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DJIBOUTI Cap vers l’avant

Un dossier de 27 pages.

CÔTE D’IVOIRE Génération influenceurs !

LEURS FOLLOWERS se comptent par dizaines de milliers. Rencontre avec ces nouveaux leaders d’opinion.

INTERVIEWS

PUTSCH

ÉDITO Les militaires ne sont pas la solution par Zyad Limam SOUDAN La guerre des généraux

CHARLES CÉDRIC TSIMI

« POUR MOI, IL N’Y A

PAS DE "CONDITION NOIRE" »

VINCENT MICHÉA

« L’ART DOIT ÊTRE SIMPLE ! »

DJERBA Entre ombre et lumière

L’île tunisienne, symbole de soleil et de tolérance, s’interroge sur son identité et doit faire face au traumatisme des attaques.

N°441 - JUIN 2023 L 13888 - 441 S - F: 4,90 € - RD France 4,90 € – Afrique du Sud 49,95 rands (taxes incl.) – Algérie 320 DA – Allemagne 6,90 € – Autriche 6,90 € – Belgique 6,90 € – Canada 9,99 $C DOM 6,90 € – Espagne 6,90 € – États-Unis 8,99 $ – Grèce 6,90 € – Italie 6,90 € – Luxembourg 6,90 € – Maroc 39 DH – Pays-Bas 6,90 € – Portugal cont. 6,90 € Royaume-Uni 5,50 £ – Suisse 8,90 FS – TOM 990 F CFP – Tunisie 7,50 DT – Zone CFA 3 000 FCFA ISSN 0998-9307X0
Mohamed Hamdane Daglo, dit Hemedti, et Abdel Fattah al-Burhan. Le président Ismaïl Omar Guelleh.

LES MILITAIRES NE SONT PAS LA SOLUTION

La guerre au Soudan est particulièrement tragique. Cruelle. Ce pays immense, comme sur un fil permanent, qui a connu dans sa jeune histoire 17 coups d’État, sans parler de la partition avec son sud et les multiples guerres civiles, est dévasté. Abdel Fattah al-Burhan et Mohamed Hamdane Daglo, dit Hemedti, les deux généraux qui ont pris le pouvoir en 2021 pour mettre fin à la transition démocratique, s’affrontent maintenant sans merci. Évidemment, on peut chercher les enjeux stratégiques (l’or, l’eau du Nil, « la ligne politique », les calculs ethno-tribalistes, les interventions de l’extérieur…), mais in fine, c’est bien deux militaires qui luttent pour le pouvoir et ses avantages, qui envoient leurs troupes s’entretuer. Les civils trinquent, le Soudan sombre, il faudra des années pour reconstruire. Et l’espoir démocratique porté par la révolution qui avait fait tomber un autre général, le tristement célèbre Omar el- Béchir, semble s’être évaporé sous les bombes…

Dans le domaine des putschs, l’Afrique est championne du monde. Une étude menée par des chercheurs américains a dénombré plus de 200 coups d’État sur le continent depuis 1950, la moitié d’entre eux étant qualifiés de succès (c’est-à-dire ayant duré plus de sept jours…) : 45 pays sur 54 auront connu au moins une tentative depuis leur indépendance. Au « classement », l’Afrique devance son « dauphin », l’Amérique latine et ses 145 occurrences.

Le rythme semblait s’être nettement ralenti depuis la fin de la guerre froide. Pourtant, entre août 2020 et septembre 2022, outre le Soudan, l’Afrique francophone a connu cinq coups : au Mali, au Tchad, en Guinée et au Burkina Faso (deux en huit mois). Au Sahel, le djihadisme, ajouté à la désespérance économique et à la mal-gouvernance, aura emporté les institutions. Avec les répercussions de la pandémie de Covid-19, les impacts de la guerre en Ukraine, le rebond de la dette et de l’inflation, les tensions sociales, et des élites politiques dépassées et sans solution, d’autres États pourraient se retrouver « fragilisés ». La nouvelle donne géopolitique mondiale, l’apparition de nouveaux acteurs, comme le groupe paramilitaire Wagner, accentue les risques. Certains pourraient être tentés par la solution magique du militaire providentiel. Avec

des chefs, sanglés dans l’uniforme, qui pourraient promettre monts et merveilles à une jeunesse nombreuse, en colère, en rupture, brandir les grands mots, l’impérialisme, le néocolonialisme, les traîtres, la rénovation… La réalité, pourtant, a la vie dure. La faiblesse ou l’incurie de certains régimes ne justifie rien. Et les régimes militaires ne résolvent pas les crises. Ni celle qui a légitimé leur prise du pouvoir, ni les autres. Au Sahel, la situation sécuritaire s’est fortement dégradée. La guerre civile menace, la crise économique s’aggrave. Là ou ailleurs, d’une manière générale, le putsch se révèle une machine à perdre pour le pays. Le militaire n’est pas un politique, ni un économiste. Difficile de tenir les promesses (souvent irréalistes). Et le putsch est par nature autoritaire, les libertés publiques régressent. L’arbitraire devient la règle. On promulguera de nouvelles constitutions qui ne seront pas plus respectées que les précédentes. Et la jeunesse, qui peut avoir été un temps séduite, est aussi une jeunesse connectée, ouverte sur le monde, soucieuse de préserver ses libertés. L’impatience s’installe. Le putsch génère sa propre instabilité, il en appelle généralement un autre, favorisé par l’instabilité et les frustrations générées par le premier. Ou l’appétit d’un autre galonné. Et ainsi de suite… Bref, si les coups pouvaient régler les problèmes du continent, ça se saurait.

En Afrique, la solution reste et demeure politique. La « séparation des missions » est une nécessité. Les militaires sont des militaires. Ils portent un rôle, crucial, défendre les frontières, au service de la nation. Le pouvoir doit être forcément civil, l’expression de la modernité et de la diversité de la société. Le pouvoir doit être légitime, reconnu comme tel. Le débat doit être possible, les libertés démocratiques doivent progresser (de 10 % par an, comme le disait Béchir Ben Yahmed au président Bourguiba…). Et surtout, la bonne gouvernance est au centre de tout. Barack Obama parlait des institutions comme étant la clé du développement. Mais sans leadership, les institutions sont fragiles. Regardez la carte du continent, regardez les pays qui avancent, qui progressent, malgré les obstacles et les contraintes les plus rudes : leadership et gouvernance. ■

AFRIQUE MAGAZINE I 441 – JUIN 2023 3
édito

N°441 JUIN 2023

3 ÉDITO

Les militaires ne sont pas la solution par Zyad Limam

8 ON EN PARLE

C’EST DE L’ART, DE LA CULTURE, DE LA MODE ET DU DESIGN

Faire œuvre commune

26 PARCOURS Mille Desirs par Astrid Krivian

29 C’EST COMMENT ?

Maudite palme… par Emmanuelle Pontié

92 CE QUE J’AI APPRIS

Alima Hamel par Astrid Krivian

104 VIVRE MIEUX

Le rôle déterminant du microbiote intestinal par Annick Beaucousin

106 VINGT QUESTIONS À…

Moonlight Benjamin par Astrid Krivian

TEMPS FORTS

30 Soudan : La guerre des généraux par Cédric Gouverneur

36 Djerba, entre ombre et lumière par Frida Dahmani

72 Charles Cédric Tsimi : « Pour moi, il n’y a pas  de “condition noire” » par Astrid Krivian

78 Côte d’Ivoire : Génération influenceurs par Jihane Zorkot

86 Vincent Michéa : Soyons clairs ! par Astrid Krivian

Afrique Magazine est interdit de diffusion en Algérie depuis mai 2018. Une décision sans aucune justification. Cette grande nation africaine est la seule du continent (et de toute notre zone de lecture) à exercer une mesure de censure d’un autre temps

Le maintien de cette interdiction pénalise nos lecteurs algériens avant tout, au moment où le pays s’engage dans un grand mouvement de renouvellement. Nos amis algériens peuvent nous retrouver sur notre site Internet : www.afriquemagazine.com

6 AFRIQUE MAGAZINE I 441 – JUIN 2023
PLANTU-REZANICOLAS FAUQUÉ/IMAGESDETUNISIE.COM
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P.08
P.36

DÉCOUVERTE

45 DJIBOUTI

Cap vers l’avant ! par Zyad Limam, Thibaut Cabrera, Alexis Georges, Emmanuelle Pontié et Romain Thomas

46 Ports et logistiques : le défi de la compétitivité

50 Un récit national

54 Au cœur des enjeux stratégiques

58 L’impératif social

60 Vers la création d’un hub numérique

62 L’environnement, cause commune

63 À la conquête de l’espace

64 Un autre regard sur Djibouti

BUSINESS

94 Les crédits carbone, opportunités et bonne conscience

98 Olufunso Somorin : « À mesure que nous améliorerons la confiance, la demande continuera de croître »

100 Maroc-Algérie, la course au PIB

101 La RDC, côté positif

102 Le Botswana veut profiter davantage de ses diamants

103 Une monnaie numérique pour sauver le Zimbabwe ? par Cédric Gouverneur

P.86

FONDÉ EN 1983 (39e ANNÉE)

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DIRECTEUR DE LA RÉDACTION zlimam@afriquemagazine.com Assisté de Laurence Limousin llimousin@afriquemagazine.com

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Isabella Meomartini DIRECTRICE ARTISTIQUE imeomartini@afriquemagazine.com

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Amanda Rougier PHOTO arougier@afriquemagazine.com

ONT COLLABORÉ À CE NUMÉRO

Thibaut Cabrera, Jean-Marie Chazeau, Frida Dahmani, Catherine Faye, Alexis Georges, Cédric Gouverneur, Dominique Jouenne, Astrid Krivian, Camille Lefèvre, Luisa Nannipieri, Sophie Rosemont, Romain Thomas, Jihane Zorkot.

VIVRE MIEUX

Danielle Ben Yahmed RÉDACTRICE EN CHEF avec Annick Beaucousin.

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EXPORT Laurent Boin

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AFRIQUE MAGAZINE

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La rédaction n’est pas responsable des textes et des photos reçus. Les indications de marque et les adresses figurant dans les pages rédactionnelles sont données à titre d’information, sans aucun but publicitaire. La reproduction, même partielle, des articles et illustrations pris dans Afrique Magazine est strictement interdite, sauf accord de la rédaction. © Afrique Magazine 2023.

AFRIQUE MAGAZINE I 441 – JUIN 2023 7 PATRICK ROBERTDRGRÉGORY COPITET
P.45 P.78

ON EN PARLE

C’est maintenant, et c’est de l’art, de la culture, de la mode, du design et du voyage

, associant

PLANTU-REZA 8 AFRIQUE MAGAZINE I 441 – JUIN 2023
Liberté 2 le travail des deux hommes.

ÉVÉNEMENT

FAIRE ŒUVRE COMMUNE

Une RENCONTRE ARTISTIQUE

L’UN, DESSINATEUR de presse et caricaturiste français, a travaillé pendant un demi-siècle au journal Le Monde, en croquant notre société, notre quotidien, nos vies. L’autre, photojournaliste d’origine iranienne, a parcouru la planète, témoignant de conflits, de révolutions, de l’humanité dans toute sa diversité. Observateurs privilégiés des événements de ces dernières décennies et grands défenseurs de la liberté d’expression, Plantu et Reza ont en commun une forme de compréhension du monde. L’un comme l’autre invite à réfléchir sur la condition humaine, les injustices, les espoirs. De ces coïncidences historiques, esthétiques, engagées, et d’une complicité sans faille est d’abord né l’ouvrage Plantu - Reza : Regards croisés (Gallimard, 2021). L’exposition du même nom, présentée au musée de l’Homme, reprend le flambeau, mettant en valeur des dizaines de leurs œuvres. Un tête-à-tête intellectuel et artistique singulier, qui associe le trait de crayon sensible et désinvolte de Plantu aux clichés iconiques de Reza. Sans jamais cesser d’appeler à la fraternité et au dialogue.

« PLANTU – REZA : REGARDS CROISÉS », musée de l’Homme, Paris (France), jusqu’au 31 décembre. museedelhomme.fr

AFRIQUE MAGAZINE I 441 – JUIN 2023 9
singulière entre Plantu et Reza, entre le trait acéré et la photo iconique.
Le caricaturiste français devant l’un de ses dessins de presse.
DR (2)
Le photojournaliste iranien.

MUSIQUE

MALAN MANÉ LA SOIF DE LIBERTÉ

IL SUFFIT D’ÉCOUTER le morceau-titre pour être à nouveau conquis. Par une voix mélodieuse, à peine altérée par le temps, accompagnée de superbes cordes acoustiques. Par l’intense soif de liberté qu’elle déclame, sans faiblir. Sur ce premier album solo, Antonio « Malan » Mané témoigne de tout son engagement et de son vécu. Né en 1956 à Buba, en Guinée-Bissau, il n’a pas 20 ans lorsqu’il rejoint les rangs du Super Mama Djombo, groupe indépendantiste cultivant la cohésion panafricaine et soutenant le fondateur du Parti africain pour l’indépendance de la Guinée et du Cap-Vert, Amilcar Cabral. Si le coup d’État de 1980 met fin à ce fructueux collectif, la musique habite toujours Malan Mané. Celui qui ne sera régularisé qu’après une décennie passée sur le sol français persiste à composer, en banlieue parisienne, où il gagne son pain contre vents et marées. Il écrit aussi ses espoirs et ses souvenirs, terreaux narratifs de Fidju di Lion, lequel a été enregistré à Lisbonne avec ses anciens camarades du Mama Djombo, dans des studios qui les avaient vu passer en 1979… Hommage est rendu à Nelson Mandela, Amilcar Cabral, et au pouvoir rédempteur de la musique, qui rassemble les exilés, les oubliés, les activistes. Avec « Sidile », l’artiste célèbre en mandingue l’amitié qui lui a permis de retrouver le micro. Ce qu’il appelle un « petit morceau du monde » – la Guinée-Bissau – investit ce disque à la sincérité tant poétique que désarmante. Mais dont l’énergie retrouvée, alliée à une mélancolie substantielle, nous trotte longtemps dans la tête… ■ Sophie Rosemont MALAN MANÉ, Fidju di Lion, Archieball/L’Autre distribution.

SOUNDS

À écouter maintenant !

Les Abranis

Amazigh Freedom Rock, 1973-1983, Disques Bongo Joe/L’Autre Distribution

Ô bonheur que cette réédition des démonstrations rock kabyle des Abranis, qui réussirent, durant les années 1970, à allier rock garage, folk, disco et musique berbère. Kabyles de Numidie, Shamy El Baz et Karim Abdenour ont fui l’Algérie au début des années 1960, et c’est à Paris qu’ils ont dynamisé les sonorités de leurs racines… aujourd’hui ressuscitées à travers 11 fabuleux morceaux. Indispensable !

Faada Freddy

Tables Will Turn, Think Zik !

Si on l’avait remarqué dans le duo Daara J, il nous avait enchantés avec son beatbox et sa voix digne des plus beaux chants gospel dans son premier album, Gospel Journey. Après une pause de sept ans, le musicien sénégalais livre l’EP Tables Will Turn Nul besoin de machines pour reproduire le son des instruments… Nourris de soul, ces nouveaux titres fêtent avec élégance les beaux lendemains à venir.

Arlo Parks

My Soft Machine, Transgressive Records/Pias

Après une révélation fracassante en 2021, celle d’un premier effort baptisé Collapsed In Sunbeams, lui ayant valu une reconnaissance internationale, Anaïs Marinho assure ses arrières. Dans ce nouvel album, la chanteuse anglaise d’origines nigériane et tchadienne raconte le pire comme le meilleur de la jeunesse 2.0, cultivant son R’n’B de belle facture, produit par le collaborateur d’Adele et de Paul McCartney, Paul Epworth. ■ S.R.

ON EN PARLE 10 AFRIQUE MAGAZINE I 441 – JUIN 2023
J
❶ ❷ ❸ DR (5)
À 66 ans, l’une des figures de Super Mama Djombo, groupe phare de l’indépendance bissau-guinéenne, revient avec un captivant PREMIER OPUS solo.

ALGER LA BLANCHE

« POURQUOI ON L’APPELLE Omar la fraise ?

– Parce qu’il opère comme les dentistes, dzzzi dzzziii… » On imagine la torture, mais ce n’est qu’une des différentes explications du surnom porté par ce truand parisien venu se réfugier dans son pays d’origine. Pour échapper à une lourde condamnation en France, il s’installe dans une luxueuse villa sur les hauteurs d’Alger avec Roger, son ami d’enfance, en cavale avec lui. Seul un écran géant meuble la maison, dont la piscine en travaux demeure désespérément vide. Roger va tenter de sortir Omar de la déprime et de l’ennui, et ils vont rapidement nager dans la cocaïne et les billets… bientôt rejoints par une ouvrière au caractère bien trempé, incarnée par l’excellente Meriem Amiar. Le duo masculin, c’est Benoît Magimel en bandit parigot à la Audiard et Reda Kateb au look de Travolta dans Pulp Fiction… On est d’ailleurs dans un film de genre parfois ultra-violent, où l’hémoglobine et la poudre blanche se répandent sans limites et sans morale. C’est aussi une plongée dans l’Algérie d’aujourd’hui comme on la voit peu dans le cinéma grand public, assortie de visites

nocturnes dans des lieux insoupçonnés où l’on se toise du regard sur fond de Julio Iglesias. Une immersion réussie jusqu’au cœur d’une cité pauvre qui domine le quartier populaire de Bab El Oued et rappelle l’ambiance napolitaine de Gomorra. Il faut dire que le metteur en scène, francoalgérien, a longuement travaillé ce premier film (après le clip du titre « Disco Maghreb » de DJ Snake, tourné dans le même quartier, et le court-métrage Un jour de mariage, remarqué à Cannes en 2018, déjà sur le spleen d’un voyou à Alger) : sept ans d’écriture, deux ans d’ateliers théâtre avec de jeunes Algérois désœuvrés, qui ont un rôle central dans le scénario. Le cinéaste joue sur les contraires, entre le grouillement de la capitale et les échappées dans le désert, entre les caractères hauts en couleur des personnages et leurs émotions en montagnes russes, mélange d’exubérance et de pudeur. Une tragicomédie très méditerranéenne, portée par un duo d’acteurs virtuoses. ■ Jean-Marie

AFRIQUE MAGAZINE I 441 – JUIN 2023 11
DR (2)
Un premier film qui FAIT DES ÉTINCELLES jusque dans le désert. Sur fond de trafic de cocaïne, il y a du Tarantino dans cette cavale de truands, rejoints par une ouvrière à la forte tête.
OMAR LA FRAISE (France), d’Elias Belkeddar. Avec Reda Kateb, Benoît Magimel, Meriem Amiar. En salles.
CINÉMA
Chazeau Reda Kateb et Benoît Magimel interprètent brillamment un duo de bandits recherchés.

PETER ONE NASHVILLE VIBES

C’EST UN RETOUR inespéré pour ceux qui connaissent (et apprécient) Our Garden Needs Its Flowers. Enregistré en Côte d’Ivoire par Jess Sah Bi et Peter One il y a bientôt quarante ans, ce disque folk a remporté tant de succès qu’en 1990, le duo signa l’hymne « African Chant », diffusé sur la BBC le jour de la libération de Nelson Mandela. Puis plus rien, ou presque. Jusqu’à la parution ce printemps du superbe – et bien nommé – Come Back to Me. Installé depuis trois décennies aux États-Unis, Peter One s’y exprime en anglais, en français… ou en guro ! « L’anglais et le français sont nécessaires pour toucher un public international, confie-t-il. Très tôt, j’ai rêvé que ma musique soit écoutée au-delà de ma communauté originelle. Mais chanter en guro m’est naturel, et il me semble honnête, en tant que citoyen américain, de rester moi-même et de contribuer à la riche diversité de la culture américaine, au moins du point de vue musical. » À 67 ans, le voilà auteur d’un premier album solo : « Lorsque Our Garden Needs Its Flowers a été réédité en 2018, il a attiré l’attention de la communauté musicale de Nashville. Cela tombait à pic : j’essayais de trouver les bonnes personnes avec qui travailler depuis mon déménagement dans le Tennessee, quelques années plus tôt. Je passais la plupart de mon temps à écrire de nouveaux morceaux

et à arranger des anciens titres. Quand l’occasion s’est présentée, j’étais prêt ! » En 2019, le producteur Kevin Dailey lui propose d’enregistrer quelques titres. En dépit des confinements, le projet avance, et c’est entouré de musiciens de Nashville et de Memphis que Peter One donne naissance à cet album. Il tient néanmoins à préciser que la Côte d’Ivoire influence toujours sa musique : « J’avais 39 ans quand j’ai quitté mon pays, mais j’ai gardé un lien avec ma famille. Je suis conscient de tous les changements sociaux, politiques et culturels qui s’y opèrent, mais aussi sur le continent : ils inspirent d’ailleurs mes chansons. Mais si je continue à écouter de la musique ivoirienne, je ne pense pas qu’elle m’influence autant que par le passé. Je souhaite continuer à explorer. » Et nous de le suivre. ■ S.R. PETER ONE, Come Back to Me, Verve Records. DR

ON EN PARLE 12 AFRIQUE MAGAZINE I 441 – JUIN 2023
COUNTRY FOLK
Célébré dans les années 1980 en Afrique de l’Ouest, le GUITARISTE IVOIRIEN est retourné en studio pour le superbe Come Back to Me. Classique instantané.
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TINARIWEN JOIE DE VIVRE

DEPUIS QUELQUES ANNÉES, les membres de Tinariwen bénéficient d’une belle popularité sur le sol américain, où ils ont déjà enregistré des disques. Cette fois, pandémie oblige, c’est à distance qu’ils ont collaboré avec le producteur Daniel Lanois (collaborateur, entre autres, de Bob Dylan et Marianne Faithfull) et une brochette de musiciens émérites basés à Nashville. Les sessions, elles, ont eu lieu au cœur de l’oasis algérienne de Djanet. Décor idéal pour cet écrin porté par une soif et une joie de vivre inextinguibles, alors que les troupes françaises se sont retirées du Mali, laissant place à de nouvelles et incessantes menaces. Amatssou conjure la peur en convoquant des mélodies fédératrices, électriques, où les voix se mêlent autant que les cordes flirtent avec les rythmiques. Un bijou hypnotique, aussi country que touareg, fidèle à la vitalité sonore du groupe. ■ S.R. TINARIWEN, Amatssou, Wedge/Warp. En concert à la Salle Pleyel le 28 juin.

THRILLER

LA VIE, APRÈS

Un récit ÉCOLOGIQUE

TROUBLANT, écrit huit ans avant la pandémie de Covid-19.

SOMMES-NOUS au seuil de la sixième extinction de masse, la première causée par l’homme ? Poursuivant dans le genre littéraire qui a fait son succès, Gert Nygardshaug (Zoo de Mengele) revient avec un « éco-thriller-SF », d’une actualité brûlante, enfin traduit en français. Redoutable d’efficacité, impressionnant dans sa précision scientifique et tétanisant dans sa façon d’aborder l’influence de l’homme sur la nature, ce roman d’anticipation plonge le lecteur dans un monde qui poursuit une course folle vers son déclin, entre crise écologique et crise économique. Très concerné par la cause environnementale, l’écrivain-voyageur prolifique norvégien, tour à tour bûcheron, charpentier, marin, conseiller municipal et professeur de philosophie, met en scène une équipe de scientifiques dans une forêt tropicale du Congo, en 2030, aux prises avec un virus redoutable, qu’ils vont nommer Chimera. Mais là où certains y voient une chose monstrueuse et une menace sans précédent, d’autres entrevoient une lueur d’espoir pour la planète… Saisissant. ■ C.F.

ON EN PARLE 14 AFRIQUE MAGAZINE I 441 – JUIN 2023
GERT NYGARDSHAUG, Chimera, Gaïa, 496 pages, 23,90 €. MARIE PLANEILLEDR (3)
C’est avec un disque hypnotique et fédérateur que nous revient le GROUPE TOUAREG.
BLUES

« ARTISTES VOYAGEUSES :

L’APPEL DES LOINTAINS (1880-1944) », musée de Pont-Aven (France), du 24 juin au 5 novembre. museepontaven.fr

EXPO

LE REGARD DES FEMMES

Au musée de Pont-Aven, plus de 150 œuvres de 30 ARTISTES VOYAGEUSES donnent une autre vision de l’Empire colonial français.

AVEC « Artistes voyageuses : L’Appel des lointains (1880-1944) », le musée de Pont-Aven, en Bretagne, met en lumière le travail peu connu d’une trentaine de femmes qui se sont affirmées professionnellement entre la Belle Époque et la Seconde Guerre mondiale, tout en parcourant le monde. À la fin du XIXe siècle, elles obtiennent des bourses de voyage, mais aussi des commandes pour les compagnies maritimes : Jeanne Thil, par exemple, travaille pendant plus de trente ans pour la Compagnie générale transatlantique, et la photographe Thérèse Le Prat pour la Compagnie des messageries maritimes. Leurs créations retracent l’expansion française au Maghreb, en Afrique occidentale, en Asie du Sud-Est, et au-delà. Un monde colonisé qu’elles observent avec un regard moins raciste et caricatural que leurs collègues hommes, n’hésitant pas à se rapprocher des populations locales, comme en témoignent les nombreux portraits et scènes de vie quotidienne. Parmi les femmes parcourant l’Afrique, la sculptrice Anna Quinquaud, la peintresse Marcelle Ackein ou encore la photographe engagée Lucie Cousturier, seule artiste à critiquer la vision « civilisatrice » de la colonisation, dès les années 1920. ■ Luisa

AFRIQUE MAGAZINE I 441 – JUIN 2023 15 DR (3)
Jeanne Thil, Affiche transsaharienne, vers 1930. Marthe Flandrin, Deux femmes au Maroc ou Les Deux Sœurs, 1943-1944.

PHOTOGRAPHIE

STÉPHAN GLADIEU LE RÉEL EN QUESTION

Ritualisés ou détournés, les COSTUMES ET MASQUES

AFRICAINS capturés par l’artiste français interrogent le rapport entre l’identité et l’apparence.

DEUX SÉRIES du photographe Stéphan Gladieu sont exposées simultanément dans le deuxième plus important musée ethnologique d’Allemagne, après celui de Berlin. Passionné par la notion de frontières, l’artiste-reporter a passé de nombreuses années à arpenter les zones de crise, avant de s’orienter vers le portrait, pour témoigner des conditions de vie des gens. Alliant un style documentaire à une recherche esthétique, et mêlant réalité et fiction, il interroge ainsi les questions d’identité, mais également les défis personnels et sociétaux. Prise au Bénin et en République démocratique du Congo, la cinquantaine de clichés présentée explore l’importance des danses masquées en Afrique, dans lesquelles passé et présent s’interpénètrent. La série Egungun donne à voir une société secrète béninoise, où le rite de l’Egoun honore les morts et les fait revenir parmi les vivants. Tandis qu’Homo Détritus pointe les effets de la société (occidentale) de consommation et du jetable à Kinshasa, à travers des camouflages fabriqués à base de détritus. ■ C.F. « FROM MYSTIC TO PLASTIC. AFRICAN MASKS.

PHOTOGRAPHS BY STÉPHAN GLADIEU », Musée national d’ethnologie de Munich (Allemagne), jusqu’au 6 août. museum-fuenf-kontinente.de

ON EN PARLE 16 AFRIQUE MAGAZINE I 441 – JUIN 2023
STÉPHAN GLADIEU (2)DR
Sa série Homo Détritus pointe les effets de la société occidentale du gaspillage à Kinshasa. Ci-dessus, « L’Homme gobelet », 2021, et ci-dessous, « L’Homme bidon », 2022.

AFRICAN QUEEN

SÉRIE Netflix a fâché l’Égypte en produisant un docu-fiction mettant en scène une CLÉOPÂTRE NOIRE…

L’IDÉE ÉTAIT ASSUMÉE dès le départ par l’historienne afro-américaine Shelley Haley, se rappelant les paroles de sa mère : « Quoi qu’on te dise à l’école, Cléopâtre était noire. » Un documentaire de la BBC en 2009 avait d’ailleurs repris cette thèse sur la base de nouvelles découvertes. Dans le docu-fiction produit par Jada Pinkett Smith pour Netflix, la dernière pharaonne, issue de la dynastie d’origine grecque des Ptolémées, est incarnée avec autorité par la comédienne métisse britannique Adele James, « un choix politique » a expliqué depuis la réalisatrice Tina Gharavi. Interventions d’historiens et reconstitutions alternent efficacement pour raconter son épopée, entre péplum et diplomatie d’alcôve…

Mais les autorités du Caire n’ont pas apprécié que l’on utilise ainsi « leur » reine et ont fait la promotion du documentaire Cleopatra, de Curtis Ryan Woodside, sorti le même jour sur YouTube. Le cinéaste égyptien Mahmoud Rashad y souligne que « se référer ainsi à une culture ou une civilisation noire a surtout à voir avec l’histoire américaine, pas avec l’histoire de l’Afrique ». Ce qui n’enlève rien à l’intérêt de cette série en 4 épisodes, qui rappelle que la fille de Cléopâtre a épousé le roi de Maurétanie (ancien royaume du Maghreb) et est devenue, à son tour, une authentique reine africaine. ■ J.-M.C. LA REINE CLÉOPÂTRE (États-Unis), de Jada Pinkett Smith. Avec Adele James, Craig Russell. Sur Netfl ix.

AFRIQUE MAGAZINE I 441 – JUIN 2023 17
COURTESY OF NETFLIX

DOCUMENTAIRE

À LA RENCONTRE DU FAUSSAIRE

QUAND ON TAPE sur Facebook le nom d’Armel Hostiou, on tombe sur deux profils pour le même homme, un réalisateur français installé à Paris, breton d’origine. Sauf que l’un des deux comptes est un faux, avec de vraies photos du cinéaste, mais conçu par un petit malin promettant des séances de casting à Kinshasa pour un projet de film, dans le but d’attirer de jeunes et jolies comédiennes… Un bon début de scénario qui décide le vrai Armel Hostiou à partir à la recherche du faussaire. Autant « chercher une fourmi dans la forêt », lui dit-on à son arrivée dans la résidence d’artistes du quartier de Matonge qui l’accueille. Une quête impossible commence dans la mégapole, progressant au fil des rencontres sur la piste de ce double, tournant au polar

COURTS-MÉTRAGES

et se poursuivant parfois en caméra cachée… Quel but, quel trafic possible derrière tout ça ? Qui manipule qui ? Le cinéaste nous embarque avec lui dans un suspens très réussi, à la rencontre des victimes de la supercherie et à la poursuite des responsables… On notera les superbes plans de soleil couchant sur Kinshasa pris de l’intérieur d’une voiture, tant il faut rouler longtemps dans cette immense agglomération pour traquer l’usurpateur… Et l’attitude très éthique du réalisateur, qui s’est fait un point d’honneur à « ne jamais être dans une position surplombante ou de juger » : « Mon optique était toujours de comprendre. » Un voyage plein de surprises… ■ J.-M.C. LE VRAI DU FAUX (France),d’Armel Hostiou. En salles.

LES NOUVEAUX GRIOTS À l’heure

où les traditions orales se perdent sur le continent, Netflix et l’Unesco se sont alliés pour réinventer les contes africains sous forme de courts-métrages. Un concours a vu affluer 2 000 candidatures pour six projets retenus et financés avec d’importants moyens (100 000 dollars chacun). Parité respectée entre ces cinéastes émergents, même si les femmes sont au cœur des scénarios. Des récits qui empruntent à tous les genres, du western à la SF, pour mieux y introduire des personnages de légendes transmises de génération en génération. Une divinité zouloue des rivières, le Djinn du désaccord (titre du très beau film du Mauritanien Mohamed Echkouna, seul francophone), un oiseau de pluie, ou même un ogre au cœur de violences conjugales, puisent dans un imaginaire commun à tout un continent, mis à la portée de 190 pays via la plate-forme de streaming. ■ J.-M.C.

CONTES POPULAIRES AFRICAINS RÉINVENTÉS (Unesco), de Loukman Ali, Korede Azeez, Voline Ogutu, Mohamed Echkouna, Walt Mzengi Corey et Gcobisa Yako. Sur Netflix. DR

ON EN PARLE 18 AFRIQUE MAGAZINE I 441 – JUIN 2023
Un réalisateur français part à Kinshasa en quête de celui qui a usurpé son identité sur Facebook pour mieux ATTIRER DE JEUNES COMÉDIENNES dans de faux castings…
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LES UNS ET LES AUTRES

« C’EST UN DOUX CHAOS, depuis que tu es entré dans ma vie, mes rêves, mon avenir, tout a changé. » « Sweet Chaos », c’est d’abord le nom d’une chanson, sortie en 2019, d’un boys band coréen de rock, Day6. Branle-bas et plaisir tout à la fois, presque une antinomie, à l’image de la vie et de ses bouleversements. Rencontres et chassés-croisés traversent ainsi le nouveau roman, au titre homonyme, de Meryem Alaoui. Dans La vérité sort de la bouche du cheval, paru en 2018 et inspiré par un quartier populaire de Casablanca bien connu de la Marocaine, elle dressait le portrait d’une prostituée au caractère bien trempé et avait eu l’honneur de le voir figurer parmi les 15 livres sélectionnés pour le prix Goncourt. Cette fois-ci, c’est à Brooklyn que la fille du poète et homme politique Driss Alaoui M’Dghari, expatriée aujourd’hui aux États-Unis, nous emmène. « La rue, le café, le bureau, la vie étaient un jardin luxuriant dans lequel phéromones et pollens pullulaient. » Dans ce roman choral, campé dans un immeuble, où une galerie bigarrée de personnages évolue au fil des jours, des étages, des solitudes et des tête-à-tête, c’est un drôle de monde que l’on découvre. Presque avec indiscrétion. Les banalités, les paradoxes, les vices et les sensibilités de ce bestiaire humain se télescopent sur les perrons, dans les escaliers ou derrière les portes de la bâtisse new-yorkaise, peuplée d’habitants de tous âges et de toutes origines. À la croisée de Fenêtre sur cour, d’Alfred Hitchcock, de L’Immeuble Yacoubian, d’Alaa El Aswany, et de Les Heureux et les Damnés, de F. Scott Fitzgerald, ce curieux huis clos babylonien questionne le désir, le lien, l’ennui, les égarements. Et le quotidien dans une ville tentaculaire. Plus encore, il explore les méandres du couple, incarné par Riley et Graham, un duo très amoureux, à la sexualité aventureuse : « Et les deux ferment les yeux. Ils ont le sourire aux lèvres, le conjoint contre le corps et leurs amants en tête. » À travers eux, c’est la liberté et la folie de la ville qui se révèlent. Une exploration du risque aussi. Et du regain. ■ C.F.

MERYEM ALAOUI, Sweet Chaos, Gallimard, 304 pages, 21 €.

MERYEM ALAOUI nous conte la vie fantasque d’un immeuble de Brooklyn, à travers une savoureuse étude de mœurs.
LITTÉRATURE
FRANCESCA MANTOVANIDR

Un Lion d’or pour Demas Nwoko

L’architecte, designer et artiste nigérian a été PRIMÉ À VENISE pour l’ensemble de sa carrière.

LA BIENNALED’ARCHITECTURE de Venise et sa commissaire, Lesley Lokko, ont décerné le Lion d’or et consacré une petite mais précieuse exposition à Demas Nwoko, l’un des pionniers d’une esthétique africaine moderne, dont « l’héritage immatériel est toujours en cours d’évaluation, compréhension, célébration ». Fils d’un obi (roi) local, il est né à Idumuje-Ugboko, dans le sud du Nigeria, en 1935. Inspiré par l’architecture du palais royal, il trouve rapidement sa vocation, mais la casquette de bâtisseur ne lui suffisant pas, il se tourne vers les Beaux-Arts et étudie entre autres la scénographie à Paris. Membre cofondateur de la célèbre Zaria Art Society dans les années 1960, il contribue au développement d’une avant-garde postcoloniale dans son pays. Ses projets architecturaux, tel la chapelle de l’Institut dominicain à Ibadan, anticipent, dès les années 1970, la pensée contemporaine, qui met au centre les matières et les cultures locales. ■ L.N.

RÉCIT

Paradis perdu

Rythmes endiablés et mixité dans l’un des hauts lieux de la fête parisienne de l’entre-deux-guerres.

« D’UN SEUL COUP, le Bal Blomet changea du tout au tout. Sa réputation déborda les frontières de Montparnasse, atteignit Saint-Germain-des-Prés et le Quartier latin. » C’est dans ce lieu mythique du Paris des Années folles que Raphaël Confiant, militant de la cause créole, campe trois destins croisés d’exilés, sur fond de biguine, de valse et de mazurka. Trois personnages en quête d’amour et de plaisirs. Autour d’eux, c’est le Montparnasse de l’époque

ROMAN

Un même élan

Une plongée enivrante, au cœur d’une femme. Et de la Tunisie post-révolution.

SUR LA COUVERTURE du livre, une Vénus marine, celle de Bulla Regia, site archéologique tunisien. Tout en mosaïque, la déesse de l’amour, de la fécondité et du renouveau se love, nue, entre deux créatures masculines. Gironde, à la fois sensuelle et résolue, elle fixe le lointain, semblant indiquer d’autres possibles. De retour dans son pays natal, Inès, l’héroïne du roman, est subjuguée par la splendeur de cette figure féminine, témoin d’une grandeur ancienne et regrettée. Au lendemain de la révolution, cette Tunisienne expatriée en Suisse replonge au cœur de

RAPHAËL CONFIANT, Le Bal de la rue Blomet, Mercure de France, 272 pages, 21 €.

que la plume du conteur Martiniquais redessine. Au 33 rue Blomet, on croise Joséphine Baker, Ernest Hemingway ou encore le prince de Galles. Dans le sillage de l’aventure de la cité d’artistes La Ruche, le Bal Nègre, autre dénomination du célèbre cabaret dansant et club de jazz, devient le rendez-vous incontournable d’intellectuels et d’anonymes. Il incarne, encore aujourd’hui, un pan de la mémoire antillaise. ■ C.F.

FATMA

LA MAISONNEUVE, L’Odeur d’un homme, Au Pont 9, 208 pages, 19,90 €.

ses origines, dans l’un de ces rares moments où s’épousent l’histoire des gens et le destin d’un pays. Resurgissent alors les traces d’un passé enfoui et l’ardeur de racines intimes. Dans ce roman sensoriel, où le monde des odeurs ouvre la voie, la psychiatre franco-tunisienne Fatma Bouvet de la Maisonneuve propose une double métamorphose, celles d’un pays et d’une femme. ■ C.F.

20 AFRIQUE MAGAZINE I 441 – JUIN 2023
PORTRAIT
BOUVET DE
TITI OGUFEREDR (3)
La chapelle de l’Institut dominicain à Ibadan.

DE LA TRAITE NÉGRIÈRE À L’EFFLORESCENCE

UN VOYAGE au cœur d’expériences, de créations, de cultes et de toute une philosophie.

PRÉSENTÉE À SÃO PAULO, puis à Houston, Dallas et Washington, cette exposition a traversé le continent américain d’est en ouest, pour finalement s’installer à Los Angeles, à l’opposé du littoral atlantique, terre d’accostage des navires du commerce triangulaire, entre le XVIe et le XIXe siècle. S’intéressant tout particulièrement à la déportation d’esclaves noirs, elle approfondit la narration de la traite occidentale et explore son héritage dans la diaspora africaine. Plus de 130 œuvres (peintures, sculptures, photographies et installations) d’artistes africains, européens, américains et caribéens raniment ainsi l’histoire, en donnant vie aux récits de captivité, d’oppression, mais également de résilience et de lutte pour la libération. Une géographie sans frontières, motivée par le désir et la nécessité d’établir des parallèles, des frictions et des dialogues, autour des cultures visuelles des territoires afro-atlantiques. Et un champ fluide, où les expériences africaines envahissent et occupent d’autres nations, territoires et cultures. ■ C.F.

AFRIQUE MAGAZINE I 441 – JUIN 2023 21
Marilyn Nance, The White Eagles, Black Indians of New Orleans, 1980.
HISTOIRE
ophie.
e, les, 1980.
sition n de ricains, ux récits ration. s toires t
« AFRO-ATLANTIC HISTORIES », musée d’Art du comté de Los Angeles (LACMA, États-Unis), jusqu’au 10 septembre. lacma.org
Djanira da Motta e Silva, Bahian Market, 1956.
(3)
Alison Saar, Fanning the Fire II, 1989.
DR

SPOTS

EN HAUT DE L’AFFICHE

UN RESTO NIGÉRIAN niché dans un ancien salon de coiffure de Brooklyn fait saliver le Tout-New York : le Dept of Culture (« ministère de la Culture »), lancé à Brooklyn en 2022 par Ayo Balogun, pourrait d’ailleurs remporter ce mois-ci le prix américain James Beard du meilleur nouveau restaurant. L’idée du chef, ancien vidéo maker reconverti à la cuisine en 2015, était de faire petit (16 couverts à peine) mais puissant : en somme, un lieu où mettre en valeur des plats du Nigeria avec dignité, sans chichis ni extravagances. La carte change en partie toutes les trois semaines, avec une attention portée à la saisonnalité des ingrédients, en fonction des arrivages du continent, et en s’inspirant des histoires derrière les recettes, qu’il partage avec ses clients. Comme celle du wara, un fromage peul, tel qu’il est fait dans l’État du Kwara, où habite sa famille. Attention : les places sont très prisées ! deptofculturebk.com

Une autre valeur sûre : Le Tagine, pour les amoureux de la cuisine marocaine. Seul restaurant africain de Paris à paraître dans le palmarès des 50 meilleurs spots de la capitale du Time Out, cette cantine du 11e arrondissement

arrive selon le média londonien en 15e position, aux côtés de bistrots gastronomiques et autres restaurants d’auteur. Ouvert il y a bientôt quarante et un ans et réputé pour son couscous, le meilleur tradi de Paris, Le Tagine propose toujours des plats faits maison, y compris le pain et les pâtisseries, à déguster bien sûr en sirotant un délicieux thé à la menthe. letagine.fr ■ L.N.

22 AFRIQUE MAGAZINE I 441 – JUIN 2023
DAVID A. LEE (2)DR (2)
Deux adresses qui se font remarquer, de CHAQUE CÔTÉ DE L’ATLANTIQUE : un nouveau restaurant new-yorkais très prisé et une incontournable cantine parisienne.
Ci-contre, le Dept of Culture est un petit restaurant nigérian niché dans un ancien salon de coiffure de Brooklyn. Ci-dessous, Le Tagine régale les amoureux de la cuisine marocaine.

Ahokpe+Chatelin,

le mélange des cultures

« BON TRAVAIL » : c’est ce que signifie Ku do azò en fongbè, le nom du hamac que la designeuse textile belge Estelle Chatelin et son associé et tisserand béninois Georges Ahokpe ont présenté lors du SaloneSatellite, la section du Salon du meuble de Milan dédiée aux jeunes émergents. Parmi la centaine de projets sélectionnés pour cette 12e édition, ce « bon travail » leur a valu la troisième place du podium. Créé à partir de vieux pulls en provenance d’Europe dénichés sur les marchés béninois, détricotés et retissés à l’aide d’un métier à tisser traditionnel, le hamac a été imaginé en s’adaptant aux moyens de production. Les machines béninoises

ne permettant de ne créer que des bandes de tissu de la largeur des épaules du tisserand, les designers ont défini la forme du hamac en jouant avec ces dernières. Ouverte à Bruxelles en 2021, l’agence Ahokpe+Chatelin a pour base de travail la cocréation : l’idée est de mélanger les cultures, en mixant le lieu d’origine de l’objet, celui des matières employées, et les pays de production et de commercialisation. Le hamac, qui est vendu partout au Bénin, sera cette fois-ci proposé en Europe. couperdecalertravailler.com ■ L.N.

DESIGN
Ce couple belgo-béninois fabrique un HAMAC TISSÉ à partir de pulls défraîchis européens.
LUCAS DENUWELAERE

OLOOH, JEUNE ET URBAINE

La MARQUE ABIDJANAISE

KADER DIABY, ancien photographe à la tête depuis 2018 de son propre label, Olooh, travaille d’arrache-pied à sa nouvelle collection depuis Abidjan. Il a été invité à présenter son travail au salon de la mode Pitti Uomo, à la mi-juin, dans le cadre du Material Innovation Lab (MIL), un projet de Kering visant à promouvoir 10 labels émergents et innovants. Jusque-là accessible uniquement aux créatifs du groupe de luxe, le MIL s’est ouvert dans l’optique de permettre aux jeunes designers d’expérimenter avec sa bibliothèque de prototypes de matériaux durables. Kader Diaby, qui utilise d’habitude du coton et du lin blancs qu’il teint en pastel, a été séduit par une nouvelle teinture. Avec la designeuse textile Johanna Bramble, experte en pagne tissé moderne, il prépare une collection qui « explore ce qui aurait pu être le design africain sans la colonisation. Par exemple, en développant des techniques locales, comme cela a été le cas au Japon ». Une vision d’un « monde parallèle », qui s’inscrit dans son

parcours créatif. C’est pour exprimer l’esthétique abidjanaise, dans un élan inventif qui a tout de suite trouvé son public, qu’il a commencé à dessiner des vêtements. Le lifestyle de Babi, sa culture urbaine nourrissent ses collections adaptées à une jeunesse proche de ses traditions mais connectée à la contemporanéité. Des pièces qui s’inspirent et racontent des histoires collectives, d’où le nom de la marque, Olooh, qui signifie « notre » en sénoufo. Les ensembles, les pantalons, les sweats à capuche et les premières robes plus féminines de sa dernière ligne, « The new thirtysomethings years old », sont faits pour s’y sentir à l’aise, que l’on sorte en soirée ou parte travailler. Le styliste ivoirien, qui aime les nuances de bleu, rose, noir et marron, propose principalement des créations monochromes, qui s’allient facilement les unes aux autres. Enrichies par des détails déconcertants, comme des boutons en laiton et bronze ciselés artisanalement à partir d’anciennes tuyauteries. olooh-concept.com ■ L.N.

ON EN PARLE 24 AFRIQUE MAGAZINE I 441 – JUIN 2023 DR (5)
MODE
s’inspire du lifestyle et de la culture de la ville dans ses créations.
Le label ivoirien propose principalement des pièces monochromes, dans des nuances de bleu, rose, noir et marron.
Le styliste Kader Diaby.

L’harmonie des contrastes

Une villa sur la corniche de LA MARSA, EN TUNISIE, où les matières et les volumes s’allient dans une simplicité complexe.

KARIM BEN AMOR et Emna Bouraoui ont créé l’Atelier 13 à La Marsa, il y a vingt ans. Avec une petite équipe de collaborateurs, ils dessinent essentiellement des habitations individuelles selon l’architecture méditerranéenne, prenant en compte le cadre propre à chaque projet. Dans le cas de Torchida, une villa sur la corniche de La Marsa livrée en 2022, le travail sur trois niveaux valorise la vue sur la mer et laisse

plus de place au jardin. Chaque étage utilise de façon différente la matière et les textures. Au rez-de-jardin, où les chambres des invités et des enfants sont abritées des regards par des murs blancs, le revêtement en céramique évoque un côté minéral. La transparence du verre prend le relais au rez-de-chaussée, dans la zone jour avec cuisine ouverte, et la piscine suspendue permet de prendre de la hauteur sur la mer sans encombrer la pelouse. Le troisième niveau détonne du reste : la succession de lattes en bois qui le recouvre accentue l’effet cabane, et contraste avec la blancheur de la villa. Construit en plan libre, il s’affranchit de la trame du bâtiment pour rentrer dans l’axe de l’île de Zembra. La complexe harmonisation de chaque détail, comme l’alternance des pleins et des vides dans la structure, donne vie à un ensemble équilibré. atelier13.net ■ L.N.

ARCHI
DR

Mille Desirs

L’ARTISTE, QUI A GRANDI ENTRE ABIDJAN, Nancy et Londres, se joue des genres et des normes pour embrasser ses multiples identités. Son premier disque offre une pop inclassable, libre et fiévreuse, nourrie de ses questions existentielles. par Astrid

Un premier disque, tel un rite qui marque le passage délicat à l’âge adulte. Dans son introspectif EP, le chanteur et compositeur Mille Desirs puise dans ses blessures nées de sa première rupture amoureuse, ses désillusions, et explore ses questionnements identitaires. « Avant cette relation, je fantasmais, j’idéalisais l’amour. Toute ma vie, je l’ai attendu, convaincu que c’était la seule chose qui me rendrait heureux. Mais j’ai compris que j’avais besoin de plus », désosse l’artiste né en 2001 à Abidjan, et qui préfère taire son nom civil. Sa musique hybride – « car je le suis de par mon identité queer, noire » – est une envoûtante pop croisant énergie rock, sensualité R’n’B et textures électro tantôt planantes, tantôt rugueuses. Tout feu tout flamme, quitte à se brûler les ailes, cet ancien fêtard s’est enivré, étourdi dans les nuits fiévreuses de Berlin ou de Paris, égaré parfois dans les méandres du désir et des paradis artificiels. Entre amour et attirance, la frontière est trompeuse, a-t-il appris, une confusion des sentiments qui titre l’EP, Lust & Love (« luxure & amour »).

Ayant quitté la Côte d’Ivoire à 3 ans avec sa mère, Mille Desirs a grandi au sein d’une communauté évangéliste à Nancy, dans l’est de la France. C’est en chantant des pièces religieuses (voix/piano) que naît sa passion pour la musique. Frank Ocean, Lana Del Rey et Yellow Days bercent son adolescence solitaire. Plus qu’un réconfort, la musique lui apporte une sécurité intérieure : « Tel le câlin d’une mère, elle était un repère essentiel. Je me sentais entouré, compris. » À 17 ans, il quitte sa communauté religieuse. « Ma véritable foi, c’est la musique. » Cible de harcèlements, étouffant dans une ville pas taillée à la mesure de ses ambitions, cet épris de liberté part aux États-Unis, puis rapidement à Londres poursuivre sa scolarité au sein de sa famille maternelle : « C’était très dur d’allier mes différentes identités, de les vivre, de devoir les justifier aux autres. Je n’étais pas le même à l’école, à l’église, à la maison, dans la rue. Je suis parti pour me réparer, me réinventer. J’ai toujours suivi mon instinct. Et ma mère m’a toujours fait confiance. »

Après des études de psychologie, puis un double cursus en philosophie et en sociologie, cet autodidacte désormais établi à Paris a déserté les bancs de l’université pour se consacrer pleinement à la création musicale. « J’ai enfin trouvé la raison pour laquelle je suis sur terre. Les émotions, les expériences intenses, débordantes, je peux désormais les écrire, les chanter et m’en libérer. Grâce à la musique, je ne me sens plus seul. » Actuellement étudiant dans une école où il apprend notamment le piano, il pratique aussi le voguing, cette danse émancipatrice née aux États-Unis dans les années 1960 au sein de la communauté LGBT+ noire et latino : « C’était inévitable dans mon parcours de personne non-binaire. » Le militantisme est une pierre angulaire de sa construction identitaire : « Je n’ai pas eu le choix. Très jeune, on m’a fait comprendre que ces multiples pans de mon identité me rendaient différent. Or, je ne suis pas obligé de choisir. J’ai le droit d’être toutes ces versions de moi-même. » Mille Desirs, mille identités. ■

PARCOURS 26 AFRIQUE MAGAZINE I 441 – JUIN 2023
DR
Lust & Love, La Couveuse.
«Je ne suis pas obligé de choisir.
DR
J’ai le droit d’être toutes ces versions de moi-même.»

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MAUDITE PALME…

Le sujet fait de plus en plus jaser dans le milieu. Un peu à juste titre. On dénonce une opération « bashing » du cinéma africain en Occident, plus particulièrement en France, et encore plus précisément à Cannes, où a lieu chaque année le prestigieux festival de cinéma international. Car en mai dernier, tous les espoirs étaient permis, avec deux longs-métrages issus du continent en compétition pour le Graal : Les Filles d’Olfa, de la Tunisienne Kaouther Ben Hania, et Banel et Adama, de la Franco-Sénégalaise Ramata-Toulaye Sy. Premier film tunisien en compétition depuis 1970, et premier sénégalais depuis 2019. En gros, moins d’une quinzaine de films africains, du nord au sud, ont été en lice pour la Palme depuis le début du festival en 1946… Et un seul l’a gagnée, en 1975 : Chronique des années de braise, de l’Algérien Mohammed Lakhdar-Hamina ! Depuis, que des espoirs déçus, dont ceux d’Abderrahmane Sissako en 2014, Mati Diop en 2019, Nabil Ayouch et Mahamat-Saleh Haroun en 2021. Bref, que se passe-t-il ? Les films du continent n’intéressent-ils personne ? Sont-ils vraiment à la hauteur des critères et des attentes internationales ? Le débat est ouvert. Et soyons francs, pour un cinéma qui n’est distribué nulle part et tourne de festival africain en festival africain, comment s’étonner d’une telle situation ? Mais au-delà d’un « bashing » des images issues du continent, fort peu motivé à mon sens, on doit plutôt s’interroger sur la question financière et commerciale.

Le nerf de la guerre, on le sait, c’est l’argent. Or, les budgets alloués à ces longs-métrages sont faibles, et s’affaiblissent d’année en année. Les circuits de distribution, y compris en Afrique, ont exclu les images locales suite à la fermeture des salles les unes après les autres. Résultat : le nombre de productions baisse aussi, faute de moyens. Phénomène corollaire, les États africains ne soutiennent pas, ou moins – voire plus du tout – leurs images. Autres priorités, coups d’État, pauvreté, etc. Et les producteurs privés ne se bousculent pas au portillon non plus. Pourquoi financer des films qui ne sont pas reconnus, vus, distribués ? Et le serpent se mord la queue.

Après, on peut voir le positif : deux films africains sélectionnés en 2023, même sans prix, au final, c’est un bon signe. Signe qu’il faut s’accrocher, continuer à présenter des films toujours meilleurs et, un jour, l’un d’entre eux s’imposera. Et un « jury des jurys » cannois montrera, comme en 1975, qu’a priori, on n’a rien contre l’Afrique, ses sujets, son univers, sa manière de filmer. Mais là encore, ce sera à elle de convaincre. Et au continent entier, privé comme public, de soutenir son 7e art avec carrément plus de vigueur. ■

AFRIQUE MAGAZINE I 441 – JUIN 2023 29
C’EST COMMENT ? DOM
PAR EMMANUELLE PONTIÉ

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