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PAPILLES
Culture & Patrimoine gourmands
n° 57
Réalisé sous la direction de Mayalen Zubillaga
Association des Bibliothèques gourmandes
Directeur de la publication : Gérard Allemandou
Comité des éditions : Gérard Allemandou, Bénédict Beaugé, Astrid Bouygues, Monique Calinon, Georges Carantino, Julia Csergo, Sophie Danis, Katherine Khodorowsky, Dr Hervé Robert †, Philippe Bourguignon, Patricia Moréreau, Matthieu Aussudre
Édition et relecture : Patricia Moréreau, Sophie Danis
Graphisme : Sandrine Duvillier
Les biographies des auteurs sont consultables sur www.bibliothequesgourmandes.com
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Association des Bibliothèques gourmandes
Bibliothèque municipale
3-7, rue de l’École-de-Droit
21000 Dijon
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http://bibliothequesgourmandes.com
bibliotheques.gourmandes@gmail.com
Président : Gérard Allemandou
Conseil d’administration : Gérard Allemandou, Matthieu Aussudre, Patrice Baveux †, Astrid Bouygues, Monique Calinon, Antoine Canque, Bénédicte Cartelier, Marc Combier, Julia Csergo, Sophie Danis, Éric Gaudet, Anne-Sophie Lambert, Alain Lewinger, Marie-Claude Maddaloni, Patricia Moréreau
PAPILLES est publié avec le soutien de la Ville de Dijon.
Abonnement, adhésion, achat de numéros : www.bibliothequesgourmandes.com
Retrouvez-nous sur : bibligourmandes
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Couverture : création de Manetov pour Les Cuisines Africaines
4e de couverture : le grand marché d’été des Cuisines Africaines, le 28 juin 2021
à la Friche la Belle de Mai, photographié par Caroline Dutrey.
Table des matières
5 Edito
7 Avant-propos : « Je suis ce que je suis grâce à ce que nous sommes tous »
Fabrice Lextrait, Axel Mbetcha Tiezan, Pierre Sanner, Mayalen Zubillaga
11 « Préparer le ragoût du monde à manger la tête pleine »
N’Goné Fall / Propos recueillis par Les Cuisines Africaines
17 Chefs in Africa : promouvoir les patrimoines culinaires africains de la fourche à la fourchette
Axel Mbetcha Tiezan et Dieuveil Malonga
24 « La cuisine africaine est fondamentalement multiculturelle »
Pierre Thiam
29 L’Afrique subsaharienne par le menu
Onze cuisiniers et cuisinières
47 Variations autour du gluant
Mayalen Zubillaga
54 Sauces et autres produits gluants dans les cuisines africaines, entre choix et nécessité
Monique Chastanet
59 Le projet OLEL : réinvestir la production alimentaire sur le continent africain
Jules Niang
65 Préserver le patrimoine culinaire grâce aux indications d’origine
Axel Mbetcha Tiezan
71 « L’alimentation en contexte de migration, c’est de l’alternance combinarde »
Chantal Crenn / Propos recueillis par Mayalen Zubillaga
84 Marseille l’Africaine
Gagny Sissoko, Nadjatie Bacar, Hugues Mbenda, Georgiana Viou, Siradji Rachadi
94 Couscous : « Je suis africain »
Mayalen Zubillaga
102 Les patrimoines culinaires contemporains en Méditerranée
Claire Bastier
116 « Les cuisines africaines, ce sont des rencontres »
Gaël Faye / Propos recueillis par Soro Solo
121 Le mbaqanga, une histoire culinaire et musicale
Soro Solo
124 Autophagies, ou comment tenter de nourrir la bouche et l’esprit avec un spectacle
Eva Doumbia
133 Manger pour se souvenir et se relier
Emeka Ogboh / Propos recueillis par Stéphane Galland
142 Le who’s who des Cuisines Africaines
L’Afrique : ce vaste continent si voisin qui fait partie de notre histoire et que nous avions si bien su oublier…
Quand Fabrice Lextrait, des grandes Tables – I.C.I, et Pierre Sanner, de la Mission Française du Patrimoine et des Cultures Alimentaires, nous ont proposé de rendre compte, dans Papilles, de la manifestation Les Cuisines Africaines, notre accord a été immédiat.
Chacune des rencontres organisées en 2020 et 2021 dans cinq villes en France, dont bon nombre de Cités de la Gastronomie, s’est articulée autour de repas, de plateaux-radio et d’ateliers accueillant une grande diversité d’intervenants : chefs cuisiniers africains ou de la diaspora, auteurs, artistes, témoins... Nous pouvons ainsi transmettre ces témoignages d’engagements culturels, politiques et écologiques portés par des pratiques professionnelles et des parcours souvent singuliers.
Il était grand temps pour Papilles de s’ouvrir à ces horizons, et cette livraison qui porte haut la vitalité des scènes culinaires africaines vient à point nommé. Nous sommes heureux de vous faire découvrir le numéro 57 de Papilles, qui doit beaucoup à sa coordinatrice, Mayalen Zubillaga. Nous la remercions tout particulièrement pour la qualité de son travail.
Papilles
Les Cuisines Africaines ont été coproduites par :
Avec Le Channel, scène nationale de Calais, La Comédie de Clermont-Ferrand, scène nationale, la Cité internationale de la gastronomie et du vin de Dijon, la Friche la Belle de Mai à Marseille et la Cité internationale de la gastronomie de Tours.
info@lescuisinesafricaines.com
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fabrice lextrait, directeur des grandes Tables et i.c.i
axel mbetcha tiezan, cofondateur de Chefs in Africa
pierre sanner, directeur de la Mission Française du Patrimoine et des Cultures Alimentaires
mayalen zubillaga, coordonnatrice du numéro
En anglais, to stir the pot signifie « remuer la marmite », mais aussi, métaphoriquement, provoquer une controverse, faire remonter en surface des questions qui fâchent, susciter la discussion. L’artiste nigérian Emeka Ogboh a choisi cette expression pour son exposition marseillaise Stirring the pot1, offrant par la même occasion un titre à ce numéro de Papilles consacré aux cuisines africaines.
Entre mai et juillet 2021, l’événement itinérant Les Cuisines Africaines a savouré et exploré, à Tours, Dijon, Calais, ClermontFerrand et Marseille, la vitalité des cuisines d’Afrique avec plusieurs dizaines de chefs africains et afro-descendants. Ils vivent en Afrique, en France ou aux États-Unis, et tous et toutes tendent des cordes de continent à continent.
1. À lire page 133 : l’interview d’Emeka Ogboh et ses précisions sur l’utilisation de l’expression « Stirring the pot ».
« Je suis ce que je suis grâce à ce que nous sommes tous »
Cette manifestation protéiforme, conçue à l’occasion de la Saison Africa2020 par la Mission Française du Patrimoine et des Cultures Alimentaires, Les grandes Tables - I.C.I et Chefs in Africa, a réuni vingt-quatre mille participants, mobilisé quinze pays, généré plus de huit heures de débats et engendré de nombreux repas et ateliers autour d’un triptyque : créer, goûter, partager. Dans des restaurants, des carrioles de rue, des écoles ou des espaces culturels, public et convives ont autant mangé qu’échangé, donnant chair à un territoire culinaire encore largement méconnu en France et en Europe, à l’exception – relative – du Maghreb.
Le périple, archivé sur le site lescuisinesafricaines.com et conçu comme le premier jalon de rencontres pérennes, continue aujourd’hui sur papier avec cette nouvelle livraison de Papilles. Plus de trente-cinq chefs, artistes, universitaires, journalistes et auteurs y soulignent la diversité des pratiques culinaires et agricoles africaines, déconstruisent les clichés et réenchantent l’image d’une culture gourmande en pleine effervescence.
Les cuisines africaines sont plurielles, sans aucun doute. L’Afrique compte plus d’un milliard trois cents millions d’habitants sur une superficie dépassant trente millions de mètres carrés, ainsi qu’une vaste diaspora liée aux traites négrières et aux mouvements migratoires. Elle ne saurait être réduite à un seul bloc. Comme partout, la cuisine y est à la fois un puissant élément rassembleur et le témoignage d’une diversité obstinément vivante. N’Goné Fall, commissaire générale de la Saison Africa2020, expliquait justement, en lançant ce projet pensé comme une invitation à regarder et comprendre le monde d’un point de vue africain, que « Africa2020 s’inspire de l’esprit du panafricanisme qui repose sur le principe d’unité et l’affirmation d’un avenir commun basé sur l’altérité, ce que les populations d’Afrique australe définissent par
le terme Ubuntu : Je suis ce que je suis grâce à ce que nous sommes tous. »2
Ensemble, nous avons bel et bien remué la marmite, goûtant des recettes traditionnelles africaines, explorant une scène contemporaine à la créativité foisonnante, ajoutant au passage, dans ce « ragoût du monde »3 en ébullition perpétuelle, de multiples récits, analyses et recettes qui se répondent de page en page. Ce numéro, composé avec tous ceux et celles qui sont intervenus lors des repas, ateliers et tables rondes des Cuisines Africaines, mais aussi à l’occasion du Forum des mondes méditerranéens de février 2022, n’est pas un bilan. Avec lui comme avec les rencontres elles-mêmes, nous souhaitons contribuer à la co-construction d’une « culture de la coopération » 4 horizontale, collaborative et transdisciplinaire, portée par la conversation féconde entre les continents et, à travers eux, entre le local et l’universel.
2. N’Goné Fall, « Édito. L’esprit de la Saison Africa2020 : transcender ensemble tous les futurs possibles », www.saisonafrica2020.com, consulté le 6 mai 2022.
3. Lire l’interview de N’Goné Fall page 11.
4. Raphaël Besson, De la coopération culturelle à la culture de la coopération, rapport d’étude, LUCAS, Laboratoire d’usages culture(s) - art - société, avril 2021.
n’goné fall, commissaire générale de la Saison Africa2020
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Propos recueillis par Les Cuisines Africaines
Le vingt-troisième numéro du magazine Revue Noire portait sur la cuisine. « Manger, faire la cuisine, c’est bien ce que Revue Noire tente de faire depuis son premier numéro : préparer le ragoût du monde à manger la tête pleine », pouvaiton lire au début de cet opus que vous avez dirigé. Pourquoi cette volonté de parler de cuisine, dès 1996, dans une revue consacrée à la création artistique contemporaine ?
Si Revue Noire portait principalement sur l’art contemporain, cette aventure éditoriale a, pendant dix ans, mis en avant la création contemporaine du continent africain et de ses diasporas. Il nous a donc semblé logique de consacrer un numéro spécial à l’art culi-
« Préparer le ragoût du monde à manger la tête pleine »
préparer le ragoût du monde à manger la tête pleine naire. La cuisine – ce que l’on mange, comment on le prépare et comment on le savoure – est au cœur de nos cultures, de nos traditions, de nos identités mouvantes. Parler des fruits, des légumes, des condiments et des plats, c’est remonter le chemin de notre enfance pour évoquer les goûts qui nous rattachent à nos terroirs et qui ont façonné nos envies de partage. Sur le continent africain, manger n’est jamais un acte solitaire, c’est une communion. Mal cuisiner est un crime de lèse-majesté. C’est sans doute pour cela qu’on ne précise jamais qu’il s’agit d’un art, car c’est un fait.
En acceptant de devenir la commissaire générale de la Saison Africa2020, vous avez déclaré vouloir déconstruire les principaux clichés sur l’Afrique. Quel regard portez-vous, à ce sujet, sur la vogue des cuisines africaines qui semblent susciter un intérêt croissant dans les médias et l’édition ?
La déconstruction des clichés sur l’Afrique n’était pas mon objectif premier mais la vision, le concept et la méthodologie que j’ai proposés ont de facto mis à mal les clichés et les fantasmes qui encombrent l’esprit des Français dès que l’on parle du continent africain. Cette Saison a été portée par 489 structures et personnalités basées en Afrique. Chacune a présenté sa vision du monde actuel en réagissant à une ou plusieurs des treize questions sociétales qui portaient ce projet hors norme, et l’art culinaire était bien évidemment présent dans la programmation qui embrassait tous les champs de l’activité humaine. Les chefs d’Afrique et de sa diaspora récente qui ont participé à l’aventure ont mis en lumière la multiplicité et la sophistication de cuisines qui se réinventent en permanence, au gré de rencontres. D’une manière générale, l’intérêt actuel pour les cuisines venues d’ailleurs est en croissance constante, et l’art culinaire du continent ne fait pas exception. Cela dénote une certaine ouverture d’esprit de la part du public fran-
çais. Et au regard de la taille des populations africaines installées dans l’Hexagone, je dirais que mieux vaut tard que jamais.
Cinq grands axes, déclinés en treize questions que vous venez d’évoquer, ont été retenus pour la Saison Africa2020. Où placez-vous l’événement itinérant Les Cuisines Africaines ? L’alimentation étant volontiers considérée comme un « fait social total », la programmation n’embrasse-t-elle pas finalement l’ensemble des thématiques ?
L’art culinaire était présent dans de nombreux projets, notamment dans les QG Africa2020, ces centres panafricains temporaires avec une programmation pluridisciplinaire sur plusieurs semaines, mais Les Cuisines Africaines ont constitué le projet phare dans le domaine de la gastronomie. Celui-ci a abordé à 360 degrés toutes les questions qui ont porté la Saison : l’oralité et la diffusion des connaissances ; l’économie circulaire, sociale et solidaire, tout comme la redistribution des ressources ; la mémoire et l’histoire dont nous sommes les héritiers et les acteurs ; la transgression à travers la réinvention de recettes traditionnelles et de ce qu’elles disent de l’évolution de nos sociétés ; la circulation des personnes et des biens, tout comme le concept de territoire et de terroir. Ce projet itinérant, participatif et inclusif est allé à la rencontre des publics dans un esprit de partage de savoirs et de savoir-faire.
C’était un projet global qui a compris les fondamentaux de la Saison : transmettre, partager, innover. Les Cuisines Africaines ont mis en place un dispositif au service de la fabrique de récits, d’imaginaires et de cultures.
Avec la Saison Africa2020, vous souhaitiez également « planter des graines » pour inviter les gens à regarder le monde d’un point de vue africain. Les Cuisines Africaines, à travers les-
préparer le ragoût du monde à manger la tête pleine quelles de nombreux chefs et cheffes africains ou afro-descendants ont cuisiné dans plusieurs villes françaises, y sont-elles parvenues ? Et surtout, comment aller plus loin ?
Ces cinq axes de réflexion, déclinés en treize questionnements, ont été déterminés par N’Goné Fall avec Ntone Edjabe, Nontobeko Ntombela, Folakunle Oshun et Sarah Rifk, lors d’un atelier qui s’est déroulé du 25 au 29 juin
Saison Africa2020 : les grands thèmes
2018 à Saint-Louis du Sénégal, afin de définir les messages portés par la Saison :
Oralité augmentée :
Diffusion des connaissances • Réseaux sociaux •
Innovations technologiques.
Économie et fabulation :
Redistribution des ressources • Flux financiers • Émancipation économique.
Archivage d’histoires imaginaires : Histoire • Mémoire • Archives.
Fiction et Mouvements (non) autorisés : Circulation des personnes, des idées et des biens • Territoire.
Systèmes de désobéissance : Consciences et Mouvements politiques • Citoyenneté.
En respectant le principe fondamental de la Saison Africa2020, à savoir confier les rênes des projets aux structures du continent africain et de sa diaspora récente, Les Cuisines Africaines ont permis aux divers publics français de sortir d’une posture insulaire et d’une vision unilatérale du monde pour aborder des questions sociétales depuis une perspective africaine. Cela oblige à réfléchir, à se remettre en question et à se mettre à la place de l’autre. L’altérité, en réponse aux trop nombreux réflexes de pensée unique, est au cœur de cette Saison. J’ai en effet dit que chaque projet proposé était une graine plantée. Alors, il faut nourrir la graine. Il ne s’agit pas tant d’aller plus loin que de continuer le travail amorcé, de garder l’esprit de la Saison vivace. Ainsi, peut-être un jour nous débarrasserons-nous des certitudes obsolètes et absurdes dans lesquelles nous sommes engoncés et qui nous empêchent d’aborder l’avenir avec confiance et sérénité.
Dans les années 1980, le président burkinabé Thomas Sankara déclarait lors de l’un de ses plus célèbres discours : « Il y en a qui demandent : mais où se trouve l’impérialisme ? L’impéria-
lisme ? Regardez dans vos assiettes : quand vous mangez, les grains de riz, de maïs, de mil importés, c’est ça l’impérialisme. N’allez pas plus loin. » Où en est-on aujourd’hui ?
Les êtres humains se déplacent sur la planète depuis l’aube de l’humanité et, en se déplaçant, ils transportent leurs croyances, leurs coutumes et leurs cultures. Que serait l’art culinaire italien sans Marco Polo ? La pomme de terre serait-elle l’aliment de base en Europe sans les expéditions aux Amériques ? Y aurait-il eu des maîtres chocolatiers suisses et belges, du piment d’Espelette et de la tomate sans ces expéditions ? Des fruits et légumes dits « du terroir » ne sont que d’anciens fruits et légumes exotiques. Le quinoa est actuellement à la mode en Occident. La liste du voyage des plantes, des fruits, des légumes et des condiments est infinie. Et les recettes voyagent également. Ce phénomène n’est pas près de s’arrêter.
Thomas Sankara est une icône du panafricanisme et la Saison Africa2020 a elle-même été présentée comme « pluridisciplinaire et panafricaine ». Devrait-on parler de cuisine panafricaine plutôt que de cuisines africaines ?
Le panafricanisme est d’abord et surtout un idéal collectif d’émancipation politique, sociale, économique et culturelle qui concerne un territoire de plus de trente millions de kilomètres carrés. À l’échelle d’un projet qui embrassait l’intégralité de ce continent, poser le panafricanisme comme socle de la Saison Africa2020 était une évidence. Il y a une multitude de cuisines en Afrique et, comme toutes les cuisines du monde, elles sont le fruit d’emprunts, la résultante de voyages désirés ou imposés. Certaines ont des similitudes – que l’on retrouve également dans la Caraïbe et aux Amériques –, d’autres n’en ont aucune. Alors parlons de cuisines d’Afrique.
préparer le ragoût du monde à manger la tête pleine
Une question plus personnelle pour conclure : quelle est votre histoire avec la cuisine ?
Mon histoire avec la cuisine demeure éternellement liée à ma grand-mère maternelle, cordon-bleu hors pair qui avait une appétence sans limite pour les produits frais, la créativité et les goûts d’ailleurs. Pour elle, la cuisine était une affaire de la plus haute importance. Elle me répétait inlassablement et avec gravité : « Honore ton estomac car c’est la seule chose que tu emporteras dans l’au-delà. »
Chefs in Africa : promouvoir les patrimoines culinaires africains de la fourche à la fourchette
axel mbetcha tiezan et dieuveil malonga, fondateurs de Chefs in Africa
Rassembler, faire connaître, transmettre
Axel Mbetcha TiezanAu milieu des années 2010, Dieuveil Malonga et moi-même avons entrepris plusieurs voyages culinaires au Rwanda, en Côte d’Ivoire, au Ghana, au Nigeria, au Cameroun ou au Kenya. La plupart des chefs et cheffes que nous y avons rencontrés étaient confrontés au même défi : celui de réussir à valoriser leurs savoir-faire. Ils avaient le sentiment de ne pas être présents sur une scène culinaire mondiale en pleine ébullition.
En 2016, nous avons créé la plateforme Chefs in Africa pour répondre à ce besoin, créer des liens et construire une image d’excellence et de modernité, loin des clichés et du folklore. Elle rassemble aujourd’hui plus de quatre mille personnes et se concrétise par un site Internet : chefsinafrica.fr. Celui-ci nous semblait indispensable à un moment où la mise en valeur du travail des chefs passe de plus en plus par le monde digital. Mais il s’agit surtout d’un vaste réseau à travers lequel sont menées des actions variées : communication pour faire connaître les uns et les autres, organisation d’événements et de manifestations culturelles, mise en place de rencontres entre chefs sur le continent africain – ou ailleurs
comme à l’occasion de la Saison Africa2020 en France –, prises de contacts avec des producteurs…
Les cuisines africaines ne sont pas des cuisines exotiques. L’Afrique est partout et, avec elle, les membres de Chefs in Africa : sur le continent africain évidemment, mais aussi à Paris, Lyon ou Marseille, aux Antilles, dans les Caraïbes, dans le sud des ÉtatsUnis, à New York, Cuba, Tokyo ou Salvador de Bahia. Les cuisines africaines ont en effet beaucoup voyagé avec l’esclavage, la colonisation et les mouvements migratoires. L’idée forte, c’est de s’unir et d’aller au-delà des frontières pour parler un langage commun, mais pluriel. Le journaliste ivoirien Soro Solo rappelle qu’un proverbe, au Mali, dit que c’est quand les oiseaux volent ensemble que l’on entend la musique de leurs battements d’ailes.
Un autre volet, fondamental, consiste à valoriser les terroirs africains et à développer des liens économiques avec des petits producteurs en Afrique, par exemple de poivre de Penja1 ou d’autres épices, participant ainsi au développement local. Pour faire connaître les cuisines africaines au-delà du continent, il faut aussi faire connaître ses produits dont nous, cuisiniers, sommes des transformateurs. Nous représentons le dernier maillon de la chaîne. Les producteurs œuvrent au quotidien pour permettre à notre filière d’exister : le pêcheur qui se lève à cinq heures pour se rendre sur le lac où il capturera les meilleurs poissons, la mère de famille agricultrice qui gagne chaque jour ses plantations au petit matin, l’éleveur qui assure la traite de ses bêtes…
À travers des voyages et rencontres, nous avons beaucoup appris et noué des liens solides avec certains producteurs et artisans, par exemple des Ghanéens maîtrisant des techniques ancestrales et variées de fumage du poisson : certains pêcheurs sont constitués en
petits comités, d’autres fonctionnent en famille avec la mère nettoyant les poissons, les fendant en deux et les déposant sur des grilles d’une manière spécifique. Nous nous sommes également rapprochés de commerçants faisant office d’intermédiaires entre producteurs et consommateurs, avec là aussi des qualifications à sauvegarder et à partager. Je pense par exemple aux femmes qui vendent, sur les marchés, des épices dont elles connaissent parfaitement les propriétés et les usages. Ces savoir-faire constituent l’essence des cuisines africaines. Nous avons à cœur de les identifier pour les léguer aux générations futures, car Chefs in Africa est aussi un outil de transmission et de préservation d’un patrimoine immatériel.
Pour l’instant, nous autofinançons le réseau tout en développant des partenariats, par exemple avec l’Organisation mondiale du tourisme (OMT), institution des Nations Unies chargée de la promotion d’un tourisme responsable, durable et accessible à tous. Nous avons par ailleurs pour projet de créer, en 2023, un African Culinary Insti-
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tute qui proposera notamment des formations pour des chefs africains, afro-descendants ou d’autres origines. Il sera installé au Rwanda, puis essaimera dans quatre autres pays afin de couvrir, à terme, les cinq grandes régions africaines ayant des héritages culturels et culinaires communs précédant les frontières issues de la colonisation : l’Afrique de l’Est avec le Rwanda, donc, mais aussi l’Afrique centrale avec le Congo, l’Afrique de l’Ouest avec la Côte d’Ivoire ou le Ghana, l’Afrique du Sud avec le Botswana, le Maghreb avec le Maroc. Avec Chefs in Africa, nous souhaitons contribuer à écrire une nouvelle histoire de la gastronomie africaine.
Fusionner sans indifférencier
Dieuveil Malonga, cuisinier
Je suis né et j’ai passé les premières années de ma vie en République du Congo. À partir de l’âge de quinze ans, j’ai vécu en Allemagne, où j’ai fait ma formation de cuisinier puis mon apprentissage dans des restaurants étoilés. J’ai ensuite travaillé à Marseille au sein de l’hôtel InterContinental, avant d’ouvrir un restaurant gastronomique à Kigali : le Meza Malonga. Mon parcours est aussi cosmopolite que la cuisine que je pratique et promeus, l’afro-fusion.
Pendant cinq ans, j’ai parcouru l’Afrique en visitant pas moins de trente-huit pays. À l’occasion de cet African Taste Tour, j’ai rencontré d’autres cultures et découvert une multitude de produits et techniques culinaires. Je me suis mis à parler non plus de cuisine africaine au singulier, mais de cuisines africaines au pluriel. J’ai pris pleinement conscience de l’incroyable richesse du continent en matière de gastronomie. J’ai aussi pu confirmer une intuition
liée à mon histoire : la cuisine n’a pas de frontières, aujourd’hui encore moins qu’hier. Pour moi, l’Afrique, c’est la rencontre des cultures. C’est pour cette raison que j’ai tant aimé Marseille, quand
j’ai quitté Berlin : il s’agit d’une ville ouverte, où vivent de nombreux Comoriens et Nord-Africains, et où l’on trouve des restaurants africains !
Dans ma pratique, j’associe les souvenirs des gestes et recettes de ma grand-mère congolaise, qui était très talentueuse aux fourneaux, avec des techniques venues d’ailleurs. D’une manière générale, l’afro-fusion consiste pour moi à cuisiner les produits d’un pays avec les procédés d’un autre, ce qui marche aussi en restant sur le continent africain : on peut faire découvrir la cuisine rwandaise à un Ivoirien en préparant des ingrédients du Rwanda, mitonnés selon des techniques de cuisson de la Côte d’Ivoire. En bref, il s’agit surtout d’une cuisine panafricaine dont le but est la construction de ponts entre régions, pays et continents.
Les épices, pour lesquelles j’ai une véritable passion, jouent un grand rôle dans ces échanges. J’en ai près de cinq cents, provenant de toute l’Afrique, dans mon laboratoire à Kigali. J’essaie de faire renaître certaines épices qui ont été oubliées, tant pour leur goût que pour leurs vertus médicinales. J’ai la même curiosité pour les autres ingrédients. Ici, au Rwanda, j’ai découvert le tamarillo, un fruit originaire d’Amérique du Sud et très cultivé localement, que je cuisine dans de nombreuses recettes. Mes produits frais proviennent majoritairement d’une ferme des environs, ou du district de Musanze, dans lequel je me rends deux fois par mois environ, avec mes apprentis, pour rencontrer les paysans et les pêcheurs. Ma façon de vivre le réseau Chefs in Africa s’inscrit dans cette veine. L’Afrique regorge de nombreux talents dans les métiers de bouche. Enthousiaste, créative et déterminée, une nouvelle génération de chefs veut réinventer et universaliser les cuisines africaines, en montrant qu’elles peuvent être aussi raffinées et contemporaines que les autres, à la fois dans leur rapport aux terroirs et leur capacité à s’adapter aux codes esthétiques et urbains de l’époque.
Pour autant, fusionner ne veut pas dire indifférencier. En Afrique, aujourd’hui, la plupart des aliments consommés ne sont pas produits sur le continent. Il existe pourtant sur place une
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Après des études en communication à Paris et une business school à Londres, j’ai travaillé dans l’industrie musicale pendant une douzaine d’années. En 2014, j’ai rencontré Dieuveil Malonga lors d’un dîner. Sa cuisine m’a inspiré : je reconnaissais des produits et des goûts du continent africain, mais travaillés et présentés d’une manière différente. Nous avons rapidement noué un partenariat, puis j’ai créé une structure, Untold Stories, pour l’accompagner dans le développement de sa carrière.
Aujourd’hui, à travers cette agence installée à Paris, je suis le manager ou agent, selon les besoins, de plusieurs talents. Beaucoup d’entre eux, tels Mory Sacko, Glory Kabe ou Pierre Siewe, sont afrodescendants. Mon rôle, c’est de valoriser ces chefs dans leur singularité, tout en faisant en sorte qu’ils n’existent pas uniquement au sein de la communauté afro.
Il ne s’agit pas seulement de marketing mais de promotion d’une culture forte, exigeante et authentique. Ce qui m’anime, c’est de raconter des histoires atypiques, de leur donner une résonance potentiellement universelle et de créer du lien. Je souhaite parler de la créativité dans ce qu’elle a d’intime et déconstruire les clichés, quand ils méritent de l’être. Les cuisines africaines ne sont pas une mode mais une réalité, tous les jours de l’année. Elles s’inscrivent pleinement dans les questions environnementales, économiques, politiques et de santé publique qui traversent l’alimentation, par exemple la consommation raisonnée de viande et de poisson, ou encore la préservation de la diversité des terroirs. Les ambassadeurs de cette culture ont des opportunités à saisir mais aussi, à mon sens, une grande responsabilité.
« Out of Africa »ÉTIENNE BILOA, fondateur de Untold Stories
immense diversité de produits, y compris indigènes. Si nous ne faisons pas attention, des cultures culinaires entières disparaîtront, avec leurs spécialités, leurs produits ou leurs techniques traditionnelles d’agriculture ou de pêche. Le lien avec les producteurs et la valorisation des produits, via Chefs in Africa, doit contribuer à les préserver, tout comme les échanges entre chefs. Par exemple, des produits sont cuisinés dans certains pays et pas dans d’autres alors même qu’ils y poussent. C’est le cas du ndolé, une plante dont les feuilles servent de base à un plat qui porte le même nom au Cameroun. Elle est présente au Kenya mais pas valorisée. La faire voyager, c’est aussi la faire vivre.
À la tête de plusieurs restaurants aux États-Unis, au Sénégal et au Nigeria, Pierre Thiam, né à Dakar en 1965, a écrit plusieurs ouvrages et lancé Yolélé, une entreprise qui commercialise du fonio1 produit par des paysans du Sahel. Il s’est installé à la fin des années 1990 à New York, où il a trouvé sa vocation de chef avant de devenir l’un des principaux porte-parole de la cuisine ouest-africaine dans le monde. Témoignage entre deux continents.
J’ai grandi à Dakar, dans un quartier cosmopolite où il était possible de manger des spécialités venues de l’ensemble du Sénégal.
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« La cuisine africaine est fondamentalement multiculturelle »
pierre thiam, cuisinier1. Un produit à retrouver page 36.
J’ai quitté le pays en 1989. J’étudiais alors la physique-chimie à Dakar, et je pensais poursuivre mon cursus aux États-Unis. Trois jours après mon arrivée à New York, la chambre d’hôtel dans laquelle je logeais a été dévalisée – « hôtel » est un grand mot, car il s’agissait plutôt d’une sorte de squat pour immigrés africains à Harlem. On m’avait volé la valise contenant toutes mes économies, qui s’élevaient à deux ou trois mille dollars. J’étais coincé à New York sans un sou !
Un autre Sénégalais, qui travaillait dans un restaurant de Greenwich Village appelé Garvins, m’a dit que l’équipe cherchait un plongeur. Je me suis donc retrouvé tout à fait fortuitement dans la restauration. Je devais faire la plonge et débarrasser les assiettes vides, mais j’ai très vite compris que ce qui m’intéressait, c’était la cuisine elle-même. J’aimais manger, comme beaucoup de personnes qui ont grandi en Afrique de l’Ouest et ont été nourries avec tout un tas de bonnes choses, fraîches et élaborées quotidiennement selon les trouvailles du marché. Ma mère était passionnée de cuisine et possédait même le Larousse gastronomique en quinze volumes. Mais elle ne m’avait pas appris à cuisiner et je n’imaginais pas une seule seconde en faire mon métier.
À New York, d’ailleurs, j’ai eu un choc culturel : il n’y avait que des hommes dans la cuisine du restaurant, alors que je venais d’un pays où c’était exclusivement le domaine des femmes. Je n’étais pas loin de penser que les hommes ne pouvaient pas cuisiner ! Là, je les voyais mettre la main à la pâte – littéralement – et élaborer de très belles assiettes. J’ai également réalisé qu’à New York, capitale culinaire où l’on pouvait goûter presque toutes les cuisines du monde, les restaurants africains étaient presque inexistants. J’ai commencé à y voir une opportunité.
Mais avant tout, je me suis formé sur le tas. Le chef du Garvins m’a pris sous son aile et m’a appris à préparer les sauces, les fonds,
les découpes de légumes… J’ai ensuite travaillé dans d’autres établissements, notamment Jean-Claude, un bistrot français de Manhattan, avant d’être embauché chez Boom à Soho. J’étais chargé des repas du midi. Le restaurant proposait une cuisine qualifiée de « multi ethnique » (global ethnic food), avec des spécialités venant de plusieurs pays mais non fusionnées entre elles.
Lorsque Boom, porté par son succès, a ouvert une antenne à Miami, non seulement j’y ai été promu chef, mais la direction m’a demandé de mettre au menu certains plats que je préparais pour les « dîners de famille ». Dans la restauration américaine, ceux-ci désignent les repas du staff avant le service. Ils sont confectionnés à tour de rôle par les membres de l’équipe. Quand j’étais préposé à la popote, je choisissais des recettes africaines comme le mafé, le yassa et autres spécialités, armé de mes souvenirs familiaux et gustatifs. Les copains les adoraient. J’appelais parfois ma mère à Dakar pour qu’elle me donne des précisions sur certaines préparations. Je suis ensuite revenu à New York où Boom a ouvert un autre restaurant à Manhattan, Two Rooms. J’y ai conçu la carte d’un espace situé à l’étage, cette fois entièrement dédié à l’Afrique.
Puis je me suis installé à mon compte, comme chef privé pour des réceptions à domicile. Je proposais de la cuisine africaine avec des touches françaises, vietnamiennes, japonaises… J’ai finalement ouvert à Brooklyn mon propre bistrot, Yolélé, en 2000, puis le Grand Dakar restaurant en 2004. Dans les deux cas, il s’agissait de proposer aux New-Yorkais une carte contemporaine ouestafricaine. J’ai fait en sorte que la présentation des plats ne soit pas intimidante pour les clients, en m’adaptant notamment aux habitudes américaines. Par exemple, en Afrique, les sauces sont souvent épaisses et couvrent tout. Dans mes restaurants, chaque ingrédient se distingue, les assiettes sont plus graphiques et épurées, j’esthétise.
J’ai donc appris à cuisiner en cuisinant, mais aussi en lisant des ouvrages spécialisés, par exemple ceux de Julia Child, cheffe, présentatrice de télévision, auteure et chantre de la cuisine française aux États-Unis. Je me suis par la suite inscrit dans des formations pour parfaire mes connaissances dans des domaines qui m’intéressaient particulièrement. Récemment, The Culinary Institute of America, qui est la plus grande école de cuisine des États-Unis, m’a demandé de participer à l’élaboration d’un programme d’études sur les cuisines de la diaspora africaine. J’étais emballé !
La cuisine africaine a en effet une importance fondamentale aux États-Unis, notamment dans le sud, mais aussi en Amérique latine, en raison bien sûr de l’esclavage et du Middle Passage, c’està-dire la traversée de l’Atlantique d’est en ouest par les esclaves. Ce qui est beau, c’est qu’elle a transcendé les frontières en ne cessant de se réinventer. Elle est fondamentalement multiculturelle et c’est la cuisine essentielle de l’Amérique.
On ne parle pas assez, par exemple, d’une histoire que je trouve fascinante : celle du riz. Ce sont les Africains qui ont apporté cette céréale outre-Atlantique. Les Presses de l’Université de Harvard ont publié un livre dédié au sujet, Black Rice (2002). Il existe deux grandes familles de riz dans le monde : l’asiatique (Oryza sativa) et l’africain (Oryza glaberrima). Or, l’ADN du riz cultivé aux ÉtatsUnis est le même que celui du second. Au xviiie siècle, il était déjà largement implanté en Amérique. Il était cultivé par les esclaves ou les marrons – esclaves en fuite –, par exemple des Sénégalais de Casamance ou des Guinéens. Ceux-ci ont appliqué et partagé, dans les plantations destinées au marché local ou européen, leurs savoir-faire dans la culture, la transformation et la préparation de la céréale. La riziculture s’est ainsi diffusée, grâce à eux, en Caroline du Sud, au Brésil, à Cuba ou au Mexique. Imaginez la cuisine mexicaine sans riz ! La diaspora africaine est tout autant celle des
plantes que celle des hommes, qui ont débarqué là avec de véritables compétences agronomiques et culinaires.
Au Sénégal, pour revenir sur le continent, d’autres communautés, par exemple libanaise ou vietnamienne, ont également introduit leurs produits, leurs spécialités et leurs qualifications, et ont ellesmêmes enrichi la carte du pays. Quand j’étais enfant, je me rendais régulièrement chez mon parrain vietnamien dont j’adorais la cuisine. Dans mon livre Yolele! Recipes from the heart of Senegal, paru en 2008, je me penche sur la cuisine traditionnelle du Sénégal, mais sans écarter les multiples influences qui m’ont enrichi : libanaise et vietnamienne, comme je viens de l’évoquer, mais aussi arabe, portugaise, française, américaine… Peu de choses rassemblent autant que la cuisine !
L’Afrique subsaharienne par le menu
onze cuisiniers et cuisinières
Onze cuisiniers et cuisinières présents lors de l’événement itinérant Les Cuisines Africaines, temps fort de la Saison Africa2020, livrent sur le vif quelques souvenirs et recettes peints par Patrick Pleutin. Promenade partielle, partiale et gourmande, par-delà les préjugés, à la recherche des goûts d’Afrique.
LE GOMBO1 anto cocagne
Le gombo, dont il existe plusieurs variétés, est le fruit d’une grande plante herbacée dont les fleurs évoquent celles de l’hibiscus. On l’appelle okra dans le sud des États-Unis, lalo à La Réunion et à l’île Maurice, calou en Guyane ou calalou en Haïti. C’est un ingrédient vraiment typique des cuisines africaines, sur la quasi-totalité du continent. On le consommait ici bien avant l’esclavage et la colonisation. Il est indispensable dans certaines recettes comme l’odika gabonais, un poulet fumé au chocolat, ou encore le soupou kandia sénégalais, un ragoût aux gombos et à l’huile de palme rouge. Son goût est plutôt fade mais ses propriétés texturantes très
1. Vous trouverez les ingrédients des recettes ci-dessous dans les marchés d’Afrique subsaharienne, les épiceries du quartier Château Rouge à Paris dans le 18e, dans celles de Noailles à Marseille, ou encore en ligne, par exemple www.racines-shop.com ou www.alterafrica.com.
intéressantes : il contient une substance mucilagineuse qui épaissit soupes, sauces et ragoûts sans présence d’amidon. Sa consistance gluante rebute d’ailleurs la plupart des gens en France, où l’on connaît surtout des cuisines africaines quelques plats de la diaspora, mais c’est vrai aussi pour de nombreux Africains qui en ont de mauvais souvenirs d’enfance ! Pour atténuer la viscosité du gombo, je l’utilise sous forme séchée et réduite en poudre, je le fais frire comme en Louisiane, je l’ajoute aux préparations en toute fin de cuisson ou je le fais mijoter sans ajout d’eau, comme dans cette ratatouille.
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onze cuisiniers et cuisinières
Gombos ratatouille
Pour 4 personnes, faire chauffer 3 cuillerées à soupe d’huile neutre ou de palme non raffinée. Y faire revenir 200 g d’oignon et 4 gousses d’ail, puis quelques crevettes séchées et des épices à discrétion. Ajouter 200 g d’aubergines africaines blanches coupées en petits cubes. Couvrir et laisser cuire à feu doux pendant 5 mn. Ajouter 400 g de petits gombos taillés en rondelles – au marché, pour choisir des gombos bien tendres, ma mère cassait les pointes qui devaient se rompre facilement –, 100 g de tomates hachées et 100 g de poivrons verts émincés. Saler, poivrer, couvrir et laisser mijoter pendant 10 mn. Incorporer 1 feuille de laurier et 3 branches de thym, puis terminer la cuisson à l’étouffée pendant 5 mn. Accompagner d’un foufou de gari (pâte de semoule de manioc) ou d’un autre féculent.
L’HUILE DE PALME ROUGE georgiana viou
L’huile de palme traditionnelle ou « huile rouge », que l’on utilise dans les cuisines d’Afrique de l’Ouest et centrale, n’a pas grandchose à voir avec l’huile de palme raffinée de l’industrie agroalimentaire, dont la production abîme notoirement l’environnement. Elle a des vertus nutritionnelles et, surtout, beaucoup de goût ! Au Bénin, elle apporte un parfum irremplaçable et une belle couleur orangée à certains plats, par exemple l’amiwo ou « pâte rouge » dont le nom vient de ami-, « huile », et -wo, « pâte ». Cette préparation trouve ses origines dans des couvents vaudous où, autrefois, on pochait des poulets sacrifiés dans de l’eau additionnée d’huile rouge. On préparait ensuite la pâte dans ce bouillon parfumé, avec de la farine de maïs. J’en donne une recette dans mon livre Le goût de Cotonou (Ducasse Édition, 2021). On retrouve cette huile dans certains plats brésiliens d’origine africaine, comme la moqueca de poisson, traite transatlantique oblige. Les palmiers à huile sont ori-
l’afrique subsaharienne par le menu
ginaires des forêts tropicales de l’Afrique de l’Ouest mais ils ont voyagé. Moi aussi. Native de Cotonou, je me suis installée en France il y a plus de vingt ans. Si ma cuisine s’inscrit pleinement dans les saveurs méditerranéennes de ma Provence d’adoption, j’aime de plus en plus utiliser certains produits typiques de l’alimentation du Bénin : gari élaboré avec du manioc, goussi ou « pistaches africaines », ou encore huile rouge comme dans cette focaccia.
Focaccia à l’huile de palme
Pour cette recette totalement inspirée de celle de mon amie Maki Manoukian, photographe culinaire, mélanger 310 g d’eau tiède et 5 g de levure boulangère déshydratée. Laisser reposer pendant 10 mn. Pétrir avec 400 g de farine T55, 100 g de farine T65, 7 g de sel et 50 g d’huile de palme rouge. Couvrir et laisser lever jusqu’à ce que la pâte double de volume. L’étaler sur une épaisseur de 1,5 cm, laisser reposer 20 mn. Faire des trous sur toute la surface avec le bout des doigts, puis laisser lever 20 mn de plus. Émulsionner 20 g d’huile d’olive, 20 g d’huile de palme et 40 g d’eau. Arroser la focaccia de ce liquide, saupoudrer de sel et de thym, enfourner pour 20 mn à 200 °C.
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onze cuisiniers et cuisinières jules niang
Le mil est une céréale peu connue, que l’on avait un temps oubliée au bénéfice du riz dont la culture est plus rentable. Il suscite à nouveau de l’intérêt pour ses avantages agronomiques : domestiqué au Sahel il y a plusieurs milliers d’années, il pousse vite en se contentant de sols pauvres et de faibles pluies. Il est aussi très savoureux. Je l’utilise régulièrement dans mon restaurant Petit Ogre à Lyon, par exemple dans des chouquettes ou des crumbles, ou encore dans des tartelettes dont la pâte est élaborée avec de la farine de mil au goût intense. Je les garnis d’épinards à l’arachide et les accompagne de truite d’Isère. Ce plat parle de mon enfance au bord du fleuve Sénégal où, le soir, on partageait souvent un couscous à base de mil, accompagné d’une sauce de légumes feuilles et de poissons changeant au fil des saisons. Mais il est également ancré dans le territoire lyonnais. Dans le fond, il représente parfaitement ma cuisine. Je suis venu en France pour faire des études supérieures et, en travaillant dans la restauration pour les financer, je suis tombé dans la marmite gastronomique et j’y suis resté. Ce qui m’intéresse, c’est de construire des passerelles entre les terroirs et les continents. J’aime confronter les cultures dans une logique de dialogue, en cuisine et via les fermes que j’ai initiées en Mauritanie et au Sénégal.
Tartelettes au mil
Pour 6 tartelettes, amalgamer rapidement 70 g de farine de mil, 30 g de farine de blé, 1 bonne pincée de poudre de gombo séché, 80 g d’eau, 10 g de beurre fondu, du sel et du poivre des côtes malgaches.
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l’afrique subsaharienne par le menu
Foncer des moules de 12 cm de diamètre et cuire à blanc pendant 15 mn à 170 °C. Délayer 50 g de purée d’arachide dans 200 g de fumet de poisson chaud, laisser cuire 10 mn, ajouter 100 g d’épinards finement hachés, faire mijoter 10 mn de plus puis incorporer hors du feu 100 g d’épinards supplémentaires. Confectionner un condiment avec 50 g de truite fumée hachée, ½ oignon rouge émincé, 3 brins de coriandre ciselés, quelques graines de moutarde, du sel, le jus de ½ citron et de l’huile de noix. Saisir 4 portions de 50 g de truite fraîche, 1 mn côté peau puis 30 sec. côté chair. Griller la peau au chalumeau. Disposer dans chaque tartelette 1 cuillerée d’épinards, du condiment et de la truite. Servir aussitôt.
LES LÉGUMES FEUILLES nathalie
brigaud ngoum
Les légumes feuilles désignent des plantes dont la partie comestible est la feuille, ou simplement les feuilles de nombreuses espèces végétales sauvages ou cultivées. Ils sont omniprésents dans l’alimentation de l’Afrique subsaharienne, où près de mille d’entre eux sont consommés. Ils sont résistants et poussent vite, souvent près des habitations, et demandent peu de travail et d’arrosage. De plus, ils possèdent des vertus médicinales aussi bien que nutritionnelles. Sur les marchés ou les étals au bord des routes, ils sont parfois classés sous des dénominations génériques comme « légumes du village » ou « épinards africains ». Auparavant rejetés par une certaine élite qui les considérait comme une nourriture de classe inférieure, ils sont lentement réhabilités, depuis quelques années, dans le contexte de valorisation des mets et produits locaux. Je suis émue de les évoquer car je viens d’un pays, le Cameroun, où plusieurs délices les mettent en valeur. C’est le cas du plat national, le ndolé, qui désigne à la fois un mets et une plante que l’on trouve beaucoup au Cameroun et au Nigeria. On l’appelle ver-
onze cuisiniers et cuisinières
nonie en français et bitter leaves (feuilles amères) en zone anglophone. Bien cuisiné, le ndolé est un poème. Mais la recette que j’ai envie de partager, une création de mon cru, met en avant un autre légume feuille que l’on trouve en Afrique subsaharienne sous diverses appellations : folong, béwolè, bitekutéku… Il s’agit de l’amarante, facile et rapide à cuisiner.
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Béwolè ou folong en salade
Pour 1 personne, faire blanchir rapidement une vingtaine de feuilles d’amarante dans de l’eau bouillante additionnée d’une pincée de sel gemme ou de bicarbonate alimentaire. Les verser dans une passoire, les rincer à l’eau froide, les presser et les laisser égoutter. Les mélanger avec 1 petit oignon rouge coupé en brunoise et les arroser avec une vinaigrette au choix. Dresser harmonieusement à l’aide d’un emportepièce, ajouter quelques tranches de tomate, des cacahuètes pour le croquant et un tour de moulin de poivre blanc, par exemple de Penja.
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LE FONIO chef binta
J’ai développé une véritable passion pour le fonio lorsque j’étais enfant, pendant la guerre civile en Sierra Leone. Il était difficile de sortir de la maison pour acheter à manger et, de toute façon, la nourriture n’était pas toujours disponible. Le riz que nous avions sous la main était insuffisant et rempli de cafards. Mais cette expérience a fait de moi la cheffe que je suis. J’ai vu et compris dans ma chair à quel point la cuisine peut rassembler les gens et faire tomber les murs. Les voisins se réunissaient pour mutualiser leurs ressources et préparer des repas communs. À un moment, le conflit est devenu si dur que ma famille et moi avons dû aller vivre dans notre village d’origine, en Guinée. Nous sommes très nombreux –plusieurs centaines de cousins ! – et, pour sustenter tout ce monde, nous avons planté dans la ferme de ma grand-mère du fonio, une céréale ancienne, traditionnellement produite et consommée en Afrique de l’Ouest. Elle nous a nourris pendant deux ans. J’en suis devenue l’ambassadrice en connaissant concrètement ses vertus nutritives. Je suis convaincue que le fonio est l’une des réponses aux défis climatiques et de sécurité alimentaire. Il pousse très rapidement, n’a pas besoin de beaucoup d’eau, résiste bien aux maladies et à la sécheresse. Il est également meilleur pour les sols que le riz ou le maïs. Il est aujourd’hui omniprésent dans ma cuisine.
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onze cuisiniers et cuisinières
Salade de fonio
Rincer 500 g de fonio puis le cuire à la vapeur avant de le laisser refroidir. Le mélanger avec 3 belles poignées de feuilles de pissenlit hachées, 150 g de tomates cerises coupées en deux, 200 g de noix de cajou grillées et concassées, 2 mangues pelées et coupées en cubes, quelques oignons verts ciselés, 1 poignée de feuilles de coriandre et 1 autre de menthe. Servir cette salade avec une sauce composée de 3 cuillerées à soupe d’huile d’olive, 1 cuillerée à soupe de jus de citron, 2 cuillerées à soupe de miel, ½ cuillerée à café de sel et 1 cuillerée à soupe de poivre noir.
LE MANIOC olivia de souza
Originaire de l’actuel Brésil, le manioc a été introduit dans le Golfe de Guinée à partir du xvie siècle. Ce tubercule se consomme sous plusieurs formes, dont deux résonnent particulièrement dans mon histoire. Je suis née en Côte d’Ivoire de parents togolais et je porte en moi cette double culture. L’attiéké, une semoule de manioc précuite à la vapeur, a bercé mon enfance ivoirienne. Je le mangeais sur le stand d’une vendeuse de rue avec les copains du quartier, accompagné de poisson frit, de crudités et d’huile « de moteur » –c’est ainsi que l’on appelait l’huile de friture noircie par les utilisations successives ! L’année dernière, j’ai pu pour la première fois emmener mes enfants, ensemble, à Abidjan. Notre première sortie ? Nous sommes allés partager un garba ou attiéké au thon, un plat très populaire en Côte d’Ivoire. En tant que Togolaise, je suis aussi très attachée au gari, une autre semoule de manioc, cette fois torréfiée. Au Togo, les familles disent qu’il faut en envoyer aux enfants partis vivre ailleurs, par exemple pour leurs études. Le gari ne nécessite pas de cuisson : il suffit de le mouiller et de l’agrémenter d’ingrédients du garde-manger, comme une boîte de sardines,
l’afrique subsaharienne par le menu
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pour constituer un repas. Le gari foto est préparé avec de l’omelette et une salsa de tomate, oignon et piment. Quant au pinon, c’est une sorte de polenta de gari cuite avec une sauce. Pour le petit déjeuner, on garnit le gari de lait, sucre et cacahuètes. Humidifié avec de l’eau puis additionné de glaçons, de jus de citron et de cacahuètes, c’est mon goûter préféré.
Gari dossiVerser 1 verre d’eau sur 2 cuillerées à soupe de gari. Sucrer à discrétion, arroser de jus de citron, mélanger et ajouter des glaçons. Laisser gonfler quelques instants mais pas trop : il faut qu’il reste un peu de liquide. Parsemer de cacahuètes grillées avant de déguster.
onze cuisiniers et cuisinièresLES CHENILLES merlin ella
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Les chenilles, fraîches, séchées ou fumées, sont traditionnellement cuisinées dans plusieurs pays d’Afrique. En Afrique centrale, notamment, elles contribuent de longue date à la sécurité alimentaire des populations. D’une manière générale, l’entomophagie, c’est-à-dire la consommation d’insectes, c’est l’aventure de demain ! Ceuxci sont riches en protéines, comme la viande ou le poisson, mais sans impact négatif pour l’environnement. Il me semble que, pour les personnes non habituées, les chenilles sont plus faciles à appréhender que d’autres insectes. Quand elles sont fumées, elles développent des arômes de noisette. Au Gabon, on accommode surtout les chenilles du karité – les larves de lépidoptères se nourrissent de feuilles et d’autres parties d’arbres, arbustes et plantes. Dans la province du Haut-Ogooué, on apprécie beaucoup le nkoumou, un plat portant le nom du légume feuille avec lequel il est confectionné. Les chenilles et les feuilles sont incorporées dans un bouillon très parfumé qui contient des crevettes, du poisson fumé et un peu d’huile de palme rouge. C’est très savoureux mais, pour faire apprécier les chenilles aux néophytes, je conseille plutôt des recettes dans lesquelles elles sont camouflées, comme ces beignets.
Beignets de chenilles
Pour 4 personnes, faire macérer la veille, dans de l’eau tempérée, 100 g de chenilles fumées. Les rincer trois fois à l’eau claire et les
l’afrique subsaharienne par le menu
égoutter. Faire chauffer un filet d’huile dans une poêle. Y faire revenir 1 oignon émincé et 3 gousses d’ail en chemise. Incorporer les chenilles et les faire sauter pendant 2 mn, puis ajouter 1 branche de thym effeuillée. Saler, poivrer et débarrasser sur du papier absorbant. Préparer une pâte à frire. Y tremper les chenilles puis les frire dans une huile bien chaude. Quand elles sont dorées, les égoutter et les déguster sans tarder pour l’apéritif, avec un vin blanc sec, telles quelles ou accompagnées d’une sauce tomate pimentée.
LA BANANE PLANTAIN prisca gilbert
La banane plantain est plus épaisse, longue et ferme que la banane dessert. Sa couleur change en fonction de la maturité, du vert au noir en passant par le jaune. Sous la peau, la chair, qui présente une meilleure tenue en cuisson, est moins sucrée et plus riche en amidon. Elle a bercé mon enfance et nourri ma cuisine car on l’utilise beaucoup en Côte d’Ivoire, sous toutes ses formes : mûre et frite en morceaux pour le célèbre alloco – l’un des plats nationaux –, accommodée en beignets pour le klaklo, bouillie pour l’akpessi, pilée pour le foutou ou le foufou, braisée au charbon de bois pour le blissi, en papillote pour l’apiti… Quant aux chips fines et croustillantes de banane plantain, aux arômes délicats et presque floraux, ce sont les snacks numéro un de la street food ivoirienne. On en trouve à tous les coins de rue, où les tranches de banane sont frites dans de l’huile de palme ou d’arachide. J’en raffolais quand j’étais enfant. Je les sers souvent avec du poisson grillé, par exemple du mérou, et un moyo composé de tomates, oignons et concombres pour apporter de la fraîcheur. Elles existent aussi en version sucrée. Elles sont alors élaborées avec des bananes plus mûres.
onze cuisiniers et cuisinières
Chips de banane plantain
Éplucher 1 banane plantain verte et la tailler en fines tranches, dans la longueur, à l’aide d’une mandoline. Les faire tremper dans un bol d’eau froide pendant 10-15 mn. Les égoutter, les déposer dans un plat et les saupoudrer de 2 pincées de sel. Faire chauffer ½ l d’huile pour friture dans une poêle. Y frire les tranches de banane pendant 5 mn. Quand elles sont bien dorées, les égoutter sur du papier absorbant. Les laisser refroidir.
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l’afrique subsaharienne par le menu
LES SÉCHERIES ET CONSERVES HALIEUTIQUES
clarence kopogoPendant trente ans, je n’ai pas mis un pied en Centrafrique, mais je suis restée connectée à mon pays d’origine grâce à la langue et surtout la cuisine. En Afrique subsaharienne, poissons, crevettes et coquillages, pêchés en mer ou en eau douce, sont conservés en abondance grâce à différents procédés, mis en œuvre seuls ou combinés : salaison, séchage, fumaison, fermentation. Ces trans formations traditionnelles sont souvent assurées par les femmes qui en tirent des revenus. Des initia tives sont menées pour pré server les savoir-faire tout en sensibilisant les populations aux bon nes pratiques sanitaires et à la préservation de l’environnement. En cui sine, ces produits sont utilisés en guise de condiments ou comme sour ces de protéines animales. sénégalais, adjovan béninois… : leur utilisation est codifiée et associée à des plats particuliers. Pour moi, ils ont le goût typique des cuisines africaines et des plats des mamans, avec un côté à la fois rassurant et corsé. Ils sont notre régions du monde le garum ou le nuoc-mâm. De véritables exhausteurs de goût ! Ici, en France, j’aime utiliser des poissons fumés locaux pour retrouver cette saveur du continent, en ajoutant un produit 100 % africain comme dans ce consommé.
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onze
cuisiniers et cuisinièresConsommé de poisson fumé
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Réunir dans une marmite des têtes et arêtes de poisson frais, une ou deux carottes, un bouquet garni et, si possible, un poisson séché africain (bonga, sardinelles). Ajouter du maquereau fumé – je l’adore, il me rappelle le moto moko préparé en Centrafrique par les Congolais, avec un fumage et un séchage très rapides qui lui donnent une texture ultra-fondante. Couvrir d’eau, porter à ébullition et faire réduire à frémissement pendant plusieurs heures. Servir le consommé filtré et bien chaud dans des petits bols, avec quelques moules juste ouvertes ou d’autres coquillages, ainsi qu’un soupçon d’huile de palme rouge en finition.
LE NIÉBÉ glory kabe
J’ai redécouvert le niébé ou haricot cornille – black-eyed pea en anglais – à Salvador de Bahia, où je me suis installée lorsque j’ai décidé de devenir cuisinière. Je me suis sentie immédiatement chez moi dans cette ville intensément afro-brésilienne, qui était autrefois le premier port d’esclaves des Amériques. Je suis également tombée amoureuse de la cuisine locale, dont de nombreuses spécialités sont issues de plats africains. Il y a plusieurs centaines d’années, nos sins ont quitté le continent et ont décidé de porter avec fierté la culture qu’ils avaient sée derrière eux, voyant notamment
l’afrique subsaharienne par le menu
Gare aux clichés, même quand ceux-ci sont de bonne volonté ! L’Afrique subsaharienne n’est pas une zone préservée de la modernité alimentaire, pour le meilleur et pour le pire. Le bouillon Maggi, par exemple, est une star de l’assaisonnement dans les marmites du continent, au grand dam de nombreux chefs qui, comme Anto Cocagne, militent pour réhabiliter les mélanges d’épices et autres pâtes condimentaires traditionnelles. À l’autre bout de l’échelle des représentations, l’Afrique est présente dans le secteur du luxe gastronomique, y compris avec des produits inattendus sous ces latitudes. Le Malgache Lalaina Ravelomanana, premier chef africain intronisé par l’Académie culinaire de France, est ainsi l’ambassadeur de Rova Caviar, dont l’aventure a commencé en 2009. La ferme d’esturgeons, installée à Madagascar dans le lac Mantasoa, à mille quatre cents mètres d’altitude, comprend aujourd’hui plusieurs espèces. « Quand le projet a été lancé, tout le monde était mort de rire, confie Lalaina. Aujourd’hui, le premier caviar africain séduit des chefs du monde entier. Sa longueur en bouche est exceptionnelle et sa texture remarquable. Je le travaille par exemple en glace, de l’entrée jusqu’au dessert. »
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Mais aussi...
leurs recettes, produits et savoir-faire. Le niébé, utilisé par exemple dans les beignets appelés acarajés au Brésil et akara dans plusieurs pays africains, en fait partie. Originaire d’Afrique, il appartient à la famille des légumineuses et partage avec elles une forte teneur en protéines végétales, ce qui fait de lui un produit incontournable de ma cuisine afro-végan. C’est d’ailleurs au Brésil, l’un des pays de la grillade de viande rouge nommée churrasco, que j’ai paradoxalement décidé de devenir végan ! J’utilise le niébé dans des pains plats, des beignets, des gnocchis, du houmous ou encore le red red, un ragoût épicé d’origine ghanéenne que je sers avec de la farofa, l’équivalent au Brésil du gari de manioc, et de la banane plantain.
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onze cuisiniers et cuisinières
Houmous de niébé
La veille, faire tremper 200 g de haricots niébé dans une grande quantité d’eau froide. Les égoutter et les cuire à l’eau jusqu’à ce qu’ils soient bien tendres. Faire confire 2 gousses d’ail au four avec leur peau, à 180 °C, pendant 30-40 mn. Elles doivent être brunes à l’extérieur et fondantes à l’intérieur. Mixer les haricots égouttés, l’ail refroidi et pelé, le jus de 1 citron jaune, 45 g de tahini, 45 ml d’huile d’olive et du sel. Goûter et rectifier l’assaisonnement avant de servir.
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LE RIZ marianne mbaye
Je suis née au Sénégal, dont deux des plats emblématiques sont élaborés avec du riz : d’une part le yassa, d’autre part le thiéboudiène ou ceebu jën en wolof – littéralement « riz au poisson » –, inscrit en décembre 2021 sur la liste du Patrimoine culturel immatériel de l’humanité par l’UNESCO. Le riz est très consommé en Afrique subsaharienne et notamment celle de l’Ouest, sous forme de grains entiers ou de brisures. L’espèce africaine (Oryza glaberrima) y a été domestiquée au troisième millénaire avant notre ère. Elle est encore cultivée dans certaines zones, par exemple la Casamance, mais beaucoup moins que la variété asiatique (Oryza sativa) introduite par les Portugais entre les xve et xviiie siècles. Cette production reste toutefois insuffisante pour les besoins du continent en raison de l’absence d’organisation d’une filière locale et de la démographie galopante. On importe donc du riz, surtout d’Asie, mais certains pays développent des projets pour essayer de
l’afrique subsaharienne par le menu
retrouver une souveraineté alimentaire. En 2013, j’ai écrit un recueil de recettes consacré au sujet, Le riz, dix façons de le préparer, paru aux Éditions de l’Épure.
Mon « truc de riz »
Laver 50 g de riz pour le débarrasser de son amidon. Le laisser tremper une nuit. L’essorer et le cuire 5 mn dans 1,5 l d’eau bouillante. Le laisser reposer pendant 15 mn hors du feu, à couvert. Le filtrer en gardant l’eau de cuisson, l’assaisonner avec une pincée de sel et une autre de sucre, puis le mixer avec l’eau et filtrer à nouveau : on obtient du lait de riz. Celui-ci peut être servi chaud, nature ou salé, avec des arachides bouillies, légèrement brisées et beurrées. Sucré, par exemple avec du sucre complet, il se déguste chaud ou froid, agrémenté avec du chocolat ou du beurre de cacao, ou encore du beurre de cacahuète et quelques « casse-dalles » écrasés (pralines, nougat, caramel…). Il peut également être relevé de poudre du fruit du baobab. En réduisant le volume d’eau au moment de mixer, on obtient un appareil épais, à utiliser pour créer des entremets ou à servir avec une gelée de fruits rouges.
Les illustrations de ce menu ont été réalisées par l’artiste Patrick Pleutin, qui peint principalement à partir de performances réalisées in situ, comme ici, pour Les Cuisines Africaines, dans les cuisines d’Anto Cocagne ou Clarence Kopogo. Grand habitué de nos nourritures et ustensiles du quotidien, qu’il dessine régulièrement pour M, le magazine du Monde, il compose au fil des années une cartographie poétique du goût et des gestes, cheminant aussi bien dans les marchés d’Analakely, à Madagascar, que sur les routes d’Auvergne à la rencontre des producteurs.
Variations autour du gluant
mayalen zubillaga, coordinatrice du numéro
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« C’est Dans la sauce
Gluante
D’un soleil radieux Que glissait Le repas de ce jour. »
Frédéric Pacéré Titinga, La poésie des griots (Éditions Silex, 1982)
Au détour d’une longue conversation sur la cuisine du Bénin, l’amie Georgiana Viou évoquait il y a quelques années son penchant pour la sauce gluante au gombo : « C’est un légume très particulier, visqueux, que je n’aurais jamais mangé si je n’avais pas
grandi avec lui. Ma mère dit qu’on peut atténuer cette consistance avec du jus de citron. »
Le gombo, légume fruit issu de la famille botanique des malvacées, est le plus connu des ingrédients à haut potentiel gluant. En Afrique du Nord, dans les Balkans ou au Proche-Orient, son goût et ses qualités épaississantes sont particulièrement estimés, mais pas ses velléités visqueuses que l’on s’efforce de contrarier grâce à plusieurs astuces, par exemple la cuisson des capsules entières ou l’ajout d’éléments acides tel le citron conseillé par Romaine, la mère de Georgiana. Au contraire, en Afrique de l’Ouest et centrale, ainsi que dans les lieux où les esclaves ont emporté une partie de leur cuisine, la vigueur gluante du gombo et d’autres plantes riches en mucilages, ces substances qui gonflent au contact de l’eau en prenant une consistance visqueuse, est appréciée et recherchée pour elle-même.
En Occident, où les mucilages semblent surtout intéresser, chez les férus de cuisine healthy, la troupe grandissante des préoccupés de l’intestin, l’appétence pour le gluant intrigue. Une étude publiée dans la revue internationale Appetite souligne que, parmi les caractéristiques des ingrédients majoritairement considérés comme « dégoûtants », cette texture arrive en tête1. Elle ramène à la pourriture et à l’animalité, aux aliments avariés et aux multiples sécrétions du corps, tolérées tant qu’elles restent à l’intérieur. La grille sémantique française n’est pas tendre : le Robert indique que le mot « gluant » signifie « visqueux et collant (d’une manière désagréable) », tandis que « visqueux » définit ce « qui est épais et s’écoule avec difficulté », ou, au sens figuré, ce qui est « répugnant par un caractère de bassesse, de traîtrise ». Curieusement, le seul aliment qualifié de gluant, dans le langage courant, ne l’est pas : il
s’agit du riz gluant asiatique, collant mais non visqueux – en anglais, on parle de sticky rice.
Entendons-nous bien : le gluant évoqué ici n’est pas tout à fait celui d’un blanc d’œuf cru, même si l’omelette opportunément qualifiée de baveuse divise les gourmets, ni celui de la gélatine d’une tête de veau. Si certains champignons sont par ailleurs dits baveux, tel l’Hygrophorus latitabundus baptisé « limace » – ou « morvelous » chez les Provençaux qui ont l’art de la métaphore malicieuse –, ils sont loin de plaire à tous, et la partie gluante de leur chapeau, réputée laxative, est souvent retirée avant la cuisson. Il ne faut pas non plus confondre le visqueux, à la fois synonyme, qualificatif et superlatif du gluant, et la viscosité, par exemple celle du gluten – même racine que gluant, glu, colle – ou du jus de cuisson des pois chiches. Ce dernier, comme le gel sécrété par les graines de lin, est un substitut efficace au blanc d’œuf pour les personnes allergiques ou végans. Quant au blanc de poireau, il a beau contenir des mucilages lui apportant du moelleux, il reste léger en bouche une fois cuit, même sous sa vinaigrette. Dans les sauces gluantes africaines, la texture est épaisse, filante et plus ou moins extensible. Chez les Bamiléké du Cameroun, le nkui est préparé avec l’écorce des tiges de Triumfetta pentandra, une malvacée comme le gombo. Accompagnée de couscous de maïs, cette sauce parfumée, si gluante « qu’aucun ustensile ne peut l’attraper »2, est mangée à la main et traditionnellement servie aux femmes qui viennent d’enfanter. Dans un reportage de la Deutsche Welle, l’une d’entre elles explique que « ça fait couler bien les seins », et sa mère ajoute que, « quand une femme accouche, première des choses, il faut d’abord le nkui pour nettoyer toutes les saletés dans le ventre ». D’une valeur énergétique élevée, cette spé-
cialité nourrit aussi les bébés et jeunes enfants, qui ont du mal à avaler les féculents grossiers3.
Au sud du Sahara, les sauces désignent non pas, en effet, des compositions d’accompagnement présentées dans des saucières, mais des préparations complètes de type ragoût qui escortent des « pâtes », sortes de polentas plus ou moins épaisses de céréales, racines ou tubercules, ou bien des couscous, dont elles facilitent la déglutition.
3. Clément Saidou, « Propriétés physico-chimiques et fonctionnelles des gommes hydrocolloïdes des écorces de Triumfetta cordifolia et Bridelia thermifolia », thèse de doctorat, Universités de Grenoble et de Ngaoundéré, 2012.
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Toujours au Cameroun, chez les Peuls du Diamaré, le « registre du gluant (kolboto) est caractéristique de la cuisine »4, avec l’utilisation de nombreuses feuilles sauvages aux propriétés mucilagineuses. L’onctuosité qu’elles apportent aux sauces permet de faire glisser les « boules », par exemple de sorgho, notamment chez les tout-petits. Paulette Roulon-Doko, qui a longtemps travaillé auprès du peuple Gbaya en Afrique centrale, évoque aussi cette fonction mécanique du gluant, qui entraîne les morceaux de pâte de manioc chez les enfants en phase de sevrage et les malades peinant à mastiquer5. Le Mauritanien Jules Niang, chef et propriétaire du restaurant Petit Ogre à Lyon, confirme intuitivement cette interprétation :
« Le couscous traditionnel de mil, très rugueux, est mélangé avec de la poudre de feuilles mucilagineuses pendant sa cuisson pour compenser son côté étouffant. On l’accompagne d’une sauce soyeuse à base de feuilles fraîches, pas forcément gluantes mais cuites longtemps afin d’obtenir une trame très lisse : en France, on fait juste tomber les épinards, alors qu’en Afrique de l’Ouest, on n’a pas la culture du légume croquant. »
Parmi les feuilles, la corète potagère ou Corchorus olitorius L. – encore une malvacée – est un autre éminent pourvoyeur de gluant. Sa sauce accompagne, au Nigeria, les « boulettes féculentes » de manioc, d’igname ou de mil6, et, au Mali, le fakuhoy et le laahoy sont les deux variantes d’une même recette : la première tire sa consistance de la corète, la seconde… du gombo7 ! Dans son
4. Henri Tourneux, « Les préparations culinaires chez les Peuls du Diamaré (Cameroun) », Ressources vivrières et choix alimentaires dans le bassin du lac Tchad, IRD Éditions, Prodig Éditions, 2005.
5. Paulette Roulon-Doko, « Le symbolisme du gluant chez les Gbaya » (Internationale de l’imaginaire n° 7, « Cultures, nourriture »)
6. L. Fondio et G. J. H. Grubben, « Corchorus olitorius L. », Ressources végétales de l’Afrique tropicale 16. Plantes à fibres, Fondation PROTA, 2012.
7. Monique Chastanet, « La cuisine de Tombouctou (Mali), entre Afrique subsaharienne et Maghreb », Horizons maghrébins n° 59, juin 2009.
livre Le goût de Cotonou8, Georgiana Viou rapproche la « sauce crincrin » de la mloukhiya nord-africaine et orientale : les deux sont à base de corète. Néanmoins, au Maghreb, où le mot mloukhiya désigne aussi parfois le gombo, ce n’est pas la texture gluante qui est recherchée mais l’onctuosité : le long mijotage de la version tunisienne, à base de poudre de corète séchée, fait perdre à la préparation sa consistance visqueuse.
Bien entendu, cette texture particulière, également appréciée au Japon à travers quelques aliments dits neba neba – nattõ, tororo, gombo émincé… –, ne fait pas plus l’unanimité en Afrique subsaharienne que la tête de veau, le boudin, les tripes ou les cuisses de grenouille en France. Les frontières entre goût et dégoût sont parfois ténues dans une même culture : « A quoi tient que l’amateur d’escargots ne mange guère de limaces ? » se demande le philosophe Robert Maggiori9. « Les gens me parlent souvent de leurs mauvais souvenirs d’enfance avec le gombo, insiste la cheffe Anto Cocagne. La sauce gluante rappelle la morve et file entre les doigts, ce qui n’est pas agréable dans les cultures où l’on mange avec les mains. Chez moi, au Gabon, on ajoute d’ailleurs le gombo en toute fin de cuisson pour éviter que la sauce ne soit trop gluante, alors que dans d’autres régions, on la renforce en écrasant les légumes pour libérer leur gomme mucilagineuse. »
Monique Chastanet, spécialiste de l’histoire des plantes et de l’alimentation en Afrique sahélo-soudanienne, démêle ci-dessous les fils de cette rapide incursion au cœur du gluant. Nos échanges, ainsi que ceux que nous avons menés avec les protagonistes de ces Cuisines Africaines, ont surtout ouvert nos appétits. Nous aurions pu, sur les chemins d’une promenade littéraire et musicale, parta-
ger avec Aminata Sow Fall un soupou kandia, « festival où se côtoient poissons, viande, crustacés, gombos, bouquets d’oignons verts et de piment, condiments forts » 10. Le chanteur Youssou N’Dour adore ce plat mais évite de le consommer souvent à cause du gombo, « un légume un peu gélatineux qui peut être dangereux pour la voix car il a tendance à s’installer sur les cordes vocales et à s’endormir dessus »11. Par-delà l’océan, nous nous serions attablées avec des Afro-descendants du Brésil, de la Louisiane ou des Caraïbes, puis, sur les continents de l’imaginaire, nous aurions découvert que chez les Ambuun, un peuple de la République démocratique du Congo, le gluant du gombo a la réputation de faciliter les accouchements, d’accroître la puissance sexuelle des hommes et de permettre aux prisonniers de s’échapper des mains de leurs ennemis12 – nous nous serions bien gardées, alors, de sourire de la pensée magique des « autres », nous qui vénérons chaque année de nouveaux aliments sain(t)s.
Une des caractéristiques des cuisines africaines, qu’on retrouve rarement ailleurs, c’est la consistance gluante de certains plats. À des degrés divers cependant, selon les produits, les recettes et les régions. Repas et collations associent en général une « sauce » ou un laitage avec des céréales – ou d’autres nourritures de base (ignames, bananes plantain, manioc, etc., à côté de graminées, fruits et tubercules de cueillette). Les sauces représentent un élément essentiel, au niveau du modèle alimentaire et de l’apport nutritionnel. Elles contribuent à singulariser, voire à désigner des mets. Dans ce cas, la présence d’un aliment de base – en plus grande quantité – est sousentendue. Quant aux laitages, ils sont surtout consommés avec des céréales, le lait frais ou caillé jouant le rôle de liant.
L’usage de produits mucilagineux procède à la fois d’un choix et d’une nécessité. On pense d’emblée à des légumes fruits ou légumes feuilles entrant dans la composition de sauces gluantes : le gombo, Abelmoschus esculentus, la corète potagère cultivée et de cueillette ou muluxiya en arabe, Corchorus sp., les feuilles de niébé, Vigna unguiculata, ou de haricot, Phaseolus vulgaris, etc. Dans certains cas, ces sauces vont de pair avec une autre, composée de viande, de poisson, de condiments et d’épices, pour accom-
Sauces et autres produits gluants dans les cuisines africaines, entre choix et nécessité
pagner le plat de base. Nécessité aussi de ces produits mucilagineux, liée à une certaine sécheresse des céréales d’Afrique subsaharienne, par rapport aux céréales d’Europe et du Maghreb, ainsi qu’à la relative rareté des matières grasses, dont la fonction peut se rapprocher de celle des mucilages, mais dont la disponibilité varie beaucoup selon les régions et les saisons.
Les bouillies épaisses de céréales – appelées « pâte » ou « boule » en français local, et même « gâteau » au Mali par rapprochement avec le terme bambara tau – sont très consistantes et difficiles à consommer seules. Aussi ces sortes de polentas, à base de farine, de brisures, etc. – on en connaît diverses recettes, certaines visant à les rendre moins compactes –, sont-elles servies avec une sauce gluante. Il existe, par ailleurs, d’autres modes de cuisson des céréales, qui font intervenir différemment des produits mucilagineux.
En Afrique soudano-sahélienne, dans le couscous de mil, Pennisetum glaucum, ou de sorgho, Sorghum bicolor, c’est le plus souvent de la poudre de feuilles de baobab séchées, Adansonia digitata, ou de fruits de gombo séchés, qu’on mélange à la « graine » avant la dernière cuisson. Les mucilages procurent une sensation d’onctuosité, comparable à celle que donneraient des lipides, et facilitent l’ingestion de la céréale. Ce qu’exprime ce proverbe sérère du Sénégal : « Tu es désagréable comme un couscous sans laalo !», le laalo désignant la poudre de feuilles de baobab en wolof, en peul, etc. Mais il existe des variations selon les régions et les types de préparation. En milieu peul, dans la vallée du Sénégal, on met moins de laalo car on termine le couscous du soir, mangé d’abord avec une sauce, en versant du lait frais sur la « graine », celle qui reste dans le plat et qu’on augmente de quelques poignées. En général, on n’utilise pas de mucilage dans des couscous de plus gros calibre, consommés avec des laitages : en pays soninké
– Sénégal, Mali, Mauritanie –, il s’agit du soose, passé deux fois à la vapeur, et du fonde, cuit dans de l’eau bouillante.
On peut également cuisiner les céréales avec la sauce qui les accompagne. Au Sahel et au Maghreb, il existe des recettes où la sauce et le couscous sont cuits ensemble à la vapeur. En Afrique subsaharienne, même chose avec de la semoule (non roulée). Chez les Soninkés, il s’agit du soola avec du couscous, du futti et du jukka avec de la semoule. Des mucilages ou des matières grasses font partie des ingrédients : gombo coupé en petits morceaux, arachides pilées, Arachis hypogæa, poudre de feuilles de baobab ou de gombos séchés.
En Sénégambie, les brisures de céréales bouillies dans de l’eau sont mangées avec un laitage. On peut aussi les faire cuire dans une sauce, avec de la poudre de feuilles de baobab ou des arachides, ou bien arroser l’ensemble de beurre de vache au moment du repas. En soninké, on parle alors d’une « cuisine à une seule marmite ». Autrefois dévalorisée par rapport aux mets où céréale et sauce sont préparées séparément, cette façon de procéder a conquis ses lettres de noblesse avec le « riz au poisson » sénégalais. Mis au point au tournant du xxe siècle, considéré par la suite comme « plat national », il vient d’être inscrit au patrimoine immatériel de l’UNESCO en 2021 – c’est l’huile d’arachide qui assure ici l’essentiel du liant. Ce mode de cuisson est assez répandu en Afrique : dans le bassin du lac Tchad, par exemple, on faisait une bouillie d’éleusine, Eleusine coracana, mélangée avec du sésame, Sesamum sp., ou de l’arachide, le tout additionné d’un fruit de cueillette sucré, Vitex doniana. De nos jours, le riz s’est substitué à cette ancienne céréale, mais la préparation s’est maintenue. Si, dans ces recettes, la sensation gluante est moins prononcée qu’avec une sauce au gombo ou à la corète, des mucilages ou des corps gras sont bien présents.
En plus de leur qualité gustative propre et de leur fonction de liant, les produits mucilagineux sont riches sur le plan nutritionnel, apportant vitamines et minéraux, ainsi que des protéines végétales dans le cas de la poudre de feuilles de baobab, le séchage favorisant le développement de ces nutriments. Sans parler du rôle de nourritures de sevrage que ces sauces gluantes peuvent jouer, ou d’aliment reconstituant après un accouchement, comme l’évoque Mayalen Zubillaga. Une part d’empirisme est sans doute intervenue dans ces choix et dans la mise au point de ces techniques culinaires. À noter, enfin, que ces produits proviennent de l’agriculture ou de la cueillette, activité qui est restée importante en Afrique en période de suffisance et de pénurie.
Mucilages et matières grasses peuvent être interchangeables dans certaines recettes d’Afrique subsaharienne, malgré leur nette distinction sur le plan linguistique : il existe, en effet, un véritable continuum entre le gras et le gluant au niveau des goûts et des textures recherchés. Les matières grasses, végétales ou animales, sont très variées mais assez rares et soumises à des rythmes saisonniers, même si certaines se conservent et font l’objet d’échanges locaux. On peut citer le beurre de vache, l’huile de poisson, le beurre de karité, l’huile de palme, des protéagineux comme le sésame et l’arachide, etc. Cette saisonnalité renforce le recours à des produits mucilagineux. Toutefois les cuisinières avaient ou ont encore d’autres choix à leur disposition, en privilégiant une matière grasse quand c’est possible. En zone sahélienne, des graines de pastèque, Citrullus sp., ou des graines de coton, Gossypium sp., donnent des sauces très grasses : à Tombouctou, ce sont des plats énergétiques de saison froide, servis avec du riz arrosé de beurre de vache. Autre cas de figure en pays soninké, dans la haute vallée du Sénégal : on pouvait mettre de l’huile de sésame dans la « graine » de couscous, notamment de fonio, Digitaria exilis. On se
servait alors de sésame cultivé, Sesamum indicum, plus riche en huile que les espèces spontanées. Ou bien d’huile d’un fruit de cueillette, le Balanites aegyptiaca, arbre caractéristique du Sahel. Ou encore d’arachides pilées. Cependant cette culture du sésame et donc cet usage ont disparu au milieu du xxe siècle, face au succès de l’arachide. Et le fonio ne fait plus partie des céréales locales.
Au Maghreb, le couscous appelle aussi la présence d’un liant même si le blé dur et l’orge sont des céréales plus hydratées que celles d’Afrique subsaharienne. Ce sont des corps gras qui jouent ce rôle en général : beurre (frais, salé ou fondu), huile d’olive, huile d’argan. Selon les recettes, les produits et les régions, on les ajoute avant la dernière cuisson du couscous ou dans le plat de service, différentes matières grasses pouvant ainsi être associées à la « graine ». Sans parler de l’huile d’olive ou de la graisse de mouton utilisées dans le bouillon, et qui contribuent à lier le tout au moment du repas. On peut parfois utiliser un mucilage : dans la région aride de Biskra (Algérie), on mélange à la céréale – comme on le fait en Afrique soudano-sahélienne – du gombo ou du pourpier, Portulaca oleracae.
Ce goût pour le gluant, ou pour une substance grasse et liante, fait donc intervenir plusieurs stratégies culinaires, qui reposent sur une grande diversité d’ingrédients et de techniques. Sans oublier la dimension culturelle de ces pratiques, quand il s’agit de gluant en particulier, et sur laquelle Mayalen Zubillaga attire notre attention. Cette appétence, plus ou moins développée selon les régions, établit néanmoins des points communs entre les cuisines africaines à l’échelle du continent.
Partout, la cuisine parle aussi de la vie, de la terre, des paysans et des circuits de distribution. Je viens de Wothie, un village mauritanien établi au bord du fleuve Sénégal. Après des études d’économie et de gestion à Nouakchott puis à Dakar, ainsi qu’un master de gestion à Nice, j’ai décidé de devenir cuisinier. En 2013, j’ai ouvert le restaurant Petit Ogre à Lyon. Ma formation culinaire s’est faite en France, où j’ai appris la rigueur et l’exigence de traçabilité. Je m’inscris pleinement dans le territoire lyonnais dont j’utilise bien sûr les ressources, mais je ne suis pas strictement locavore, car l’ailleurs, j’en viens. En m’approvisionnant pour le restaurant, je
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Le projet OLEL : réinvestir la production alimentaire sur le continent
me suis très vite interrogé sur la provenance de certains ingrédients courants en Afrique, que l’on trouve dans les épiceries dites
« du monde » : ils ne sont pas produits sur le continent africain. Le tamarin, par exemple, provient majoritairement d’Inde. En parallèle, pendant mes voyages, j’ai constaté que certaines terres mauritaniennes et sénégalaises étaient fertiles mais peu exploitées. Plusieurs espèces cultivées traditionnellement ou poussant naturellement ont été oubliées au profit de plantes plus en vue, et une part importante de la production est destinée à l’exportation alors que la population peine parfois à se nourrir.
Le projet OLEL, qui consiste à initier et accompagner des fermes en Afrique de l’Ouest, est né de ces questionnements : pourquoi désinvestir la production sur le continent ou la laisser partir à l’export au détriment du ravitaillement local, et comment se saisir concrètement de ces questions alimentaires essentielles ? Nos fermes sont pour l’instant au nombre de quatre : une grande en Mauritanie et trois autres, plus petites, au Sénégal. Le modèle est celui de la ferme intégrée : les productions sont variées et interdépendantes, avec une vocation durable et un fort aspect social et communautaire. Ma mère est sénégalaise et mon père mauritanien, tous les deux sont peuls. Dans la langue de ce peuple d’Afrique de l’Ouest, le mot olel signifie « écho ». Il symbolise pour moi les souvenirs d’enfance, le jeu qui consistait à emmener sa voix le plus loin possible, la parole portant les bonnes nouvelles au fil de l’eau du fleuve.
Avec ses vingt hectares, la ferme Capitaine, située entre les villages de Wothie, Bolol Doggo et Rottie, en Mauritanie, est la plus vaste des quatre. Il s’agit de celle de mon père. Auparavant, ses terres étaient exploitées seulement trois ou quatre mois dans l’année, durant la saison des pluies. Nous avons démarré en 2020 et la marge de progrès était énorme. Pour l’arboriculture, nous avons
misé sur la mangue, très prisée dans la zone, et le citron, incontournable pour la préparation du ceebu jën1 ou thiéboudiène, afin de sécuriser les revenus des paysans et pérenniser la structure à moyen terme. Nous avons également planté des arbres ou arbustes comme l’hibiscus, le sump ou dattier du désert, une plante endémique, ou encore du nébéday ou moringa, une espèce très résistante, presque disparue dans la région, et dont les feuilles et autres parties consommables ont des vertus nutritionnelles appréciables. Les cultures sont d’abord basées sur ce que mangent quotidiennement les populations, avec également quelques productions sus-
1. Le ceebu jën, inscrit sur la liste représentative du patrimoine culturel immatériel de l’humanité comme « art culinaire du Sénégal », est un plat à base de riz, poisson séché, mollusques, tomates et légumes de saison cuits dans « une seule marmite ».
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ceptibles de générer des excédents commercialisables via une transformation ou une exportation : noix de cajou, arachide…
Les aliments traditionnels, des ressources nutritionnelles
CLAIRE MOUQUET-RIVIER directrice de recherche à l’Institut de Recherche pour le développement (IRD)
J’anime une équipe spécialisée dans les questions de nutrition et de santé des populations au sud du Sahara. Il s’agit notamment de lutter contre les carences en micronutriments, en particulier chez les femmes et les enfants. Avec nos partenaires dans ces pays subsahariens, nous définissons, face à des problématiques de sous-nutrition ou parfois de sur-nutrition, des stratégies basées sur l’utilisation d’aliments présents localement. Certains produits phares des cuisines africaines subsahariennes sont particulièrement intéressants, par exemple les légumes feuilles. En France, on mange des épinards, des blettes et un peu d’oseille, mais en Afrique, presque toutes les feuilles de plantes sont consommées (feuilles d’amarante, de patate douce, manioc, baobab, oseille africaine, corète potagère...). Elles sont utilisées fraîches ou séchées, et cuites dans des sauces qui accompagnent des « pâtes » élaborées avec un produit amylacé, qu’il s’agisse de céréales (blé, maïs, riz, mil, sorgho...) ou de racines ou tubercules (manioc, igname, taro...). L’Afrique subsaharienne est aussi l’une des régions où l’on consomme le plus de légumineuses, dans une grande diversité : plusieurs variétés de niébé, fèves et pois multiples, zamné, néré transformé en condiment appelé nététou, soumbala, afitin, dawa-dawa ou iru selon les pays... Les légumineuses contiennent des quantités notables de micronutriments, fibres, minéraux et protéines, et permettent d’améliorer la durabilité des systèmes alimentaires.
Concernant le maraîchage, l’objectif est là aussi de produire, pour un usage local, des ingrédients consommés traditionnellement : légumes et racines comme le gombo, la tomate, l’aubergine ou le manioc, céréales tels le maïs ou le petit mil appelé souna, légumineuses comme le niébé. Les variétés à usage multiple sont privilégiées. La pastèque, par exemple, offre plusieurs parties intéressantes : d’abord la chair en tant que fruit, puis les amandes des graines séchées, égousi ou « pistaches africaines », pour agrémenter les sauces, et enfin la plante après récolte pour nourrir les ruminants. La ferme Capitaine fournit également, comme les trois autres, de nombreuses feuilles destinées à être cuisinées comme des légumes. Elles sont issues du baobab, du moringa, du niébé, du manioc, de la patate douce et de plusieurs autres espèces. Enfin, pour l’élevage, les races locales dominent car elles sont rustiques, c’est-àdire adaptées au milieu. D’autres races peuvent être introduites pour améliorer la productivité
laitière (vaches et chèvres) ou la production de viande (moutons et poules), mais toujours dans un modèle extensif et basé sur les ressources naturelles.
On trouve ainsi, dans la ferme Capitaine, tout ce dont un humain a besoin pour – très bien – se nourrir : des œufs, des viandes blanches et rouges, du lait, des fruits, des légumes, des feuilles, des légumineuses et des céréales. Le tout est produit dans une logique qui va souvent plus loin que le bio, car la polycultureélevage permet de créer des systèmes vertueux et circulaires, avec par exemple des animaux qui amendent naturellement les terres pour les cultures. À la suite d’une étude menée sur le terrain, nous avons par ailleurs creusé un puits et mis en place un système de pompage alimenté par énergie solaire afin de pérenniser l’approvisionnement en eau.
L’ensemble du projet OLEL découle d’une réflexion sur la réappropriation des questions alimentaires par les populations, afin d’apporter une solution durable aux défis de sécurité nutritionnelle bien sûr, mais aussi d’éducation ou d’accès aux soins. Il est pensé comme un outil-ressource et un espace à investir pour ceux et celles qui habitent sur place. Les fermes sont de véritables lieux de vie pour les familles, et les villageois des alentours viennent y travailler ponctuellement, par exemple pour récolter les gombos. Je souhaite maintenir ces modes de vie traditionnels, tout en montrant qu’il est possible de faire fructifier la terre et de vivre de ses productions douze mois sur douze, avec des solutions simples et facilement reproductibles. Quand nous avons creusé le puits en Mauritanie, d’autres paysans ont fait de même dans les fermes voisines : c’est l’effet domino !
Il y a également une dimension de formation. Un travail de sensibilisation aux pratiques d’une agriculture respectueuse de l’environnement a été mené. À long terme, d’autres activités sur la
transformation ou la vente directe sont envisagées. J’accompagne tout le développement depuis Lyon. Sur place, des réseaux de personnes compétentes, par exemple des ingénieurs agronomes travaillant pour des ONG, apportent aide et conseils. Trente-deux personnes sont d’ores et déjà employées dans les quatre fermes et rémunérées grâce à la vente des productions.
D’un point de vue culinaire, c’est passionnant. Je redécouvre des souvenirs d’enfance avec mon palais de cuisinier formé en Europe et explore de nouvelles palettes de saveurs. Récemment, lors d’un séjour en Afrique, j’ai goûté pour la première fois des feuilles de tamarin. Un produit extraordinaire ! J’ai eu un autre coup de cœur pour le ditakh (Detarium senegalense), un arbre sauvage du Sénégal et d’Afrique de l’Ouest qui fournit un fruit savoureux, intéressant à travailler et très riche en nutriments. Je compte proposer ces ingrédients au Petit Ogre, dont la carte change tous les mois. J’aime interroger les passerelles entre l’Europe et l’Afrique, faire dialoguer les terroirs, les produits et les recettes.
Préserver le patrimoine culinaire grâce aux indications d’origine
axel mbetcha tiezan, cofondateur de Chefs in AfricaEn Afrique comme ailleurs, les pratiques agricoles et culinaires expriment les identités des communautés et s’inscrivent dans des territoires spécifiques, formant un patrimoine alimentaire que Jacinthe Bessière et Laurence Tibère définissent ainsi : « Le patrimoine alimentaire comprend les éléments matériels et immatériels constituant les cultures alimentaires et définis par la collectivité comme un héritage partagé. Concrètement, il se compose de l’ensemble des produits agricoles, bruts et transformés, des savoirs et savoir-faire mobilisés pour les produire, ainsi que les techniques et objets culinaires liés à leur transformation. Enfin, ce patrimoine comprend également les savoirs et pratiques liés à la consomma-
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tion (manières de table, formes de sociabilité, symbolique des aliments, objets de la table…) et à la distribution alimentaire (marchés de pays, vente à la ferme). »1
Dans le monde occidental, plusieurs signes d’identification protègent ce patrimoine, notamment en Europe où sont nées les indications géographiques (IG) au début du xxe siècle. Celles-ci ont fait l’objet d’une reconnaissance européenne en 1992, date de création des Appellations d’origine protégée (AOP) et des Indications géographiques protégées (IGP). Elles ont également été institutionnalisées au niveau international par l’Organisation Mondiale du Commerce (OMC), avec la signature, en 1994, de l’accord ADPIC (Aspects de droits de propriété intellectuelle qui touchent au commerce). Celui-ci a incité de nombreux pays à mettre en place des politiques volontaristes pour valoriser leur patrimoine agricole et alimentaire. En mars 2022, l’Organisation pour un réseau international d’indications géographiques (oriGIn) comptait ainsi 8 791 IG enregistrées dans le monde2. Pour l’Organisation Mondiale de la Propriété Intellectuelle (OMPI), « une indication géographique est un signe utilisé sur des produits qui ont une origine géographique précise et qui possèdent des qualités, une notoriété ou des caractères essentiellement dus à ce lieu d’origine »
3. Elle constitue un droit de propriété intellectuelle attribué non pas à une personne ou à une entreprise, comme dans le cas d’une marque, mais à un groupe : le droit d’usage du nom ou du logo, collectif, appartient à une communauté locale qui définit la zone de production et les modalités d’élaboration du produit à travers un cahier des
1. Jacinthe Bessière et Laurence Tibère, Anthropology of food n° 8, « Patrimoines Alimentaires », 2011.
2. www.origin-gi.com, consulté le 18 mars 2022.
3. www.wipo.int, consulté le 18 mars 2022.
charges. Contrairement aux indications de provenance (Made in…) qui ne renseignent que sur le lieu de production, les IG incluent un aspect qualitatif, lié à des facteurs naturels comme le sol ou le climat, et humains tels les savoir-faire et la culture.
En Afrique, le lien qui relie certains produits originaux avec des milieux physiques et humains est ancien. Le continent est un immense réservoir de terroirs, de savoir-faire et de produits dont le
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nom et la réputation sont connus et reconnus de longue date : gari de Savalou au Bénin, riz des montagnes de Man en Côte d’Ivoire, huile de palme de Boké en Guinée, etc.4 En revanche, la reconnaissance de ce lien par un droit de propriété intellectuelle est relativement récent et, si les IG se sont bien développées en Afrique du Nord et en Afrique du Sud, elles restent encore peu nombreuses en Afrique subsaharienne.
En Afrique de l’Ouest et du Centre, majoritairement francophone, l’Organisation africaine de la propriété intellectuelle (OAPI), organisme intergouvernemental né en 1977 et dont le siège se trouve au Cameroun, gère les IG dans ses dix-sept États membres et aux Comores. L’espace OAPI compte actuellement quatre Indications géographiques protégées : le poivre de Penja et le miel d’Oku au Cameroun et le café Ziama-Macenta de Guinée, reconnus en 2013, ainsi que l’ananas pain de sucre du plateau d’Allada du Bénin, distingué en 2020. Les trois premiers ont été obtenus dans le cadre de la phase initiale du PAMPIG (Projet d’Appui à la Mise en Place des Indications Géographiques dans les États membres de l’OAPI), financé par l’Agence française de développement (AFD). Cette dernière aide depuis longtemps États et organisations comme l’OAPI à mettre en place les IG, qu’elle considère comme des outils efficaces de développement rural et territorial. Les filières sélectionnées ont également été accompagnées par le Cirad (Centre de coopération internationale en recherche agronomique pour le développement), notamment pour l’élaboration du cahier des charges et la délimitation du terroir, et par d’autres organismes tels l’Institut national de l’origine et de la qualité (Inao) ou l’Institut national de la propriété industrielle
(INPI). Le soutien est donc à la fois technique et financier. Parmi les filières ayant bénéficié de ce programme, celle du poivre de Penja mérite une attention particulière. Cultivé dans la région du Littoral au Cameroun, autour de la commune de Penja, ce poivre puissant et parfumé doit son caractère à un terroir volcanique très fertile, un microclimat humide favorable à la production des plantes à liane, et des savoirfaire spécifiques dans la culture et la transformation. Issu des baies de Piper Nigrum, une liane non endémique de la région, il fut probablement introduit par des Français pendant la colonisation. Considéré comme l’un des meilleurs poivres du monde, il fait aujourd’hui l’objet d’une reconnaissance internationale et la fierté des Camerounais. Toutes les étapes de production – récolte, rouissage, lavage, séchage, tri – sont effectuées à la main. Si l’IG est malmenée par les contrefaçons sur le marché local, elle reste considérée comme une réussite : la filière, qui comptait au départ vingt acteurs dont deux principaux producteurs, s’est fortement structurée et développée, avec une hausse des surfaces culti-
Dans la baie de Cancale, j’ai été pris dans trois vents contraires : les sortilèges du Mont-Saint-Michel, les croyances de l’arrière-pays celtique et l’horizon comme marchepied vers l’aventure, tout près de Saint-Malo où l’écrivain Michel Le Bris créa le festival « Étonnants voyageurs ». Je me suis inscrit dans cette histoire à travers mes recherches d’épices, poursuivies aujourd’hui par mes enfants. J’aime beaucoup les poivres. Ils ont guidé l’histoire des grandes aventures maritimes, menées par des Européens obsédés par l’idée de trouver la « perle noire ». Leur terre, c’est la côte malabar indienne, sur laquelle ont débarqué les Portugais : on y trouve vingt-deux variétés de Piper nigrum. Le poivre de Penja, un grand poivre dont la variété botanique est le karimunda, en est issu. Il s’est parfaitement développé sur les sols du Cameroun qui lui apportent beaucoup d’élégance. J’espère maintenant que les futures indications géographiques incluront aussi des plantes endémiques de l’Afrique, comme la maniguette ou « graine du paradis », ou encore les baies de Selim que l’on appelle parfois « poivre » de Guinée. Il existe sur le continent une multitude de graines, écorces, racines ou fleurs utilisées pour leurs propriétés organoleptiques et médicinales. C’est un boulevard et une aubaine pour continuer d’explorer la beauté de la diversité du monde. La cuisine est à égale distance entre la nature et la culture, deux univers particulièrement riches et multiples en Afrique.
vées, du nombre de producteurs, – environ trois cents aujourd’hui –, de la demande et des prix. Les méthodes de production ont été améliorées et la notoriété à l’étranger s’est très fortement accrue. Le 17 mars 2022, la Commission européenne a ajouté le poivre de Penja à sa liste des Indications géographiques protégées : la protection s’étend donc désormais aussi à l’Europe.
La deuxième phase du projet PAMPIG, initiée en 2017, vise à consolider les acquis des IG pilotes et à appuyer de nouveaux produits dans quatre pays prioritaires, Bénin, Cameroun, Côte d’Ivoire, et Guinée.
Les produits sélectionnés restent bien sûr très marginaux par rapport à la diversité agricole et alimentaire de l’espace OAPI, où les produits dont les spécificités et la réputation sont liées à une origine géographique restent très nombreux : fruits et légumes, céréales et tubercules transformés, produits laitiers, épices, cacaos, cafés, miels… Le potentiel est immense. Les IG offrent aux consommateurs – locaux et internationaux – une garantie de qualité, tout en assurant aux producteurs de meilleurs revenus et une filière structurée permettant de sécuriser la production. Véritables outils de développement rural, elles font l’objet de projets menés par la FAO (Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture) qui souhaite exploiter leur potentiel en faveur d’un développement et de systèmes alimentaires durables. Elles peuvent par ailleurs contribuer à la préservation de l’environnement, de la biodiversité et des paysages. Les IG impliquent aussi une protection de savoir-faire autochtones traditionnels et un ancrage territorial répondant à un besoin d’identité et de racines chez les jeunes générations, tout en promouvant les cuisines africaines et leur richesse. Bref, elles mettent en valeur des aliments aussi bons à penser qu’à manger.
Les cuisines africaines semblent émerger soudainement sur la scène médiatique et éditoriale française. Comment l’expliquezvous ?
Les raisons sont multiples. Nous sommes dans une période de remise en question non seulement des modes de vie occidentaux dans leur rapport à la « nature » et à l’environnement, mais aussi de la marche vers ce que nous appelons le progrès. Le continent africain incarne, dans les représentations, le monde de la tradition – un mot à employer avec des pincettes – et d’une authenticité perdue par l’Occident. Cette vision n’est pas dénuée d’ambiguïté : elle actualise certains codes de l’imaginaire colonial du « bon sauvage africain », qui serait
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« L’alimentation en contexte de migration, c’est de l’alternance combinarde »chantal crenn, anthropologue Propos recueillis par Mayalen Zubillaga ©Yann Cabel_lo
l’alimentation en contexte de migration
resté au plus près d’un état originel statique. Elle ne correspond évidemment en rien à la réalité actuelle et passée du continent africain, dont les sociétés ont toujours été en mouvement. Il n’empêche que si les cuisines africaines émergent, en France ou aux États-Unis par exemple, c’est d’abord parce qu’elles sont en quelque sorte autorisées à le faire, au niveau symbolique, par les normes en vogue dans nos sociétés. D’une manière générale, les cuisines venues d’ailleurs sont historiquement reconnues dans l’espace public quand les personnes elles-mêmes, et surtout leurs descendants, sont considérés comme des membres à part entière du pays d’arrivée. Mais avant cela, il peut se dérouler des décennies durant lesquelles les derniers venus nourrissent, via des restaurants populaires et bon marché, ceux qui sont installés là de plus longue date. Les Américains sont ainsi nourris tous les jours par des immigrants, comme Krishnendu Ray l’a mis en évidence1. In fine, pour que des plats venus d’ailleurs soient valorisés et valorisables, plusieurs ingrédients doivent être réunis : il faut que des porte-parole existent et qu’ils soient reconnus comme légitimes, et que, comme le dirait Norbert Élias, les membres « établis » de la société d’arrivée acceptent leurs cuisines tout en les transformant.
Pour revenir aux restaurants populaires que vous venez d’évoquer, il existe aussi des établissements dits étrangers, reconnus en tant que tels, qui ont beaucoup de succès.
Oui, car on observe également une consommation de l’altérité – ce phénomène n’est pas récent –, avec là aussi, parfois, une certaine ambivalence : on mange l’autre, mais sans forcément entrer en contact avec lui. Les cuisines africaines sont souvent adaptées pour correspondre aux goûts et aux valeurs dominantes des socié-
tés occidentales, comme l’explique le chef Pierre Thiam2 quand il évoque la nécessité d’une cuisine healthy, réputée bonne pour la santé, à New York et aux États-Unis. On assiste à la fabrique d’une Afrique consommable, avec une esthétique universalisable et en même temps spécifique, que ce soit dans les domaines de la musique – la première forme d’altérité ayant pénétré nos imaginaires –, de l’art, de la mode ou de la cuisine. Cela étant, il y a aussi bien sûr une prise de parole des habitants et habitantes du continent africain, ou de personnes dont les parents sont venus d’un pays d’Afrique : chefs et cheffes notamment, ou porte-parole comme Étienne Biloa3. On retrouve, là encore, des mécanismes similaires à ceux qui ont cours dans la musique aux États-Unis avec le blues ou le jazz. La situation de minorisation ethnique, voire de racisme, peut faire de la cuisine un lieu de résistance, de créativité et d’imagination, de « braconnage » et de « ruse », pour retourner le stigmate de manière positive : les « arts de faire » dont parle Michel de Certeau4 font devenir citoyen ou citoyenne.
N’est-ce pas lié également à la forte médiatisation de la cuisine, au sein de laquelle tout le monde essaie de trouver sa place ?
Les habitants des pays africains revendiquent leur participation aux échanges du monde globalisé. J’observe aussi parfois une recherche individuelle de reconnaissance et de citoyenneté. Certains de mes travaux concernent par exemple les jeunes migrants isolés appelés mineurs non accompagnés – les MNA –, qui sont le plus souvent des garçons. Ils ont traversé la Méditerranée ou le Sahara dans des conditions abominables et arrivent en France
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seuls et sans diplôme. Les métiers de bouche constituent d’abord pour eux un moyen de survie et d’existence, mais nombreux sont ceux qui désirent vraiment devenir chefs. À travers la médiatisation de la cuisine et des émissions comme Top Chef, ces jeunes venus d’Afrique de l’Ouest, qui n’ont jamais cuisiné avec leur mère, voient dans ce parcours une manière de vivre et de s’émanciper –devenir un aîné – en s’inscrivant d’une manière positive dans la hiérarchie globale des valeurs en France, où la cuisine occupe une place centrale. Devenir chef, c’est-à-dire être apprenti, ou accueilli dans un établissement à l’occasion par exemple du Refugees Food Festival, puis pourquoi pas, à terme, ouvrir son propre restaurant, constitue ici aussi un retournement du stigmate, du « jeune migrant délinquant » au professionnel d’un savoir-faire reconnu. Évidemment, se pose la question de l’hégémonie de la cuisine dite française dans l’apprentissage.
Vous insistez sur la nécessité de rappeler que la question des migrations et de l’alimentation renvoie aussi à des probléma–tiques économiques et politiques, évidentes ou sous-jacentes.
On mange « l’autre » de plusieurs manières, y compris en consommant sa force de travail pour l’agriculture. De nombreux hommes et femmes subsahariens ou maghrébins viennent travailler dans les champs en Italie, en Espagne ou en France, dans des conditions de travail et de vie souvent déplorables. Ils participent alors d’une industrie agroalimentaire polluante, qui les exploite et les expose aux pesticides. En juillet 2021, une entreprise espagnole de travaux agricoles et ses dirigeants ont été condamnés, lors d’un procès pour fraude au travail détaché, à de fortes amendes et à de la prison avec sursis. Il faut penser l’alimentation en lien avec les migrations dans sa globalité, de la fourche au déchet, et pas seulement dans sa dimension culinaire. Elle est aux prises avec des
choix économiques et politiques, voire écologiques. Dans Sucre blanc, misère noire5, Sidney Mintz a souligné que l’importance du sucre en Europe, dont la consommation a connu une croissance exponentielle entre le xviiie et le xxe siècle – une révolution alimentaire –, est liée à l’histoire de l’esclavage dans la Caraïbe et au développement du capitalisme en Europe, et donc du prolétariat, liant par le sucre les destins de populations asservies d’un bout à l’autre de la planète. Il a aussi montré que l’attrait exceptionnel des ouvriers britanniques pour le sucre s’expliquait par l’ascension sociale que sa consommation quotidienne procurait dans l’imaginaire collectif.
On retrouve ici des mécanismes de distinction sociale par la gastronomie, un mot que l’on n’associe pas encore, d’ailleurs, aux cuisines africaines.
Oui, mais qu’est-ce qui est gastronomique et qu’est-ce qui ne l’est pas ? En France, où une gastronomie de cour liée à la royauté a vu le jour, celle-ci est un élément incontournable des relations internationales et un enjeu de géopolitique. Mais tous les pays n’ont pas fait ce choix, comme a pu le mettre en évidence l’anthropologue américaine Priscilla Ferguson6. Jack Goody, auteur de Cuisines, cuisine et classes7, a montré à quel point la question « gastronomique » n’est pas quelque chose d’universel. Au Ghana, où Goody a mené ses enquêtes, la problématique des classes sociales ne se joue pas dans la manière de cuisiner, mais dans la quantité : selon lui, un roi va manger la même chose qu’un forgeron ou un boucher, mais en plus grande quantité. Or, si les cuisines dites
5. Sidney W. Mintz, Sucre blanc, misère noire : le goût et le pouvoir, Nathan, 1991.
6. Priscilla Ferguson, « Identité et culture : la gastronomie en France », Revue de la BnF, vol. 49, n° 1, 2015.
7. Jack Goody, Cuisines, cuisine et classes, Cambridge University Press, 1982.
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africaines ont mis tant de temps à émerger sur la scène internationale, c’est aussi parce qu’elles n’étaient pas considérées en Occident colonisateur comme des « grandes cuisines », mais comme des cuisines de pauvres, rustres, associées à la faim et aux famines très médiatisées qui ont touché le Biafra ou l’Éthiopie à la fin des années 1960 et au début des années 1970. Elles ne sont pourtant pas moins complexes ou élaborées qu’ailleurs. La préparation d’un ceebu jën8 nécessite beaucoup de savoir-faire, d’ingrédients et de temps de préparation.
L’anthropologue Annie Hubert évoquait l’expression soul food (nourriture de l’âme) des Afro-américains pour qualifier, en situation migratoire notamment, les plats porteurs d’une identité culturelle9. Peut-on la transposer aux cuisines africaines en Europe et, d’une manière générale, à toutes les cuisines de migration ?
Je pense que cette expression doit être utilisée avec précaution. Elle a des connotations historiques précises. Aux États-Unis, la soul food est associée à l’esclavage. À l’intérieur même du pays, il s’agit d’une notion rejetée par certains Afro-américains, ou par exemple par l’organisation Nation of Islam, qui souhaitent se mettre à distance de l’histoire de l’esclavage. Ils considèrent que cette appellation est racisante et les enferme dans l’histoire fixiste et déterminante de l’esclavage. Pour ce qui concerne plus spécifiquement mes recherches, ce qui me gêne avec la formule soul food, c’est qu’elle a tendance à réifier des pratiques alimentaires, avec
l’idée qu’il existerait un héritage profond et immuable, une nourriture de l’âme qui remonterait à l’enfance et nous accompagnerait jusqu’à la mort. D’une part ce point de vue peut être utilisé politiquement pour prétendre que les gens ne sont pas intégrables, d’autre part il est anthropologiquement faux. Il n’existe pas de tradition immuable et toute société est en mouvement permanent ! Les sociétés africaines, dans toutes leurs diversités, sont prises elles aussi dans la mondialisation et la globalisation. Les travaux de Fatou Ndoye et Nicolas Bricas10, ou la recherche que JeanPierre Hassoun et moi-même avons menée au sujet des fast-foods à Dakar11, montrent ainsi la circulation en Afrique de l’arachide, des poissons, des ignames, des patates douces, des cubes Maggi, du lait concentré sucré, des frites ou des hamburgers.
On imagine pourtant volontiers les personnes se déplaçant avec, dans leurs bagages, une culture « traditionnelle » qu’elles reproduiraient telle quelle en France ou ailleurs.
Je le répète, c’est plus complexe. Entre le pays de départ et celui d’arrivée, il n’y a ni rupture, ni continuité : il y a de la continuité dans la discontinuité et de la discontinuité dans la continuité, comme le disait l’anthropologue Roger Bastide. On a dit et redit que l’alimentation était le dernier élément à disparaître en migration, après la langue. Mais ce n’est pas ce que j’observe, ou du moins pas seulement. Les cultures alimentaires sont comme la culture en général : fragmentées et en recomposition. La cuisine, à partir du moment où elle sort de son milieu de socialisation premier, entre dans un processus d’hybridation et de réagencement. Dans le fond, ce que les
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mangeurs et mangeuses ayant migré considèrent comme la « tradition », c’est l’idée qu’ils perpétuent un univers culinaire familial. Pour cela, un seul élément peut suffire. Chez les Malgaches12, la présence du riz, même cuit dans un rice cooker au lieu de l’antique marmite, marque une identité, y compris en accompagnement de pâtes ou d’une pizza. Les recettes se remodèlent aussi en se rapprochant des goûts des Français, soit en raison de l’achat massif d’aliments dans la grande distribution ou de la fréquentation des cantines, soit par l’utilisation volontaire de produits qualifiés de régionaux, par exemple le foie gras glissé dans des bricks. L’idée de permanence ou de continuité peut aussi exister simplement parce qu’on utilise une recette ou un ustensile hérités d’une aïeule, alors même que tout le reste change. La soul food, en somme, est un sentiment qui dépend des contextes, des situations et des biographies.
La cheffe béninoise Georgiana Viou écrit dans son livre Le goût de Cotonou13 : « Les descendants des esclaves noirs américains ont appelé soul food – nourriture de l’âme – la cuisine du sud des États-Unis, mais il s’agit d’une émotion aussi universelle qu’irréductible : c’est le sentiment à la fois nostalgique et velouté de l’exil, y compris quand celui-ci est intérieur. »
Je suis d’accord. La nourriture de l’âme est une subjectivité personnelle, singulière, vécue en fonction des rencontres et des contextes sociaux et politiques. C’est ce qui explique pourquoi ce sentiment n’est pas uniforme, même dans une fratrie par exemple. De plus, la soul food est non seulement un sentiment, mais un sentiment qui évolue à l’intérieur des parcours de vie individuels.
Je scrute depuis longtemps les allers-retours de Sénégalais et
Sénégalaises de Bordeaux, aujourd’hui des personnes âgées qui sont arrivées ici parfois très jeunes. Certaines ont travaillé pendant plusieurs décennies dans l’usine LU de Cestas, ou encore comme femmes de ménage dans les bureaux des entreprises de la Métropole bordelaise. Quand ces gens se retrouvent à Dakar après avoir passé quarante ou cinquante ans à Bordeaux, quelle est leur soul food à dix-sept heures ? C’est le biscuit industriel de LU ou la brioche tranchée avec de la confiture d’abricot ! L’immersion sur le terrain et sur le long cours, dans les familles, montre que l’alimentation en contexte de migration puis d’installation, c’est ce que l’on pourrait appeler de l’alternance combinarde, qui se joue dans des enjeux sociaux dépendant à la fois de la situation individuelle et des circonstances.
L’artiste nigérian Emeka Ogboh évoque la recherche, par les migrants, de nourritures familières ou d’ingrédients de substitution pour les produits introuvables dans les pays d’arrivée14.
On en revient aux raisons de l’émergence des cuisines africaines dans l’espace médiatique. Le devenir de la cuisine dans la « migrance », dans le mouvement, dépend aussi très pragmatiquement de la disponibilité des ingrédients. Dans les rayons « Cuisines du monde » des supermarchés, on ne trouve pas encore de produits d’Afrique subsaharienne, mais les épiceries spécialisées, physiques ou en ligne, sont de plus en plus nombreuses. En attendant, les Sénégalais de Bordeaux ont mis en place des réseaux d’approvisionnement pour le thiof, le poisson du ceebu jën, ou le yet et le guedj, respectivement un mollusque et un poisson séchés. Ceux-ci donnent un goût irremplaçable au ceebu jën ou au soupo kandia. Les Sénégalais essaient de labelliser et de valoriser ces produits phares de
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leur « merroir », mais ils se heurtent aux normes sanitaires européennes. Ils les font donc circuler sous le manteau. Autre exemple : le couscous sénégalais appelé thiéré, élaboré avec de la farine de mil roulée – un délice. Il est quasiment introuvable en France. On le remplace fréquemment par de la polenta, ingrédient arrivé avec les immigrants… italiens ! Mais la plupart du temps, il est apporté par les Sénégalais eux-mêmes. En prenant l’avion reliant Dakar à Paris ou Bordeaux, on voit des hommes et des femmes encombrés de sacs énormes, remplis de thiéré. Ils viennent aussi avec du lalo, une poudre de feuilles de baobab qui apporte au couscous une saveur amère inimitable, ou encore du dibi, une viande séchée et fumée au feu de bois. Bref, ils combinent et alternent. Mais cela fonctionne également dans l’autre sens, puisque qu’ils repartent au Sénégal avec des bouillons cube, certaines pâtes ou des boîtes de Doliprane.
Les représentations sont donc biaisées et les mots parfois maladroits, mais n’observe-t-on pas tout de même, en France, une véritable curiosité pour les cuisines d’ailleurs ? Ces rencontres autour des cuisines africaines en témoignent.
La « consommation » des personnes venues d’ailleurs, comme je le disais tout à l’heure, c’est aussi en effet le fait de se lier à l’autre par ses cuisines et de considérer le multiculturalisme comme la possibilité de faire culture commune. La France est un « pays d’immigration qui s’ignore », selon les mots de Dominique Schnapper15
Les travaux de l’historien Gérard Noiriel le montrent également très bien. Dans la fabrique de notre imaginaire national, qui paradoxalement s’appuie aussi sur la royauté et notamment la cour à Versailles, l’État centralisé prévaut sur tout le reste. La cuisine
« française » est dite gastronomique et érigée en frontière dure de
l’ethnicité. Elle ne résulte cependant que d’apports de cuisines régionales et d’immigrants. Le couscous, par exemple, porte une véritable histoire transculturelle, comme l’a montré Annie Hubert16, puisqu’il est arrivé avec les Pieds-Noirs avant d’être « renforcé » par la présence des populations maghrébines. Les cuisines africaines, celles du nord du continent ou du sud du Sahara, font incontestablement partie du « commun » français. Elles constituent désormais l’un des volets de la gastronomie française parmi tant d’autres, tout en conservant leurs spécificités et leurs propres marqueurs identitaires. Il ne faut pas oublier, par ailleurs, ce que l’on pourrait appeler le « commun planétaire ». En France, des chefs souhaitent ouvrir des écoles de cuisine au Sénégal et en République centrafricaine, ou s’impliquer dans le changement de certaines pratiques agricoles ici et là-bas. Or, il s’agit de probléma-
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Les notions de cuisine, de gastronomie et d’alimentation sont aujourd’hui brassées n’importe comment. Il est important de les replacer comme des enjeux politiques et économiques, donc culturels. Où se passe la cuisine ? Avant tout à la maison, dans les champs, les usines, les écoles. C’est là que se crée une marmite commune, un goût des peuples d’Afrique, expression subtile d’une culture vernaculaire. Il faut réaliser un travail de reconquête de l’identité des cuisines africaines, non pas celles des États-nations, mais bien celles des peuples dans leur pratique de nécessité quotidienne pour manger deux ou trois fois par jour. Un élément montre la complexité du regard qui doit être posé sur ces cultures : 60 % des produits consommés en Afrique ne sont
pas africains. Qu’est-ce que cela veut dire ? Que les peuples ont été en partie dépossédés de leurs systèmes de production vivrière et d’une certaine diversité culinaire. Avant de parler de mode ou de gastronomie africaine, il est vital de connaître et de faire connaître ce que sont les véritables structures d’une alimentation, d’une cuisine populaire africaine. Et dans cette immense diversité à valoriser au quotidien, cuisiniers et restaurants pourront puiser pour faire émerger des goûts, des techniques ou des produits, métronomes de ce que veut dire “manger africain”. Ethnographes, sociologues, cuisiniers et paysans africains ont l’impérieuse nécessité de partir à la reconquête de leurs alimentations populaires. Les cuisines africaines sont un formidable creuset pour nous nourrir, nous tous, dans ce combat et cette recherche de diversité.
« Reconquérir l’identité populaire des cuisines africaines » ÉRIC ROUX journaliste
©Yann Cabello
l’alimentation en contexte de migration tiques environnementales globales, qui nous concernent tous et toutes. Pensez par exemple aux questions agricoles liées au réchauffement climatique, avec d’ailleurs des impacts sur les flux migratoires dont on parle peu.
Qu’est-ce que Food2gather ?
C’est un programme européen de recherche appliquée, qui a pour ambition d’observer l’arrivée des nouveaux venus dans les sociétés européennes par la lorgnette de l’alimentation au sens large, mais aussi de voir comment cette dernière peut constituer une opportunité pour des communications interculturelles dans les espaces publics. Il s’agit par exemple d’interroger notre (in)hospitalité dans les lieux de l’aide alimentaire. En France, les exilés, demandeurs d’asile, réfugiés, sans-papiers, sont nombreux parmi les personnes en situation de grande précarité. Nos enquêtes montrent que la plupart du temps, les denrées qui arrivent dans leurs assiettes ou leurs cabas sont constituées des rebuts de la grande distribution eux-mêmes défiscalisés. Cette nourriture, souvent de mauvaise qualité – pas toujours –, ne correspond pas, d’autre part, à leurs goûts et pratiques, ce qui questionne notre modèle d’accueil en termes de respect des personnes venues chercher refuge ou tout simplement une vie meilleure. Par ailleurs, ces mêmes exilés mal nourris peuvent se retrouver à travailler dans les champs17, à moindre coût, pour ce système alimentaire dévastateur écologiquement et en termes de droits humains. Comment mieux accueillir ces individus qui ont été obligés de s’exiler et ont souvent vécu des expériences terribles ? Le festival « Cuisines de rue, cuisines de migrations : Sainte-Foy-La-Grande Bastide du monde », qui se
tiendra en juin 2022, mettra en valeur les cuisines de personnes de toutes origines présentes dans la campagne viticole de la NouvelleAquitaine. À travers des offres de street food, des tables rondes invitant des cheffes d’ici se disant marocaines, sénégalaises, algériennes ou françaises, ou encore des visites d’un jardin partagé mis en place par deux jeunes Foyens se disant également tzigane et mauritanien, il montrera que l’alimentation peut aussi, par le biais de savoir-faire horticoles ou culinaires, servir de ressource citoyenne pour agir contre les rebuts de la grande distribution et échapper aux assignations sociales et identitaires. Il partira de questions interrogeant la place des migrations et des minorités dans la « cité » au sens politique, pour arriver à des préoccupations universelles d’accès à une alimentation de « qualité » et de responsabilité partagée autour des défis écologiques et agricoles : le commun environnemental !
Pour aller plus loin : Chantal Crenn, Jean-Pierre Hassoun et F. Xavier Medina, « Introduction. Repenser et réimaginer l’acte alimentaire en situations de migration », Anthropology of food n° 7, décembre 2010.
Julie Garnier, « “Faire avec” les goûts des autres », Anthropology of food n° 7, décembre 2010.
Faustine Régnier, L’exotisme culinaire. Essai sur les saveurs de l’Autre, Presses Universitaires de France, 2004.
Marseille l’Africaine1
gagny sissoko, nadjatie bacar, hugues mbenda, georgiana viou, siradji rachadi, cuisiniers
À Marseille, dont la légende fondatrice raconte l’union, scellée par un banquet, entre une belle autochtone et un navigateur venu de loin, les cuisines africaines sont préparées quotidiennement dans les familles et les restaurants. À l’occasion de la Saison Africa2020, Les grandes Tables ont invité cinq cuisiniers et cuisinières phocéens à évoquer leurs goûts et gestes d’Afrique : des dialogues à retrouver intégralement, en vidéo, sur le site lescuisinesafricaines.com.1
GAGNY SISSOKO
« Dans la bouillabaisse, je mets des ignames ou du manioc ! »
J’ai vu le jour en Côte d’Ivoire de parents maliens, dans une famille de forgerons-bijoutiers. Quand j’ai perdu mon père, à l’âge de huit ans, nous sommes retournés au Mali, à la campagne. Nous étions très pauvres, mais j’adorais être auprès de ma mère, de ma tante et de mes sœurs qui pilaient. C’était pourtant un univers interdit aux garçons : les hommes étaient à la forge d’un côté, les femmes en cuisine de l’autre. Je pense que ma mère ne sait toujours pas que
je suis cuisinier. Elle dirait que ce n’est pas du travail, parce qu’un homme, ça ne cuisine pas !
Quand on dit « cuisine africaine », on pense au poulet yassa, au « tiep » ou à d’autres spécialités très connues, mais chaque pays a son patrimoine. Pour le Mali, je pense notamment au tô ou tau , une pâte à base de farine de mil, sorgho ou maïs que l’on retrouve un peu partout en Afrique de l’Ouest et centrale, avec des noms différents. Il y a aussi le bassi , un couscous sahélien, ou le tiga dèguè na , un mafé à l’arachide. On reproche parfois aux cuisines d’Afrique d’être trop grasses, ce qui est à mon avis une idée reçue. Dans mon village, il n’y avait pas d’huile, ça ne pouvait pas être gras ! C’est pareil pour les épices, notamment les piments : on les met entiers dans les sauces pour les parfumer, puis on les retire. Les condiments vraiment piquants sont proposés à côté. Dans tous les cas, le geste typique de ma cuisine africaine, c’est la découpe, forcément à la main et au couteau.
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J’étais encore jeune quand je suis parti à Bamako, où j’ai rencontré ma compagne, Julie, une Française qui m’a invité à manger une pizza dans un restaurant franco-libanais. Je me suis mis à faire des pizzas avec les ingrédients que je trouvais : manioc, banane… Je me suis aussi rapproché du milieu culturel et j’ai connu Eva Doumbia2, grâce à laquelle je suis venu en France, en 2012, pour être cuisinier de plateau. J’ai travaillé et voyagé avec des compagnies de théâtre et participé à des ateliers de cuisine. Un jour, le chef marseillais Bernard Loury m’a donné sa carte et m’a dit de passer le voir. J’y suis allé trois ans après. J’ai beaucoup appris auprès de lui, puis j’ai ouvert le restaurant La cuisine de Gagny avec Julie. J’y propose une cuisine métissée, comme moi et comme Marseille. Je ne mets pas des pommes de terre dans la bouillabaisse, mais des ignames ou du manioc. D’ailleurs, je pense que la bouillabaisse, c’est sénégalais. En tout cas, j’adore le dire à mes amis marseillais !
NADJATIE BACAR
Je viens des Comores et plus exactement d’Iconi, une ville de pêcheurs réputée pour ses habitants merveilleusement têtus. Quand j’étais enfant, ma grand-mère m’a montré comment préparer le madaba, composé de jeunes feuilles de manioc écrasées au pilon et cuites longtemps avec du lait de coco. Je sens encore dans mes narines l’odeur des feuilles pilées avec l’ail et le piment. J’ai aussi un très bon souvenir du goudgoud qu’elle confectionnait pour les grandes occasions. C’est un gâteau au riz et au lait de coco, caramélisé, qui cuit très longtemps à la braise et au bain-
« Le métissage culinaire est en chacun de nous »2. « Autophagies, ou comment tenter de nourrir la bouche et l’esprit avec un spectacle », un texte d’Eva Doumbia à découvrir page 124.
marie en embaumant la maison. Lors d’une manifestation sur la Canebière, j’en ai apporté pour le faire découvrir aux Marseillais, gratuitement : il s’agit d’un gâteau qui se partage et qui est lié aux moments de bonheur, par exemple les mariages.
Je suis arrivée à Marseille, la plus belle ville de France, à l’âge de treize ans. Ma mère était déjà là. J’ai vécu quelques années aux Flamants, un quartier très mixte où beaucoup de gens parlaient ma langue. J’ai d’abord travaillé dans le prêt-à-porter, mais je finissais tard et je venais d’avoir un enfant. Quand une conseillère de l’ANPE m’a parlé d’une formation en cuisine, je m’y suis inscrite par défi. J’ai appris la rigueur, l’observation, la générosité, et je me suis retrouvée dans mon élément, celui du partage et de l’ « être ensemble ». Au départ, je préparais des omelettes, ce qui m’amusait beaucoup, puis mon chef m’a donné de plus en plus de responsabilités. À vingt-et-un ans, je me suis sentie prête pour me lancer seule. J’ai commencé par de la cuisine à domicile avant d’ouvrir Douceur Piquante, dans le quartier du Panier. Aujourd’hui,
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marseille l’africaine
je participe à des événements itinérants, par exemple avec Les grandes Tables, et je réfléchis à l’ouverture d’un nouveau lieu. Pour moi, les cuisines d’Afrique sont faites de proximité, d’échanges, de vapeurs, de braise, de rires et musique. C’est aussi une certaine idée de la traçabilité, basée sur des ingrédients qu’une personne vous confie pour que vous les transmettiez. Ici, j’achète mes légumes au marché chez un agriculteur, puis je descends sur le Vieux-Port pour le poisson. Je viens d’une famille de pêcheurs, alors je connais bien les produits de la mer. Mon autre famille, à Mitsamiouli, maîtrise quand à elle l’art des épices. Le métissage culinaire est en chacun de nous. D’ailleurs, si je devais associer la cuisine africaine à un geste, je choisirais celui consiste à mélanger les ingrédients avec les mains : je prends possession du produit, je façonne la matière, je lui donne une température. Surtout, pas de gants !
HUGUES MBENDA
« Je me suis intéressé assez tard aux cuisines d’Afrique » Je suis arrivé en région parisienne en 1999, après avoir passé mes neuf premières années en République démocratique du Congo. Ma mère y tenait un restaurant, alors la cuisine est venue à moi naturellement. Je suis entré dans une école hôtelière. Quand j’ai eu mon bac professionnel, le chef Alain Solivérès, auprès de qui j’avais fait un stage au Taillevent, m’a trouvé un poste de commis. Je voulais me familiariser avec les techniques et méthodes de la cuisine française avant de trouver mon identité culinaire. Après avoir travaillé dans de belles maisons à Paris et Londres, j’ai senti que je pouvais voler de mes propres ailes. J’ai fait du consulting puis je suis parti à Marseille, où vivait mon frère, en 2019. Nous avons ouvert ensemble L’Orphéon puis, avec ma compagne Mathilde Godart, j’ai créé un
Hugues Mbenda
lieu de street food appelé Libala. Ce mot signifie mariage en lingala, l’une des langues officielles de la République démocratique du Congo. J’apporte de plus en plus de touches africaines à ma carte, par exemple dans des gnocchis de banane plantain ou des falafels de niébé. J’essaie, comme d’autres chefs africains, de faire entrer nos cuisines dans la contemporanéité en montrant leur beauté, car on mange aussi avec les yeux.
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Je dois dire, cependant, que je me suis intéressé assez tard aux cuisines d’Afrique : quand ma famille et moi sommes arrivés en France, notre but était de nous intégrer. Je ne connaissais pas le mafé, le « tiep » ou le poulet yassa, que j’ai découverts ici, en travaillant dans des restaurants et en goûtant ce que les plongeurs apportaient parfois dans leurs gamelles !
Ces cuisines m’évoquent aujourd’hui le fumé, lié à la rue et à la braise, ainsi que le piment : les mamans le mettent entier dans les plats en sauce mais ne le percent pas, ce qui permet de sentir son goût sans développer une sensation trop piquante. Je n’ose pas
marseille l’africaine
encore exploiter sa force au restaurant, où la plupart de mes clients sont européens. Je ne voudrais pas qu’il masque le goût des plats.
Alors que la cuisine française, telle je l’ai apprise à l’école, est basée sur des listes d’ingrédients et des pesées, il me semble qu’en Afrique, on cuisine surtout à l’instinct : il n’y a pas vraiment de recettes, plutôt des façons de faire. Pour une même préparation, on ne va pas toujours s’y prendre de la même manière, en respectant un ordre et des étapes, mais on arrivera peu ou prou au même résultat.
GEORGIANA VIOU
« La cuisine du Bénin se transmet par l’observation et par le geste »
Je suis née à Cotonou d’une mère béninoise et d’un père nigérian. En 1999, je suis venue en France pour poursuivre mes études en Langues Étrangères Appliquées. Je voulais devenir interprète de conférence, mais la vie m’a fait changer mes plans. Je me suis installée à Marseille, où j’ai décroché un job dans une agence de communication. La cuisine étant ma seconde passion, j’ai proposé à mon patron de préparer à manger quotidiennement pour l’équipe. L’une de mes collègues m’a inscrite à l’émission MasterChef, où j’ai fait partie des finalistes. Lionel Levy, alors propriétaire du restaurant Une Table, Au Sud sur le Vieux-Port, m’a ensuite prise sous son aile. Tout s’est enchaîné. J’ai perfectionné mon apprentissage dans un établissement parisien avant de revenir à Marseille, où j’ai ouvert un atelier de cuisine puis travaillé dans plusieurs restaurants. Aujourd’hui, je suis la cheffe de ROUGE, à Nîmes, au sein de l’hôtel Margaret Chouleur. J’y utilise des produits typiquement béninois, mais ma carte est plutôt méditerranéenne.
L’expression « cuisine africaine », au singulier, est très courante. Les premiers livres sur le sujet, parus il y a quelques années et qui
avaient le mérite d’exister, l’employaient aussi. Mais de quelle cuisine parle-t-on ? De celle du Maghreb ou de celle de l’Afrique subsaharienne ? De celle des familles ou de celle, contemporaine, de chefs comme Dieuveil Malonga ? De la même manière qu’il n’existe pas de cuisine européenne ou asiatique, il n’y a pas une cuisine africaine mais des cuisines africaines. Le problème de cette formule, c’est aussi qu’elle porte beaucoup de préjugés, notamment autour du gras et du piment. Les plats peuvent être légers et les épices douces.
Cela dit, mon goût de l’Afrique est un goût franc, dans lequel les produits sont toujours assaisonnés. Certains condiments, épices ou techniques, comme le fumage, la marinade ou la grillade, me ramènent automatiquement à Cotonou. Si je devais retenir un geste, ce serait celui de la main travaillant avec les mortiers. Il en existe des petits, dans lesquels on écrase par exemple des épices, et de très grands, comme dans le nord du Bénin. Ils mesurent un tiers de ma taille ! On y pile notamment de l’igname bouillie, souvent à plusieurs, dans une danse fascinante. Lorsque j’ai rédigé les
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marseille l’africaine
recettes du livre Le goût de Cotonou, le plus grand défi a été de quantifier les ingrédients : la cuisine de mon pays se transmet par l’observation et le geste, pas par l’écrit.
SIRADJI RACHADI, DIT YASS
« Je rêve d’ouvrir une école de cuisine aux Comores »
Comme Nadjatie, je suis né aux Comores, où la plupart des hommes ne cuisinent pas. J’avais vingt-deux ans lorsque je suis venu m’installer en France. J’ai fait la plonge dans des restaurants à Monaco jusqu’en 2009 et, en même temps, j’ai découvert la cuisine. Je suis ensuite parti à Marseille où j’ai préparé le CAP. En 2013, j’ai été embauché par Les grandes Tables de la Friche en tant que commis. Désormais, j’y suis chef avec Laurent Mercier. Je m’éclate et l’équipe est ma deuxième famille. Je rêve aussi d’ouvrir une école
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de cuisine aux Comores, pour montrer aux jeunes hommes que non seulement ce n’est pas un travail réservé aux femmes, mais que des bases culinaires leur permettraient de s’en sortir en trouvant un travail.
La cuisine africaine m’évoque avant tout les racines, tels le manioc ou la patate douce, dont on mange aussi les feuilles comme dans le madaba. Aux Comores, qui sont des îles, le produit le plus important est cependant le poisson. En sauce, frit ou cuit à la vapeur, il est souvent accompagné de riz. Ma cuisine comorienne a également le goût des épices, qu’on utilise abondamment, même dans les desserts. J’aime particulièrement le piment, qui ne brûle pas forcément le nez ou la gorge. On doit d’ailleurs réussir à reconnaître, dans un plat, quelle variété a été utilisée.
Nous n’avons pas, sur l’archipel, de cuisine patrimoniale à proprement parler, car nous sommes un pays jeune et multiculturel. Certaines personnes disent même que les Comores, ce n’est pas l’Afrique. Notre cuisine a surtout des influences maghrébines ou indiennes. Nous avons en revanche une cuisine cultuelle festive, événementielle, faite de moments où tout le monde se mélange. Dans les rues, le barbecue et le feu de bois sont alors omniprésents.
Les gestes ? Il n’y a pas de pâtisserie africaine, et heureusement ! On serait perdus parce que pour réussir la pâtisserie, il faut peser et suivre la recette. En Afrique, on a des ingrédients, et on gère comme ça vient. Par exemple, un bouillon, on le goûte au fur et à mesure. Avant, je reprochais à mes parents ou collègues de ne pas noter les recettes, mais finalement, je fais pareil.
Couscous « Je suis africain »
mayalen zubillaga2005. Les Nouvelles Presses du Languedoc présentent Les trois cuisines du Maghreb. 600 recettes arabes, juives et pieds-noirs de Léon Isnard1. Il s’agit d’une réédition de l’ouvrage La Gastronomie Africaine paru chez Albin Michel à Paris en 1930, qui prolonge lui-même deux livres publiés par l’éditeur Fouque, à Oran, dans les années 1910 et 1920 : L’Algérie gourmande ou les secrets de cuisine & de pâtisserie algériennes, puis l’Afrique gourmande. Encyclopédie culinaire de l’Algérie, de la Tunisie et du Maroc. Presque un siècle s’est écoulé et, dans le titre de 2005, l’Afrique a été remplacée par le Maghreb : en France, l’imaginaire du mot « Afrique » est désormais surtout subsaharien, sauf quand il est expressément flanqué de la caractérisation géographique « du Nord ».
Léon Isnard était un cuisinier réputé en France et notamment à Marseille où, jusqu’en 2017, on pouvait lire sur une plaque de fer, à l’angle des rues Thubaneau et des Récolettes, « Restaurant des Phocéens Isnard ». Au début du xxe siècle, l’aubergiste traversa la Méditerranée pour tenir des hôtels à Oran et Mascara. Sa description de la préparation du couscous fut reproduite par Jean-Baptiste
Y a-t-il du son dans mon couscous ?, direction artistique et mise en scène de Marie-Josée Ordener, composition musicale de Eléonore Bovon, avec les Lady’s de Because U. ART, Théâtre de la Criée, septembre 2021.
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couscous « je suis africain »
Reboul dans l’une des éditions originelles de La cuisinière provençale, devenant ainsi la première recette de ce plat dans un livre de cuisine française en métropole2.
2018. La première édition du festival Kouss.Kouss3, lancé par Les grandes Tables de la Friche avec plusieurs partenaires, se déroule dans une vingtaine de lieux à Marseille. Le premier jour de septembre, la fête bat son plein sur le toit-terrasse de la Friche la Belle de Mai, où dix chefs et cheffes proposent leur version du couscous. La nuit tombée, le chanteur Rachid Taha et le musicien Rodolphe Burger donnent un concert avec leur groupe, le bien nommé Couscous Clan. Quelques jours plus tard, Rachid Taha disparaît brutalement en laissant un album qui paraît à titre posthume, un an après son décès. Il s’intitule Je suis africain et, avec lui, l’Afrique s’étend de nouveau d’Alger au Cap. Sur les chaloupes œcuméniques qui convoquent mandole, kora, balafon ou violons, le rocker chante : « Je suis Africain / Africain, du nord au sud […]
J’aime, j’aime l’Afrique / Africain / Fantasmagorique / Africain / De New York au Congo […] / De Paris à Bamako ». Année après année, le festival Kouss.Kouss, créé dans la lignée de l’historique Cous Cous Fest sicilien et du tout jeune Couscoussi d’Alger lancé en 2018, réussit son pari : raconter aux Marseillais la vitalité du couscous dans un heureux mélange des genres et des disciplines.
2019. Nous sommes justement à San Vito lo Capo, en Sicile, pour l’édition annuelle du Cous Cous Fest. La cheffe sénégalaise Mareme Cisse et son fils arrivent en tête du championnat du monde
2.Mohamed Oubahli, « Une histoire de pâtes en Méditerranée occidentale : des pâtes arab o-berbères et de leur diffusion en Europe latine au Moyen Âge », Horizons maghrébins n° 59, 2008.
3.kousskouss.com
de couscous avec un thiéré – couscous de mil – au poulpe et à la mangue. Tandis que la presse annonce, mi-enthousiaste, migoguenarde, que le meilleur couscous de la planète est sénégalais, quelques réactions outrées fusent sur les réseaux sociaux. Depuis la création, en 1998, de cette manifestation qui « célèbre la fraternité entre les peuples », plusieurs pays situés hors les terres du Maghreb ont pourtant remporté la joyeuse bataille, y compris audessous du Sahara : Côte d’Ivoire, Angola et île Maurice.
Le couscous appartient de fait au patrimoine commun de l’Afrique, et même de l’humanité tout entière : en décembre 2020, les « savoirs, savoir-faire et pratiques liés à la production et à la consommation du couscous » sont inscrits au patrimoine culturel immatériel de l’UNESCO, sur la base d’une candidature portée conjointement par le Maroc, l’Algérie, la Tunisie et la Mauritanie. Le montage du dossier ne s’est pas fait sans heurts et la paternité exacte du couscous suscite toujours d’âpres débats, mais la semoule – ici de blé dur, parfois d’orge – roulée dans le secret et l’agilité des mains des femmes devient officiellement la spécialité emblématique de l’Afrique du Nord. La
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couscous « je suis africain » reconnaissance, si elle ne vaut pas titre de propriété, raconte la place centrale de ce plat dans les familles du Maghreb où le couscous, aussi bien quotidien que festif, est chargé de rites et de sentiments, symbolique au point de signifier la nourriture elle-même. La plus ancienne attestation écrite du couscous remonte au xe siècle sous le nom tââm (nourriture en arabe)4, et la cuisinière marocaine Fatéma Hal, invitée à Marseille lors de la première édition de Kouss.Kouss, écrit : « Dans ma région natale, on l’appelle “taame” (la nourriture) et dans certaines régions d’Algérie on appelle le couscous l’“ach”, “ce qui fait vivre”. »5 Quant à l’hypothèse de Léon Isnard, elle est aussi originale que poétique : « Le mot “couscouss” en arabe signifie “tha’am” qui veut dire “becquetée” ou aliment que prend un oiseau dans son bec et qu’il roule en petites boules pour les donner à manger à ses petits. » 6
Et les couscous d’Afrique subsaharienne ? Il est généralement admis que l’invention du couscous serait berbère et située dans le nord du Maghreb, et l’historien Mohamed Oubahli plaide pour un voyage nord-sud, à la faveur de grands échanges transsahariens entre les xie et xive siècles7. Monique Chastanet rappelle que le couscous est présent depuis des siècles dans l’ouest du Sahel, avec une grande diversité d’appellations, de techniques enrichissant le plat – notamment l’utilisation de plantes mucilagineuses8 et la fermentation – et de céréales ou tubercules : mil, fonio, sorgho, maïs, riz, manioc… Dans Les aventures du couscous9, Hadjira Mouhoub et Claudine Rabaa abondent dans ce sens, recettes à l’appui : « On
4.« Les gestes du blé : transformer les céréales », Le Grand Mezzé, Actes Sud/MUCEM, 2021.
5.Fatéma Hal, Couscous, Fleurus, 2014.
6. Léon Isnard, « Chez les Arabes. La cuisine sous la tente », L’Afrique du Nord illustrée. Journal hebdomadaire d’actualités nord-africaines n° 390, 20 octobre 1928.
7.« Les gestes du blé : transformer les céréales », op. cit.
8.Voir l’article « Variations autour du gluant » page 47.
9.Hadjira Mouhoub, Claudine Rabaa, Les aventures du couscous, Actes Sud, 2003.
déguste chez les Peuls du Sénégal un couscous réputé, le thiéré, préparé avec de la farine de mil ou de maïs et servi avec du mouton cuit avec des feuilles de niébé, petit cousin du haricot kabyle à œil noir, et arrosé de lait frais. En Côte d’Ivoire, le plat de couscous s’appelle attiéké, il est préparé avec du manioc râpé, fermenté plusieurs jours dans de l’eau et servi avec du poisson frit. Au Niger, le couscous est de riz assaisonné d’une pâte d’arachide, et au Bénin, on cuit le wassa-wassa, préparé avec de la farine d’igname. »
L’anthropologue Annie Hubert écrivait que, comme la paella, le couscous possède les « caractéristiques principales des plats transculturels : un repas complet sur une base céréalière, dont on module à volonté l’accompagnement », sans « rien qui puisse offenser ce qui est gastronomiquement admis. » 10 Avec ses innombrables variantes, le couscous est aujourd’hui traditionnel en Afrique du Nord et subsaharienne, en Libye, en Égypte, en Sicile (cuscusu trapanese), au Portugal ou même au Brésil, où il existe de multiples cuscuz à base de maïs. Tous n’ont pas la structure familière qui réunit « graine » et bouillon. Pour l’universitaire Ouiza Gallèze, responsable pour l’Algérie du dossier de classement à l’UNESCO, le couscous est clairement d’origine berbère, mais c’est grâce à son internationalisation qu’il a traversé le temps en demeurant vivant11.
En France, la recette de Léon Isnard fut reprise plusieurs fois par le cuisinier Prosper Montagné, auteur du premier Larousse Gastronomique qu’il signa en 1938 en citant son confrère. Peu de Français le connaissaient, cependant, dans la première moitié du xxe siècle. Chez les immigrés d’Afrique du Nord, dont la présence avait augmenté avec la première guerre mondiale, il était consommé
couscous « je suis africain »
Marseille, terre de couscous
Il existe plusieurs théories sur la circulation du couscous. J’aime beaucoup celle des légionnaires qui partaient de Rome et, prenant les viae romaines, se rendaient en Grèce, au Levant et en Afrique du Nord, puis remontaient en Europe par l’Espagne. Quand un légionnaire se déplaçait, il trouvait partout du blé, des légumes et une viande locale. C’est ce qui expliquerait la diffusion du couscous tout autour du bassin méditerranéen, sous des formes diverses mais avec un ADN commun.
Marseille, ville gréco-romaine et grand port colonial ouvert sur la Méditerranée, n’y a évidemment pas échappé. Elle a été façonnée par le sac et le ressac des peuples venus avec leurs cuisines et, parfois, des itinéraires inattendus ou peu connus. Je pense par exemple à la diaspora libanaise en Côte d’Ivoire, arrivée ici avec les recettes de l’attiéké ou du « poulet bicyclette ». Marseille a cette énergie particulière des villes planétaires. Ce n’est pas un hasard si, au début du XXe siècle, JeanBaptiste Reboul a classé le couscous parmi les plats emblématiques de la Provence, dans l’une des premières éditions de son livre La Cuisinière provençale – un ouvrage de référence de la cuisine bourgeoise en Provence et non pas un livre de cuisine provençale comme on l’a, à tort, classifié. Il faut aussi se souvenir que le restaurant Fémina, dont le couscous berbère est la grande spécialité, a plus de cent ans. Créé en 1921 par l’arrièrearrière-grand-père de Mustapha Kachetel, il s’agit de l’un des trois plus anciens restaurants toujours en activité de Marseille – un trio dans lequel figure également Le Petit Nice, établissement triple-
ment étoilé au Guide Michelin. Cette ville a toujours été éminemment précurseur.
Le festival Kouss.Kouss s’inscrit dans cette lignée. C’est l’antithèse de la « Charte de la bouillabaisse » inventée en 1980 par des restaurateurs marseillais. Une folie ! Ce document a enfermé la bouillabaisse dans un carcan, avec une méconnaissance à la fois de l’histoire du plat et des
mécanismes de diffusion de la cuisine. Kouss.Kouss est une invitation à réinventer le plat et à l’interpréter chacun à sa manière : « Vous n’aimez pas la viande ? Mettez-y du poisson. Vous êtes végétarien ? Utilisez simplement les légumes locaux. Réfléchissez au concept de couscous et imaginez un plat fidèle à ce concept. » C’est ça, la cuisine vivante.
PIERRE PSALTIS, JOURNALISTE
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dans un entre-soi masculin et ouvrier. Il fallut attendre les années soixante et soixante-dix, avec d’une part l’arrivée des Pieds-Noirs et l’installation sur le territoire d’usines de couscous déjà roulé, et d’autre part la densification de l’immigration nord-africaine et le regroupement familial, pour que le couscous gagne progressivement les habitudes alimentaires. Il reste, d’après plusieurs sondages réalisés à partir des années 1990, l’un des plats préférés des Français, tout au moins le « couscous royal » – probablement une invention hexagonale – mélangeant plusieurs viandes et des merguez, au grand dam des amateurs de couscous « authentique ». Quand une internaute demande sur le forum de Bladi.net, une communauté virtuelle marocaine, « Pour ou contre le couscous merguez? », elle obtient plusieurs dizaines de réactions. L’écrasante majorité des réponses est sans appel, de la saine indignation (« C’est une atteinte à la dignité du couscous ! ») à la prédiction désabusée (« Bientôt ça sera couscous saucisse frites »,) en passant par la prophylaxie empirique (« J’ai déjà fait un malaise avec un couscous au poisson, je n’irai pas au-delà ») ou l’autodérision (« J’aime bien le couscous en boîte Garbit depuis que ma femme m’a quitté en emportant le gasaa »). Un contributeur conclut avec la seule objection possible quand il s’agit de couscous: « Je ne mange que le couscous de ma mère. Tout le reste c’est du pipo. »
Puisse le festival Kouss.Kouss, avec son énergie tournée vers le monde, continuer de mettre en lumière l’incroyable diversité des couscous de toutes les Afriques, ceux du continent et les autres, nés au gré des voyages, des exodes, des déportations et du goût des souvenirs.
« Mon grand-père plantait des légumes et de la luzerne à l’ombre d’arbres fruitiers, figuiers, abricotiers, pêchers, grenadiers et oliviers. Il possédait toute une collection de semences rangées avec grand soin dans de petites boîtes en carton. Il y avait des graines pour chaque saison ».
Abderrazzak Benchaâbane, Le livre du sable et du parfum (Al Manar, 2017)
Le récit de ce souvenir d’enfance raconte quelque chose du terroir méditerranéen. La scène se passe au Maroc. Mais elle aurait pu avoir lieu ailleurs. Avant le succès qu’elle connaît bien au-delà de son pourtour, la cuisine méditerranéenne, qui peut d’ailleurs se décliner au pluriel, est d’abord un régime alimentaire marqué par la précarité du milieu dans lequel elle s’est développée pendant des siècles : une terre pauvre et caillouteuse soumise à un climat aride ainsi qu’à des vents violents. La « vie méditerranéenne » s’est ainsi établie « sous le signe de la sobriété, c’est-à-dire du rationnement volontaire »1, avait écrit l’historien Fernand Braudel. C’est d’ailleurs cette sobriété qui provoquera la redécouverte de la diète crétoise, et par extension méditerranéenne, au xxe siècle.
Les patrimoines culinaires contemporains en Méditerranée clairebastier, journaliste
Et pourtant, l’image contemporaine de cette cuisine du soleil –colorée, généreuse et savoureuse – occulte souvent les contraintes originelles de son milieu naturel. Par ailleurs, l’usage répandu du singulier pour la désigner brouille la diversité ainsi que la spécificité de pratiques culinaires qui, chacune, racontent l’histoire du territoire sur lequel elles continuent de s’exercer. Comme le disait l’anthropologue Claude Lévi-Strauss, chaque cuisine est « un langage » qui témoigne d’une identité particulière. L’espace méditerranéen peut ainsi s’enorgueillir d’une pluralité de langages culinaires.
Aujourd’hui, ces cuisines emblématiques sont d’ailleurs affectées par les crises agricoles et climatiques qui se multiplient depuis une trentaine d’années, au nord comme au sud de la Méditerranée. En outre, la modernité induit de nouveaux modes de vie où les traditions et les gestes du passé n’ont guère leur place tandis que l’industrie agroalimentaire fournit une nourriture uniforme, souvent importée, aux effets délétères sur la santé. Alors qu’il s’exporte ailleurs, le régime alimentaire méditerranéen s’érode sur son territoire originel.
Depuis deux décennies cependant, des initiatives émergent afin d’inverser la tendance, en cherchant à préserver cette diversité de pratiques culinaires et surtout de relocaliser la production alimentaire. L’UNESCO, Organisation des Nations unies pour l’éducation, la science et la culture, s’y est attelée en inscrivant des éléments de ces cuisines sur la liste du patrimoine culturel immatériel de l’humanité. Ces derniers sont ainsi devenus des « patrimoines culinaires », issus des deux rives de la Méditerranée. En parallèle, d’autres projets de solidarité alimentaire se créent, portés par des collectifs citoyens ou des associations locales.
Cette réflexion fit l’objet d’une table ronde à Marseille le 8 février 2022 dans le cadre du Forum des mondes méditerranéens, un événement impulsé par le gouvernement français et visant à rassembler des acteurs de la société civile, issus des deux rives de la Méditerra-
les patrimoines culinaires contemporains en méditerranée
née autour de thématiques partagées – telles que l’économie, l’entrepreneuriat, le développement durable ou encore la cuisine – pour penser l’avenir de la coopération de part et d’autre de cette mer.
C’est dans ce contexte que I.C.I - Les grandes Tables ont produit Le Forum des mondes culinaires méditerranéens. Cette rencontre a réuni Ouiza Gallèze, docteure en philosophie et chercheuse au Centre National de Recherches en préhistoire, anthropologie et histoire (CNRPAH) à Alger ; Meryem Cherkaoui, cheffe consultante au Maroc et à l’international ; Sonia Hamzaoui, nutritionniste et docteure en sociologie de l’alimentation, chargée de recherche à l’Institut national du patrimoine de Tunisie ; Mennat El-Dorry, archéologue spécialisée dans l’histoire de l’alimentation en Égypte (CNRS) ; Valeria Sinischalchi, directrice d’études à l’EHESS (Centre Norbert Elias à Marseille) où elle enseigne l’anthropologie des économies.
Elles ont partagé leurs points de vue quant à la situation alimentaire et culinaire dans leurs pays respectifs, se rejoignant sur la nécessité de préserver les traditions mais aussi de répondre aux défis socio-culturels de l’époque contemporaine.
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La diète méditerranéenne, un concept médical…
La diète méditerranéenne a été inscrite sur la Liste représentative du patrimoine culturel immatériel de l’humanité par l’UNESCO en 2013. Elle « implique un ensemble de savoir-faire, de connaissances, de rituels, de symboliques et de traditions qui concernent les cultures, les récoltes, la cueillette, la pêche, l’élevage, la conservation, la transformation, la cuisson et, tout particulièrement, la façon de partager la table et de consommer les aliments », peut-on lire sur la page dédiée du site officiel de l’organisation onusienne. C’était la première fois qu’un mode alimentaire présent dans plusieurs pays était ainsi labellisé. Cette reconnaissance institutionnelle résulte néanmoins d’un long processus dans lequel la valorisation médicale et diététique a joué un rôle prépondérant.
Pensée comme un régime immuable remontant à l’Antiquité grecque et transmis comme tel, la « diète méditerranéenne » a été théorisée et popularisée dans les années 1960 par l’épidémiologiste américain Ancel Keys. Dans ses travaux, celui-ci aborde le régime crétois, ou méditerranéen, par ses bienfaits nutritionnels et sanitaires, insistant sur un mode de vie où s’associent frugalité et convivialité. Les composants de cette diète se résument à des céréales (sous forme de pains levés ou plats), des légumes, des fruits et leurs dérivés (notamment l’olive), des produits laitiers ainsi que, dans une moindre mesure, du poisson et de la viande.
À l’époque, les recherches d’Ancel Keys répondent à la médicalisation de l’alimentation qui prend alors de l’ampleur. Dans les traditions locales en Méditerranée, l’action médicinale des aliments, des condiments et des épices est cependant un fait avéré depuis bien longtemps. Par exemple, l’ail, l’oignon, le citron et le thym sont connus pour leurs propriété aromatiques et antiseptiques. Sans compter le rôle des religions où la prescription d’interdits ali-
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mentaires s’origine souvent dans des principes d’hygiène et de diététique. Il n’empêche, ce régime sain, présenté comme une manière de contrer les maladies cardiovasculaires et les cancers, entraîne un véritable engouement aux États-Unis et en Europe.
Quelques décennies plus tard, le Conseil oléicole international, qui cherche à exporter plus largement son huile d’olive, vante les bienfaits de ce corps gras, principale source de lipides en Méditerranée. L’argument économique et commercial est tout trouvé.
… devenu patrimoine culinaire
Le concept de diète a donc d’abord concerné les régions productrices d’huile d’olive sur le pourtour méditerranéen. « Après ces constatations médicales et mercantiles, la diète a pris un tournant culturel, en devenant l’emblème d’un mode de vie propre aux populations du bassin », explique Sonia Hamzaoui. L’étape suivante est donc la patrimonialisation institutionnelle : en 2010, l’UNESCO approuve la candidature formalisée par l’Espagne, l’Italie, la Grèce et le Maroc. Ils sont rejoints trois ans plus tard par Chypre, la Croatie et le Portugal.
Inscrite comme patrimoine immatériel, la diète méditerranéenne devient un de ces « objets culturels porteurs d’une part d’histoire et de l’identité d’un groupe social et qu’il convient de préserver en tant que témoins identitaires »2. Mais elle reste un modèle menacé dans son espace originel. Ouiza Gallèze avance des facteurs sociologiques liés à l’évolution des pratiques en cuisine :
« Du fait du travail des femmes, moins de temps est consacré à la préparation des repas à la maison : on achète le couscous déjà roulé, la saisonnalité perd de son importance, on a recours au fast food et
aux plats surgelés ». Sonia Hamzaoui complète son propos, en rappelant le contexte économique et agricole de la Tunisie. De ce fait, certaines denrées deviennent chères : certaines familles ne peuvent plus se procurer d’huile d’olive. Par ailleurs, « la malbouffe est liée à de nouvelles manières d’habiter, poursuit-elle. Les logements urbains sont plus petits et rendent le stockage impossible, on ne peut plus s’approvisionner comme avant, ni faire sécher les fruits, les feuilles… » Congélateur et micro-onde, emblèmes de la révolution domestique, entraînent également de nouvelles pratiques : « la manière de préparer et la saveur des aliments changent tandis que l’individualisme alimentaire se développe ».
L’inscription de la diète méditerranéenne ne saurait cependant être considérée comme un échec. Au contraire, « l’UNESCO a voulu prévenir l’érosion de ce modèle alimentaire en le reconnaissant comme patrimoine, tempère Sonia Hamzaoui. C’est une manière de le préserver mais sans le figer, car il doit s’adapter à l’évolution des modes de vie. Le travail de l’UNESCO n’est donc qu’une amorce ».
Les limites et écueils d’une patrimonialisation institutionnelle
Le classement instauré par l’UNESCO, fruit d’une impulsion politique pour la préservation et valorisation d’un élément de la culture culinaire locale ou régionale, doit en effet être secondé par l’implication des communautés. Or ce n’est pas systématiquement le cas. « La patrimonialisation marque le passage de la sphère privée (d’une pratique issue du quotidien, chez soi) à la sphère publique (reconnaissance extérieure et institutionnelle), or ce n’est pas toujours repris par le collectif », constate Ouiza Gallèze, qui fut responsable pour l’Algérie du dossier de classement du couscous (2020).
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Les finalités de la patrimonialisation peuvent être d’ordre culturel, économique ou environnemental mais celle-ci requiert aussi l’adhésion de la communauté concernée. « Cela fait partie des éléments du dossier déposé à l’UNESCO », affirme d’ailleurs Imed Ben Soula, directeur du Département de l’Inventaire et de l’Étude des Biens Ethnographiques et des Arts Contemporains à l’Institut National du Patrimoine de Tunis. Il a également représenté la Tunisie dans le dossier d’inscription du couscous. « Outre le travail d’expertise, une approche participative est requise, ajoute-t-il. Il faut également fournir un plan de sauvegarde qui assurera la pérennité et la viabilité de l’élément. Pour cela, on doit indiquer comment la communauté, les médias et le public seront invités à redécouvrir l’élément ».
Une inscription à l’UNESCO présente un autre risque : celui de figer l’élément. Soit parce qu’assignée à une communauté, à des fins de revendication identitaire, soit parce qu’une fois patrimonialisée, elle devient un simple élément de folklore repris ensuite par l’industrie touristique. Or, un patrimoine doit rester vivant et surtout utile, socialement ainsi qu’économiquement. La candidature onusienne vise ainsi à considérer l’élément identifié comme un patrimoine aux multiples facettes. Dans le cadre du classement éventuel de la harissa, « notre stratégie est d’attirer l’attention sur les dimensions symboliques de la cuisine tunisienne, poursuit Imed Ben Soula, responsable du dossier en cours. Nous voulons montrer que la harissa incarne une culture du piment, avec ses rituels et ses croyances. Car c’est ce qui nous rassemble. Ici, le piment symbolise la protection, il continue de servir d’amulette ».
La nourriture est un processus dynamique Le risque de figer une pratique ou une recette paraît cependant peu probable. « L’histoire de l’alimentation est faite de changements et d’influences », indique à ce titre Mennat El-Dorry au cours de la table ronde. Elle
démontre ensuite combien les cuisines en Méditerranée ont évolué au cours des siècles du fait du climat, d’effets de mode, de préceptes religieux, d’interactions avec d’autres cultures ou encore à cause des guerres et de la colonisation. « La mondialisation n’est pas nouvelle, ajoute-t-elle. La nourriture va continuer de changer, c’est un processus dynamique. Il serait naïf de vouloir figer des traditions pour les préserver, sous prétexte que c’est la meilleure manière de faire ou pour maintenir une identité. On peut documenter mais pas stopper l’évolution. Aujourd’hui, il faut surtout se demander comment adapter la cuisine traditionnelle à notre époque ».
En outre, les références culinaires attribuées aux aires géographiques telles qu’elles sont dessinées aujourd’hui sur le pourtour méditerranéen sont récentes. À ce titre, Mennat El-Dorry revient sur la notion de diète méditerranéenne qui offre une vision réductrice d’un modèle alimentaire soi-disant commun : « L’Égypte est un pays méditerranéen mais nous n’utilisons pas l’huile d’olive. Je me rappelle la première fois que j’ai vu une bouteille d’huile d’olive. C’était il y a vingt ans, mon père en avait ramené à la maison. A l’époque, c’était très rare et très cher. Aujourd’hui encore, on ne cuisine pas à l’huile d’olive parce qu’on en produit très peu. Il me semble donc important de se pencher sur la définition de ces aires et de considérer ce que chaque pays méditerranéen a d’unique ».
L’Égypte ne compte pas encore d’éléments culinaires sur la liste du patrimoine immatériel de l’UNESCO. Aussi Mennat ElDorry envisage-t-elle, avec d’autres collègues égyptiens, l’inscription de certains plats emblématiques tels que le kochary ou la molokhyyia. Leur réflexion en reste cependant aux prémices : « C’est une très longue procédure, explique-t-elle. Je me demande parfois si nous voulons le faire par orgueil ou réellement pour préserver nos traditions ».
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Le patrimoine culinaire comme argument touristique
Depuis quelques années, la notion de patrimoine culinaire se retrouve dans l’argumentaire touristique de nombreux pays méditerranéens. Au Maroc et en Tunisie par exemple, la gastronomie locale fait ainsi l’objet d’une véritable stratégie de valorisation. De nombreux festivals y ont fleuri ces dernières années : celui du pain à Djerba (Tunisie)3, de l’argan à Essaouira (Maroc), des dattes de Kébili (Tunisie), de la bsissa à Lamta (Tunisie)… D’une région à l’autre, les initiatives se sont multipliées, émanant d’acteurs divers (institutions publiques locales, associations, corporations ou groupements de professionnels…) et ne relevant donc pas d’une stratégie commune. Sans compter que, souvent, l’aspect spectaculaire de l’événement vise à assurer la notoriété d’une région et sa promotion touristique plutôt que de réellement sensibiliser le public local à la préservation de son patrimoine face à l’uniformisation industrielle.
La mobilisation citoyenne pour la préservation de modèles alimentaires alternatifs
La sensibilisation du public peut aussi passer par des initiatives citoyennes, et non pas seulement institutionnelles. La volonté de préserver des gestes et des traditions culinaires mobilise, en effet, certains groupes d’individus dénonçant les méfaits de l’agriculture productiviste et de l’industrialisation. Il ne s’agit pas tant de patrimonialiser que de penser un autre système socio-économique et donc alimentaire.
La mobilisation individuelle et collective autour de l’alimentation s’exprime de diverses manières, selon les contextes nationaux,
3. Voir à ce propos Broudou (@broudoumagazine), un magazine qui s’intéresse au patrimoine immatériel culinaire tunisien et qui a participé au Forum des Mondes Méditerranéens à Marseille en février 2022. Son premier numéro est consacré au pain.
sur les rives nord et sud de la Méditerranée. Les actions émanent des producteurs autant que des consommateurs. « L’important, c’est d’avoir de nouveau une prise sur la chaîne alimentaire – production, distribution ou consommation – pour amorcer un changement », explique Valeria Siniscalchi. Les initiatives sont multiples : leur spectre d’influence peut être restreint ou large, surtout lorsqu’elles s’inscrivent dans des mouvements comme Via Campesina4 ou Slow Food5 .
Le système de labellisation est un autre moyen de préserver les pratiques, tout en revendiquant l’appartenance à un territoire et donc à une identité culturelle spécifique. « Il s’agit d’imaginer, individuellement et collectivement, d’autres façons de produire et de consommer, parfois en s’inspirant de traditions anciennes – on parle alors de « rétro-innovation » – et qui sont viables, c’est-à-dire qui permettent de vivre dignement et n’ont pas une visée purement touristique », poursuit Valeria Siniscalchi. Plus qu’un patrimoine, la nourriture s’érige en symbole : incarnation du quotidien, elle acquiert une dimension politique.
« Que ce soit dans des pays en développement où certains aliments sont rares et posent des problèmes de disponibilité en termes techniques et sociaux ou que l’on soit dans des pays développés dans lesquels règne l’abondance alimentaire souvent accompagnée de crises de confiance ou que l’on soit encore à l’articulation du global et du local, l’alimentation prend une dimension politique », résume ainsi le sociologue Jean-Pierre Poulain6.
4. La Via Campesina est un mouvement international rassemblant des millions de petits paysans qui militent notamment pour la souveraineté alimentaire.
5. Né en Italie, Slow Food est aujourd’hui un mouvement international qui vise à sensibiliser les sociétés à une consommation alternative et à une alimentation de qualité pour tous.
6. Les modèles alimentaires méditerranéens : un héritage pluriel à étudier pour en faire un label pour le futur. Article publié dans Horizons Maghrébins - Le droit à la mémoire, N° 55, 2006 Manger au Maghreb
les patrimoines culinaires contemporains en méditerranée
Le rôle prescripteur des chefs cuisiniers
Par ailleurs, plusieurs corps de métiers peuvent également jouer un rôle prescripteur en la matière. Désormais, la cheffe Meryem Cherkaoui collabore, au Maroc, avec des coopératives qui produisent des farines à partir de blés locaux : « On revient aux sources, on fait du local », résume-t-elle. La saisonnalité des ingrédients découle ainsi de ce « retour aux sources ». Elle insiste cependant sur l’intérêt d’adapter les recettes au contexte contemporain : « Il faut rendre la cuisine moins grasse, moins sucrée avec, par exemple, de nouvelles techniques de cuisson, plus saines, comme celle à basse température. Il faut s’imprégner de la tradition tout en introduisant de la technicité pour rendre les recettes plus actuelles », argumente-telle. Quelques années auparavant, la jeune femme avait sillonné le Maroc à la recherche de savoir-faire traditionnels. « L’un des enjeux est de pouvoir codifier nos recettes afin que notre tradition culinaire ne devienne pas juste du folklore, ajoute-t-elle. Dans les établissements hôteliers au Maroc, on enseigne une cuisine internationale et occidentale, mais pas la nôtre, traditionnelle ».
Le chantier est immense. La patrimonialisation onusienne n’est qu’un élément parmi d’autres contribuant à la prise de conscience et donc à la préservation de modèles alimentaires qui racontent un territoire et ses habitants. Ouiza Gallèze, Meryem Cherkaoui, Sonia Hamzaoui, Mennat El-Dorry et Valeria Siniscalchi se rejoignent sur la nécessité, voire l’urgence, de se mobiliser localement pour inventorier, documenter et ainsi sensibiliser le public à la richesse culinaire de leurs pays respectifs.
À la table des patrimoines culinaires méditerranéens
COUSCOUS
Ce plat est devenu patrimoine immatériel de l’UNESCO en 2020 sous l’intitulé « Les savoirs, savoir-faire et pratiques liés à la production et à la consommation du couscous ». Comme pour la diète méditerranéenne, son inscription résulte du constat de la fragilisation d’un plat et des techniques qu’il requiert. « Sa préparation est un processus très long : ce n’est pas seulement de la semoule avec de la sauce, explique Ouiza Gallèze. C’est d’abord le grain qui demande un long temps de préparation. Traditionnellement, le couscous est roulé par des femmes, d’une façon très particulière, avec des rituels spécifiques qu’on oublie parce que l’habitude de rouler se perd. Lorsque la machine remplace la femme, les gestes, le goût et la saisonnalité disparaissent, ainsi que tout un savoir-faire artisanal relatif à la préparation (couscoussier, écuelle, tamis) ».
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HARISSA
Très populaire en Tunisie, cette purée de piments rouges, généralement séchés au soleil avant d’être broyés avec des épices (carvi, coriandre, cumin…) et, parfois, des tomates séchées, s’achète partout et sous toutes les formes : en conserve, en tube, en poudre ou fraîche. On l’utilise comme condiment pour rehausser un plat de couscous ou de tajine, la viande et le poisson, dans les sandwichs et les bricks… Cette pâte pimentée pourrait être prochainement inscrite au patrimoine immatériel de l’UNESCO. Le dossier déposé souligne la nécessité de préserver les savoir-faire associés à sa fabrication traditionnelle et ainsi d’encadrer la production industrielle.
KOCHARY
Ce mélange de riz, macaronis et lentilles brunes, garni d’une sauce tomate épicée, de pois chiches et d’oignons frits, est très estimé en Égypte. Associé à la cuisine de rue, il est également préparé à la maison. Des variations existent : dans la ville côtière d’Alexandrie, des lentilles jaunes sont préférées aux brunes tandis que le riz est parfumé au curry et au cumin. Le kochary serait en fait la version égyptienne d’un plat indien, le kitchari, également à base de lentilles (dal) et de riz mais sans les pâtes. Les historiens n’ont pas encore résolu la question de l’arrivée du plat en Égypte : certains invoquent des pèlerins musulmans au XIX e siècle ; d’autres, les soldats indiens de l’empire colonial britannique pendant la Première Guerre mondiale. Depuis
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Fabrication de l’huile d’argan dans le sud du Maroc.
quelques années, le kochary est devenu populaire dans certains pays de la péninsule arabe, adapté aux préférences culinaires locales.
MOLOKHIYYA
Voici un ragoût de corète potagère, une plante cuisinée dans de nombreux pays d’Afrique de l’Ouest, du Maghreb, des Caraïbes et du Moyen-Orient, qui occupe également une place particulière chez les Égyptiens. Pour certains, la molokhiyya daterait de l’époque des Pharaons. Les feuilles fraîches ou séchées de corète sont finement ciselées avant d’être infusées dans un bouillon. Elles sont servies avec du riz et de la viande, parfois des oignons vinaigrés. Les variations sont nombreuses : la molokhiyya est accompagnée de crevettes à Alexandrie, de volaille ou de lapin en Haute-Égypte. Ce plat se retrouve aujourd’hui au Moyen-
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Orient (Liban, Syrie, Palestine et Jordanie) : les feuilles peuvent être ciselées ou laissées entières. Au Maghreb, elles sont séchées, réduites en poudre et arrosées d’huile d’olive. Délayées dans de l’eau chaude, elles mijotent ensuite pendant plusieurs heures, avec des morceaux de viande et des condiments (coriandre, feuilles de laurier).
HUILE D’ARGAN
L’arganier est un arbre emblématique du Maroc. Il s’épanouit dans le sud-ouest du pays, notamment dans la région de Souss. La graine contenue dans ses fruits, une fois extraite, donne une huile aux nombreuses vertus (cicatrisante, riche en vitamines A et E, en antioxydants et en acides gras essentiels). L’huile d’argan est utilisée en cosmétique aussi bien qu’en cuisine. Elle agrémente certains plats comme le couscous ainsi que les
poissons ou les sauces. C’est également une composante essentielle du amlou, un beurre d’amandes sucré au miel. Les pratiques et savoir-faire autour de l’arganier ont été inscrits au patrimoine immatériel de l’UNESCO en 2014, un an après l’institution d’un festival dédié à Essaouira.
BSISSA
Pour finir, la bsissa est un mélange de graines (blé ou orge), de légumineuses (pois chiche ou lentilles) et d’aromates (coriandre, fenouil, anis) qui sont torréfiés, moulus puis assaisonnés de sucre et d’huile d’olive. Cette pâte est généralement consommée au petit déjeuner ou au goûter. Ses vertus médicinales et nutritionnelles en font d’ailleurs un ali-
ment énergétique servi pour célébrer une naissance, pour accompagner les voyageurs, notamment lors de pèlerinages à La Mecque, ou encore pendant le jeûne de ramadan. Un festival annuel de la bsissa a été fondé en 1999 à Lamta, dans le gouvernorat de Monastir en Tunisie. Aujourd’hui, la bsissa est devenue làbas un véritable phénomène de mode, super food prisée pour ses protéines végétales : certaines marques la déclinent en pâtes à tartiner, en boissons détox ou énergisantes. Mais la bsissa n’est pas une spécificité de Tunisie : d’origine très ancienne, elle se retrouve, sous diverses appellations, dans tout le bassin méditerranéen.
Bibliographie
Fernand Braudel, La Méditerranée, Champs, 2017.
Horizons Maghrébins - Le droit à la mémoire, n° 55, 2006. Manger au Maghreb. Abderrazzak Benchaâbane, Le livre du sable et du parfum, Al Manar, 2017. Le Grand mezzé, Actes Sud, 2021.
Philippe Chapelet, Patrick Elouarghi, Frédérick E. Grasser-Hermé, Matali Crasset, La cuisine de l’oasis, se nourrir de l’essentiel, Cherche-Midi Éditeur, 2021.
Rawi, Egyptian review - Issue N° 10 : Egypt’s culinary history, 2019.
gaël faye, musicien et écrivain
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Propos recueillis par Soro Solo
Dans votre roman Petit Pays1, inspiré de votre enfance au Burundi, vous écrivez : « Une fois rassasiés, saouls de tout ce jus et de toute cette pulpe, le souffle court et le ventre rond, nous nous sommes enfoncés tous les cinq au fond des vieux sièges poussiéreux du Combi Volkswagen, la tête basculée en arrière. Nos mains étaient poisseuses, nos ongles noirs, nos rires faciles et nos cœurs sucrés. C’était le repos des cueilleurs
« Les cuisines africaines, ce sont des rencontres »1. Gaël Faye, Petit Pays, éditions Grasset, 2016. © Chris Schwagga
de mangues. » La mangue est-elle votre madeleine de Proust tropicale ?
Oui, mais pas seulement. Il y a aussi les goyaves, les papayes et tous les fruits qui étaient à disposition dans mon jardin d’enfance, à Bujumbura. Ils composaient mon quatre-heures. Je pense encore aux petites bananes jaunes, très sucrées : de véritables bonbons qui font grimper l’insuline. La cuisine est une grande source d’inspiration. Lorsque j’écris, je fais appel aux cinq sens et le goût est présent dans ma musique comme dans mon écriture, avec de nombreuses références à des aliments ou boissons. Le titre de mon premier album, sorti en 2013, est Pili pili sur un croissant au beurre. C’était un clin d’œil à mes origines, avec l’idée que les êtres humains, c’est comme les mélanges d’ingrédients : il suffit d’essayer, ça peut fonctionner ! Je n’avais jamais mangé de croissant avec du pili pili jusqu’à ce qu’une boulangerie de Kigali produise cette viennoiserie, et c’était vraiment bon. L’alimentation ne s’arrête pas à ce que l’on mange : il y a aussi les nourritures de l’âme.
Quel est votre produit fétiche ?
J’aime bien avoir du piment avec moi, justement. C’est hérité de ma mère, qui trimballait toujours son piment dans son sac à main. J’apprécie beaucoup également un fruit qui n’est pas très connu : la barbadine ou grenadille géante. Elle ressemble au maracuja et, comme lui, fait partie de la famille des fruits de la passion. Sa forme est plus allongée, ses graines plutôt grisâtres et son goût moins acidulé.
Aimez-vous manger et cuisiner ?
J’aime manger, oui, mais je ne suis pas un fin gourmet dans le sens où je ne cours pas après les bonnes adresses. J’ai commencé à être accueilli dans de grands restaurants en devenant écrivain,
les cuisines africaines, ce sont des rencontres
alors que quand j’étais uniquement rappeur, c’était plutôt catering avec crudités, carottes râpées et macédoine ! Mon quotidien reste simple : je me nourris surtout d’aliments crus. Ce que j’apprécie le plus, c’est de partager un repas avec des amis et de manger avec faim. J’ai un souvenir magnifique de spaghettis bolognaise dévorés avec une bande de copains après avoir grimpé, ensemble, le volcan du Nyiragongo au Congo. Nous avions le ventre vide depuis vingt-quatre heures et je crois que je n’ai jamais aussi bien mangé. Si le repas peut être accompagné de bonnes boissons, c’est encore mieux. Dans ce domaine, j’aime bien la bière, ou plutôt les bières. Quand j’étais à Bujumbura, j’oscillais entre Primus et Amstel puis, en m’installant au Rwanda, j’ai découvert le pouvoir de la Skol, de la Mützig et même de l’Avironga. Pour la petite histoire, au Burundi et au Rwanda, les gens aiment aussi boire la bière chaude.
Que sont pour vous les cuisines africaines ?
Ce sont des rencontres. La plupart des produits que l’on consomme régulièrement au Burundi et au Rwanda, par exemple le manioc ou les haricots, ont été importés dans le cadre de la colonisation. Les cuisines africaines sont encore mal connues en Europe et souvent décrites comme des cuisines simples, voire simplistes, entachées de clichés persistants. Quand je suis venu m’installer en France, mes camarades de classe pensaient que, quand j’habitais au Burundi, je mangeais de la viande d’éléphant.
Quelle est la solution ?
La valorisation des cuisines africaines doit être prise en main par les Africains eux-mêmes. Il ne faut pas attendre qu’un chef venu d’ailleurs vienne nous expliquer les richesses de nos spécia-
lités. Ce sont des problématiques que l’on retrouve dans la musique ou l’écriture. Il y a de plus en plus de chefs, femmes et hommes, sur le continent ou afro-diasporiques, qui s’emparent du sujet. Je suis notamment l’actualité de Dieuveil Malonga, chef congolais, aujourd’hui installé à Kigali. Sa cuisine est ancrée dans le pays et majoritairement élaborée avec des produits de la région. Je découvre avec lui des légumes ou d’autres aliments que l’on peut manger au Rwanda, mais qui ne sont pas encore dans nos habitudes. Il réinvente les plats courants. Les cuisiniers sont aussi des artistes puisqu’ils imaginent de nouvelles formes et dépoussièrent la tradition pour la mettre au goût du jour. C’est exactement ce dont nous avons besoin. Il voulait quitter la routine, celle de son père Qui étiole les rêves au large des paupières Enfourcher son vélo, repartir à zéro
Petit gone de Lyon aux oripeaux d’évasion
Partir ! Non pas pour voir de nouveaux lieux
Mais voyager, pour ouvrir de nouveaux yeux
Orpailleurs d’horizons, y a que des hôtels mille étoiles
Pour les clochards célestes qui ne s’embarrassent pas d’un toit
Petit croissant au beurre, petit Français qui flâne
Il lisait Kerouac et chantait Bob Dylan
Il est parti vivre à la dure
Découvrir l’humain, épouser la nature
Et de pays en pays, il pédale, il pédale
Et de guerre en maladie, il pédale, il pédale
C’est usé par la route d’un voyage de cinq ans
Qu’au bord de son doute il rencontre un piment
Elle était belle comme un piment, une robe du dimanche
Elle rêvait d’un charmant, d’un amour qui s’épanche
* (Motown France, 2013)
les cuisines africaines, ce sont des rencontres
Elle vivait dans un quartier populaire
Elle avait fui son pays, les pogroms et la guerre
Et la terre des ancêtres était un vaste mouroir
Et ce pays d’accueil, un sombre miroir
Qui lui renvoyait cette image de paria
Une réfugiée HCR qui glisse aux parois
Et qui veut s’envoler, partir loin d’ici
Là où le ciel ne dit ni Hutu ni Tutsi
Et puis les murs de sa chambre au vert papier peint Recouvert de poster de « Salut les Copains »
Était son antre où elle rêvait d’être hippie
D’écouter du Jimi et de vivre à Paris
En attendant le bus sous un arbre en fleur
Son destin croise celui d’un croissant au beurre
Elle et il aux Sources du Nil
Un vent souffle l’idylle sur les branches d’un nid
D’un croissant beurré et d’un piment swahili
Qui s’étaient donc jurés de s’aimer pour la vie
Malgré toutes les routes crevées d’ornières
Dans le panache de poussières des saisons blanches et sèches
Malgré le doute et les pluies diluviennes
Malgré les torrents de boue qui s’écoulent dans la plaine
Le croissant, le piment ont le goût d’un enfant
Puis de un puis de deux, carpe diem d’un instant
Aucune écluse ne peut contenir les rêves
Que le cœur transporte et pour lesquels il crève
Pili Pili rêvait de Paris
Croissant au beurre voulait vivre ici
Ils se croisent, se décroisent les chemins
Et laissent des enfants au carrefour des destins
Le mbaqanga, une histoire culinaire et musicale soro
Le mbaqanga, certainement la seule spécialité culinaire ayant donné son nom à un style musical, témoigne d’une créativité populaire intense, allègre et rebelle aux tentatives de mise sous silence. Cap sur l’Afrique du Sud, dans un township en plein apartheid, au son de la vie qui jaillit envers et contre tout.
Installons-nous dans un studio de Johannesburg ou du Cap, en Afrique du Sud, et couchons sur une bande analogique un soupçon de pop, un zeste de jazz et une bonne poignée de musique zoulou : ce mix donne un son urbain novateur. Non loin de là, dans les foyers à bas revenus, on mange une bouillie de maïs et, en fin de semaine, on jette dans la marmite les restes de légumes des
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solo, journaliste© Caroline Dutrey
le MBAQANGA, une histoire culinaire et musicale
La nourriture est au cœur de vos productions d’artiste sud-africaine. Quant au mbaqanga, il se situe à la frontière de la cuisine et de la musique. Que cela vous inspire-t-il ?
Trois questions à Ziphozenkosi Dayile, artiste et cofondatrice de Breaking Bread
La cuisine et la musique sont deux formes d’art universelles et accessibles à tous, contrairement aux arts plastiques classiques, beaucoup plus élitistes. L’histoire de l’Afrique du Sud est pétrie de mélanges entre populations autochtones et groupes venus d’ailleurs, et cette diversité se retrouve forcément dans la cuisine et la musique du pays. C’est pour moi l’un des sens du mbaqanga
L’artiste est donc toujours un peu cuisinier ?
Non, je ne crois pas. Les artistes font certes mijoter des idées, mais j’en connais qui sont de très mauvais cuisiniers ! En revanche, tous les cuisiniers sont un peu artistes. On constate d’ailleurs aujourd’hui un regain d’intérêt pour la cuisine comme forme artistique. Cela relève en partie du marketing, mais force est de constater que la cuisine s’introduit petit à petit dans le marché de l’art. Je pense cependant qu’elle doit rester à la portée du plus grand nombre.
Qu’est-ce que Breaking Bread, l’espace pluridisciplinaire que vous avez cofondé au Cap ?
Il vise à rassembler les gens autour d’un repas – rompre le pain –, mais aussi à partager des ressources avec d’autres artistes ou des membres de la communauté locale. Nous déclenchons des collaborations et des rencontres, en utilisant la cuisine et les aliments comme des vecteurs d’interactions. Nous pouvons par exemple explorer, par ce biais, ce qui dans l’histoire a façonné la cuisine sud-africaine : dépossession des terres, migrations forcées, esclavage…
jours précédents : tomates, concombres, feuilles de haricots, oignons, carottes, éventuellement un peu de maïs… On laisse mijoter à feu doux et la tambouille est prête pour le déjeuner ou le dîner. Ce joyeux mélange des genres et des ingrédients, en musique comme en cuisine, porte le même nom : mbaqanga.
Pour les chroniqueurs musicaux et autres spécialistes, les premières pousses du mbaqanga apparurent dans les années cinquante et surtout soixante au sein des townships de Johannesburg, notamment dans des bars clandestins nommés shebeens. Le genre se singularisait par le croisement de partitions rurales traditionnelles zoulou, de kwela, de marabi et de courants afroaméricains comme le gospel, le rhythm and blues, le blues, le jazz et une bonne charge de swing venu des big bands. Alors que le régime d’apartheid interdisait tout mélange – y compris musical – entre communautés, répartissait les zones urbaines d’habitation et cantonnait les Sud-Africains noirs et « Coloured » à l’écart des circuits de production, cette ambiance de prohibition
fut le terreau fertile où naquit une nouvelle expression créative venue des ghettos.
En s’appropriant des instruments occidentaux, les « Sudaf » noirs les mirent au service de leur style vocal et inventèrent un cocktail multi-ethnique à l’exubérance joyeuse. Les masses issues de l’exode rural, parquées dans les townships sous-équipés des périphéries urbaines, y trouvèrent un langage commun, un trait d’union mélodieux pour s’unir en tant que classe laborieuse, ainsi qu’une façon de continuer à vivre, s’amuser, aimer. Basses roucoulantes et ronflantes, batteries nerveuses, guitares scintillantes, saxophones et accordéons constituaient les ingrédients de cette recette où le chant et les harmonies vocales occupaient une place prépondérante. Le mbaqanga devint vite populaire dans toute l’Afrique du Sud, notamment dans les années soixante-dix. Il inspira dans les années quatre-vingt des artistes comme Johnny Clegg ou Paul Simon, et influence aujourd’hui encore des musiciens du monde entier.
Quel rapport avec les traditions culinaires, direz-vous ?
Le mot mbaqanga désigne en zoulou la bouillie quotidienne de farine de maïs, et peut-être aussi une sorte de ratatouille ou « plat du pauvre » préparée avec les restes de la semaine. La musique mbaqanga est-elle dès lors considérée comme une nourriture spirituelle qui, malgré le régime d’oppression et de domination, continua de sustenter les corps et les âmes jour après jour ? Le mot a-t-il d’abord été utilisé d’une manière méprisante par ceux qui jugeaient le style basique et grossier, avant d’être repris par ses amateurs comme un retournement malicieux et sentimental du stigmate ? Quoi qu’il en soit, le mbaqanga célèbre non seulement la nourriture et la musique, mais aussi la vie, l’amour, le sexe et tout ce qui touche au sensoriel dans une irréductible expression populaire.
eva doumbia, auteure et metteuse en scène
Derrière chaque aliment se dévoile l’histoire d’une migration, d’une conquête coloniale, d’une forme d’exploitation des hommes ou de l’environnement. Le spectacle Autophagies (histoires de bananes, riz, tomates, cacahuètes, palmiers. Et puis des fruits, du sucre et du chocolat), à mi-chemin entre le théâtre et la dégustation collective, interroge la dimension politique des nourritures.
Je suis metteuse en scène et autrice dramatique. Je suis née près du Havre et j’ai grandi dans la banlieue de cette ville portuaire puis, d’un port à l’autre, j’ai créé ma compagnie à Marseille, avant de la faire se déplacer en Normandie. Depuis, je circule de région en région, avec des escales en Côte d’Ivoire et au Mali, deux pays dont je suis originaire, ou encore en Louisiane ou au Brésil.
La nourriture est une constante de mon travail artistique. J’aime les théâtres qui ont un vrai restaurant. J’aime lorsqu’on offre à boire et à manger avant, après ou pendant la représentation.
Lors d’un spectacle précédent, Afropéennes d’après Léonora
Miano, les personnages, des femmes noires, racontaient leurs
Autophagies, ou comment tenter de nourrir la bouche et l’esprit avec un spectacle
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peines et problèmes dans un restaurant. Quelques spectateurs et spectatrices étaient invités sur scène. Ils mangeaient le repas composé par Gagny Sissoko avec les comédiennes. Plus tard, lors d’une lecture d’extrait du roman Ségou de Maryse Condé, le lieu qui nous recevait, le Campement, à Bamako, proposait une dégustation de mets « pré-coloniaux ».
Cette histoire me travaillait, sans doute aussi parce que dans les années 1980, mon père, Amadou Doumbia, avait ouvert le premier restaurant africain (subsaharien) du Havre. Il y proposait du couscous et du mafé, des plats aujourd’hui banals mais que nous mangions rarement dans notre maison tenue par ma mère, une institutrice normande. Chez nous, les rares repas africains étaient servis lors de visites d’amis ivoiriens de mon père. J’ai longtemps pensé que le mafé, à base de pâte d’arachide, était une spécialité traditionnelle. Mais ce plat national malien, et plus généralement d’Afrique de l’Ouest, probablement arrivé sur le continent avec les habitudes culinaires des colons européens, n’est consommé que depuis le xviiie siècle.
Lorsque j’ai fait cette découverte, avec étonnement, je me suis demandé d’où provenaient la plupart des aliments que nous consommons aujourd’hui en Afrique ou en Europe, tels que les bananes, le riz, le chocolat, l’ananas ou la mangue : tous viennent d’Asie et d’Amérique et, hormis la banane et le riz, tous ont été introduits dans l’alimentation africaine avec l’arrivée des explorateurs et colons européens qui les ont eux-mêmes rapportés d’autres continents. Ainsi, nos assiettes sont envahies par l’histoire et, au creux des goûts et du plaisir de la bouche, se nichent des histoires de voyages, de conquêtes, de dépossessions, de déportations et de mises en esclavage. Consommer ces aliments, en résumé se nourrir, c’est manger l’autre et c’est se manger soi-même, parce que l’autre c’est toujours un peu soi.
Le projet Autophagies est né de ces constats et réflexions. Cette création croise théâtre et gastronomie, mais aussi musique, danse, documentaire. Au départ je cuisinais moi-même sur scène, pour le public, mais très rapidement, il est devenu évident qu’il fallait pour ce spectacle une véritable dimension gastronomique. Les grandes Tables m’ont mise en relation avec Alexandre Bella Ola. J’ai écrit la majorité des textes, et quelques-uns ont été signés par le romancier ivoirien Gauz.
« La frontière entre moi et l’autre, c’est moi qui la crée. La vie se nourrit de la vie. Toutes les nourritures sont étranges, bizarres, puis adoptées, parfois adaptées. Les huîtres, les escargots, les grenouilles, les termites, les crevettes… Mais aussi les vaches, les salades et les cochons… Si on pense simplement que la vie se nourrit de la vie, rien ne nous semble bizarre. Tu crois que si tu n’as pas de réponse à la mort, alors tu n’auras aucune réponse. Mais moi, je ne m’interroge plus sur ce qu’est la mort, je me demande plutôt ce qu’est la vie. La vie se nourrit de la vie. »
« En vérité je te le dis, le prix de la douleur c’est la beauté (et un ciel rouge sous une nuit d’orage). Mais où se trouve la beauté si nous continuons de taire la vie ? Si nous nous dérobons à la vérité de la vie, à la cruauté de la vie ? »
Très rapidement la forme eucharistique s’est imposée : une eucharistie documentaire pour partager un repas, dans l’esprit d’une communion sans religion. Parce que dans toutes les cultures humaines, on commençait le repas collectif par un remerciement.
Parce que ce rite du remerciement, qui nous rappelle que manger nous relie aux autres vivants, à la terre, à la mer, à l’univers, le monde moderne l’a oublié.
« Ce n’est pas moi qui t’ai semé.
Ce n’est pas moi qui t’ai planté.
Ce n’est pas moi qui t’ai nourri.
Ce n’est pas moi qui t’ai arrosé.
Ce n’est pas nous qui t’avons arraché de l’humus où tes racines se lovaient.
Ce n’est pas nous qui t’avons transporté.
Ce n’est pas nous qui t’avons transformé.
Ce n’est pas nous qui t’avons cuisiné.
“Viande” signifie “ce par quoi la vie est”. L’esprit est viande.
Mes mains n’ont pas découpé la viande de tes fruits. Chair des pommes comme viande des mangues. Il a été écrit “Je ne suis pas digne de te recevoir mais dis une parole et je guéris”, lorsqu’ailleurs il fut dit : “Pardonne-nous. Pardonne-nous de t’avaler.” Avec moi : “Pardonne-nous. Pardonne-nous de t’avaler.” »
Il est important de prendre conscience de ce que signifie manger. Nous ingurgitons des cadavres d’animaux ou de végétaux, nous consommons les laits destinés à nourrir les petits d’autres mammifères, nous nous repaissons d’ovules d’oiseaux avant la naissance de leurs progénitures que notre ingestion avorte. La nourriture a pour corollaire la mort et la cruauté. Nous l’avons oublié ou, plutôt, nous nous en sommes éloignés. Il est important de se remémorer, sans culpabilité, que nous n’avons pas d’autre choix pour vivre.
Parce que je m’intéresse à l’histoire des esclavages et des différentes exploitations, je sais que l’être humain occidental a besoin de soustraire à son regard les corps qu’il contraint à travailler ou tue pour subsister. Les abattoirs sont cachés et les viandes cuisinées ou hachées de manière à faire oublier qu’elles ont été les muscles d’êtres sensibles. Les Antilles esclavagistes étaient loin des métropoles anglaises ou françaises, le Brésil du Portugal, les Amériques latines de l’Espagne. Aujourd’hui les rizières sont en Asie, les champs de tomates destinées aux conserves en Chine, les noix de cajou en Afrique de l’Ouest ou en Inde. Nous pouvons lutter contre les différentes exploitations humaines, en prendre conscience et consommer différemment, mais ne pouvons pas nous nourrir sans ôter la vie. Alors prenons-en conscience et ritualisons.
Autophagies a cette prétention de ne pas être seulement un spectacle, mais bien une cérémonie. Lors des répétitions, je disais aux artistes, créateurs et créatrices : « Cette fiction n’en est pas une, j’y crois. » Après un prologue qui fait entrer le public dans la fiction (« Vous seriez les pratiquants d’une cérémonie culinaire »), je commence le spectacle par une prière inventée à partir d’invocations aztèques (c’est en Amérique que tout a commencé), chrétiennes, malinkés.
« 529 est le nombre véritable pour 2021. Car c’est en 1492 que tout a commencé. L’an zéro de mon histoire c’est 1492. C’est en l’an zéro que Christophe Colomb pose son pied sur une terre qu’il croit indienne. Il cherche Gengis Khan en Caraïbes, le colon est déboussolé. “Pré-colombien”, “Colombie”, “Méso-colombien” sont les mots de ma honte désorientée. Se désorienter, c’est ne pas savoir où est l’Orient. En 1502, c’est-à-dire en l’an 10 de notre ère, les caciques caraïbes offrent
des fèves de cacao à l’homme au patronyme catastrophique. Colon jette aux flots les précieuses fèves, y croyant voir les excréments séchés de chèvres. On dit que ce sont des carmélites espagnoles qui l’agrémentent pour la première fois de sucre de canne. On dit. Certains racontent quand d’autres n’ont plus assez d’héritiers pour les chanter. Tout s’amplifie à la Renaissance, et c’est pire aux Temps Modernes. Au XVII e siècle, c’est-à-dire au troisième de notre ère colombienne, les monuments d’or candy édifiés par les pâtissiers des cours princières pourrissent ici les dents du Roi-Soleil, tandis qu’ont été abattues là-bas les pyramides amérindiennes. Exportation, importation. Exploitation. Extermination. Personne ne pourra plus jamais dire avec précision la violence subie par ces premières nations qui n’auront jamais compris pourquoi on les traitait aussi mal. Déportation. Les engagés d’Europe, les forçats, putains, assassins, endettés, et les autres sacrilèges ne suffiront pas non plus à repaître l’avidité de la plantation sucrière. Importation. Espagne, France, Hollande, Portugal, Italie, Angleterre, on y danse la valse de Vienne et le chocolat-crème-sucrée. Le feu de la canne allume les bactéries logées dans les dents cariées de tyrans consanguins. Confitures et mélasse dégoulinent dans les palais et les fermes. Chacun cherche son sucre ou sa mélasse pour les gibiers, les rôtis, pour enjoliver son pain noir. Importation. Déportation. Exploitation des énergies humaines. On importe des hommes de ce qu’on a appelé Afrique sur ce continent que l’on n’a pas encore nommé Amérique. Import-export. »
Lorsque j’ai commencé dans le théâtre après des études à la Sorbonne et au Conservatoire national supérieur d’art dramatique de Paris, rien n’était simple, en France, pour les comédiens noirs. J’ai travaillé dans l’animation socioculturelle pour gagner ma vie. À cette époque, les restaurants africains couraient encore moins les rues que maintenant, ce qui m’a donné des idées. Au Cameroun, la cuisine de mon père avait été façonnée par son patron blanc pendant la période coloniale. Il rêvait d’avoir son propre restaurant, mais c’est moi qui ai finalement concrétisé ce fantasme : en 1995, j’ai ouvert avec mon épouse, Vicky, l’établissement Rio Dos Camaraos à Montreuil, en embauchant une équipe afin de pouvoir me consacrer au théâtre. Évidemment, rien ne s’est passé comme prévu. J’avais trouvé un chef, mais celui-ci n’est pas venu le jour de l’inauguration. J’ai dû le remplacer au pied levé. C’était le chaos mais, ce jour-là, je suis entré dans ma cuisine et je n’en suis jamais sorti. Une décennie d’apprentissage a été nécessaire pour que je me sente vraiment à l’aise dans ce métier et que je donne du sens à ma cuisine. Au Rio Dos Camaraos, puis chez Moussa l’Africain, un bistrot « afropéen » ouvert en 2017 à Paris, dans le quartier de Châtelet-Les Halles, j’ai développé une cui-
sine panafricaine hybride, adaptée aux habitudes françaises et modernisée tout en gardant le goût du pays.
Grâce à la réflexion qui structure mon travail, j’ai écrit plusieurs livres pour montrer la richesse des cuisines d’Afrique subsaharienne, qui restent méconnues. Que cuisinait-on avant la venue des Européens ? La plupart des produits phares sont arrivés sur le continent pendant la période de l’esclavage. Il y a encore énormément de domaines à explorer pour installer durablement les cuisines africaines dans le paysage culinaire mondial.
Récemment, j’ai gagné au loto du bonheur quand Eva Doumbia, qui cherchait un comédien capable de faire à la fois de la cuisine et du théâtre, m’a proposé de participer au spectacle Autophagies C’est Fabrice Lextrait, directeur des grandes Tables, qui nous a présentés l’un à l’autre. Je cuisine sur scène et les spectateurs mangent toute cette production à la fin de la représentation. Trente ans après avoir créé mon premier restaurant, j’ai ainsi la chance de retrouver mon métier d’origine et de concilier mes deux passions. Je crois que la vie nous porte : à un moment où un autre, nous n’avons pas d’autre choix que celui d’exprimer ce que nous avons en nous.
« J’ai gagné au loto du bonheur » ALEXANDRE BELLA OLA, CUISINIER
Je revendique un théâtre où l’on peut apprendre, un théâtre qui propose des récits historiques autres. L’adage africain dit que nous ne connaissons que les récits des chasseurs et non ceux des lions. Le théâtre peut aussi avoir la fonction de donner la parole aux vaincus. L’enjeu est alors de croiser les plaisirs, celui de la poésie et ceux de la bouche, avec le savoir. Je revendique une théâtralité ludique, joyeuse et didactique. Aussi, avec Autophagies, l’ambition est d’inviter à « manger en conscience », c’est-à-dire à savoir les implications de nos repas sur les autres, sur l’environnement. Un théâtre rituel, utile, une véritable communion. Le retour aux bacchanales.
emeka ogboh, artiste Propos recueillis par Stéphane Galland, programmateur musical et journaliste pour Radio Grenouille
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Emeka, vous ne pensiez pas être un artiste avant d’en devenir un.
J’ai étudié à l’école d’art de Nsukka, mais je trouvais la peinture ou la sculpture trop statiques. Il n’existait pas de cursus sur les nouveaux médias, alors je me suis tourné vers le graphisme. Je ne pensais pas, alors, à une carrière artistique. J’étais content de faire des sites web ou du design graphique dans la publicité, en free-lance. Tout a changé quand je me suis mis à travailler avec le son. La ville de Lagos a fait de moi un artiste sonore. En 2008, j’ai suivi pendant
Manger pour se souvenir et se relier
trois semaines à Fayoum, en Égypte, un cours sur l’art sonore. En rentrant à Lagos, mes oreilles étaient davantage ouvertes à mon environnement. Je suis devenu plus attentif et j’ai commencé à enregistrer des sons, puis à les travailler. Avec le temps, j’ai découvert leurs implications politiques, notamment dans des villes occidentales tranquilles dont les ondes sonores habituelles étaient perturbées par mes installations révélant le vacarme de Lagos. Cela questionnait la migration, un thème central dans mes créations, et l’accueil fait à la différence. Je vis depuis une dizaine d’années à Berlin, où je suis un expatrié. Je sais ce que signifie le fait d’être noir en Europe. Par exemple, pour beaucoup de personnes, un Africain en Europe est forcément un réfugié qui a fui son pays. Une bonne manière de les détromper, c’est de les réunir autour d’un dîner !
Vos travaux sont explicitement politiques, souvent provocants, mais jamais agressifs.
J’ai un background de designer graphique dans l’industrie publicitaire. Je préfère l’approche consistant à être subtil, mais puissant. Si l’on est trop agressif ou violent, cela peut exclure des gens et, in fine, noyer ou perdre le message. Ce qui m’intéresse, ce sont les œuvres déclenchant la rencontre et le débat. Il n’existe pas une seule perspective sur le sujet des migrations en Europe, mais plusieurs points de vue.
Vous intégrez sans cesse de nouveaux médiums : d’abord son, graphisme, vidéo, puis musique et cuisine.
Je ne me considère plus comme un artiste sonore mais comme un artiste tout court, dans le sens où je ne veux pas limiter ma créativité. Certaines choses ne peuvent pas être exprimées par le son, ou pas seulement à travers lui. Ce qui m’intéresse, désormais, c’est de m’appuyer sur les cinq sens. De la même manière, l’art ne se limite
pas à un tableau que l’on accroche sur un mur. La cuisine, c’est-àdire le fait de réunir et de fusionner des saveurs, exige de l’expérience et de l’expertise, comme la peinture qui consiste à mêler les couleurs sur une toile, ou la bière dont le goût dépend de la qualité de l’eau, des grains utilisés, des épices et des autres ajouts.
Comment avez-vous eu l’idée d’utiliser la nourriture comme l’une des formes de votre expression artistique ?
Presque un an après être arrivé à Berlin, j’ai été invité à faire une exposition personnelle à la Galerie Wedding. On m’a demandé quels étaient les moments forts que j’avais vécus depuis que je me trouvais en Allemagne, et j’ai réalisé que la plupart de ces instants tournaient autour de l’alimentation. Quand des gens venaient du Nigeria pour me rendre visite, je leur demandais : « Tu peux m’apporter ceci ou cela ? » Lorsque j’y retournais, je revenais ensuite avec deux valises, l’une pour le « barda » habituel, l’autre remplie de denrées. C’était vraiment une obsession, et c’est ce qui m’a mené à l’exposition No Food For Lazy Man.
De quoi parlait-elle ?
De migration et de nourriture, une thématique que l’on retrouve dans Stirring the Pot1 à Marseille. Dans ma pratique artistique, la cuisine est fondamentalement liée au fait d’être un expatrié ou un migrant. No Food For Lazy Man explorait les déclencheurs sensoriels que sont les sons, les goûts et les odeurs, associés à certains souvenirs ou à des lieux. Certaines épices, aujourd’hui encore, me font penser à la soupe que ma mère préparait pour me soigner quand j’étais malade, enfant. La cuisine est un élément très puissant pour signifier
ce que représente, pour un migrant, le fait de se trouver loin de chez lui et de devoir s’adapter à un nouvel environnement. Il va automatiquement chercher des saveurs ou des odeurs qui lui rappellent son chez-lui, et en même temps devenir plus conscient de ce que manger veut dire : on ne mange pas seulement pour se nourrir, mais aussi pour se souvenir de son chez-soi et se connecter à un nouveau lieu. No Food For Lazy Man s’est tenu en 2015, et une grande partie de ce que je fais aujourd’hui a commencé à ce moment-là.
En 2018, vous avez vous-même cuisiné au sein du Studio Olafour Eliasson de Berlin. Cuisiniez-vous beaucoup avant de venir en Eruope ?
J’ai toujours aimé ça, parce que j’adore manger. Mais j’ai vraiment commencé à m’y mettre après mes études, puis surtout en m’installant à Berlin où il n’y a que quelques restaurants nigérians ou africains. Même là, je peux avoir envie de manger autre chose que ce qui est proposé à la carte, ou le cuisiner différemment. Je me suis aussi passionné pour la recherche d’alternatives, car certains ingrédients ou épices du Nigeria sont introuvables en Allemagne. Je pense par exemple à l’ugu, une cucurbitacée originaire d’Afrique de l’Ouest, principalement cultivée et consommée dans le sud du Nigeria. On utilise plusieurs parties de la plante, notamment les feuilles que je remplace par des épinards.
C’est aussi à l’occasion de No Food For Lazy Man que vous avez présenté pour la première fois une bière brune de votre création, baptisée « Original Sufferhead Beer ». Pourquoi la bière ?
Parce que j’aime ça ! Ce n’est pas un concept artistico-intellectuel. Je suis fan de bière, mais pas n’importe laquelle : ce qui m’intéresse, c’est la bière artisanale avec ses possibilités infinies. Les bières industrielles ont presque toujours le même goût. Quand j’ai
emménagé à Berlin, je me suis vite ennuyé de la scène artistique et j’ai découvert le milieu de la bière artisanale. Je n’allais plus dans les vernissages mais dans les dégustations de bières et les festivals dédiés ! J’ai fait des rencontres et échangé sur le sujet, puis j’ai essayé de brasser moi-même. À un moment, je me suis tout de même souvenu que j’avais une carrière artistique et que je ne pouvais pas passer mon temps à brasser. J’ai trouvé le point d’intersection avec la Sufferhead. À l’occasion de la Documenta de Cassel en 2017, j’ai travaillé sur son image avec une campagne publicitaire, qui comportait notamment ce slogan placardé dans toute la ville : « Who is afraid of black ? » (« Qui a peur du noir ? »). Il était aussi inscrit sur nos t-shirts, ce qui déclenchait des discussions. On a également joué avec la bière brune, qui n’est pas aussi populaire et réputée en Allemagne que la blonde. S’emparer de ces couches de sens et de ces connexions, c’est ce qui me plaît vraiment.
À Marseille, pour Stirring the Pot, vous avez associé la bière à un danfo. Expliquez-nous de quoi il s’agit. Le danfo est un minibus jaune propre à Lagos. C’est une sorte de taxi collectif qui transporte des voyageurs dans toute la ville. Les danfos sont aujourd’hui progressivement mis hors service, mais ils restent des icônes. Ils me connectent à mon pays natal, alors on les retrouve souvent dans mon travail sur Lagos et ses paysages sonores. Pour Stirring the Pot, j’ai voulu transformer un danfo en minibar pour servir les bières « Uda » et « Uziza », qui racontent une fois encore l’histoire de la migration via l’alimentation et la cuisine. Elles sont parfumées avec de l’uziza et l’uda, des épices très courantes en Afrique de l’Ouest et notamment dans la région nigériane du peuple des Igbo, dont je suis originaire. On les utilise surtout dans des soupes. Ces bières, élaborées pour l’occasion avec un maître brasseur varois, Victor Carlier de la brasserie du Castellet à Signes, font
partie intégrante de l’exposition. Leurs étiquettes, dont j’ai conçu le design, transmettent elles aussi l’histoire de la migration.
Était-ce la première fois que vous vous rendiez à Marseille ?
Non, j’étais déjà venu en 2010 ou 2011, pour un projet avec le centre de création des arts et des cultures numériques ZINC, toujours à la Friche la Belle de Mai. J’ai aimé cette ville dès le premier jour. Elle est authentique, humaine. Certains la disent sale et rustre, mais c’est la vie, mec ! Comme Lagos, c’est une ville portuaire, humide, ensoleillée, lumineuse, chaude, et les gens y sont gentils. Le son y est à mon avis moins intéressant qu’à Lagos, sauf peut-être au marché du quartier de Noailles : si tu fermes les yeux, tu as l’impression d’être dans un marché quelque part en Afrique.
Lorsque vous avez su qu’un projet d’exposition y était lancé dans le cadre de la Saison Africa2020, quelles ont été vos premières envies ?
J’ai su immédiatement que je voulais travailler sur la nourriture et que, de ce point de vue, Marseille serait un endroit intéressant. Je suis toujours content de manger ici. Il y a sûrement autant de
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diversité à Paris qu’à Marseille, mais Marseille est plus ouverte à cette diversité. J’avais très envie d’explorer cette spécificité via la nourriture. L’expérience a été d’autant plus sensationnelle que j’étais accompagné par Véronique Collard-Bovy, directrice de Fræme, et Fabrice Lextrait, directeur des grandes Tables. J’aime la cuisine méditerranéenne, très présente ici. En Provence, la nourriture est en outre particulièrement savoureuse : l’accent est mis sur l’assaisonnement et les goûts, ce qui m’attire beaucoup plus que les dressages fantaisistes ou un bel aspect visuel.
Pourquoi avoir nommé cette exposition Stirring the Pot, que l’on pourrait traduire par « Remuer la Marmite » ?
C’est un titre parfait parce que l’on pense d’abord à la nourriture. Et puis dans une marmite, on mélange des tas d’ingrédients pour composer un plat, ce qui rejoint le concept de cette exposition réunissant plusieurs éléments, dans différents espaces de la Friche la Belle de Mai, pour n’en faire qu’un. Mais Stirring the pot porte aussi un autre sens : celui de lancer une polémique. Cette dualité reflète ma vision de la migration et des politiques qui l’entourent. C’est enfin le titre d’un livre de James McCann sur l’histoire des cuisines africaines2, ce qui a fini de me décider.
Quelles sont les odeurs que l’on perçoit en visitant l’installation multi-sensorielle et immersive « Migratory Notes », spécifiquement conçue pour Stirring the Pot ?
On y sent des épices, l’océan et le pétrichor, c’est-à-dire l’odeur si particulière de la terre mouillée après la pluie. Pour créer ces essences, j’ai travaillé avec Carole Calvez, une parfumeuse basée à
Berlin. Du côté des épices, nous nous sommes concentrés sur la pepper soup (soupe au poivre), une soupe très épicée que l’on prépare au Nigeria. Je l’ai choisie car elle permet de rassembler plusieurs épices dans une seule fragrance qui, une fois libérée dans l’air, déclenche des souvenirs typiques de cuisine nigériane et de nourriture en train de cuire.
Aviez-vous déjà travaillé sur l’odorat pour une exposition ?
Je n’avais jamais créé de parfums mais je m’étais déjà emparé du sujet des senteurs avec Clémence Farrell – qui a assuré la scénographie de Stirring the pot – pour une installation au Maroc. Celle-ci comportait des sons mais nous voulions renforcer, pour le public, la sensation de se trouver dans la médina elle-même. Nous avions eu différentes idées, par exemple composer des tas d’épices ou brûler des encens, comme dans la médina.
Comment s’est passée votre rencontre avec Georgiana Viou, cheffe du grand banquet de Stirring the Pot en août 2021 ?
Nous avons fait connaissance pour la première fois dans un restaurant, à Marseille. Georgiana cuisinait et c’était incroyablement bon. Il s’avère qu’elle vient en partie, comme moi, du peuple Igbo du Nigeria. De plus, elle est elle-même expatriée, puisqu’elle est née et a grandi à Cotonou, au Bénin. Dans sa pratique culinaire, elle crée une fusion entre l’Afrique et l’Europe. Elle était donc la personne parfaite pour ce projet. On a beaucoup parlé de migration et de politique, et on a décidé de parler, à travers la cuisine, des peurs inutiles sur l’évolution culturelle, en intégrant par exemple dans un plat français des ingrédients ou épices africains.
Le 26 août, nous avons orchestré ensemble un grand banquet qui s’est tenu sur le toit-terrasse de la Friche la Belle de Mai et qui a réuni cinq cent cinquante personnes. Georgiana a cuisiné un aigo
boulido, un bouillon aux herbes typiquement provençal, avec les épices de la pepper soup. Elle a également préparé une focaccia à l’huile de palme rouge ou encore un gâteau de haricots béninois « magni magni », servi avec des sardines grillées. Ce grand mélange a pris forme autour du feu, avec une scénographie conçue par Marie-Josée Ordener et Les grandes Tables.
Les thématiques autour de l’identité semblent particulièrement présentes dans les œuvres contemporaines du continent africain.
Il y a chez nous, Africains, un mouvement d’acceptation de notre propre identité. Auparavant, il existait une mentalité coloniale prégnante que je ne blâme pas, ce n’est pas le sujet. Au Nigeria, par exemple, le programme scolaire est écrit par des Britanniques. On y enseigne que Mungo Park, l’explorateur écossais, a « découvert » le fleuve Niger. Et avant lui, il n’y avait personne ? Qu’en est-il des gens qui vivaient là ? Nous redécouvrons notre identité en remontant à des racines, cultures et traditions dont on nous a longtemps dit qu’elles étaient mauvaises et arriérées. Tout cela s’exprime aussi dans notre art. Nous avons traversé une période de lavage de cerveau, où nous en savions plus sur Picasso que sur Ben Enwonwu. Désormais nous revenons à notre réalité. C’est important que l’on puisse dire : « Je suis africain et j’en suis fier. » L’art, ce n’est pas seulement de l’esthétique. Il ne s’agit pas uniquement de faire de jolies choses s’accordant à de riches intérieurs – si c’est ce que tu veux faire, fais-le d’une manière qui parle du capitalisme, par exemple ! Il doit y avoir un message, particulièrement à notre époque.
Retrouvez l’univers pluri/multisensoriel de l’artiste sur :
www.emekaogboh.art
Le who’s who des Cuisines Africaines
Nadjatie Bacar
La Marseillaise Nadjatie Bacar, née aux Comores, a tenu pendant plusieurs années la table Douceur Piquante avant de se consacrer à des événements itinérants tout en réfléchissant à l’ouverture d’un prochain établissement. Férue de produits végétaux qu’elle associe volontiers avec des épices, elle aime marier les saveurs et jouer avec le pilao de Zanzibar, un plat à base de riz, ou le goudgoud, savoureux gâteau festif comorien.
Claire Bastier
Journaliste, auteure et boulangère à ses heures, Claire Bastier a vécu à Jérusalem entre 2014 et 2020. Là-bas, elle a découvert des saveurs, ingrédients et traditions culinaires qui lui étaient inconnus. Surtout, elle a rencontré des personnes qui ont partagé avec elle leur table, leur cœur et leurs recettes. Installée à Marseille, elle s’emploie à (re)mettre en mots ses souvenirs, tout en continuant d’explorer la Méditerranée et ses multiples terroirs.
Alexandre Bella Ola
Originaire du Cameroun, le chef Alexandre Bella Ola défend les saveurs de l’Afrique subsaharienne depuis plus de vingt ans dans ses restaurants Rio Dos Camaraos, à Montreuil, et Moussa l’Africain, au cœur du premier arrondissement de Paris. Il est l’auteur des livres Mafé, yassa et gombo. La cuisine africaine d’Alexandre (2020), Cuisine actuelle de l’Afrique noire (2012) et La cuisine de Moussa (2010), parus chez First.
Étienne Biloa
Né à Vienne d’une mère camerounaise, Étienne Biloa a longtemps travaillé dans la production musicale, le marketing, les médias et la communication avant de créer en 2014 la structure Untold Stories, à travers laquelle il accompagne plusieurs talents –
le who’s who des cuisines africaines
Dieuveil Malonga, Mory Sacko, Glory Kabe… – pour développer leur carrière et leur image. Il est également consultant et produit des contenus événementiels.
Fatamata Binta
« Chef Binta », née en Sierra Leone dans une famille appartenant au peuple peul, se décrit comme une cheffe nomade moderne. Avec son projet Fulani Kitchen développé au Ghana, elle combine ses racines nomades, sa formation classique à l’Institut culinaire du Kenya et son amour pour la vie rurale et la nature. Elle est l’ambassadrice du fonio, une céréale traditionnelle de l’Afrique de l’Ouest.
Nathalie Brigaud Ngoum
Originaire du Cameroun, cette ancienne ingénieure commerciale passée par l’école hôtelière de Paris propose, au sein de sa structure Envolées Gourmandes, des prestations en tant que consultante culinaire, formatrice et créatrice de recettes. Sa cuisine inventive, qu’elle aime combiner avec l’écriture, met en valeur la richesse agricole de l’Afrique. Elle est experte en farines africaines sans gluten et en épices, et a écrit Mon imprécis de cuisine (envoleesgourmandes.com).
Monique Chastanet
Monique Chastanet est historienne. Elle travaille sur l’Afrique de l’Ouest sahélo-soudanaise, en pays soninké, en Sénégambie et dans la boucle du Niger. Elle est l’auteure de nombreux articles et a codirigé plusieurs publications sur l’histoire des plantes et des cuisines et pratiques alimentaires : Plantes et paysages d’Afrique. Une histoire à explorer (Karthala-CRA, 1998), Cuisine et société en Afrique. Histoire, saveurs, savoirfaire (Karthala, 2002), Couscous, boulgour et polenta. Transformer et consommer les céréales dans le monde (Karthala, 2010)…
Anto Cocagne
L’auteure de l’ouvrage Goûts d’Afrique (Mango, 2019) a commencé par les lettres, au Gabon, avant de suivre ses rêves de fourneaux en France. Diplômée de l’école FERRANDI Paris, celle que l’on connaît sous le surnom de « Chef Anto » s’est installée omme cheffe à domicile et consultante en cuisines d’Afrique. Directrice artistique du magazine Afro Cooking, présidente du festival We Eat Africa, Anto Cocagne a obtenu en 2016 le prix de la révélation féminine africaine de l’année au Gala Africa COP22 (catégorie gastronomie), puis le prix Eugénie Brazier lors de la finale du concours La Cuillère d’Or en 2018. Depuis 2019, on peut la retrouver sur Canal+ en tant que présentatrice de l’émission Rendez-vous.
le who’s who des cuisines africaines
Chantal Crenn
Professeure des universités en anthropologie sociale et culturelle à l’UPV Montpellier, codirectrice de l’UMR SENS à Montpellier, membre du comité de rédaction de la revue Anthropology of Food et de l’Institut Convergences Migrations à Paris, Chantal Crenn travaille depuis une vingtaine d’années sur les liens entre alimentation et migrations. Elle est l’auteure de plusieurs articles et ouvrages. La Ronde des mondes. Migrants et aliments entre Afrique et Europe paraîtra bientôt aux éditions Karthala.
Ziphozenkosi Dayile
L’artiste sud-africaine Ziphozenkosi Dayile est la cofondatrice de Breaking Bread, un espace pluridisciplinaire basé au Cap qui utilise la nourriture comme vecteur d’engagement dans les pratiques culturelles contemporaines. La « communalité » et la rencontre sont au cœur de son travail. À l’occasion de la Saison Africa2020, elle a été accueillie en résidence par Triangle - Astérides, centre d’art contemporain de la Friche la Belle de Mai.
Eva Doumbia
Auteure, metteuse en scène et comédienne, Eva Doumbia a fondé en 2000 la compagnie La Part du Pauvre/Nana Triban. Elle fait partie de la génération qui observe avec attention la façon dont les rapports raciaux, hérités de l’histoire coloniale française, s’expriment encore aujourd’hui dans la société. Elle a fondé en 2016 le festival pluridisciplinaire Afropea qui valorise les créateurs afro-européens. Depuis 2019, sa compagnie occupe le Théâtre des Bains Douches à Elbeuf, ville normande ouvrière et multiculturelle. Elle est membre fondatrice du collectif Décoloniser les Arts
Merlin Ella
Chef du restaurant gastronomique L’Ella à Libreville, Merlin Ella œuvre activement à promouvoir la cuisine gabonaise à travers le monde. Fondateur et président de l’Association des cuisiniers gabonais, il mène de nombreux ateliers et formations à destination des jeunes de son pays. Participant régulièrement à des concours, il a été champion d’Afrique au Nelson Mandela Culinary Challenge en 2017 et, lors du Bocuse d’Or 2018, a coaché l’équipe du Gabon qui a remporté le prix du meilleur plat.
N’Goné Fall
Architecte, essayiste, consultante en ingénierie culturelle et commissaire d’expositions d’art contemporain en Afrique, en Europe et aux États-Unis, la Sénégalaise N’Goné Fall est la commissaire générale de la Saison Africa2020. Diplômée de l’École Spéciale d’Architecture à Paris, elle a été directrice de la rédaction du magazine d’art contemporain africain Revue Noire de 1994 à 2001. Elle est aussi la cofondatrice du Collectif GawLab, une plateforme de recherche et de production sur l’art dans l’espace urbain et les technologies numériques appliquées à la création artistique, basée à Dakar.
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Gaël Faye
Auteur-compositeur-interprète, rappeur, écrivain et scénariste, Gaël Faye est né en 1982 au Burundi, d’une mère rwandaise et d’un père français. Le début de la guerre civile au Burundi, en 1993, et du génocide des Tutsis au Rwanda en 1994, ont fait fuir sa famille qui s’est installée en France alors que Gaël avait treize ans. Déraciné en région parisienne, où il souffrait du froid et du béton, ainsi que d’un statut de métis jamais facile à assumer, il a trouvé dans la musique un moyen de se reconstruire. En 2016, son roman Petit Pays (Grasset), succès international, a reçu de nombreux prix, dont le Prix Goncourt des Lycéens.
Prisca Gilbert
Cheffe exécutive des cuisines du restaurant L’Éléphant d’Or du Casino Barrière Abidjan, Prisca Gilbert est l’un des visages de la gastronomie ivoirienne. Après un début de carrière dans le marketing et la communication, elle a décidé en 2013 d’ouvrir son restaurant. En 2015, elle a entrepris un stage professionnel à l’Institut Paul Bocuse à Lyon, avant de devenir cheffe itinérante. Elle s’est également lancée dans la production de contenus culinaires avec MIAM, capsule diffusée sur les réseaux sociaux, puis en tant que chroniqueuse culinaire sur RFI et auteure aux éditions Bayard Jeunesse pour le magazine Planète. Elle a signé le livre Les recettes de Mamie Akissi (Nimba).
Glory Kabe
Pionnière du mouvement afro-végan en Europe, Gloria Kabé a d’abord été hôtesse de l’air, parcourant les quatre coins du monde pour assouvir sa curiosité et sa soif d’expériences culinaires. Après des débuts à Londres en tant que cheffe indépendante, elle a officié dans plusieurs établissements à Paris. Sa cuisine, végétale, saine et gourmande, puise son inspiration dans les diasporas africaines du monde entier et interroge de nombreux enjeux socio-culturels contemporains : héritages, croisements de cultures, place des femmes dans un milieu très masculin, écologie…
Clarence Kopogo
Née en République Centrafricaine, Clarence Kopogo a intégré en 2015 la formation Cuisine Mode d’Emploi(s) de Thierry Marx puis a créé Table Nali avec sa sœur, la même année, afin de faire connaître en France la cuisine centrafricaine et d’autres cultures culinaires africaines. Elle a lancé en 2020 The Kwest By Clarence et propose son expertise lors d’ateliers, missions de consulting et création de concepts culinaires. Elle a cofondé le projet Gombos, une initiative collective et transdisciplinaire qui s’attache à faire découvrir et promouvoir les cuisines africaines dans et hors le continent.
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Fabrice Lextrait
Fabrice Lextrait, qui a dirigé la production des Ateliers Jean Nouvel de 2002 à 2012, est l’un des fondateurs de la Friche la Belle de Mai. Il a écrit La Friche, terre de culture (Sens & Tonka, 2017), Nouveaux territoires de l’art avec Frédéric Kahn (Sujet/Objet, 2005) et Friches, laboratoires, fabriques… Une nouvelle époque de l’action culturelle (La Documentation française, 2001). Depuis 2006, il gère avec Marie-Josée Ordener les structures qu’ils ont créées ensemble : Les grandes Tables, des restaurants culturels implantés à Marseille, Calais, et Clermont-Ferrand, et I.C.I, qui porte des projets culturels et artistiques.
Dieuveil Malonga
Son ambition est d’écrire une nouvelle page de la gastronomie puisant sa source en Afrique. Né en République du Congo, diplômé de l’école Adolph-Kolping-Berufskolleg de Münster, Dieuveil Malonga a choisi Kigali pour ouvrir en 2020 son restaurant autour de l’afro-fusion. Entre temps, il a effectué son apprentissage au sein de plusieurs restaurants étoilés en Europe, a participé au lancement de la table gastronomique de l’InterContinental Marseille-Hôtel Dieu et a voyagé à travers l’Afrique pour aller à la rencontre de ses cuisines. Il est le cofondateur, avec Axel Mbetcha Tiezan, de la plateforme Chefs in Africa
Marianne Mbaye
Titulaire d’un bachelor « Arts culinaires et Entrepreneuriat » dispensé par l’école FERRANDI, Marianne Mbaye a travaillé dans les médias, la mode et le théâtre. Cette native du Sénégal est également auteure et photographe culinaire. Elle a écrit Le riz, dix façons de le préparer (Les Éditions de l’Épure, 2013) et fondé la Librairie culinaire éphémère, en 2015, à la suite d’une participation à l’Expo World Recipes, le livre de recettes de l’Exposition universelle de Milan.
Hugues Mbenda
Né à Kinshasa, en République Démocratique du Congo, Hugues Mbenda a pris goût à la cuisine tout petit auprès de sa mère Jeanne. Après avoir fait ses classes dans un lycée hôtelier parisien puis affûté ses lames dans des restaurants étoilés, il s’est installé en 2019 à Marseille, où il a ouvert son premier restaurant, L’Orphéon, avec son frère Éric. Il a ensuite fondé Libala, un lieu de street food, avec sa compagne Mathilde.
Axel Mbetcha Tiezan
Cofondateur de la plateforme Chefs in Africa avec Dieuveil Malonga, Axel Mbetcha Tiezan aime se décrire comme un Africain citoyen du monde. Après une formation en marketing, il a développé ses compétences culinaires à travers plusieurs formations à
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Paris et Helsinki, ainsi qu’à l’Institut Paul Bocuse à Lyon. Il a travaillé pour les restaurants Gordon Ramsay, le Marriott International ou le Hilton.
Claire Mouquet-Rivier
Claire Mouquet-Rivier est docteure en sciences des aliments et nutrition et directrice de recherche à l’Institut de recherche pour le développement (IRD). Ses recherches visent à définir et évaluer des stratégies d’amélioration de l’état nutritionnel des populations des pays du Sud basées sur les aliments disponibles localement. Elle a principalement travaillé en Afrique subsaharienne, au Burkina Faso où elle a été affectée pendant près de cinq ans, mais aussi au Bénin, au Niger, en Éthiopie ou à Madagascar. Elle conduit ses travaux en partenariat avec des institutions locales.
Jules Niang
Jules Niang est né dans le village de Wothie, en Mauritanie, de parents issus du peuple peul. Après des études d’économie et de gestion à Nouakchott puis à Dakar, ainsi qu’un Master II à Nice, il s’est tourné vers la cuisine et a ouvert le restaurant Petit Ogre à Lyon en 2013. Il aime par-dessus tout créer des passerelles et des dialogues entre les continents. Il a initié et accompagne les fermes du projet OLEL, en Mauritanie et au Sénégal.
Emeka Ogboh
Artiste de renommée internationale, le Nigérian Emeka Ogboh s’intéresse aux questions de migrations et aux liens que tissent les hommes et les femmes avec leurs lieux de vie, de mémoire ou de passage. Sons, vidéos, denrées alimentaires ou boissons deviennent des instruments de lecture et de compréhension des villes en tant qu’espaces cosmopolites, migratoires et globalisés. Il a participé à de nombreuses expositions à travers le monde et vit actuellement à Berlin et à Lagos. Son travail a été distingué par plusieurs récompenses.
Pierre Psaltis
Rédacteur culinaire et journaliste gastronomique depuis 1998, Pierre Psaltis parcourt les routes et arpente les rues des villes et villages de Provence à la recherche des meilleures adresses. Correspondant pour de grands titres de la presse food, il est aussi le fondateur du site de référence le-grand-pastis.com. On le retrouve également sur les ondes de Radio Grenouille où il fait partager son goût des bonnes et belles choses.
Siradji Rachadi
Siradji Rachadi, dit Yass, est chef aux grandes Tables de la Friche. Arrivé en France il y a une douzaine d’années, il a commencé à travailler comme plongeur et, fort de sa
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curiosité, de son talent et de sa bonhomie, a gravi un à un les échelons de la cuisine. Son expérience aux grandes Tables lui a permis de développer un réseau et d’imaginer un projet qui lui tient particulièrement à cœur : la création dans son pays natal, les Comores, d’une école de cuisine qui sera aussi un lieu de création et de résidences.
Lalaina Ravelomanana
Lalaina Ravelomanana est l’un des chefs les plus réputés de Madagascar. En 2019, cet autodidacte a ouvert le Marais Restaurant à Antananarivo, avec une cuisine ouverte sur la salle, un potager de quatre hectares et un vivier à l’eau de mer. Il a été le premier Disciple d’Escoffier de Madagascar en 2004 et le premier Africain intronisé à l’Académie culinaire de France en 2010. Il est également membre des Toques Françaises et des Toques Blanches Internationales. Issu d’une famille tournée vers l’art, il a été danseur et fait toujours de la peinture sous son pseudonyme Lartistika.
Olivier Roellinger
Olivier Roellinger est né à Cancale. Victime d’une très grave agression alors qu’il préparait le concours des Arts et métiers, il s’est finalement tourné vers la cuisine et a ouvert, avec son épouse Jane, la première des Maisons de Bricourt en 1982. Au bout de deux ans, le restaurant, spécialisé dans les fruits de mer et les épices, a reçu sa première étoile au guide Michelin. La deuxième est arrivée en 1988, la troisième en 2006. Cet amoureux de la mer et des voyages a fermé le restaurant étoilé en 2008, adoptant une cuisine plus simple et se lançant dans le commerce des épices. Il est l’auteur de plusieurs ouvrages, notamment Pour une révolution délicieuse (Michel Lafon, 2019).
Éric Roux
Eric Roux a toujours fait partager sa curiosité pour la cuisine avec les publics de Radio France, de Canal+ et des nombreux médias pour lesquels il a travaillé. Il est le fondateur de l’Observatoire des Cuisines Populaires (OCPOP) et défend les cuisines de tous les jours, en particulier comme animateur de l’association L’Étonnant Festin. Il est l’auteur de plusieurs ouvrages, notamment Manuel de cuisine populaire (Menu Fretin, 2010) et Le pissenlit, dix façons de le préparer (Les Éditions de l’Épure, 2020).
Pierre Sanner
Pierre Sanner a commencé sa carrière aux éditions du Centre Pompidou. Il a mené en France et à l’étranger de nombreux projets culturels dans le domaine de la diffusion artistique et de la valorisation patrimoniale. Il a notamment été directeur du développement de Revue Noire, chercheur invité à l’Université de Western Cape et fondateur du festival de photographie Eye Africa. Depuis 2008, il dirige la Mission française du Patrimoine et des Cultures Alimentaires (MFPCA), qui a porté la candidature du
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« Repas gastronomique des Français » et obtenu en novembre 2010 son inscription par l’UNESCO sur la liste du patrimoine culturel immatériel de l’humanité.
Gagny Sissoko
Originaire de Nioro-du-Sahel au Mali, le chef autodidacte Gagny Sissoko a connu mille vies avant de se lier au milieu culturel de Bamako et d’arriver à Marseille en 2012. Dans son restaurant-traiteur La Cuisine de Gagny, il dit cuisiner contre le rétrécissement du monde, avec une carte métissée et surprenante imaginée au jour le jour, au gré de ses envies, découvertes et voyages. Il s’investit dans de nombreux projets culturels et ne dissocie plus, aujourd’hui, cuisine et création artistique
Olivia de Souza
Olivia de Souza, d’origine togolaise, a grandi en Côte d’Ivoire. Arrivée en France à l’âge de dix-sept ans, elle a fait de sa passion, la cuisine, un métier, après quelques années de travail dans le domaine commercial. Elle a ouvert une table d’hôtes à Tours en 2004. Sept ans plus tard, elle s’est installée à Lomé et y a ouvert un atelier de cuisine, L’Atelier des Sens, pour démystifier la cuisine afro-créole et initier ses hôtes à l’utilisation des épices. Elle intervient aussi comme cheffe à domicile et commercialise des produits d’épicerie entre le Togo, la Côte d’Ivoire et la France. Elle est chroniqueuse pour Les maternelles d’Afrique de TV5 Monde depuis 2020.
Soro Solo
Souleymane Coulibaly, alias Soro Solo, est un chroniqueur et animateur de radio né à Korhogo en Côte d’Ivoire. Tous les grands musiciens ayant fait escale à Abidjan sont passés dans son studio. Il a accompagné l’ouverture de l’Europe aux musiques africaines. En 2002, alors que sa vie était menacée, il a dû s’exiler en France où, avec son complice Vladimir Cagnolari, il a créé sur France Inter L’Afrique Enchantée, renommée L’Afrique en Solo en 2015, pour raconter le continent africain autrement. Il collabore également avec RFI. Il a animé les tables rondes de la manifestation Les Cuisines Africaines
Pierre Thiam
Le Sénégalais Pierre Thiam est un ambassadeur de la cuisine ouest-africaine dans le monde depuis plusieurs décennies. Il est le chef exécutif et cofondateur de Teranga, chaîne de restauration new-yorkaise qui fait la part belle aux produits d’Afrique de l’Ouest, dirige les cuisines de Nok by Alara à Lagos, au Nigeria, et signe la carte du restaurant de l’hôtel Pullman à Dakar. Son entreprise Yolélé, dont le produit phare est le fonio, défend les petits exploitants agricoles du Sahel. Il est l’auteur de plusieurs livres parus aux États-Unis chez Lake Isle Press : The Fonio Cookbook. An Ancient Grain Rediscovered (2019), Senegal. Modern Senegalese Recipes from the Source to
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the Bowl (2015), Yolele ! Recipes from the Heart of Senegal (2008). Il siège au conseil consultatif de la cuisine africaine du Culinary Institute of America
Georgiana Viou
La Béninoise Georgiana Viou a fait une entrée remarquée dans le monde de la cuisine lors de concours (prix Taittinger des Cordons Bleus, émission MasterChef…) où son instinct et son énergie ont fait mouche. Formée auprès de plusieurs chefs, elle a décidé de voler de ses propres ailes en 2011 à Marseille. Les Phocéens la connaissent notamment pour les établissements L’Atelier de Georgiana, Chez Georgiana (deux toques Gault & Millau et trophée Jeunes Talents) ou encore La Piscine. Auteure de Le goût de Cotonou (Ducasse Édition, 2021), elle est actuellement la cheffe du restaurant et bar ROUGE (Margaret Hôtel Chouleur, Nîmes).
Mayalen Zubillaga
Mayalen Zubillaga est née à Marseille puis a grandi sur les rives de l’étang de Berre, entourée de fèves, de muges et d’effluves pétrochimiques. Tombée dans une marmite de boulettes quand elle était petite, elle cuisine et écrit tous azimuts, explorant à la fois le pan bagnat, la tue-cochon et la magie œcuménique du pois chiche. Elle est l’auteur de plusieurs ouvrages parus aux Éditions de l’Épure et collabore avec divers supports consacrés à ce qui se mange. En 2021, elle a rédigé les textes du livre de Georgiana Viou, Le goût de Cotonou. Ma cuisine du Bénin (Ducasse Édition).
Ce numéro de Papilles a été tiré à 900 exemplaires dont 180 numérotés à la main, réservés aux adhérents des Bibliothèques gourmandes.
Achevé d’imprimer sur les presses de Corlet imprimeur, 14110 Condé-en-Normandie.
ISBN : 978-2-912559-21-0
ISSN : 1165-2721
Dépôt légal : juin 2022
Imprimé en France
certifié PEFC sous le n° 10/31-1510 et Imprim’Vert®.