hors-série 303-175

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Paysages photographiés

Paysages photographiés

05

Éditorial

Bernard Renoux, photographe-auteur

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Saisissants instantanés

Sévak Sarkissian, architecte urbaniste

82

06

De l’invention du paysage

Pierre-Henry Frangne, professeur de philosophie de l’art et d’esthétique, université Rennes 2

12

La Loire de Thibaut Cuisset

Jean-Christophe Bailly, écrivain

26

Petite histoire de la photographie de paysage « sur commande »

Raphaële Bertho, maîtresse de conférences en Arts, université de Tours

32 Gustave Le Gray

Lilian Froger, docteur en histoire de l’art contemporain, université Rennes 2

36

La Mission photographique de la DATAR : du projet au mythe

Raphaële Bertho

44

Le paysage à l’Inventaire général

Nicolas Szwanka, photographe

56

Bernard Renoux, histoires du paysage au présent

Anthony Poiraudeau, écrivain

62

Eric Tabuchi et Nelly Monnier

Rapprochements

Olivier Gaudin, maître de conférences à l’École de la nature et du paysage de Blois (INSA-CVL)

Étienne Pinard : photographier la fabrique du paysage estuarien entre 1882 et 1892

Anne Vézier, maîtresse de conférences en didactique de l'histoire, université de Nantes

88

Studio d’Art Paul Bioret, 12, rue Louis-Blanc, Nantes

Bernard Renoux

94

Du rêve sur papier : photographie et imaginaires touristiques Marie-Ève Bouillon, chargée de mission photographie aux Archives nationales

100

Le paysage « suspendu » du Touring Club de France

Thierry Pelloquet, conservateur en chef du patrimoine

110

Dominique Drouet : la Loire si photogénique

Jacques Boislève, journaliste et écrivain

122

Franck Tomps

Pascaline Vallée, journaliste et critique d’art

132

Vus du ciel

Les paysages et la photographie aérienne

Jean-Marc Besse, directeur de recherches au CNRS et directeur d’études à l’EHESS

140

Valéry Joncheray. La photographie aérienne révélatrice de paysages invisibles

Guy-Pierre Chomette, rédacteur

2

146

Paysages critiques et luttes écologiques dans la photographie documentaire

Julie Noirot, maîtresse de conférences en études photographiques, université Lyon 2

154

Les paysages politiques de Bruno Serralongue

Julie Noirot

162

Laurent Blandin

« ZAD » : nature en lutte

Julien Zerbone, enseignant

168

Laetitia Notarianni

Seveso, mon amour David Prochasson, journaliste

172

Franck Gérard

Les révélations d’un promeneur solitaire

Frédérique Babin, journaliste, rédactrice photo

176

Gaëtan Chevrier, à justes distances Anthony Poiraudeau, écrivain

206

Charles Delcourt

Julie Bouillet, attachée de conservation du patrimoine

214

Sylvain Duffard

Thierry Pelloquet

220

Des paysages construits par la photographie

Lilian Froger

226

Camille Hervouet

Hélène Cheguillaume, commissaire d’exposition et critique d'art

230

Capucine Lageat et Antoine Perroteau Construire l’habiter

Julie Sicault Maillé, commissaire d’exposition indépendante

234

Versants. Gaëtan Chevrier, Jérôme Maillet et Tangui Robert Pascaline Vallée

238

Marc Loyon

182

Nature humaine

Pascaline Vallée

188

Philippe Piron

Thomas Renard, maître de conférences en histoire de l’art, université de Nantes

192

Alain Szczuczynski

Bernard Renoux

200

Sylvain Bonniol

Photographe-chercheur en immersion

Mai Tran, critique d’art

Lignes de l’entre-deux Éva Prouteau, critique d’art et conférencière

242

Julie Hascoët

Incursion dans les profondeurs ligériennes

Axel Sourisseau, écrivain

246

Jérôme Blin

Sur la série « Alea Jacta Est »

Hélène Gaudy, écrivaine

252

Benoît Arridiaux

Du jazz dans le suburb

Julien Zerbone

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Éditorial

On ne trouvera, dans les images qui illustrent ce numéro, ni surabondance d’effets ni sensationnel, rien d’« amazing », contrairement à une tendance actuelle qui s’applique, en toute chose et en toute occasion, à vampiriser notre attention, prendre en otages notre temps et notre vitalité. Cette publication n’est pourtant pas sans jeter un léger trouble, car le paysage nous a le plus souvent été présenté comme immuable et dans sa seule dimension pittoresque : des considérations flatteuses et forcément réductrices, qui nous ont longtemps empêchés de penser le paysage dans sa globalité. Dans le sillage des grandes missions photographiques comme celle de la DATAR, dans les années 1980, l’État et les collectivités territoriales tentent aujourd’hui de répondre, notamment par le biais de commandes artistiques ou documentaires passées à des photographes, aux épineuses questions que pose la dégradation de l’environnement. Le médium photographique confirme ainsi sa capacité à réunir des données à la fois artistiques, historiques, politiques et sociales à même d’étayer une réflexion sur le paysage. Paysages photographiés… Ce titre témoigne d’un accomplissement. Celui de l’expérience du photographe face au décor, rural ou urbain, que constitue un paysage façonné en profondeur et de très longue date par l’action de l’homme. Les auteurs – photographes et rédacteurs – qui ont contribué à ce numéro ont une vision partagée entre le réel et l’allégorie, et de ce fait participent à la (re)découverte de la région des Pays de la Loire, représentée d’une manière nouvelle. Les pages qui suivent proposent une expression étendue des points de vue qui oblige à reconsidérer le pouvoir des images. Représenter le paysage est une gageure car il est tantôt immobile, tantôt mouvant, faussement l’un ou l’autre. Son apparence présente tour à tour de nombreuses facettes : il est naturel, anthropisé, politique, industriel, intellectuel, urbain, pittoresque, quotidien... La liste est longue, qui dessine en filigrane la responsabilité du genre humain : le paysage parle de nous. En alerte, le monde vit aujourd’hui un moment de bascule que le photographe explore physiquement. Il franchit les fossés, explore les villes, traverse les champs, les rues, les friches et les parkings, grimpe au sommet des monts et des tours, parcourt les vallées : être arpenteur de territoires est le dénominateur commun de tous les photographes de paysage depuis l’invention du médium. Leurs cadrages aspirent à nous faire rêver la continuité du paysage.

Il serait pourtant hasardeux d’enfermer les photographes dans des catégories étanches : la frontière est bien incertaine entre pratique artistique et pratique documentaire, et dans ce domaine le chevauchement prévaut.

À ses débuts, la photographie de paysage était considérée comme relevant du régime de la vérité car elle représentait le réel de façon « objective » : elle était donc reléguée à un rôle strictement documentaire. Le regard porté sur les missions, commandes et carrières photographiques a changé, et la photographie a gagné d’entrer dans le domaine de l’art. Nous devons aux historiens de la photographie, à des chercheurs, écrivains, philosophes et institutions d’avoir analysé, par le biais de nombreux livres et expositions, la façon dont les artistes photographes s’emparent aujourd’hui du paysage, un sujet devenu très sensible. C’est ce dont témoignent les photographies présentées dans Paysages photographiés, entre objectivité formelle et émotion intense.

5 Bernard Renoux

De l’invention du paysage

Paysage

Par-delà ses images picturales ou photographiques, par-delà ses réalités environnementales que nous aimons visiter et où nous aimons vivre, le monde contemporain a élevé la notion de paysage au niveau d’un modèle de pensée et d’un instrument général de compréhension. Pourquoi ? Sans doute parce que, paradoxalement, le paysage vient à nous manquer, et pour au moins deux raisons.

La première est que nous sommes au moment dangereux de la destruction du paysage comme milieu : par l’urbanisme galopant et l’engendrement d’un « tissu urbain » ; par le remaniement des campagnes sous l’effet de l’industrialisation de l’agriculture et des moyens de transport ; par la construction de banlieues déstructurées et barrées d’immeubles, de magasins, de rocades, de ronds-points ornés d’un parterre de fleurs ou de ce que l’on appelle du « mobilier urbain » ; par la dissémination de friches ou d’espaces intermédiaires ni franchement citadins, ni franchement campagnards, complètement dépaysés à défaut d’être dépaysants.

La seconde raison est que les moyens modernes de communication – depuis la généralisation de la télévision – tissent la toile mondiale d’un réseau planétaire qui engendre comme une complète délocalisation : un monde virtuel reposant sur le désir d’une transparence et d’une disponibilité sans limites ; un monde étalé, homogène, plat, sans dehors, sans ailleurs ni extériorité, sans relief, comme l’indiquent les deux métaphores du tissu et de la toile ; un monde-écran (hors-sol) que l’homme ne saurait habiter parce qu’il tend à remplacer la nature, le lieu, la corporéité et la sensibilité dont tout paysage singulier est fait. Nous avons donc besoin du paysage pour penser, pour contempler et pour vivre, et cela nous commande de comprendre à la fois son histoire et ses opérations. Si le mot paysage est inventé au xvie siècle, il est précisément défini au xviie siècle : « Aspect d’un pays, le territoire, qui s’étend jusqu’où la vue peut porter. Les bois, les collines et les rivières font de beaux paysages. Paysage se dit aussi des tableaux où sont représentées quelques vues de maisons, ou de campagnes. Les vues des Maisons Royales sont peintes en paysages à Fontainebleau et ailleurs 1 » Qu’il soit image, représentation ou réalité, le paysage n’est pas donné de toute éternité, comme pourraient nous le faire penser son évidence et sa fausse transparence. Il est construit dans l’histoire et dans la culture à partir de trois principes inclus dans cette définition.

Les principes du paysage

Le premier principe est que le paysage est d’abord une vue qui tout embrasse : au sens strict, un panorama ou une veduta, comme disent les Italiens. Certes, il est un « aspect », un cadrage, une embrasure ou une fenêtre, selon le modèle de Leon Battista Alberti dans son De Pictura (1435). Mais cette embrasure doit, par le morceau qu’elle fait voir, donner le sens de la totalité. Elle doit donner à voir un ensemble réglé, clos sur lui-même, dans ses propres limites et sa propre logique intérieure ; elle doit donner à voir un univers au sens précis avec sa structure, mais aussi avec son atmosphère, son sentiment ou sa tonalité affective d’ensemble. Pour que cela soit possible, la fonction du paysage est d’offrir à la pensée ou au regard (au lien qui les réunit) la structure ou l’agencement d’une multiplicité qui ramène la diversité à l’unité d’un système, d’une compréhension, d’un prendre ensemble. Cette compréhension, fondamentalement spatiale, suppose la distribution des choses ou des plans ; l’orientation par rapport à des directions (le haut,

Le Voyageur au-dessus de la mer de nuages, Caspar David Friedrich. Huile sur toile, vers 1817. Coll. musée des BeauxArts, Hambourg, Allemagne. © Photo BPK, Berlin, Dist. RMN-Grand Palais / Elke Walford.

1. Antoine Furetière, Dictionnaire universel, 1690.

politique ou audiovisuel, paysage sonore ou intellectuel… Pour nous, tout est devenu paysage.
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Petite histoire de la photographie de paysage « sur commande »

Sollicitée pour représenter le territoire français depuis son invention ou presque, la photographie a connu plusieurs destins et desseins au cours d’une histoire aussi brève

L’histoire de la photographie de paysage « sur commande », ou plutôt des commandes publiques de photographies portant sur le territoire, est, à la manière des poupées russes, imbriquée dans d’autres histoires : celle de la photographie de paysage, qui appartient à celle de la photographie – laquelle est autant une histoire des techniques que des représentations, d’une pratique artistique et populaire –, mais elle s’imbrique aussi dans d’autres histoires : celle de la commande artistique, celle de l’aménagement du territoire, et encore plus largement celle des représentations du territoire et de leur portée symbolique, identitaire mais aussi fonctionnelle et pratique. Cette petite histoire en croise bien d’autres et ces quelques lignes ne pourront esquisser son portrait qu’à grands traits, en revenant sur des projets emblématiques d’une époque ou d’un usage pour en dessiner les contours.

La photographie de paysage « sur commande » constitue le reflet et la traduction des rapports entretenus entre les institutions en charge de l’aménagement du territoire et le médium photographique, et ces relations sont historiquement complexes : outil tantôt de dénonciation, de promotion, de documentation et de projection, l’image photographique participe tout autant à la conceptualisation, à la mise en œuvre, à la valorisation et à la critique des réalisations des aménageurs du territoire. Le rôle et la place attribués aux photographes comme à leurs clichés se modifient au fil des époques et des tendances, parallèlement à l’évolution du statut accordé à la représentation photographique mais aussi du fait de l’évolution de notre rapport au monde. S’agissant du médium, on passe du régime de la preuve, de l’idée que l’image photographique est transparente au réel, à celui de la fiction, fondé sur le caractère profondément fragmentaire d’une représentation qui n’est qu’un prélèvement visuel dans le continuum du temps et de l’espace. Et le rapport même à l’espace, ou plus précisément au territoire, évolue durant les cent cinquante années qui nous préoccupent ici. C’est la conception dite moderne du rapport au territoire qui prédomine au xixe siècle, laquelle opère une distinction nette entre l’objet, le territoire et le sujet, l’humain, et permet de donner naissance au genre paysager, soit la perception par le sujet de l’objet territoire. Le paysage est considéré avant tout comme résultant d’un regard sur une portion de pays, suivant le processus d’« artialisation » décrit par Alain Roger 1. La prise en compte des questions environnementales conduit à une évolution : la posture surplombante de maîtrise va laisser place à une conception plus inclusive, l’humain appartenant à un écosystème au même titre que les autres vivants que sont les animaux ou les plantes. Cette conception s’incarne pour Augustin Berque dans une « pensée paysagère 2 » et accompagne le développement de dispositifs qui privilégient le récit et la fiction dans les

Vue en perspective du pont Valentré à Cahors, Gustave Le Gray et Auguste Mestral, 1851. Coll. musée d’Orsay, Paris. © Photo RMN-Grand Palais (musée d’Orsay) / Hervé Lewandowski.

1. A. Roger, Court traité du paysage, Paris, Gallimard, 1997.

2. A. Berque, La Pensée paysagère, Bastia, Éditions éoliennes, 2016.

Raphaële Bertho
– à peine deux siècles – que complexe.
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↑ Allonnes, Sarthe.

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Pays de la Mée, Loire-Atlantique.

Saisissants instantanés

Missouri

28 octobre 1965. Depuis l’Illinois, sur la rive opposée du Mississippi, le public retient son souffle en assistant à l’achèvement de l’Arche de l’Ouest 1, à Saint-Louis, Missouri. Arthur Witman (1902-1991) 2, photographe nord-américain, capte les minutes précédant la pose du dernier élément métallique, au sommet de cette monumentale parabole de 192 mètres. Perchées presque tout en haut, deux grues manœuvrent délicatement, pour placer l’ultime caisson triangulaire. Impressionnant, l’édifice est étayé horizontalement par une épaisse poutre treillis. Suspendu sous la clé du mémorial, un mince filet empêche toute chute. La scène est spectaculaire et les observateurs nombreux : sur les deux rives du fleuve, sur les bateaux à roues et même dans les airs, pour certains professionnels postés sur l’ouvrage ou en hélicoptère. Cette photographie fait partie d’une série importante 3, élaborée tout au long du chantier. Chronique en images, elle dévoile les différentes étapes de la construction : les terrassements courant 1959, la pose de la première section préfabriquée en acier inoxydable en 1963, puis celle des cent quarante et un éléments suivants, jusqu’à la finalisation et au polissage du monument en 1965. Les travaux sont précieusement documentés, sous différents angles de vue, depuis le sol ou en hauteur, de jour comme de nuit, en noir et blanc et en couleurs… Le quotidien du chantier côtoie constamment l’exceptionnel, lié aux dimensions hors du commun de l’ouvrage et au caractère vertigineux des clichés : la progression de la structure, les mouvements des engins – notamment ceux des grues cheminant sur des rails qui accompagnent l’ascension –, le travail des ouvriers, leurs moments de pause dans le ciel, certaines opérations périlleuses… Cet édifice et cette vue sont remarquables. Plus haute structure de ce type jamais réalisée, l’Arche tranche sur le paysage horizontal du Midwest par sa forme, sa verticalité et son élancement. Point culminant de Downtown Saint-Louis 4, elle incarne la « conquête de l’Ouest » en un point précis de la géographie américaine : le franchissement d’un fleuve emblématique. Le photographe immortalise un moment symbolique, que le monument terminé ne donne plus à voir. Le cliché éclaire aussi de manière saisissante les techniques de construction de l’édifice.

Accélérations

Inventée dans les années 1820-1830 par Niépce et Daguerre, la photographie révolutionne complètement les possibilités de représenter le réel. Même si le temps de pose peut être long, il n’a plus rien à voir avec celui qui était nécessaire pour l’ébauche d’un croquis, la mise au point d’un dessin ou d’une peinture. Sans parler du réalisme de la prise de vue ! Celle-ci acquiert un rôle documentaire incontestable, qui convainc par son objectivité 5

La photographie évolue rapidement. Dans un premier temps, elle demeure réservée aux expérimentateurs et professionnels disposant d’équipements sophistiqués, parfois encombrants.

Gateway Arch, Jefferson National Expansion Memorial, Construction, Last Piece, Saint-Louis, MO.

1. Projet conçu dès 1947 par l’architecte américain d’origine finlandaise Eero Saarinen et l’ingénieur Hannskarl Bandel.

2. Photographe ayant travaillé dans l’armée de l’Air américaine puis dans la presse, notamment au St. Louis Post-Dispatch.

3. The State Historical Society of Missouri conserve de nombreuses photographies d’Arthur Witman, consultables en ligne.

4. Centre-ville économique de la plus grande agglomération de cet État.

5. La photographie n’est pas exempte de trucages et de montages.

Les grands travaux nécessitent du temps et peuvent considérablement modifier l’environnement, qu’il soit urbain ou rural. La photographie, elle, fixe un moment bien précis, presque furtif. Comment témoignet-elle d’évolutions aussi importantes ?
© Photo Arthur Witman, The State Historical Society of Missouri, octobre 1965.
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La construction du passage supérieur de l’avenue Carnot : nouveau pont de la Rotonde. Vue vers les tours de l’usine LefèvreUtile, 14 janvier 1941.

Coll. Archives de Nantes, no inv. 26Fi886.

Les ouvriers sur le chantier de démolition d’immeubles sur le quai de la Fosse (actuelle médiathèque), 30 décembre 1940.

Coll. Archives de Nantes, no inv. 26Fi899.

↑ Sous les Oblates, la construction du tunnel souterrain et les travaux de la future voie ferrée côté Chantenay. À droite, un train à vapeur sur l'ancienne voie, 7 mars 1941. Coll. Archives de Nantes, no inv. 26Fi932.

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Du rêve sur papier :

photographie et imaginaires touristiques

De « bons souvenirs » sont envoyés en 1909 sur une carte postale, aux couleurs idylliques, présentant le pont transbordeur de Nantes, construit six ans plus tôt seulement. Élément essentiel du paysage urbain d’alors, il est un point de perspective sur la ville, prétexte à de nombreuses photographies et point de passage obligé d’une visite ritualisée de Nantes. Le pont est aussi le cadre rêvé d’un beau coucher de soleil, reconstitué bien sûr, puisque la photographie est produite en noir et blanc et coloriée selon les souhaits de l’éditeur.

L’image des cartes postales est en effet choisie, cadrée, réarrangée pour correspondre à un récit, celui du touriste de passage et de son expérience de la ville, ainsi qu’à des imaginaires construits parfois de longue date. Cette image envoyée par la poste est symbolique et doit traduire certaines impressions et conceptions vues comme positives à l’époque (la ville moderne, le prestige industriel) mais aussi l’expérience du visiteur (le passage sensationnel d’une rive à l’autre et la pittoresque balade en bateau), tout en adoptant des signes graphiques. Cette carte postale nous révèle aussi l’influence des éditeurs photographes du tournant du xx e siècle et leur choix parmi les imaginaires touristiques. Acteurs de la circulation et de la répétition frénétique de ces images populaires et bon marché, ces producteurs de photographies 1 se nourrissent de représentations existantes et élaborent des manières de figurer les sites et les paysages qui, grâce à la large diffusion qui est la base de leur commerce, vont imprégner durablement une culture visuelle empreinte de stéréotypes touristiques. L’économie de la photographie influe donc sur les représentations.

1. Ce terme prend un sens large, impliquant les éditeurs, photographes, imprimeurs mais aussi coloristes, graveurs, retoucheurs… Voir, pour une définition : Marie-Ève Bouillon et Laureline Meizel, « Pour une histoire sociale et culturelle des producteurs de photographie », Photographica, no 4, 2022, p. 11-20. ←

Voyages pittoresques et romantiques dans l’ancienne France, Charles Nodier, Alphonse de Cailleux et Isidore Taylor, 1878. Gravure d’après photographie de la cathédrale de Coutances.

Le pont transbordeur et le quartier Saint-Étienne à Nantes, Léon Lévy éditeurs, carte postale coloriée, postée en 1909. Coll. part.

Marie-Ève Bouillon
Imprégnées d’un désir de voyage, les photographies diffusées depuis la fin du xixe siècle dans le contexte touristique sont paradoxales, entre attestation d’une réalité vécue et immersion dans un imaginaire des sites.
© Photo BnF, Paris.
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Prairies alluviales inondées à l’île Bigeard, Saint-Laurentdu-Mottay, Maine-et-Loire.

Matin givré sur l’île Batailleuse face au Montglone à Saint-Florentle-Vieil, Maine-et-Loire.

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Vus du ciel

Les paysages et la photographie aérienne

L’apparition de la photographie aérienne en France au xixe siècle a transformé la perception et la compréhension même des paysages

La première photographie aérienne, prise en 1858 depuis la nacelle d’un ballon captif placé au-dessus du Petit-Clamart 1, est généralement attribuée à Nadar. Et, immédiatement, celui-ci exalte la puissance de « révélation » (au sens propre comme au sens figuré) de la photographie par rapport au paysage : « Ce n’est qu’un simple positif sur verre, très faible par cette atmosphère si brumeuse, […] mais qu’importe ! Il n’y a pas à nier : voici bien sous moi les trois uniques maisons du petit bourg : la ferme, l’auberge, la gendarmerie […]. On distingue parfaitement sur la route une tapissière dont le charretier s’est arrêté court devant le ballon, et par les tuiles des toitures les deux pigeons blancs qui venaient de s’y poser 2 » La photographie provoque un sentiment de nouveauté, d’inédit, de non encore vu. Pourtant, la perception et la représentation aériennes des paysages ne sont pas des choses récentes en 1858. Quand la photographie s’en empare, la philosophie, la littérature et la peinture ont développé depuis longtemps le thème du regard aérien jeté sur le monde. Ainsi, pour les philosophes de l’Antiquité, la vue de haut est un moment décisif des exercices spirituels, celui où, regardant « d’en haut les choses humaines et, contemplant les choses supérieures et célestes, nous méprisons nos choses humaines, comme mesquines et étroites 3 »

Aux xvie et xviie siècles, la représentation aérienne des paysages est une des dimensions de la topographie, qui s’applique en particulier à la représentation des villes « à vol d’oiseau », c’est-à-dire en perspective.

Au xixe siècle, de nombreux dessinateurs publient avec succès des recueils de vues de villes et de paysages (supposées prolonger des voyages en ballon). Ainsi, par exemple, les « panoramas » édités par l’architecte Alfred Guesdon dans des séries intitulées Voyage aérien en France (1848), ou La Suisse à vol d’oiseau (1858), sont également largement présents au même moment dans les pages du magazine L’Illustration 4 .

Autrement dit, que ce soit sur le registre moral, sur celui de la description des lieux ou bien dans une perspective pittoresque, la représentation aérienne des paysages fait déjà partie des habitudes visuelles du public lorsque Nadar et d’autres photographes diffusent leurs premières vues. Cependant, la photographie aérienne, et ceci en grande partie grâce à la puissance de réalité des images ainsi produites, va progressivement imposer auprès du public ses propres codes visuels et un nouveau rapport aux paysages. Des expériences de l’espace inédites et de nouveaux paysages vont alors apparaître et s’installer.

La vue aérienne : un bouleversement du regard

Il faut attendre le début du xxe siècle, et la Première Guerre mondiale, pour que la photographie aérienne s’impose dans les cultures visuelles de la modernité. Parallèlement aux progrès de la photographie elle-même, l’aérostation (ballons libres et dirigeables) puis l’aviation – c’est-à-dire des dispositifs techniques et matériels permettant de voler et de naviguer de façon suffisamment durable et effective au-dessus des paysages pour qu’il soit possible d’y faire une prise de vue –

Assérac, Loire-Atlantique. © Photo Francis Leroy / www.imag-in-air.com

1. Alors appelé Petit-Bicêtre.

2. Nadar, À terre et en l’air –Les mémoires du Géant, Paris, 1864, p. 58. Le cliché semble avoir été vite perdu… s’il a jamais existé. Voir à ce sujet T. Gervais, « Expérimentations photographiques. La vision en plongée, de Nadar (1858) à Gaston Tissandier (1885) », dans A. Lampe, Vues d’en haut, Centre Pompidou-Metz, 2013, p. 51-65.

3. Cicéron, Premiers Académiques, II, 41, 127. Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », p. 246-247.

4. Voir J.-M. Besse, « Villes européennes à vol d’oiseau : le cas d’Alfred Guesdon (1844-1855) », dans F. Pousin et M. Dorrian (éd.), La vue aérienne : jalons pour une histoire culturelle, Genève, Éditions MetisPresses, 2011, p. 55-67.

qui seront désormais envisagés comme des surfaces organisées et des palimpsestes historiques.
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Paysages critiques et luttes écologiques dans la photographie documentaire

Les questionnements liés à l’écologie et aux luttes qui y sont associées irriguent depuis plusieurs décennies la production photographique documentaire, qui trouve dans le genre du paysage un lieu d’exploration et de réflexion critique privilégié. Si la photographie paysagère à visée écologique connaît un essor important à l’heure du réchauffement climatique, elle n’en demeure pas moins l’héritière d’une longue tradition dont il s’agit de retracer l’évolution pour identifier les spécificités de ses modalités contemporaines.

Des paysages préservés aux paysages altérés

Volunteer’s soup (Île de Ons, 19 février 2002), Allan Sekula, série « Black Tide / Marea negra », 2002-2003.

Les premières photographies attestant le lien entre représentation du paysage et prise de conscience écologique montrent des sites naturels vierges, en apparence préservés de toute empreinte anthropique. Dès la seconde moitié du xixe siècle, ce genre s’impose aux États-Unis, alors en plein processus de colonisation, et contribue à forger dans l’imaginaire le mythe d’une identité nationale. Entre 1855 et 1885, plusieurs photographes expéditionnaires tels que Carleton Watkins, Timothy O’Sullivan ou encore William Henry Jackson documentent en les magnifiant, à l’aide du procédé au collodion sur verre, les paysages grandioses et emblématiques de l’Ouest américain. Par leurs qualités techniques, esthétiques et documentaires exceptionnelles, ces images parviennent à convaincre les législateurs de prendre des mesures de protection de l’environnement et jouent un rôle majeur dans la création des premiers parcs naturels nationaux, comme Yosemite ou Yellowstone 1. Dans le sillage de ces pionniers, Ansel Adams occupe au début du xxe siècle une place de premier rang dans l’histoire du paysage. Cofondateur dans les années 1930, avec Edward Weston, du groupe F/64, il apparaît à la fois comme l’un des principaux promoteurs d’un art documentaire moderniste et un fervent défenseur de l’écologie au sein du Sierra Club, un groupe dédié à la sauvegarde de l’environnement. Mais cette apparente congruence entre émotion ressentie devant la beauté des paysages, éveil à l’écologie et force de persuasion des images, longtemps de mise dans l’historiographie de la photographie, relève sans doute davantage de la légende que de la réalité historique. Selon François Brunet, ces photographies de paysages préservés maintiendraient plutôt l’illusion d’une nature vierge et éternelle au moment même où son exploitation se fait de plus en plus soutenue. Ces clichés serviraient donc moins la cause militante que des intérêts touristiques et économiques compatibles avec la logique capitaliste d’extraction des ressources, tout en contribuant à les occulter.

e siècle,

En réaction à cette vision fantasmée et idéalisée du paysage, une nouvelle génération de photographes documentaires décide de se focaliser sur les paysages urbains détériorés par les

La question des ravages écologiques et des actions menées pour y faire face n’est pas un fait nouveau, mais traverse l’histoire de la photographie de paysage.
Courtesy of the Allan Sekula Studio LLC et Michel Rein, Paris/Brussels.
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1. François Brunet, « Photographie et écologie aux États-Unis : l’image à contre-emploi », Transatlantica, 1, 2017.
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Nature humaine

Loin du grandiose sauvage, les paysages

Que serait Guérande sans ses marais salants ? Saint-Nazaire sans la silhouette de ses portiques titanesques et des paquebots qui s’y construisent ? Les collines du sud-est de Nantes sans leurs vignes ? Les campagnes sarthoises sans leurs « trognes », ces arbres taillés au gré des besoins en bois de chauffage et d’outillage ? Ces paysages si familiers nous semblent pour certains naturels, pourtant ils ont tous été modelés par les humains. Qu’on le regrette ou non, ces derniers font partie du paysage, non seulement par leur présence physique de plus en plus imposante mais aussi par la manière dont ils transforment l’espace autour d’eux. Bien souvent, ce que l’on considère comme espace naturel est en effet aménagé, entretenu, voire exploité. L’empreinte humaine est plus flagrante lorsqu’on est face à une usine ou l’extension d’une ville, mais les exploitations agricoles ont elles aussi changé le visage de nos campagnes. Quant aux forêts, si quelques zones échappent à la gestion séculaire de l’État, voilà bien longtemps qu’elles ne sont plus primaires.

Paysages utilitaires

Quand on évoque le fait de regarder un paysage, cela correspond la plupart du temps à admirer une nature non marquée par la société, dans un moment de temps libre. Rares (et chanceux) sont celles et ceux qui s’émerveillent chaque matin du trajet qui les mène au travail. Pour notre confort, nous avons aménagé notre cadre de vie, avec plus ou moins de considération pour les panoramas. Complexes industriels ou commerciaux, zones pavillonnaires, mais aussi voies de chemin de fer ou installations liées au réseau d’énergie... La transformation est souvent imposante, parfois brutale, au point que ces constructions peuvent être accusées de « gâcher le paysage ». Leur fonction l’a emporté sur la beauté ou la simplicité des étendues qui les précédaient. Qu’ils soient de végétation ou de béton, ces paysages du quotidien ont une valeur utilitaire, qui évolue sous l’effet des dynamiques sociales, économiques et parfois environnementales. Passer dans le domaine de l’art est, pour n’importe quel sujet, une forme de légitimation. En matière de paysage, l’œil humain focalise son attention esthétique sur certains critères : un « beau » paysage doit exprimer l’immensité, l’harmonie, l’inattendu... Même s’ils retiennent depuis longtemps le regard des peintres puis des photographes, les paysages utilitaires font quant à eux rarement l’objet d’une analyse théorique en art. Le plus souvent, on leur assigne un rôle de décor, plus ou moins riche en détails, qui peut, au mieux, symboliser la richesse, le labeur ou encore la maîtrise. À l’inverse, lorsqu’ils sont au centre d’une œuvre, l’analyse qui en est faite est la même que s’ils avaient été des paysages naturels. On les admire alors pour leur gigantisme ou la surprise créée par le contraste entre la végétation et une construction.

Du document à l’œuvre d’art

Historiquement, les photographes qui immortalisent nos paysages quotidiens suivent d’abord un objectif documentaire selon deux axes, la recherche de réalisme et le goût du pittoresque. Au fil du xxe siècle, la photographie humaniste, qui pioche sa poésie et son intensité dans la

Presqu’île de Guérande, Samuel Hense, février 2018, dans le cadre de la résidence Recherche photographique de la galerie Hasy, Le Pouliguen, Loire-Atlantique.

Pascaline Vallée ←
de notre quotidien attirent eux aussi les photographes. Attention à l’ordinaire, éloge de l’invisible ou transmission d’une expérience du monde sont autant d’enjeux pour ces artistes.
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© Photo Samuel Hense.
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Des paysages construits par la photographie

En raison de ses qualités d’enregistrement, la photographie a rapidement été utilisée pour documenter les paysages. D’abord cantonnée aux sites naturels (montagnes enneigées, falaises déchiquetées, déserts arides), la photographie de paysage a progressivement intégré d’autres types de territoires, notamment les sites urbains et façonnés par l’homme. Se détournant des paysages grandioses ou bucoliques, l’exposition « New Topographics: Photographs of a Man-Altered Landscape », organisée en 1975 à la George Eastman House à Rochester, réunissait par exemple des œuvres d’artistes comme Lewis Baltz, Bernd et Hilla Becher, Joe Deal, Frank Gohlke ou encore Stephen Shore, qui s’intéressent aux zones périphériques urbaines et aux terres abîmées par les activités humaines. L’influence de cette exposition est considérable, ouvrant la voie à des approches moins stéréotypées de la photographie de paysage. À partir des années 1970 émergent un peu partout dans le monde de nouvelles écritures photographiques qui prennent en compte les dimensions environnementale, politique et sociale du paysage, hors de toute idéalisation. Petit à petit, la photographie investit de nouveaux pans de la création, devenant – au-delà d’un simple enregistrement à caractère documentaire ou informatif – la matière de projets artistiques sur le paysage. Il s’agira ici d’esquisser un panorama des différents usages qu’ont pu faire les artistes de la photographie de paysage et d’observer de quelles manières, depuis les années 1970, ces images ont intégré les pratiques artistiques contemporaines les plus diverses.

Approches conceptuelles

Dans l’histoire des relations entre art et paysage, le développement du land art à la fin des années 1960 marque un tournant majeur, car il n’est plus seulement question, désormais, de reproduire la nature par la peinture ou la photographie, mais bien d’agir aussi sur le paysage en manipulant directement les éléments qui le composent. Les interventions des artistes rattachés à ce courant ont pu être discrètes (Michael Heizer creuse des entailles dans le désert du Nevada) ou prendre la forme de constructions à des échelles gigantesques (telle la célèbre Spiral Jetty, vaste spirale de plus de cinq cents mètres de long que Robert Smithson bâtit en 1970 dans l’Utah, sur une rive du Grand Lac salé). Bien que ces œuvres relèvent généralement de la sculpture, la photographie n’est pas absente de la démarche de ces artistes. De fait, elle est un excellent moyen de rendre compte de sculptures ou de gestes réalisés en pleine nature, souvent dans des sites très éloignés des centres artistiques et de leur public. De plus, elle jouit auprès des artistes conceptuels de la réputation d’enregistrement « neutre » : son côté mécanique permettrait de mettre à distance tout maniérisme ou superflu esthétique. La photographie devient également centrale dans la pratique d’artistes européens tels que Richard Long, dont les actions dans le paysage, souvent modestes, trouvent à exister en images. Résultant de marches dans la nature, ses œuvres des années 1970 sont autant une expérience du paysage au

Photographie extraite de la série « Beautiful Landscapes », Pauline Bastard, 2007-2010.

Photo Pauline Bastard.

Depuis les années 1970, la photographie est incontournable pour les artistes travaillant sur le paysage. Elle forme ainsi la matière de séries, diaporamas, vidéos, livres ou installations.
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