Florence - Or Norme

À bien y regarder…

C’est une petite route de la campagne américaine. Le soleil a disparu depuis un bon moment derrière la cime des arbres, on est entre chien et loup, le soir tombe… Le pompiste va bientôt fermer sa station, il vérifie le litrage écoulé durant cette journée qui s’en va…

Bien sûr, ce sont les années quarante : le design des trois pompes ne trompe pas… Mais, à bien y regarder, « Gas » est l’un des archétypes du style et des partis pris d’Hopper. À bien y regarder, il y a cette lumière à la fois dure et douce de cette scène emblématique. Une merveilleuse lumière, où celle des embrasements du crépuscule déclinant dans le ciel se mélange si formidablement avec celle, artificielle, des néons de la station. Au fond, la route disparaît déjà dans la nuit de la forêt… On est dans une clairière de l’Amérique de ces années-là : c’est une étape quelconque d’un road-movie forcément génial… À bien y regarder, on est bien à une autre époque : la route est étroite, aucune peinture au sol ne la délimite. La terre du remblai, de l’autre côté de la route, à gauche, a été battue à la pelle. Entre le bitume et la station, les herbes folles ont la rousseur de l’été indien. Et le sol de la station est en terre battue, lui aussi… À bien y regarder, l’enseigne lumineuse Mobilgas a dû arriver directement de la très grande ville du coin, son poteau également : mais c’est à coup sûr un ferronnier traditionnel qui a fabriqué son support. Un ami du pompiste ? Peut-être, tout le monde se connaissait dans les petits countys de l’Amérique de ces années-là… À bien y regarder aussi, ce pompiste, qui relève peut-être les compteurs journaliers de sa station, vient juste de se dévêtir de son bleu de travail, il a revêtu de nouveau sa belle chemise du matin et a déjà renfilé son gilet middle class… Dans deux minutes, il fermera tout à double

tour, éteindra les lumières, démarrera au volant d’une Chevy flambant neuve garée derrière la station-service et s’engouffrera dans le noir de la forêt pour retrouver sa petite famille au village un peu plus loin. Seule l’enseigne lumineuse restera éclairée, diffusant son halo sur les arbres tout proches. Les pinceaux des phares des rares véhicules qui passeront zèbreront une clairière soudain rétrécie. Ce sera alors sans doute le seul point lumineux à des kilomètres à la ronde. Dans les années cinquante, les boîtes à chaussures alignées à la queue leu leu dans les zones commerciales n’existaient pas… À bien y regarder, à bien écouter, on entend presque le son de la country music qui bave d’un transistor aux grandes touches de bakélite. On devine que dans quelques années, il crachera sans prévenir l’étrange son de la rythmique de Bill Haley : ce « Rock around the clock » rendra alors le pompiste un poil furieux, lui qui préférait largement la country music d’avant…

‘‘ On entend presque le son de la country music qui bave d’un transistor aux grandes touches de bakélite. ’’


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« Gas » est un instantané de l’Amérique de ces années-là, une toile aussi précieuse que la photo de nos parents, tout jeunes, qu’on redécouvre aujourd’hui dans une vieille pochette après la disparition du dernier d’entre eux. « Gas » nous raconte d’où nous venons… Cette toile résume merveilleusement le talent de Hopper, ce grand d’Amérique : la pseudo banalité d’une scène si habituelle dans un paysage de bord de route, un moment figé. Les lumières sont paisibles : mais, le trou noir nous attend au bout de la route, et qu’y a-t-il au-delà ?.. Et puis, c’est une scène trop calme, cet homme est seul, terriblement seul dans un environnement isolé, ce n’est pas possible, il va se passer forcément quelque chose

de terrible : qu’est-ce qui va surgir de la forêt ? Edward Hopper était un peintre qui adorait la littérature. Dans son portefeuille, se trouvait en permanence une citation de Goethe, soigneusement recopiée sur une feuille de carnet pliée en quatre : « Le début et la fin de toute activité littéraire est la reproduction du monde qui m’entoure afin de signifier le monde qui est en moi, toutes les choses devant être saisies, reprises, recrées, assimilées et reconstruites dans une forme personnelle et avec des moyens originaux. » Pas difficile de deviner que l’ami américain avait adopté la même démarche pour peindre son œuvre…


RENCONTRE

Wim Wenders et son ami américain

Une belle surprise attendait les journalistes venus très nombreux à la conférence de presse de l’exposition Hopper. Wim Wenders en personne déambulait avec eux dans les salles de la Fondation Beyeler, les mains dans les poches d’un large pantalon taillé façon années quarante (un hasard ?) avant d’être la star de la conférence de presse puis de se prêter avec chaleur -et dans un français parfait- au jeu des questions/réponses. Le réalisateur nous a confié « deux ou trois choses qu’il connait sur Edward Hopper » pour paraphraser le titre de ce petit bijou de film 3D qu’il a réalisé et qui est projeté à Bâle…

Photos : Or Norme - DR

Or Norme. Le titre du film 3D que vous avez réalisé et qui est projeté au sein de l’exposition est très réducteur. Depuis votre film Paris, Texas au moins, c’est-à-dire depuis 1984, on sait à quel point Edward Hopper vous a inspiré…

Texte : Jean-Luc Fournier

« J’avais vraiment découvert Edward Hopper à peine une quinzaine d’années avant le tournage de Paris, Texas. Ce fut une découverte très soudaine, presque brutale et ses œuvres m’ont littéralement happé. Je crois bien qu’on peut parler d’une immense fascination. Dans une grande majorité de ses toiles,

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OR D’ŒUVRE

on ressent physiquement l’attente, à tout moment on se dit qu’il va forcément se passer quelque chose. C’est un des ressorts principaux de beaucoup de films,

non ? De plus, et tant et tant de réalisateurs s’en sont inspirés eux aussi, aucun peintre du XXème siècle n’a, à mon sens, autant pénétré son territoire. Hopper a inventé l’Amérique. Alors, comment voulez-vous qu’un cinéaste ne soit pas fasciné par tout ça ? Or Norme. Si Hopper est le peintre de l’attente, il est aussi celui du silence. Aucune de ses toiles n’évoque un quelconque tumulte sonore. En pensant encore à votre film Paris, Texas dont l’esthétique de l’image est si inspirée d’Hopper, il y a cette scène, quasi finale, dans ce peep-show crasseux où les deux personnages joués par Nastassja Kinsky et le regretté Harry Dean Stanton sont de part et d’autre d’un miroir sans tain. Ils se sont retrouvés, enfin, mais la douleur reste trop forte. À peine quelques mots, puis un silence interminable qui ne sera plus jamais rompu, un silence éternel qui marque un plan fixe qui s’étire à l’extrême et nous plonge dans un abîme de détresse. Ce plan est construit à l’évidence comme une toile de Hopper… C’est exactement ça. Même si les quelques images du film qui suivent disent la rupture définitive, avec cette image du père et de son petit garçon qui reprennent la route pour Los Angeles, tout au long de cette scène du peep-show où les deux personnages se retrouvent


Image du film Deux ou trois choses que je sais Ă propos de Edward Hopper, de Wim Wenders

39 Image du film Paris, Texas, de Wim Wenders


Photos : Or Norme - DR Texte : Jean-Luc Fournier OR D’ŒUVRE OR NORME N°36 Séductions

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Ci-dessus / Image du film Deux ou trois choses que je sais à propos d’Edward Hopper, de Wim Wenders À droite / Wim Wenders à l’expo Hopper chez Beyeler à Bâle

après de longues années de séparation, on s’attend à ce qu’il se passe quelque chose de déterminant : elle va sans doute se précipiter dans le couloir pour se jeter dans ses bras ou il va craquer complètement et c’est lui qui va la rejoindre. Mais rien ne bouge, c’est le silence total, l’image s’est quasiment figée et on n’entend que leur faible respiration à travers le son métallique du téléphone qui les relie… Or Norme. Le film en 3D que vous avez réalisé et qui est projeté au sein de l’exposition de Bâle ne dure qu’un quart d’heure à peine mais il nous fait incroyablement voyager dans la peinture de Hopper. Il est superbe… Merci. Il faut savoir que Edward Hopper était sans cesse fourré au cinéma, il a vu des quantités astronomiques de films. Il s’en est à l’évidence inspiré lui aussi. Sa toile emblématique, la plus connue en tout cas, Nighthawks, c’est un format Scope, évidemment. Filmer quelque chose évoquant les toiles de Hopper, c’était un vrai challenge. J’ai pris le parti d’essayer d’imaginer ce qui pourrait se passer par rapport à ce qu’il nous donne à voir dans chacune de ses toiles. Et très vite, je me suis aperçu que le plus j’imaginais à partir de ses toiles, le plus je me devais de rester modeste…

Or Norme. D’où le titre du film, emprunt d’humilité : « Deux ou trois choses que je sais à propos d’Edward Hopper… » Absolument. Il s’agissait de ne pas trop en raconter afin de laisser le spectateur imaginer lui-même la suite, tout comme Edward Hopper avait imaginé ses toiles. On le remarque surtout dans la séquence où j’ai filmé un escalier où passe très vite un personnage. La toile qui m’a inspiré, Stairway, est une petite toile assez méconnue mais qui figure dans l’exposition de Bâle. J’ai aussi varié les angles par rapport aux peintures de Hopper : pour Gas, ma caméra est axée à la perpendiculaire du plan peint par Hopper. En tout cas, j’ai voulu reconstituer grâce à la 3D ce qu’on ressent quand on est devant les toiles de Hopper. C’est complètement incroyable, on se sent comme attiré à l’intérieur du tableau. Ce qui est plus magique encore, c’est que cette sensation n’existe que si on est devant les vraies peintures, dans une exposition ou dans un musée. Ça ne fonctionne pas devant une photo. Dans le film, la 3D permet de restituer cette sensation, l’image devient incroyablement immersive. Soudain on n’est plus devant un écran, on plonge dans l’image. C’est dû à la vertu poétique de la 3D, j’ai essayé de l’utiliser à fond… Sincèrement, j’ai réalisé un rêve en fabriquant ce film et en participant à cette exposition. »


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PARMI LES SALLES DE L’EXPOSITION HOPPER

Des œuvres jamais vues jusqu’alors en Europe… BRIDLE PATH - 1939

Photos : The Museum of Modern Art, New York/Scala, Florence - Or Norme

C’est une toile aux dimensions relativement modestes (107 X 72 cm). Elle met en scène trois cavaliers de l’upper class new-yorkaise des années trente qui galopent de concert au cœur de Central Park.

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OR D’ŒUVRE

Texte : Jean-Luc Fournier

Toutes les symboliques de Hopper sont dans cette toile méconnue. Notre regard, forcément guidé par le mouvement général des cavaliers et le cadrage précis de la scène, cherche irrésistiblement le danger qui se tapit au cœur de la béance sombre du tunnel. Des trois chevaux en plein effort, c’est évidemment le cheval blanc (la seule tache vraiment claire du tableau) qui a perçu ce danger et qui se cabre déjà, l’œil noir exorbité… On ne voit rien qu’une scène somme toute banale mais on ressent intensément le

Bridle Path - 1939

potentiel drame sur le point, peut-être, de survenir. Mais, pour notre regard contemporain, l’angoisse est également ailleurs… Celles et ceux qui connaissent bien New York savent que nous sommes sur le flanc ouest de Central Park car ils ont reconnu l’architecture très particulière du Dakota Building dont on aperçoit le 1er étage, au coin nord-ouest de la 72e rue et de Central Park West. C’est à cet endroit très précis que le plus illustre des résidents de cet immeuble, John Lennon, a été assassiné par Mark David Chapman le 8 décembre 1980, à son retour d’une session d’enregistrement aux Record Plant Studios en compagnie de son épouse, Yoko Ono.


Alors, le danger imminent deviné par le cheval blanc sur la toile d’Hopper peinte en 1939 ?.. Rien évidemment à voir avec les faits de la disparition du célèbre compositeur des Beatles survenue 41 ans plus tard. Mais le trouble reste réel quand on réalise aussi que ce tunnel-là n’existe pas dans la réalité, à cet endroit-là du moins. Au pied du Dakota Building, à l’endroit précis où galopent les cavaliers de Hopper, il n’y a pas d’allée en contrebas, seulement une très belle pelouse au niveau de l’avenue voisine. Le premier tunnel de ce type est à deux cent mètres au moins, à l’intérieur du parc… Hopper n’est plus là pour nous dire le pourquoi de cette mise en scène. Il s’est éteint le 15 mai 1967 à l’âge de 84 ans, treize avant John Lennon.

Road and Rocks - 1962

‘‘ Toutes les symboliques de Hopper sont dans cette toile méconnue. ’’ ROAD AND ROCKS - 1962 Ce fusain de petites dimensions (56 X 38 cm) fait partie d’une très belle série de dessins présentés par la Fondation Beyeler. Il ne possède aucune histoire particulière connue mais on peut y admirer l’incroyable dextérité graphique d’Edward Hopper qu’on imagine juché sur une moto lancée à pleine vitesse sur cette petite route sinueuse de Californie, entre forêts et rocailles. La sensation de vitesse habite ce dessin qui recèle lui aussi cette part de mystère omniprésente dans une immense majorité des œuvres du peintre : l’accident et sa violence inéluctable ne va-t-il pas se produire à la sortie de ce virage négocié si vite, trop vite ?

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RAILROAD SUNSET - 1929 « Hopper a inventé l’Amérique » nous a joliment confié Wim Wenders lors de sa venue à l’expo Hopper à Bâle. Pour qui a déjà roulé au crépuscule sur une route californienne, baignée

Railroad Sunset - 1929

par les lumières et les couleurs si particulières des couchers de soleil de là-bas, cette toile est comme un long travelling infini, énième plan d’un film américain. Les alignements géométriques horizontaux (rails, horizon, strates des lambeaux de nuages) et verticaux (poste de contrôle, poteau) habitent l’évident format Cinémascope. Mais il y aussi la seule ligne courbe de la toile, cette somptueuse ondulation verte qui souligne le paysage et donne toute son intensité au tableau. On « entre dans l’image » avec délectation…


MAMCS

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OR D’ŒUVRE

Texte : Véronique Leblanc

Photos : Musées de Strasbourg - DR

Dans le sillage de Huysmans Après avoir investi les cimaises du Musée d’Orsay sous le regard de Francesco Vezzoli, Joris-Karl Huysmans s’installe au Musée d’Art moderne et contemporain de Strasbourg. Quatre salles à Paris, dix à Strasbourg. Une expo « complémentaire et enrichie » où se dévoilent toutes les facettes de cette personnalité « Or Norme ». Écrivain adoré des écrivains, critique d’art éclairé, homme des pas de côté, successivement naturaliste, décadent et catholique, qui est Huysmans ? Paul Lang, le directeur des musées a donné « carte blanche » à Estelle Pietrzyk, directrice du MAMCS, pour cette exposition décidée en coordination avec le musée d’Orsay. Huysmans ayant été présenté sous sa facette de critique d’art, elle a décidé « d’aller plus loin en racontant le personnage de bout en bout ». Du poète en prose qui écrivit le Drageoir aux épices en 1874, à l’âge de vingt ans, jusqu’au mystique bouleversé par le retable de Grünewald, découvert à Colmar en 1903.

“ Aller plus loin en racontant le personnage de bout en bout. ”

HOMME DE PLUME ET DE REGARD Entre ces dates, se déroule une vie d’écrivain vivant et vibrant au diapason d’une époque qu’il a embrassée jusque dans ses antagonismes artistiques les plus profonds, passant de la défense de l’impressionnisme, à celle du symbolisme mêlé de satanisme avant de se convertir à la foi catholique. Dans le sillage de cet homme de plume et de regard on croise Manet, peintre de la nature « telle qu’elle est et telle qu’il la voit », Degas maître de « la vraie chair poudrée de veloutine », Caillebotte, Pissarro, Moreau… mais aussi le « très fantastique » Redon ou l’étrange Félicien Rops « attifeur de mort », sans oublier l’académique Bouguereau qu’il étrille pour « sa peinture gazeuse », « son léché flasque », comparant sa Vénus à une « baudruche mal gonflée ». Qu’il aime ou qu’il déteste, Huysmans vise juste.


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CONTREPOINTS CONTEMPORAINS

FRAGRANCES D’OPOPONAX

L’exposition débute avec «Many Spoken Words», fontaine d’encre noire conçue par l’artiste Su-Mei Tse. « Sa résonnance avec le repas de deuil décrit par Huysmans dans son roman A rebours (1884) est évidente », relève Estelle Pietrzyk, heureuse de ce contrepoint contemporain.

Au fil du parcours, on peut respirer des parfums d’antan tels que la frangipane, l’héliotrope, le foin coupé, l’opoponax ou le patchouli, on peut admirer les flacons d’époque prêtés par la maison Lubin et explorer des nuanciers d’émail ou de textiles.

Fontaine de mots en éternel renouvellement, l’œuvre fait sens tout comme le « Cabinet de curiosités » de

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Texte : Véronique Leblanc

Photos : Musées de Strasbourg - DR

“ Sa résonnance avec le repas de deuil décrit par Huysmans dans son roman A rebours (1884) est évidente. ” Mark Dion acheté l’an dernier par le MAMCS et le travail sur des pétales de coquelicots réalisé par une toute jeune artiste alsacienne, Léa Barbazanges. « UN AVENTURIER DES BIBLIOTHÈQUES » Ces créations s’intègrent à une exposition riche de plus de 440 œuvres provenant des musées d’Orsay et de l’Orangerie, mais aussi de la Bibliothèque nationale de France, du MUCEM de Marseille etc., sans oublier des institutions alsaciennes largement sollicitées. « Il y a beaucoup à faire avec les richesses du territoire » relève la commissaire et travailler sur Huysmans ouvre les perspectives à l’infini. « Il a tout regardé. Il a voulu tout comprendre, fait des listes de vocabulaire d’outils, de pierres et de fleurs, de jurons… Huysmans est un aventurier des bibliothèques. » L’exposition est « une œuvre de fiction » qui veut ressusciter l’homme « à travers ses mises en scène » où elle décèle « quelque chose d’intriguant, parfois beau, parfois déroutant ». La scénographie fait dès lors la part belle aux « petites scènes » mêlant un globe lunaire et des médicaments, la « Galatée » de Gustave Moreau et une collection de coraux conservée au musée zoologique ou encore des planches de botanique et des illustrations des premières manifestations de la syphilis… Manière de rendre dans une succession « d’expériences spatiales » l’écriture d’un écrivain attentif au plus intime de la matière.

On découvre aussi des tissus conservés au musée de Mulhouse, des papiers peints venus de celui de Rixheim, institutions sollicitées tout comme l’ont été le musée de la céramique de Sarreguemines ou la Fondation de l’œuvre Notre-Dame de Strasbourg qui a prêté des études de tailleurs de pierre. UN FINAL ENTRE CIEL ET TERRE Salle après salle, Huysmans se révèle jusqu’au choc mystique ressenti devant le retable d’Issenheim, « typhon d’art déchaîné » auquel il a consacré un texte inégalé. Ce moment fondateur est restitué par des photos noir et blanc montrant l’œuvre de Grünewald telle qu’il l’a découverte, au cœur d’une chapelle surencombrée de Colmar. Y répond un rare exemplaire de La Cité de Dieu de Saint Augustin prêté par la Bibliothèque nationale universitaire et ouvert à la page « Tentation, Rédemption ». L’exposition se termine ainsi « entre ciel et terre » dit Estelle Pietrzyk qui a choisi pour accompagner ce final une œuvre du compositeur estonien Arvo Pärt. Fratres, dans sa version la plus épurée. MODERNITÉ ET DÉCADENCE Le parcours aura été étourdissant, passant de la rue de Paris au boudoir, des Salons artistiques à la demeure de l’esthète Des Esseintes, héros fin de siècle de A Rebours. Sans oublier l’art religieux, entre vertige des cathédrales et minutie des maîtres flamands. S’y superposent les « plumes » de l’écrivain, ses phases en phase en déphase qui jamais ne s’annulent mais composent le prisme singulier de la modernité et de la décadence. Artifices, goût de l’étrange et de l’occulte, conversion finale… Huysmans tel qu’en lui-même, amoureux de l’art, collectionneur de livres et d’objets. Homme de mots et de sensations. Un « œil » jamais en repos. « L’œil de Huysmans, Manet, Degas, Moreau », au Musée d’Art Moderne et Contemporain de Strasbourg 1 Place Hans-Jean Arp - Strasbourg Du 3 avril au 19 juillet www.musees.strasbourg.eu


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Photos : Nicolas Rosès — Jean-Louis Fernandez — Vaishali Ramnarine — Grégory Massat — DR Texte : Jean-Luc Fournier OR D’ŒUVRE OR NORME N°36 Séductions

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ARSMONDO INDE

Une fascinante troisième édition Le Festival Arsmondo fut une géniale initiative prise par Eva Kleinitz qui nous a malheureusement quittés à la fin du printemps dernier. La directrice de l’Opéra du Rhin avait eu très tôt cette formidable intuition que l’art lyrique pouvait (et devait) largement dépasser ses frontières naturelles pour essaimer à travers toute la ville, en associant à la programmation de ce festival toutes les forces vives culturelles de Strasbourg. Le flambeau a été repris en ce printemps 2020 et pour sa troisième édition, après le Japon en 2018 et l’Argentine l’an passé, et avant le Liban dans un an, c’est l’Inde que Arsmondo place au devant de la scène.


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ARSMONDO 2020 Les paradoxes de l’Inde

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Photos : Nicolas Rosès — Jean-Louis Fernandez — Vaishali Ramnarine — Grégory Massat — DR

Une fois de plus, le festival Arsmondo va nous permettre d’effectuer un itinéraire tout à fait original et bien ancré dans le présent d’un pays qui bénéficie d’un passé millénaire immensément riche de traditions multiples et d’un patrimoine architectural à peu près unique dans le monde. Pourtant, l’Inde d’aujourd’hui est une démocratie qui est considérée comme la plus grande au monde avec 1,3 milliard d’habitants, régie par une des plus jeunes constitutions de la planète puisqu’elle fut rédigée il y a 70 ans, après la proclamation d’indépendance et la partition d’avec le Pakistan. En plein essor économique (selon certains spécialistes, l’économie indienne viendrait de supplanter la France à la 5ème place du classement des économies mondiales), c’est aussi entre traditions et modernité que se jauge l’Inde contemporaine. Pour comprendre la complexité et le gigantisme de ce véritable sous-continent, ne suffit-il pas de mentionner les statistiques du tout premier item de qualification culturelle des pays mondiaux, la langue ? En Inde cohabitent 29 langues pratiquées chacune par au moins un million de locuteurs actifs, la langue officielle, l’hindi n’étant que l’une de ces 29 langues… Évidemment, les chiffres et statistiques affichées par l’Inde ne peuvent susciter qu’une très grande modestie à l’heure d’afficher le pays au cœur d’une manifestation comme Arsmondo. Le parti-pris de son programmateur, Christian Longchamp (lire son interview dans les pages

‘‘ Arsmondo va nous permettre d’effectuer un itinéraire tout à fait original et bien ancré dans le présent d’un pays qui bénéficie d’un passé millénaire immensément riche de traditions... ”

La fête des couleurs

suivantes) aura donc été de ne rassembler « que quelques composantes d’un foisonnement artistique et intellectuel sans pareil » comme il le dit dans son texte d’introduction du petit fascicule-programme des six semaines du festival. Ce sont les « escales de ce festival-voyage » que vous retrouverez dans nos pages spéciales qui suivent. Depuis l’origine (c’était le vœu de Eva Keinitz) Or Norme a été associé à Arsmondo. C’est peu dire que de répéter à quel point nous sommes fiers de prêter nos colonnes à l’essor et au foisonnement d’une manifestation qui, à nos yeux, a exemplairement, dès son origine, défriché un chemin d’avenir et pourtant si peu pratiqué auparavant, la synergie entre les acteurs culturels d’exception qui foisonnent à Strasbourg. L’édition 2020 d’Arsmondo va une fois de plus le prouver et de spectaculaire façon... Jean-Luc Fournier


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“ J’ai dû faire sans Eva dont j’étais si proche… ” Entretien avec Christian Longchamp, le programmateur et directeur artistique de Arsmondo Inde, qui œuvra aux côtés de Eva Kleinitz pour les deux premières éditions du festival en tant que conseiller artistique avant de s’impliquer au maximum dans la réalisation du festival 2020… Or Norme. Bien sûr, on ne peut pas débuter cet entretien sans solliciter de votre part quelques mots sur Eva Kleinitz qui vous avait demandé d’œuvrer à ses côtés comme conseiller artistique dès la préparation du tout premier festival Arsmondo consacré au Japon, en 2018… « Eva fut une personne si importante pour moi, durant toutes ces années où elle m’avait demandé de l’accompagner dans ses projets, même si je n’étais pas physiquement présent à Strasbourg. Nous avions des rapports quasiment quotidiens, via le téléphone. Eva avait un incroyable attachement pour l’institution que réprésente l’Opéra national du Rhin pour laquelle elle envisageait un projet à long terme. C’est cet interlocutrice formidable qui me manque beaucoup aujourd’hui et quand je pense plus particulièrement à Arsmondo, j’ai le souvenir de nos passionnantes discussions et de ce plaisir à parler

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littérature, politique, cinéma, théâtre… avec elle. Au-delà ce notre collaboration, j’ai perdu une amie très chère et sa disparition a aussi été une perte pour le monde de l’opéra. Je reste aujourd’hui persuadé qu’elle était destinée à prendre la direction des plus grands opéras européens. Son nom était d’ailleurs déjà apparu dans la presse concernant la direction de l’Opéra de Paris. Ce n’était pas un hasard, Eva faisait preuve d’une extrême compétence en matière musicale, bien sûr, mais aussi managériale. Dans la continuité, je voudrais également parler d’Alain

‘‘ On peut dire que le printemps strasbourgeois sera indien... ’’ Perroux qui va lui succéder à la tête de l’ONR. Nous sommes de la même génération et je le connais bien. Il a fait un excellent travail à la tête du Festival d’Aix-enProvence. Il prend pour la première fois les rênes d’une grande maison et c’est pour moi un très bon choix. Son souci d’ouverture culturelle et de partage avec plusieurs institutions est bien réel et cet angle qu’avait imprimé Eva va pouvoir perdurer à Strasbourg, j’en suis certain… Or Norme. Il vous a donc fallu vous atteler seul à la programmation de Arsmondo Inde… Oui, mais je l’ai fait dans l’idée de poursuivre avec les fondements de cette belle idée qu’avait eu Eva. En permanence, je n’ai cessé de me demander ce qu’elle aurait pensé de telle ou telle suggestion, comment elle aurait considéré mes intuitions… En ce sens, son absence a été aussi comme une présence quotidienne, pour moi.

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Texte : Jean-Luc Fournier

Photos : Nicolas Rosès — Jean-Louis Fernandez — Vaishali Ramnarine — Grégory Massat — DR

CHRISTIAN LONGCHAMP, PROGRAMMATEUR ET DIRECTEUR ARTISTIQUE DE ARSMONDO

Or Norme. Quels sont donc les moments forts proposés par Arsmondo Inde entre le 1er mars et le 8 avril prochains ?

Christian Longchamp

D’abord, incontestablement cet événement énorme qu’est la création mondiale d’un opéra, Until the lions de Thierry Pécou, à partir d’un livret de Karthika Naïr et dans une


mise en scène de la chorégraphe Shobana Jeyasingh qui possède la double nationalité indienne et anglaise ainsi que la double culture puisqu’elle réside aujourd’hui à Londres. Avec l’Orchestre Symphonique de Mulhouse et Marie Jacquot à sa tête, cet événement unique et rare symbolise bien le parti-pris de départ de ce festival dont il ne s’est jamais départi : les allers et retours entre une culture extra-européenne et la culture occidentale.

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Ensuite, il y a tous ces événements que je ne peux citer exhaustivement ici et qui sont l’essence-même de Arsmondo : je pense notamment à la projection de l’intégrale du « Mahâbhârata » de Peter Brook. Mais il y aura aussi des évocations littéraires autour de « Siddharta » de Hermann Hesse lu par l’immense Hanna Schygulla, et un autre illustrissime roman indien, « Le Dieu des petits riens » de Arundhati Roy sera lu par Valeria Bruni Tedeschi. Enfin, Stanislas Nordey lira « Les enfants de minuit » de Salman Rushdie. Je voudrais aussi signaler l’importance toute particulière accordée à ce que l’on appelle le jeune public avec la Journée Happy Family au Musée d’Art Moderne et Contemporain de Strasbourg et la Journée des Enfants organisée une semaine plus tard à l’Opéra de Strasbourg. En quelque sorte, avec cette création mondiale de Until the lions, ses projections de films, ses œuvres lues, jouées, commentées, ses rencontres et autres ateliers, on peut dire que le printemps strasbourgeois sera indien… »


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Texte : Jean-Luc Fournier

Photos : Nicolas Rosès — Jean-Louis Fernandez — Vaishali Ramnarine — Grégory Massat — DR

ARSMONDO 2020 Parmi six semaines de rendez-vous… OPÉRA Until the lions Pour la première fois depuis sa création, Arsmondo propose une création mondiale : l’opéra Until the Lions de Thierry Pécou, à partir d’un livret de Karthika Naïr et dans une mise en scène de la chorégraphe Shobana Jeyasingh. Associant un compositeur français, l’un des plus remarquables de sa génération, toujours passionné par le contact avec les cultures d’autres continents, une auteure franco-indienne, une chorégraphe anglaise d’origine indienne et une cheffe d’orchestre française, Marie Jacquot, à la tête de l’Orchestre Symphonique de Mulhouse, ce spectacle porte ainsi toutes les valeurs qui sont au coeur du projet de ce festival, à savoir les allers et retours entre une culture extra-européenne et la culture occidentale. L’opéra s’inspire du Mahâbhârata, fameuse épopée, peut-être le plus long poème jamais écrit, essentiel dans la mythologie hindoue. Deux superbes personnages féminins que tout oppose, Satyavati, matriarche de la dynastie des Kuru, et Amba, princesse, fille du roi Kashi en sont les protagonistes. Une histoire où se mêlent amour impossible, métamorphose et combats, et qui ne prend fin que lorsque le chœur des femmes exige que s’achève la violence perpétrée au nom des dieux, de l’héroïsme et de la gloire. Thierry Pécou

, Opéra de Strasbourg åDu 21 au 27 mars , La Filature à Mulhouse åLes 5 et 7 avril

CINÉMA C’est la première fois depuis qu’il existe (2018) que le festival Arsmondo fait autant appel au septième art. Voici quelques-uns des principaux films qui seront projetés au Cinéma Odyssée, partenaire du festival.

Mahâbhârata de Peter Brook (1989) 318 minutes (!) – VOST Le Mahâbhârata est le regroupement de dix-huit chants et plus de quatrevingt-dix mille vers (six fois l’Iliade de Homère ! ) et, comme elle, tournant autour de l’affrontement de deux groupes d’hommes. Une « fable » donc, dont, tout comme celle de Homère, car nous n’avons pas la moindre preuve de la réalité historique de l’existence

de cette guerre gigantesque pour la possession d’une ville. De ce terreau inouï de richesse, Peter Brook a tiré le scénario de son film (à l’origine une suite de mini-séries télé) et sa projection intégrale (plus de cinq heures) est si rarissime qu’il serait vraiment dommage de la manquer. , Cinéma Odyssée åDimanche 29 mars — 15h


AUTRES FILMS PROJETÉS André Malraux, l’action et la pensée Documentaire de François Moreuil , Cinéma Odyssée å Mercredi 11 mars — 20h Hommage à Satyajit Ray (cinq films) , Cinéma Odyssée å Les 2, 9, 17 et 30 mars – 6 avril (tous les films à 20h) The Lunch Box

Gandhi de Richard Attenbourough (1982) 191 minutes – VOST Après plus de deux décennies d’altermoiements (on ne s’attaque pas facilement à la biographie filmée d’un tel héros national), le réalisateur britannique Richard Attenbourough est parvenu à réaliser cet extraordinaire portrait du Mahatma Gandhi, légende de la déobéissance civile non violente face à l’occupant britannique. Cette page de l’histoire de l’Inde contemporaine sera également évoquée à 17h à la librairie Kléber par Catherine Clément. ,Cinéma Odyssée åSamedi 7 mars — 19h30 Salaam Bombay ! de Mira Nair (1988) 113 minutes – VOST Oscar du meilleur film en langue étrangère, Salaam Bombay ! retrace l’instinct de survie des enfants des rues des grandes métropoles de l’Inde. Il a été tourné par 19 jeunes acteurs repérés dans ces rues et quelques grandes stars du cinéma indien comme un gigantesque reportage dans les rues de Bombay. A sa sortie, ce film a rassemblé une énorme audience en occident. Il y est question de misère, certes, mais aussi d’humour et de dignité. Un très grand film…

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,Cinéma Odyssée åSamedi 23 mars — 20h00

, Cinéma Odyssée å Lundi 23 mars — 20h The Mumbai Murders

LITTÉRATURE De très grands moments avec la riche littérature indienne Siddhartha de Hermann Hesse. Publié en 1922, ce roman philosophique compte parmi les œuvres majeures de l’écrivain allemand, prix Nobel de littérature en 1946. Siddharta, insatisfait des enseignements de Bouddha, chemine seul vers la connaissance de soi et la paix intérieure. Lecture par Hanna Schygulla. , Opéra de Strasbourg (Salle Ponnelle) å Lundi 9 mars — 18h

, Cinéma Odyssée å Vendredi 3 avril — 20h Jodhaa Akbar , Cinéma Odyssée å Samedi 28 mars — 20h L’œil au-dessus du puits , Cinéma Odyssée å Samedi 28 mars - 20h

Satyajit Ray

Hanna Schygulla


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Texte : Jean-Luc Fournier

Photos : Nicolas Rosès — Jean-Louis Fernandez — Vaishali Ramnarine — Grégory Massat — DR

Les Enfants de Minuit de Salman Rushdie

Kâmasûtra L’érotique de l’être, le désir de tous les désirs : rédigé en sanskrit, ce petit livre est à la fois un manuel de pratique érotique et un ouvrage de philosophie.

A sa sortie en 1983, de nombreux prix prestigieux ont été attribués à ce roman de l’auteur indien qui y évoque les enfants nés le jour l’indépendance de l’Inde le 15 août 1947, le tout avec une écriture foisonnante et volontiers irrévérencieuse… Lecture par Stanislas Nordey. , Opéra de Strasbourg (salle Bastide) å Mercredi 8 avril — 20h Stanislas Nordey

, Lecture au bar caché de Aedaen Place å Jeudi 12 mars — 22h

Le dieu des petits riens de Arundhati Roy

Valeria Bruni-Tedeschi

Publié en 1999, ce roman fait partie des livres les plus édités sur la planète. L’importance de son auteur dans la vie intellectuelle et publique de son pays est considérable. Arundhati Roy est une activiste altermondialiste très engagée sur le front de l’écologie et la défense des Droits de l’Homme. On n’a pas oublié sa présence sur la scène de l’Opéra de Strasbourg, à l’invitation de la Librairie Kléber, le 21 janvier 2018. Lecture par Valeria Bruni-Tedeschi. , Opéra de Strasbourg (Salle Ponnelle) å Lundi 16 mars — 18h30 De la forêt de Bibhouti Bhoushan Banerji Écrit de 1937 à 1939, ce roman prophétise des thèmes très actuels, tel l’emprise de l’homme sur son environnement et son obsession à le détruire. Lecture par Audrey Bonnet. , Librairie Kléber å Jeudi 30 mars — 18h

Audrey Bonnet

Arundhati Roy sur la scène de l’Opéra avec Jean-Luc Fournier en janvier 2018


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PHOTO Dayanita singh – House of Love

Photos : Nicolas Rosès — Jean-Louis Fernandez — Vaishali Ramnarine — Grégory Massat — DR

Une plongée dans les ambiances nocturnes de plusieurs grandes villes indiennes où s’entremêle la vie, la mort, le sacré et la trivialité du quotidien. , Musée d’Art Moderne et Contemporain de Strasbourg å Du 1er mars au 8 avril de 10h à 18h

CONCERTS ET SPECTACLES Iônah Trio , Opéra de Strasbourg (Salle Ponnelle) å Vendredi 13 mars à 20h

Happy Holi ! Un riche programme (défilé de mode, percussions et danses indiennes…) autour de la célèbre fête des couleurs.

Aruna Sairam

HANATSUmiroir

Le récital d’une des très grandes chanteuses indiennes plébiscitée sur les scènes du monde entier.

L’ensemble strasbourgeois (lire aussi

, Opéra de Strasbourg å Jeudi 26 mars — 20h

compositeurs contemporains occiden-

dans la rubrique À noter page 136) propose des œuvres des grands taux fascinés par la richesse des univers musicaux de l’Inde. , Opéra de Strasbourg (salle Ponnelle)

, Point d’Eau à Ostwald å Samedi 21 mars — À partir de 18h Texte : Jean-Luc Fournier

å Dimanche 8 mars — 15h

Concert symphonique Ravi Shankar et Nicolaï Rimski-Korsakov , Orchestre Symphonique de Mulhouse La Filature

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å Vendredi 13 et samedi 14 mars — 19h Ravi Shankar

Dhoad, les gitans du Rajasthan Cette troupe extraordinaire de talent se produit sur tous les continents. Elle exhalte une musique enivrante et subtile qui va puiser aux racines du monde gitan et met en scène d’incroyables danseurs… , Espace Django å Jeudi 2 avril — 20h

Retrouvez la programmation exhaustive de Arsmondo Inde dans la brochure détaillée disponible gratuitement dans de nombreux points de distribution à Strasbourg et à l’accueil de l’Opéra, place Broglie. www.onr.fr


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Texte : Eleina Angelowski

Photos : DR

Ci-dessus / Quelle heure est il chez nous? de Laura Martin

LAURA MARTIN What’s up en Inde ? Ce texte de la rubrique Fiction du réel est consacré à la photographe et artiste strasbourgeoise Laura Martin, partie enseigner l’art en Inde en 2016. À l’occasion du festival Arsmondo Inde, on appelle Laura en direct de Bangalore…

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IL EST QUELLE HEURE CHEZ TOI, LAURA ? - À Bangalore il est 6h du matin, Lisie, à Strasbourg ça doit vous faire 1h du mat, mais sur WhatsApp il paraît que c’est toujours la bonne heure d’appeler une copine à l’autre bout du monde…(rires). - Je t’ai réveillée ? Je suis désolée… J’avais perdu ta trace depuis des années. Puis, un matin où je rêvais d’un voyage en Inde, tout en lisant un article sur la commercialisation des voyages pseudo-spirituels dans des ashrams pour touristes, tu es apparue avec ton petit Nelson au café Broglie. Toujours aussi expansive, souriante… Tu m’as dit en coup de vent que tu repartais chez toi le lendemain et depuis, tous les soirs, je pense à t’appeler… Rassure-toi, je suis déjà debout. On est samedi et je ne donne pas de cours à l’école, mais d’habitude je me réveille entre 4h et 5h30 du matin. Depuis la fin de la saison des pluies je passe du temps sur la terrasse. J’y suis là. J’entends les chants d’un temple hindou, puis c’est le tour du chant du muezzin.

Les verts des arbres apparaissent avec le soleil, autour de 6h20. Parfois un aigle vient me rendre visite, juste après que le ballet des chauves-souris se soit retiré. Je viens de faire mes « cinq bienfaits tibétains », des exercices pour me mettre en route et de bonne humeur si possible. Derrière le linge tendu la veille me parviennent les rumeurs de la

Laura Martin


ville, des premières circulations. Je vais me débarbouiller devant le miroir aux coquillages. Je l’ai acheté dans la ville temple de Rameshwaram et accroché au-dessus d’un petit lavabo… Mon petit Nelson, dort encore, il a eu sept ans il y a quelques jours. Les jours de la semaine je l’habille semi-endormi en lui chantonnant des paroles douces pour l’éveiller. « Bonjour ma fleur ratatouille, bonjour mon cœur aux mille couleurs… », je le chatouille, gratouille et il finit par se réveiller en riant… Puis, on part ensemble à l’école, lui pour apprendre, moi pour enseigner… MAIS COMMENT ÇA, L’INDE ? Depuis mon enfance, l’Inde était pour moi un pays d’évasion dans le rêve. Avec ma sœur on avait pour nounou occasionnelle, Prathima une étudiante devenue amie de maman. Maman (Jacqueline Martin) faisait partie des premières enseignantes à l’Université de Besançon - une initiative de Sciences Po Paris. Prathima nous ramenait

“ Bonjour ma fleur ratatouille, bonjour mon cœur aux mille couleurs… ”

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des objets si exotiques ! Elle nous embarquait en voyage imaginaire dans un pays lointain qui devenait un conte de lui-même, au point qu’un jour j’ai raconté ce fabuleux voyage en classe et la maîtresse m’a foutu une colle pour avoir raconté des mensonges… La vie, a pourtant a tenu à transformer le « mensonge » en vérité, comme elle sait si bien faire. Tu te rappelles, en 2003 je suis partie en Inde avec une bourse pour un projet artistique qui dénonçait le système de la dot et ses dérives consuméristes et meurtrières sur les femmes. Je n’avais que 25 ans quand je suis allée rendre visite alors à Prathima à New Delhi. Elle est l’incarnation même de sisterhood, de l’humanisme tout court. Elle-même, avait subi un destin tragique avec l’assassinat de ses deux parents et le suicide de sa fille, mais elle est restée pour moi un exemple de la force féminine, de la dignité et de la détermination de vivre en aidant les autres. Elle est devenue bouddhiste pratiquante… Je la reverrai bientôt. Je retournerai aussi dans les semaines qui viennent aider l’association Vimochana (Action Aid India et Action Aid Pakistan) qui avait initié le projet sur la dot. - Oui, je me suis documentée un peu sur l’Inde, il paraît que le problème des femmes violées et des mariages forcés est toujours d’actualité ? Officiellement aboli, le système des

castes s’adapte de manière étrange au néolibéralisme à l’indienne. Y aller, je comprends, mais en faire sa maison ? - En 2016, il y avait pour moi urgence de changer radicalement de vie. Je sortais d’un mariage qui s’est mal terminé et me suis retrouvée seule avec Nelson… Le destin a toqué à ma porte au détour d’une conversation. Une amie hollandaise aux origines indiennes vivant au Pays-Bas m’a lancé : pourquoi ne postulerais-tu pas pour enseigner l’art en Inde ? Les écoles recherchent des profs qui parlent Anglais… Et voilà mes CV envoyés, puis les premières réponses positives deux semaines plus tard, trois mois après j’avais déjà mon visa de travail. Les autorités indiennes deviennent de plus en plus regardantes, ça met du temps… Mais je me suis retrouvée très vite à l’autre bout de la planète, professeur d’art à l’Ecole Internationale de Bangalore, la plus ancienne école internationale de la ville, ouverte en 1969 par un couple d’Américains. Aujourd’hui, ce sont principalement des Indiens qui la dirigent. L’idée était que j’y enseigne de tout, y compris les maths, mais à travers l’art... Tu sais, j’ai mis même des livres de Tomi Ungerer dans ma classe et on s’en sert avec mes élèves. Bon, il s’est avéré que le système n’est pas encore adapté pour un enseignement artistique intégral et j’ai commencé à donner des cours seulement en matière d’art, depuis la maternelle, avec aussi quelques cours au lycée. J’aime ça ! En plus des Indiens on a des profs du monde entier : un Vénézuélien, deux Espagnols, un Camerounais, un Français d’origine algérienne, une Allemande… À l’école, les 450 élèves viennent pour plupart des familles aisées, mais depuis quelques années, il y a un quota obligatoire de 25% pour des enfants des couches sociales très défavorisées. Dans une classe ils sont toujours trois ou quatre qui ne parlent pas l’anglais à la différence de leurs camarades, mais ils apprennent très vite. Du reste, oui, je suis amie avec les femmes de ménage et le personnel. Ce n’est pas le cas pour beaucoup de mes collègues, les institutions éducatives sont encore traversées par le système des castes. Certains deviennent musulmans ou bouddhistes et quittent la religion hindoue justement pour échapper à ce système, sauf que l’actuel gouvernement nationaliste veut une nation indienne purifiée… - Oui j’en ai entendu parler de l’amendement que Modi et son gouvernement national populiste sont en train d’imposer dans la Constitution indienne, privant des milliers de Musulmans de leur nationalité indienne… Ça rappelle des temps sombres, mais dans toutes les grandes villes les gens se réveillent, ils manifestent en faveur de la laïcité. Dans les cercles d’artistes aussi ça bouge beaucoup. Avant, ils étaient plutôt fatalistes. À Bangalore, il y a déjà eu deux morts. La police tire avec des vraies balles. Je me demande pourquoi les stars de Bollywood ne prennent pas encore


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position. Dans les petites villes la répression est encore plus violente, et même si tu es expat, tu dois faire très gaffe à ce que tu publies sur Internet, au risque de ne pas pouvoir renouveler ton visa de travail. Ce sapin de Noël que tu as vu sur ma page Facebook peut me coûter cher… Et puis, tout ça n’arrange pas forcément la situation des femmes. « Et ton mari, il est où ? » Combien de fois on m’a posé cette question ! En Inde, on se méfie des femmes célibataires avec enfants. D’autant plus que je suis une étrangère. Même si à Bangalore on a la Gay Pride, la ville est bien plus conservatrice que New Delhi par exemple. Puis, le racisme ordinaire m’affecte souvent puisqu’il est profondément ancré dans l’héritage des castes et du mariage traditionnel. Un jour, je suis tombée sur un groupe Whatsapp où certains de mes collègues discutaient au sujet d’insultes racistes proférées à l’égard de mon fils sans prendre forcément position en sa défense. Son père venant d’Afrique, il a évidemment une peau foncée. Tu sais, l’an dernier, dans les médias le premier ministre recommandait des postures sexuelles et des décoctions à boire lors de la grossesse pour faire des bébés plus blancs… À rire ou à pleurer ? Mes collègues, j’ai décidé de ne pas les dénoncer mais j’ai sollicité la directrice pour organiser une rencontre sur l’éthique et le racisme qui, je l’espère, se fera bientôt. - Tu as bien fait. Dénoncer n’est pas très productif... Le racisme fait partie de la guerre ordinaire entre egos individuels et collectifs, une guerre fondée sur la soif de posséder et la peur d’aimer… Je lis en ce moment le livre d’une poète et écrivain indienne « Until the lions », devenu libretto pour l’opéra éponyme que l’on jouera ce printemps

à Strasbourg dans le cadre du festival Arsmondo. Karthika Naïr, française de nationalité et indienne de naissance, a repris la trame du Mahabharata, l’une des épopées les plus populaires de l’Asie du Sud. Tu connais ce récit quasi-sacré de la tradition hindouiste, mais cette fois-ci Ved Vyasa, un homme dont la tradition fait l’auteur du récit, est absent du tableau. C’est sa mère Satyavati qui raconte la saga, avec parfois d’autres voix de femmes ou de parents de soldats qui font apercevoir le prix que l’héroïsme ou l’honneur font payer aux communautés indigènes, aux « basses » castes, aux femmes. Mais tu sais, le pire c’est que l’on s’aperçoit à quel point les femmes elles-mêmes ont participé et participent toujours au système patriarcal. Tout en étant victimes, elles s’y associent pour s’assurer une vie, puis la prospérité et le pouvoir de leur descendance.

“ Le racisme fait partie de la guerre ordinaire entre egos individuels et collectifs, une guerre fondée sur la soif de posséder et la peur d’aimer… ” Elles-mêmes nourrissent alors le cycle de la vengeance, à la course d’une réussite aux dépens des autres, qui se perpétue de génération en génération. Et la modernité, a-t-elle arrangé les choses à ton avis ?


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- C’est sûr que la majorité des mères en Inde ne voudraient pas voir leurs fils devenir des Sâdhus - ces gens vêtus le plus souvent en orange que l’on rencontre sur les routes de l’Inde. Avec leurs colliers mallas et des cheveux longs, ils font peur même aux touristes occidentaux. L’argent, la renommée, les plaisirs charnels, la possession, tout ça évidemment ne fait plus partie de leur vie d’errance destinée à la libération de l’ego. Or, la plupart des parents ici, mères comme pères, sont derrière les enfants pour assurer leur futur dans une société hyper compétitive et consumériste. J’ai été si étonnée d’entendre parfois en classe des enfants à l’âge de trois ou quatre ans s’exprimer de manière très codée. La middle class aisée attend beaucoup de leurs tout petits, c’est une enfance volée. La peur de l’échec est ancrée dans les mœurs, encore plus qu’en France. - Tu parles de la modernité, oui, mais à quel prix ? En 1951, peu de temps après l’indépendance de l’Inde, Bangalore comptait seulement 800 000 habitants contre 8,5 millions d’aujourd’hui. La capitale de l’État de Karnataka s’est transformée en une sorte de Silicon Valley de l’Inde accueillant des multinationales, attirées par le faible coût de la maind’œuvre. D’où des régulières éruptions de déchets dans ses rues et le sinistre sobriquet de « cité des poubelles ». Tu sais, Bangalore était connue avant comme « la cité des jardins ». Aujourd’hui, la verdure disparaît, jamais de ma vie je n’avais autant ressenti la soif de nature. J’ai commencé à tenir un journal photographique. Je découvre avec mon appareil photo les faubourgs – des villages que la ville a mangés. Je documente chaque parcelle de verdure et je travaille avec des associations protégeant les arbres en ville. - Cette année, j’exposerai une partie de mes photos et aussi des dessins à 1Shanthi Road Studio, créé par Suresh Jayaram, un lieu rare de résidences artistiques, espace de réflexion critique, d’ouverture où j’ai pu rencontrer des gens sortants du modèle dominant, notamment des femmes. Le rapport entre la nature et la féminité me passionne. Tu sais, le 8 février The Times of India a fait paraître une page sur le lien éthique entre la nature, la lutte contre la violence capitaliste et la féminité. Non pas celle qui caractérise les femmes uniquement, mais la partie créative, émotive et compassionnelle en chaque être humain...

TU AS RÉUSSI À TE FAIRE DES AMIES ? J’ai mis un an et demi avant de rencontrer ma première amie proche – Rohini Prathima Rajasekaran. Elle est écrivain et scénariste, développeuse de contenu pour enfants, pour le web et la télé. Avec elle on met en route un livre pour enfants trilingue (anglais/français/tamil) que j’illustre actuel-

“ En Inde, on est dans une séquence qui rappelle l’arrivée d’Hitler au pouvoir. ” lement - l’histoire d’une petite fille qui joue au cache-cache avec la lune. Les livres pour enfants sont très prisés ici, il y a une offre incroyable à Bangalore, il y a des centaines d’ateliers de création de tout genre aussi, la poésie y est très populaire ; C’est lors d’un atelier de fabrication de livres miniatures que j’ai rencontrée Rohini… Sauf que pour assister à un évènement du genre, tu mets parfois des heures en voiture dans le trafic congestionné. Ici, tout est imprévisible. Tes sens sont sollicités en permanence. La vie te défie de partout, avec sa beauté et sa violence, ses couleurs, ses odeurs envoutantes ou répulsives… La plupart du temps, surtout en bordure de la ville comme là où je travaille, il n’y a pas de trottoirs, car ces espaces dépendent des propriétaires d’immeubles : chacun fait selon son envie et ses moyens. Exit les chaussures à talons ! Et bien sûr, tout peut surgir de nulle part, un Sâdhu à côté d’un mec trimballant un attaché case en route pour son entreprise high-tech. Mais des quartiers comme Kammanahalli ou je vis et Cooke town commencent à voir des réseaux citoyens s’organiser pour lutter contre les accumulations de déchets aux coins des rues… ET NELSON, IL S’Y PLAÎT ? - Oui, c’est de mieux en mieux. Il se débrouille bien avec le kannada, la langue de notre région Karnataka, toutcomme l’hindi et même le tamil en plus de l’anglais et


Le poisson-arbre, tableau de la collection de Laura Martin

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No to dawry de Laura Martin

du français. Nelson et moi nous partageons une aventure incroyable. On part ensemble découvrir la campagne, l’héritage culturel indien, il aime voyager, visiter les sites, les musées. C’est lors de la découverte, par hasard du musée ethnographique dans la ville de Mysore, à quatre heures de route de Bangalore, que j’ai commencé ma collection d’art tribal indien. J’y ai aperçu dans un coin des rouleaux, je l’ai tous déroulés et j’ai choisi quinze tableaux pour le budget d’une voiture d’occasion. J’ai été envoûtée par les formes, les couleurs, les histoires que ces œuvres d’Art Gond, Warli ou Pithora racontent… L’Inde n’est pas une nation uniforme. Ici, l’histoire avec ses mille ramifications est partout et l’espace est parsemé de Dieux de toutes origines : on voit des effigies de Christ, de Vishnou et de Bouddha côte à côte dans les restaus, avec des références au Coran, jouxtés par des portraits de Siddhi baba, connu encore comme Sai Baba. Tu en as entendu parler de ce maitre spirituel contemporain, né au début du 20ème siècle ? Ni hindou, ni musulman, ou peut-être un peu des deux… On raconte que son objectif était d’établir « le santanta dharma » selon lequel il n’y a qu’un seul Dieu pour toutes les religions et personne n’est obligé de renoncer à la sienne…

la répression menée contre la minorité musulmane : « En Inde, on est dans une séquence qui rappelle l’arrivée d’Hitler au pouvoir ». - J’ai l’impression que presque dans tous les pays du monde la fièvre monte. En France, la violence de l’Etat et du capital sont au grand jour provoquée par les gilets jaunes et la plus longue grève de l’histoire contre la réforme des retraites… Ici les LBD, là-bas de vraies balles...Ici Me too, l’affaire Weinstein, puis Matzneff, là-bas une lutte incessante pour les droits bafoués des femmes. Qu’est-ce qui est en train d’éclore ? De la lumière ou des nouveaux Dark Ages ? Parfois le féminisme et même l’écologie sont instrumentalisés pour perpétuer la guerre entre genres, entre classes, entre pays… L’Occident disait exporter dans le tiers monde la démocratie et les droits humains en même temps que ses entreprises et ses technologies, mais est-ce vraiment le cas ? Tiens, voici une citation d’une critique sur le livre de Karthika Naïr dont je t’ai parlé : « le texte nous offre un instantané terrifiant des directions où pourrait être entraîné l’état-nation démocratique d’aujourd’hui par l’association d’une gouvernance narcissique, d’une administration servile et de l’avidité des entreprises… »

- Tout cela sur un fond de nouvelles qui terrifient, comme ce titre de Libération du 6 février au sujet de

- Je tiens les pouces aux gilets jaunes, Lisie... et je soutiens le mouvement des grèves. Tu sais, depuis


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Texte : Eleina Angelowski

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Nelson sur la terrasse

que je vis ici, mon idéal républicain de liberté, fraternité, égalité m’est encore plus cher. La mixité sociale me manque, l’espace public accessible aux riches comme aux pauvres. Je vois à quel point la santé et l’éducation pour tous sont essentielles pour qu’une société fonctionne… Dans ma classe d’Art j’essaie d’exposer au maximum les enfants à la diversité des représentations du Monde, les habituer à un regard ouvert, tolérant et critique aussi. Et puis, tu sais, dans l’étrangeté d’un pays si lointain on voit, mieux reflétés, les fantômes de nos souffrances héritées, culturelles, pour s’en détacher peut-être…. On est obligées de devenir plus réceptives et moins agressives. Après tout ce temps passé en tant que femme à la recherche du bonheur, j’ai plus que jamais besoin de douceur, de bienveillance, mais aussi de projets engagés, artistiques, comme celui que je développe avec la Fondation Samiksha pour des enfants qui ont le cancer. Je n’ai pas encore atteint la paix intérieure, mais … Ça doit être le contraire de la guerre intérieure (rires)… Il n’y

a pas longtemps je me suis rappelé de ton projet artistique « États de Guerre » avec Philippe Lacoue Labarthe comme commissaire d’exposition en 2002. Je me suis souvenue du dyptique Désordres, l’allégorie de la guerre intérieure dans un couple, juste au moment où j’étais au bout du rouleau, en plein divorce. Il y avait aussi ta Pietà moderne et laïque qui appelle à la résilience, à l’apaisement pour continuer à vivre... Je me dis parfois que l’humanité tout entière devrait enfin se reconnaître vaincue par sa propre bêtise, sentir jusqu’au bout la fatigue des guerres permanentes entre peuples, classes, castes, entre hommes et femmes et enfin souffler, libérée d’un héroïsme qui ne fait que cacher une immense peur du vide… et des femmes ! (rires) Namaste Lisie, ma belle ! (rires)… Nelson est déjà débout… je dois y aller. 1shanthiroad.com www.samikshafoundation.org facebook.com/GlobalARTcurricula facebook.com/Laura.MartinPhotoGraphicsActivities www.intime-universel.com


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LE VAISSEAU VOUS REMERCIE


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ÉTINCELANTE Les belles années de Léopoldine

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Texte : Jean-Luc Fournier

Photos : Nicolas Roses - DR

Depuis quelques saisons, les spectateurs strasbourgeois des Bibliothèques idéales ne cessent d’être bluffés par le talent et la fraîcheur de Léopoldine Hummel quand elle orchestre les soirées consacrées à Brel, Barbara, Aznavour, Gainsbourg… Sur scène, elle virevolte, rit, multiplie les connivences avec ses partenaires et, bien sûr, chante comme si sa vie en dépendait. D’ailleurs, il se pourrait bien que ça soit le cas… On la retrouve au lendemain même de son tout dernier spectacle en Alsace (c’était au Point d’Eau d’Ostwald, le 7 février dernier). « On termine presque la tournée de notre premier album, Blumen in Topf » dit Léopoldine, « elle avait débuté en fanfare à la salle blanche de la Librairie Kléber il y a déjà plus de trois ans devant un incroyable public qui avait eu bien du mal à entrer tant la salle était bondée. On a terminé tous les trois (avec Charly Marty et Maxime Kerzanet, ses complices de tous les instants -ndlr) debout sur le canapé avec nos instruments, c’était fou ! Ce qui est fou aussi, c’est le destin de cet album. À Kléber, on voulait le présenter comme un objet enregistré en quelque sorte… On n’imaginait pas forcément enchainer les concerts derrière et résultat, on en est aujourd’hui à trois ans de tournée, plus de cent dates derrière nous et on est encore ébahis par le succès en retour. Nous avons été très touchés par les récompenses qu’il a reçus : le Prix Moustaki - Prix du jury et Prix du public, un Coup de cœur de l’Académie CharlesCros... Du coup, on est entré dans un réseau qui est très porteur, les effets bouche-à-oreille et boule de neige sont très importants. On est tellement chanceux de pouvoir être sur scène tous les trois. Hier soir, à Ostwald, on a joué Blumen in Topf pour la dernière fois en Alsace où on quand même fait une dizaine de dates depuis trois ans. Il y a toujours une saveur particulière à jouer ici, il y mes proches qui sont là, c’est mon Heimat quoi, il y a un truc dans l’air… Dix villes en Alsace, ça veut donc quand même dire qu’il y a des gens dans 90 villes françaises en dehors de l’Alsace qui ont

chanté la petite comptine en alsacien avec moi, hein, c’est pas mal, non ? » (rires) CE FUT D’ABORD LE THÉÂTRE Léopoldine, il ne faut pas la pousser longtemps pour qu’elle raconte tous les petits détails, les à-côtés de sa vie de baladin qu’elle affectionne tant. « On vient tous les trois du théâtre et on a un rapport un peu particulier aux concerts. On ne fait pas que de la musique, on ne fait pas que chanter. On dit souvent qu’on « déculotte la vieille ». Ça veut dire que n’importe quel incident est du pain bénit qui nous permet d’improviser entre les chansons ou de réagir à un cri venu du public qui va nous permettre de dialoguer

‘‘ On ne fait pas que de la musique, on ne fait pas que chanter... ’’ avec lui. Hier soir à Ostwald, c’est un ampli qui a pété en plein concert. On en avait un autre en secours, bien sûr, alors on a arrêté la chanson, on a changé tranquillement l’ampli et on était tellement naturels et détendus que les gens ont vraiment cru que ça faisait partie du spectacle ! La scène, c’est là où on se sent le mieux au monde : on a cette énorme chance de faire un métier qui, régulièrement, nous offre ces belles parenthèses dans notre vie. Dans notre cas, ce ne sont pas


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Texte : Jean-Luc Fournier

Photos : Nicolas Roses - DR

Léopoldine, Maxime et Charly

exactement des chansons, ce sont des textes littéraires mis en musique, ce sont des formats un peu bizarroïdes et on se retrouve tous d’accord pour que ce soit une fête avec le public... À ce stade, on insiste pour comprendre d’où vient tout cet appétit pour la scène, les mots, la musique et cet amour du public, aussi… Bien sûr, on sait que la génétique a joué son rôle, nous qui avons souvent le plaisir de claquer la bise aux parents, Jean-Marie Hummel et Liselotte Hamm. « Cependant » précise Léopoldine « je ne voulais pas faire la même chose que mes parents. J’ai voulu très tôt faire du théâtre pour avoir mon espace à moi, et puis mes rencontres avec tant d’espaces de création différents m’ont donné envie de mettre de la musique sur des textes qui trainaient au bord de mon lit quoi, des passages que je rognais, que je surlignais. Un musicien m’a dit : tiens,

‘‘ On était des monstres, c’était électrique, tout le temps... ’’ j’ai composé cette musique, mets-moi un texte dessus. On s’amusait avec les mots, les notes, les harmonies… Le théâtre donc, pour s’affirmer face aux parents qui, néanmoins, ont réussi à faire entendre leur voix pour que leur fille aille au bout de ses études au Conservatoire («ils ont eu évidemment raison» reconnait-elle aujourd’hui). «Ça prend de la place des parents qui font un métier artistique,

explique Léopoldine, quand ils préparaient un spectacle, il fallait que toute la maison soit à leur tempo mais nous, mon grand frère, ma petite sœur et moi, on allait à l’école, on avait d’autres tempos et d’autres envies, on était des enfants qui voulaient déconner et c’est vrai qu’on a vécu des moments où ce n’était pas possible ! Bon, ceci dit, l’enfance a été heureuse, plein de copains étaient sans cesse à la maison qui avait la réputation d’être « la maison des artistes » avec mes parents qui n’hésitaient pas à chanter et à jouer. Ils étaient cabots, voilà… (rires). Non, je devais éviter de faire comme eux parce qu’alors ils auraient eu un regard critique hyper sévère, donc cet autre terrain sur lequel j’ai eu envie d’aller devait me permettre de m’inventer d’autres maîtres que mes parents, c’est tout simple. Cependant, la manière de vivre de mes parents me faisait rêver, je les trouvais tellement épanouis dans ce qu’ils faisaient, nous les enfants on a été tellement chanceux de grandir dans cette famille-là, mais moi, il me fallait aller chercher ailleurs d’autres manières de m’exprimer. Ce fut le théâtre que j’avais découvert grâce à eux d’ailleurs. Je me souviens de mes émotions de quasi gamine, je devais avoir une dizaine d’années, après avoir vu Voyage au bout de la tristesse, de Fassbinder, mis en scène par Jean-Louis Martinelli au TNS, par exemple. J’étais loin de tout comprendre, évidemment, mais j’étais fascinée, déjà… Un autre souvenir théâtral marquant, je devais avoir seize ans, c’est quand j’ai vu une pièce de Gildas Milin et compris qu’on pouvait être totalement libre au théâtre et proposer des choses complète-


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ment différentes au public. Ce fut presque une révélation, pour moi. J’avais compris que le théâtre était un format où tu pouvais inventer, mettre les deux pieds dedans et faire avec ce que tu es, au plus intime. Tu peux tout y inventer. Là, je me suis dit que c’était le métier que je voulais faire… Ensuite, à mon pote Simon Vincent qui était avec moi à l’option théâtre du Lycée des Pontonniers, on disséquait tout, Stéphane Braunschweig (alors directeur du TNS -ndlr) était notre Dieu et je me suis plongée avec délectation dans le théâtre. Quelle chance d’avoir été dans ce lycée qui m’a permis d’aller voir tous les spectacles du TNS !.. J’ai pu planter mes racines dans un terreau exceptionnel…»

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Texte : Jean-Luc Fournier

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LA VIE, GRANDE OUVERTE… Il y eut donc cette « légère overdose familiale et alsacienne » comme Léopoldine le dit joliment qui provoqua le départ à Besançon à l’âge de 18 ans avec son meilleur ami (« je voulais choisir plein d’autres choses et ailleurs qu’à Strasbourg »). Une liberté et une autonomie avidement assumées comme le prouve ce coup de folie d’un départ improvisé à Berlin pour trois jours « juste pour savoir si je pouvais me sentir bien avec des Allemands moi qui en avait eu une certaine phobie des années auparavant à cause de cousins d’outre-Rhin que je voyais bien trop souvent… Une nuit de danse et de folie plus tard, à la sortie du Roter Salon, un bar près de la Volksbühne, le problème identitaire a été définitivement réglé après que tout le groupe se soit fait un énorme câlin d’amitié francoallemande » dit-elle en riant à gorge déployée. Elle est comme ça, Léopoldine, d’une fraicheur et d’une spontanéité réellement étonnantes. Elle raconte aussi ses passages de doutes avant que Gildas Milin (le hasard n’existant bien sûr pas…) recroise sa route toujours à Besançon. Puis c’est l’émotion qui jaillit quand elle évoque le jour où, pour la première fois, elle s’est sentie si bien sur une scène, après deux week-end de travail et de pratique sensorielle allant bien au-delà du théâtre, avec l’acteur et le metteur en scène. Ce moment est (re)fondateur et Léopoldine parle de « ces rencontres qui donnent du sens et qui permettent de foncer sur la voie qu’on s’est découverte… ». Elle entre ensuite pour trois ans à la Comédie de Saint-Etienne : « Dans ma promo, c’étaient des acteurs incroyables, nous vivions tous les jours ensemble de neuf heures à minuit, on était des monstres, c’était électrique, tout le temps… Aujourd’hui, on reste très liés, on prend souvent des nouvelles des uns des autres et on vit des moments formidables… » De retour à Besançon au sein d’une troupe où Léopoldine sera en même temps comédienne permanente mais aussi administratrice, prof

de théâtre… elle vit en immersion totale durant quatre années dans l’art qu’elle a choisi. Formation intense. Et puis, c’est la rencontre avec Maxime, lors d’un festival à Besançon. « Là, on monte cinq spectacles en trois semaines avec une équipe d’acteurs qui sortent tous des écoles » se souvient-elle. « J’ai joué Chimène dans Le Cid, Arielle dans La Tempête -un rôle incroyable- et Charly était là aussi. Un soir, on nous demande à tous les trois de monter comme un cabaret forme apéro qui, en deux ans de succès fou, deviendra le spectacle incontournable du festival » ajoute-t-elle en riant. Et tout s’enchaîne de nouveau. Le spectacle s’affine et se met à tourner ici ou là. Les trois travaillent à le ciseler. La compagnie bisontine leur procure le budget pour enregistrer un album avec les chansons du spectacle qu’elle chante depuis quelques années dans les bars, dans la rue et dans les petites salles de FrancheComté. Maxime et Charly « arrangent l’une ou l’autre chanson avec leurs trucs, leurs bidouilles et leurs boîtes à rythmes » rigole Léopoldine. Après un détour par Paris en 2016, l’enregistrement de Blumen im Topf se fait dans la foulée, à Besançon sous la houlette d’un patron de studio « génial », Fabien van Landuyt (dont Léopoldine moque amicalement l’accent belge à merveille…) et les trois complices héritent une semaine plus tard d’un « objet incroyable ». La suite, les prix obtenus, les concerts et les tremplins, on la connaît. Mais l’expérience s’est renouvelée il y a peu car


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Photos : Nicolas Roses - DR Texte : Jean-Luc Fournier OR CADRE OR NORME N°36 Séduction

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l’enregistrement du deuxième album vient de se terminer, toujours piloté par Flavien. « Ce ne sont que des textes inédits de Gildas Milin. Rien que ça, ça montre que j’ai agi en totale liberté, ce qui était évidemment la condition sine qua non pour sortir un nouvel album. Ainsi, la boucle est bouclée. L’album sortira à l’automne prochain, il devrait s’appeler Super lumière… » Enfin, pour essayer de cerner complètement la joie de vivre et le superbe épanouissement qui émanent de cette jeune femme de 34 ans qu’on sent si impatiente de continuer à croquer les belles choses de la vie, il y a également eu l’arrivée de Yaouen, son fils, aujourd’hui âgé de deux ans. À la question de savoir comment une telle boulimie de création et ce déferlement de dates de concerts peuvent être désormais gérés, Léopoldine a cette réponse merveilleuse : « La présence de mon fils, au fond, me permet de mieux profiter encore de ce que je fais parce que chaque moment où je ne suis pas avec lui se doit absolument d’être intense et extraordinaire car, sinon, il n’aurait aucune valeur comparée aux moments que je pourrais passer avec Yaouen. Du coup, sa présence a rendu ma vie encore plus intense, mon niveau d’exigence artistique a encore monté d’un cran… » « J’ai tellement de chance ». Ce sont les mots que Léopoldine aura peut-être le plus souvent prononcés lors de cet entretien. Comme quand elle évoque la confiance que lui accorde François Wolfermann qui lui confie des cartes blanches pour l’organisation des incroyables soirées des Bibliothèques idéales. « Tu te rends compte, avoir la chance de chanter Barbara sur la scène de l’Opéra de Strasbourg ! » se souvient-elle… « La vie ne vaut que pour vivre ça, d’autant que c’est à chaque fois, pour chaque

artiste disparu, un moment unique, qui n’aura pas de lendemain. Ce sont des rendez-vous que je ne raterais pour rien au monde… » Ultime preuve donnée par cette boulimique de créativité toujours prête à se laisser envahir par les plus grandes émotions artistiques, l’écriture, avec Maxime, d’un spectacle consacré à l’immense Gérard Manset. Mais bon sang, comment font-ils ces deux-là, en cette deuxième décennie du XXIème siècle, alors qu’ils ont à peine dépassé la trentaine, pour repérer l’aura, certes incroyable,

“ Sa présence a rendu ma vie encore plus intense, mon niveau d’exigence artistique a encore monté d’un cran… ” d’un chanteur désormais septuagénaire qui n’a jamais chanté sur scène et ne s’est surtout jamais vautré dans tout ce qui pouvait ressembler de près ou de loin au show-biz ? « Simple » répond Léopoldine du tac-au-tac. « Avec Maxime, on a entendu sa chanson « Revivre » à la fin du film Holy Motors, de Leos Carax. Et on a été scotchés, on avait envie de rire et de pleurer en même temps, une émotion dingue pour un morceau sur deux accords !.. On a ensuite récupéré tous ses vinyles dans des videgreniers, on a construit une espèce d’errance à travers ses chansons et on a joué ça pendant deux ans. On a même eu ses fans qui sont venus avec plein de méfiance et nous ont dit : attention, on ne fait pas n’importe quoi avec Manset ! Quand ils ont vu qu’on avait respecté le personnage, ils ont été rassurés. Du coup, Maxime a eu envie de le faire sur une scène de théâtre, à cause du côté épique qui figure dans beaucoup de ses chansons. On l’a joué à Avignon l’été dernier et on fait un vrai carton. On va le présenter au TAPS Scala début juin prochain… » Elle en est là, Léopoldine. Positive, souriante à la vie, résolument campée sur les chemins qu’elle aime fréquenter avec ses deux complices mais tout aussi avide d’explorer tous les territoires possibles de la création. Comédienne et chanteuse, chanteuse et comédienne… c’est ce qu’elle voulait être. Depuis le début…


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Last Train à la Laiterie le 20 décembre dernier

Texte : Jean-Luc Fournier

Photos : Nicolas Rosès


LAST TRAIN Rock will never die C’était juste avant Noël, une poignée d’heures à peine avant un de leurs derniers concerts de leur triomphale tournée, à La Laiterie à Strasbourg. Difficile de les coincer ces quatre zèbres, ils donnent tout à la scène et à leurs fans du monde entier. Une déception, cet après-midi-là, Jean-Noël, le chanteur, a déclaré forfait pour l’interview, devant impérativement préserver sa voix bien trop sollicitée ces derniers temps pour le concert du soir. Une déception bien vite surmontée : ses trois compères ont assuré avec un entrain très sympa. Et puis, ça nous donnera sans doute l’occasion de les revoir au complet cette fois-ci parce que notre petit doigt nous dit qu’ils ne sont qu’à l’aube d’un fabuleux parcours… Fin décembre dernier. On est rue du Hohwald face à La Laiterie, dans les locaux du label Deaf Rock (dont on vous reparlera prochainement dans Or Norme parce qu’il semblerait que ça innove pas mal dans ces murs-là…). En jetant un coup d’œil par la fenêtre, avec ce pont de chemin de fer qui barre l’horizon, les murs tagués et le fin crachin froid qui dégouline du ciel, on se croirait presque dans un quartier de l’East End londonien. C’est donc un très bel endroit pour une rencontre avec le groupe Last Train. Et notre première hâte est de savoir d’où provient une telle montagne de talent… TOUT LE MONDE CONTINUE À ÉCOUTER DU ROCK…

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« On s’est connus tous les quatre au collège de Dannemarie, dans le Sundgau » se lance Tim, le bassiste. « C’est une rencontre tout à fait classique de quatre potes de onze ou douze ans qui sont dans une même classe de collège ». « On a très vite fait de la musique ensemble » poursuit Antoine, le batteur. « Certains de nos potes faisaient du foot le mercredi, nous c’était la musique, chez Antoine d’ailleurs. Nos parents

nous y convoyaient en voiture… » complète Julien, le guitariste qui est aussi le réalisateur vidéo des clips du groupe, mais on y reviendra… Manque donc Jean-No, le guitariste et chanteur : « Il préserve sa voix, il est obligé… » s’excuse Tim qui mesure bien notre déception de ne pas avoir le quatuor au complet comme prévu mais qui nous confirme que « oui, si vous voulez venir l’année prochaine nous rencontrer à Lyon (où le groupe est basé -ndlr), c’est OK… » Une heure plus tard, à la fin de l’entretien, on lui confirmera qu’on ne manquerait ça pour rien au monde tant on a eu alors la confirmation que ce Last Train-là n’est pas près de se mettre en grève et promet encore de très, très beaux voyages sonores. Une question nous titille depuis un bon moment et on réussit à la glisser en espérant ne pas trop passer d’entrée pour un vieux con de soixantesept ans qui est tombé tout petit dans le rock : comment des mecs qui ont aujourd’hui 24 ans et qui avaient 11 ans à l’époque de leurs premiers accords ensemble, ont-ils tout de suite décidé que leur trip musical serait le bon vieux rock ? C’est Tim qui se colle le premier à un début de réponse : « Je crois que les ados, les jeunes, et


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Texte : Jean-Luc Fournier

Photos : Nicolas Rosès

Tim

Julien

même tout le monde continuent à écouter du rock, en fait. On le voit dans nos concerts : devant nous, il y a des gamins de dix ans avec leurs parents, des jeunes de seize ans des lycéens, des étudiants… » « On l’a vu aussi dans le ferry quand on est allé en novembre dernier en Angleterre » se souvient Julien. « Nous on voulait juste dormir mais eux ils écoutaient de la zik, même que ça nous emmerdait un peu, mais bon (rires)… Il y avait du rap et plein d’autres trucs actuels mais le rock revenait souvent. Des trucs que nous on écoutait au collège… » Antoine est sûr de ce qu’il pense : « Bon, de toute façon quand t’es ado, il y a des trucs par lesquels tu es obligé de passer. Et le rock en fait partie. Un ado normal, il n’est pas toujours très content, il se révolte contre plein de choses. Et il rencontre le rock comme ça… À la base, on s’est rencontrés tous les quatre autour de cette musique et c’est parti sur cette base… » Et les voilà qui enchainent tous les trois les noms mythiques, comme des vieux briscards : « Quand t’a mis le doigt dans l’engrenage, c’est parti ! Tu te rends compte qu’il y a un monde à découvrir… Tu entends un morceau des Beatles et juste après, tu prends conscience de la discographie monstrueuse qui te reste à écouter, c’est incroyable… » dit Tim. Et Julien en rajoute une jolie couche, sur une thématique carrément inattendue : « En faisant du rock, on s’est aussi décalés par rapport à notre époque. Quand on était au collège puis au lycée, nos potes écoutaient la radio et il y avait ce RnB qui était omniprésent. Je pense que le fait de nous sortir de ce truc-là nous a permis de réfléchir par nous-mêmes en quelque sorte et de chercher, en fait. On est toujours aujourd’hui dans cette recherche de nouveaux sons… » Et Tim de se souvenir : « Quand je piratais

Antoine

les MP3, je me suis retrouvé avec des montagnes de trucs à écouter, c’était impressionnant… Je ne m’en suis jamais lassé… » Rock’n Roll will never die. On savoure… « IL N’Y AVAIT BIEN SOUVENT QUE QUELQUES DIZAINES DE SPECTATEURS » En les écoutant nous raconter leur essentiel (« Depuis qu’on a pris nos marques musicalement, on n’a jamais cessé de composer… »), on a hâte qu’ils en arrivent à ce succès magique et pour une large part non programmée qui a fini par leur tomber dessus assez vite, au fond. « On a fait des concerts dans notre coin jusqu’à nos 18 ans puisque, de toute façon, on n’avait pas le permis et qu’il fallait compter sur nos parents pour nous trimballer aux quatre coins de la région » raconte Antoine avec plein de fraicheur. « On va en profiter pour faire un petit coucou à Jean Stempfel, un mec qui nous a aimés et aidés » se met à raconter Tim. « Il donnait un coup de main à quelques groupes de jeunes du coin, il nous servait de manager, ce qui était un grand mot mais je crois qu’il avait compris qu’on avait quelque chose, quoi… C’est grâce à lui et son énorme camping-car qu’on s’est mis à jouer un peu plus loin que notre région natale… ». Jean, si tu nous lis… Est alors venu, il y a à peine quelques années, le temps des tournées régionales, puis nationales (même si « il n’y avait bien souvent que quelques dizaines de spectateurs » se souvient Julien) et tout ça grâce au travail de Jean-No, l’absent du jour, qui s’est alors mis à booker les dates du groupe. Et puis, début 2014, survient un moment charnière où les quatre se posent LA question, la seule question qui vaille : « on a terminé nos études, quelle décision on


Jean-No

prend maintenant ? » Un espèce de STOP ou ENCORE, d’où est heureusement sorti le jeton ENCORE… « Alors on s’est dit qu’on avait quelques mois pour monter notre première tournée européenne et on a foncé » raconte Tim, « un truc quasiment inimaginable où on voulait partir plus de deux semaines dans tous les pays d’Europe… » Le plus fort, dans tout ça, c’est qu’au moment de cette décision, le groupe était loin d’avoir tous les morceaux qu’il fallait et qu’il ne pouvait compter que sur lui-même pour booker ses dates. « Jean-No a travaillé des soirées et des nuits entières sur tout ça sur la base d’un énorme listing de toutes les salles envisageables et aussi en regardant de près comment certains groupes régionaux avaient fait avant nous pour tourner en Europe » se souvient Julien. Côté album, il y a eu un EP de deux titres sorti tout spécialement pour cette première grande tournée (« On le vendait 2€ à l’époque » précise Tim). Et Julien intervient en rigolant : « Tiens, j’ai appris hier qu’il se vend 200 balles sur internet… » PLUS DE TROIS CENT DATES EN TROIS ANS Mais c’est cette fameuse méga-tournée de trois ans qui a suivi qui impressionne le plus. Comment fait-on pour encaisser trois cents dates en trois ans, au Japon, au Canada, aux États-Unis, en Chine, en Inde… plus les très gros festivals et même un festival créé tout spécialement par et pour eux à Lyon ? La réponse de Tim est étonnante : « Et bien, contrairement à ce qu’on pourrait penser, on n’a quasiment jamais été sur les rotules en train de se demander comment ça allait pouvoir continuer. On avait une telle rage pour être à fond dedans, on était complètement focus dans le truc, c’était Last Train non-stop

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et on n’est jamais rentrés nous plus de deux ou trois jours consécutifs ! » Julien précise : « En même temps, le peu qu’on était à la maison, on travaillait dans un fast-food. Alors, quitter ce travail de merde pour reprendre la tournée en van avec tes potes, c’était un vrai kif… » C’est aussi à partir de ces années-là que nait l’idée de maitriser au maximum tout le processus issu du succès du groupe. C’est la création d’une boîte de production, Cold Fame Records, où Jean-No -et ses désormais cinq collaborateurs, à Lyonfait preuve de son talent de logisticien et d’organisateur. De la contrainte initiale (« C’est tout simple, au début, on n’avait personne… » sourit Tim), les quatre complices, encore plus soudés à grands coups de décisions communes, en sont peu à peu arrivés à cette maîtrise globale qui fait leur force, aujourd’hui. La preuve avec ce clip de The Big Picture (10mn30 !), réalisé par Julien, à grands coups d’images d’archives de concerts de l’adolescence et plus récentes, une boule d’amitié et de tendre nostalgie qui a tout dévasté sur son passage quand le groupe a décidé de le balancer tout de suite en ligne au début du mois d’août dernier, une belle manière de teaser la sortie de leur nouvel album… UNE CRITIQUE DITHYRAMBIQUE… Enfin, on en vient à aborder le travail de création musicale, tout spécialement en évoquant ce somptueux deuxième album, The Big Picture, sorti l’an passé. Parce que là aussi, parvenir à être aussi créatif tout en soutenant un tel rythme de spectacles, c’est un peu une énigme… Antoine répond : « Nos premiers EP et notre premier album, Weathering, il faut bien reconnaitre qu’on les a faits quand on était sur la route. Du coup, ils avaient un côté très cash, très scène. On a quand même fait une pause dans la tournée fin 2017, pendant dix mois, on a exploité au maximum les idées de Jean-No qui avait commencé à travailler sur quelques morceaux durant la tournée… » Julien renchérit : « On est tellement soudés tous les quatre, alors quand on se voit quasiment toutes les semaines pour faire deux ou trois grosses sessions de répétition, ça va assez vite au final… »

Enregistré en Norvège (« On a eu le mood pour l’endroit et le studio et pour une fois on a été sédentaires un long moment » disent-ils), The Big Picture a reçu un très bel accueil d’une critique souvent dithyrambique : Francis Zegut (RTL2) déclare que « Last Train est la meilleure chose qui soit arrivée au rock français depuis Noir Désir », Dom Kiris (OUÏ FM) parle de la « sensation rock hexagonale », Les Inrockuptibles confirment qu’ils « redorent le blason du rock tricolore » et Rolling Stone parachève le feu d’artifice en parlant d’eux comme la « sensation rock que la France n’attendait plus… » Parce qu’ils ont quand même un concert à assurer dans à peine quatre heures maintenant et que la sacro-sainte « balance » les attend en face à La Laiterie, on sait qu’il nous reste très peu de temps pour parler de ce phénomène Last Train qui est en train d’irriguer la scène musicale française. « On n’est pas les mieux placés pour parler de ça » dit Tim. « En tout cas, ce qu’on sait, c’est qu’entre ces trois cents dates de tournées et la quarantaine de dates de cette année, quelque chose nous est arrivé : on a grandi, on s’est posés à un certain moment, et il y a eu un truc avec le public : on joue de plus en plus devant des salles sold-out, pleines à craquer, comme ce soir à Strasbourg… » « En tout cas, on sait qu’on va continuer à travailler dans cette recherche de la perfection qu’on s’impose, ce perfectionnisme c’est ça qui fait sens à nos yeux… » rajoute Julien. Après, quasiment en se levant pour se saluer parce qu’il fallait vraiment qu’ils y aillent maintenant, on s’est mis à parler de la quintessence de la création, de ces moments où on jubile si fort intérieurement parce qu’on sait « qu’on y est » mais il a bien fallu se quitter et on s’est dit que forcément, il y aurait une autre rencontre dans pas très longtemps, à Lyon ou ailleurs, parce que bon, un feeling comme ça, c’est vraiment pas tout le temps…… Ah ! au fait, le soir, la voix de Jean-No a tenu et ils ont fait un carton à La Laiterie…


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CHANTER L’AMOUR

Fawzy Al-Aiedy, sous le signe d’Ishtar

« AUJOURD’HUI, LA SOCIÉTÉ FRANÇAISE SE FERME… » Il se jure alors de partir et finit par obtenir l’autorisation de passer le concours du Conservatoire de Paris en 1971. «J’ai pu y étudier, raconte-t-il, jusqu’à ce que l’ambassade irakienne me convoque pour rentrer au pays faire la guerre avec l’Iran ». Impensable. Profitant de 24 heures de « réflexion » miraculeusement accordées, il fonce à la Préfecture et entame une demande de naturalisation française. « J’ai sauvé ma vie et ma carrière de musicien. J’ai perdu l’Irak mais j’ai gagné la France ». La suite, il la place dans le sillage de Stravinsky exilé à New York. Comme cet autre citoyen du monde, Fawzy n’a pas pleuré mais a transformé son destin en source de création. Et ça a

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Devenu musicien, à Radio Bagdad, il croise Saddam Hussein, vice-président nouvellement promu, venu visiter les lieux. Quelques mots échangés, Fawzy évoque la bourse polonaise et obtient la promesse de « débloquer la situation ». On est naïf à 18 ans… le jeune homme transmet son dossier. Une semaine plus tard, il sera envoyé dans le Nord de l’Irak pour y faire… son service militaire. Cruelle désillusion.

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Texte : Véronique Leblanc

Cet Irak qui l’a vu naître vers 1950, à Bassora, « un jour d’entre deux pluies », Fawzy a fini par le quitter pour ne plus jamais y revenir. À dix-huit ans pourtant, l’avenir souriait au joueur de hautbois qu’il était. Une bourse devait lui permettre de se perfectionner à Varsovie, d’aller de l’avant, de faire de la musique au diapason du monde. Jusqu’à ce que le coup d’Etat de 1968 porte le parti Baas au pouvoir et prive Fawzy de cette perspective.

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Photos : Alban Hefti

Le nouvel album de Fawzy Al-Aiedy est dédié à Ishtar, déesse mésopotamienne de l’amour mais aussi de la guerre. « Elle sait se défendre », dit le musicien strasbourgeois, « elle est double, elle correspond à mon pays natal ». marché. Il a pu donner paroles et musiques à son envie de lancer des passerelles entre Orient et Occident. Douze albums au compteur depuis 1976. Des concerts partout dans le monde, sauf en Irak. Eve Ruggieri l’invitait, télés et radios lui étaient ouvertes. « Il y a trente ans, se souvient-il, la société française était beaucoup plus ouverte aux musiques du monde. Aujourd’hui elle se ferme et c’est très dommage car la culture n’existe que si elle est partagée. Elle doit voyager. » « Chanter en arabe est devenu très difficile, il n’y a plus guère que le jazz oriental qui ait droit de cité » , regrette-t-il en évoquant ces réfugiés qui lui ont dit que « c’est en l’écoutant qu’ils avaient entendu, pour la première fois en France, de la vraie musique arabe ». « ISHTAR CONNECTION », ENTRE TRADITION ET PULSATION ÉLECTRONIQUES Mais Fawzy s’obstine et, comme Ishtar, mène sa guerre pour chanter l’amour. « Que l’amour ». Quatre titres de son treizième album reprennent des chansons traditionnelles du Moyen-Orient et

“ J’ai pu y étudier jusqu’à ce que l’ambassade irakienne me convoque pour rentrer au pays faire la guerre avec l’Iran. ”


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du Maghreb. Quatre sont des reprises de titres « hyper connus » et quatre ont été écrites par lui. S’y instaure un dialogue entre rythmes traditionnels et pulsations électroniques, une passerelle inédite qui réclamait à la fois sa double culture et une synergie intergénérationnelle. Trois jeunes musiciens issus des musiques actuelles l’ont dès lors rejoint pour créer un nouvel espace sonore : ses deux fils Amin et Adrien ainsi que Vincent Boniface. Sans oublier, sur l’album et dans la bande en live, le beatmaker strasbourgeois Gstn, et Zied Zouari. Le premier a créé les sons électro, le second joue du violon et de l’alto. LA FORCE DES FEMMES C’est Vincent qui a trouvé le lieu de tournage du clip d’« Ishtar Connection ». Sur le Pont d’Aël, un aqueduc édifié par les Romains dans ce petit Val D’Aoste qui s’est fermé aux migrants dès 2015.

Y jouer du Oud prend force de symbole tout comme y chanter « Nassam » de la Libanaise Fairuz. « Vent, ô mon vent. Emporte-moi vers mon pays / Mon cœur craint que mon pays ne me reconnaisse plus. »… Fawzy n’est jamais retourné dans son pays natal. Il en suit les drames et continue de croire en la force du peuple irakien. « Regarde, dit-il, ils manifestent. Les jeunes inventent le mot « liberté » et - ce qui est tout à fait nouveau -, les femmes manifestent ! » La présence des femmes dans la rue, dans les cafés l’avait frappé lorsqu’il est arrivé en France… Pour lui, c’est « ce qui fait qu’on se sent en paix ». Clip officiel : Ya AYN MOULAYITIN youtu.be/aVHNiMMDF7k Site : www.ishtar-connection.com www.fawzy-music.com


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Texte : Jean-Luc Fournier

Photos : Abdesslam Mirdass

Ci-dessus / Valérie Suzan À droite / La Maraude

SOLIDARITÉ Respect, Madame ! Les camionnettes de la maraude des bénévoles de Strasbourg action solidarité sont bien connues des sans-abris de la capitale européenne. Créée il y a sept ans, cette association distribue sans relâche repas chauds, vêtements, couvertures... À son origine, il y a Valérie Suzan (56 ans), issue d’une famille varoise où la solidarité se pratiquait en permanence, et qui déploie une énergie considérable sur le front d’un combat chaque jour renouvelé, hiver comme été et 365 jours par an. Portrait d’une femme sensible et extraordinairement volontaire… On rencontre Valérie Suzan dans le tout nouveau local de son association Strasbourg action solidarité, à l’angle du 9 rue de Flandre, au cœur de la cité Spach, tout près du terminus tram Place d’Islande. « C’est un véritable accueil de jour comme je le rêvais » dit cette infatigable combattante de la solidarité qui nous fait visiter le lieu encore en cours d’aménagement en ce début janvier dernier. De fait, outre l’accueil, on découvre une grande cuisine entièrement équipée pour pouvoir enfin préparer les soupes distribuées aux sans-abris durant les maraudes (un plus certain pour la présidente qui, jusque-là, préparait ces soupes dans sa propre cuisine…) et une précieuse salle

de bain/laverie/buanderie qui est appréciée par celles et ceux qui poussent la porte de ce nouveau local qui a pu voir le jour, en grande partie, grâce à un don de la Fondation Kronenbourg qui a pu être confirmé in extremis grâce à « l’impulsion déterminante que l’élu de quartier, Nicolas Matt, a exercée pour que ce local existe, bien relayé également par sa directrice de territoire, Wanda Monheit » commente Valérie Suzan dont on se souvient du « coup de gueule » qu’elle avait poussé il y a un an quand Roland Ries avait visité le quartier. Depuis, les bénévoles de l’association se relaient pour accueillir les personnes en difficulté pour qui ce local constitue un petit havre de paix, le temps d’une pause où


donc difficile de trouver un travail. J’avais tout juste vingt ans, j’ai donc fait des petits boulots puis j’ai travaillé bien plus durablement dans l’immobilier. J’ai rencontré Emmanuel qui est devenu mon mari. Emmanuel est tombé malade et quand il a réussi à surmonter sa maladie, nous avons eu notre petite fille, Eden. C’était il y a dix ans… On a ensuite créé une association, les Ateliers d’Eden pour organiser dans notre quartier et même au-delà la Fête de la Musique, le bal populaire du 13 juillet, le vide-greniers de la rue de l’Université et plein d’autres animations pour les enfants. Or Norme. Comment naît Strasbourg action solidarité ?

elles savent qu’elles peuvent trouver un peu de chaleur, et on ne parle pas seulement ici du chauffage central…. Il était donc temps de poser quelques questions pour mieux connaître cette femme étonnante et convaincue. Or Norme. Vous êtes née très loin de Strasbourg, dans un petit village du Var. On connaît pas mal de gens qui ont fait ce chemin dans l’autre sens mais vous, comment vous êtes-vous retrouvée à Strasbourg ? « Oui, je suis née et j’ai vécu longtemps à Nans-les-Pins, au pied du massif de la Grande Baume, pas très loin de la montagne Sainte-Victoire et Aix-en-Provence. Mon grandpère, que j’adorais et admirais beaucoup, tenait un très grand café au centre du village mais il était aussi paysan et chef de corps des sapeurs-pompiers locaux. Sa connaissance du terrain l’avait amené à accueillir souvent des pompiers professionnels venus dans la région pour s’initier et s’entrainer à travailler dans un environnement de montagne. Ma grand-mère, elle, veillait toujours à garder un couvert de plus à la grande table familiale, au cas où des personnes seules ou dans le besoin se présentent. C’est dans cet environnement familial, celui qui donne le meilleur exemple, je crois, que j’ai appris les notions de vivre ensemble et de solidarité, ce qui fait qu’aujourd’hui je sais qu’en fait, j’ai toujours été à l’écoute de l’autre…

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Or Norme. Et puis, bien plus tard, vous êtes arrivée à Strasbourg. Vous dites que vous vouliez changer d’air et connaître d’autres personnes… Oui, je suis venue m’établir ici car j’y avais de la famille. Ce fut un moment très difficile pour la fille du Sud que j’étais car bien sûr, je ne parlais ni l’alsacien ni l’allemand et c’était

Un jour, via Facebook, je lis une annonce qui évoque l’ouverture d’une antenne locale d’une association nationale, Action Froid. Emmanuel se rend à une première réunion et quand il me rapporte ce qui a été dit, je pense que, décidément, il va falloir beaucoup de temps pour qu’un projet comme ça se mette concrètement en place. Je suis naturellement née comme une grande impatiente, rien ne va assez vite pour moi… Bref, dix jours plus tard, avec quelques personnes qui étaient aussi à cette réunion, on démarrait avec les moyens du bord, sous couvert d’Action Froid : une grosse

‘‘ C’est un véritable accueil de jour comme je le rêvais. ’’ voiture qui transportait de grandes gamelles de soupe de pois cassés « cuisinée maison » et en avant, direction la gare ! C’était il y a sept ans… Côté finance, on a organisé une soirée « gala » à l’Orangerie pour recueillir des fonds, on a mis sur pied des collectes dans des magasins pour récupérer des produits de première nécessité et des produits d’hygiène. On a eu assez vite une notoriété grandissante et il est devenu vite évident qu’il fallait qu’on crée notre propre association, ce que nous avons fait en septembre 2016… Or Norme. Qui sont les piliers de l’association, auprès de vous ? Le noyau dur est composé d’une quinzaine de bénévoles qui sont très investis chaque semaine pour nos distributions et qui collectent aussi des vêtements, par exemple. Tous les profils socio-professionnels sont représentés, il y aussi des retraités et nous avons un parrain, Alain Brau, un homme qui œuvre dans l’immobilier, que j’aime beaucoup et qui s’investit fort à nos côtés. Mais je me souviens qu’au début, on se sentait un peu seuls et qu’on se posait beaucoup de questions sur le bien-fondé de tout ce que nous faisions sur le terrain… En fait, je pensais dès le départ qu’il nous fallait


faire encore plus et surtout trouver des solutions d’hébergement pérennes pour toutes celles et ceux que nous aidions. Or Norme. Qui vous aide, en matière financière ? On nous a dit que vous fonctionnez sans le moindre euro provenant de subventions publiques…

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Texte : Jean-Luc Fournier

Photos : Abdesslam Mirdass

C’est tout à fait exact. On ne fonctionne que grâce à des dons de personnes privées ou des dons venant des entreprises. C’est cette autonomie qui fait le sel de ce que nous faisons. Ce local, par exemple : les sans-abris n’ont pas mis longtemps à comprendre qu’ils peuvent venir ici spontanément, quand ils en ont besoin et quand ils en ont envie. Pour moi, une personne qui est en détresse

‘‘ Je ne pouvais sincèrement pas rentrer comme ça chez moi, après la maraude, comme si de rien n’était.’’ a un besoin primaire et majeur : celui de pousser une porte derrière laquelle elle sait qu’elle va trouver une autre personne qui va l’écouter parler. Hier soir, dans la rue, on s’est retrouvé en fin de distribution avec quelqu’un qui a fini par me dire : « je suis très en colère parce qu’avec toutes ces grèves et ce président de la République qui ne réagit pas, je sens que je vais faire une bêtise… » Quand on te dit ça comme ça, tu ne peux pas vraiment savoir de quelle bêtise il parle, contre lui, contre d’autres ?.. Je l’ai fait s’asseoir et je suis allée chercher un café pour qu’on puisse discuter. J’ai récupéré Alain au passage qui s’est approché très doucement de nous et j’ai essayé d’en savoir plus. « Je vais me foutre en l’air » m’a dit cet homme. Peu à peu, doucement, on lui a fait comprendre que ce geste ne résoudrait rien aux problèmes qu’il évoquait. Et on lui a demandé s’il voulait bien qu’on le raccompagne là où il était hébergé. Ce que nous avons fait et, une fois arrivés, j’ai signalé ce qui se passait aux travailleurs sociaux… Vous comprenez, je ne pouvais sincèrement pas rentrer

comme ça chez moi, après la maraude, comme si de rien n’était (à ce moment, des larmes apparaissent dans les yeux de Valérie -ndlr). Le problème est qu’ils sont des dizaines, des centaines comme cet homme… » Or Norme. Ce qui se passe à Strasbourg n’est pas très différent du cas des autres grandes villes, non ? On est bien sûr tous confrontés au même problème, partout en France. À Strasbourg, on a un besoin vital d’hébergements d’urgence pour tous ceux qui arrivent et, pour moi, ça devrait être le jour même ! Bien sûr, cela ne fonctionne pas comme ça. On a besoin de ces lieux de vie où les gens puissent bénéficier de chaleur humaine autour d’eux. Mais ce n’est plus possible de continuer à accueillir des gens le soir et le lendemain, les remettre à la rue sans qu’il n’y ait une structure qui les suive… Ce n’est pas possible pour moi de me résoudre


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Texte : Jean-Luc Fournier

Photos : Abdesslam Mirdass

‘‘ Tout le monde doit se mobiliser pour que ces personnes ne soient plus à la rue. Mais il faut aussi que tous les élus comprennent que le problème est que ce qu’on leur propose n’est pas toujours adapté. ’’

à voir ces personnes ainsi mises au rebus de la société. Ce sont toujours des personnes en détresse et même très souvent sous addiction mais je suis certaine que si on pouvait faire à leurs côtés un travail de qualité, on pourrait parvenir à les faire sortir de ces addictions… Or Norme. Or Norme va paraître à la veille du premier tour des élections municipales. On a souvent constaté que vous ne gardiez pas vos mots dans votre poche, comme on dit… La solidarité n’appartient à personne, ni à la gauche, ni à la droite. Tout le monde doit se mobiliser pour que ces personnes ne soient plus à la rue. Mais il faut aussi que tous les élus comprennent que le problème est que ce qu’on leur propose n’est pas toujours adapté. Pour nombre d’entre elles, il faut absolument une certaine souplesse. Personnellement je ne pourrais pas passer une nuit dehors, je le sais, même si je suis deux fois par semaine la nuit à essayer de les aider. Mais passer une nuit dehors, seul, avec la peur, le froid, avec tout ce qui peut vous arriver, que vous soyez un homme ou pire encore, une femme… non, ce ne serait pas possible... Mais oui, les six ans qui viennent vont être rythmés par une politique

municipale et cette politique, je la veux solidaire, ça c’est certain… Or Norme. À votre ton déterminé, on comprend bien que Valérie Suzan ne compte pas s’arrêter de sitôt… Ça, je vous le confirme. J’espère pouvoir trouver des solutions de logement avec les aides des différents partenaires qui sont sur le terrain. De toute façon, si la ou le prochain maire de Strasbourg n’aide pas à mettre en place ces solutions d’hébergements, il devra assumer des ouvertures de squats parce qu’il est évident qu’on ne peut plus continuer à laisser ainsi tant de gens dehors. Si les politiques qui se présentent à Strasbourg ne comprenaient pas qu’il faut ouvrir des hébergements et proposer des logements, ce serait désespérant… J’espère tellement que Strasbourg puisse être un jour considérée comme une ville-pilote en matière de solidarité, sans ghettos et avec une réelle mixité dans les logements qui accueilleraient ses sans-abris… » Strasbourg Action Solidarité 9, rue de Flandres à Strasbourg Le local est ouvert du lundi au vendredi de 10 h à 18 h. strasbourg.action.solidarite@gmail.com Téléphone : 06 09 21 95 49


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Texte : Amélie Deymier - Véronique Leblanc et Barbara Romero

Photos : Nicolas Roses - DR

ÉLECTIONS MUNICIPALES


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Jeanne BARSEGHIAN Or Norme. Si vous êtes élue, quelle sera la première mesure que vous ferez voter par le Conseil municipal ?

Or Norme. L’événement qui vous le plus interpellée depuis l’été dernier ?

« La déclaration d’urgence climatique. D’autres villes l’ont fait ainsi que le Parlement européen. Nous montrerons ainsi qu’il s’agit d’une priorité qui va être la matrice des politiques municipales.

Les incendies en Australie si je ne dois en choisir qu’un. Ils symbolisent la tragédie écologique et sociale.

Or Norme. Comment comptez-vous procéder pour consulter les Strasbourgeois durant votre mandat ? Le dialogue et la co-construction sont dans notre ADN. Sur des sujets stratégiques comme le budget ou les projets urbains nous organiserons des conférences citoyennes associant habitant(e)s, experts (de l’administrations, de l’université etc.) et élus. Et ce tant au stade des orientations qu’aux stades du suivi et de l’évaluation. Par ailleurs, nous favoriserons les initiatives citoyennes. La collectivité sera là pour soutenir la créativité.

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Or Norme. Dernier livre dont la lecture vous a passionnée ? Le petit manuel de résistance contemporaine de Cyril Dion. Très beau plaidoyer pour une vision lucide et non pessimiste de l’avenir. Il porte une réinvention de l’imaginaire qui fait coopérer élus, habitants et entreprises.

Or Norme. Qui emmèneriez-vous pour une semaine de vacances ? Alexandria Ocasio-Cortez. Cette jeune démocrate américaine m’impressionne par sa détermination. Ancrée dans la vie, elle incarne une nouvelle génération politique et une remise à plat du système. Or Norme. Serez-vous maire à plein temps, à l’exclusion de tout autre mandat électif ? Oui mais en jouant pleinement mon rôle dans une Eurométropole écologique, sociale et démocratique. Je défends un projet municipal où les politiques en matière d’énergie, de développement économique, de gestion des déchets et même d’habitat sont liées aux compétences eurométropolitaines et je suis pour une gouvernance plus équilibrée entre la ville centre, la première et la deuxième couronne. Il ne doit pas y avoir d’hégémonie d’un territoire sur les autres. Je veux un équilibre et une coopération. »


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Hombeline Du Parc

Or Norme. Quel est le dernier livre dont la lecture vous a passionnée ? Pourquoi ?

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Texte : Amélie Deymier - Véronique Leblanc et Barbara Romero

Photos : Nicolas Roses - DR

Je n’ai plus trop le temps de lire depuis le début de la campagne, mais le livre qui m’a le plus marqué, c’est Vingt-quatre heures de la vie d’une femme de Stefan Zweig. J’aime beaucoup sa manière d’exprimer les sentiments et les émotions. Particulièrement lorsqu’il décrit le mouvement des mains des joueurs au casino qui exprime ce qu’il se passe dans leur tête, le stress, l’excitation etc. Or Norme. Vous êtes élue Maire de Strasbourg le lundi 23 mars prochain. Quelle est la toute première mesure que vous allez faire voter par la majorité du nouveau Conseil municipal ? « L’augmentation du nombre de policiers municipaux. L’état insécuritaire de Strasbourg n’est plus supportable. Je ne sais plus exactement, mais la procureure de la République de Strasbourg a parlé lors de ses vœux d’une augmentation de 11% de la délinquance (chiffre non vérifiable - ndlr). La CTS déplore plus de 5000 agressions mineures ou majeures par an. Je souhaite augmenter de 20% le nombre de policiers municipaux et leur permettre d’être en lien direct avec les chauffeurs de tram ou de bus pour pouvoir intervenir immédiatement. Or Norme. Comment allez-vous procéder pour consulter le plus souvent possible les Strasbourgeois durant les six années qui suivront ? Quelles sont les limites de la co-construction citoyens/majorité municipale ? Pour des sujets impactant vraiment la ville, je peux envisager un référendum. Après, il faut poursuivre la consultation par quartier. Les gens ont perdu foi en la politique, chaque élection a un taux d’abstention anormal. Une fois qu’ils arrivent au pouvoir, la consultation est loin. Beaucoup d’écologistes sont aux manettes à Strasbourg, comme Alain Jund, mais ils ont fait raser les arbres, mis du béton partout. Il faut consulter les gens et les entendre ! Nous pourrons faire des consultations par internet ou mettre en place un interlocuteur dans les mairies de quartier lors de plages horaires définies pour que les Strasbourgeois puissent exprimer leurs idées lors d’une consultation.

Or Norme. Quel événement vous a le plus interpellé depuis l’été dernier ? Pourquoi ? L’attentat à la préfecture de police de Paris. J’ai été choquée qu’une personne qui travaille au cœur de nos institutions, qui a accès au secret défense, ait pu faire cela. Il était quand même un peu identifié et on n’a rien fait. Il faut que des mesures soient prises pour identifier ces terroristes, il y a un problème de moyens alloués. Ce terroriste n’est pas concerné, mais il faut stopper l’immigration massive. Or Norme. On vous propose de partir en vacances une semaine avec une personne qui n’est ni de votre famille, ni de vos ami(e)s. Vous souhaiteriez partir avec qui ? Pourquoi ? Avec quelqu’un de plus jeune, un étudiant ou une étudiante, un lycéen, pour pouvoir échanger sur sa vision des choses. Je n’ai que 44 ans, mais parfois j’ai l’impression d’être une vieille chèvre quand je discute avec mes enfants. La jeunesse, c’est l’avenir de notre pays, les vacances seraient propices à discuter pour sentir comment ils appréhendent la vie, la solitude, etc., et pour leur expliquer ma vision et leur transmettre des messages sur l’avenir de Strasbourg. Or Norme. Serez-vous à plein temps maire de Strasbourg, à l’exclusion de tout autre mandat électif, durant les six ans à venir ? Être maire de Strasbourg ne peut se faire à temps partiel ! Je démissionnerai évidemment de mes fonctions. Mes adjoints au maire seront invités à en faire de même. Faire de la politique, ce n’est pas cumuler les mandats, c’est se mettre au service des gens. »


que le maire doit assumer sa part d’autorité. La co-construction fait gagner du temps, mais il faut avoir le courage d’assumer ses décisions. Or Norme. Quel est le dernier livre dont la lecture vous a passionné ? Pourquoi ? Le Lambeau de Philippe Lançon que j’ai lu deux fois. C’est un livre sur la résilience, la reconstruction. Il interroge sur comment accepter l’inacceptable, comprendre l’incompréhensible, supporter l’insupportable, comment passer des angoisses à l’espoir, de la peur à l’avenir. Ce n’est pas un livre sur l’attentat (contre Charlie Hebdo - ndlr), mais un huis-clos à l’intérieur de lui-même. L’écriture est puissante et fait ressentir beaucoup de choses au-delà des mots utilisés. Il fait sourire, rire, pleurer. Et beaucoup réfléchir. Or Norme. Quel événement vous a le plus interpellé depuis l’été dernier ? Pourquoi ?

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Alain Fontanel Or Norme. Vous êtes élu Maire de Strasbourg le lundi 23 mars prochain. Quelle est la toute première mesure que vous allez faire voter par la majorité du nouveau Conseil municipal ? Je veux reprendre en main l’urbanisme et le développement de notre ville pour mieux prendre en compte les enjeux de qualité de vie en particulier liés au réchauffement climatique, à la pollution de l’air et à la pauvreté. Je souhaite la mise en place d’un « bouclier vert » qui implique de moins construire, de davantage planter d’espaces verts et d’encadrer les nouvelles constructions. Cela se résume en « moins construire, plus planter, plus rénover ». Une attention particulière doit être portée à la rénovation des logements sociaux dans des situations très dégradées. Une réécriture du Plan local d’urbanisme est urgente.

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Or Norme. Comment allez-vous procéder pour consulter le plus souvent possible les Strasbourgeois durant les six années qui suivront ? Quelles sont les limites de la coconstruction citoyens/majorité municipale ? Une élection ne peut pas être un blanc seing pour six ans, c’est une étape qui doit être complétée par la consultation citoyenne. Cela doit se faire dans les conseils de quartier existants que je souhaite faire évoluer en intégrant les questions environnementales. Nous mettrons en place un système de soutien à l’initiative citoyenne. Avec toutefois cette limite

Le débat autour de la publication du livre de Vanessa Springora sur l’affaire Matzneff. Parce que ce livre décrit parfaitement la mécanique de domination masculine, parce qu’il fait voler en éclat l’hypocrisie d’un milieu clos qui avait écrit ses propres règles de morale en oubliant l’essentiel sur le droit des femmes, la protection des mineurs et la dimension criminelle de la pédophilie. J’ai trois enfants. Aujourd’hui se pose la question s’ils peuvent partir en colonie ou en stage de sport en toute sécurité. Cela doit être une préoccupation du quotidien quand on a une responsabilité publique et quand on est maire. Il faut des procédures de prévention, d’alerte et d’accompagnement des victimes. Or Norme. On vous propose de partir en vacances une semaine avec une personne qui n’est ni de votre famille, ni de vos ami(e)s. Vous souhaiteriez partir avec qui ? Pourquoi ? Avec Jean-Jacques Goldman. Il représente mon adolescence, ses musiques sont ancrées en moi comme Envole-moi ou J’irai au bout de mes rêves. C’est un artiste engagé aussi et avant-gardiste, notamment avec Elle a fait un bébé toute seule. Il a un côté mystérieux, avec ce choix de se retirer en pleine gloire. J’aurais envie de percer le mystère et de le comprendre. Et peut-être durant ces vacances d’avoir un petit concert privé ! Or Norme. Serez-vous à plein temps maire de Strasbourg, à l’exclusion de tout autre mandat électif, durant les six ans à venir ? Je serai à 100% et à temps plein maire de Strasbourg durant tout le mandat, aucune autre mission ou fonction n’est aussi belle et motivante que celle de maire de Strasbourg. Je demanderai aux membres de ma liste de ne pas cumuler et de démissionner, le cas échéant, de leur mandat en cours. »


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Texte : Amélie Deymier - Véronique Leblanc et Barbara Romero

Photos : Nicolas Roses - DR

Catherine Trautmann Or Norme. Vous êtes élue Maire de Strasbourg le lundi 23 mars prochain. Quelle est la toute première mesure que vous allez faire voter par la majorité du nouveau Conseil municipal ? « La première mesure sera d’organiser la COP26 pour permettre de mobiliser l’ensemble des acteurs pour réussir la transformation de la ville et de la métropole ainsi que de modifier nos habitudes et nos modes de vie. Mais, cela ne pourra se faire sans mesures d’accompagnement pour les personnes les plus précaires afin de garantir à toutes et à tous un égal accès aux solutions de mobilités selon les différents temps de vie et lieux de résidence. Or Norme. Comment allez-vous procéder pour consulter le plus souvent possible les Strasbourgeois durant les six années qui suivront ? Quelles sont les limites de la co-construction citoyens/majorité municipale ? La démocratie locale doit permettre un partenariat fort entre la municipalité et les citoyens. En tant que maire, je réorganiserai les instances consultatives pour leur garantir une réelle indépendance et des moyens d’agir que ce soient des moyens financiers ou des moyens d’information et de participation des habitants et des habitantes pour faire vivre l’instance du dialogue à l’échelle du quartier. Je mettrai en place une Agence du climat qui aura ses relais dans les Maisons de services publics de proximité. Je tiendrai personnellement et régulièrement des réunions dans le format le plus informatif et le plus large possible pour recueillir la parole des habitants. J’apporterai des changements dans les conseils de quartier afin qu’ils soient une véritable instance de rencontre et de consultation. Or Norme. Quel est le dernier livre dont la lecture vous a passionnée ? Pourquoi ? Le dernier livre dont la lecture me passionne est Le Chemin des Femmes de Michelle Perrot chez Robert Laffont. Pourquoi ce livre ? Parce qu’il permet de suivre

au plus près de la réalité l’histoire de l’émancipation des femmes et surtout la conquête de « leur histoire ». Or Norme. Quel événement vous a le plus interpellé depuis l’été dernier ? Pourquoi ? L’évènement qui m’a interpellé est le vote des anglais sur le BREXIT. Avec sa mise en œuvre, les anglais ont majoritairement décidé de leur destin. Mais les conséquences du BREXIT nous concerneront aussi. Ce choix démontre malheureusement le refus du projet d’une Europe politique dont Strasbourg est et reste le symbole démocratique. Or Norme. On vous propose de partir en vacances une semaine avec une personne qui n’est ni de votre famille ni de vos amis. Vous souhaiteriez partir avec qui ? Pourquoi ? Partir avec Rodolphe Burger me plairait beaucoup parce que c’est un artiste qui est toujours en recherche de nouvelles formes musicales tout en étant profondément attaché à la culture rock. C’est aussi un homme de projets qui cultive un réseau d’amitiés dans la création musicale comme dans la vie. Or Norme. Serez-vous à temps plein maire de Strasbourg, à l’exclusion de tout autre mandat électif, durant les six ans à venir ? Oui ! Je m’engage totalement avec les 64 talents de ma liste pour l’emporter et devenir maire de Strasbourg. Si je suis élue, je serai maire à plein temps sans aucun autre mandat électif. »


D’autre part je souhaite simplifier la possibilité donnée aux habitants d’interpeler le conseil municipal. La procédure est aujourd’hui bien trop lourde pour avoir des résultats. La limite de la co-construction est très certainement le fait que parfois, des décisions impopulaires à court terme doivent être prises car elles ont un intérêt général à moyen ou long terme. Or Norme. Quel est le dernier livre dont la lecture vous a passionné. Pourquoi ?

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Jean-Philippe Vetter Or Norme. Vous êtes élu Maire de Strasbourg le lundi 23 mars prochain. Quelle est la toute première mesure que vous allez faire voter par la majorité du nouveau Conseil municipal ? « La fin de la gestion du stationnement par Streeteo et le retour au stationnement gratuit entre 12 et 14h. Ce sont deux situations qui compliquent la vie des habitants et mettent en difficulté les commerçants. Or Norme. Comment allez-vous procéder pour consulter le plus souvent possible les Strasbourgeois durant les six années qui suivront ? Quelles sont les limites de la co-construction citoyens/majorité municipale ?

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D’une part, il faut réellement impliquer les conseils de quartiers qui ne sont actuellement consultés que pour des détails et jamais pour les projets structurants.

La Golf blanche de Charles Sitzenstuhl. D’abord parce que Charles est un ami. Ensuite parce qu’il y décrit son enfance en Alsace et en particulier la violence brutale infligée par le père. J’ai été saisi par le fait que cette tension, pourtant omniprésente, est restée confinée dans le cadre familial. Or Norme. Quel événement hors Strasbourg vous a le plus interpellé depuis l’été dernier ? Pourquoi ? Les 30 ans de la chute du mur de Berlin. C’était la réunification de l’Allemagne et la première étape de la création d’une coopération internationale sans précédent. En 1992, on a mis fin aux frontières dans l’Union européenne. Pourtant, la frontière du Rhin reste une barrière mentale, et je veux l’abattre à son tour. Je veux que Strasbourg rayonne autant vers Paris, que Stuttgart et Francfort. Or Norme. On vous propose de partir en vacances une semaine avec une personne qui n’est ni de votre famille, ni de vos ami(e)s. Vous souhaiteriez partir avec qui ? Pourquoi ? Emmanuel Carrère. C’est un écrivain dont l’univers m’a beaucoup touché. J’ai par ailleurs eu la chance de le rencontrer par hasard quartier Château Rouge à Paris. Il s’est montré très ouvert et avenant, c’est tout à fait le type de personne avec qui l’on a envie de boire un verre ou partir en vacances. Or Norme. Serez-vous à plein temps maire de Strasbourg, à l’exclusion de tout autre mandat électif, durant les six ans à venir ? Je serai un maire à plein temps et ne cumulerai pas ce mandat avec celui de Président de l’Eurométropole. Être maire de Strasbourg implique un engagement total et une réelle disponibilité pour les habitants de l’ensemble des quartiers. »


Photos : Frédéric Colin - Université de Strasbourg Texte : Véronique Leblanc OR PISTE OR NORME N°36 Séduction

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FRÉDÉRIC COLIN

L’énigme des sarcophages voyageurs La perspective d’interviewer un égyptologue est toujours réjouissante. Quoi qu’on s’en défende, la terre des pharaons transporte l’imagination… souvent à côté de la plaque. L’universitaire strasbourgeois Frédéric Colin remet les pendules archéologiques à l’heure du numérique et détaille l’importance des découvertes faites à la fin de l’année dernière, près de Louxor. Inédites, elles soulèvent des questions qui restent à élucider…

« La mythologie du grand chantier orientaliste a vécu » annonce tout de go le professeur Frédéric Colin rentré d’Egypte en janvier. Point de chapeau à la Indiana Jones pour ce directeur de l’institut d’Egyptologie et conservateur de la collection égyptienne de l’Université de Strasbourg. Aucune mise en scène mais une vraie passion qui tiendra en haleine photographe et journaliste deux heures durant. « L’archéologie est un travail d’équipe », pose-t-il d’emblée et la sienne - issue de l’université, du CNRS et de l’Institut français d’archéologie orientale - est épaulée par des collaborateurs égyptiens dans le cadre des fouilles menées à El Assassif, près de Louxor. Après y avoir découvert en 2018 une stèle et deux sarcophages décorés remontant aux origines de la XVIIIe dynastie (-1550/-1292), on en a exhumé trois autres fin 2019.


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Photos : Frédéric Colin - Université de Strasbourg Texte : Véronique Leblanc OR PISTE OR NORME N°36 Séduction

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Marquée par la réunification de la Haute et de la Basse Egypte, cette XVIIIe dynastie est souvent assimilée à l’apogée de la civilisation égyptienne antique. Toutankhamon en est l’un des pharaons et Ahmosis en est le fondateur. Frédéric Colin refuse pourtant de se considérer comme un spécialiste de cette période. « Cela diminuerait mes chances d’avoir une idée originale, dit-il sans se départir de son sourire. Il faut garder le regard du débutant si l’on veut explorer les marges. » L’objectif de l’archéologie est désormais de « faire de l’histoire », « de reconstituer et d’interpréter les activités humaines » en s’intéressant à « tous les indices laissés sur un site ». Un travail qu’il qualifie d’« existentiel pour les sociétés humaines ». « Tout comme chaque individu, l’humanité a besoin de connaître ses racines. Mon métier à moi, c’est de participer à sa santé morale et mentale. À son bien-être. » UN SITE EST UNE « SCÈNE DE CRIME » Rien n’est jamais négligé, pas même une fosse à purin vidée par l’équipe sans rien trouver mais en s’interrogeant sur les raisons de son existence au sein d’une nécropole de capitale. « Comme on étudierait une ville dont un quartier se développe ». « Mon travail ressemble à celui d’un

‘‘ Trouver un site inviolé a été une chance extraordinaire... ’’ enquêteur à la recherche d’indices sur une scène de crime. J’essaye de reconstituer ce qui s’est passé et le temps qu’il a fallu pour que les choses se fassent. » Pour en retracer le fil et non éditer un « inventaire à la Prévert des objets découverts » comme on le faisait au début du XXe siècle. L’archéologie était à l’époque surtout menée par des Occidentaux, mécènes et directeurs de fouilles, dont le souci principal était de « cataloguer le monde en remplissant les vitrines des musées. Aujourd’hui on cherche du sens, on note l’emplacement des artefacts et on se penche sur leur interaction. » Une « scène de crime » qu’il ne faut surtout pas polluer.

« MOULAGES VIRTUELS » NUMÉRIQUES Trouver un site inviolé à El-Assassif et Louxor a été « une chance extraordinaire ». L’explorer en usant des technologies numériques en est une autre. La photogramétrie – imagerie en 3 D pour faire simple – permet d’enregistrer un objet mais aussi une scène dans toutes ses dimensions. « C’est purement numérique, rapide, précis et remarquablement efficace ». À la clé, des « moulages virtuels » immortalisant toutes les phases de fouille jadis dégagées quasi industriellement. Le gain de temps est colossal. « Les relevés accomplis pendant la campagne menée du 1er octobre au 20 décembre derniers auraient nécessité au moins cinq ans sans l’apport des nouvelles technologies ».


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Texte : Véronique Leblanc

Photos : Frédéric Colin - Université de Strasbourg

Et cette campagne a été fructueuse puisqu’au-delà de la qualité des objets exhumés, elle a révélé une pratique funéraire inconnue. » SARCOPHAGES VOYAGEURS Les sarcophages découverts en 2018 et 2019 par Frédéric Colin et son équipe étaient complètement enterrés dans un remblai de construction alors que l’usage en Egypte antique aurait voulu qu’ils soient déposés dans des pièces vides à l’intérieur de monuments funéraires. Autre point important, ces sarcophages et leurs momies n’ont pas été découverts dans leur tombe d’origine. En attestent, le fait qu’ils datent d’une époque plus ancienne que la couche archéologique dans laquelle ils ont été trouvés, des traces prouvant que l’une des fermetures a été forcée ainsi que la datation des linceuls sans doute plus récente que celle des momies. « Nous sommes donc face à une inhumation multiple puisque plusieurs corps ont été retrouvés au même endroit, secondaire puisqu’il ne s’agit pas du premier lieu de sépulture et simultanée dans la mesure où les sarcophages ont été ré-enterrés au même moment. » SUR LA ROUTE DU DIEU AMON Autant de constats, autant de questions. Et des réponses pour l’heure encore hypothétiques. Frédéric Colin ne pense pas que les défunts aient été déposés en « position de relégation ». Les sarcophages étaient soigneusement placés dans des zones bien définies et stabilisées, juste sous la chaussée processionnelle du temple de Thoutmosis III, successeur de l’illustre reine Hatchepsout. Une position privilégiée qui permettait aux défunts de profiter des cultes réservés au pharaon lors de grandes fêtes où la barque du dieu Amon traversait le Nil en direction de la célèbre nécropole de Deir al-Bahari. Reste à résoudre aussi la question de l’emplacement des premières inhumations.

Les sarcophages se trouvaient-ils sur le parcours de la voie processionnelle lors de la construction de celle-ci ? Les tombes dans lesquelles ils avaient été placés ont-elles été pillées ? Funeste destin dont on aurait voulu les préserver ensuite… Ou bien s’agit-il d’une pratique funéraire jusqu’ici inconnue qui rapprocherait des défunts privés des grands rituels divins et royaux ? « Il ne serait pas surprenant, lors de nos prochaines fouilles, de trouver des tombes primaires, c’est-à-dire des sépultures qui, dès le départ, devaient se retrouver sous la chaussée » annonce Frédéric Colin. Il s’agirait alors de la mise en lumière d’un « geste funéraire » de l’Egypte ancienne jusqu’ici inconnu.

« DES DÉPÔTS D’OBJETS FORMIDABLES POUR UN CHERCHEUR » Les trois sarcophages récemment découverts contiennent, selon les mots de Frédéric Colin, « des dépôts d’objets formidables pour un chercheur » : un trousseau de femme avec un vase à maquillage, un miroir de bronze semblable à celui peint sur le sarcophage de la « Dame d’Eléphantine », un vase à boire et un deuxième vase contenant des offrandes alimentaires, un appuie-tête, un panier de vannerie qui a dû contenir les graines répandues dans un des sarcophages, un jeu de trois rasoirs aux allures de « couteau

suisse » dont le manche a disparu alors que tous les objets en bois sont parfaitement conservés. Etait-il en or ou en argent, matériaux « monnayables » ? Pour l’heure, ces contenus ont fait l’objet de relevés photogrammétriques afin de « figer » leur position. Tout comme les sarcophages, ils resteront en Egypte mais leurs relevés seront mis en ligne une fois l’étude terminée. « Virtuellement, ils vont donc se retrouver dans le monde entier » indique Frédéric.


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Photos : Vincent Muller - DR Texte : Gilles Chavanel OR PISTE OR NORME N°36 Séduction

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MÉCANIQUE ADDICTS

Le Bugatelier 1978 : première attaque du virus. En plus du bac, Christian Schann passe un CAP d’électromécanicien en candidat libre. Dans la foulée, il trouve un job d’été chez Messier Bugatti à Molsheim comme ajusteur. Il y côtoie d’anciens ouvriers du constructeur automobile qui lui font visiter les ateliers Bugatti et découvrir quelques machines de l’époque.

En 1981, année du centenaire de la naissance d’Ettore Bugatti, des centaines de véhicules de la marque convergent vers Molsheim. Et la musique des moteurs provoque chez Christian Schann une poussée de fièvre. Il se plonge dans la littérature automobile consacrée à Bugatti. Depuis la température n’est pas retombée. Il démarre au même moment une carrière chez Millipore, comme technicien. Elle se terminera en 2010 à la suite d’une restructuration. À 50 ans, il se retrouve sur le marché du travail. Il décide de devenir consultant… Et puis il y a cette grange, vestige du passé agricole de ses beaux-parents à Oberhausbergen : 300 m2 à aménager pour créer, pourquoi pas, un atelier de réparation dédié aux véhicules de son constructeur préféré. En 2014, grâce en partie à ses indemnités de départ, il ouvre le « Bugatelier ».Pour l’aider dans son entreprise, il a pu compter sur le soutien du président des « Enthousiastes Bugatti »,


Gérard Burck. Ses premiers clients sont alsaciens, allemands et luxembourgeois. Aujourd’hui ils sont européens... et anglais. Il se fait connaître en parcourant les rassemblements et les rallyes Bugatti en Europe. Depuis, Christian Schann fait une restauration lourde et une demi-douzaine de réparations « plus légères » par an. Essentiellement dans la mécanique, la boiserie et l’électricité. Il n’est pas outillé pour la carrosserie, la peinture et la sellerie, ce sont d’autres métiers. Chez les collectionneurs, les Bugatti sont les voitures les plus nombreuses à circuler encore aujourd’hui. Autant dire que Christian Schann ne manque pas de travail. « Je vis petitement, précise le mécanicien de l’excellence, mais je vis de ma passion ». Une passion qui l’a conduit à acheter et restaurer sa propre Bugatti, mais « ça me prend du temps, car il faut d’abord que je m’occupe de mes clients !». Il compte aussi sur son fils Antoine qui devrait prendre la relève. Il a 35 ans et le créateur du Bugatelier lui a inoculé le virus.

‘‘ Je vis petitement, précise le mécanicien de l’excellence, mais je vis de ma passion. ” RENCONTRE INSOLITE Des clients, il en rencontre parfois dans des circonstances particulières. En 1992, Christian Schann repère sur la route une remorque tirée par un tracteur. Il reconnaît un pont et une roue de Bugatti. Il suit l’agricultrice au volant jusqu’à son exploitation et se rend compte que le châssis est également estampillé Bugatti ! Il lui propose de racheter le pont et la roue en lui fournissant une remorque équivalente. Elle accepte. Grâce à un fonds documentaire assemblé patiemment il recrée des pièces dans l’esprit Bugatti et en 2009 lors du rassemblement du centenaire de l’arrivée de Bugatti en Alsace, il fera rouler le châssis à Molsheim.

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Mais restaurer une Bugatti d’origine n’est pas à la portée de toutes les bourses, environ 300 000 €.


MÉCANIQUE ADDICTS

Antoni Roda, le « motodidacte »

Photos : Vincent Muller - DR

Le papa a occupé le devant de la scène durant des années avec son atelier de contrôle technique. Et puis est venu le temps de la retraite. Le fils qui travaillait en sous-sol a alors pris possession des locaux et l’univers Roda a basculé… « À part le BEPC, je n’ai pas de diplôme et en plus il ne me servirait à rien ! » Tous ses métiers, Antoni les a appris sur le tas. Et la passion a fait le reste. Quels métiers ? C’est une vraie question. Car ce gaillard de 43 ans en a au minimum une demi-douzaine : il est carrossier, soudeur, peintre, designer, couturier, créateur et graveur …. En fait c’est un touche-à-tout, « il a 10 idées à l’heure et c’est parfois épuisant » reconnaît son épouse Minine. « Son imagination c’est notre gagne-pain ».

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Texte : Gilles Chavanel

AU SERVICE D’UNE MARQUE MYTHIQUE … OBJET UNIQUE ET COLLECTOR Avec le souci du moindre détail et du travail bien fait, il a attiré l’attention du concessionnaire Harley Davidson pour le Grand Est et il est devenu le « customisateur » officiel de la marque. Il travaille donc entre Dijon et Reims mais parfois on l’appelle de Marseille, de Paris ou d’Allemagne. Les puristes de la marque regardent rarement à la dépense mais ils sont très exigeants et ne supportent pas qu’on puisse trahir l’esprit Harley. Antoni Roda a été obligé de recréer des teintes du constructeur américain en fonction des exigences de chaque client (c’est moins le cas aujourd’hui). L’esprit créatif d’Antoni l’emporte sur les codes Harley Davidson. Mais l’esprit « bad boy » est toujours présent. 55% de son chiffre d’affaires est concentré sur l’activité customisation de la carrosserie, des casques et du textile (blouson, tee-shirt) Harley Davidson. Le reste c’est 15% de peinture et carrosserie voitures et 30% de confection de blousons uniques dans l’esprit motard, de création de meubles dans le style « industriel » très tendance

Antoni et Minine Roda

(au départ c’était une démarche pragmatique : « fabriquer ses propres meubles pour l’atelier et le bureau, ça coûte moins cher ! ») et d’accessoires pour l’intérieur (espaces de travail et logement). « Le temps que je passe à façonner une pièce ou à customiser un élément de carrosserie ne compte pas. L’important c’est d’avoir la liberté de créer pour des personnes avec lesquelles j’ai le feeling » dit-il avec conviction. LE FEELING COMME MOTEUR Le couple insiste sur la « dimension humaine » qu’il donne à son activité. C’est la raison pour laquelle il s’est entouré d’artisans comme un métallier, un sellier, un menuisier qui ont la même approche qu’eux. Des artisans locaux pour la plupart. Quand on entre chez « Nostra Famiglia » on n’est pas dans un garage mais plutôt dans un showroom ou une galerie. C’est un espace qui propose aux clients toute une palette créative d’objets utiles mais toujours, avec un rappel à la marque emblématique Harley Davidson. Un univers fait d’objets usuels au service de la création. Chez les Roda on ne parle pas de modèle économique. Juste de passion. Et ça fait près de 15 ans que ça dure ... que ça marche, enfin que ça roule ! À quand la prochaine paire de chaussures personnalisée estampillée Harley Davidson ?


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MÉCANIQUE ADDICTS

Au-delà des apparences « On s’interdit des choses au lieu d’exister pour soi ». C’est un peu le résumé du parcours de Natacha Brand. Se moquer du qu’en-dira-t-on, saisir toutes les opportunités... Natacha Brand a repris il y a quinze ans Alice Lange, un magasin de lingerie fine qui avait pignon sur rue

Natacha Brand

mais voué à la fermeture faute de successeur et dans lequel elle travaillait depuis un an et demi. La jeune femme, une blondinette d’une vingtaine d’années, enceinte jusqu’aux yeux, savait qu’elle n’avait aucune chance de retrouver du travail. Elle décide de se mettre à son compte et part à la recherche d’un pas-de-porte. Elle jettera son dévolu sur un local rue

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Texte : Gilles Chavanel

Photos : DR

de l’Outre à Strasbourg. Elle accouche et ouvre le Boudoir dans la foulée.

‘‘ Braver les interdits c’est prouver qu’on peut aller au-delà des apparences. ”

Faisant fi de tous les stéréotypes et autres clichés, elle rêvait depuis l’âge de 16 ans de parcourir l’Ouest américain. Le déclencheur en 2017, un rassemblement Harley Davidson à Bâle où des amis allemands l’avaient entrainée. C’est le coup de foudre. Elle passe son permis en octobre 2017, le réussit en deux mois et aujourd’hui ce petit bout de femme de 49 kg conduit une moto de 270 kg avec laquelle elle parcourt des milliers de kilomètres en Alsace et au-delà. Elle espère, pour ses 40 ans, réaliser son rêve d’ado. Elle découvre, toujours avec ses mêmes amis, l’ambiance de l’Oktoberfest, le dirndl, tenue traditionnelle, qu’elle porte lors de manifestations traditionnelles outre Rhin et pour compléter cette panoplie, elle s’adonne aussi à la Country, ambiance chère à beaucoup de bikers. Mais les passions atypiques de Natacha Brand ne s’arrêtent pas là. Depuis l’âge de 10 ans elle est fan du Racing Club de Strasbourg et ne ratait aucun match… sauf depuis peu, sa passion pour Harley Davidson semble prendre le pas sur le foot. « Braver les interdits c’est prouver qu’on peut aller au-delà des apparences. Ne pas se laisser happer par les stéréotypes du quotidien. Je n’ai aucun regret de tous ces choix de vie. Au hasard de mes rencontres il y a toujours eu un déclencheur. Je trouve que juger une apparence plus qu’une personne est réducteur ». Forte d’un BTS en communication et en marketing à n’en pas douter elle continuera sur le chemin de ses rêves.


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LA FORMATION ÉCO-CONSEIL

Une éthique du futur

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Texte : Aurélien Montaniri

Photo : Alban Hefti

‘‘ Aujourd’hui, tout est pris dans le tourbillon que suscite l’expérience de la contingence : tout pourrait aussi bien être différent. ’’ - Jürgen Habermas -

À l’heure où les enjeux écologiques sont plus que jamais au cœur des débats, certains individus décident de se réinventer pour défendre leurs valeurs. Rencontre avec l’un d’entre eux, Nicolas Jantet, en formation chez Éco-Conseil ; une réorientation comme une renaissance.

La personne qui m’accompagnait pour mon bilan m’a fait rencontrer une future éco-conseillère. Elle présentait un projet de jardin thérapeutique dans un EHPAD (Établissement d’Hébergement pour Personnes Âgées Dépendantes). Il y avait toute une problématique sur le jardin et les interactions qu’on pouvait créer d’un point de vue humain, social et écologique… J’ai décidé de m’inscrire à cette formation Éco-Conseil. J’avais déjà réfléchi à un projet de recyclage de matière plastique, en essayant de tirer profit de mon expérience pour en faire quelque chose de plus vertueux, donc ça faisait sens.

Or Norme. Peux-tu nous parler brièvement de ton parcours ? « Après des études d’ingénieur à l’INSA (Institut National des Sciences Appliquées de Strasbourg ndlr), en plasturgie, j’ai suivi un master en management. Ensuite j’ai pris le parcours classique d’un ingénieur, j’ai évolué pendant 11 ans dans le milieu de l’automobile. Durant cette période j’ai traversé deux Plans de Sauvegarde pour l’Emploi (PSE). C’est une expérience difficile. J’ai vu des collègues aller très mal, se faire virer, les manifestations... Il n’y avait même pas de raisons économiques valables, l’activité était rentable, c’était juste pour délocaliser. Après deux autres expériences décevantes, j’ai décidé de faire un bilan de compétences, je savais que l’état d’esprit du monde de l’industrie ne me convenait pas.

Or Norme. En quoi consiste exactement la formation d’éco-conseiller, comment est-elle structurée, quels sont les enjeux ? L’institut Éco-Conseil propose cette formation en partenariat avec l’INSA qui est le référent pédagogique. C’est un gage de sérieux ; Éco-Conseil a vocation à présenter tous les aspects autour du développement durable et de l’écologie. L’objectif est d’avoir une vue à 360° de tout ce qui peut se faire, tous les domaines existants, tous les acteurs. Les intervenants proviennent d’institutions, de collectivités territoriales, d’entreprises, d’associations… On cherche à obtenir un panorama le plus complet possible de ce qui touche à l’environnement, sans oublier la dimension sociale du développement durable.

Or Norme. Comment en es-tu arrivé à suivre la formation Éco-Conseil ? C’est le résultat de mon bilan de compétences. Ça a su révéler les valeurs auxquelles je croyais.

Or Norme. Comment se passe cette formation ? Pour commencer, je retourne à la même école quinze ans après, pour quelqu’un qui n’a pas forcément apprécié son cursus c’est curieux, il faut l’avouer. Quand j’ai commencé la formation, j’ai de


qui réfléchissent dans ce sens-là, telles que les SCOP (Société Coopérative Ouvrière de Production - ndlr) ou les SC IC (Société Coopérative d’Intérêt Collectif -ndlr). Or Norme. Les questions d’ordre écologique sont plus que jamais préoccupantes. L’avenir de la planète est en jeu. Comment changer les choses ? On vit effectivement dans une époque de solastalgie, c’est-à-dire l’éco-anxiété due au réchauffement climatique et à la mise en péril de la biodiversité. Mais on peut encore éviter le pire. Beaucoup d’actions sont d’ailleurs déjà mises en œuvre via des organisations ou des institutions. Il y a évidemment l’Eurométropole de Strasbourg, avec notamment des projets de parcs naturels urbains. Il y a l’ADEME (Agence de l’Environnement et de la Maîtrise de l’Energie -ndlr), la DR EAL

suite été surpris par le ton des intervenants, il n’y a pas de langue de bois, les gens disent les choses comme elles sont. Ils ont chacun un point de vue différent, c’est toute la richesse des interventions.

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Or Norme. Est-ce que cette formation te fait porter un autre regard sur ta carrière ? Il y a tout d’abord un impact personnel, dans la vie courante, en tant que consommateur et citoyen. Pour ce qui est de ma carrière, avant j’étais ingénieur spécialisé, focalisé sur des projets dans le plastique. Aujourd’hui, s’il fallait que j’y retourne, je m’obligerais à tout requestionner et pas seulement le fait de produire du plastique, mais le fait de produire tout court ! Je me demanderais quelle doit être l’échelle ? Où produire ? Avec qui ? Et surtout pourquoi ? C’est l’approche complète qui change. Il existe justement des structures

‘‘ Il n’y a pas de langue de bois, les gens disent les choses comme elles sont.’’ (Direction Régionale de l’Environnement, de l’Aménagement et du Logement -ndlr) ou des Associations comme Terre de liens qui travaille sur les questions du foncier et du monde agricole… Au niveau social et politique il y a une véritable prise de conscience qui s’opère. J’ai espoir que les choses changent dans le bon sens ! »

http://ecoconseil.org/


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Texte : Barbara Romero

Photos : Nicolas Roses - DR


LA SUCCESS STORY D’EUROPA PARK

Chi va piano, va sano…

Meilleur parc d’attractions au monde depuis six ans, leader mondial de la construction d’attractions foraines… La famille Mack se distingue dans l’univers du loisir et fait rêver le monde entier sans jamais demander un euro à des investisseurs privés ou publics. Quelle est la clé de son succès et son moteur ? Rencontre avec Michael Mack, représentant la 8ème génération d’une success story familiale. Être les plus beaux ou les meilleurs n’est pas l’objectif ultime de Michael Mack. « Nous avons grandi doucement, jamais en se disant « Nous sommes les meilleurs », confie l’un des quatre dirigeants associés de la holding familiale. À 70 ans, mon père peut se dire « C’est génial, c’est moi qui l’ai créé » puisqu’il est en fin de vie professionnelle. C’est une immense fierté. Mais avec mon frère, nous pensons à continuer à innover, à améliorer l’expérience de nos visiteurs. Le succès d’Europa-Park, c’est de garder les pieds sur terre, avec humilité. »

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En 2019, Europa-Park a enregistré le record de fréquentation de son histoire, avec 5,7 millions de visiteurs. « Nous n’avons pourtant pas ouvert un nouveau manège spectaculaire et nous avons subi un incendie, rappelle Michael Mack. Je ne sais pas quel est notre secret, je pense que c’est une alchimie, comme pour un bon repas, et de faire les choses doucement. » 180 MILLIONS D’EUROS POUR RULANTICA Accessible, ouvert sur l’Europe et sensible à l’amitié franco-allemande, Michael Mack, 41 ans, ambitionne surtout de laisser les clés du parc et des sociétés de la famille à la 9e génération.

« C’est dans les gènes des Mack de transmettre à la génération suivante. Ce qui me fait avancer, c’est peut-être la peur d’être le premier à ne pas y arriver !», sourit-il. Et avec son frère Thomas, ils ont déjà réussi à concrétiser un rêve de 20 ans de leur père Roland Mack, co-fondateur d’Europa-Park, avec l’ouverture en fin d’année du parc aquatique Rulantica. « C’est une idée familiale. Mon père rêvait d’un deuxième parc, de quelque chose de différent. Avec mon frère, nous souhaitions un parc aquatique. J’ai écrit cette histoire, trouvé son nom, dessiné Rulantica. Un livre sera édité dans six mois aux éditions Hachette pour raconter tout le processus créatif. » Plutôt qu’un énième univers exotique, ils ont imaginé un parc à l’ambiance scandinave entre trolls, forêt de pins, stalactites et stalagmites, avec forcément ce qu’il se fait de mieux au monde en termes de toboggans. La famille Mack a investi 180 millions d’euros et espère un amortissement sur 10 à 15 ans. « Europa Park ferme de janvier à mars, avec cette nouvelle offre, nous pouvons ouvrir toute l’année. Nous avons déjà les plans pour un agrandissement dont les travaux démarreront en avril 2021. » Un nouvel hôtel, le Kronasar, accompagne ce nouveau lieu de loisirs.


Une offre hôtelière également élue numéro 1 en Allemagne, avec 95% de taux d’occupation. « Cela représente presque un million de visiteurs, et autant dans la région. Nous veillons à ne pas concurrencer les bed and breakfast de Rust avec une offre supérieure », précise le dirigeant.

‘‘Plus de 20% de nos clients sont Français, nous souhaitons leur offrir quelque chose en retour .’’

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Texte : Barbara Romero

Photos : Nicolas Roses - DR

Cette année, Europa-Park célébrera ses 45 ans. Une vitrine de son activité première, forte de 240 ans d’histoire, et aujourd’hui leader mondial dans la construction et la conception d’attractions de parcs de loisirs. « Mack Rides, basée à Waldkirch, représente 30% de notre activité et

Michael Mack

90% de nos manèges partent à l’étranger et en Europe, précise Michael Mack. À l’origine, après avoir construit des manèges pour les forains ambulants, nous avons construit Europa-Park pour montrer notre premier Grand 8. » La filiale emploie 220 personnes dont une quarantaine d’ingénieurs. « Plus de 20% de nos clients sont Français, nous souhaitons leur offrir quelque chose en retour » Autre activité de la famille : la production de films avec Mack Medias depuis 2002, qu’elle souhaite développer en coproduction franco-allemande, à l’image d’Arte. Et bonne nouvelle pour la région, la famille Mack ambitionne d’installer son siège social France à Plobsheim. « Pour cela il faut modifier le plan local d’urbanisme. La politique, c’est toujours compliqué, mais les pourparlers sont en cours. » Comme toujours, « nous allons commencer petit, avec cinq personnes employées et un objectif à terme de 50 salariés,


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Photos : Nicolas Roses - DR

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Texte : Barbara Romero

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Le parc Rulantica

ajoute-t-il. Plus de 20% de nos visiteurs sont français, nous souhaitons leur donner quelque chose en retour, mais aussi toucher une clientèle parisienne que l’on a commencé à approcher avec le village d’Arthur et les Minimoys de Luc Besson. » La famille Mack nourrit d’autres projets pour le territoire français, avec l’acquisition d’un domaine viticole à Ollwiller, « pour offrir une nouvelle vie à ce château », et l’ambitieuse création de l’Europa Valley. « Nous sommes en pourparlers avec les politiques allemands et français. Notre ambition est de créer une zone culturelle en Alsace, une sorte de manifeste de l’amitié franco-allemande, avec une école, un théâtre, des hôtels plus « nature », type Center Parcs. Ce serait un lieu beaucoup plus calme qu’Europa-Park, mais créatif ! »

Michael Mack ne désespère pas de voir la création d’un téléphérique entre l’Allemagne et la France qui a les faveurs d’Emmanuel Macron, mais pas des écologistes allemands. « Nous avons obtenu une bretelle d’autoroute une fois l’activité d’Europa-Park bien installée. Il pourrait en être de même. » UN NOUVEAU DÉFI FRANÇAIS POUR LA FAMILLE MACK « Nous avons mis 20 ans pour le parc aquatique, j’espère ne pas avoir 70 ans quand celui-là sera réalisé ! », plaisante-t-il. Avec toujours ce principe familial pour moteur : avancer doucement, mais sûrement, et investir « avec nos moyens, sans argent extérieur. » Soit plus de 900 millions d’euros investis depuis ses débuts, sans aucune subvention publique ou privée.


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RENCONTRE AVEC MICHAËL GERLOFF

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Texte et Photos : Quentin Cogitore

Un nouvel exploitant pour la station du Gaschney Quand les exploitants de la station de ski du Gaschney ont annoncé la fin de l’activité en 2019, Michaël Gerloff n’a pas réfléchi longtemps. Pour ce natif de la vallée de Munster, pas question de laisser tomber cette perle des Vosges. Il rachète alors la société et prend les rênes de la station. Au-delà d’un domaine skiable, c’est « l’âme du massif des Vosges » qu’il entend renouveler. Rencontre avec un montagnard aux idées neuves. PETITE STATION, GRANDE HISTOIRE Installée au cœur du massif du Hohneck, la station du Gaschney connaît depuis quelques années une histoire rebondissante. En 2013, la délégation de service public n’est pas renouvelée au Ski Club du Hohneck qui l’exploitait. La station est alors fermée avant

que la société « Gashney 360° » n’en récupère la gestion. Mais après quatre hivers faiblement enneigés, le Gaschney doit fermer ses portes à l’hiver 2018. Une situation que n’accepte pas Michaël Gerloff. « C’est un site qui n’a pas le droit de mourir ! » Pour ce professionnel de la montagne, reprendre le Gaschney est un projet de cœur. Le rachat de la société se fait sur ses fonds propres et les aménagements nécessaires ont pu être réalisés : installation des pare-neiges par la société et remise en conformité des téléskis par le syndicat mixte. Début novembre, chacun est prêt pour l’hiver ! LE GASCHNEY : L’ÂME DU MASSIF DES VOSGES La réputation sportive du Gaschney n’est plus à faire. « Ce sont les plus belles pistes des Vosges ! Il y a de la pente et de la longueur ce qui est rare dans le massif ». En effet, les sept pistes affichent un engagement qui attire les skieurs à la recherche de sensations. « En une demi-journée, on en a vite plein les cuisses ! ». C’est aussi le challenge professionnel qui a charmé Michaël. Après 15 ans à la station du Schnepfenried, le montagnard avait envie d’autre chose. « Ici, c’est certainement le site le plus difficile à exploiter dans la vallée ! ».


La station du Gaschney

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Le vent fort du sommet sublime une partie de la neige et les pistes sont exposées au sud, il faut donc réussir à garder la neige au sol. Car au Gaschney, aucun canon à neige ne facilite la tâche. Le trentenaire précise avec malice que « le seul canon ici, c’est ma femme ! ». TOUJOURS EN ATTENTE DE LA NEIGE L’enneigement est justement au cœur des préoccupations. À l’horizon 2080 et avec le scénario le plus pessimiste, les simulations prédisent une baisse de la durée d’enneigement de 60 à 85% en basse altitude¹. Alors quel défi représente la reprise d’une station de ski de moyenne montagne aujourd’hui ? Pour Michaël Gerloff, il est trop tôt pour tirer des conclusions : « C’est dramatique parce qu’il n’y a pas de neige, mais c’est du déjà-vu. Depuis les années 1950 il y a des hivers sans neige. Mais depuis, on a investi tellement d’argent dans les stations que tout le monde a les yeux rivés sur l’enneigement »

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Texte et Photos : Quentin Cogitore

En revanche, force est de constater « un décalage des saisons, un effet de tempête avec de fortes pluies mêlées de vent et des grandes amplitudes thermiques que l’on n’observait pas autrefois, … Quelque chose est en train de changer, mais dire « il n’y a plus de neige » n’est pas exact ».

Mikael Gerloff

‘‘ Quelque chose est en train de changer, mais dire qu’il n’y a plus de neige n’est pas exact.’’

LE TÉLÉSKI ÉCOLE GRATUIT ET LA SOUPE DU GASCHNEY Faire tourner la station est donc un défi de taillemalgré « un réel engouement pour le Gaschney ! ». Alors pour marquer ce renouveau, la station met le cap sur une approche douce de la montagne en hiver. Le slogan a été modifié : « La station sportive » s’est transformé en « l’âme du Massif des Vosges ». Le téléski d’apprentissage est rendu gratuit pour attirer les débutants « qui reviendront dans quelques années, j’en suis sûr ! » confie le gérant. Et un chalet-restaurant a été installé au pied des pistes pour proposer des douceurs comme la déjà fameuse soupe du Gaschney dont Michaël Gerloff garde jalousement la recette… ¹ Étude dirigée par Météo France, « Scénarios climatiques adaptés aux zones de montagne : phénomènes extrêmes, enneigement et incertitudes »


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LE PARTI-PRIS DE THIERRY JOBARD

Laisse-toi faire…

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Texte : Thierry Jobard

Photos : DR

« Dieu dit à la femme : « Pourquoi as-tu fait cela? » La femme répondit : « Le serpent m’a séduite et j’en ai mangé. » » (Genèse, 3;13). Ève a croqué le fruit de l’arbre de la connaissance. On connaît la suite. Si au commencement était le verbe, juste après vînt la séduction… De la séduction, on pourrait en dire la même chose que Saint Augustin pour le temps : « tant qu’on ne me demande rien, je sais ce que c’est, mais lorsqu’il s’agit de dire ce que c’est, je ne le sais plus. » Faisons donc simple et objectif pour commencer : ouvrons le Saint Robert. Séduire, étymologiquement, c’est détourner du droit chemin. Mais c’est aussi persuader, convaincre, voire tromper. Séduire c’est entraîner dans l’erreur et l’illusion; c’est charmer, captiver, fasciner. Et puis séduire ce fût aussi amener à forniquer hors du mariage. On comprend que ce sens ne soit plus guère usité. Il reste tout de même cette idée de mensonge et de manipulation due à quelque salade mal assaisonnée servie à de pauvres oies blanches, « séduites et abandonnées » selon la formule consacrée. DU NOUVEAU, SANS CESSE… Et si la première femme de l’humanité fut séduite, il n’est pas jusqu’au Christ lui-même qui, après quarante jours passés au désert, dut subir les assauts tentateurs du Malin. Séduire c’est écarter et diviser, comme le diable. On remarquera d’ailleurs que la figure du séducteur est pour le moins ambiguë. Il passe compulsivement d’un objet à l’autre, trouvant sa jouissance davantage dans la conquête que dans la victoire. Ce qu’il lui faut, c’est du nouveau, sans cesse. Celui qui aime séduire, c’est un séducteur. Celle qui aime séduire, c’est… autre chose, comme dans toute bonne société patriarcale. On voit donc

bien que la séduction ça fleure le soufre. Ce n’est pas moi qui le dit mais Saint Jean lui-même: « Car plusieurs séducteurs sont entrés dans le monde, qui ne confessent point que Jésus-Christ est venu en chair. Celui qui est tel, c’est le séducteur et l’Antéchrist »¹. L’Antéchrist carrément. De quoi foutre les miquettes. À tel point que les religions auront souvent tendance à étouffer tout signe de séduction potentielle : vêtements, cheveux, maquillage… Ce qui laisse accroire, à dire nettement les choses et sans user de circonlocutions trop oiseuses, que la séduction, ça fout la merde. Nonobstant, n’a-t-on pas tout mis en œuvre, depuis toujours, pour amplifier les attraits naturels ? Par la vêture, par la coiffure, par la cambrure, on cherche à attirer le regard de l’autre. Curieux équilibre entre expression et transgression, séduire c’est aussi funambuler sur le fil de l’interdit. Du moins le fût-ce. Car à l’heure de la fin des institutions structurantes et/ou oppressantes (famille, religion, autorité, coutumes…) l’interdit s’est nettement réduit. Nous n’en sommes plus, à quelques regrettables exceptions près, aux mariages arrangés, aux alliances familiales. Ne s’assemble certes que ce qui se ressemble socialement mais l’individualisme contemporain permet à chacun de faire valoir ses atouts auprès de tous. Ne serait-ce que grâce aux sites et applications de rencontres. C’est cela le grand marché du désir, où l’on réduit la marge d’erreur en multipliant les critères distinctifs. « Tu es jeune, belle, blonde, sans tabous et fan de géomorphologie structurale? J’te kiffe baby! » Mais bordel, que c’est triste. Car si Dieu est mort, le Diable aussi et la séduction avec. Quid du mystère, du non-dit, de l’implicite, du charme ? La séduction, ça prend du temps. Or nous vivons désormais dans l’immédiateté. Ça ne séduit plus, ça matche ; ça ne s’éprouve plus, ça consomme. Point de jérémiades ici, mais on ne saurait s’empêcher de jeter un œil sur le chemin parcouru depuis l’amour courtois jusqu’à la galanterie au XVIIe siècle. Les femmes de la haute société donnent alors le ton et aident les hommes


‘‘Tu es jeune, belle, blonde, sans tabous et fan de géomorphologie structurale? J’te kiffe baby!’’ à acquérir un savoir-vivre et un savoir-être débarrassés de leur fréquente balourdise. Car il s’agit pour l’homme d’être le meilleur (auprès de toutes les femmes, même les plus âgées, et pas seulement d’une seule) et donc de civiliser son désir. La galanterie est alors un art de vivre qui prône la retenue et la discrétion, le respect et le renoncement à la brutalité². L’homme propose, la femme dispose. Ça ne règle pas tout mais ce n’est déjà pas si mal comme préalable. L’ESTHÉTISATION DU CORPS EST DEVENUE UNE TÂCHE PERMANENTE

Épisode clos, le moment galant s’établit fragilement entre 121

d’un côté les dévots (déjà), de l’autre les libertins (déjà aussi). Il marque une nouvelle étape dans l’histoire de la séduction qui ne sera plus considérée alors comme purement néfaste. D’ailleurs n’est-elle pas dans l’ordre des choses? Disons même l’ordre naturel des choses. La roue du paon, la parade de l’oiseau de paradis, le brame du cerf,

autant de techniques de séduction. Et comme désormais les animaux sont nos amis, que nous sommes aussi un peu des animaux (certains plus que d’autres), on ne ferait que se conformer à l’ordre immuable de Dame Nature dans l’acte de séduire. A ceci près que les animaux, même s’ils peuvent utiliser des artefacts dans leur démarche, ne modifient pas leur apparence. Inutile de dresser ici la liste de tout ce que nous pouvons, nous, transformer, du repiquage de cheveux à la réfection du derrière en passant par les implants de nénés. Sans parler de toutes les activités physiques. L’esthétisation du corps est devenue une tâche permanente. Et surtout, contrairement à nos colocataires terrestres, nous pouvons faire semblant. Flatter, duper, tromper, travestir la réalité (« Ma chérie je te jure qu’il n’y a plus rien entre ma femme et moi »), tout cela nous le faisons, et plus souvent qu’à notre tour. Et pourquoi donc ? Parce que l’humain est un enfoiré, certes. Mais surtout parce que nous avons le langage³. Ce qui nous ramène à une vieille histoire de séduction, celle du discours sophistique. On le sait depuis Platon, le philosophe a deux ennemis naturels: le rhéteur et le sophiste. Le rhéteur parce qu’il sait embellir ce qu’il dit et privilégie la forme par rapport au fond. Le sophiste parce qu’il arrive à démontrer tout et son contraire. Ce qui importe pour lui ce n’est pas la vérité mais le vraisemblable (et ça Platon il n’aime pas, mais alors pas du tout).


ÊTRE UN BON CANDIDAT EST UNE CHOSE, ÊTRE UN BON ÉLU EN EST UNE AUTRE…

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Texte : Thierry Jobard

Photos : DR

Où c’est qu’elle est donc la vérité dans tout ça je vous le demande ?! Ceci étant, la présentation que fait Platon des sophistes est biaisée. L’opposition entre un discours manipulateur et un discours de vérité est un peu trop simple et commode. Le développement d’une parole argumentée signe plutôt la laïcisation de la société grecque dans laquelle la discussion (du sophiste et du philosophe) s’oppose à l’énoncé d’autorité du devin. Nonobstant, les Grecs se sont bien rendus compte que le langage peut se révéler à double tranchant, produisant soit de la connaissance, soit de la croyance, s’adressant soit à la raison soit à l’émotion. Dans ce dernier cas, elle peut manipuler ses auditeurs, ce qui, dans un régime démocratique, s’avère périlleux. Et dans une démocratie, peu ou prou, nous y sommes. Bien différente de celle des grecs qui s’apparentait davantage à une oligarchie (vraiment très différente de la nôtre alors…) elle n’en retombe pas moins dans les mêmes travers. Qu’on est loin de l’exercice raisonné du droit de vote établi sur un examen studieux des programmes des candidats. À supposer qu’il existât un jour d’ailleurs. Du moins n’est-on plus désormais embarrassé de ce pensum puisque, nous le savons, les programmes, lorsqu’ils existent, ne sont pas faits pour être respectés (manquerait plus que ça). Comme l’a souligné Pierre Rosanvallon, « être un bon candidat est une chose, être un bon élu en est une autre »4. Ce qu’il faut au prétendant, ce sont des gens talentueux pour écrire ses discours, des communicants5 et des sondages réguliers. Ensuite tout repose sur lui/elle. Donc sur sa capacité à séduire. Bien entendu, la chose n’est pas nouvelle en soi. Mais elle a pris une tout autre dimension avec l’avènement d’une opinion publique et le développement des mass medias (surtout la télévision qui montre, expose les politiques). La politique est devenue un spectacle. Ce qui compte désormais, et de façon essentielle, c’est le marketing. L’électeur

est un consommateur à qui il faut vendre un produit. Alors qu’en régime autoritaire ou totalitaire on viole les foules6, en démocratie, voire en post-démocratie, on les séduit. Plus exactement, on séduit les individus puisque l’atomisation de nos sociétés a fait disparaître la foule comme acteur politique. La séduction ne s’est donc pas évanouie de nos jours, bien au contraire comme nous allons le voir. Si elle tend à s’effacer dans les rapports interindividuels, elle a par ailleurs acquis une ampleur telle qu’on en mesure qu’avec peine les limites. NOUS SOMMES DÉSORMAIS DANS UN RÉGIME DE SÉDUCTION PLANÉTAIRE. Pour ce, prenons un exemple trivial: ce que l’on trouve dans les rayons de nos supermarchés. Pour fourguer sa camelote, chaque fabricant doit rivaliser d’ingéniosité afin de se démarquer de ses concurrents. Dans un régime de concurrence générale, il faut se distinguer, c’est valable pour le dentifrice comme pour les gens. Admettons que je veuille acheter des céréales pour enfants. Sachant, qui plus est, qu’on a appris à faire d’eux des prescripteurs d’achat en herbe dès leur plus jeune âge, rien ne nous sera épargné dans la surenchère de couleurs criardes, de contrastes ou de petits cadeaux à la con. Ceci pour l’œil, surtout celui de notre adorable progéniture. Mais pour les parents, on vous rajoutera, bien visible, toutes les bonnes choses qu’on donnera à sa couvée en achetant telle ou telle marque: avec de la vitamine C ! Avec vachement moins de sucre ! Riche en omégas 3 !… Or les céréales font partie de ce qu’on appelle des aliments ultra-transformés. C’est-à-dire des aliments que les industriels qui les fabriquent ont fractionnés et recomposés avec toute une flopée d’additifs qui vont donner leur apparence (forme, couleur, texture) à ces choses que l’on mange. Tout ce qui pouvait constituer ces produits, à savoir ici des vraies céréales, a été à ce point transformé qu’il est vide de tout apport nutritionnel. On en rajoute donc, artificiellement, ainsi que ce qui plaît à nos papilles : sucre, sel et gras.


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Photos : DR Texte : Thierry Jobard OR BORD OR NORME N°36 Séduction

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Bien entendu, consommées régulièrement (et elles sont addictives), ces saloperies sont un vecteur d’obésité, de diabètes, de cancers. Je ne suis pas loin de penser qu’il faudrait constituer un tribunal pour ceux qui fabriquent ce type de choses afin de les juger pour crime contre l’Humanité. Pourtant, nous achetons, séduits que nous sommes par leur capacité à nous duper. Et ce qui est valable pour les céréales l’est pour tout ce qui nous entoure. Regardez bien. De la brosse à dents à la voiture, tout est conçu, fabriqué, designé pour nous plaire. Nous sommes désormais dans un régime de séduction généralisée, totale, planétaire7. Les villes, les pays aussi doivent se vendre, et surtout notre mode de vie. Mais alors que la séduction fût longtemps une transgression morale, elle est aujourd’hui entretenue en permanence. Seulement elle est au service de calculs et de projets tout à fait rationnels qui tiennent en un mot: vendre. Le but est de capter non seulement l’attention mais nos désirs mêmes. Ils sont intégrés dans le circuit de production qui doit se renouveler en permanence. Et les

nouveaux produits se succèdent sans fin sur le marché, non pas pour répondre à la demande mais pour la créer. Rien n’est laissé au hasard. On n’ouvre plus un bar comme chez Mimile, on construit un « concept » où tout est paramétré: décor, accessoires, ambiance, voire les odeurs…. Et tout cela en nous donnant l’impression qu’on s’adresse à nous personnellement. C’est ça l’individualisme de masse. Évidemment, la puissance algorithmique décuple tout cela en vous sollicitant en permanence, vous traquant jusque sur vos chiottes. Morte la séduction ? Oui, car transformée en hyperséduction. Fini le charme, l’énigme, le jeu et la surprise ; la subversion a cédé la place à la production. Nous avons perdu tous nos sortilèges. Finalement, j’aimais mieux les histoires de diable et de Bon Dieu. ¹ Deuxième épître de Jean 1; 7 ² Claude Habib, Galanterie française ³ Oui, il y a des langages animaux, mais pas de symbolisation 4 Comme il l’a écrit plusieurs fois, mieux vaut tout lire 5 Non, il n’y a pas de faute 6 Tchakhotine, Le viol des foules par la propagande politique 7 Gilles Lipovestsky, Plaire et séduire


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POÉSIE

Ne mettez pas les poètes en pots !

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Texte : Isabelle Baladine Howald

Photo : DR

C’est la période du Printemps des poètes, grande manifestation nationale. Aux cérémonieux qui font pousser les poètes en pots, nous préférons le printanier qui fait rempoter les fleurs. Les saisons ont toujours inspiré les poètes, puisqu’elles font partie de la Nature, cette muse par excellence. Bien que souvent d’humeur mélancolique, le poète ne demeure pas insensible au charme infini de la première saison du calendrier. Le vent doux, l’air tiède et l’apparition des premières fleurs ne doivent jamais cesser de nous émouvoir. « Avril est un enfant, frêle, charmant, fleuri » écrit Victor Hugo. « Le ciel est joli comme un ange. L’azur et l’onde communient. Je sors. Si un rayon me blesse Je succomberai sur la mousse » C’est Arthur Rimbaud, oui bien sûr, le poète aux semelles de vent qui court la campagne de Roche, son village natal, à la recherche de « ce petit val qui mousse de rayons », toujours ivre de parfums et de sensations. En voulant faire une toute petite anthologie, on peut trouver la « Nuit de mai » de Musset et son redoutable « Poète Prends ton luth et me donne un baiser » (hum, redoutable, je vous l’avais dit), Châteaubriand qui écrivit, le sait-on, des vers : « je ne sais quoi de profond et de doux/ vient s’emparer de mon âme attendrie » (c’est déjà un peu mieux) , ou « le mai le joli mai en barque sur le Rhin » de

Guillaume Apollinaire (ah voilà qui nous est déjà plus proche !), et qui a pu oublier l’explosion de fleurs à la sortie de l’Oural, en route vers Varykino dans le Dr Jivago de Boris Pasternak… Le printemps rend les battements du cœur plus rapides, fait lever les yeux vers les hirondelles revenues, et se pencher vers les merveilleuses primevères. Les feuilles, encore petites et d’un vert tendre, tremblent dans l’air. La ville semble renaître, tous s’affairent, nettoient, rangent, repeignent, on est presque à l’Osterputz à partir duquel s’annonce en effet les floraisons et les rires des enfants dans les jardins, les ballons oubliés et les gilets enfilés avant la fin de l’après-midi. L’eau de l’Ill se pare de longs cheveux verts qui ondulent, les ponts sont couverts de géraniums, on ira voir une exposition sur Goethe qui vécut à Strasbourg et y fit la cour à Frédérique Brion, la toute jeune fille de Sessenheim qui ne se maria jamais après avoir aimé le grand homme (un peu âgé mais toujours vert !), on prendra un café en fermant les yeux sous le grand tilleul protecteur. Le printemps se regarde et se respire, il court en frissons sur les premiers bras dénudés, fait voler des cheveux des demoiselles en vélo, sortir les premières jardinières (parfois trop tôt) et s’épanouir les jeunes amours enfantines (et les autres aussi…). Quel est alors le rôle du poème ? Comme d’habitude il ne sert à rien. C’est cela justement qui fait sa valeur. Pensez, il vous donne quelque chose qui n’a pas d’utilité marchande, sociale ou mondialiste, ni à manger léger, ni à arrêter de fumer, ni à commander sur une plate-forme un petit déjeuner arrivé avant d’avoir été préparé ou à peu près, ni à compter vos pas quand vous courez à l’Orangerie. L’image du poète le nez en l’air n’a plus cours, bien sûr, le poète aussi monte sur le tonneau comme le philosophe


‘‘ Le printemps rend les battements du cœur plus rapides, fait lever les yeux vers les hirondelles revenues, et se pencher vers les merveilleuses primevères.’’ le soleil les balayer la minute suivante, ça peut aussi tout simplement ne pas oublier de vivre.

pour la bonne cause (choisissons-les bien, pensons aux autres plus qu’à nous-mêmes…), il travaille le plus souvent et ne s’enivre plus avec Verlaine, quoique le vin reste un bastion poétique en activité. Mais écoutez ceci : « Le vent qui secoue Les vergers flottants, Fait sur notre joue Neiger le printemps »

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Ces quatre vers de Lamartine dansent, les trottoirs vont se couvrir des pétales fleurs de magnolias puis de prunius, bien après les cerisiers du Japon et les amandiers du sud. Savoir encore s’arrêter, regarder cela, en ramasser un (définitivement, le pétale est au masculin), et le faire respirer à un petit enfant, regarder avec lui les giboulées folles battre la vitre et

Un homme lit sur un banc, il aime réfléchir, il aime le campus et traverser la ville à pied, il lit les anciens. Je me demande souvent où sont nos anciens, dans la ville trop dangereuse pour eux. Je m’arrêterais bien parler un peu avec la petite dame qui traverse trop lentement avec sa canne et se fait houspiller par un automobiliste furibond que je fusille à mon tour du regard. « Ralentir travaux » s’exclamaient André Breton, René Char et Paul Eluard, ralentir petite dame, petit monsieur, ralentir poussette, ralentir canards, grenouilles et scarabées, ralentir fleurs, ralentir pourvoir passer le faiseur de vers, celui qu’on ne met pas en pot sinon il meurt. Le printemps tout entier bien sûr est mouvement, « assez dormi ! » se secouent l’ours la marmotte et le renard, allons gambader ! Et si eux font les fous dans le thym et le serpolet : « Primus temps », temps premier, nous voici courant ouvrir la porte sur le soleil : « Printemps, tu peux venir ! » (Théophile Gautier).


IMMOBILIER

L’art au cœur de la vie et de la ville Habiter un immeuble, travailler dans un autre, passer et repasser jour après jour dans des rues ou des places qui sont aussi nos cadres de vie… L’espace public peut devenir le lieu d’un supplément d’âme qui irrigue la ville tout entière.

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OR NORME N°36 Séduction

OR BORD

Texte : Véronique Leblanc

Photo : DR

Le promoteur Vinci Immobilier a pris la mesure de l’enjeu et s’est associée, dès son lancement, à l’opération « Un immeuble, Une œuvre » lancée par le ministère de la culture en 2015. Son principe en est clair : associer une œuvre d’art dans chaque programme neuf ou réhabilité, aussi bien en immobilier résidentiel qu’en immobilier d’entreprise. Ses buts en sont multiples : contribuer à l’essor de la ville, soutenir les artistes et la création contemporaine française, amener l’art au plus proche des habitants. Cinquante œuvres ont ainsi été installées par Vinci Immobilier au cœur de 70 espaces de vie à Bordeaux, Marseille, Paris, Lyon, Toulouse, Nice, Nantes, La Rochelle etc., partout en France sans oublier bien évidemment Strasbourg et ses environs où l’on pense « intégration artistique » dès la conception de tout nouveau programme. MANCHOTS EMPEREURS ET TOTEM FESTIF Au pied de l’immeuble Hephaïstos, avenue du Rhin, les « Empereurs GAIA-NERE » de Patrick Lang ont le poli des sculptures de Brancusi et regardent au lointain de l’horizon.

‘‘ Associer une œuvre d’art dans chaque programme neuf ou réhabilité...”

- D’Clous XL, œuvre sur bois réalisée par Eric Junod

Qu’y voient-ils de l’avenir ces manchots venus se poser en guetteurs ? Ancien professeur de la Haute Ecole des Arts du Rhin, Patrick Lang dont l’atelier est installé à Boersch espère qu’ils nous « rappelleront à nos obligations », nous tous qui les croiserons, habitants ou passants. Qu’ils nous parleront « de la fragilité de notre environnement » et nous feront un peu plus « respecter ce que nous allons transmettre aux générations à venir ». Faite de bois quant à elle, l’œuvre du Baldersheimois Eric Junod résonne jusque dans le nom du programme dans lequel elle s’insère, « Le Grand chêne » à Brumath. Les planches latérales de ce totem rectangulaire de 3 mètres de haut dans sa partie centrale sont percées de trous de différents diamètres mis en couleurs dans une déclinaison de la gamme choisie pour le bâtiment. Intitulée « D’Clous XL », elle est animée de rosaces formées de clous calotins en zinc ou en cuivre (plus de 1 000 par face) « qui rappellent l’effervescence du champagne et de la fête ». Réflexif ou festif…, l’art est le champ des émotions partagées. Toujours pour le meilleur. Le promoteur immobilier ne fait pas qu’y croire, il y contribue.


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OR NORME N°36 Séductions

OR BORD

Texte : Jessica Ouellet

Photo : Caroline Paulus

LE VIN Réussir sa visite chez le vigneron Le retour des beaux jours attise la venue des amoureux du vin dans les villages alsaciens. Les caveaux de dégustation deviennent propices aux rencontres entre vigneron et consommateur ; l’occasion de déguster, et de comprendre le jus de raisin fermenté. En quête de quelques bouteilles, ou dans l’espoir de remplir sa cave à vin, chacun fait provision de ce qui fait chanter ses papilles. Petit précis d’une visite réussie. Avant de sillonner joyeusement la Route des Vins d’Alsace, évitez les mauvaises surprises en faisant des recherches. Le profil d’un domaine viticole est unique. Au-delà d’une expertise pour un blanc ciselé ou un rouge tannique, tous n’ont pas les mêmes moyens d’accueil. Certains dévoilent des caveaux modernes avec une personne désignée à la vente. Chez d’autres, le vigneron reçoit entre deux cuves en fermentation. Dans tous les cas, trouvez une adresse qui colle à vos envies, et appelez avant de passer. Ainsi, vous serez accueilli au mieux. À destination, développez vos connaissances en définissant le caractère aromatique des vins avec votre hôte, écoutez les recommandations d’accords, et prenez des notes ! La pluralité des goûts contribue aux subtilités du monde du vin. Dans cet esprit, certaines cuvées vous plairont plus que d’autres. Il importe de partager poliment votre ressenti, et d’éviter les recommandations personnelles. Lors de la dégustation, n’hésitez pas à cracher le vin dans le crachoir prévu à cet effet. Soyons clairs, vos premières fois manqueront d’élégance.

Dégustation de vins au domaine Achillée, à Scherwiller

Pour les plus curieux, certains domaines proposent de visiter le chai : l’endroit où le vin prend vie et est élevé jusqu’à la mise en bouteilles. Outre des tuyaux et des pompes, on y retrouve couramment des tonneaux. Malgré les ohhh ! qu’ils suscitent, admirez-les avec les yeux, mains dans les poches. En d’autres mots, ne cognez pas dessus. Pendant la visite, témoignez votre intérêt en posant des questions. Votre guide sera plus heureux de partager son quotidien avec un visiteur qui avoue ne pas y connaître grand-chose, plutôt qu’avec celui qui étale son savoir. Au terme de votre immersion, faites provision des vins qui vous ont accroché un sourire, et ce, sans vous ruiner. Les bouteilles qui collent à votre budget auront toujours meilleur goût que celles qui, remplies d’attentes, ont fait du mal à votre tirelire. Rappelez-vous que, vis-à-vis de la concurrence internationale grandissante, la fidélité que vous témoignerez à votre vigneron alsacien est le plus beau des mercis.


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PORTFOLIO

Paul Kempf

A la sortie d’un hiver sans neige, nous avons choisi délibérément de vous présenter un extrait d’une superbe série réalisée par Paul Kempf, un photographe que la nature a toujours passionné depuis la plus petite enfance, passée à la campagne dans un petit village du Ried. « La nature ne cesse de me surprendre et de m’émerveiller, en toute saison, dit-il, comme lorsque les Vosges se recouvrent de neige et que la brume crée des ambiances surnaturelles, une immensité blanche où les arbres recouverts de givre trônent dans un silence assourdissant. » Sa passion pour les arbres est totale : « L’homme peint des natures mortes (…) Or, si un arbre pouvait se prêter à cet exercice, ce sont des hommes qu’il pourrait peindre, tellement leur vie est brève en comparaison de celle d’un chêne millénaire. » Paul.kempf1@gmail.com www.PaulKempf.com





NOTEZ DÉJÀ

HANATSUMIROIR A DIX ANS

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OR NORME N°36 Séduction

ÉVÉNEMENTS

Photos : Or Norme - DR

Et ça se fête deux fois plutôt qu’une…

Il y a dix ans, savaient-ils où ils allaient ? Auraient-ils seulement parié qu’ils fêteraient la première décennie de HANATSUmiroir ? Ils, ce sont Olivier Maurel et son épouse Ayako qui labourent tous deux avec constance le sillon de la musique contemporaine à Strasbourg et nous plongent régulièrement en immersion parmi une floraison d’univers sonores et visuels qu’on adore, à Or Norme. Le moment est donc venu de fêter dix ans de rencontres, de recherche, de voyage, de découverte, de création… Dix ans à plein régime, pendant lesquels les artistes d’HANATSUmiroir ont donné de leur passion, de leur patience, de leur curiosité. Ces dix premières années ont révélé ce que l’ensemble s’est révélé être, et ce qu’il désire continuer à construire avec l’éclectisme comme guide, le voyage comme pratique, la créativité comme carburant, le partage et la transmission avec passion. Tout au long de l’année 2020, HANATSUmiroir célébrera son anniversaire, organisé en un festival en deux temps. Premier temps fort : du 26 au 28 juin, l’ensemble prévoit un programme rempli de surprises, de concerts, d’installations et de rebonds. Articulé autour du début d’un nouveau cycle, «EXOrgue», et de la première d’une pièce mi-homme mi-machine : M.A.S.S. Music with Algorythmic Sorting Systems de Laurent Durupt. Ce weekend sera une fois de plus placé sous le signe de la création. Il fera également une belle place au répertoire et à la fête, toujours entre deux oreilles.

Second temps fort : du 13 au 15 novembre où, cette fois, les festivités s’organiseront autour du premier volet de «Transacoustique» avec 2 nouvelles œuvres de Lara Morciano et Wolfgang Mitterer. Ce festival pour les 10 ans d’HANATSUmiroir donnera l’occasion à de nombreux artistes travaillant ou ayant travaillé avec l’ensemble de venir se produire, tel ErikM, les ensembles LINKS et ARTéfact, ainsi que d’autres ensembles de musique contemporaine strasbourgeois, sans oublier l’aménagement d’un espace pour les musiques de création aux esthétiques dites actuelles. De ce festival, Olivier Maurel dit joliment, d’une seule traite et en ayant auparavant bien inspiré à fond : « C’est le festival que tu sais pas trop où tu vas mais tu y vas, parce que tu as envie de remettre tes codes dans le mixer et parce que tu peux y venir avec tes enfants et tes grand-parents, et parce qu’aussi il y aura des concerts avec des vrais instruments, d’autres avec plein de machines électroniques, puis aussi des instruments bizarres, des performances, une expo, des surprises, à boire, à manger, et puis encore du son… » Vous êtes prévenus…Vous pourrez également retrouver HANATSUmiroir le dimanche 8 mars à l’Opéra du rhin (salle Ponelle) dans le cadre de Arsmondo Inde (voir nos pages spéciales dans ce présent numéro), le 26 mars suivant dans le cadre de Live@Home au théâtre de Hautepierre et du 8 au 10 mai dans le cadre du Festival Exhibitronic à Strasbourg. www.hanatsumiroir.fr

Ayako et Oliver Maurel


NOTEZ DÉJÀ TOUT SAVOIR SUR

Les cinémas chinois Enfin un ouvrage qui va permettre au commun des cinéphiles de s’y retrouver dans le foisonnement des films venus de Chine, Hong Kong et Taïwan. C’est une véritable passionnée, l’universitaire strasbourgeoise Nathalie Bittinger qui a coordonné une équipe d’une grosse quinzaine de contributeurs pour rédiger ce Dictionnaire des cinémas chinois. Les plus de 600 pages du pavé pèsent leurs poids mais il fallait bien ça pour répertorier la richesse de ces cinémas qui ont réussi, depuis plus de deux décennies, à nous interpeller et nous émouvoir. Un travail colossal où l’on trouve également des analyses d’œuvres, certaines encore inédites en France, qui apportent donc aussi un regard critique assumé. Dictionnaire des cinémas chinois (Co-édition maisonneuve&larose et hémisphères) – 30 €

EXTRADANSE

Les 30 ans de POLE-SUD Des retrouvailles, des complicités de longue date, de nouveaux visages, de nombreux artistes d’ici et d’ailleurs sont réunis pour cette nouvelle édition d’EXTRADANSE.

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Un festival particulier, spécialement conçu avec un esprit éclectique et enjoué. Fêter les 30 ans de POLE-SUD, c’est aussi mettre à l’honneur la danse et la musique, en multipliant les rencontres entre artistes et publics, avec tous ceux qui n’ont cessé d’investir ce lieu, de lui donner vie, depuis ses débuts jusqu’à aujourd’hui. Pour sa soirée du trentième anniversaire le mercredi 25 mars prochain, POLE-SUD a invité le facétieux Dominique Boivin. Premier chorégraphe accueilli à POLE-SUD alors qu’il s’agissait encore d’une Maison des Jeunes et de la Culture, Dominique Boivin propose un Road Movie à sa façon. L’occasion de fêter, pour les trente ans de cet espace aujourd’hui dédié à la danse, des années de complicité entre un public, un lieu et ses artistes. Dans son solo Road Movie, récit fleuve aux multiples épisodes, le chorégraphe amorce de premiers adieux à la scène. Quelque part entre postures et impostures, sur le fil d’une mémoire aux méandres fantaisistes, il convie selon ses propres mots : « les disparus, les inconnus, les reconnus, tous ceux qui ont bouleversé ma vie », et renoue avec le plaisir de conter. Images, danse et invités surprise sont au rendez-vous. Le programme complet d’EXTRADANSE 2020 disponible sur www.pole-sud.fr


ET AUSSI... STRASBOURG

La semaine de la francophonie Deux lieux (Aedaen Place/Aedaen Gallery et le Bar des Parlementaires du Conseil de l’Europe) vont accueillir la Semaine de la francophonie à Strasbourg les 18 et 19 mars prochains. Au programme, des rencontres et des débats avec les écrivain(e)s Ari Gautier, Salah Al Hamdani, Isabelle Lagny, Moussa Ndiaye, Amir Fehri et les artistes et performers Mike Sapwe et Kinshasa Musée Poétique, Saori Jo…). La Tunisie est le pays mis à l’honneur pour la francophonie 2020. A noter que l’accès au Conseil de l’Europe se fait sur inscription préalable : francophonie.strasbourg@gmail.com Renseignements : www.semainelanguefrancaise.culture.gouv.fr

STRASBOURG

Les talents de Voix sans Frontières

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OR NORME N°36 Séduction

ÉVÉNEMENTS

Photos : Or Norme - DR

Voix sans Frontières est une association strasbourgeoise qui envoie des chefs de chœurs former leur homologues sud-soudanais à Lira, un des plus grands camps de réfugiés du monde, près de la frontière avec le Soudan, en Ouganda (lire Or Norme n°29 de juin 2018). Au final, les enfants soudanais du camp (en particulier les enfants soldats) chantent et dansent régulièrement sous la houlette de chefs de chœur soudanais eux aussi, formés par les équipes de Voix sans Frontières. La résilience par le chant ! Et ça marche...

Dadou, chef de chœur strasbourgeois, a fait chanter les enfants-soldats du camp de Lira en Ouganda

Vous pouvez soutenir Voix sans Frontières en assistant à cette soirée exceptionnelle le 10 mars prochain, à l’Espace K. Au programme, le génial Eric Bouvron (Molière du théâtre privé 2016 pour sa mise en scène et sa performance dans Les Cavaliers, d’après Joseph Kessel). Sur scène, Eric est un trublion insatiable et dévoile les innombrables facettes de ses superbes talents. La voix sera bien sûr à l’honneur avec ces vrais moments de partage musical que sont le Gospel mais aussi la musique folk à consonance irlandaise du groupe Les Chum’s – Acrofolk. Enfin, la photographe strasbourgeoise Sabine Trensz présentera le reportage photos qu’elle a réalisé en Ouganda pour Voix sans Frontières. Les artistes, tous bénévoles, ont concocté un programme qui vaut le détour et le droit d’entrée (28 €) sera intégralement reversé à l’association. Les Talents de Voix sans Frontières à Strasbourg Le 10 mars à 20h30 ESPACE K, 10 rue du Hohwald – Strasbourg www.espacek.fr


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ET AUSSI...

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OR NORME N°36 Séduction

ÉVÉNEMENTS

Photos : Or Norme - DR

LA 32ÈME ÉDITION

Un rendez-vous toujours aussi exceptionnel La Fête Européenne de l’Image Sous-Marine et de l’Environnement est un concours européen de photographies, films et vidéos autour du monde du silence et de l’image sous-marine. De très nombreux concurrents venus du monde entier participent à ce festival qui est aussi une compétition. Des projections sont présentées sur l’écran géant de la Cité de la musique et de la danse et des productions somptueuses et inédites peuvent être alors admirées par un public venu pour se laisser surprendre par les superbes images et les vidéos d’une exceptionnelle qualité. A noter également la présence d’invités de marque tout au long du week-end (la liste ne nous avait pas encore été communiquée au moment du bouclage de notre édition) qui se prêtent au jeu des conférences et des débats. En journée, la Fête invite des scolaires. La Fête européenne de l’image sous-marine 2020

Vendredi 13 Mars : de 10h à 12h et de 14h à 22h - Samedi 14 Mars : de 10h à 12h et de 14h à 22h - Dimanche 15 Mars : de 10h à 12h et de 14h à 18h Cité de la musique et de la danse – Place de l’Etoile – Strasbourg www.feisme.com


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LES ÉVÉNEMENTS

PIERRE MÉNÈS AU CLUB DES PARTENAIRES OR NORME Le 14 février dernier, le Club des Partenaires Or Norme a reçu Pierre Ménès chez Aedaen Place, en partenariat avec la Librairie Kléber. Le plus célèbre chroniqueur du foot en France, s’est prêté au jeu de l’interview, en compagnie de Marc Keller, président du Racing Club de Strasbourg-Alsace, dont il est l’ami très proche.

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OR NORME N°36 Séduction

ÉVÉNEMENTS

Photos : Alban Hefti

L’occasion pour tous de découvrir la verve, l’humour et l’absence totale de langue de bois de celui qui vient de publier son Dictionnaire engagé du football.


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OR NORME N°25 Sérénités


OR CHAMP Langue pendue haut et court

Par Michel Bedez - Créateur d’évènements

La langue est sur son lit d’hôpital. Elle va mal. Elle chevrote, cherche ses mots, perd la boule. L’équipe des urgences s’affaire en silence. Le français souffre. On le dit hors d’âge, difficile, complexe, inadapté au monde contemporain. On décide d’alléger son corps lexical, une liposuccion s’impose. 200 000 mots en surcharge cérébrale sont aspirés, la plupart morts d’ennui depuis longtemps. On conserve un noyau de 1 000 mots communs, cela suffira amplement. Une fois sa silhouette amincie, les spécialistes se penchent sur son visage. Il faut rajeunir tout cela. Les temps modernes refusent la vieillesse, les aspérités et la poésie des méandres. De la simplicité est injectée dans les plis du front pour gommer tous les signes d’effort. On passe ses irrégularités au botox, obsession de rendre sa surface plus lisse, sans anomalies, sans cicatrice, ni grain de beauté. Sa tête nourrit au sérum de la téléréalité, devient laquée comme un miroir de bordel. L’opération de jouvence se poursuit à coups de scalpel. On dissèque la grammaire. On ouvre l’estomac de l’orthographe. Le trait d’union est passé sous le cutter, coupé et détaché de sa base. « Boutentrain », « passepasse », « tirebouchon », « tapecul » sont recousus pour ne former qu’une masse compacte. L’accent circonflexe subit le même sort, il est prélevé puis jeté à la poubelle comme une coquetterie, un appendice inutile.

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« ché pa ou chui, jpEx minstallé » Le français affaibli est attaqué par une épidémie de SMS qui se diffusent comme des métastases. Leurs interprétations phonétiques finissent la langue à coup de pied. Des abréviations réduisent encore l’approximation des mots, les poussant jusqu’au néant – jpp, osef, wsh, mdr… La langue anglaise particulièrement virulente, qui a senti la bête blessée, prend part au requiem.

Elle attaque notre gosier à coup de « drink », « slim », « burn out » et « breaking news ». On tente de faire barrage. Les remèdes pour sauver le français de l’anglais portent des noms qui en disent long sur notre capacité de résistance : le Made in France, le French Fab tour, la French tech, … Après l’opération du corps, celle du cerveau s’impose. Désormais, tout le monde va employer les mêmes mots pour assurer une compréhension maximale et soulager nos neurones. On en profite pour ligaturer la curiosité, la créativité, la soif de culture. Ainsi le « trop » va devenir l’emblème de cette répétition massive. C’est trop cool, trop bien, trop beau, trop super, ...répètet-on inlassablement, hébété. Même les professions lettrées n’y échappent pas. « Être vent debout » ou « Jupitérien » deviennent les mots litaniques de toutes les rédactions. Pour mettre toutes les chances de survie de son côté, on s’adapte à la culture ambiante. Facilité et réduction sont les maitres mots. Les pages du dictionnaire sont remplacées par des teeshirts à messages. Plus besoin d’ouvrir un livre, les mots s’exhibent désormais sur des poitrines, s’imposant à nous, comme une célébration du soi. « Princesse en baskets », « j’vais être papa », « la perfection existe, la preuve sous vos yeux ». Les textiles de marques, remplacent peu à peu les encyclopédies. La dernière collection d’été rend hommage aux grands hommes « Nietzsche ta mère », « Vinci que je te baise », « Tu suces pour un Marx », ou à la littérature « Poil de salope de Jules Renard »… la littérature passe sous la ceinture, le français tombe dans un coma profond. Délaissée, appauvrie, simplifiée, sans avenir, en moins de trente ans la langue française est devenue un gilet jaune.


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