Ardennes Alpes
#211 / 1er trimestre 2022
Un bivouac imprévu et on est trempé de sueur ! Intervertissez les couches intérieures de vos vêtements et retournez vos chaussettes, mettez vos pieds dans le sac à dos, asseyez-vous sur la corde et soignez particulièrement la base de la nuque en y plaçant par exemple votre foulard ou votre mouchoir ou même un de vos gants. C’est la zone du « triple réchauffeur » de l’acupuncture chinoise, qui règle la chaleur interne et qui harmonise l’intérieur avec tout ce qui vient de l’extérieur. TEXTE DE JEAN BOURGEOIS MIS EN IMAGE PAR AUDREY CAUCHIE
édito Le 11 mars 2020, l’Organisation Mondiale de la Santé (OMS) actait l’évolution de l’épidémie de Covid-19 en pandémie. Depuis, nous avons connu des périodes de confinement / déconfinement, des applications strictes de mesures sanitaires, des cycles de vaccination, … Et aujourd’hui, il semble que l’épisode soit derrière nous. Jusque quand ? Vu sous l’angle de notre Fédération, le dernier rapport du GIEC1 est particulièrement interpellant. Nos activités ont lieu en milieu naturel et les effets du changement climatique sont bien là : retrait rapide des glaciers, effondrements, incertitudes sur l’avenir des stations de ski, … Les montagnes, tout comme les écosystèmes polaires et côtiers, sont particulièrement touchés par les effets des changements climatiques. Dans nos régions aussi, nous en éprouvons déjà quelques effets notables : vagues de chaleur, sécheresses, inondations, … Mais les générations qui nous suivent en subiront peut-être de bien pires si rien n’est fait ! Chacun peut agir à son niveau : consommer moins, changer ses habitudes, … Si l’on ajoute à cela le conflit en Ukraine, l’année 2022 ne commence pas sous les meilleurs auspices… De petits gestes de notre part peuvent être bien utiles. A chacun de voir ! Pour nous distraire de cette actualité trépidante, revenons à nos activités en parcourant ce numéro d’Ardennes & Alpes.
Didier
March
al © 2 019
Nous avons des nouvelles de Pablo, notre « Belge à vélo » qui sillonne la France. Quelques belles leçons à retenir ! Sébastien Berthe et ses amis ne sont pas encore à El Cap… Ils se livrent – non sans humour – à une comparaison des filières administratives pour atteindre leur but ! Sean Villanueva et ses collègues grimpeurs, quant à eux, sont revenus du Groenland avec 8 nouvelles voies au compteur ! On retiendra également deux interviews. L’une est consacrée à Arnould t’Kint, grimpeur de haut niveau des années 1980. La seconde concerne « notre » Tijl Smitz, devenu président d’IFSC Europe2 en novembre dernier. Félicitations à Tijl ! J’en profite pour remercier toute l’équipe professionnelle, qui travaille pour VOUS, parfois dans des conditions difficiles. Je vous laisse découvrir tout cela, ainsi que d’autres articles passionnants ! Prenez bien soin de vous et des autres ! Et profitez de l’instant présent avec vos proches !
DIDIER MARCHAL Président du CAB
1 - Établi en 1988, le Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC) est chargé d’analyser scientifiquement les changements climatiques. 2 - International Federation of Sport Climbing.
Printemps dans les Aravis page 3
LA SAGESSE DES DAUPHINS
Arnaud Jann in © 2022
Jean-Louis W ertz © 2021
PAGE 5
Nous voulions trouver un quatrième grimpeur, car cela laisse la possibilité de se diviser en deux équipes. Étonnamment, ou peut-être pas, il n’y a pas beaucoup de gens qui peuvent se rendre disponibles pour une expédition incertaine de trois mois...
DOSSIER
Carnet de voyage À voile, à vélo ou à pieds, les rochers ne sont jamais bien loin … PAGE 5 27
LEÇONS D’ICI ET D’AILLEURS PAGE 14
Vous vous souvenez peut-être de Gaspar. Beau, fuselé et pilier fondateur du projet « En quête du Saint 8a ». Voilà bientôt cinq mois que nous avons quitté notre belle terre natale et il est temps de vous partager quelques histoires.
Sommaire DOSSIER : Carnet de voyage 5
14 Leçons d’ici et d’ailleurs
© 2021 sur El Cap u et Cap so as C a li Ju
CAP SUR EL CAP PAGE 20
Les mois d’octobre, novembre et décembre derniers, une petite équipe hétéroclite composée de 8 grimpeurs et d’un chien se trouvait dans des lieux où on ne les attendait pas… Sur Samsara, un voilier de 15 m...
UNE VISION DE LA BECCA CREVAYE
17 La suprématie des barrières s’achève lorsque l’on passe par-dessus 20 Cap sur el Cap : la navigation 26 Un peu de légèreté dans la forêt enchantée 27
Welcome in Freÿr
28
Une vision de la Becca Crevaye
32
United Mountains of Europe
36
Que se passe-t-il à Freÿr ? Rétrospective des travaux en 2021
38
Tijl Smitz, un nouveau président à la tête de l’IFSC Europe
42
Arnould t’Kint : pionnier du haut niveau
45
Lire : Les quatorze 8000 en hiver, Gravir les plus hautes montagnes du monde par des froids extrêmes
Bernard
Marne tte © 2021
PAGE 28
Ce sommet [...] est surtout connu pour la légende qui s’y rattache, selon laquelle le diable perçait des trous dans la montagne pour y faire passer des cloches qu’il devait transporter d’Aoste en Valais.
La sagesse des dauphins : 8 nouvelles voies au Groenland
© 2021 is Wertz
Jean-Lou
DOSSIER CARNET DE VOYAGE
La sagesse des dauphins 8 nouvelles voies au Groenland SEAN VILLANUEVA O’DRISCOLL Nous ne savions pas exactement où nous allions lorsque nous avons quitté le port de Paimol, en Bretagne, le 8 juillet.
La traversée Le cap était mis sur la côte est du Groenland, mais la zone spécifique dépendrait de l’endroit où les prochains groupes pourraient se rendre par avion. « Ne t’inquiète pas, tant que vous nous déposez dans un fjord avec au moins quelques blocs, nous serons heureux. S’il y a des big walls, c’est un bonus ! » ai-je dit à Jean Bouchet, guide de montagne à la base
du projet Kamak. Simplement avoir l’occasion de se trouver dans un cadre magnifique, sauvage et isolé pendant une longue période est un énorme privilège dont il faut profiter au maximum. Il y a eu beaucoup d’incertitudes pendant la préparation de cette expédition. Notre skipper habituel, le capitaine Révérend Bob, 85 ans, avec qui nous avions fait nos précédentes expéditions de voile-escalade sur la côte ouest du Groenland (2010 et 2015) et sur l’île de Baffin (2015), avait vendu son fameux Dodo’s Delight. Nous avons discuté d’une éventuelle traversée de l’Atlantique avec d’autres propriétaires de bateaux qui ont finalement décidé que l’année 2021 était trop
Notre télévision quotidienne pendant le dîner au camp de base. On ne peut pas être plus proche du paradis que ça. page 5
Aleksej sur une magnifique longueur de Planck Wall, Siren Tower
compliquée pour voyager en raison des restrictions de la pandémie de COVID-19. Pour être honnête, moi j’avais abandonné l’idée, mais mon partenaire d’escalade de longue date, Nicolas Favresse, avec qui je partage plus de 25 ans d’aventures, restait confiant. Finalement, grâce à un e-mail que nous avions reçu il y a quelques années, envoyé par notre ami André Stoop, Nico a contacté Kamak. Kamak est un voilier appartenant à un groupe de skieurs, d’alpinistes et de guides de haute mon-
Depuis notre camp de base [...], on a regardé Kamak disparaître sur l’océan parsemé d’icebergs. Cet endroit est resté notre maison pour 45 jours. tagne français. Ils utilisent le bateau comme camp de base pour des voyages avec guides et clients. Leur projet pour l’été 2021 était de naviguer jusqu’au Groenland, puis de faire venir des groupes par avion, pour proposer un tour dans les fjords avec des randonnées et ascensions guidées. Les clients ne sont généralement pas intéressés de payer pour une traversée de l’Atlantique monotone, rude et fastidieuse de deux semaines. Il y avait donc suffisamment de place pour nous et notre montagne de matériel. Cependant, avec toutes les restrictions de voyage, il semblait très peu probable que quelqu’un puisse prendre l’avion pour l’est du Groenland. Néanmoins, Jean était très enthousiaste au sujet de notre projet et a décidé de risquer la traversée malgré toutes les incertitudes.
Nous étions neuf à bord. Aleksej Jaruta, suédois de 23 ans, grand, aux cheveux blond foncé, yeux bleus et très bon grimpeur, était prêt à tout. Nous l’avions rencontré pour la première fois au Yosemite quelques années auparavant. « En suédois, nous avons le mot "lagam" qui ne peut pas être traduit » m’a dit un page 6
jour Aleksej au camp de base. « Cela signifie "pas trop et pas trop peu". Cela décrit très bien la mentalité suédoise » Peut-être que cela pourrait aussi décrire Aleksej. Pendant cette expédition de trois mois, il n’a jamais laissé échapper un mot négatif, il a toujours dégagé un bonne énergie, était toujours détendu et facile à vivre. Nous voulions trouver un quatrième grimpeur, car cela laisse la possibilité de se diviser en deux équipes. Étonnamment, ou peut-être pas, il n’y a pas beaucoup de gens qui peuvent se rendre disponibles pour une expédition incertaine de trois mois avec un préavis de deux semaines. Sans grande conviction, j’en ai parlé à notre bon ami, le grimpeur et photographe professionnel Jean-Louis Wertz. Petit blond liégeois, avec des lunettes circulaires, toujours en train de plaisanter, il s’était déjà joint à nous lors de précédentes expéditions, mais il a une compagne et deux filles (11 et 14 ans), et une expédition de trois mois serait peut-être trop. « Je vais en parler à ma famille », a t-il dit. « Si c’est pour aller prendre des photos d’icebergs et de baleines, je n’hésiterais pas une seconde », lui répond sa femme. « Si tu décides d’y aller, alors sois-y, ne souhaite pas être ici avec nous », lui a dit sa fille de 11 ans. Le reste de l’équipage était composé de Jean Bouchet, aventurier dans l’âme, au caractère doux et au bon cœur, sa fille Enora, 22 ans, passionnée de littérature française et pendant toute la navigation souvent plongée dans un livre. Il y avait le bon ami de Jean, Bernard, ingénieur retraité de 75 ans. Avec ses grandes oreilles, ses yeux enfoncés, son nez énorme et son large sourire, Bernard respire la convivialité. Mais le problème, c’est qu’une fois qu’il commence à parler, on ne peut plus l’arrêter, et il est très difficile de s’échapper. Son sujet préféré pour ses longs monologues était la physique. À une occasion, il a certainement attiré notre attention, quand il a mentionné « le mur de Planck ». « Le mur de Planck ? » J’ai demandé. « C’est où ? Il fait combien de mètres ? » « Mais non, imbécile ! » a-t-il répondu, « ce n’est pas un big wall. Max Planck était un physicien théorique allemand connu pour la découverte de l’énergie quanta… » Et notre attention s’est de nouveau évadée en imaginant à quoi pourrait ressembler ce mur de Planck. Ensuite, il y avait deux skippers géniaux en charge du bateau, Gabriel de France et Vincente d’Espagne. Ce sont deux forces de la nature, qui subsistaient sur un régime de très peu de sommeil, toujours occupés à réparer ou à ajuster quelque chose sur ce voilier de 24 m, même si la
Ardennes & Alpes — n°211
mer était très agitée. À l’origine, il était prévu que le capitaine Révérend Bob se joigne également à nous, mais malheureusement, en raison de complications liées, entre autres, aux restrictions de voyage relatives à la COVID-19, il a dû renoncer. Le 20 juillet, après deux semaines de navigation, beaucoup de vomissements et quelques séances de poutre secouées, nous sommes arrivés sur la côte est du Groenland. Ils ont décidé de nous déposer dans le fjord de Kangertigtivatsiaq parce que c’était une zone intéressante, plus proche de l’Islande, et que cela leur donnerait plus d’options. Depuis notre camp de base, une petite prairie verte sur une colline rocheuse escarpée à la base des imposantes tours rocheuses du Mythics Cirque, on a regardé Kamak disparaître sur l’océan parsemé d’icebergs. Cet endroit est resté notre maison pour 45 jours. Pendant ce temps Kamak nous a tenu au courant de leur programme par des messages Inreach (téléphone satellitaire par message écrit)
Le mur de Planck
Jean-Louis Wertz © 2021
L’objectif d’escalade le plus évident dans la région était la raide face nord de Siren, une aiguille encore vierge. On pensait faire d’abord une sortie plus facile pour nous acclimater à l’escalade après la longue traversée que nous venions d’endurer. Cependant, l’approche de la « Siren Tower » consistait en un couloir de neige raide. On craignait qu’avec les températures chaudes (il faisait plus de 20°C) la neige fonde rapidement et l’approche devienne plus difficile. Le couloir se transformerait en éboulis, devenant plus dangereux à cause des chutes de pierres. Nous avons donc immédiatement commencé à porter des charges et avons décidé de fixer des cordes jusqu’à une vire évidente à environ 200 m de hauteur. J’ai grimpé la première longueur en cherchant mon chemin vers le haut à travers dalles, fissures et petits dièdres. Aleksej m’a rejoint et s’est frayé un chemin vers la gauche en entamant la deuxième longueur. Il me semblait plus logique de partir vers la droite, mais l’expérience m’a appris à laisser l’intuition du grimpeur en tête s’exprimer. Il a disparu sur une vire et sa progression a presque immédiatement ralenti. Après une demi-heure environ, je me suis penché en arrière pour regarder en haut. Je l’ai vu apparaître au milieu d’une grande dalle lisse, sans possibilités de protections. La moindre chute l’enverrait s’écraser sur la vire. « Euh, c’est un peu dangereux page 7
Jean-Louis Wertz © 2021
Notre camp suspendu sur « Siren Tower ». Nico est en train de lire Sapiens par Yuval Noah Harari, Aleksei est en train de rêver d’une jolie Suedoise, Sean lit The inner game of tennis par W.Timothey Gallwey, et Jean-Louis joue avec son joystick. (Es-ce que vous connaissez la différence entre le tennis et l’escalade? L’escalade nécessite des plus grosses balles)
ici » a dit Aleksej avec son calme accent suédois. « Sans blague ! », j’ai répondu . « Si tu veux, tu peux descendre et essayer d’aller à droite, ça a l’air plus facile », ai-je suggéré. Avec humilité et maturité, ce jeune grimpeur très fort a désescaladé. Il riait en courant dans une fissure plus à droite : « Oui, c’est beaucoup plus facile. Comment n’ai-je pas vu ça ? » a-t-il demandé. Le lendemain, au camp de base, nous nous sommes préparés pour 10 jours en paroi. Alors que je soulevais mon sac lourd sur mes épaules, prêt à commencer l’approche, j’ai regardé une dernière fois vers le fjord. Au milieu des icebergs, j’ai vu trois points se dirigeant vers nous. Nous savions que Matteo Della Bordella (Italie), Silvan Schupbach (Suisse) et Symon Welfringer (France) avaient également prévu de se rendre sur la côte est du Groenland. Nico était resté en contact avec eux via des messages Inreach. À l’origine, ils avaient prévu d’aller ailleurs, mais en raison de complications liées au voyage, ils sont également venus au Mythics Cirque. Ils avaient pris l’avion pour Tasiilaq, un village situé à 170 km au sud, et avaient fait l’approche en cinq jours de kayak. On page 8
a immédiatement déposé nos sacs, couru jusqu’à la côte, on s’est déshabillés et on a commencé à jouer et à chanter la chanson Italienne « Ti amo » (je t’aime). Cela a dû être assez horrible pour eux d’arriver dans un fjord sauvage du Groenland et de trouver quatre sales alpinistes masculins à poils chantant une chanson. Mais nous, ça nous a bien fait rire. Nous avons pris un moment pour leur souhaiter le bienvenue, puis nous nous sommes précipités vers notre big wall et avons établi un camp suspendu sur la vire. Il n’y avait pas de nuit en juillet et, en raison de notre départ tardif, nous avons terminé vers 2 heures du matin. Cependant, à 6 heures du matin, le soleil cognait le mur, transformant notre camp de portaledge en sauna alors que nous nous réveillions trempés de transpiration. « C’est censé être l’Arctique ! » a crié Nico frustré. L’escalade était soutenue, constituée de belles fissures physiques avec de grands mouvements entre de bons coincements. Le rocher de gneiss offrait également quelques prises surprenantes sur les sections d’apparence lisse, rendant l’escalade plus facile que prévu. Lors de notre troisième jour sur la paroi, nous nous sommes sentis prêts à tenter de pousser jusqu’au sommet. On avait enchainé la plupart des longueurs à vue, mais une longueur s’est avérée extrêmement difficile. Une fissure à doigts, raide, offrant une dernière protection avant qu’une dalle difficile amène à un ultime jeté engagé à partir d’une prise de pied inexistante et une lame de
Ardennes & Alpes — n°211
rasoir latérale vers une vire libératrice. Mais en remontant la ligne fixe, Jean-Louis a remarqué une ligne plus facile plus à droite. Alors le lendemain, avant notre tentative vers le sommet, nous avons d’abord grimpé la variante plus facile. Jean-Louis, qui avant le départ de l’expédition avait insisté sur le fait qu’il n’était pas en forme, que ça faisait des mois qu’il n’avait pas grimpé, mais qu’il viendrait avec nous juste pour prendre des photos, nous a tous stupéfiés en grimpant quasi toutes les longueurs de la voie en second et certaines en tête, avec le poids lourd de son matériel de photographie en plus !
« Euh, c’est un peu dangereux ici » a dit Aleksej avec son calme accent suédois. « Sans blague ! » j’ai répondu La partie supérieure de la tour Siren nous inquiétait, car il y avait un changement très évident de couleur et de consistance de la roche. S’il s’agissait d’une pierre en décomposition semblable à de la boue verticale, il serait impossible de grimper ou de la protéger. La roche était très branlante, mais pas tout à fait impossible à grimper. Ça donnait l’impression de grimper sur des coquilles d’œuf sur un château de cartes, où chaque mouvement nécessite la délicatesse de désarmer une bombe à retardement. « Eh, je suis un peu en dehors de ma zone de confort », a admis Aleksej. Nico nous a amené sur une vire au sommet d’un pilier brisé. Au-dessus, il semblait qu’un grand trou avait éclaté dans la paroi, de nombreuses fissures menaient à son centre. Je l’ai surnommé « l’œil de Sauron ». Il y avait un sentiment sombre et lourd qui nous a tous fait prendre une gorgée nerveuse. Des colonnes pendaient du haut comme des guillotines. Sur la gauche, la roche était brisée et en décomposition, avec d’énormes blocs détachés qui semblaient pouvoir perdre équilibre au toucher d’une plume, détruisant tout sur leur passage. La face à droite était intimidante, compacte et lisse. « Peut-être que la gauche n’est pas si mal si on descend un peu » a dit Nico avec une certaine
hésitation dans la voix. J’ai regardé et je me suis senti malade à l’idée qu’un de ces gros blocs se décroche. « Vraiment ? » J’ai demandé. « Je pense que je préférerais jeter un coup d’œil sur la face lisse à droite » j’ai dit. « Eh bien, si tu es inspiré, alors tu devrais certainement y aller ! » a dit Nico. « Laissemoi juste jeter un coup d’œil rapide » j’ai dit. Je me suis soigneusement frayé un chemin vers le haut, trouvant juste assez de petites protections pour me donner la confiance nécessaire pour continuer à progresser sur les petites réglettes. Un grand mouvement en croix de fer vers une grosse écaille creuse m’a amené sur un terrain plus évident, marquant la fin de cette grande section incertaine. Quand Nico a crié « bout de corde ! », je voyais une vire dessus. « J’ai besoin de 5 mètres de plus » j’ai crié. « Ok » a dit Nico pendant qu’ils grimpaient pour déplacer le relais vers le haut et me donner la corde nécessaire. Après une longueur d’un peu plus de 70 mètres, je me suis hissé sur la vire et j’ai installé un relais. Quatre grandes longueurs plus faciles plus tard, nous étions probablement les premiers êtres humains à nous balader au sommet de la tour Siren. On a profité d’une vue infinie sur les glaciers et les montagnes et on a attendu que le soleil remonte au-dessus de l’horizon et nous bénisse de ses rayons dorés. On a décidé de nommer cet voie « The wall of Planck » (le mur de Planck) pour exprimer notre reconnaissance à Bernard, qui a apporté une vie particulièrement animée sur le bateau pendant la rude traversée de l’Atlantique. De retour à notre camp de portaledge, on a été brusquement réveillés par l’équipe italo-suisse-française qui grimpait une ligne à environ 30 m sur notre gauche. C’est assez drôle que dans cette région reculée de la côte est du Groenland, sans aucun autre être humain à des kilomètres, les deux seules équipes de grimpeurs se retrouvent sur la même paroi ! D’un autre côté, ce n’est peut-être pas si surprenant, car c’est peutêtre la paroi la plus spectaculaire de la région. On a décidé d’essayer d’enchaîner la longueur difficile à laquelle nous avions trouvé une variante plus facile, juste parce qu’elle offrait une belle escalade et un défi majeur. Après avoir travaillé les mouvements, Nico, Aleksej et moi avons fait une tentative, tandis que Jean-Louis était accroché à la corde pour prendre des photos. Nous avons fait de notre mieux, mais l’accumulation de la fatigue des jours précédents était trop importante sur cette longueur aléatoire et Nico et moi avons échoué. page 9
Les voies grimpées à Kangertigtivatsiaq Fjord area of Eastern Greenland : (aucun spit n’a été placé)
• The Olympic speed climbing record, 11 longueurs, 7a+, 550 m, Aurora peak, 8 heures, Sean Villanueva et JeanLouis Wertz • The Russian/Belgian route, 10 longueurs, 7b, 550 m, Aurora peak, 9 heures, Aleksej Jaruta et Nicolas Favresse • Daddy’s sweet tooth, 17 longueurs, 7b, 800 m, Ataatap Tower, les 7 dernières longueurs rejoignent Built Fjord Tough (Mike Libecki, Ethan Pringle), 18 heures, Aleksej Jaruta, Sean Villanueva et Nicolas Favresse • The Borsch soup route, 12 longueurs, 6b, 600 m, 12 heures, Nicolas Favresse, Aleksej Jaruta et Jean-Louis Wertz. Potentiellement une aiguille sans nom, donc nous proposons The Borsch soup route. • The Chastity belt of Sean, 5 longueurs, 6c, 250 m, 5 heures, Aleksej Jaruta, Nicolas Favresse et Sean Villanueva. Potentiellement une aiguille sans nom, nous proposons : The Chastity Tower • The Myope Tower, 14 longueurs, 7a+, 650 m, 13 heures, Nicolas Favresse et Jean-Louis Wertz. Potentiellement une aiguille sans nom, nous proposons : The Myope Tower • The Maculi’s ritual, 12 longueurs, 7b, 600 m, 11 heures, Aleksej Jaruta • et Nicolas Favresse. Potentiellement une aiguille sans nom, nous proposons : Maculi’s Tower
« Quelles sont tes chances d’enchainer cette longueur ? » a demandé Nico avec un grand sourire alors qu’Aleksej resserrait son nœud. « Je pense que c’est peut-être 18 % » a-t-il répondu. « Waw, c’est vraiment faible » a dit Nico. Aleksej a serré les lacets de ses chaussures, ajusté l’équipement de son harnais, mis de la magnésie sur ses mains et il est parti. Il a grimpé impeccablement, ses muscles tremblaient sous l’effort, chaque pied parfaitement placé, aucune hésitation, il a véritablement fait de la magie, il s’est jeté vers le haut et s’est
page 10
accroché à la vire libératrice ! « Je suis si heureux que tu l’aies grimpée ! » a dit Nico et nous avons tous crié de joie. D’une certaine manière peut être, c’était comme le passage d’un flambeau. Nico et moi avons fait de notre mieux et avons échoué. Ce jeune, « biologiquement nous avons l’âge d’être ton père » comme l’avait dit Nico, a réussi cet incroyable longueur difficile. Nous ne pouvions qu’accepter et être heureux. Comme il nous restait six jours de nourriture, nous avons envisagé de rester plus longtemps, peut-être de réessayer la longueur difficile ou de grimper d’autres lignes sur Siren, mais nous savions qu’avec l’autre équipe au-dessus de nous, il y avait un risque légitime de chute de pierres. Déjà, une pierre qu’ils avaient délogée était tombée sur juste sur l’ongle de l’annulaire de ma main droite, qui était devenu noir et était ensuite tombé. C’était un risque inutile à prendre et il était temps pour nous de redescendre. Nous nous étions amusés sur ce mur, on avait fait notre truc, il était maintenant temps de leur permettre d’avoir leur moment.
Record de vitesse olympique En descendant en rappel la tour Siren, on avait imaginé deux lignes distinctes sur Aurora peak, une aiguille juste en face. Après quelques jours de repos au camp de base, on a décidé de se mettre en deux équipes et d’en faire une course. L’oracle pierre, papier, ciseaux a opposé Nico et Aleksej à Jean-Louis et moi-même. Les Jeux olympiques se déroulaient à Tokyo à ce moment-là et l’escalade y était intégrée pour la première fois dans l’histoire. Cependant, il nous est apparu que l’escalade de vitesse sur grande paroi n’était pas représentée. Nous avons donc décidé que cette sortie servirait à déterminer le record olympique de vitesse en escalade sur grande paroi. De façon amusante, lorsque nous nous sommes levés tôt le matin, nous avons manqué de peu l’équipe italo-suisse-française qui venait de rentrer dans leurs tentes après une ascension de cinq jours sur la tour Siren. Lorsqu’ils se sont réveillés plus tard dans la journée, ils ont cru que nous dormions
Nico dans la longueur “Jaruta Variation” 8a de “Wall of Planck” sur l’aiguille Siren. Une fissure à doigts, raide, offrant une dernière protection avant qu'une dalle difficile amène à un ultime jeté engagé à partir d'une prise de pied inexistante et une lame de rasoir latérale vers une vire libérateur.
Jean-Louis Wertz © 2021
• The Wall of Planck, première ascension de Siren Tower, 16 longueurs, 7b+, avec variante en 8a (Variation Jaruta libérée par Aleksej Jaruta), 700 m , 5 jours, Sean Villanueva, Aleksej Jaruta, Nicolas Favresse et Jean-Louis Wertz
Ardennes & Alpes — n°211
encore dans nos tentes. Il y avait un brouillard si épais et une humidité si élevée au camp de base ce jour-là qu’il était inimaginable que nous soyons partis grimper. Voulant fêter nos deux ascensions de la tour Siren, Matteo a crié : « Mais combien dorment-ils ? Ils ne sont pas sortis de leur tente depuis au moins 15 heures ! ». Cependant, bien que nous ayons des doutes pendant l’approche, nous sommes sortis des nuages en arrivant à la paroi et avons grimpé toute la journée sous un soleil radieux au-dessus d’une mer de nuages, ce qui a donné une expérience divine. Lorsque Jean-Louis et moi avons atteint le sommet après environ 8 heures pour 550 m d’escalade, il n’y avait aucun signe des autres et nous étions heureux de revendiquer le record olympique officieux de vitesse. Une heure ou deux plus tard, Nico et Aleksej nous ont rejoints au sommet. Ils avaient apparemment eu leur lot de petits contretemps, Nico remarquant au pied de l’ascension qu’il avait oublié ses chaussons d’escalade, ce qui l’a obligé à se dépêcher de descendre les chercher dans un dépôt de matos un peu plus bas. Aleksej, quant à lui, a laissé tomber sa seule veste de pluie au milieu de l’ascension, un élément assez important dans une expédition arctique. « Je devais y être trop attaché », a-t-il expliqué.
De retour au camp de base, on a fait la fête avec du vin français, du fromage italien, de la liqueur suisse et des frites belges, avant que Matteo, Silvan et Symon ne remontent dans leurs kayaks. Ils étaient dans le Mythics Cirque depuis douze jours et il était temps pour eux de commencer le voyage de retour.
Ataatap Tower La tour Ataatap (alias Father Tower) est la plus grande paroi de Mythics Cirque. Il y avait quelques lignes existantes sur la face nord, la ligne majeure étant la voie de Mike Libecki et Ethan Pringle « Built Fjord Tough ». Nous avons décidé de tenter une ligne dans le mur plus raide à gauche de celle-ci. On a hésité à prendre les portaledges, mais finalement on a décidé de la tenter en grimpant léger et rapide. Surtout parce que nous avions encore faim d’une journée bien longue de grimpe rapide. Jean-Louis a décidé qu’il n’avait pas besoin de grimper. Il a préféré se promener et prendre quelques photos. Nico, Aleksej et moi sommes partis pour ce qui s’est avéré être une grimpe très sérieuse. De grandes écailles branlante, de mauvaises protections, de longues sections engagées, de la roche trempée… Sur une
page 11
longueur, nous avons dû grimper avec précaution en évitant une énorme dent suspendue. Nous ne comprenions pas comment elle pouvait rester en place. Aleksej a encore fait preuve de magie en se frayant un chemin à travers un toit intimidant. Lorsque nous avons finalement atteint la grande vire à environ 500 m de hauteur, il commençait à être tard. Nous étions tous les trois mentalement épuisés. L’escalade avait été si exigeante que nous avions l’impression que la moindre erreur pouvait nous tuer. Depuis la corniche, nous savions que nous avions le choix de rejoindre la voie Libecki-Pringle. Nous aurions préféré continuer tout droit et terminer sur notre propre ligne, mais nous avions l’impression d’avoir joué à la roulette russe assez longtemps pour que les chances commencent à s’accumuler contre nous. Nous avons traversé à droite sur la grande corniche et rejoint le dièdre évident qui constitue la voie « Built Fjord Toughe ». En comparaison avec ce que nous avions grimpé, c’était comme une autoroute invitante, avec une recherche d’itinéraire facile, de bonnes protections et même un spit occasionnel (les majeures difficultés de la voie sont plus bas). On a couru jusqu’au sommet, attendu le lever du soleil et fait la longue marche pour redescendre par l’arrière, atteignant le camp de base environ 24 heures après l’avoir quitté.
Expéditions kayak Mi-août, les nuits s’allongeaient rapidement et nous n’avions pas de perspective claire sur le moment où Kamak reviendrait nous chercher. Il restait certainement des défis à relever dans le Mythics Cirque, mais entourés d’une nature sauvage et de montagnes illimitées, nous avions envie d’aller explorer d’autres endroits. Nous avons fait trois petites « expéditions », au cours desquelles nous avons utilisé nos kayaks doubles gonflables, pour explorer le fjord plus en profondeur. Il s’agissait d’aventures de trois à quatre jours, avec des camps de base avancés, de longues marches et beaucoup d’incertitude quant au défi d’escalade que nous allions trouver. Lors de la première de ces sorties, j’ai décidé de rester au camp de base, car mon genou était enflammé par la longue descente de la tour Ataatap. Pendant ce temps, Nico, Aleksej et Jean-Louis ont grimpé une aiguille que nous avions repérée depuis le sommet du pic Aurora. Ils ont baptisée la voie « Soupe de Borch ». J’étais heureux de vivre ma vie au camp de base, en faisant du yoga, des page 12
J’ai fabriqué un baudrier de fortune avec un bout de corde. Inutile de dire que ce n’était pas très confortable. étirements, en lisant, jouant de la cornemuse et mettant mon genou dans les ruisseaux glaciaires. Lors d’une autre excursion de plusieurs jours, lorsque nous sommes enfin arrivés au pied de la paroi, je me suis aperçu que j’avais oublié mon baudrier ! Comme un soldat qui part à la guerre sans son arme ! J’ai fabriqué un baudrier de fortune avec un bout de corde. Inutile de dire que ce n’était pas très confortable. J’ai décidé qu’il valait mieux grimpé en second. « Pas de relais suspendus ! » ai-je ordonné aux grimpeurs en tête. Nico et Aleksej ont insisté pour que nous appelions cette voie « La ceinture de chasteté de Sean ». Lors de la troisième petite expédition, nous avons fait du kayak pendant deux heures, puis nous avons marché dans une grande vallée verte ouverte. Après environ 5 heures de marche, Nico et Jean-Louis ont trouvé une aiguille qui les a inspirés, tandis qu’Aleksej et moi avons continué encore 5 heures jusqu’à ce que nous trouvions une belle aiguille avec un des meilleurs rochers qu’on avait vus dans la région. Alors que je grimpais une longueur facile, j’ai décidé de passer de la technique offwidth à la technique dulfer. J’ai hésité une seconde et avant de m’en rendre compte, j’étais parti et je volais dans les airs. Mon pied avait glissé. Dans la chute, j’ai heurté mes pieds sur une petite vire. J’ai senti une douleur lancinante dans ma cheville droite. Je ne pouvais pas mettre de poids sur mon pied. J’avais très envie de continuer, mais je me rendais compte de la gravité de notre situation. Nous étions au milieu de nulle part, avec une marche de 10 heures sur des glaciers et des moraines difficiles pour nous ramener à nos kayaks. Cette ascension amusante et agréable venait de se transformer en une épopée majeure. Alors qu’Aleksej portait tout le matériel, je devais me porter moi-même à l’aide de mes bâtons de trekking. Néanmoins, c’était un bon défi et même si j’ai eu beaucoup de douleur, j’ai apprécié l’expérience. Nous étions vers la fin de l’expé et le voyage de retour me donnerai l’occasion de reposer mon pied. Quelques jours plus tard Nico et Aleksej ont décidé d’y retourner pour terminer cette ascension. Pendant un moment, j’ai ressenti l’envie qu’ils aient
Jean-Louis Wertz © 2021
au moins des difficultés sur la section où je suis tombé. Mais je savais que c’était de l’orgueil personnel et cela n’avait pas d’importance. Lorsqu’ils sont revenus, Nico s’est assuré que je laisse tomber toute trace d’ego en me disant : « Sean, j’ai grimpé la section où tu es tombé avec une main derrière le dos ! » Si tu n’as pas de bons amis pour remettre ton ego à sa place, qui le fera ?
Le 9 septembre, nous avons finalement embarqué sur le Kamak et quitté le fjord de Kangertitivatsiaq. À ce moment-là, la nuit et le jour étaient de même durée, il neigeait au niveau de la mer et une fine couche de glace apparaissait sur la mer le matin. La queue d’un ouragan était annoncée, alors au lieu de nous diriger vers l’est en direction de la France, nous avons d’abord navigué 200 km vers l’ouest à travers quelques fjords jusqu’à un petit village appelé Tiniteqilaaq, pour nous abriter et laisser passer la tempête. C’était tard en saison pour une traversée de l’Atlantique Nord, une mer agitée était au menu. Il a plu pendant presque toute la traversée et nous avons à peine pu voir le soleil. Nous avons fait trois autres arrêts pour nous mettre à l’abri des tempêtes, en Islande, en Écosse et en Irlande. Le 2 octobre, 23 jours après avoir quitté le camp de base, le vent soufflait doucement dans nos voiles, la côte de la Bretagne était presque en vue, le soleil est apparu. Il n’y avait que nous quatre et les deux skippers à bord, les autres était revenus du Groenland ou de l’Islande par avion. Nous étions tous les six assis sur le pont à l’avant du bateau. Un groupe de dauphins jouait avec la proue. Ils nous ont escortés pendant des heures. De temps en temps, l’un d’eux s’inclinait sur le côté et levait les yeux vers nous. Ils sifflaient, couinaient, chantaient. On aurait presque pu croire qu’ils nous parlaient. On aurait presque pu croire qu’ils savaient.
SEAN VILLANUEVA O’DRISCOLL
Nico sur le rocher étonnant de Le Sentier des Myopes. page 13
court Pablo Re
Leçons d’ici et d’ailleurs PABLO RECOURT Vous vous souvenez peut-être de Gaspar. Beau, fuselé et pilier fondateur du projet « En quête du Saint 8a ». Une véritable star, il s’était retrouvé en couverture de cette revue. Gravissant la légendaire paroi freyrienne chevauché par son fidèle compagnon de route, moi-même. Cette photo annonçait le début de notre voyage : un tour des 8a de France. Voilà bientôt cinq mois que nous avons quitté notre belle terre natale et il est temps de vous partager quelques histoires.
Notre infiltration en territoire français se passe bien. Chez nos voisins grimpeurs, je suis maintenant connu comme le belge à vélo. Les gens ont entendu parler de moi, et c’est chouette. On me reconnaît parfois quand j’arrive à une falaise, même si je reste persuadé que c’est Gaspar qu’on reconnaît en premier. Au-delà de faire plaisir à mon ego, c’est vraiment bien que le voyage fasse parler de lui. Il inspire. Et je ne vais pas vous mentir, je l’espérais secrètement. Parce qu’à côté du simple petit plaisir de mes doigts, je voulais que le projet transmette un message, une réflexion, une prise de conscience. J’ai envie de montrer page 14
qu’on peut pousser notre engagement écologique au-delà du tri de nos déchets, d’une alimentation réfléchie, d’une consommation circulaire et d’une économie éthique. Étendre ces valeurs à nos passions, nos voyage, nos rêves. On peut y trouver tout autant (si pas plus) de satisfaction en prenant soin de notre environnement. Et ça, ça fait du bien de s’en rendre compte. Ce projet, c’est la preuve que c’est possible. Voici quelques anecdotes croustillantes que j’ai vécues et les pensées qui en découlent.
Expériences loufoques à gogo J’arrive à Chambly, dans le Jura. C’est une nouvelle région où je ne connais absolument personne. Aucune idée d’où dormir ou d’avec qui grimper. Ma meilleure chance est d’aller à la falaise pour espérer y croiser du monde. Il fait beau, mais c’est un mardi : les gens sont au boulot, c’est bien dommage. Mais je ne suis pas pressé et j’attends tranquillement au soleil. Tout à coup, un chien apparaît suivi peu après par son maître, Patrick. Il est guide de canyon et grimpe tout le reste de l’année. Sympathique personnage, j’ai directement un bon feeling. Il me propose de me montrer le coin dans les prochains jours et de m’héberger autant que besoin. Incroyable ! Quelques heures plus tard me voilà chez lui auprès du poêle. Un ami l’appelle et lui propose une petite soirée autour d’un feu de camp. « Tu veux y aller ? », me demande-t-il. Je n’ai pas grand-chose d’autre à faire et nous voilà partis. Le lieu de rendez-vous ressemble bien à un champ désert… Mais en regardant mieux, une lueur apparaît au fond. On se rapproche. C’est un tipi. Improbable. En soulevant la toile d’entrée, on découvre une tribu d’individu partageant boissons, rires et victuailles. Et c’est ainsi que d’une matinée où je ne savais même pas où j’allais passer la nuit suivante, je me suis retrouvé saoul à partager des huîtres et du Mont d’or (un fromage délicieux qui détrônerait presque le Comté) avec de parfaits inconnus autour d’un feu. Merci la vie !
Pablo Recourt © 2021
DOSSIER CARNET DE VOYAGE
© 2021
Ardennes & Alpes — n°211
Cette histoire est bien la preuve qu’il n’y a pas besoin d’aller bien loin pour trouver de l’exotisme. Quand tu voyages solo à vélo, tu es complètement libre. Libre de bouger, libre de t’arrêter, libre de vivre les imprévus. Je dirai même plus, disponible. Disponible pour rencontrer des gens qui t’embarqueront dans des plans complètement loufoques. C’est si agréable de pouvoir se laisser vivre de cette manière. Modeler son itinéraire au fil des rencontres et des coups de tête. Aucune obligation, juste des opportunités. Entre nous, c’est pas ça qu’on recherche aussi un peu dans le voyage ?
Construire l’émerveillement Ce matin, je me réveille dans les Calanques. C’est infiniment beau. Je saute hors de mon sac de couchage et m’approche de l’eau. Elle est cristalline. Les premiers rayons du soleil se reflètent dans le turquoise. Il n’y a que moi, le bruit des vagues et l’immensité. Je suis seul dans ce calme. Je rentre doucement dans l’eau. Elle est fraîche, mais je me concentre sur le soleil qui chauffe ma peau nue. Ressentir mon corps. Entendre la nature. Admirer la beauté du paysage. Je me sens là où il faut, au bon moment. Je me sens unique, privilégié. Je me sens bien. Voyager, c’est aussi chercher la beauté. Voir les plus beaux endroits, visiter les plus beaux monuments, découvrir les plus belles cultures. Parfois, tristement, cette course à la beauté pousse à une certaine frénésie touristique. Consommer la beauté. Une beauté que l’on estime due parce qu’on a payé pour la regarder. On a pris l’avion, on a engagé un guide, on a payé le ticket d’entrée. Mais la plus belle beauté, c’est celle que l’on admire, pas celle que l’on regarde. Voyager à vélo, c’est aussi prendre le temps de construire cette
admiration. Avoir nourri l’attente, être fier d’être arrivé jusque-là et, finalement, être là entièrement prêt à voir la beauté. Je n’ai jamais été aussi émerveillé face à la mer qu’après l’avoir attendue durant 1 800 km. Je l’ai savourée comme jamais.
Repenser la Performance Me voilà dans les Gorges du Tarn. Ça fait longtemps que j’attends ça. Il y a une voie mythique que je veux essayer : Les ailes du désir. Une magnifique envolée de 50 m que de nombreux grimpeurs considèrent comme le plus beau 8a de France. Secrètement, je m’étais mis en tête que ça serait mon premier 8a à vue. Je suis nerveux quand je m’élance dans la première longueur en 7b+. Mais après le premier relais, je m’immerge. Je vibre à chaque mouvement. Engagé mais contrôlé, je sais que je ne vais pas tomber. Je monte. Je monte. Encore et encore. Grimper à l’infini. J’ai l’impression de voler dans cet océan de rocher parfait. Le sol est si loin en dessous de moi, mon assureur si petit. Il y a du vide et du vent, je m’envole. Mes avant-bras explosent, mais je gère mon effort. Je suis à 100 %, je vibre. En clippant le relais, je me sens léger, si haut dans le ciel ! Est-ce que cette ascension est une grosse performance ? Peut-être oui, mais pas parce que faire 8a à vue c’est une belle croix. Plutôt parce que j’ai clippé le relais en ayant fait 65 km de vélo la veille. Parce que je suis toujours en forme après 4 mois de voyage, 2 500 km de vélo et 37 8a enchaînés. Parce que je suis arrivé jusque-là sans brûler d’essence. Parce que j’ai porté fièrement mes valeurs jusqu’à ce même relais. Je crois qu’il est temps de considérer une performance dans sa globalité et non plus simplement dans l’accomplissement. La performance devrait aussi comprendre la manière de se déplacer pour arriver jusqu’à la réussite. Cette notion devrait être prise en compte au même titre que les conditions le sont déjà : une ascension hivernale du Mont Blanc n’a rien à voir avec une ascension estivale. Pour moi, la performance de demain n’est plus juste dans l’accomplissement, mais aussi dans les différentes valeurs que l’on peut/veut y porter.
Page précédente : arrivée ensoleillée aux Dentelles de Montmirail (Provence) Ci-contre : Porter ou être porté ? Comment maintenir l'équilibre dans la relation avec Gaspar. page 15
Être fier
point de repère auquel se raccrocher. Infiniment long. Ne pas tomber du vélo. Pousser encore. Je suis mal. Bats-toi. La suite est floue, je me souviens juste me concentrer pour freiner dans la descente. Il y a du brouillard, je ne vois pas à 15 m. Ça serait bête de se la coller là. J’ai le vague souvenir d’arriver à une ferme éclairée au milieu de champs obscurs. Quelqu’un m’accueille, je me laisse faire aveuglement. J’ai tout juste l’énergie de balbutier : « Je suis épuisé ».
Ça fait 92 km que je roule sous la pluie. Je suis épuisé. J’ai beaucoup grimpé ces trois derniers jours mais j’avais envie d’arriver à ma prochaine étape (175 km) avant de prendre une journée off. Je ne sais pas où je m’arrête ce soir et j’ai lancé un appel à l’aide sur les réseaux sociaux. J’ai une proposition d’hébergement à 17 km d’ici. Ça me motive pour ce qu’il reste mais je suis méfiant, je sais qu’ils peuvent être les plus durs. La nuit est tombée. Il fait glacial. En allumant mes phares je m’aperçois qu’il pleut fort. Il n’y a plus que moi, les gouttes qui traversent le faisceau lumineux, les bandes blanches qui défilent et l’écran de mon GPS qui se reflète sur mes manches mouillées. Le reste n’est plus qu’obscurité. 12 km. Dernière côte. Les 50 kg de remorque me tirent en arrière. À chaque poussée de pédale je sens mes muscles se raidir un peu plus. Bientôt je dois m’arrêter tous les 100 m. Je frissonne. Ou je grelote ? Comme si les battements de mon cœur en éruption étaient amplifiés par tous mes membres. Dans le noir absolu, les côtes paraissent interminables. Aucun
Des moments durs, il y en a beaucoup. Surtout en étant seul pour tout planifier, organiser, assumer. Plus que la charge physique, c’est aussi une grosse charge mentale. Mais c’est dans les moments difficiles que l’on apprend le plus sur soi. J’ai appris à écouter mon corps, à en prendre soin. Je suis beaucoup plus à l’écoute de ce que je ressens et de mes sensations. Chose qui m’a fait énormément progresser dans ma grimpe. Je sais comment gérer la fatigue profonde et performer tout en l’acceptant. J’ai beaucoup évolué mentalement. J’ai grandi. Et avec du recul, je suis tellement fier de ce que j’ai accompli. J’ai pris du temps pour m’en rendre compte. Dans le voyage, il y a aussi un peu de ça : se retrouver, grandir et être fier d’accomplir. À ce niveau-là, le projet est une réussite. Je suis content de pouvoir dire autour de moi que le plus beau voyage de ma vie, je l’ai réalisé en France. Arnaud Jannin © 2022
Dinosaure, 8a+ majeur de Seynes
Des petites histoires comme celles-ci, j’en ai encore des centaines à vous raconter. Mais je vais attendre de vous retrouver pour le faire de vive voix. Avec Gaspar, on a eu envie d’ouvrir une porte sur le futur. Proposer une manière plus durable et responsable d’exercer notre passion et de vivre nos rêves. J’ai le sentiment que la communauté outdoor, celle qui aime passionnément la nature, a un rôle important à jouer dans la transmission de valeurs environnementales. Avec nos petites anecdotes de voyage, on veut t’inviter à vivre toi aussi quelque chose de différent. Un rêve, un voyage, un projet qui pourra à son tour inspirer. Pour que cette volonté de protéger l’environnement continue de se répandre et même de se renforcer. Je souhaite que tu sois le prochain à nous narrer des anecdotes de voyage après avoir accompli quelque chose dont tu es fier. Et pour toi, et pour notre belle planète. À bientôt donc, Gaspar a déjà hâte de te lire !
PABLO RECOURT
Ardennes & Alpes — n°211
Jonathan
La suprématie des barrières... ...s’achève lorsque l’on passe par-dessus JONATHAN VARD Je me relève, intact. Encore étourdi, je tâte mon corps. Mes bras, c’est bon. Mes jambes, ça semble aller. J’ai les mains en sang, aucune douleur. Et l’émotion qui me prend, la tête qui rejoue les dernières secondes, tente de les effacer. Play, stop, delete. Erreur. Le cadre est identique, rien ne change. Play, stop, delete. Non, impossible de supprimer.
En haut : Tempête de neige au Danemark, proche d’Aalborg. Ci-contre : Première tempête de neige, Gällivare, Suède
Comment j’en suis arrivé là ? À quitter la route des yeux trop longtemps, à percuter cette barrière, à saboter un rêve en cours de réalisation. Tout allait si bien, trop bien, j’en avais même oublié la fatigue, les meurtrissures intenses du corps et de l’esprit. J’ai démarré mon périple à vélo le 2 novembre 2021 à Tromso. Fatigué du quotidien, du stress des préparations, de l’angoisse de toutes les appréhensions. Et tout d’un coup, en montant sur mon vélo, avec tout mon matériel, je me sentais fort, puissant, invincible. J’étais parti pour 3 300 kilomètres de vélo, du nord de la Norvège à Bruxelles, en hiver. Seul, dans le Grand Nord à une période de l’année où chacun s’enterre dans ses couvertures alors que les jours se font de plus en plus courts. Le soleil, qui nous nourrit, abreuve les plantes, nous éveille, s’endort et nous laisse las de son absence. C’est précisément ce moment-là qui m’attirait. La difficulté, l’impossibilité, l’impensable m’ont toujours animé. Comment des populations ont-elles pu vivre de façon rudimentaire en Laponie, hiver comme été ? Il fallait que je comprenne, que je découvre la magie du monde qui s’éteint et des merveilles qui s’allument.
Jonathan Vard © 2021
DOSSIER CARNET DE VOYAGE
021 Vard © 2
Dès les premiers jours, je comprends. La lumière est précieuse et sublime. Durant les quelques heures de jour, le soleil est soit levant, soit couchant. Il rougeoie le matin, donnant l’illusion d’une chaleur à venir, qui ne viendra jamais. Il embaume de rose le bleu du ciel dès midi, annonpage 17
çant la fin du jour et des températures plus froides. Puis les étoiles prennent le pas et les aurores boréales annoncent enfin la fin du jour, des heures après les dernières lueurs du soleil. De longues trainées vertes brûlent dans la noirceur de la nuit, rappelant l’immensité du ciel. D’un bout à l’autre, la nuque tordue, transit par le froid, on ne sait pas où regarder tant il y a à voir. Et aussi cartésien que l’on puisse être, l’au-delà est merveilleux. Il est transcendant et je perçois, au fond de moi, l’infime conviction qu’il nous connecte toutes et tous, morts, vivants, inertes, proches et lointains. Nous sentons cette présence forte des cieux que certains appellent dieu, parfois au pluriel, l’immensité infinie.
Rencontrer l’autre, rencontrer la nature, c’est la base de l’ouverture à une infinité de compréhensions. Comprendre n’est pas accepter, mais c’est la décortication de processus qui ont leurs logiques. Et chacun mettra dans la compréhension ce qu’il veut, la volonté d’un dieu, des cieux, des siens, du destin ou de l’implacable physique.
Me voilà à adorer la nuit, la solitude, l’absence et la plénitude des paysages d’une immensité déconcertante.
Ce voyage m’a incité à lever les yeux d’autant plus, à quitter du regard notre petit monde et à penser la transcendance des générations passées et à venir, des êtres différents et infinis qui vivent, meurent et renaissent. La nature donne à voir son esprit lorsque l’on observe bien. Au contraire des premiers naturalistes, on peut percevoir que rien ne sépare l’esprit du corps et que le corps est impalpable comme l’esprit. Si le vent a une volonté, que je l’aie senti sur mes joues froides, à travers mes gants épais, je n’ai pu m’en saisir physiquement, mais sa volonté est dans son mouvement qui fait tanguer l’arbre, qui pousse dans mon dos.
Voyager, pédaler pendant des milliers de kilomètres, seul, au début de l’hiver, m’amène au retranchement et à la découverte de tout ce qu’il reste quand le grand beau est parti. Quand tout ce qui attire n’est plus. Me voilà à adorer la nuit, la solitude, l’absence et la plénitude des paysages d’une immensité déconcertante. Ne croiser personne, parce que personne ne sort. Des regards intrigués, la pluie et la neige qui se mêlent, la glace. L’hiver qui démarre, s’arrête et reprend, l’imprévisible.
Jonathan Vard © 2021
De la neige tout du long, jusqu’au sud du Danemark.
Ce que je retiendrai, si ce n’est l’intangible beauté de l’infini, c’est la dureté de la réalité. Seul le palpable est garant de notre survie. L’eau, les nutriments, l’air que l’on respire et les limites physiques de notre corps, du monde qui nous entoure. Ces limites sont aussi réelles que celles de l’esprit, des esprits qui nous accompagnent, mais les barrières peuvent vous briser dans le temps, vous réduire à néant alors que les subjectivités de l’être peuvent se reconstruire indéfiniment. L’esprit ne meurt pas tant que le corps est présent. Mais brûlez une forêt, construisez-y un supermarché et il n’en restera rien, pas même le souvenir. La barrière, je me la suis prise à trop errer dans les nuages. Mon corps, après 3 semaines et 2 000 kilomètres de froid, de pédalage, n’était plus qu’un support à mes pensées. Je ne réalisais plus la teneur du réel, du tangible. Jusqu’à ce que, en avançant rapidement vers Göteborg pour prendre un ferry vers le Danemark, je quitte la route des yeux.
page 18
Ardennes & Alpes — n°211
Mes mouvements étaient mécaniques, pousser, tenir l’équilibre, manger, boire, s’arrêter et reprendre la marche. Mon corps n’avait plus besoin de mon esprit, autonome, indépendants l’un de l’autre, oubliant que l’un n’est rien sans l’autre. Je pédalais, sortant mon téléphone de ma poche, changeant de musique, cherchant un podcast, relevant le regard. Et l’impact m’envoya valser loin par-dessus mon vélo, soulevant l’entièreté du voyage et l’emportant loin par-dessus cette barrière bien tangible, intransigeante. L’accident est un terrible rappel à l’ordre et, le plus souvent, il peut être évité, il est stupide. Chaque accident se rejoue, certains vous accuseront, détruiront votre vie pour une « erreur », un manquement. Après coup, il est facile de rejouer l’action, d’agir autrement en connaissant la fin. J’étais dans un cauchemar, j’ai rejoué la scène deux fois, étendu sur le sol. Puis je me suis levé, j’ai hurlé. Pas de douleur ni de terreur, mais d’énervement, de tristesse face à la simplicité de l’impact. L’accident a stoppé mon état, je ne suis plus en train de planer sur mon vélo, j’ai rencontré une barrière et la dure réalité du sol. Je m’en sors intact, ma roue avant est détruite, mes bagages abimés. Grâce à une chaine d’humains plus bienveillants les uns que les autres à mon égard, j’arriverai à temps pour prendre mon ferry et ferai réparer mon vélo à Aalborg, au Danemark. Mon corps n’a aucune séquelle, mon esprit, lui, se souviendra de la supériorité du sensible, du concret, la suite du voyage se fera alors dans la compréhension globale du lien qui unit la matière à l’âme, faisant de nous des êtres.
d’outrepasser toutes les lois de la vie ? Oubliant que pour accomplir, il faut revenir. Et cela implique souvent d’écouter, de faire équipe et de prendre le chemin du retour avant qu’il ne soit trop tard. En montagne, nos décisions sont contraintes par ce qui remplit notre esprit. La météo, nos connaissances du terrain, de nous-mêmes et de notre cordée. On peut s’alimenter en apprenant toutes les techniques de sauvetage et de secours, il n’empêchera pas qu’il faudra faire un choix, décider, agir. Voyager, grimper, s’élever, ce sont des décisions que notre tête prend indépendamment du corps. Mais une fois lancé, il ne faut surtout pas oublier de communiquer. Il y a quelques années, j’ai eu un accident, sur le massif du Mont-Blanc, qui m’a presque coûté une main. Aujourd’hui je grimpe presque normalement, j’ai toujours tous mes doigts, mais l’un d’eux ne retrouvera jamais toutes ses sensations ni la force nécessaire. Un handicap à peine perceptible. Ce jour-là, j’ai pris une décision qui a peut-être sauvé ma main et même peut-être ma vie. Je ne sais pas combien de temps j’aurais pu tenir en hypothermie à me vider de mon sang. J’ai quitté la cordée pour avancer plus vite, suivant l’adrénaline qui pulsait en moi, l’envie de vivre au-delà de l’esprit de cordée. Mes compagnons se sont perdus derrière moi, ils ont été perdus pendant près de 24 heures, de longues heures pendant lesquelles je les ai cru disparus à jamais, pendant lesquels ma survie n’avait plus aucune importance.
Pourquoi ce parallèle ? Parce qu’un jour j’ai
Nos discours, nos réflexions ne valent rien si nous n’agissons pas en conséquence.
laissé passer le corps, le palpable, comme supérieur à la pensée. L’action qui me permet aujourd’hui de taper ces mots sur un clavier à deux mains, je m’en voudrai indéfiniment. Mais ce dernier voyage, cet accident où je n’écoutais plus mon corps, sa fatigue, ses blessures, m’a rappelé l’importance de ce lien précieux qui fait de nous des êtres vivants, pensant et agissant. L’erreur est humaine, elle nous forme et nous ne pouvons blâmer
Quoi que l’on pense, nous sommes ce que nous actons. Nos discours, nos réflexions ne valent rien si nous n’agissons pas en conséquence. Cet accident me rappelle ces jours en montagne où nous prenons des décisions, non sur l’instinct de survie, mais sur la volonté de l’accomplissement. Comment pouvons-nous être amoureux de la vie et décider
les autres ni nous-mêmes, nous ne pouvons qu’apprendre. Voilà pourquoi je tenais à transmettre la fracassante réalité du monde palpable. Gardez les yeux sur la route.
JONATHAN VARD page 19
Cap sur DOSSIER CARNET DE VOYAGE
La navigation SÉBASTIEN BERTHE & L'ÉQUIPE DE CAP SUR EL CAP
Julia Cassou et Cap sur El Cap © 2021
el Cap
Les mois d’octobre, novembre et décembre derniers, une petite équipe hétéroclite composée de 8 grimpeurs et d’un chien se trouvait dans des lieux où on ne les attendait pas… Sur Samsara, un voilier de 15 m
à voguer sur l’océan Atlantique ou dans la mer des Caraïbes, ou encore sur des îles recouvertes de cocotiers et de sable blanc… Bref pas là ou des grimpeurs ont l’habitude d’aller ! Voici quelques anecdotes. page 21
Bing, bong, flouuuuh, schlangue, schleuuuh…. Ça tangue, ça bouge, ça swingue, ça cogne, ça balance, ça berce. Une jambe, puis l’autre : je me dandine d’un côté à l’autre, m’accroche tant bien que mal à ce qui me tombe sous les mains : cordage, hauban, barreau, pot de confiture… Shclingueeeee ! Oh non… La lutte est perpétuelle ! Nous vivons désormais dans un monde où le déséquilibre est roi. Sur le plan de travail, une pizza suicidaire à peine sortie du four se fait la belle vers l’évier rempli d’eau salée. Non loin de là, sur la table, une tasse de thé fugueuse effectue un dérapage magistral, cap sur la couchette de Clovis. Héroïque, Julia plonge sur la tasse, tandis que, dans un réflexe inespéré, je bloque la pizza grâce à un acrobatique coup de pied, in extremis. Ouf ! Hormis deux p’tites brûlures, pas de pot cassé pour cette fois. Quoi que… C’était sans compter le pot de farine. Celui qui, rebelle, avait servi pour la pâte à pizza plus tôt dans la journée… En morceaux sur le pont ! Bienvenue sur le dancefloor Samsara, où, depuis près d’un mois, nous interprétons pour vous la
Page précédente : L'equipe en grande forme pour un shooting photo en plein milieu de l'Atlantique En bas : Escale au mouillage en Guadeloupe, on sort le « pan-pont » pour une grosse séance d'entraînement.
perpétuelle « roulis dance ». Le DJ, Leventsoufl’, et ses acolytes, Lahoulebascul’ et Lesvoilesclac’, se chargent de l’ambiance musicale, tantôt douce, tantôt Rock’n Roll. Les instruments ? L’eau ruisselle sur la coque pour le fond, la vaisselle s’entrechoque pour les aigus, des winchs grincent pour les graves, les portes et poulies claquent pour les basses. Les uns, bons danseurs, aux réflexes forgés par des années de danse, se rient de cette valse à perpétuité et se permettent de traverser la piste un café dans une main et un bouquin dans l’autre. Les autres, le pas timide et hésitant, devront se contenter du bouquin. Kroux lui, notre compère canin, a le rythme dans le sang : ses siestes dansantes, où, couché sur le flanc, les yeux fermés, il glisse d’un côté à l’autre du salon, ne semblent pas le perturber. Il a l’air de s’être bien habitué à cet univers mobile, et rempli de… surprises ! Quant à nous, et bien il nous faut apprendre à cuisiner, dormir, manger, lire, écrire, s’entraîner et rire… Le tout, en dansant !
Flemme système Aujourd’hui, comme depuis 3 jours, je suis envahi par une inexpugnable envie de… ne RIEN faire. Nada. Nichts. Nothing, quedal. Lire ? Pff trop fatiguant. Manger ? Pas le moment… S’entraîner ? Impossible ! Écrire ? Oh non, il faudrait trouver un stylo. Désaliniser de l’eau ? La pompe est sûrement rangée…
Julia Cassou et Cap sur El Cap © 2021
Roulis dance
Ardennes & Alpes — n°211
le bateau est à l’arrêt, au port ou au mouillage. Celui-ci, prend sa structure sur les tangons (barre fixée au mât qui permet d’écarter et de maintenir une voile d’un côté ou d’un autre). Aussi, imaginez la tête de Soline lorsqu’en plein milieu de l’Atlantique, pour des raisons obscures, l’un des deux tangons se dessoude de ses fixations, hors-service. Certes, c’était un vrai problème pour la suite de la navigation, mais pour nous, c’était surtout une catastrophe : cela compromettait l’utilisation future du pan…
Bref, rester allongé, ça vaut mieux pour ce matin ! Remettre à demain ce qu’on peut faire aujourd’hui ! On lit, imagine et parle de tant de choses à propos du mal de mer. Mais de ça ? Cette flemme, monumentale, phénoménale ! Ce rafiot, Samsara, nous berce de gauche à droite, de bâbord à tribord, d’avant en arrière. Et moi, je me laisse bercer, m’enroule dans la paresse. Douce d’abord, lassante ensuite, elle en devient suffocante. Comment sortir de cette torpeur ? De la bave, la mienne, coule sur mon oreiller, et j’ai la marque de celui-ci incrustée, tatouée, sur la joue. La flemme… Il faut l’accepter, l’apprivoiser, la dresser, la vaincre. Capitaine Loic, encourageant, affirme que ça va passer, qu’on va s’amariner, que bientôt nous pourrons nous entraîner : « Allez ! Secouez-vous bande de grimpeurs paresseux, moules-à-gaufre ! »
Oui, il est bel et bien possible de s’entraîner sur un bateau ! Training-time Allezzzzz, force ! Soline, magnésie sur les mains, est suspendue à la baume. Kroux, en guise de leste, est accroché à elle. Ca y est ! La flemme est passée : sur le pont, l’équipage s’affaire, non pas pour régler les voiles, encore moins pour nettoyer les winchs. Ça pousse, ça tire, ça tracte, ça serre, ça gaine, ça s’étire. Ils s’entraînent ! En préparant ce voyage, la question à un million était la suivante : allions-nous, pendant la navigation, réussir à nous entraîner et rester en forme en vue de nos objectifs respectifs ? Pour mettre toutes les chances de notre côté et la fin justifiant les moyens, nous avons décidé de blinder Samsara d’outils de torture en tout genre dont voici une liste non-exhaustive :
•
Deux pans d’entrainement, l’idéal pour le maintien de nos habilités grimpesques. Le premier, Samsuspan, à l’intérieur, est plus petit mais fonctionnel et efficace en permanence pendant la navigation. Le second, Pan-pont, plus grand, montable, démontable et inclinable sur le pont lorsque
•
7 poutres, 3 fixes et 4 portatives, pour des doigts et des biceps d’acier.
•
Élastiques, TRX, haltères, anneaux et autres agrès suspendus, tapis de yoga et toute sa clique pour du renfo et du gainage à gogo.
•
Deux beaux morceaux de granite « made in les Alpes » pour la peau et le travail de « touché de caillou ».
Bref, malgré les quelques petits compromis qui ont suivi de franches négociations (des voiles de rechange qui prennent malheureusement la place du banc de développé couché par exemple), nous avons de quoi suer, forcer, arquer. Au bout de quelques jours de navigation, le temps de s’amariner, ce qui devait arriver arriva : le planning d’entraînement se complète, les poutres grincent, le pan se tartine de magnésie, les courbatures apparaissent. Oui, il est bel et bien possible de s’entraîner sur un bateau !
CLOVIS au Carré Nos stocks diminuent. Au grand malheur de Clovis, dont le dortoir est le carré. Le carré, c’est notre salle à manger, cuisine, poste de commande, salon. La nuit lorsque Clovis se couche, qu’il tente de faire abstraction que sa chambre est un couloir, il tombe parfois dans les bras de Morphée. La plupart du temps cependant, il est pris d’un comportement nocturne singulier : la chasse au bruit. Répétitif et infini, le bruit clique, quelque part, à chaque coup de roulis ou presque. Il ouvre les placards d’où résonne le ting et scrute. Quelques secondes, souvent plus, parfois 2 minutes, il scrute et tend l’oreille. Cette boîte de conserve dans le placard juste à gauche sera une bien moindre affaire que le petit bruit sourd dans le plancher un peu plus loin depuis déjà deux nuits. Dans son malheur, il déniche parfois un brin de joie. Lorsqu’il trouve cette tasse page 23
Nous savions d’abord que nous étions meilleurs en escalade et en navigation qu’en bureaucratie. Et bien sûr, nous avions notre stratégie qui était… inexistante ! vicieuse, ce pot d’épice caché parmi tant d’autres, qu’il la/le retourne et la/le cale, il savoure enfin la vraie valeur du silence. Silence ou presque, il ne reste plus qu’à faire abstraction du faséiement des voiles et de la houle frappant la coque.
Bref, on va passer par le Mexique. Et si on nous avait dit il y a 10 mois de cela, à l’aube de la préparation de ce voyage, que le crux serait d’avoir les papiers nécessaires pour entrer aux USA, j’aurais souri. Note pour le lecteur : le bref résumé d’informations sur notre situation bureaucratico-administrative, à lire ci -dessous, est extrêmement simple, mais requiert tout de même votre entière concentration. En tant qu’européen, il existe un programme, le Waiver exemption program, qui permet de séjourner aux USA en tant que touriste pour une durée de 90 jours. Pour postuler à ce programme, c’est très facile : postuler et remplir quelques formulaires sur le site du gouvernement dans le but d’avoir l’ESTA. Payer 16 USD et hop, c’est dans la poche. Malheureusement pour nous, pour valider l’ESTA, il faut un billet de transport en commun aller-retour, plus communément, un billet d’avion. Cela n’arrange pas nos affaires, d’autant plus que pour pouvoir naviguer dans les eaux américaines, il faut un Cruising permit et celui-ci ne s’obtient qu’après être rentré dans le pays. Coincés donc ! Heureusement, quand il n’y a pas de solution, c’est qu’il n’y a pas de problème, et des solutions nous en avions. La première solution était d’avoir un visa tourisme B2 qui permet de rester 180 jours dans le pays. Avec celui-ci nous aurions pu demander un Cruising permit pour Samsara. Pour obtenir le visa B2, c’est simple. Il faut obtenir un rendez-vous en personne dans un consulat américain quel qu’il soit. Rien de plus simple pour obtenir ce rendez-vous : page 24
avoir son passeport en règle, remplir le DS-160 (peut prendre entre 20 min pour les plus rapides et 7 jours 3 h et 57 min pour les autres), se munir d’une multitude de papiers et leurs duplicatas, se créer un compte sur le site du gouvernement, remplir quelques broutilles de formulaires, choisir une plage horaire, payer 160 USD. L’ambassade la plus proche, Bruxelles, ne propose malheureusement pas de rendez-vous avant 2023, trop tard donc. Il suffit alors simplement de faire une demande de procédure de rendez-vous d’urgence, l’Expedite interview. Un nouveau petit formulaire, un p’tit texte de 500 caractères pour exprimer sa motivation pour l’urgence. Pas de réponses… Tant pis ! Bon, rebelotte, on essaye dans les autres ambassades : passeport, DS-160, papiers, duplicatas, compte sur le site, plage horaire, … Avril 2023 à Paris, septembre 2022 à Madrid, plus de rendez-vous au Luxembourg, idem pour toutes les autres ambassades d’Europe et celles sur notre chemin (Cap-Vert, Barbade, Mexique, etc.). Il faudra se rendre à l’évidence : après plusieurs mois de démarches et recherches, et malgré de nombreux courriers de motivation et lettres de recommandation des fédérations, nous n’obtiendrons pas de visa B2… Et, cela va de soi, les 160 USD/personne ne seront pas remboursés. Le seconde solution est encore plus simple : remplir l’ESTA, se rendre aux Îles Vierges britanniques, prendre un ferry qui va vers les Îles Vierges des États-Unis grâce à un billet aller-retour (plutôt rare en temps de Covid), faire valider son ESTA à la frontière en répondant correctement à quelques brèves question d’un agent, retourner le jour même au Îles Vierges britanniques pour récupérer le bateau. Dès ce moment le décompte des 90 jours est lancé. Plus que 88 jours ; naviguer jusqu’aux Îles Vierges des États-Unis. Plus que 80 jours ; obtenir le Cruising permit en effectuant quelques petites démarches de douanes et déclarations. Plus que 75 jours ; naviguer jusqu’à la côte de la Floride. Plus que 60 jours sur le territoire et nous mettrions à peine pied à terre. Il ne reste plus beaucoup de temps pour parcourir les nombreuses escalades du pays… Et pourquoi pas encore envisager une solution alternative et inédite ? A priori encore plus simple : passer par les Bahamas, y déposer le bateau et prendre un ferry vers la Floride. Quelques broutilles administratives et hop on s’rait à destination. Postuler en ligne pour le visa sanitaire nécessaire pour entrer dans le territoire des Bahamas (à réaliser avant le départ et 72 h avant l’arrivée ;
Alors que nous avions déjà levé l’ancre vers les Bahamas, nous mettons frein-à-main et voile arrière toute. Aux grands maux les grands moyens : on ne met plus cap vers les Bahamas, et, sauf solution viable, le départ de la Guadeloupe sera reporté. C’est alors parti pour un huis-clos au mouillage digne des « 8 salopards » de Tarantino. On hisse le drapeau de quarantaine : « Personne ne sort de ce bateau tant qu’on ne trouve pas une solution qui convienne ». Les ordis chauffent et les cerveaux (chauves pour certains) aussi : visa, ESTA, Cruising permit, test PCR, achats de véhicule, port à sec, clearance d’entrée et de sortie, overstay, 180 j, C3PO, 16 USD, Expedite interview, IW-140, R2D2, ferry et quantité de bagages, tour du poteau, certificat de bonne santé, duplicata de duplicata, Transport importation permit, … Tout y passe !
Au bout de deux journées intenses, la décision est prise : nous passerons par le Mexique ! Là-bas c’est sûr, la situation bureaucratico-administrative est extrêmement simple… On dirait qu’il y a juste quelques petits papiers à remplir… Ou à peine plus.
Julia Cassou et Cap sur El Cap © 2021 Julia Cassou et Cap sur El Cap © 2021
En vous passant les détails, j’imagine que tout est clair ? ! Tout comme vous chers lecteurs, lors notre départ de Guadeloupe, tout était très clair ! De l’eau de roche. Nous savions d’abord que nous étions meilleurs en escalade et en navigation qu’en bureaucratie. Et bien sûr, nous avions notre stratégie qui était… inexistante !
Julia Cassou et Cap sur El Cap © 2021
impossible pour nous donc) – Test PCR – Paiement de 50 USD – Attente d’acceptation du visa – Demande complexe de Cruising permit (impossible à obtenir avec nationalité européenne) – Demande officielle de permit d’importation d’un animal domestique et visite chez un vétérinaire – Naviguer vers les Bahamas – Trouver un port à sec et sortir le bateau – Ticket de ferry aller-retour (puis annuler le retour) – Entasser 857,2 kg de matériel en tout genre dans 8 sacs à la limite légale de 20 kg chacun.
SÉBASTIEN BERTHE & COMPAGNIE
Pour en lire davantage, rendez-vous sur : www.capsurelcap.rocks
De haut en bas : Baptiste et sa guitare animent musicalement nos longues journées de navigation. Pizza de l'Atlantique bio, végé et pas si locale. 23e jour de navigation sans escale, on utilise les outils à notre disposition pour se maintenir en forme. page 25
2021 erthe © Sophie B
Un peu de légèreté dans la forêt enchantée LOÏC DEBRY Je peux sentir le moindre cm³ de mon corps. Je sais exactement où se trouve chaque membre, chaque extrémité. Je sais quels sont les muscles relâchés ou tendus. J’ai exécuté cette chorégraphie des centaines de fois, mais je n’ai jamais réussi à l’exécuter du début à la fin.
Je me suis entraîné section par section pendant 3 ans ; je sais exactement ce qu’il faut faire à chaque instant. Le film me tourne dans la tête nuit et jour : « Talon, transférer le poids sur le pied, puis repasser en pointe, puis pousser pour finir le rétablissement et me soulever au sommet ! » Il y a quelques jours, je suis tombé à ce rétablissement, à un poil de la réussite. La chorégraphie dont je parle n’est autre qu’une ligne magnifique, sculptée dans le grès de Fontainebleau et appelée « L’insoutenable légèreté de l’être » (8b) : une fine fissure traverse un toit impressionnant et mène à un grand mouvement dynamique, et ensuite à un rétablissement page 26
d’enfer ! Les pieds disponibles sont petits et mal placés. La beauté de la ligne et le challenge que cela représente pour moi m’ont motivé à me jeter corps et âme dans ce bloc… J’ai 25 ans et ça fait 18 ans que je grimpe. Ma morphologie présente plusieurs atouts très intéressants pour l’escalade. Ma « légèreté » et ma souplesse me permettent de transférer facilement du poids dans les pieds et de me contorsionner. J’ai aussi de très bonnes sensations dans mon corps. Je sens instinctivement comment me placer sur le rocher pour économiser de l’énergie. Dans le cas de « l’insoutenable », c’est un avantage pour valoriser les petits pieds et pour gérer le rétablissement final. Par contre, je ne suis pas très grand, et j’ai une réserve d’énergie et de force limitée. Les mouvements physiques de « l’insoutenable » me vident en quelques essais à peine. Cela ne me laisse pas plus d’une chance ou deux par jour pour essayer d’enchaîner le bloc. Je suis revenu dans le fin fond du secteur « Franchard Isatis » une vingtaine de fois pour travailler ce ballet insensé. Jusqu’à ma chute au rétablissement 3 jours avant, je n’ai jamais senti que j’étais vraiment capable d’enchaîner tous les mouvements l’un à la suite de l’autre. Mais en cette semaine de janvier, je sais que je suis bien entraîné, j’ai pris une journée de repos et les conditions sont bonnes. Je me lance. Mes muscles s’activent de manière automatique. Je sais que les essais se jouent à la force disponible dans mon corps et à la chance de ne pas faire d’erreurs. Je ressens par exemple, à chaque fois que j’effectue un mouvement, si je l’ai fait parfaitement. Je sais immédiatement si mes mains sont parfaitement positionnées sur la prise, si je mets assez de poids dans mes pieds et si la tension dans mon corps est bien la bonne. Je continue malgré les micro erreurs qui, je le sais, peuvent me couter l’enchaînement. Je crie pour le grand mouvement et je me retrouve au rétablissement. J’évalue l’énergie qu’il
Loïc dans le crux de « l'étrange légèreté de l'être » (8b)
Marie Pierret © 2021
DOSSIER CARNET DE VOYAGE
Ardennes & Alpes — n°211
me reste, je sens l’adhérence des prises, je sais que j’ai une chance de finir cette danse. Et d’un coup : je me retrouve au-dessus du rocher. Comme par miracle. Je suis seul, personne n’est là pour me féliciter. Je m’assieds sur mon rocher et je reprends mon souffle. Je n’en reviens pas. Je me suis entraîné 5 fois par semaine en salle pendant 3 ans juste pour ce moment. Je ne crie pas, je ne veux pas déranger la forêt. Je me sens bien, euphorique. L’enchaînement de ce bloc représente l’aboutissement d’un long chemin, rempli de doutes et de détermination. Seul sur ce caillou, je ressens une immense fierté ! Trente minutes plus tard, ma béatitude est passée et fait place au coup de pompe. Je me mets déjà à penser à mon prochain projet. Je rejoins ensuite Alexis et Nico qui travaillent un autre bloc que j’avais déjà essayé il y a un an, mais dans lequel je n’avais pas réussi tous les mouvements. Quarante minutes plus tard, je me retrouve au sommet de « Ubik » (8a+). Une fois de plus, je suis sidéré. Quelle journée ! On
Welcome in Freÿr ALINE LAMBERT Timothé Verlaine, 17 ans, dit Timo, fréquente Freÿr depuis sa plus tendre enfance.
Il avait à peine 2 ans lorsqu’il accompagnait son papa à Freÿr. Les premières années, il était surtout intéressé par les pique-niques, les baignades à la Tête du Lion et les siestes. Mais bien vite, la verticalité s’est offerte à lui, lui qui avait peur de la hauteur.
bouge ensuite au rocher Saint-Germain où il y a quelques magnifiques blocs en 8a. Et là, surprise, en trente minutes j’avale les mouvements de « Vagues patatras » et « Opération plat du désert », deux projets en 8a de longue date. Il fait bientôt noir. Je commence à fatiguer, mais je suis chaud boulette ! Je me lance seul dans la nuit pour essayer « Les beaux quartiers », un autre projet en 8a, mais il fait trop noir et je suis trop fatigué. Heureusement, ma force ne m’a pas lâché tout de suite et j’ai pu enchaîner le bloc le lendemain matin. Bref, c’était une journée incroyable dans cette forêt enchantée et je ne l’oublierai pas de sitôt.
Merci à tous mes amis et à Sophie qui sont si souvent venus me parer dans mon projet. Merci à Seeonee qui me soutient et qui est d’une grande aide pour réaliser mes projets ! LOÏC DEBRY
De petits blocs en départs de voies extrêmes, Timo a apprivoisé le vide et ses mouvements se sont déliés. Il est aujourd’hui un grimpeur confirmé et apprécie toujours Freyr, ce lieu mythique. Artiste dans l’âme, Timo a toujours aimé dessiner, sculpter, grapher, bricoler. C’est bien naturellement vers le bois qu’il s’est tourné, inspiré par son papa. Et le voilà qui se met à sculpter à la tronçonneuse. Vous l’aurez sans doute remarqué, un ours bien léché vous accueille à l’entrée du chemin de la Jeunesse sous son toit de bois. Eh bien, c’est notre Timo local qui l’a réalisé. Par cette œuvre, il met sa patte dans ce lieu tellement inspirant qu’est Freÿr et nous offre un symbole de nature et d’amitié qui sont, pour lui, des valeurs essentielles de la vie et de l’escalade.
Welcome in Freÿr !
MATHIEU VERLAINE
Thimothé Verlaine, l’homme qui a sculpté l’ours totem de Freyr. page 27
BERNARD MARNETTE
« Face au granite et à la glace, le grimpeur est de porcelaine ; face à une image de l’éternité, il est l’image même de la fragilité, et pourtant, là où il y a une volonté – non pas un entêtement mais une volonté – il y a un chemin, là où il y a une compréhension peut naître un grand bonheur secret : celui des horizons gagnés face aux grands espaces. » Gaston Rebuffat
Les horizons gagnés (Éd. Denoël 1981)
Dans le merveilleux paysage alpin où l’homme a bâti une partie de son destin, l’alpinisme a trouvé matière à tracer sa voie. Ces montagnes, axes du monde, piliers du ciel, ont toujours fasciné les hommes et attiré les alpinistes, tant par leurs hauteurs que par leurs formes. Si les premiers ascensionnistes attribuaient une importance majeure à l’altitude et à la magie des 4000, les alpinistes ont rapidement porté leur regard sur les cimes les plus altières et les plus acrobatiques, une fois débarrassé de cette
Patrick au départ de R4 page 28
obsession de l’altitude. La forme et l’élégance d’un sommet sont devenues, somme toute assez rapidement, des attraits majeurs pour le grimpeur. Ces sommets caractéristiques sont bien nombreux dans les Alpes. La toponymie nous le rappelle. On peut citer des noms génériques assez usuels comme Capucin, Aiguille, Campanile, Clocher, Lé, Dent, Tour… Si les toponymes évoquant l’aspect élancé sont les plus courants, d’autres mettent en valeur des formes différentes comme : le long rocher (Sasso lungo), la roche plate (Sasso piatto), la roche en forme de toit (Le Marteau) ou encore ceux aux formes arrondies (Roche Courbe, Chapeau de Napoléon…). Parmi ces toponymes, certains évoquent les roches trouées. On retrouve ces noms sur de nombreuses montagnes : en Vanoise (Aiguille percée), en Valais (Mont percé), dans les Aravis (Pointe percée) parfois avec des variantes : les Tunnels du Grand Ferrand, par exemple. On les retrouve même dans les Ardennes, notamment sous le terme wallon « Trowée di rotche ». Si certaines de ces montagnes caractéristiques sont bien connues, d’autres restent parfois plus discrètes et plus inaccessibles. C’est le cas de la Becca Crevaye, dans la spectaculaire chaine du Morion en Valpelline au cœur de la chaine Pennine. Ce sommet situé au nord du magnifique « Trident de Faudery » (un des plus beaux des Alpes selon
Bernard Marnette © 2021
Une vision de la Becca Crevaye
Ardennes & Alpes — n°211
Maurice Brandt1) est peu visible de la vallée. Il est surtout connu pour la légende qui s’y rattache, selon laquelle le diable perçait des trous dans la montagne pour y faire passer des cloches qu’il devait transporter d’Aoste en Valais2. Ce sommet peu connu est de nos jours plus souvent visité grâce à l’aménagement d’un bivouac à son sommet : le bivouac Pasqualetti situé à 3 300 mètres d’altitude. Son accès reste cependant l’apanage des alpinistes. Il faut, en effet, cinq à six heures de marche et d’escalade depuis le refuge de Crête Sèche pour y parvenir. Perché sur la crête du Morion tout proche, ce bivouac est remarquable et spectaculaire. Aller à sa rencontre est la certitude d’un véritable voyage hors du temps, la garantie d’évoluer dans un paysage grandiose, entouré des plus hautes montagnes d’Europe, du Mont-Blanc au Cervin en passant par le Grand Combin tout proche. Plusieurs voies mènent à ce bivouac perché sur la Becca Crevaye. La plus accessible traverse les arêtes depuis le Nord et la Becca Faudery. Elle est en partie aménagée. Les autres voies ne sont guère parcourues. Le versant d’Ollomont présente une paroi à l’accès long et difficile. La face est regardant le versant de Faudery est plus accessible quoique très sauvage. Elle présente une ancienne voie sur l’éperon de gauche menant assez directement au sommet de la Becca. Cette voie a été gravie par Giovani Pezzoli et ses compagnons en septembre 1951. L’éperon de droite menant, lui, plus directement au Bivouac était vierge de voie jusqu’à cette année encore. Il s’agit d’un bel éperon bien marqué et continu qui s’élève de plus de 500 mètres 1 - « Jamais Trident ne mérita mieux son nom : c’est un des plus caractéristiques de toutes les Alpes » (Guide des Alpes Valaisannes – CAS – 1977) 2 - La légende rapporte que Saint Théodule avait souvent à transporter des cloches de la Vallée d’Aoste en Valais. Il chargeait le diable de cette besogne. Celui-ci tout en maugréant était obligé d’exécuter les ordres du serviteur de Dieu. Mais, comme il trouvait trop pénible de faire passer les cloches par-dessus la montagne, pour s’exempter de cette corvée, il perçait les montagnes à mi-côte et passait avec sa charge par ces tunnels : d’où le nom de « Monts Faudery », monts percés. Abbé Henry – Guide de Valpelline (Aoste – 1925)
depuis le pierrier marquant la partie haute du Vallon de Faudery. Cet éperon bien délimité mais fort isolé (3 h à 3 h 30 de Ruz) a pris un intérêt particulier suite à l’installation du bivouac. Il représente un objectif de choix pour qui recherche un alpinisme d’une certaine envergure, loin de la foule. Ce type d’alpinisme que la sauvage Valpelline peut encore offrir à ceux qui cherchent l’aventure. Il y a deux ans, trois de mes amis, Patrick Gabarrou, Daniele et Giorgio Pieillier ont commencé à équiper la base de l’éperon, ceci, dans l’objectif d’y réaliser une voie montant directement au bivouac. Ce n’est finalement qu’à la fin de cette saison que nous avons trouvé le temps d’y retourner. Malheureusement, Giorgio ne saura être de la partie, faute de temps disponible.
Nous voilà partis [...] pour près de 18 h d’escalade non-stop ! Malgré une approche, en partie facilitée par une aide héliportée, nous abordons la paroi assez tard. Il faut dire que nous sommes bien chargés, heureusement que le début de la voie est déjà équipé sur trois longueurs. Le but est de gravir le fil de l’éperon sur 250300 mètres et puis de traverser vers des vires supposées pour monter facilement au bivouac. Ceci, quitte à revenir une seconde fois équiper une partie de la paroi plus directement. Ironie de l’histoire, les hypothétiques vires n’existent pas et nous voilà partis, sans le savoir, pour près de 18 h d’escalade non-stop ! C’est Patrick qui entame les premières longueurs. Malgré sa connaissance du terrain, il doit s’appliquer car l’escalade n’est pas si facile. Daniele et moi suivons avec les « gros » sacs. À la 4ème longueur les choses sérieuses commencent, nous repartons vers l’inconnu. Après une longueur le long d’une fissure caractéristique, nous arrivons sur un terrain plus facile. Nous laissons l’initiative à Patrick convenant avec lui que, dès que la fatigue le gagne, nous relaierons. Le bougre tirera la voie jusqu’en haut ! Même si Patrick est le guide que l’on connait, page 29
à 70 ans passés, il nous étonne quand même. Bravo l’artiste ! Avant d’arriver à un mur raide, les longueurs plus faciles nous laissent le temps d’admirer les montagnes qui nous entourent. C’est notamment le cas de l’envers du chainon d’Aroletta : le beau « Pilier des Anniversaires » au Bec Noir ou encore la raide facette ouest de l’Aroletta inférieure nous rappellent de beaux souvenirs d’ascensions. Nous franchissons un versant raide avant l’arrivée de la nuit. Le temps passe vite lorsqu’on prend le temps d’équiper. Nous devons nous rendre à l’évidence, l’obscurité nous envahi, changeant ainsi les données et le rythme de notre progression. La nuit tombe, le froid arrive, les lampes frontales s’allument, le paysage s’éteint. Nous grimperons désormais chacun dans notre bulle, mètre par mètre, éclairé de notre seule frontale. Dans ces vastes espaces, notre univers est à présent restreint à quelques mètres carrés sur lesquels nous portons notre attention. Nous franchissons un ressaut raide et difficile avant d’arriver dans la partie supérieure de la paroi. Celle-ci est plus couchée, seuls quelques courts passages opposent une résistance. Nous progressons cependant lentement. La fatigue se fait sentir et la difficile lecture de l’itinéraire, dans la nuit noire, nous ralentissent. La prudence est de rigueur, l’escalade devient de plus en plus facile, mais le rocher compact rend l’assurage aléatoire dans la nuit opaque. Ceci d’autant que le matériel s’amenuise, nous cassons notre dernière mèche de réserve en plaçant un dernier spit sur le sommet. C’est finalement à 4 h 30 du matin, après plusieurs détours, que nous arriverons au magnifique bivouac, sans rien y voir. La beauté du paysage, ce sera pour demain ! Nous nous reposons dans ce merveilleux bivouac, profitant de la magnificence des lieux.
FICHE EXPÉ
Becca Crevaye (3 300 m) Versant est page 30
Un problème cependant : en fin de saison, il n’y a pas d’eau ni de neige à faire fondre… et nous sommes tous trois déshydratés de notre longue journée. Seule un peu d’eau abandonnée au fond d’une bouteille nous permet de faire un thé. Ce sera peu pour la journée qui nous attend, car le retour sur le plancher des vaches n’est pas chose simple, le bivouac Pasqualetti se mérite à l’aller mais aussi au retour. En fait, il s’agit de chevaucher les arêtes vers le Nord jusqu’au glacier du Mont Gelé. Le parcours, assez facile, mérite cependant de l’attention et un bon sens de l’itinéraire. Les manœuvres de corde sont nombreuses, deux rappels notamment avant d’arriver au sommet de la « Becca Faudery » où une descente plus facile nous attend. Un dernier rappel nous permet de rejoindre directement le glacier sans passer par le Col du Mont Gelé. La descente vers le refuge de Crête Sèche n’est, dès lors, qu’une formalité.
C’est la fin de notre belle odyssée de deux magnifiques journées passées sous le signe de la découverte et de l’amitié, dans la féérie des arêtes du Morion. Parmi ces « horizons gagnés », nous avons accompli le vœu de Paul Guiton : placer notre action dans un paysage3 BERNARD MARNETTE 3 - Paul Guiton proposait de définir l’alpinisme ainsi : « L’alpiniste est un homme agissant dans un paysage, lequel lui fournit son mode d’action. » (Paul Guiton : Le livre de la montagne Essai d’une esthétique du paysage Arthaud – 1945)
Topo Crevaye Face Est
Ardennes & Alpes — n°211
Voie : La vision rebelle
ristique, sortir par une traversée dans une dalle verticale (R4 – 35 m – 6a).
1ère ascenscion : P. Gabarrou, B. Marnette, D. Pieillier
H : 500 m P : 750 m (600 m + la montée au sommet) D : TD (6a obl.). Les cotations sont celles de la première (la voie n’a pas été gravie entièrement en libre) Matériel : la voie est partiellement équipée. Emporter une série de friends moyens. Accès : Depuis Bionaz (en Valpelline), rejoindre le hameau de Ruz où on laisse la voiture.
∙
Continuer sur le fil de l’arête sur 2 grandes longueurs (R5 – 45 m – 4a, R6 – R6bis – 100 m – 3b).
∙
Continuer l’arête jusqu’à un gendarme bien marqué, relais à droite (R7 – 45 m – 4c).
∙
Sortir du relais par une dalle délicate à droite (ou surmonter les feuillets au-dessus puis traverser) puis suivre le bord droit de l’arête (R8 – 45 m – 5c-6a).
∙
Quitter l’arête et suivre des ressauts allant vers la droite au pied de dalles blanches (R9 – 25m – 4b).
∙
Gravir une dalle vers la droite et faire relais sur une grande vire (R10 – 20 m – Ao).
∙
Gravir le dièdre au-dessus du relais et continuer vers un ressaut que l’on franchi par une cheminée (R11 – 50 m – 5b)
∙
Poursuivre au-dessus du relais en gravissant une petite dalle puis traverser sur la droite pour franchir directement un ressaut vertical fissuré (R12 – 50m – 5a). On se trouve alors dans une zone de dalles plus couchées en vue de la Becca Crevaye.
∙
En 4 longueurs faciles (2b – 3b), rejoindre le sommet. Le plus simple est de traverser des vires de droite à gauche puis de gauche à droite pour aller cherche une petite brèche (au nord du sommet) grâce à un petit couloir.
∙
Un petit parcours d’arêtes mène au sommet. Un rappel (15 m) mène au bivouac Luigi Pasqualetti (3 290 m)
Suivre le sentier qui monte au refuge de Crête Sèche.
Bernard Marnette © 2021
De cet endroit, 2 possibilités : ∙
Du refuge de Crête Sèche, remonter au col de l’Arolette où 3 rappels permettent de descendre dans la Combe de Faudery
∙
Du chemin de montée au refuge, après une vingtaine de minutes, suivre sur la gauche la sente n° 1 qui mène à la Combe de Faudery.
La Combe est marquée par deux replats. Au second, remonter en direction de la face est de la Becca Crevaye (3 h – 3 h 30 de Ruz). Ce versant est marqué par deux éperons. La voie remonte celui de droite, le plus marqué. Sa base en rocher rouge est caractérisé par une arête inclinée vers la droite.
Bernard Marnette © 2021
Itinéraire :
Actuellement, le mieux est de traverser les arêtes jusqu’à la Becca Faudery et de descendre son arête Nord vers le glacier d’Aroletta.
∙
Le bas de l’éperon est marqué par une zone de rochers noirs. La voie démarre un peu au-dessus et à droite de cette zone au niveau d’une petite dalle rouge (spit).
∙
Attaquer sur la tranche de cette dalle et suivre une rampe puis une zone herbeuse qui mène à une dalle (R1 – 50 m – 5b).
Il serait intéressant d’équiper la voie en rappels depuis le Bivouac.
∙
Traverser à droite pour rejoindre le fil d’un éperon creusé d’un couloir (R2 – 30 m -6b)
À la moitié de l’itinéraire, un éperon secondaire permet rapidement de rejoindre le couloir à droite de la voie. Il semble qu’une descente en une dizaine de rappels soit possible (actuellement partiellement équipé)
∙ À droite, remonter un dièdre et un système de dalles (R3 – 50 m – 6a). ∙ Continuer jusqu’à une grande terrasse et suivre une fissure caracté-
Au départ de la voie
Daniele à la sortie de L4 Est
Descente :
Bernard Marnette © 2021
Les 26 et 27 août 2021 + G. Pieillier pour les trois premières longueurs en 2019
United Mountains of Europe
Ar
th
ur
De
lic
qu
e©
ELINE LE MENESTREL
United Mountains of Europe commence avec cinq jeunes femmes, on ne peut plus différentes, réunies par notre amour des montagnes et notre engagement environnemental. Nous avons entre 23 et 26 ans et lors de notre première rencontre, l’idée est née ainsi : et si nous faisions un trip à travers l’Europe pour montrer que c’est possible de pratiquer des sports de montagne de manière durable ?
ont récemment acquis le statut de personnalité juridique, nous nous sommes demandé : « Que se passerait-il si les montagnes d’Europe avaient des droits ? Est-ce que cela pourrait nous aider à faire face à la crise environnementale ? » Alors nous avons décidé de faire ce voyage aussi pour aller à la rencontre de différentes communautés qui vivent dans les montagnes, pour les écouter, recueillir leurs idées, leurs demandes, leurs témoignages et leurs avis sur la question d’une déclaration des droits des montagnes d’Europe.
Notre idée d’aventure s’est vite élargie d’une dimension intellectuelle. Inspirées par des fleuves d’Inde, de Nouvelle-Zélande et d’Australie qui
L’équipe de United Mountains of Europe : Dans l’ordre Sara Segantin, Alessia Ioti, Adele Zaini, Eline Le Menestrel et Giorgia Garancini.
page 32
En parallèle, nous avons fait un autre constat : en tant que pratiquants de sports de montagne, nous
20
21
Et maintenant ?
sommes aux premières loges pour observer les conséquences du réchauffement climatique. +1,5 °C en général sur la surface terrestre, c’est +3 °C en montagne. Beaucoup d’initiatives environnementales voient le jour au sein de la communauté outdoor pour faire face à cette crise, mais elles sont un peu isolées, comme des étoiles dans le ciel. On s’est dit qu’on avait besoin d’un projet qui regroupe le tout, comme une constellation, pour créer un réseau. D’où le « United » : on voulait relier les initiatives déjà existantes, ne pas repartir de zéro même si on apporte une dimension nouvelle – la notion de déclaration des droits des montagnes. On a donc eu envie que notre voyage finisse à Bruxelles, capitale européenne, pour partager notre expérience, porter la voix de la communauté outdoor et cocréer des solutions concrètes avec des membres des institutions européennes. On a ressenti le besoin de se parler et de se voir en vrai. On voulait que les différents acteurs se rencontrent, qu’on ait des discussions ensemble. On voulait rassembler la richesse des points de vue. L’idée de base était d’écrire une déclaration des droits des montagnes et de la proposer toutes les cinq au Parlement européen le 11 décembre car c’est la journée internationale des montagnes. En creusant le sujet, on s’est rendu compte que définir une montagne d’un point de vue juridique était en fait très compliqué (merci l’effet Dunning-Kruger !). Nous ne sommes ni juristes, ni spécialistes. Puis on a appris que certaines déclarations des droits des fleuves restaient d’ordre symbolique. Or, on ne veut pas seulement avoir une belle déclaration, on veut qu’il y ait des répercussions dans la réalité de la gouvernance et dans les politiques de conservation des régions montagneuses. L’efficacité est une valeur du projet depuis le début. L’urgence est trop grande pour les belles paroles. Donc, deux mois avant le jour J et malgré la situation sanitaire, on a décidé d’organiser un évènement plutôt que de nous rendre toutes les cinq au Parlement. On a voulu que le réseau créé par notre initiative se concrétise afin d’ouvrir un autre type de porte.
Le 11 décembre 2021 à Bruxelles On a divisé la journée du 11 décembre en deux parties, respectivement nommées « introvertie » et « extravertie ». Le matin a eu lieu la partie « introvertie », où on a réuni des acteurs faisant déjà partie de la communauté outdoor
Avec United Mountains of Europe nous avons ouvert plusieurs portes : une porte pour les membres de la communauté outdoor qui souhaitent s’engager et qui ont pu rejoindre le réseau d’acteurs que nous avons réunis ; une porte pour ceux qui ne font pas encore partie de cette communauté et qui sont attirés par la beauté des montagnes et tout ce qu’elles peuvent apporter ; une porte vers un dialogue direct avec les institutions européennes pour cocréer des solutions concrètes avec nos décideurs. Concrètement, on ne peut pas encore vous dire quelles sont les prochaines étapes du projet. Mais si vous êtes intéressés d’y participer d’une manière ou d’une autre, n’hésitez pas à nous contacter ! united.mountains.of.europe@gmail.com
pour un think tank. On était 25, dans une école. Il y avait des membres de la Commission européenne, des membres du Club Alpin Belge, de la FFME ou du Club Alpin Italien, des athlètes (dont Sean Villanueva, Siebe Vanhee), des pratiquants, des activistes, des gens qui travaillent pour des marques outdoor, notamment le spécialiste Sponsoring et Évènements de Salewa, venu à vélo des Dolomites. La matinée était organisée autour de deux ateliers visant à réfléchir à deux sujets préparés à l’avance. Le premier consistait à redéfinir notre relation à la nature en posant la question « est-ce qu’une déclaration des droits des montagnes serait utile pour cela, est-ce que c’est la première chose à faire ? » et le second à repenser l’aventure, notamment en évoquant le transport, la performance et le changement culturel. Le mélange d’acteurs était vraiment intéressant et a permis des discussions très riches où les vraies questions étaient sur la table. Par exemple, lors du premier atelier, on a échangé sur la frontière entre, d’une part, s’adapter au système en place pour l’utiliser au service de nos fins et, d’autre part, changer les parties du système qui nous empêchent d’y arriver. Quels sont les leviers dont dispose la communauté outdoor pour engendrer un changement culturel dans notre relation à la nature ? Les institutions européennes peuventelles être notre point d’appui ? Ont-elles la capacité de répondre à ce qu’on leur demande ? Comment écrire une déclaration des droits des montagnes pourrait et ne pourrait pas redéfinir notre relation au reste du vivant et du non-vivant ? Une des idées qui est ressortie est que la page 33
C’est maintenant qu’il faut redéfinir l’aventure et repenser nos pratiques. pratique de sports en montagne peut être une alternative crédible à la croissance qu’on nous a vendue comme but ultime. On peut voir les montagnes comme des lieux où définir notre identité et donner un sens à notre vie est possible, sans dépendre de la consommation de biens matériels qui est institutionnalisée dans nos sociétés. On peut dédier une partie du temps de nos pratiques outdoor à la prise de conscience du reste du vivant et du non-vivant qui nous entourent, à aiguiser notre attention. On arrive ainsi à ne plus voir les montagnes comme un terrain de jeu personnel, mais comme des entités avec lesquelles dialoguer et pourquoi pas comme des personnalités dotées de droits.
L’après-midi, c’était la partie extravertie. Nous sommes allés dans le parc du Cinquantenaire, tout près de la Commission européenne, un endroit symbolique parce que les grimpeurs belges allaient y faire des traversées avant qu’il y ait des salles d’escalade. Au début, on voulait grimper sur les arcades, mais on n’a pas eu l’autorisation. L’idée, c’était d’ouvrir le débat vers l’extérieur et de partager publiquement les trois demandes pour le Parlement européen, rédigées en amont à partir des témoignages, idées et demandes récoltées pendant notre voyage : 1. Reconnaître la nécessité d’un changement culturel qui redéfinisse la relation « être-humain nature » afin de surmonter la crise environnementale. Faciliter le rôle de la communauté outdoor dans la conduite dudit changement. 2. Renforcer et repenser la législation de l’UE pour soutenir la mise en place efficace de systèmes et d’infrastructures touristiques durables. 3. Créer un groupe de travail réunissant des acteurs d’expérience et de connaissances diverses des montagnes ainsi que des membres des institutions européennes dans le but de rédiger la déclaration des droits des montagnes, afin de soutenir les communautés locales et les autres acteurs concernés dans la préservation des régions montagneuses. La dimension artistique avait une place centrale dans cette seconde partie de l’évènement. Cela fait un certain temps qu’on a les données sur la crise environnementale, pourtant, on a très peu agi. Peut-être parce qu’on s’est un peu trop
Le think tank à l’institut Saint-Stanislas (merci à eux pour les locaux !) Arthur Delicque © 2021
Lors du second atelier, on a réfléchi à nos pratiques en se demandant si les montagnes étaient un endroit qui se prête à la quête de la performance comme c’est souvent le cas aujourd’hui. Et si nous mettions davantage l’accent sur l’aventure et l’expérience vécue que sur un chiffre ou un résultat ? Qu’est-ce qui est extraordinaire dans nos sports et qui est-ce qui les définit ? Nous avons parlé de tourisme durable, car c’est bien beau d’encourager les gens à aller en montagne comme on disait dans le premier atelier, mais cela n’a de sens que si c’est fait dans le respect des territoires, des paysages et du reste du vivant. Concernant le transport, on s’est demandé comment considérer nos déplacements comme partie de l’aventure pour leur donner une nouvelle dimension. On a fait apparaitre une relation primordiale entre le temps, l’espace et le tourisme durable que ces mots d’une
participante résument bien : « En ne prenant plus l’avion, j’ai agrandit ma Terre ».
page 34
Ci-dessus : La partie extravertie au Cinquantenaire Ci-contre : Alessia en plein Live Graphic Recording adressé à la partie rationnelle de l’humain. Nous voulions donc utiliser l’art pour nous adresser à la partie émotionnelle de l’humain ; pour que l’envie de s’engager parte d’une émotion plutôt que d’un raisonnement cartésien. C’est pour cela que nous avons ancré UME dans notre amour de la montagne. On voulait l’exprimer en le mettant en musique ou en dessin pour que les gens soient émus et qu’en conséquence, ils aient envie de s’engager. Il y avait également une exposition avec des cartes postales récoltées lors d’une de nos campagnes : nous avions demandé à la communauté de nous envoyer une carte postale avec une idée, un poème, un point de vue, un dessin… L’évènement a été un beau succès. À peu près 150 personnes étaient présentes l’après-midi et il y avait une belle ambiance, pleine de bienveillance, de convivialité et de rêves. Notre campagne #NoMatterWhereYouAre, a eu lieu en même temps sur les réseaux, où des passionnés qui n’avaient pas pu faire le déplacement partageaient une photo en montagne avec une pancarte ou un message à faire passer. Le délai très court avec lequel nous l’avons organisé ainsi que la situation sanitaire n’ont vraiment pas rendue la chose facile. D’ailleurs, beaucoup nous ont suggéré de décaler le projet à l’année prochaine, pour avoir plus de temps pour s’organiser, créer ce réseaux d’acteurs et réunir plus de ressources. Les gens de la génération de nos parents avaient envie que l’on fasse les choses plus lentement, avec plus de soin. Mais pour nous, l’urgence était là. C’est maintenant qu’il faut redéfinir l’aventure et repenser nos pratiques. La crise du COVID a créé une opportunité que nous ne voulions pas laisser passer. On nous a aussi suggéré de faire un évènement virtuel, mais nous voulions nous rassembler pour de vrai. Ou
Arthur Delicque © 2021
Arthur Delicque © 2021
Ardennes & Alpes — n°211
du moins, essayer. Cela a été un investissement énorme, on a voulu abandonner de nombreuses fois et on a failli se taper dessus à plusieurs reprises. Mais on a beaucoup appris et on est très contentes du résultat.
Alors un très grand merci au CAB qui nous a fait confiance deux mois avant le jour J quand rien n’était encore organisé et qui a décidé de s’encorder avec nous. C’était audacieux ! Cet évènement a été une belle réussite malgré le délai très court et le contexte COVID, car on l’a organisé en Belgique et que la Belgique a le merveilleux avantage d’être peuplée de Belges ! C’est l’enthousiasme, la bonne humeur, les belles valeurs et la capacité à rêver grand sans pour autant avoir le cou qui gonfle qui ont fait que ça marche. Un grand merci aussi à tous les participants, à Salewa et au Club Alpin Italien pour leur soutien, notamment financier, ainsi qu’à tous les généreux donateurs du crowdfunding. À bientôt au grand air
ELINE LE MENESTREL page 35
Da
vid
Le
du
c©
20
21
Que se passe-t-il à Freÿr ? Un aperçu des travaux en 2021 suite à la demande du conseil d'administration du Club Alpin
•
Gestion des rochers : •
Purge de rochers instables et menaçants
•
Rééquipement sur broches de voies sur anciennes plaquettes, golots… et déséquipement du vieux matériel en paroi
•
Suivi et fermeture des voies en saison à proximité des nidifications, baguage des faucons pèlerins et des hiboux grands-ducs dans les environs de Dinant (sur différentes falaises) pour l’institut d’ornithologie
•
Entretien des pelouses calcaires selon les exigences Natura 2000 pour la pelouse calcaire des 5 ânes, le point de vue, la Nausée (on met des chèvres pendant une semaine tous les deux ans au sommet des 5 ânes grâce à Ardenne et Gaume)
DAVID LEDUC
Gestion hebdomadaire : •
Nettoyage refuge et toilettes
•
Ramassage déchets zone parking et le long de la route (merci aussi à Jeff Roba pour sa participation)
•
En saison, collecte des sous sur le bivouac les weekends, accueil des grimpeurs, contrôle des membres et tour des différents massifs
•
Gestion forestière :
•
Dégagement des arbres qui tombent lors des tempêtes et des frênes morts de chalarose ; sur le parking, les sentiers, au pied des falaises
•
•
Abattage d’une vingtaine de frênes morts et menaçants sur le parking, suite à plusieurs accidents et dégâts aux véhicules stationnés (merci à l’équipe du CAB et aux bénévoles présents) Débroussaillage du pied des parois (ronces, arbustes, etc.) et nettoyage des parois dans les voies d’escalade (mousse, lierre, terre, etc.)
Rééquipement au Louis-Philippe page 36
Entretien de la zone du bivouac (débroussailler l’invasion de ronces de tous côtés)
Divers : •
Restauration du refuge (merci Jeff Roba), bardage, isolation et nouveau plafond
•
Débroussaillage et entretien du bois autour du refuge, local de cours, etc.
•
Nouveaux conduits pour l’eau au refuge
•
Vidange annuelle des toilettes sèches à la pelle
•
Préparation de nouveaux panneaux d’information du Club Alpin pour les falaises
•
Contacts avec le DNF et avec les propriétaires des terrains sur lesquels sont situés les falaises, avec le projet (difficile) de rendre de nouvelles falaises accessibles aux grimpeurs
•
Point d’information pour l’escalade autour de Dinant en général et pour les nuitées et activités à Freÿr, infos précises pour presque toutes les voies d’escalade dans la région
•
Installation de nouveaux ancrages pour la pratique de la highline
•
Coordination des entretiens collectifs à Freÿr, Chaleux et Plain des Fosses
Gestion des objets perdus/trouvés
•
Gestion des nuisances et conflits sur le bivouac et au refuge (rave party, bruit, etc.)
•
Sensibilisation
•
Participation à l’organisation du CABaret
•
Contacts avec la KBF et la NKBV
Quelques exemples concrets de chantiers en 2021 : •
Gros entretien et (ré)équipement à Plain des Fosses : grosses purges (plusieurs tonnes de rochers instables), équipement au rocher du canal, rééquipement aux copères, remise en état des sentiers, création de nouveaux accès, en partie avec une sympathique équipe de bénévoles
•
Gros nettoyage et équipement du secteur Fromage à Freÿr. Une dizaine de voies sont apparues, aussi avec l’aide de bénévoles
•
Débroussaillage complet du pied des voies et des parois de tous les secteurs à Freÿr, Chaleux et Plain des Fosses
•
Ramassage et tri de déchets et de dépôts de déchets ménagers ou autres, à Freÿr, la carrière synclinale, Chaleux et Plain des Fosses pour un total de plusieurs mètres cubes d’encombrants et autres amenés à la déchetterie et de plusieurs dizaines de sacs poubelles
•
Purges de rochers instables à différents endroits dans l’al legne, le pape, la jeunesse, la carrière synclinale, le rocher du canal, les copères
Merci à tous pour l’aide, la collaboration et le partage (et j’adore mon job) !
Florian Castagne © 2021
•
Filip Lemmens © 2022
Coordination d’une petite équipe de bénévoles qui participent au rééquipement, au débroussaillage des parois, à l’entretien des sentiers, à la création d’un nouveau topo, au partage d’informations, etc.
Filip lemmens © 2022
•
DAVID LEDUC
De haut en bas : Merlin Didier, aménagement sentier au rocher du canal à Freÿr Freyr le 30 janvier 2022 page 37
Tijl Smitz un nouveau président à la tête de l’IFSC Europe STÉPHANIE GREVESSE
L’International Federation of Sport Climbing (IFSC), la fédération internationale d’escalade sportive, est l’organisation faîtière qui regroupe les fédérations nationales d’escalade au niveau mondial, soit environ 80 pays. Elle a pour vocation de développer l’escalade sportive et, pour ce faire, elle administre et promeut notamment l’organisation de compétitions. Elle homologue ainsi plus d’une quarantaine d’événements chaque année. Elle se compose de différents continental councils, dont l’IFSC Europe. Le 13 novembre dernier, lors de l’Assemblée générale qui a eu lieu à Figueira da Foz, au Portugal, notre compatriote Tijl Smitz a été élu président de l’IFSC Europe pour les 4 prochaines années. Rencontre.
Stéphanie Grevesse : Tijl, on te connaît en tant que directeur sportif du Club Alpin Belge et membre actif au sein de CMBel. Comment en es-tu arrivé au poste de président de l’IFSC ? Tijl Smitz : Dans le passé, j’ai toujours cherché à trouver les points communs des gens, à rassembler les différentes opinions et à défendre les objectifs communs qui aident tout le monde à avancer. À Leuven, en Flandre, au niveau belge page 38
IFS
C/
Bo
ar
d
M
ee
tin
g
©
20
21
soit en équipe nationale soit avec le Belgian Climbing Network, au CAB, … j’ai pu et je peux toujours travailler avec de belles équipes pour créer des projets qui montent haut. Au niveau international, les coaches européens m’avaient choisi comme représentant et, en 2016, CMBEL et le CAB m’ont choisi comme représentant à l’IFSC et l’IFSC Europe. Mais le fait d’avoir toujours été en contact avec plein de gens et d’avoir entendu beaucoup d’opinions et d’idées, finalement, j’imagine que c’est la raison pour laquelle je suis à ce poste maintenant. En plus j’avoue qu’au niveau belge, j’avais besoin d’un nouveau défi dans mon boulot. Avec une bonne équipe autour de moi (l’année passée, il y avait Ludo, Marco et Jean), ça fonctionne vraiment bien. J’ai un grand soutien de leur part. Maintenant, Marco s’en va et son remplacement s’organise. Normalement, une fois que son successeur sera en poste, on aura à nouveau une bonne équipe ici. Je constate aussi que pas mal de choses ont bougé pendant la COVID. On a eu le temps de discuter davantage avec les gens, les clubs, les entraineurs, les athlètes. On a pu travailler avec les athlètes en direct, là où dans le passé on avait juste des saisons qui s’enchaînaient l’une après l’autre avec les compétitions. On voyait à peine les athlètes. Ici on a vraiment eu le temps de les voir, de discuter avec eux, de faire de plus gros stages ensemble. Cela a permis aussi d’avoir une meilleure compréhension de ce qui est nécessaire. Tout cela fait que la dynamique en Belgique est en train de changer fortement. Je pense que ça avance bien, ça donne plus de plaisir. Le défi international est un extra qui donne encore un peu plus de piment à la sauce, pour moi personnellement. SG : Quelles sont tes ambitions, quelles sont les idées que tu as envie d’amener au cours des 4 années de ton mandat ? TS : Avant, je réfléchissais aux choix sur le format, j’avais des idées sur comment les compétitions doivent se dérouler ou sur comment organiser le
SG : Il y a donc une équipe qui s’occupe des aspects plus opérationnels, que toi tu vas valider ? C’est le but. Au CAB, par exemple, on a un CA et on a une équipe d’employés. L’IFSC International se compose elle aussi d’un CA, auquel je participe en tant que représentant de l’Europe, et d’une équipe d’employés. À l’IFSC Europe, nous sommes uniquement des bénévoles regroupés en CA et nous avons l’avantage d’avoir un employé à raison de 10 heures par semaine pour le moment.
Michaël Timmermans © 2021
développement des ouvreurs ou des juges ou des trucs comme ça. Finalement, et ça peut paraître un peu prétentieux, ce genre de questions n’est pas pour moi en tant que président. Selon moi, mon boulot comme président de l’IFSC Europe consiste simplement à garantir qu’il y ait beaucoup d’interactions, beaucoup de communication, que toutes les fédérations, toutes les parties prenantes puissent participer au projet. Dans le passé, plusieurs fédérations nationales ont pu avoir l’impression de ne pas être impliquées dans les choix de la fédération internationale. Par exemple, en Belgique, on avait l’impression que l’IFSC décidait ce qu’elle voulait et qu’on devait juste suivre. Pour moi, il très important que, d’une part, toutes les fédérations nationales qui sont finalement les membres de l’IFSC – l’IFSC n’existe que par cela – se sentent impliquées, intégrées et écoutées, puissent construire avec nous et puissent par exemple aussi aider les « petites » fédérations nationales à se développer et à avoir des échanges. Mais, d’autre part, il s’agit aussi d’avoir un bon contact avec les athlètes, les ouvreurs, les juges, avec tout officiel et tout organisateur de compétition ainsi qu’avec les médias, les sponsors. M’assurer que tout le monde comprenne pourquoi on fait ce qu’on fait : ce n’est pas juste pour les médailles et sûrement pas juste pour avoir de l’argent – pour ça il faut choisir un autre sport – mais c’est faire en sorte que tout le monde sache pourquoi il s’engage. Si tu donnes l’opportunité à des gens d’intégrer le projet, de participer au projet, alors ils vont décider euxmêmes jusqu’où ça vaut la peine d’aller, pourquoi ils le font et ils le définissent mieux ainsi. Ça, pour moi, c’est le boulot du président de l’IFSC. Je ne vais pas décider si le bloc va se faire avec deux ou trois zones, si le temps va être décisif en lead ou pas. J’ai bien sûr mes idées là-dessus et j’espère quelque part que les décisions seront claires parce que tout le monde partage les mêmes idées et a conclu que ça, ça sera la bonne décision, alors moi j’aurai juste à mettre ma signature.
L’International Federation of Sport Climbing (IFSC) • L’IFSC a été créée en 2007 avec un but : faire de l’escalade un sport olympique. • L’IFSC est organisée sous forme d’ASBL basée en Suisse. • L’IFSC Europe est la plus grande fraction de l’IFSC. Elle compte actuellement 41 pays représentés par des fédérations nationales où œuvrent principalement des bénévoles.
Cela va évoluer. Finalement, tout le reste du boulot opérationnel qui doit se faire, c’est toujours dépendant du bénévolat qui vient des fédérations nationales et c’est en contactant les fédérations nationales qu’on va pouvoir organiser des choses. Déjà pour les compétitions, on a clairement besoin d’une fédération nationale qui souhaite organiser. Il y a une douzaine de compétitions par an au niveau européen. Alors il faut déjà 12 fédérations nationales différentes organisatrices. Mais à côté de cela, pour développer le paraclimbing, on va créer une commission paraclimbing européenne. Pour travailler le développement durable, on a une commission spécifique également ; pour le suivi journalier, il y a une commission sportive qui, un peu comme en Belgique avec la TCCC, se compose de représentants des coaches, des athlètes, des ouvreurs, des juges, des organisateurs, et ce sont eux qui prennent les décisions sportives ordinaires. Finalement, c’est la commission la plus importante. Les autres sont de nouvelles commissions : développement durable et développement sportif. Le développement sportif a pour objectif page 39
d’aider les différentes fédérations nationales à se développer et l’autre pointe vraiment les enjeux durables pour le futur de notre Terre-Mère. SG : Qu’est-ce que ça va changer dans ton travail au Club Alpin ? TS : Avant, j’étais mi-temps directeur sportif et mi-temps coach. Depuis un certain temps, je faisais de moins en moins de coaching, car je sentais qu’il y avait de meilleures personnes pour faire ce boulot. Au fur et à mesure, j’ai perdu le fil et du temps s’est libéré. Le CAB a convenu que je pouvais consacrer une journée par semaine à ce boulot international. Là où, dans le passé, j’étais davantage sur le terrain, maintenant, je vais être davantage dans la gestion de dossiers et les choix stratégiques. Je vais continuer à être sur le terrain, mais avec une nouvelle casquette. En soi, mon boulot pour le CAB ne change pas tellement. Je sens déjà que j’ai clairement moins de temps libre, parce que certaines choses prennent plus de temps que prévu et qu’il y a des dossiers inattendus. C’est à moi de gérer cela personnellement.
pour la Belgique, mais surtout une évolution très prometteuse pour le futur de notre sport. SG : Quelle est l’articulation de l’IFSC par rapport au COI dans le cadre de l’organisation des JO ? Le COI a le monopole sur toute décision : il décide quel sport sera représenté aux JO, comment et dans quelle discipline exacte, le nombre de médailles, le nombre d’athlètes, etc. Finalement, nous avons très peu de pouvoir là-dessus en tant que fédération internationale. C’est un peu du lobbying : montrer que nous sommes capables d’être un sport mondial. Le fait qu’on a toujours eu le même prize money pour les femmes que pour les hommes, c’est un atout dans notre message vers le COI, comme
J’ai toujours cherché à trouver les points communs des gens.
SG : Qu’est-ce que ça va changer pour la Belgique d’avoir un président belge à l’IFSC Europe ? TS : Pour la Belgique, je pense juste qu’on sera encore plus au courant de ce qui se passe, même si je pense que si je n’avais pas été belge, mais tout de même président, la Belgique aurait été informée aussi davantage que dans le passé, parce que c’est mon envie en tant que président d’impliquer davantage toutes les fédérations nationales dans ce que fait l’IFSC. Il est certain que j’aurai connaissance des informations à l’avance et que je devrai en garder certaines confidentielles aussi. En tout cas, ça montre surtout la direction professionnelle qu’on prend dans notre sport : en Belgique, davantage de temps de travail est libéré pour construire notre sport et ça, c’est une bonne chose je pense. Ce n’est pas directement lié à mon élection, mais c’est quand même une tendance marquée. Par exemple, de plus en plus d’entraîneurs et d’ouvreurs travaillent dans ce sport, pas juste comme bénévoles. C’est cette évolution-là qui est une bonne chose. Le bénévolat est indispensable pour avoir une dynamique, créer une vraie vie de fédération, mais de l’autre côté, il faut aussi avoir des gens qui, vu qu’ils s’investissent à fond, qu’ils amènent des capacités, puissent s’investir en tant que professionnels. C’est une bonne chose pour l’IFCS aussi. Le CA de l’IFSC Europe compte notamment 4 employés de fédérations qui peuvent se consacrer à cette fonction dans le cadre de leur travail. Ce n’est pas une conséquence page 40
le fait que nous sommes axés sur la nature et le développement durable. Mais ce qui est le plus important pour le moment pour le COI, c’est de voir que l’escalade suscite beaucoup d’intérêt de la part du public. Lors des JO de Tokyo, des analyses ont été réalisées à propos du trafic sur les réseaux sociaux et l’escalade était le sport qui a été suivi de la façon la plus homogène dans le monde entier. Le skate-board, par exemple, était très suivi en Amérique, au Japon et au Royaume-Uni, mais peu dans le reste du monde, là où l’escalade était suivie à travers le globe de manière plus homogène. Et cela plaît au COI. SG : Comment peut-on expliquer cet engouement pour l’escalade ? TS : Bonne question. Je pense que c’est urbain, c’est nouveau, il y a de plus en plus de gens qui testent ce sport à l’école, avec les scouts, les parents, lors d’une fête d’anniversaire, … De plus en plus de monde connaît le sport, c’est très accessible. Le côté social du bloc attire beaucoup de gens. Il y a donc, d’une part, beaucoup plus de pratiquants et, de l’autre, au niveau des spectateurs, ça semble fonctionner. C’est aussi lié au fait que ça vise les jeunes et, quand on vérifie le trafic sur les réseau sociaux, on se rend compte que ce sont surtout eux qui le génèrent.
TS : Pour le moment, nous avons le désavantage avec l’escalade d’être un sport invité. Au niveau des formats, c’est donc un peu compliqué. En natation par exemple, les athlètes savent dès leur plus jeune âge que faire pour devenir champion olympique. C’est beaucoup plus facile. En escalade, on est actuellement en 2022 et on ne connaît toujours pas le format exact pour Paris : ce n’est toujours pas confirmé. Le COI vient d’annoncer que l’escalade deviendra un sport fixe du programme olympique dès les JO de Los Angeles 2028. Cela va donc se définir dans le futur, mais actuellement on est encore dans l’incertitude quant au format et aux critères de sélection exacts pour les prochains JO. D’ici mars, suite à l’AG de l’IFSC aux États-Unis, il y aura des communications vers toutes les fédérations internationales avec le format et le système de qualification officiels. Cependant, on teste un nouveau format, c’est-à-dire boulder-lead d’une part et speed de l’autre. Le format boulder-lead sera testé cette année à Munich. Heureusement, entretemps l’IFSC a décidé de faire aussi d’autres événements test (parce que le championnat d’Europe qui sert de premier test, ça fait beaucoup de stress pour le nouveau président, rires). Ce qui est encore plus important pour moi, c’est de faire de bonnes évaluations après les tests et après l’événement à Munich aussi. SG : Qui décide au final du format adopté pour les JO ? TS : L’IFSC propose et le COI valide ou pas. Il y a bien entendu des interactions entre les deux organes et le COI donne des lignes directrices. Par exemple, on sait que pour le moment, le speed et le lead sont OK pour les JO, mais que le format actuel du boulder sera probablement revu. En effet, cette discipline est plus compliquée à comprendre pour le public, elle prend plus de temps et il est difficile de rendre la réalité de la compétition (plusieurs grimpeurs en même temps sur différents murs) sur un plan visuel pour les téléspectateurs. Des pistes sont actuellement étudiées pour rendre le format plus attractif. Évidemment, la question se pose de savoir si on va changer le sport. Je n’ai pas de craintes à cet égard : la grimpe
en falaise existera toujours, pour le haut-niveau, c’est sûr qu’il faut chercher les pistes les plus intéressantes pour montrer le sport. Les trois disciplines – boulder, lead et speed – continueront d’exister, mais il est possible qu’elles changent un peu. Par exemple, prenons le combiné en ski : le
IFSC/Board Meeting © 2021
SG : Au niveau des compétitions internationales IFSC, comment vont s’organiser les sélections des athlètes pour les prochaines JO ?
J’essaie de faire évoluer le sport, l’escalade, à tout niveau. slalom y est plus facile que dans le slalom normal. Est-ce grave ? Non, c’est toujours un beau sport à regarder. Certains déplorent que ce n’est plus leur sport, mais pour chaque individu, le sport est défini autrement, chacun vit son sport différemment, alors je ne m’inquiète pas trop là-dessus. SG : Quelques mots pour clore cet entretien ? TS : J’ai un nouveau défi au niveau international, mais je serai assez proche de tout ce qui concerne la Belgique aussi. Ce n’est pas parce que je travaille pour l’international que je vais oublier la Belgique, cela me tient à cœur. Parfois on me demande comment je ferais dans le cas où je me trouverais en présence d’intérêts différents. Mais, au final, je n’ai pas d’intérêts différents : j’essaie de faire évoluer le sport, l’escalade, à tout niveau. Et si, par exemple, une décision doit se prendre au niveau européen et que je suis impliqué dedans parce qu’il y a des intérêts belges, je me retire de la décision. Cela vaut pour tout membre du CA. De même, si j’ai un avis personnel qui diffère de celui partagé par les fédérations nationales, je laisse l’Assemblée générale prendre la décision. Ce n’est pas à moi de trancher. Tout le monde doit aussi savoir que l’escalade essaie de s’organiser d’une manière démocratique au niveau belge également et qu’en cas de soucis, on peut toujours contacter un membre du CAB, de la KBF ou de CMBel afin d’en parler et de trouver une solution.
STÉPHANIE GREVESSE
page 41
©
Co
lle
ct
Arnould t’Kint
ion
Ar
no
Pionnier du haut niveau DAVID LEDUC
1983 : 13, Boulevard du vol ; un des premiers 8a au monde. 1986, podium au Rock Masters à Arco. 1988, Shingen et Carabistouilles deviennent les premiers 8b+ belges. L’auteur de ces performances était la star de l’escalade belge de son époque, mais on dirait que ses traces dans l’histoire de la grimpe se sont peu à peu effacées.
Arnould est né à Bruxelles en 1963. À 12 ans, son grand-oncle lui propose de rejoindre un stage d’une association sportive de jeunesse qu’il dirige et il découvre ainsi l’alpinisme dans l’Oisan. Après quelques étés passés en montagne, à l’âge de 15 ans, il entend parler des falaises de Freyr et il part de Bruxelles en auto-stop avec des vivres pour quelques jours. Il installe sa tente sur le plateau et rencontre un certain Dirk qui l’emmène faire ses premiers pas en falaise. Chaussé encore
de ses « Super-Guide », il s’achète immédiatement les premiers chaussons Pierre Alain. À la fin des années 70, il a déjà fait le tour de toutes les voies de Freyr. Très vite, il commence à équiper ses propres voies ou à essayer celles que les copains viennent d’équiper. Toute une série de voies dans le 6 et le 7 voient le jour ou se font « libérer » : Le Z, La Sylvia, Ligne de fuite, Extrême idée, Soleil du matin… En 1983, Arnould découvre une ancienne voie d’artif dans le secteur Louis-Philippe : une fissure verticale qui termine dans un gros bombé. Il y a quelques pitons dans la voie, mais pour permettre l’escalade en libre du dévers, il y rajoute une seule plaquette. Cette voie s’appellera désormais « 13, Boulevard du vol », suite aux longues chutes qu’il s’est pris dans le crux final. Selon les Gaulois, cette voie est le premier 8a au monde ! En réalité, c’est en effet un des tout premiers, probablement le premier sur le continent européen. C’est un exploit passé inaperçu, car la voie est initialement cotée en 7c, vu le manque de repères à l’époque et ce sont des Allemands qui, cinq ans plus tard, se font surprendre par la grande difficulté de la voie, recotant à la hausse ce fameux 7c devenu 8a.
2021 : Arnould grimpe encore, mais il habite aux États-Unis depuis 27 ans page 42
ul
d
T'
kin
t
Quelques statistiques :
Dans la tête d’Arnould, les choses sont claires : « Je veux devenir le meilleur grimpeur du monde » Cette voie est aussi le sujet d’un reportage pour les Carnets de l’Aventure sur Antenne 2 en 1984. Dans les années 80, les rochers sont pris d’assaut par ces nouveaux équipeurs et des centaines de nouvelles voies naissent à travers tout le pays. Une petite bande de grimpeurs passe sa vie sur les rochers. S’ensuit une collocation à Furfooz où, pendant quelques années, la crème de la crème s’abrite pour la nuit avant de prendre le café au « Chamonix ». Parmi les premiers « octogradistes » figurent aussi Jean-Marc Arnould, Pierre Masschelein, Claude Lorenzi et Charly Godissart. Pierre Masschelein « Pico » est celui qui ouvre le plus d’itinéraires. À Freyr, Excalibur de Pico et Arnould et Karkass d’Arnould deviennent les 8a phares de leur époque. Dans la tête d’Arnould, les choses sont claires : « Je veux devenir le meilleur grimpeur du monde ». Il s’entraine depuis le tout début sur poutre dans sa chambre et sur le cerisier du jardin. Près de chez lui à Bruxelles, il découvre le potentiel du Cinquantenaire, du Pont du Diable de Woluwé, et y ouvre des blocs et des traversées avec des préhensions d’une grande violence, parfaites pour se renforcer les doigts. Presque tous les jours, il s’entraine seul dans ces parcs de Bruxelles, au Cinquantenaire comme au Pont, ces lieux depuis lors devenus les références d’urban-climbing en Belgique. Au début rudimentaire, enchainant des centaines de tractions notamment avec son ami Michel Van Sint Jan dans sa chambre-grenier, l’entrainement se raffine peu à peu sous les conseils de spécialistes dans d’autres sports. En 1986, Arnould grimpe son premier 8b, en ouvrant « Vibrato direct ». C’est en 1988 qu’un nouveau palier est atteint avec l’ouverture et la libération des voies Shingen et Carabistouilles. Shingen est une voie d’à peine 15 mètres, dans la face nord du Mérinos, bastion du haut niveau. Cette face est un pan déversant et lisse comme un billard. Une vingtaine de mouvements atroces menaient à une difficulté en 8b+ ; – actuellement la voie est grimpée en faisant une boucle vers la droite, ce qui équivaut à 8b-. La même semaine, Arnould enchaine Carabistouilles dans l’Al Legne,
1979 :
• Premier 8a mondial. Tony Janiro « Grand Illusion » (USA) 1983 :
• Premier 8a belge. Arnould t’Kint « 13, boulevard du vol » (Freyr) • Premier 8a Anglais. Jerry Moffat « Huître » (Pen Trwyn Wales) • Premier 8a français. Patrick Edlinger « Ça glisse au pays des merveilles » (Buoux) 1984 :
• Premier 8b. Wolfgang Güllich « Kanal im Rücken » (Altmühtal) • 8b. Jerry Moffat « Revelations » (Raven Tor) • Premier 8a+ français. Marc Le Menestrel « Le bidule » (Saussois) 1985 :
• Premier 8b+. Wolfgang Güllich « Punks in the gym » (Arapiles) • Premier 8b français. Marc Le Menestrel « Les mains sales » (Buoux) 1986 :
• Premier 8a féminin. Luisa Jovane « Come back » (Valle San Nicolo) • Premier 8b+ français. Antoine Le Menestrel « La rage de vivre » (Buoux) • Premier 8b italien. Manolo « Ultimo movimento » (Totoga) • Premier 8b belge. Arnould t’Kint « Vibrato directe » (Freyr) 1987 :
• Premier 8c. Wolfgang Güllich « Wallstreet » (Frankenjura) • Premier 8a à vue. Antoine le Menestrel « Samizdat » (Cimaï) 1988 :
• Premier 8a+ féminin. Catherine Destivelle – « Choucas » (Buoux) • Premier 8b féminin. Isabelle Patissier – « Sortilèges » (Cimaï) • Premier 8c français. Ben Moon (Anglais) « Azincourt » – (Buoux) • Premier 8b+ belge. Arnould t’Kint « Shingen » (Freyr) • Deuxième 8b+ belge. Arnould t’Kint « Carabistouilles » (Freyr) 1989 :
• 8a/8a+ à vue. Arnould t’Kint « Hermann Buhl » (Berdorf)
1988 : Arnould dans « Shingen » directe, le premier 8b+ belge
© Collection Arnould T'kint
Unis. Il n’arrête pas de grimper pendant 3 mois. En 1991, il fait son dernier trip de grimpe, encore aux États-Unis. Il aura ainsi grimpé et fraternisé avec presque tous les acteurs principaux de la scène internationale de la grimpe. Selon Arnould, le meilleur grimpeur de son époque était sans conteste l’Anglais Jerry Moffat.
un projet abandonné de Pico, aussi en 8b+ qui propose un beau challenge de force et d’inertie. Ces voies sont les plus difficiles de Belgique à l’époque (jusqu’en 1994 avec La Traction Universelle 8c de Claude Lorenzi) et restent les voies les plus difficiles de Freyr jusqu’en 2002 (et la réalisation de Le Clou 8c par Nicolas Favresse). En 1986, il participe au Sportroccia d’Arco, la compétition internationale de référence, et termine 2ème. En 1988, après une super-finale, il prend la 3ème place après les Français Raboutou et Tribout. Il participe à d’autres compétitions, mais avec moins de succès. Il participe à quelques compétitions d’escalade en Belgique, mais sans grands résultats, se faisant dépasser par un jeune talent : Jean-Paul Finné. En Belgique, il grimpe et équipe aussi à Bomal, Marche-Les Dames, Strivay, Dave… D’autres performances notables en falaise sont 2 ascensions « à vue ». Arnould réalise en 1988 la première ascension de la voie « Mistral gagnant 7c+ » à Freyr, équipée par Pico, à vue. En mai 1989, à Berdorf au Luxembourg, il grimpe « Hermann Buhl 8a/8a+ » à vue. C’est une des voies les plus connues de Berdorf, enchainée pour la première fois par le Liégeois Claude Lorenzi. À cette époque, c’étaient des exploits fantastiques ! À l’étranger, il répète la mythique « La rose et le vampire », un 8b à Buoux, en janvier 1987. Le sud de la France est pour lui une destination régulière. En Allemagne, il atteint le même niveau. En 1986, il fait son premier voyage de grimpe aux Étatspage 44
N’ayant plus beaucoup d’expérience en montagne, il escalade pourtant « Tempi moderni » sur la Marmolada et la « Scalet-Biasin » sur le Sass Maor, des voies de 1 000 mètres peu protégées, en compagnie du fort alpiniste flamand Johan De Schepper. L’année précédente, il avait déjà grimpé la courte mais difficile « Tempi modernissimi » En 1990, à 27 ans, Arnould délaisse l’escalade à temps plein pour travailler et se concentrer sur le business. Il rejoint son ami Jean-Marc Arnould dans l’entreprise Alpi-in et vit pendant un an et demi en Allemagne dans le Frankenjura, où il combine grimpe et boulot, comme importateur et constructeur de murs. Alpi-in était une entreprise novatrice, développée par des Bruxellois dont Pierre D’haenens et Lambert Martin, qui concevait les premières structures et murs indoor pour l’escalade. Arnould crée la première poutre d’entrainement du pays. En 1992, il crée la distribution pour la marque de chaussons Five Ten en tant que directeur Europe. C’est maintenant Jean-Marc qui le rejoint et qui prendra la main plus tard. En 1994, juste marié, il déménage aux États-Unis et devient directeur financier et opérationnel pour Five Ten, où il influence aussi le développement et le design des fameux chaussons Anasazi. Après trois ans au Michigan, où il arrête vraiment de grimper, il retourne en Californie en 2003 pour prendre la direction opérationnelle de la marque prAna qui produit entre-autres des vêtements de grimpe. Aux États-Unis depuis maintenant 27 ans, il continue le business et a recommencé à s’entrainer et grimper régulièrement. Il espère être en pleine forme pour ses 60 ans !
Arnould n’a pas oublié Freyr : c’est de la très grande grimpe, et bien plus que ça !
DAVID LEDUC
Lire Les quatorze 8000 en hiver Gravir les plus hautes montagnes du monde par des froids extrêmes JEAN BOURGEOIS Fondatrice bien connue du festival Banff, Bernadette McDonald avait déjà écrit un livre majeur sur l’alpinisme extrême réalisé par les Polonais (Libres comme l’air, Éd. Nevicata, 2014) et un autre sur les alpinistes slovènes (l’Étoffe des géants, même éditeur, 2017). Elle relate ici les histoires héroïques des ascensions hivernales des plus de 8000 mètres d’altitude. Les alpinistes polonais ont été les maîtres incontestés de ce nouveau défi de 1980 à 1989, période durant laquelle ils réussissaient l’ascension hivernale des principaux sommets de l’Himalaya central, dont le premier succès fut celui de l’Everest, emporté dès la première tentative. Mais ils perdirent leur hégémonie à la suite des nombreux décès parmi les protagonistes de ces folles aventures. Il faut attendre les années 2005 et 2009 pour qu’enfin tombent les deux derniers sommets sino-népalais que sont le Shishapangma et le Makalu par des cordées internationales dirigées par l’Italien Simone Moro. Après près de trente ans d’himalayisme hivernal, vient ensuite l’assaut des 8000 pakistanais, situés au Karakoram, dans l’ouest himalayen. Là, les températures sont encore plus meurtrières, de quelque 10 degrés centigrades inférieures à celles des mêmes altitudes dans l’Himalaya central, et les jet-streams hivernaux encore plus violents. Les rares périodes favorables ne dépassent pas deux jours et sont interrompues par des tempêtes d’une violence inouïe qui forcent les alpinistes à l’inaction pour des semaines, voire des mois entiers au camp de base, où l’usure physique et nerveuse affecte leur efficacité. Il est nécessaire de reconsidérer la stratégie : les expéditions lourdes sont lentes, trop lentes. Il faut envisager des assauts rapides et légers, en anticipant la venue d’une courte accalmie grâce
à une connaissance de plus en plus précise de la météorologie locale. À partir de 2011, le succès est au rendez-vous avec en 2021 la victoire sur le sommet le plus convoité, le K2, par une équipe entièrement népalaise, dont les dix Sherpas atteignent ensemble le sommet de la dernière cime himalayenne invaincue en hiver. Quelle est la motivation qui pousse ces héros des temps modernes à surpasser les souffrances, les gelures et la frontière théorique de la mort ? À ce niveau, c’est surtout le désir d’écrire une page de l’histoire de l’alpinisme moderne, mais aussi de satisfaire un esprit de compétition forcené. Comme le disait Simone Moro : « Une heure d’entraînement perdue donne un point de plus au rival ». Ce livre nous renvoie au cœur d’un questionnement personnel : où se trouve la frontière entre notre désir de réalisation et notre bien-être moral ? À chacun sa réponse, mais ceux que l’on a appelés les guerriers des glaces savent que, pour eux, la réponse est dans la recherche de leurs derniers retranchements précédant le possible effondrement, envisagé consciemment.
Ce livre est parfaitement écrit et soigneusement traduit de l’anglais, dans une édition qui ne laisse place à aucune coquille ou imprécision. Les nombreuses illustrations en noir et blanc ne nous donnent qu’un faible aperçu des conditions climatiques. Sans doute faudrait-il lire ce beau livre dans un surgélateur avec, si possible, un violent courant d’air. Et nous serions encore loin des conditions hivernales en Himalaya.
Les quatorze 8000 en hiver, Gravir les plus hautes montagnes du monde par des froids extrêmes, Bernadette McDonald Éditions du Mont-Blanc, 2021, 406 pages.
page 45
© Arianne Weyrich
Club Alpin Belge
Fédération Francophone Asbl (CAB) n° d’entreprise RPM : 0418 823 432 ISSN : 1781-7501 www.clubalpin.be SIÈGE SOCIAL Av. Albert 1er, 129 – 5000 Namur Avec le soutien de
SECRÉTARIAT Frédérique Gomrée Tous les lundis, mercredis et jeudi ainsi que les vendredis des semaines paires 08h30 à 12h30 T 08123 43 20 secretariat@clubalpin.be COORDINATION GÉNÉRALE/ DIRECTION TECHNIQUE Geoffroy De Schutter geoffroy@clubalpin.be PRÉSIDENT Didier Marchal president@clubalpin.be
Imprimerie
DÉCOUVREZ LES CERCLES du Club Alpin Belge sur clubalpin.be/cercles
RESPONSABLE ADMINISTRATIVE ET JURIDIQUE Marianne Coupatez de 9h00 à 12h30 et de 14h00 à 16h30 T 08123 43 21 marianne@clubalpin.be
GARDIEN DU SITE/REFUGE FREYR David Leduc gardiendefreyr@clubalpin.be COMPÉTITIONS HAUT NIVEAU INTERNATIONAL Tijl Smitz tijl@clubalpin.be HAUT NIVEAU NATIONAL Jean Dorismond Lundi au jeudi T 0496 30 22 74 jean@clubalpin.be COACHS COMPÉTITION Marco Jubes Ludovic Laurence CENTRE DE FORMATION Ysaline Sacrez Lundi, mardi et mercredi T 081/ 23 43 22 formations@clubalpin.be RESPONSABLE COMMUNICATION RÉDACTRICE EN CHEF A&A
COMPTABILITÉ Éveline Thomas Mardi et jeudi de 9h00 à 12h30 et de 13h30 à 15h30 (uniquement sur rdv) T 0495 88 50 46 comptabilite@clubalpin.be
Marie Pierret
RESPONSABLE ROCHERS Joe Dewez T 0483 04 61 26 rochers@clubalpin.be
Laurent Blondiau
AGENTS TECHNIQUES Paul Lejeune T 0491 37 80 80 agent.technique@clubalpin.be Romuald Ferdin T 0495 10 03 62 agent.technique@clubalpin.be
Lundi, mardi et mercredi T 0497 99 77 88 marie@clubalpin.be LE COUTEAU SUISSE IT Lundi, mardi et un mercredi sur deux laurent@clubalpin.be COMMUNICATION BELGIAN CLIMBING TEAM Stéphanie Grevesse stephanie@clubalpin.be ARDENNES & ALPES aa@clubalpin.be
Ardennes & Alpes
Revue trimestrielle du Club Alpin Belge IMAGE DE COUVERTURE
Didier Marchal
© Jean-Louis Wertz – 2021
GRAPHISME Chez Vincent – STUDIO GRAPHIQUE vincenthanrion@gmail.com @chezvinc (facebook · insta · linkedin)
Fédération francophone d’escalade, d’alpinisme et de randonnée – Asbl Avenue Albert 1er, 129 – 5000 Namur Ardennes & Alpes est ouvert à tous les correspondants belges ou étrangers. Les articles n’engagent que la responsabilité de leurs auteurs. Reproduction autorisée (sauf mention contraire) avec l’accord de l’auteur et mention de la source : extrait d’Ardennes & Alpes, revue du Club Alpin Belge, n°211 ÉDITEUR RESPONSABLE
@clubalpinbelge
Manikia, Grèce. Guita et Marcos se retrouvent pour un séjour de grimpe. Au programme, un rocher aux multiples couleurs et des paysages à couper le souffle. Ils sont motivés, équipés de la gamme ADVANCED : casques METEOR/METEORA et harnais SAMA/SELENA. © 2022 - Petzl Distribution - jeremy-bernard.com