Je conjugue efficacité et durabilité.
NICOLAS KOUASSI CONDUCTEUR D’ENGIN, FORMATEURMOBILISER plus POUR FAIRE FACE AUX ENJEUX ENVIRONNEMENTAUX
Grâce à des pratiques vertueuses et par l’innovation, Bolloré Transport & Logistics se mobilise pour préserver l’environnement. Des solutions sont mises en place pour réduire l’impact de nos activités. Nous sommes engagés dans des démarches de certifications pointues, à l’image du Green Terminal déployé sur tous nos terminaux portuaires.
DES RICHES ET DES AUTRES
En regardant la Coupe du monde au Qatar, la dichotomie des regards apparaît assez nettement. Schématiquement, d’un côté, au Nord, en Occident, des critiques sur la démesure, la climatisation des stades, le traitement des travailleurs, le rigorisme religieux, le non-respect des droits LGBT. Des vraies questions, évidemment, incontournables, mais aussi la sensation d’un jugement à charge, à sens unique, sans nuances. Et puis de l’autre, au Sud disons, un autre regard, nettement plus positif, sur la capacité d’un petit pays, même riche, à organiser sans trop de soucis le plus grand événement sportif du monde, à assurer une certaine bonhomie, la sécurité des fans, sans les débordements habituels. Du ressentiment aussi vis-à-vis du sombre tableau peint par les médias du « Nord ». Et sportivement, les petites nations du foot ont montré qu’elles pouvaient aspirer à rivaliser avec les grandes, comme le Maroc l’a prouvé… Comme un symbole de ce monde qui change.
Les pays dits riches, l’Occident, le G7 pour faire simple, les États-Unis, la France, l’Allemagne, la Grande-Bretagne, l’Italie, le Canada, le Japon, auxquels on pourrait rajouter l’Australie, et aussi la Corée du Sud représentent aux alentours de 800 millions de personnes. Sur 8 milliards d’êtres humains. Donc 10 % de l’humanité. Hier, ce que l’on appelait encore les pays en voie de développement ne pesait pas grand-chose. À l’orée des années 1970, le G7 représentait les deux tiers de l’économie mondiale. Et assurait une domination globale, malgré la présence de l’URSS et du bloc communiste. Aujourd’hui, ces pays développés, riches, ne représentent plus que 40 % de la richesse globale, ce qui reste encore le signe d’une profonde inégalité, mais aussi le marqueur fort d’un changement systémique. La domination des uns se dilue, la marge de manœuvre des autres augmente. Les États-Unis sont toujours l’hyper puissance militaire et économique, mais leur pouvoir atteint des limites. La Russie, en asthénie économique et démographique, peut se permettre pour le moment de mener une guerre, même si elle est quasi suicidaire… Surtout, la Chine s’est imposée en quarante ans comme la première puissance économique (en volume). Une mutation révolutionnaire. Le pays de Xi Jinping est un géant autoritaire, affaibli par sa politique zéro Covid et par les contradictions de plus en plus
criantes entre autoritarisme politique et libéralisme économique. Mais c’est un géant quand même, avec une ambition planétaire. L’Inde aussi est en marche, elle est déjà dans l’espace. Son voisin le Pakistan détient l’arme nucléaire. Le Brésil, l’Indonésie, la Malaisie, les Philippines, le Mexique, la Turquie, la Thaïlande, le Vietnam, d’autres encore, prennent place dans l’échiquier mondial. Les pays du Golfe sont assis sur de gigantesques montagnes de dollars, qui leur donnent un pouvoir d’influence majeur.
Ces pays émergents sont fragiles, divisés, socialement instables, politiquement polarisés, mais ils pèsent plus lourd, à la fois en tant que puissances économiques, producteurs, consommateurs, acteurs diplomatiques. Ils changent l’équilibre.
L’Afrique n’a pas encore de géants. L’émergence reste pour nous un objectif. Le Nigeria, l’Égypte, l’Afrique du Sud, le Maroc, l’Algérie ou d’autres sont encore loin de ce statut. Mais l’Afrique n’est pas marginale, elle représente un enjeu planétaire central. Aujourd’hui, un être humain sur huit est africain. 60 % de la population du continent a moins de 25 ans. Selon les estimations, il devrait compter plus de 2 milliards d’habitants en 2050. Avec les plus grandes conurbations urbaines de la planète, dont celle qui devrait progressivement relier Abidjan à Lagos, en passant par Accra, Lomé, Cotonou…
Démographiquement incontournable, l’Afrique sera au centre du débat climatique. C’est ici que la bataille se jouera, au cœur par exemple des forêts du bassin du Congo. C’est ici qu’il faudra inventer un lien opérationnel, entre développement économique et développement durable. Comment pourra-t-on dire aux Africains qu’ils devront se serrer la ceinture, renoncer aux énergies fossiles, au gaz, alors qu’ils ne sont responsables que de 3 % à 4 % des émissions globales ?
Le monde est beaucoup plus complexe que ne le voudrait le récit occidental. Culturellement, sociétalement, religieusement, l’humanité est un immense melting-pot. Le meilleur moyen de défendre l’universalisme, c’est de prendre en compte la diversité des systèmes et des pensées, de prendre en compte les injustices économiques et climatiques, de prendre en compte les richesses tout autant que les résistances culturelles. Le chemin sera long. ■
Meilleurs
N°435-436 – DÉCEMBRE 2022-JANVIER 2023
3
6
ÉDITO
Des riches et des autres par Zyad Limam
ON EN PARLE
C’EST DE L’ART, DE LA CULTURE, DE LA MODE ET DU DESIGN Kanazoé Orchestra, griot spirit
26 PARCOURS
Fanta Dramé par Astrid Krivian
29 C’EST COMMENT ?
Faites la fête ! par Emmanuelle Pontié
66 CE QUE J’AI APPRIS
Thomas Bimaï par Astrid Krivian
98 LE DOCUMENT
La grande aventure du café équitable par Cédric Gouverneur
112 VIVRE MIEUX
Prenons soin de nos artères ! par Annick Beaucousin
114 VINGT QUESTIONS À…
PrissK par Astrid Krivian
TEMPS FORTS
Le best of
30 Les entrepreneurs par Zyad Liman, Emmanuelle Pontié, Cédric Gouverneur, Luisa Nannipieri et Philippe Di Nacera
48 Nigeria : Pour faire face… par Cédric Gouverneur
58 Gabon: L’année choc par Zyad Limam
68 L’énigme Ethiopian Airlines par Thibaut Cabrera et Zyad Limam
76 Eugène Ébodé : « L’Afrique n’est pas à prendre, elle est à apprendre » par Astrid Krivian
82 Erige Sehiri : « Quoi de plus fort que l’art pour nous évader » par Astrid Krivian
88 Patrick Chamoiseau : « Faire de sa vie une beauté dans tous les sens du terme » par Catherine Faye
94 Nnenna Okore : Pour un art écologique et social par Luisa Nannipieri
P.48
Afrique Magazine est interdit de diffusion en Algérie depuis mai 2018. Une décision sans aucune justification. Cette grande nation africaine est la seule du continent (et de toute notre zone de lecture) à exercer une mesure de censure d’un autre temps Le maintien de cette interdiction pénalise nos lecteurs algériens avant tout, au moment où le pays s’engage dans un grand mouvement de renouvellement. Nos amis algériens peuvent nous retrouver sur notre site Internet : www.afriquemagazine.com
vœux 2023 à nos lectrices, lecteurs et partenaires!
BUSINESS
102 Le biogaz, une promesse encore peu exploitée 106 Arthur Woniala : « Il faut développer des campagnes de sensibilisation sur ses atouts » 108 Des obligations vertes pour le Gabon 109 Dakar au club des producteurs de gaz 110 Des marchés financiers attractifs 111 Les banques africaines face à la conjoncture par Cédric Gouverneur
FONDÉ EN 1983 (39e ANNÉE)
31, RUE POUSSIN – 75016 PARIS – FRANCE Tél. : (33) 1 53 84 41 81 – Fax : (33) 1 53 84 41 93 redaction@afriquemagazine.com
Zyad Limam
DIRECTEUR DE LA PUBLICATION DIRECTEUR DE LA RÉDACTION zlimam@afriquemagazine.com Assisté de Laurence Limousin llimousin@afriquemagazine.com
RÉDACTION
Emmanuelle Pontié
DIRECTRICE ADJOINTE DE LA RÉDACTION epontie@afriquemagazine.com
Isabella Meomartini
DIRECTRICE ARTISTIQUE imeomartini@afriquemagazine.com
Jessica Binois PREMIÈRE SECRÉTAIRE DE RÉDACTION sr@afriquemagazine.com
Amanda Rougier PHOTO arougier@afriquemagazine.com
ONT COLLABORÉ À CE NUMÉRO
Thibaut Cabrera, Jean-Marie Chazeau, Philippe Di Nacera, Catherine Faye, Cédric Gouverneur, Dominique Jouenne, Astrid Krivian, Luisa Nannipieri, Carine Renard, Sophie Rosemont.
VIVRE MIEUX
Danielle Ben Yahmed RÉDACTRICE EN CHEF avec Annick Beaucousin.
VENTES
EXPORT Laurent Boin TÉL. : (33) 6 87 31 88 65 FRANCE Destination Media 66, rue des Cévennes - 75015 Paris TÉL. : (33) 1 56 82 12 00
ABONNEMENTS
TBS GROUP/Afrique Magazine 235 avenue Le Jour Se Lève 92100 Boulogne-Billancourt Tél. : (33) 1 40 94 22 22 Fax : (33) 1 40 94 22 32 afriquemagazine@cometcom.fr
COMMUNICATION ET PUBLICITÉ
regie@afriquemagazine.com AM International 31, rue Poussin - 75016 Paris Tél. : (33) 1 53 84 41 81 Fax : (33) 1 53 84 41 93
AFRIQUE MAGAZINE EST UN MENSUEL ÉDITÉ PAR
31, rue Poussin - 75016 Paris. SAS au capital de 768 200 euros. PRÉSIDENT : Zyad Limam.
Compogravure : Open Graphic Média, Bagnolet.
Imprimeur : Léonce Deprez, ZI, Secteur du Moulin, 62620 Ruitz.
Commission paritaire : 0224 D 85602. Dépôt légal : décembre 2022.
La rédaction n’est pas responsable des textes et des photos reçus. Les indications de marque et les adresses figurant dans les pages rédactionnelles sont données à titre d’information, sans aucun but publicitaire. La reproduction, même partielle, des articles et illustrations pris dans Afrique Magazine est strictement interdite, sauf accord de la rédaction. © Afrique Magazine 2022.
ON EN PARLE
C’est maintenant, et c’est de l’art, de la culture, de la mode, du design et du voyage
KANAZOÉ ORCHESTRA, Folikadi, Antipodes Music.
Kanazoé Orchestra GRIOT SPIRIT
Toujours sous la houlette du Burkinabé Seydou Diabaté, cet EXALTANT ORCHESTRE enrichit son langage musical avec ce troisième album, qui marie tradition et modernité.
ALORS QU’IL SAVAIT à peine marcher, Seydou Diabaté, dit Kanazoé, était déjà musicien. En effet, il appartient « à l’ethnie griot des Samblas qui ont comme particularité de s'exprimer en jouant du balafon, explique-t-il. Ce langage musical est précisément compris par les membres de la communauté ». Après la disparition de son père, il part à la quête du monde, ce qui le mène jusqu’en France. C’est là qu’il lance le Kanazoé Orchestra, baptisé d’après son surnom, avec Madou Dembélé au balafon et au n’goni, Thomas Koenig au saxophone et à la flûte, Stéphane Perruchet aux percussions, Elvin Bironien à la basse et Laurent Planells à la batterie. Après deux disques remarqués, le groupe réinvente sa grammaire sonore avec l’arrivée de la chanteuse et rappeuse Gaëlle Blanchard, qui introduit l’anglais, le créole et le français sur des morceaux à l’origine majoritairement chantés en dioula, mais aussi en moré et en sambla. « Nous avons voulu nous ouvrir, dans le but de toucher un public non initié à la musique africaine. » Mais pas de risque que Kanazoé oublie ses racines. En témoignent « Kassi » et « Folikadi » sur ce nouvel album, qui utilisent des gammes typiques des Samblas. « Hommage », lui, est dédié à son père, qui lui a appris
le balafon : « C'est un instrumental, mais l’hommage en ici en toutes lettres. » L’esprit griot imprègne l’ensemble de ce disque généreux, solaire… mais qui assume également ses parts d’ombre : « Le rôle du griot est multiple, il s'agit de connaître l'histoire, les familles, de régler les conflits, de transmettre une sorte de sagesse et de connaissance, et d'améliorer la vie de la société. Les prises de position de “Kassi” au sujet de la condition des femmes, de “Ma Kalan” par rapport aux responsabilités des jeunes Africains venus en France pour étudier, ou encore de “Hero”, chanté en anglais, qui parle d'un enfant inquiet pour le monde dans lequel il devra vivre, vont dans ce sens. » Quant au titre de l’opus, c’est en référence au « cri du cœur » de son chanteur, à la suite des confinements de 2020. « Être artiste, c'est se mettre à nu et donner aux autres un concentré de soi-même, une émotion pure transmise en musique. En échange, on reçoit l'émotion et l'énergie du public. Sans concerts, les artistes perdent leur équilibre émotionnel… “Folikadi” signifie littéralement “Jouer nous fait du bien”. La musique comme les paroles sont une invitation à la fête : quand on l'entend, on ne peut pas s'asseoir tant qu'on n'a pas dansé ! » Alors, dansons ! ■ Sophie Rosemont
3 QUESTIONS À…
BEN L'ONCLE SOUL
Alors que le single « Levitate » annonce un prochain album, qui sortira au premier semestre sur son propre label, Enchanté, le chanteur se confie sur son RAPPORT À SES RACINES musicales.
AM : En quoi le gospel, l’une de vos premières amours musicales, compte dans ce nouvel opus ?
Ben l’Oncle Soul : C’est une question très pertinente. Sur cet album, je pose des questions plutôt spirituelles ou existentielles. D’un point de vue musical, c’est un retour aux sources. Le gospel faisant partie de mes racines, il est très présent dans ce disque. La seule chose qu’il n’y a pas et qui serait très liée à ce genre de musique, c’est une chorale… mais je voulais que ce soit intimiste et personnel. La musique vous est-elle thérapeutique ?
Complètement. Quand j’en écoute, elle soigne mon esprit et mon énergie, elle calme mes tourments, elle me nourrit. Quand j’en fais, j’existe, je m’exprime à travers elle, je communique. Et cela, c’est édifiant. Aussi, le fait de monter sur scène et de recevoir toute l’attention et la bienveillance du public, c’est très puissant. Et, quelque part, salvateur. Comment vos origines antillaises influencent-elles votre art ?
En ayant toujours su que j’étais métis, j’ai absorbé la musique en m’identifiant à mes origines. D’abord, avec l’afro-américaine, ensuite avec le jazz et le reggae, et plus tard avec la musique des Mornes, le calypso. Les mélodies du flûtiste martiniquais Max Cilla sont devenues de vraies sources de vie… ■ Propos recueillis par Sophie Rosemont
En tournée en France et en Europe, le 13 décembre au Trabendo (Paris).
❶
SOUNDS
À écouter maintenant !
Gaye Su Akyol
Anadolu Ejderi, Glitterbeat
❷ Afriquatuors
Afriquatuors, L’Autre Distribution/Idol
C’est un superbe morceau qui conclut le quatrième album de la chanteuse stambouliote, « Içinde Uyanıyoruz Hakikatin » (« Nous nous réveillons dans la réalité »), sombre, sous influence des belles heures du psyché seventies, mais empreint du folk turc qui nourrit toutes ses propositions. Tour à tout électrique, romantique, politique, toujours porté par son timbre multifacettes, Anadolu Ejderi confirme le charisme de Gaye Su Akyol. Créé et dirigé par Christophe Cagnolari, cet ensemble de chambre, composé d’un quatuor à vent et d’un autre à cordes, et dédié aux musiques africaines, ressuscite la vitalité des grands orchestres de la seconde partie du XXe siècle. Incarné par les voix de Ballou Canta, Sekouba Bambino, Sam Mangwana et Tina Kloutse, ce superbe disque varie les humeurs et convoque aussi bien le soukouss que la rumba. Très élégant.
❸
Grèn Sémé
Zamroza, Markotaz/The Garden Records/ Lusafrica
Drôle de chanson que celle de ce groupe qui, depuis Hors sol, en 2016, cultive ses racines créoles, ses amours blues et ses incartades électroniques. Le tout prend son ampleur sur Zamroza, résolument engagé, accompagné d’autres artistes ignorant la tiédeur, tels Gaël Faye sur la pop en crescendo de « Poussière », ou Ambi Subramaniam, Aditya Srinivasan et le Trio Zéphyr sur l’orientalisant « Bhopal ». ■ S.R.
CINÉ
LE VERGER DES DÉSIRS
La cueillette des figues dans la Tunisie rurale, occasion de dialogues sur les rapports femmes-hommes et la jeunesse arabe aujourd’hui. Un film CHORAL ET SOLAIRE qui n’en finit pas de récolter des lauriers…
UN SOLEIL ÉCRASANT, des corps et des visages filmés au plus près, des discussions et des échanges permanents… La filiation avec certains films d’Abdellatif Kechiche est évidente, et même revendiquée par la réalisatrice. Mais Erige Sehiri [voir son interview pp. 82-87] vient du documentaire : son premier, La Voie normale (2018), racontait les problèmes d’une ligne de chemin de fer tunisienne. Elle nous plonge ici en pleine saison de la récolte des figues dans le nord-ouest rural du pays, où l’on parle un arabe mâtiné de berbère rarement entendu au cinéma. Ce ballet des saisonniers (surtout des saisonnières) dans le bruissement de feuilles offrant une ombre bienvenue est l’occasion d’échanges vifs et savoureux. Mais aussi de moments de grâce, voire d’impromptus intégrés à la narration (un vieux monsieur qui se mêle d'une conversation sur les rapports hommes-femmes). Il n’y a aucun comédien professionnel, tous connaissent visiblement les gestes de ce travail sous les branches, où ils font attention à ne pas abîmer des fruits fragiles tout en bavardant. Mais c’est une fiction, même si l’on comprend les dures conditions imposées à ces ouvriers sous-payés, victimes de harcèlement (sexuel
pour les femmes), et encouragés à la délation contre ceux qui détournent une partie de la récolte. Une réalité souvent complexe : face à un garçon qui reproche aux filles leur voile et l’impossibilité du contact, il y en a une qui défend son foulard et explique vouloir un mari croyant, viril et rassurant, tandis qu’une autre affirme son indépendance en laissant ses cheveux se découvrir sans cesse… Un film féministe qui donne à entendre le point de vue des hommes et décrit un destin commun pour ces habitants coincés dans leur condition sociale. Il y a aussi des chants émouvants et joyeux, dans cette journée unique – qui occupe tout le film –, entre l’arrivée et le départ sur les camions qui transportent ce prolétariat des champs comme du bétail. Une œuvre bucolique et tragique qui a déjà touché beaucoup de monde : présenté à Cannes et récompensé dans les festivals de Namur et de Carthage notamment, le film a été choisi pour représenter la Tunisie aux prochains Oscars. ■ Jean-Marie Chazeau SOUS LES FIGUES (Tunisie-France), d’Erige Sehiri. Avec Ameni Fdhili, Samar Sifi, Leila Ohebi, Abdelhak Mrabti. En salles.
« BAYA, ICÔNE DE LA PEINTURE ALGÉRIENNE : FEMMES EN LEUR JARDIN », Institut du monde arabe, Paris (France), jusqu’au 26 mars. imarabe.org
EXPOSITION BAYA, BEAUTÉ BRUTE
IL
YA DANS L’ŒUVRE chimérique de Baya des parfums et des envolées, l’innocence de l’enfance et l’affirmation de soi. Rose fuchsia, vert amande, bleu lavande… Comme une valse des couleurs et de l’ingénuité, qui porterait en elle la toute-puissance de l’imaginaire. Ici, un clin d’œil à Chagall, là une allusion à Matisse ou à Picasso. Juste un effleurement. Mais qui est cette virtuose de l’émotion, chez qui les oiseaux et les femmes, les instruments de musique et les feuillages s’interpénètrent dans des mondes merveilleux ? Par quel trait de crayon, quel souffle créatif la plasticienne, née Fatma Haddad en 1931 dans la banlieue d’Alger, non scolarisée, orpheline à 5 ans, propulsée dès l’âge de 16 ans au sommet de la notoriété, mariée à 22 à un homme de trente ans son aîné, a-t-elle pu toucher l’âme des plus grands artistes et galeristes de son époque ? Faisant d’elle « un personnage mythique, mi-fille, mi-oiseau, échappé de l’une de ses gouaches ou de l’un de ces contes dont elle avait le secret », comme l’écrit la femme de lettres et journaliste Edmonde Charles-Roux dans Vogue, en 1948. Peut-être parce que sa sensibilité à fleur de peau est une ode à la vie. ■ Catherine Faye
Un HOMMAGE À L’ARTISTE ALGÉRIENNE la plus singulière du xxe siècle, dont les créations résistent à toutes les étiquettes et lectures.Portrait de Baya à l’exposition d’artistes algériens, Fête de l’Humanité, Abderrahmane Ould Mohand, 1998. L'Âne bleu, Baya, vers 1950. FIRAS BEN KHALIFAABDERRAHMANE OULD MOHAND
PHOTOGRAPHIES
DE GRANDES DAMES
À Washington, une sélection des plus beaux portraits de BRIAN LANKER met en lumière les Afro-Américaines qui ont changé les États-Unis.
ROSA PARKS, Leontyne Price, Alice Walker, Angela Davis… Chacune des figures immortalisées par le photojournaliste américain illustre le combat pour la reconnaissance des droits civiques des femmes noires aux États-Unis. Lauréat du prix Pulitzer en 1973, à seulement 26 ans, pour ses photographies d’accouchements naturels, Brian Lanker (1947-2011) ne se contente pas de saisir l’instant. Il scrute, fouille, décèle une ombre dans le regard, une inclinaison de la nuque, un froncement de la bouche, la position d’une main. Présentée en deux parties dans le musée d’art américain emblématique de la capitale américaine, sa série sur les artistes, écrivaines, athlètes, activistes ou politiciennes noires inspirantes
percute. Chaque visage raconte une histoire. À la limite du vivant. « Ces femmes nous regardent, nous comprennent, regardent à travers chacune de nous, dans un au-delà », écrit la charismatique Maya Angelou dans l’ouvrage éponyme I Dream A World, que le photographe avait consacré, en 1989, à ces femmes révolutionnaires et talentueuses, dont le parcours, le défi et l’engagement ont laissé une marque indélébile. ■ C.F.
« I DREAM A WORLD : SELECTIONS FROM BRIAN LANKER’S PORTRAITS OF REMARKABLE BLACK WOMEN », National Portrait Gallery, Washington (États-Unis), jusqu’au 29 janvier pour la partie 1 (la seconde se déroulera entre février et septembre). npg.si.edu
Rosa Parks 1988. BIRAN LANKER VOYAGELE COMMENCEMENT DE LA FIN
Traduit en huit langues, un roman poétique et âpre sur la liberté et notre place dans le monde.
LORSQUE Michael Kabongo, un enseignant anglo-congolais, arrive à l’aéroport de Londres Heathrow, il lui reste moins de 1 heure pour s’enregistrer, passer les contrôles de sécurité et monter à bord. Ce vol, il ne peut pas le rater. Il a décidé que les États-Unis, le mythique « pays de la liberté », accueilleraient son dernier voyage. Celui par lequel, d’un océan à l’autre, le sentiment de solitude, d'exclusion et d’injustice qui l’accable se métamorphoserait, peut-être, en une respiration rédemptrice. Une mise entre parenthèses des fractures de l’âme. De New York à San Francisco, le voilà en chemin, avec l’intention de vivre quelques rêves jusqu'à ce qu’il n’ait plus un sou. On retrouve dans la prose magnétique de JJ Bola les thèmes qu’il ne cesse d’explorer : la force destructrice de la masculinité et du racisme, versus la puissance de restauration de l’amour. ■ C.F.
JJ BOLA, Le Chemin du retour, Mercure de France, 250 pages, 24 €.
PREMIER ROMAN
YIN ET YANG DE L’INCONSCIENT
Un récit singulier, qui explore les richesses, les écueils et la magie de la transculturalité.
DJINNS, faunes, génies ou démons, comment démêler le vrai du faux, le clair de l’obscur, le sensé du fou ? De ces variations, de ce flou, entre mondes visible et invisible, Seynabou Soko, écrivaine et musicienne franco-sénégalaise de 29 ans, tire un récit habité et questionnant. Car qu’est-ce qui détermine, ou non, une pathologie psychique, une maladie de l’âme ou une hypersensibilité au tout et au rien, au rationnel et au surnaturel ? Ce n’est pas un hasard si Naboo (son pseudo de compositrice-interprète) cite le groupe de rap français PNL en exergue : « J’t’abîme, m’abîme, j’dois t’oublier / J’suis le djinn de mon djinn, j’suis bousillé. » Parce que les états de conscience ou les phénomènes surréels nous disent la dissemblance des sociétés et des cultures, la peur de la différence, la force des croyances et des représentations. Mais aussi, le lien et le pouvoir de l’imaginaire. Et surtout, la liberté d’être et l’acceptation de l’autre. ■ C.F. SEYNABOU SONKO, Djinns, Grasset, 180 pages, 18 €.
Oumy Bruni Garrel LE GRAND ÉCART
Pour son premier grand rôle au cinéma, à 14 ans, la JEUNE ACTRICE CRÈVE L’ÉCRAN ! Née au Sénégal, fille adoptive de deux grands noms du cinéma d’auteur français, les comédiens et cinéastes Valeria Bruni Tedeschi et Louis Garrel, elle incarne avec aplomb dans Neneh superstar une fillette noire qui veut conquérir le monde très formaté de la danse classique…
AM : Qui est Neneh ?
Oumy Bruni Garrel : C’est une petite fille de 12 ans qui habite en banlieue et veut rentrer à l’Opéra de Paris, parce que c’est son plus grand rêve. Sauf que là-bas, les Noirs et les Arabes, jamais de la vie on va en voir ! Mais elle y rentre, et genre c’est incroyable, sauf qu’elle est en conflit avec une prof qui est super méchante avec elle, et on ne sait pas pourquoi elle déteste Neneh. Je fais de la danse tous les jours, je suis en sport-étude de danse, et je me suis bien vue dans cette petite fille. Mais il n’y a pas que de la danse classique dans le film, il y a aussi du hip-hop. Et ça montre que c’est difficile, qu’il y a plein de choses qui sont dures pour les danseuses. Est-ce que tu as rencontré les mêmes problèmes qu’elle ?
Pas aussi fort, mais oui, bien sûr, parce que je suis noire, et qu’en France, les danseuses classiques noires, c’est vraiment hyper rare, parce que c’est un « monde de Blancs ». Par exemple, dans mon cours de danse classique, je suis la seule personne noire, alors que ce n’est pas le cas en hip-hop. Au départ, pour moi, c’était comme pour toutes les petites filles : les mères qui les poussent à aller à la danse, sauf que normalement, elles arrêtent au bout de cinq ans, et moi j’ai continué ! À un moment, Neneh dit : « J’en ai marre d’être noire, je voudrais être blanche comme tout le monde »…
C’est sûr que je l’ai déjà dit dans ma vie, parce que… c’est chiant, on est la seule Noire, on se sent de trop ! Heureusement, j’ai la chance d’être dans une école qui est super ouverte, qui accueille tous les physiques, toutes les couleurs, pas comme l’Opéra. D'ailleurs, je ne veux pas du tout faire l'Opéra ! Par exemple, cette année, je vais tenter le Conservatoire national de Paris en danse contemporaine, parce que j’ai envie de changer du classique, et aussi parce que c’est plus ouvert. Quels rapports entretiens-tu avec ton pays d’origine ?
Je suis née au Sénégal, mais je n’y suis retournée que deux fois, j’en suis partie à l’âge de 4 mois, j’étais toute petite ! C’est assez loin pour moi, mais j’adore Dakar, ma ville natale. Et j’y retourne pour Noël cette année pendant quelques jours.
As-tu l’habitude des plateaux de cinéma, grâce à tes parents ?
Je les ai parfois suivis sur des tournages, mais ça ne m’a pas donné envie d’être actrice. Du coup, faire un film, c’est marrant, mais c’est pas du tout pour faire comme eux. Et j’ai fait ça de mon côté, pas avec eux. Je ne veux pas être danseuse non plus d’ailleurs, j’aimerais être avocate à l’ONU, donc vraiment rien à voir ! Dans la société, il y a beaucoup de choses qui m’énervent, comme le racisme, l’homophobie… On va dire que c’est basique, mais non, c’est pas du tout basique, je le vois tous les jours encore maintenant. ■ Propos recueillis par Jean-Marie Chazeau
NENEH SUPERSTAR (France), de Ramzi Ben Sliman. Avec Maïwenn, Aïssa Maïga, Steve Tientcheu. En salles.
Dormeur éveillé, Aladin ou la Lampe merveilleuse ou encore Ali Baba et les Quarante Voleurs sont parmi les récits contés par Shéhérazade.
JARDINS SECRETS
IL N’EN FALLAIT pas moins pour un tel recueil. Un coffret luxuriant, qu’il suffirait presque de frotter, comme une lampe d’Aladdin, pour qu’en jaillissent parfums et arabesques, fantasmagories et destins. Un vrai page turner, dirait-on aujourd’hui. Peut-être même un scénario efficace pour une série épique. Car ce qui se joue entre les deux héros de ce récit-fleuve, Schahriar, le roi trahi, et Shéhérazade, la jeune fille audacieuse, est une affaire de vie ou de mort. Le premier a été trompé par son épouse et décide de se venger en tuant chaque matin la compagne toujours renouvelée de sa nuit. La seconde le tient en haleine, grâce à de captivantes histoires qu’elle lui narre chaque soir, s’arrangeant pour que l’apparition de l’aube ne coïncide jamais avec la fin d’un récit. Pendant mille et une nuits de contes merveilleux
ou salaces, de récits de voyages, de péripéties ou d’historiettes « de comptoir », de scènes d’amour ou de vie quotidienne, l’amante stratège engage sa vie. Sa survie se nourrissant d’une humanité diverse, des beautés du monde et de ses petitesses, du banal et de l’extraordinaire. L’issue sera une victoire, puisqu’à la mille et unième nuit, le roi proclamera Shéhérazade épouse légitime, mère – pendant ces presque trois années, elle a mis au monde trois enfants –et reine. Un « happy end », au bout d’un entrelacs de contes enchâssés, de personnages en miroir et d’intrigues. Fascinante aussi est la genèse de ce texte anonyme. Il n’existe pas une version d’origine, unique et incontestée, mais plusieurs versions. Ceci tenant à leur premier mode de transmission, par voie orale. Il n’existe pas non plus un manuscrit mais des manuscrits, pour la plupart perdus. Il n’existe pas, enfin, une traduction mais diverses traductions. Dont celle des écrivains et poètes Jamel Eddine Bencheikh, universitaire franco-algérien, et André Miquel, qui a occupé la chaire de langue et littérature arabes classiques au Collège de France. Ils restituent ici, avec fidélité, une langue poétique ou crue, épique ou humoristique, dans un texte saisissant, qui ne se lasse pas de solliciter les passions et les affects. Et la curiosité insatiable du lecteur. ■ C.F.
LES MILLE ET UNE NUITS I, II, III ET ALBUM, Gallimard-La Pléaide, 3776 pages, 195 €.
Quelque 3 500 pages et des dizaines d’illustrations, réunies dans un écrin de papier bible et de cuir, pour cette nouvelle édition des MILLE ET UNE NUITS.Le R’N’B
HAWA GRAINE DE STAR
Après avoir été l’une des plus JEUNES COMPOSITRICES de l'Orchestre philharmonique de New York, cette chanteuse aux origines guinéennes sort un épatant premier album.
NÉE À BERLIN il y a vingt-deux ans, mais élevée dans le pays d’origine de ses parents, la Guinée, Hawa a déjà été remarquée grâce à une poignée de morceaux au R’n’B aussi exigeant qu’accessible – en tout cas prometteur. Arrive aujourd’hui un premier album baptisé Hadja Bangoura en hommage à feu son arrière-grand-mère, dans lequel il s’agit de panser ses jeunes blessures et de faire valoir sa maturité artistique. Il est le fruit d’années passées à Conakry, puis aux États-Unis, dès ses 10 ans, où elle a intégré le programme de composition musicale de l’Orchestre philharmonique de New York. À 15 ans, elle décide de quitter cette prestigieuse institution et enregistre ses premiers morceaux. Deux ans plus tard, elle est signée sur le prestigieux label 4AD… La suite, on l’écoute sur son opus, admirant des titres tels que « Gemini » ou « Progression », qui, pour raconter ses émois, manient aussi bien l’organique du piano que l’autotune et les beats incisifs. Ça promet ! ■ S.R. HAWA, Hadja Bangour, 4AD.
RÉTROSPECTIVE UNE HISTOIRE RICHE EN MUSIQUE
Nombre de morceaux, souvent copiés, sont nés sur le continent africain. Tour de piste de cette abondance dans cette anthologie illustrée. DÈS L’OUVERTURE de ce très bel ouvrage, son auteur, Florent Mazzoleni, rappelle la « pluralité des sources musicales et les dizaines de milliers d’œuvres enregistrées en Afrique depuis un siècle ». Il a donc décidé de « trouver un équilibre naturel entre ces différents musiciens et la grande quantité des musiques enregistrées et diffusées ». En résulte un essai thématique, qui décrypte chapitre après chapitre le jazz, la rumba, le high-life, l’afrobeat, tout en revenant sur les racines mandingues, les chants de résistance lusophones ou les rythmes et mélodies d’Afrique de l’Est. Richement illustré de portraits d’artistes et de pochettes d’albums souvent ultra-graphiques, ce livre ouvre une porte sur une industrie féconde, qui a su dépasser divers traumas et failles sociopolitiques pour donner naissance à moult embranchements sonores. Même des pays moins célèbres que le Mali ou le Nigeria lorsqu’il s’agit de musique, tels le Gabon et le Cameroun, sont ici présents. Docte mais pas ennuyeux, précis et distrayant à la fois, Afriques Musiques est un classique instantané de la littérature consacrée au patrimoine musical du continent. ■ S.R.
FLORENT MAZZOLENI, Afriques Musiques : Une histoire des rythmes africains, Hors collection, 248 pages, 32 €.
Le joueur aux côtés de son épouse et de son fils, en visite sur le chantier de l'établissement en 2019.
BUSINESS
HÔTEL
PESTANA CR7 MARRAKECH LIFESTYLE ET FOOT
Après Funchal, Lisbonne, Madrid et New York, CRISTIANO RONALDO confirme son appétence pour l’hôtellerie et s’implante dans la ville ocre.
STAR DU FOOTBALL et entrepreneur avisé, Cristiano Ronaldo semble transformer en or tout ce qu’il touche. Le cinquième et dernier né de sa chaîne d’hôtels lifestyle CR7, en partenariat avec le groupe Pestana, a ouvert en mars dernier à Marrakech et a remporté en octobre le prix du meilleur nouvel établissement d’Afrique aux World Travel Awards. Situé à mi-chemin entre l’aéroport et la place Jemaa-el-Fna, au cœur de M Avenue, le nouveau quartier branché de la ville, l’adresse mélange cultures marocaine et portugaise, et propose une déco élégante, de subtiles références au football et une architecture lumineuse aux lignes épurées. Aux 174 chambres et suites contemporaines adaptées aux familles s’ajoutent un spa intimiste, un centre d’affaires et un bar où profiter de soirées DJ le week-end. Deux restaurants (un sur le rooftop avec palmiers et piscine, l’autre ouvert sur le quartier cosmopolite) proposent chacun leurs spécialités, notamment des plats portugais. « L’un des hôtels les plus emblématiques » de la marque, d’après l’attaquant, ne se la joue pas resort de luxe : l’équipe attentionnée accueille tous les fans qui souhaitent visiter les lieux ou se prendre en photo avec un ballon doré signé Ronaldo. ■ Luisa Nannipieri PESTANA CR7 MARRAKECH, M Avenue, Marrakech (Maroc), chambres à partir de 199 € la nuit. pestanacr7.com
DESIGN
FONDATION GACHA, la transmission en partage
En formant depuis vingt ans des apprentis, l’ONG CAMEROUNAISE perpétue le savoir-faire des maîtres artisans du pays.
LA FONDATION JEAN-FÉLICIEN GACHA et son antenne parisienne, l’espace culturel Gacha, travaillent depuis vingt ans à développer les talents dans l’ouest du Cameroun. L’ONG œuvre sur le terrain pour un meilleur accès à l’éducation, la formation, la culture et la santé des populations locales. Dans ses ateliers de Bangoulap, situés à 1 500 mètres d’altitude, viennent se former des personnes issues de toutes les ethnies du pays, qui travaillent sous la supervision de maîtres artisans pour produire des objets de design (calebasses, objets en métal ou en bois, ou encore tissus brodés et perlés). Laissant libre cours
Panier fabriqué durant un atelier de perlage en 2000.
à l’imagination, les apprentis puisent dans les motifs traditionnels, l’iconographie et l’histoire des chefferies de la région ou les formes géométriques et naturelles qui les entourent, telle cette paire de calebasses perlées, où les courbes colorées rappellent des filets d’eau ruisselants. Elles évoquent aussi un filet de chasse, symbole de pouvoir et de sagesse. Les pièces produites sont ensuite exposées dans des salons internationaux ou vendues dans les locaux parisiens de l’association, comme ce sera le cas lors du marché de Noël, du 9 au 11 décembre. ■ L.N. espaceculturelgacha.org
TÉLÉRÉALITÉ
JEUNES, CÉLÈBRES, ET ARABES
Netflix propose un nouveau show où règnent le LUXE ET LE DRAMA, mais cette fois-ci à Dubaï.
APRÈS YOUNG, FAMOUS & AFRICAN à Johannesbourg, voici des multimillionnaires du Moyen-Orient dans le luxe clinquant de Dubaï, qui ont fait fortune en débarquant avec 300 dollars en poche. Un célèbre DJ libanais offre une Tesla à sa femme pour la Saint-Valentin, une femme au foyer irakienne cherche avec son mari une maison de 1 300 m2 parce que son dressing déborde… Mais ce sont surtout
les businesswomen (PDG dans l’immobilier, star de show TV, influenceuse…) qui surnagent de la série entre deux fâcheries futiles pour dramatiser l’action, déclarant que « les femmes arabes sont les plus fortes et les plus intelligentes du monde, parce qu’[elles ont] de l’assurance ». On notera que la seule femme voilée est une Américaine blanche, mère d’un jeune patron célibataire à moitié koweïtien, qui ne sort jamais, elle… ■ J.-M.C
ACTION
L’alignement des planètes
LA GRAVITÉ (France), de Cédric Ido. Avec Max Gomis, Jean-Baptiste Anoumon, Steve Tientcheu, Hafsia Herzi. En salles.
DUBAI BLING (Émirats arabes unis-Liban), de Mazen Laham, Marcel Dufour et Lama Samad. Sur Netfl ix.
Guerre de dealers et de générations sur fond de phénomène astronomique… Un film de banlieue sans flic, mais pas sans violence ni une certaine poésie. LE CIEL TOURNE à l’orange au-dessus d’une cité au nord de Paris, sous l’effet d’un alignement de planètes abondamment commenté par les chaînes d’info… Dans ce contexte nimbé de fantastique, le FrancoBurkinabé Cédric Ido installe pour son deuxième film (après La Vie de Château, 2017) une classique lutte de territoires entre dealers à l’ancienne et petits jeunes visiblement biberonnés aux jeux vidéo. Joshua, paraplégique, a truffé son fauteuil roulant de gadgets à la James Bond et livre la drogue dans les étages avec l’aide de son frère, Daniel, qui n’a pas osé lui dire qu’il allait émigrer au Canada dans les 24 heures. Un ancien comparse les retrouve après trois ans passés en prison pour avoir refusé de les dénoncer. Mais face à la nouvelle génération d’ados qui veut contrôler le marché, un affrontement éclate et va tourner à la baston de série B façon Tarantino… L’absence de policiers à l’horizon allège de façon bienvenue le schéma habituel du « film de banlieue » (de La Haine aux Misérables, en passant par le récent Athena), sans esquiver la gravité des problèmes sociaux, mais tout en s’interrogeant sur les effets de l’attraction terrestre… ■ J.-M.C.
SÉROPOPSTAR
Aujourd’hui, avec les traitements, une personne séropositive peut avoir des enfants sans transmettre le VIH. Plus d’infos sur QuestionSexualité.fr
Réalisé dans le respect des protocoles sanitaires. Continuons de respecter les gestes barrières. Continuons de porter un masque partout où il est recommandé par les autorités scientifiques.
JEUNESSE IL ÉTAIT UNE FOIS…
Pour les petits, un album de contes enchanteurs, tout en illustrations et en sons.
« LE ROI LION ET SA FILLE », « Le crapaud, le marabout et la cigogne à sac » (du Malien Amadou Hampâté Bâ), ou encore « La mangouste et le crabe »… Chacune des 20 histoires, issues de la tradition orale des populations d’Afrique de l’Ouest, peut se lire, se regarder, et même s’écouter grâce à des QR codes qui renvoient à des créations sonores. Transmis de génération en génération, les récits sont enrichis de dessins d’illustrateurs du continent. Réalisé en partenariat avec les éditions ivoiriennes Nimba, l’ouvrage est né du travail de collecte de l’association « Des livres pour tous », créée en 2008 par l’écrivaine et scénariste Marguerite Abouët, dont l’objectif est de familiariser les jeunes à l’univers de la lecture. Une façon, pour l’auteure d’Aya de Yopougon et d’Akissi, engagée dans la lutte contre l’illettrisme, de construire des ponts : des illustrations aux rêves, des mots à l’imaginaire, de l’enfance aux valeurs de tolérance et d’altérité. ■ C.F.
CONTES AFRICAINS, Gründ, 88 pages, 14,95 €.
HOMMAGE
SORG & NAPOLEON MADDOX ODE À TOUSSAINT LOUVERTURE
ENGAGÉ.
UNE PETITE DÉCENNIE après leurs débuts en duo, Sorg et Napoleon Maddox (dont c’est le vrai patronyme !) s’attaquent à un album-concept. Ici, ils racontent les combats du général Toussaint Louverture, qui, à la veille de la déclaration d’indépendance de Haïti, mourut en captivité en France, ordonnée par Bonaparte. Sur un terreau mêlant à la fois hip-hop old school, jazz et électro – tous trois sous influence de la côte est américaine –, Louverture s’offre des invités tels que le saxophoniste canado-haïtien Jowee Omicil ou le rappeur libanais Marc Nammour. En sus, les paroles engagées et le flow assuré de Napoleon Maddox, doublées des rythmiques efficaces concoctées par Sorg, également auteur des mélodies du disque. Difficile de résister à la vitalité de morceaux tels que « Sugarcane » ou « Wha Dey Wan », révélateurs d’une narration musicale de haut niveau. ■ S.R. SORG & NAPOLEON MADDOX, Louverture, Sans Sucre Records/L’Autre Distribution.
L’alliance du beatmaker français et du rappeur de Cincinnati fait toujours mouche dans ce nouvel OPUS
SÉROPOÉTIQUE
Aujourd’hui, avec les traitements, une personne séropositive peut vivre pleinement et en bonne santé sans transmettre le VIH. Plus d’infos sur QuestionSexualité.fr
Réalisé dans le respect des protocoles sanitaires. Continuons de respecter les gestes barrières. Continuons de porter un masque partout où il est recommandé par les autorités scientifiques.
LE BON FEELING DE PAPI WATA
Ses labels Mwami et Deep Fry sont conçus
comme une ALTERNATIVE SÉNÉGALAISE à la fast fashion
.
Le designer.
ARTISTE, STYLISTE et serial entrepreneur installé à Dakar depuis une douzaine d’années, le cosmopolite Papi Wata a créé son label, Mwami, il y a sept ans. « À l’époque, il n’y avait pas beaucoup de choix sur le marché pour des jeunes qui voulaient s’habiller avec un certain style et qui, en même temps, prônaient une consommation consciente », se souvient le trentenaire. Le succès de ses premiers dessins le pousse à continuer et à présenter chaque année (hormis une pause pendant la pandémie) une déclinaison de sa collection de fond « Harmattan », qu’il présente comme « de style afro-désert-tech-ninja-marabout », en portant une attention particulière aux matières premières. Des tissus contemporains aux broderies traditionnelles, tout est soigneusement sourcé auprès de fournisseurs écoresponsables, et les vêtements sont confectionnés au Sénégal.
À côté de ses collections principales, toujours créées « au feeling » selon des tonalités bleues, noires, beiges et blanches, le designer aime proposer des capsules en collaboration avec d’autres noms de la scène dakaroise et internationale (comme « The Ñuulest », qu’il a créée avec DJ Nix, en 2019). Mais il n’a pas prévu de s’arrêter là. En effet, Papi Wata a sorti une ligne « Harmattan ’22 », mais a aussi introduit un nouveau spin-off créatif lors de son fashion show pendant la Biennale de Dakar : il a montré un avant-goût de ce qu’il proposera avec son deuxième label, Deep Fry, qui vient d’être officiellement lancé.
Cette nouvelle marque, caractérisée par des couleurs vibrantes comme le vert émeraude, l’orange et le terracotta, veut s’imposer comme une alternative africaine à la fast fashion. « Ce sera un compromis entre mon idéal, notamment niveau sourcing, et une production plus industrielle », explique-t-il depuis Lagos, où il travaille à des projets qui devraient se concrétiser dans les mois à venir. L’artiste en assurera toujours la direction artistique, mais prévoit surtout d’accueillir des propositions et de promouvoir les voix intéressantes qui se lèvent de plus en plus fort dans la capitale sénégalaise. ■ L.N.
… est caractérisée par des couleurs vibrantes comme le vert émeraude, l’orange et le terracotta,
Révélée lors d'un défilé organisé durant la Biennale de Dakar, la nouvelle griffe Deep Fry…DESTINATION RDC
ci-dessous,
OUVERT FIN SEPTEMBRE, Poivre Noir Kinshasa est le nouveau spot du couple d’« afropreneurs » belges Nathalie Bonté et John Goffin, arrivés en République démocratique du Congo forts du succès de Poivre Noir Kigali. Revisitant la cuisine bistrot moderne, avec des clins d’œil à la gastronomie congolaise, John Goffin sert par exemple du poulpe à la sauce romanesco ou des cossas (crevettes) flambées au pastis. Le menu, qui propose aussi des plats végétariens, met à l’honneur la viande grillée, mais ce qui amène une clientèle cosmopolite, en recherche de nouvelles saveurs, c’est le travail sur les jus et les sauces. Le canard grillé au feu de bois est nappé d’une réduction de vin rouge et vinaigre balsamique, et le filet de capitaine est servi avec une sauce alfredo cajun
bien relevée. À accompagner avec du bon vin ou un gin tonic, revisité lui aussi. Compte Instagram : @poivrenoirkin Ambiance plus discrète chez Mood, le lounge lancé en juin 2021 par le chef de renom Christian Yumbi, qui possède trois autres adresses en ville. Ici, il a mis l’accent sur les spiritueux, les cigares premium et les soirées à thème (old school, jazz, karaoké, rumba, kizomba et comedy club). Mais également sur la carte, qui fait découvrir la cuisine congolaise en parcourant les zones linguistiques du pays : le porc-épic ou les cossas sautées à l’ail pour le kikongo, le bœuf de Goma ou le phacochère pour le swahili, le poulet au lumba-lumba (basilic) pour le tshiluba, ou encore le poisson du fleuve à la façon du chef ou les brochettes de crocodile pour le lingala. Un voyage ethno-culinaire qui varie au fil des saisons. christianyumbi.com ■ L.N.
Un bistrot et un lounge, soit deux adresses épicuriennes à découvrir dans la MAGNÉTIQUE KIN.
LE COLLÈGE d’enseignement moyen Kamanar, situé à Thionck Essyl, en Casamance, a reçu le prestigieux prix Aga Khan 2020-2022. L’école, qui accueille 500 élèves et a coûté 400 000 euros, a été conçue par le cabinet catalan Daw Office en tant que premier projet de Foundawtion, l’organisation à but non lucratif de l’agence. Soucieux de ne pas répliquer des modèles occidentaux et d’adapter le projet aux réalités locales, les architectes ont réparti l’établissement en une vingtaine de modules détachés, ou « awlas », groupés par niveau de classe autour de petites places abritant un arbre préservé pendant le chantier.
Les pavillons à voûtes renversées ont été construits en argile par des bénévoles
Kamanar UNE ÉCOLE SOUS LES VOÛTES
Bel exemple de projet durable, fonctionnel et inclusif, ce COLLÈGE MODULAIRE d’un village sénégalais vient de recevoir le prix Aga Khan.
à partir de techniques traditionnelles actualisées, et la carrière d’où a été extraite la terre a été réaménagée en terrain de sport et en potager pour les collégiens. Chaque module est entouré de treillis en bois pour laisser passer la lumière, alors que des plaques de métal striées font office de toit, protégeant l’argile du soleil
et de la pluie. Ce système garantit le refroidissement par évaporation des pièces, évitant le recours à la climatisation artificielle. L’ensemble peut être élargi pour répondre aux besoins de la population, sa composition modulaire facilitant les extensions. ■ L.N. dawoffice.com
Fanta Dramé
L’ÉCRIVAINE FRANÇAISE ENQUÊTE SUR ses origines dans un premier roman intime, préfacé par Faïza Guène. Elle retrace le périple d’émigration de son père, depuis la Mauritanie jusqu’en France dans les années 1970. par Astrid Krivian
O
n la retrouve dans un café du quartier de Belleville, où elle a grandi. Fanta Dramé se souvient des beignets et des jus de bissap préparés par sa grand-mère, qu’elles vendaient dans les foyers de travailleurs immigrés, à quelques encablures. La mémoire familiale est la pierre angulaire de sa démarche littéraire. Son premier roman, Ajar-Paris, retrace le parcours d’émigration de son père Yely, depuis Ajar, en Mauritanie, en passant par le Sénégal, où il rencontre sa future épouse, jusqu’à sa traversée de la Méditerranée vers Paris, en 1975. « On parle toujours des immigrés, terme devenu péjoratif, à partir de leur point d’arrivée, et non pas de leurs racines », regrette la jeune plume, née en 1987. Sirotant un Coca-Cola – « une addiction » –, elle revient sur l’événement déclencheur de l’écriture. En se rendant aux obsèques de sa grand-mère en Mauritanie, en 2013, Fanta Dramé foule pour la première fois la terre d’origine de ses ancêtres. À Ajar, commune reculée, où le temps semble s’être arrêté, la Parisienne affairée éprouve un choc culturel. Une foule de questions l’assaille alors : « Comment mon père a-t-il réussi à quitter un village, un pays, un continent, pour tenter sa chance en France, à Paris, soit deux mondes opposés ? C’est un parcours peu ordinaire : quitter son pays est un déchirement. Or, pour lui, devenu chef de famille très jeune à la mort de son père, émigrer était le chemin classique pour gagner son pain, faire vivre les siens. » Carnet et stylo à la main, elle enquête, creuse son « archéologie familiale », questionne son père sur son histoire, méconnue de ses enfants. Diplômé d’études coraniques au Sénégal, Yely a travaillé en France en tant qu’éboueur, apprenant le français lors de cours du soir. Parfois, face à sa pudeur, aux silences recouvrant les épreuves, l’autrice imagine, instille de la fiction. L’écriture lui a permis de redorer le blason paternel. « Enfants, on grandit avec l’idée que nos parents sont moins bien que les autres. C’est absurde ! » Elle se sent aussi plus entière. « J’ai complété mon patrimoine identitaire. Et j’ai compris ce que signifie être née dans un pays dont on n’est pas originaire. » Ajar-Paris rend aussi hommage à toutes ces personnes issues de l’immigration postcoloniale, invisibilisées. « Selon Frantz Fanon, chaque génération a une mission. En tant qu’enfants d’immigrés, la nôtre est de rappeler que nos parents ont participé à l’histoire de France, et qu’ils doivent être intégrés dans le récit national. »
Ajar-Paris, Plon, 208 pages, 19 €.
Celle qui lit tout son soûl depuis l’enfance, des Harry Potter aux classiques, est une professeure de français épanouie, en collège d’une zone défavorisée, en Seine-Saint-Denis. Une vocation née en classe de cinquième, grâce à une enseignante inspirante. Après un master de lettres modernes, elle obtient le concours du Capes. Malgré les difficultés, Fanta Dramé transmet avec ferveur sa passion pour la littérature aux élèves : « Je crois en l’école de la République, en tant qu’ascenseur social. J’en ai bénéficié. » De toute façon, elle et ses frères et sœurs étaient « obligés de réussir » : « Mon père veillait à ce que l’on ait les mêmes droits que les autres. Grâce aussi à son soutien, je me suis épanouie à l’école. » Mon père, ce héros… ■
«Enfants, on grandit avec l’idée que nos parents sont moins bien que les autres. C’est absurde!»
FAITES LA FÊTE !
Dans un contexte mondial tout à fait dépressionnaire, avec son lot d’angoisses pour demain et les multiples interrogations de toute façon sans réponse, un seul mot d’ordre en cette fin d’année : faites la fête ! Et s’il le faut, forcez-vous ! On ne peut plus continuer à enchaîner les fléaux et les récessions à ce point depuis quelques années sans faire un vrai break. Physique, mental. La récession économique omniprésente n’aidera peut-être pas, mais vous avez des ressources. Humaines, d’abord. En vous serrant les coudes pour organiser de belles agapes de fin d’année, chacun à votre niveau, que ce soit avec du caviar et du foie gras pour les nantis ou une super sauce locale pour les autres. En famille, avec des amis, anciens ou nouveaux, proches ou éloignés, peu importe. En cette fin 2022, il faut se réunir, passer de bons moments où l’on oublie un peu tout.
Personne ne sait si la crise économique géante que génère, entre autres, la guerre en Ukraine continuera, ni pour combien de temps. Nul ne peut parier que la pandémie de Covid-19 et un énième variant féroce ne verront pas le jour en 2023. Qui peut dire à quelle vitesse les changements climatiques et leur lot de perturbations irréversibles se propageront, ou si l’on pourra les freiner un jour ? Que penser aussi des pays qui sont passés sous le joug d’une junte militaire, et qui piétinent économiquement dans un système de transition sans réelle feuille de route, ne serait-ce que pour l’année prochaine ? Comment enfin ne pas redouter des attentats meurtriers, possibles à tout moment, dans les zones où les terroristes de Boko Haram ou d’Al-Qaïda n’ont, hélas, pas faibli ? Etc., etc. La liste est longue. Et nous ne l’énumérerons pas ici.
Parce qu’en cette fin 2022, on essaye de conjurer le sort en oubliant tout ça. On prend sa dulcinée par la main pour l’emmener en vacances, très loin si on en a les moyens ou tout près si on en a moins. On organise une belle fête avec ses parents, ses amis ou ses voisins. Ou on prévoit des vacances seul aussi pour décompresser et faire le point. Chacun est libre. Le continent, lui, regorge d’idées de villégiatures, de découvertes ou de rassemblements chaleureux.
L’important, c’est d’être un peu heureux, de lâcher prise et de se forger un moral d’enfer pour affronter 2023. Plus fort pour faire face. En ayant emmagasiné une bonne dose de légèreté et de positif ! Bonnes fêtes de fin d’année à tous, et tous mes vœux pour l’année prochaine ! ■
Gregory Rockson Pharmacie pour tous
IL EST LE COFONDATEUR de mPharma, un grossiste en médicaments en quelque sorte, qui préfigure le monde de demain, qui cherche à disrupter le marché sur le continent. Afin de pouvoir rendre les produits accessibles au plus grand nombre. La structure, installée à Accra, au Ghana, centralise les commandes d’un vaste réseau de pharmacies et de distributeurs présents dans plusieurs pays (Ghana, Nigeria, Kenya, Ouganda, Gabon, Rwanda…). Elle peut ainsi muscler sa marge de manœuvre et de négociation avec les géants mondiaux du secteur, peu connus pour leur générosité. Formé aux États-Unis, personnalité reconnue dans le monde entier sur les questions pharmaceutiques, il rêve de pouvoir atteindre les communautés les plus reculées ou les plus isolées. La digitalisation du processus devrait faciliter cette ambition ; et les financiers suivent avec un certain enthousiasme. Zyad Limam
Les entrepreneurs
Ils et elles sont chefs d’entreprise, créateurs, innovateurs, dans le business ou le sociétal, dans les services, dans le vieux monde de l’industrie ou le nouveau monde digital. Ils ou elles sont « fils ou filles de » ou autodidactes. Ils et elles font bouger les lignes, investissent,
participent activement à l’émergence du continent. Ils et elles sont à l’honneur de notre traditionnel best of, pour l’année 2022. Inspirez-vous !
Noureddine Tayebi De la Silicon Valley au continent
INGÉNIEUR FORMÉ EN ALGÉRIE puis aux États-Unis, il a travaillé huit ans en Californie, au sein du groupe informatique Intel. Fort de cette expérience, il fonde, en 2014, une première start-up, InSense, spécialisée dans les nanocapteurs de mouvement. Puis, en 2017, une seconde, Yassir, plate-forme de VTC et de livraison à domicile. Le succès est foudroyant : la société revendique 3 millions d’utilisateurs au Maghreb,
en France et au Canada notamment, et la création d’environ 40 000 emplois indirects (principalement des chauffeurs et des livreurs). Après être parvenu à lever plus de 67 millions de dollars auprès d’une trentaine d’investisseurs – dont de nombreux Américains –, le patron de 45 ans entend développer Yassir sur le continent, notamment en Égypte, en Côte d’Ivoire, au Nigeria et en Afrique du Sud. Cédric Gouverneur
Aliko Dangote La marche en avant
HOMME LE PLUS RICHE d’Afrique selon le magazine Forbes, avec une fortune estimée par Bloomberg à plus de 19 milliards de dollars, ami de Bill Gates et du chanteur Bono, le magnat philanthrope de 65 ans, propriétaire du conglomérat nigérian Dangote, fourmille de projets. Sa méga-raffinerie de Lekki, près de Lagos, doit entrer en production en ce début d’année et mettre fin à l’insupportable paradoxe
du Nigeria, pays exportateur de pétrole brut… mais importateur de carburant. Il a également annoncé fin 2022 la création de 300 000 emplois dans la filière sucrière, grâce à 700 millions de dollars de nouveaux investissements injectés dans le secteur. Invité en septembre à Nairobi pour l’investiture du nouveau président, William Ruto, le milliardaire a également relancé son projet de bâtir une cimenterie géante au Kenya. C.G.
Anta Babacar Ngom Diack Une affaire de famille
C’EST LA FILLE du présidentfondateur de la florissante entreprise sénégalaise Sedima, dont elle est la directrice générale (DG) depuis 2016. Née à Pikine, en 1984, elle commence très tôt à travailler, durant ses vacances, dans le groupe familial, spécialisé dans le secteur avicole, l’agrobusiness et l’immobilier. Puis, elle part étudier au Canada, où elle obtient un master 1 en économie, et poursuit son cursus à Paris, d’où elle revient avec un master 2 en management international de projets et NTIC, ainsi qu’un Executive MBA en communication à Sciences Po. En 2009, elle entre à Sedima, et y occupera différents postes avant d’en prendre la direction. Elle n’hésite pas à investir, à diversifier les activités en y incluant la minoterie. Elle met aussi en place l’abattoir le plus moderne d’Afrique subsaharienne et déploie des filiales dans la sous-région. Mariée et mère de trois enfants, madame la DG dirige pas moins de 780 collaborateurs. Arrivée dans le top 3 de la 9e édition du classement Choiseul des meilleurs chefs d’entreprise de moins de 40 ans du continent, elle est même numéro 1 du palmarès Afrique de l’Ouest. Emmanuelle Pontié
Karim Beguir
L’IA au service de tous
SA START-UP, InstaDeep, fondée en 2014 avec une amie d’enfance, Zohra Slim, s’est imposée comme l’un des leaders dans le secteur de l’intelligence artificielle (IA) « décisionnelle », c’est-à-dire qui aide les entreprises dans leurs prises de décision. La société, qui a réalisé une levée de fonds de 100 millions de dollars en janvier 2022, compte notamment parmi ses clients Google, BioNTech (pionnier des vaccins à ARN messager), le gouvernement émirati et l’entreprise de chemin de fer Deutsche Bahn. Le Tunisien de 46 ans, diplômé de la prestigieuse école française d’ingénieurs Polytechnique, aspire à faire d’InstaDeep le chef de file africain de l’IA, qui « va avoir un impact encore plus grand que celui d’Internet », et à « soutenir le développement humain, au bénéfice de tous ». C.G.
Aboubaker Omar Hadi Capitaine des ports de Djibouti
C’EST INCONTESTABLEMENT sa passion. Et pourtant, il est né à Dikhil, dans l’hinterland du pays. De son bureau, installé dans la toute nouvelle tour de la zone franche de Djibouti, il peut voir ce qui a été réalisé au cours des dix, quinze dernières années. Ici est née, du vieux port colonial, une véritable plate-forme portuaire et logistique moderne, diversifiée, un outil essentiel et incontournable. Sur cette pointe de l’Afrique, sur le détroit stratégique de Bab-el-Mandeb. L’une des routes principales du commerce mondial. Nommé en 2011 patron de l’Autorité des ports et des zones franches de Djibouti (APZFD), homme de confiance du président Ismaïl Omar Guelleh, ce puissant patron a été formé au Havre et à la prestigieuse université de Malmö, en Suède. Il a également fait un passage dans les terminaux nigérians. Il connaît son métier sur le bout des doigts. Et fourmille d’idées, de projets pour aujourd’hui et pour demain. Soucieux de renforcer l’offre Djibouti ! Z.L.
Matina Razafimahefa Les codeurs pour écrire l’avenir
CETTE FRANCO-MALGACHE née en Côte d’Ivoire a fondé l’école privée en ligne Sayna, en 2018, à l’âge de… 19 ans ! Le but : répondre au double problème du manque de formation aux métiers numériques sur le continent et à la demande croissante des entreprises dans ce domaine. Le moyen : une formation en ligne, sous la forme d’un jeu vidéo. En l’espace de trois à six mois, l’élève-développeur apprend son métier, puis commence à effectuer des tâches rémunérées pour les entreprises… Le résultat : des centaines de jeunes Malgaches formés à l’encodage, 600 000 dollars levés auprès d’investisseurs (notamment Orange). Les projets de l’entrepreneure : former 8 000 à 12 000 codeurs, se développer en Côte d’Ivoire, au Cameroun et en Algérie, lever 4 à 6 millions d’euros de fonds, puis se déployer dans le monde entier, « pour aider les plus précaires » en leur apprenant un métier d’avenir. C.G.
Guled Ahmed Changer l’énergie !
IL VIT AUX ÉTATS-UNIS, mais n’a jamais rompu les liens avec la Somalie, qu’il a quittée enfant. Cet ingénieur a fondé Power OffGrid, qui équipe en panneaux solaires les habitants de Jowhar, au sud de son pays natal. Fort de ce succès, il a créé, en 2018, Jiko Biogas (« jiko » signifiant « cuisinière » en somalien) : l’idée est de produire du méthane à partir de bouse de vache, afin de lutter contre la déforestation et la pollution domestique [voir rubrique Business de ce numéro]. En 2023, la société va développer ses activités au Kenya avec son partenaire G-Gas. L’entrepreneur veut lancer l’Association est-africaine de biogaz, pour unir les producteurs de ce combustible afin qu’ils puissent négocier ensemble, mieux faire connaître leurs solutions, et proposer des partenariats aux gouvernements et aux sociétés privées du continent. C.G.
Erick Yong Soutenir les jeunes pousses
CET ENTREPRENEUR né au Cameroun a cofondé (avec l’Allemand Thomas Festerling) GreenTec Capital Partners, à Francfort, en 2015. Ce fonds de capital-risque accompagne les start-up africaines pendant « la traversée de la vallée de la mort », cette période critique entre le décollage et la première levée de fonds. L’entrepreneur a l’habitude d’expliquer que la finance d’impact, ce n’est pas seulement soutenir économiquement le démarrage d’une société naissante, mais que c’est aussi l’aider dans ses prises de décision et identifier ses partenaires potentiels. Le fonds a investi dans une quarantaine d’entreprises africaines, et en assiste environ 400 autres à travers sa fondation. En mai 2022, il a cofondé, avec le nigérian TVC Lab, Zeitec Investment, un service d’accompagnement aux investisseurs dans les start-up du continent. Objectif : « Servir la nouvelle génération des change makers en Afrique. » C.G.
Olivier Tébily La troisième mi-temps
REPÉRÉ TRÈS JEUNE, ce cousin de Didier Drogba, né en 1975 à Abidjan, a mené sa carrière de footballeur à l’étranger au plus haut niveau et été sélectionné à 18 reprises dans l’équipe nationale de Côte d’Ivoire. Avec l’argent de son premier contrat, il acquiert deux hectares de vignes à Cognac, dans le sud-ouest de la France, où l’on produit la prestigieuse eau-de-vie éponyme, et qu’il fait exploiter par des locaux. Une carrière de sportif plus tard, il retourne sur ses terres en septembre 2008 et ouvre deux restaurants, qui permettent à celui qui est le seul Africain propriétaire de vignes dans la région de se faire accepter dans ce milieu très fermé. Enfin prêt, huit ans plus tard, il apprend le métier auprès d’un agriculteur, lequel, à sa retraite, lui vend son domaine. Aujourd’hui à la tête d’une exploitation de 30 hectares, il commercialise 70 % de sa production auprès des grandes marques. Avec les 30 % restants, il approvisionne les bonnes tables parisiennes, sous la marque qu’il a créée, Cognac’OT. Enfin, ce « timide passionné » a bâti son paradis. Il rêve maintenait d’Afrique et aimerait distribuer ses flacons dans son pays d’origine. Philippe Di Nacera
Neila Benzina La modèle
CETTE TUNISO-FRANÇAISE va longtemps diriger, à Tunis, Business & Décision, une filiale du groupe français éponyme. Spécialisée dans les data, l’informatique décisionnelle, ouverte sur le Maghreb et l’Afrique francophone, l’entreprise passe rapidement de quelques collaborateurs à près de 400 employés, avec des annexes au Maroc, aux États-Unis, en Belgique. Après le rachat de la société par Orange Business Services, Neila Benzina tourne positivement la page. Sensible à la problématique du chômage des jeunes, tout particulièrement en Tunisie, elle lance la Holberton School Tunis, plate-forme de l’école américaine du même nom qui propose des formations en développement informatique. Un vrai succès, avec une croissance record en Europe et en Afrique. En avril 2022, la serial entrepreneure poursuit son engagement en fondant l’Association de soutien aux startups technologiques en Tunisie (ASSTT). Objectif : multiplier les échanges et les partages d’expériences. Neila Benzina aura donc choisi de concilier avec bonheur sens des affaires et investissement sociétal. Z.L.
Kehinde Wiley Passion Dakar
PEINTRE, SCULPTEUR, vidéaste, le New-Yorkais d’origine nigériane utilise magistralement la rhétorique visuelle dans les champs de l’héroïque et du sublime pour célébrer les personnes noires. Premier Afro-Américain à avoir peint, en 2018, le portrait officiel d’un président des États-Unis, il s’est pris de passion pour Dakar, capitale du Sénégal. Il y a inauguré une luxueuse résidence artistique, qui est l’un des cœurs battants
de la ville : Black Rock Senegal. Elle est gérée par une fondation qui, à travers des partenariats, des programmes variés et la promotion des échanges avec les communautés locales, veut redéfinir le rôle culturel du continent. L’artiste a aussi rénové la maison Douta Seck, dans la Médina, avec le soutien de l’ambassade américaine : il en a fait un spot majeur de la Biennale et ambitionne qu’elle devienne le premier tiers-lieu de création du pays, en partenariat avec l’État, pour promouvoir la culture à tous les niveaux. Luisa Nannipieri
Ange Kacou Diagou Révolution digitale
« AUCUN MÉTIER, aucune personne n’échappera au digital », a coutume de prophétiser le fils de Jean Kacou Diagou, fondateur du groupe ivoirien Nouvelle société interafricaine d’assurance (NSIA). Après ses études, au Maroc et au Québec, le jeune homme a, en 2009,
assuré la modernisation des services informatiques du groupe familial, puis a créé, en 2012, NSIA Technologies, devenue New Digital Africa (NDA) en 2021. Désormais émancipée, la holding NDA entend accompagner la transformation digitale des entreprises africaines – mais aussi étrangères – désireuses de s’implanter sur le continent, en proposant ses services et connaissances dans les télécoms, les data centers et le cloud. À 43 ans, l’ambitieux patron compte tripler le chiffre d’affaires de sa société d’ici à 2025, et l’installer dans 14 pays d’Afrique occidentale et centrale. C.G.
Mariam Issoufou Kamara Changer le monde par l’architecture
UN ARCHITECTE peut peser sur les changements sociaux, politiques et économiques. Cette conviction et la constante recherche culturelle, esthétique et technique qui l’animent ont fait de Mariam Issoufou Kamara l’une des bâtisseuses les plus influentes de sa génération. Née en France, à SaintÉtienne, en 1979, elle grandit au Niger et obtient ses diplômes à Washington avant d’ouvrir son cabinet, à Niamey, en 2014. Avec Atelier Masomi, elle réinterprète l’héritage culturel pour livrer des projets adaptés et durables, comme la transformation du marché régional de Dandaji, qui revitalise l’économie locale et offre une agora aux habitants. Plus incline à parler de son amitié avec David Adjaye (photo ci-contre) que de ses liens familiaux avec l’ancien président du Niger, elle pense surtout à ses chantiers à venir, comme le musée sénégalais du patrimoine africain, le Bët-bi, ou son projet de centre culturel à Niamey. L.N.
Pascal Agboyibor L’homme de droit
C’EST LE « LAWYER », l’avocat de notre liste. Il a longtemps fait, pendant près de dix-sept ans, les beaux jours de la maison américaine Orrick, avant une séparation brutale, en mars 2019. Depuis, et c’est donc plutôt rapide, l’homme de loi a fait un sacré chemin. Asafo & Co, qu’il crée dans la foulée, s’est imposé comme le premier cabinet conseil réellement panafricain. « Asafo » évoque le nom des guerriers chargés de protéger l’empire du Ghana au XIXe siècle. Pascal Agboyibor a de qui tenir : son père, avocat lui-même et homme politique engagé, fut Premier ministre du Togo. Paris reste la plaque tournante de l’organisation, mais Asafo a des équipes installées aux quatre coins du continent, à Nairobi, Abidjan, Casablanca… Un partnership a été monté avec Lawtons Africa à Johannesbourg, et tout récemment une antenne a été ouverte à Washington. De là à voir naître un cabinet à vocation mondiale et d’origine africaine, il n’y a qu’un pas… Z.L.
Tony Elumelu The big boss
NOMMÉ PAR LA REVUE américaine Time Magazine dans sa liste 2020 des 100 personnalités les plus influentes dans le monde, l’homme d’affaires et économiste nigérian, promoteur de l’afrocapitalisme, fêtera en mars ses 60 ans. Lancée en 2015, son organisation philanthropique, la Tony Elumelu Foundation, s’était donné pour objectif l’accompagnement de 10 000 entrepreneurs et start-up en une décennie. Fin 2022, elle revendique déjà 15 847 chefs d’entreprise aidés (dont 6 300 femmes) et un total de plus de 400 000 emplois créés sur tout le continent. En 2019, la fondation et le Programme des Nations unies pour le développement (PNUD) ont conclu un partenariat afin de soutenir au moins 10 000 entrepreneurs au Mali, avec l’ambition « de résoudre les racines économiques de la crise » sociale et sécuritaire que traverse le pays du Sahel. C.G.
Laureen Kouassi-Olsson Entre art et trade
SON INTUITION est forte, l’avenir en Afrique, ce sont aussi les industries de la mode et du luxe. En associant les talents, en impliquant les filières, en s’appuyant sur une tradition de savoir-faire. Suivant une carrière dans le milieu particulièrement exigeant de la banque d’affaires internationales (« J’étais la plus jeune, souvent la seule femme, et de toute façon la seule Africaine »), elle voyage de Paris à Londres (avec Lehman Brothers), puis à Abidjan avec le fonds Amethis. Elle découvre l’importance du secteur des industries culturelles et décide de se lancer en solo. En avril 2021, elle lance Birimian Ventures, une société d’investissement qui soutient les marques de luxe et haut de gamme du patrimoine africain. Objectif : sélectionner des projets, des créateurs, leur apporter financement, savoir-faire et conseils. Un mix audacieux et ambitieux entre l’art et le « trade ». L’aventure ne fait que commencer… Z.L.
Duplex Éric Kamgang
Au nom des étudiants
IL EST JEUNE, 38 ans, il est le fondateur de Studely, une start-up à la fois innovante et nécessaire pour des milliers d’autres jeunes. Elle accompagne les étudiants africains qui souhaitent poursuivre leur scolarité en Europe. Et demain en Inde, en Chine ou ailleurs ! La société prend en charge la gestion des aspects administratifs, financiers, le cantonnement des fonds pour obtenir un visa… Bref, un atout considérable lorsque l’on connaît le parcours du combattant que cela peut représenter. Ce natif de Douala, au Cameroun, s’est inspiré de sa propre expérience pour mettre en place son service. La fintech offre également à des élèves partis en court séjour de se bancariser. En mai 2022, Studely franchissait une étape majeure en proposant une solution financière en partenariat avec des acteurs bancaires européens et Mastercard. L’entreprise permet aux étudiants de recevoir des dépôts dans leur État d’origine, et de les utiliser à moindre coût dans le pays de destination. Z.L.
Wawira Njiru Faim d’école
QUAND cette entrepreneure et nutritionniste kényane a créé Food for Education, en 2012, elle livrait des repas équilibrés et généreux à tout juste une vingtaine d’écoliers. Aujourd’hui, son organisation à but non lucratif, qui emploie 200 personnes, sert tous les jours plus de 90 000 repas à moindre coût dans une quarantaine d’écoles publiques, à Nairobi, Mombasa et Kisumu. La trentenaire a développé un modèle de distribution efficace, qui fait travailler environ 20 000 petits paysans locaux. Reconnaissant l’impact de son action dans des zones où la malnutrition est un problème endémique, les Nations unies l’ont nommée personnalité de l’année 2021 au Kenya, et The World’s 50 Best Restaurants lui a remis l’Icon Award 2022 pour avoir, par le biais de l’alimentation, soutenu l’éducation des nouvelles générations. L.N.
NIGERIA POUR FAIRE FACE… perspectives
Officiellement, c’est le pays le plus riche du continent, juste devant l’Afrique du Sud, dopé par une économie pétrolière. Le plus peuplé aussi, 210 millions d’habitants, dont les deux tiers vivent dans une pauvreté « multidimensionnelle ». Un géant ethniquement complexe, fragilisé par la violence terroriste. Une nation en crise permanente, qui s’apprête à élire son nouveau président, une personnalité « miracle »… par Cédric Gouverneur
La géante Lagos, qui compte 22 millions d’habitants.
ors de son indépendance en 1960, les performances économiques de la république fédérale du Nigeria étaient globalement comparables à celles de la Fédération de Malaisie. Depuis, le pays d’Asie du SudEst s’est transformé en nation prospère et stable. Et certes, le géant anglophone ouest-africain dispose du plus imposant PIB du continent, avec 440 milliards de dollars (contre 420 pour l’Afrique du Sud et 404 pour l’Égypte), grâce aux hydrocarbures – un nouveau gisement, d’une capacité de 1 milliard de barils de pétrole et 500 milliards de pieds cubes de gaz, vient d’être découvert dans le nord-est, à Kolmani –, mais derrière la façade macroéconomique, tous les indicateurs sociaux sont au rouge : selon les derniers chiffres du Bureau national des statistiques (NBS) et des agences onusiennes, rendus publics en novembre, deux tiers des Nigérians – 133 millions sur 210 – (sur)vivent dans « une pauvreté multidimensionnelle » (insécurité alimentaire, logement, cuisine, sanitaire, santé…). Avec un taux de 21 % en octobre, l’inflation est à son plus haut niveau depuis 2005, à cause d’« une perturbation de l’approvisionnement en produits alimentaires », liée à la guerre en Ukraine, « d’une augmentation du coût des importations en raison de la dépréciation de la monnaie [le naira, ndlr], et d’une augmentation générale du coût de production », détaille le NBS. L’économie, indexée sur le cours de l’or noir,
pâtit de son manque de diversification et d’une corruption systémique. Surtout, l’insécurité s’est généralisée à la quasitotalité des 36 États fédérés : au nord-est, l’insurrection djihadiste ; au nord-ouest, le banditisme rural ; dans la région centrale de la Middle Belt, des tensions entre agriculteurs (chrétiens) et éleveurs (musulmans) ; au sud-est, la résurgence du séparatisme igbo, nostalgique de la sécession biafraise (1967-1970) ; dans le Delta, la piraterie et le pillage du pétrole ; et enfin, dans les grandes villes, le kidnapping contre rançon.
Côté politique, le président Muhammadu Buhari ne peut se représenter au terme de ses deux mandats. Cet ancien général putschiste et dictateur entre 1983 et 1985 (son régime avait notamment embastillé la star Fela Kuti, père de l’afrobeat) était revenu au pouvoir par les urnes en 2015, avec la promesse de restaurer l’ordre et la sécurité. Force est de constater qu’étant donné son calamiteux bilan, il aurait mieux fait de rester dans l’ombre… Et l’avenir paraît bien sombre : aussi cinglant qu’un couperet acéré, le titre d’un récent rapport de l’Institut d’études de sécurité (Afrique du Sud) donne la mesure du défi : « Nigeria in 2050 : Major Player in the Global Economy or Poverty Capital? » S’ériger au rang de puissance ou décrocher le titre peu enviable de « capitale mondiale de la pauvreté », telle serait l’alternative.
« Si nous gardons le même cap, c’est l’annihilation », alertait en octobre dernier Jibrin Ibrahim dans une tribune publiée par le journal en ligne nigérian Premium Times. Ce professeur de science politique et expert en développement sait pertinemment de quoi il parle : « Je me souviens d’un rapport similaire que nous avions réalisé en 1993-1994 sous l’égide de l’OCDE et de la Banque mondiale, West African LongTerm Perspective Study 1995-2020. Tristement, toutes nos prédictions sur les
Un bidonville sur une voie ferrée abandonnée à Abeokuta, à 70 kilomètres au nord de Lagos.
dangers qui menaçaient alors se sont, depuis, réalisées », écrit-il. « Nous avions mis l’accent sur la rapide croissance de la population », et avions « posé cette alternative » : « instruire la jeunesse et diversifier l’économie pour lui fournir du travail », ou ne rien faire et « endurer l’onde de choc d’une bombe démographique ». Résultat : « Rien n’a été fait, et la bombe démographique a explosé », fulmine-t-il. L’universitaire remarque également que, dès les années 1990, lui et ses confrères avaient pointé le « risque de conflit croissant entre pastoralisme et agriculture dans la région de la Middle Belt » et d’une « pression islamiste au Sahel ». Des menaces qualifiées, se souvient-il, de « pure spéculations » ! « Tout est pire qu’avant », cingle le professeur. L’économie demeure largement rentière, dépendante du pétrole et de son cours fluctuant. Le pays exporte des produits bruts et importe des produits transformés, malgré de récents et louables efforts de diversification économique, menés notamment par le conglomérat du milliardaire Aliko Dangote [voir notre numéro 401, février 2020].
PIPELINES ILLÉGAUX ET AVOIRS CAPTIFS
En 2050, avec 450 millions d’habitants en prévision, le Nigeria pourrait devenir le troisième pays le plus peuplé au monde, derrière l’Inde et la Chine… Aujourd’hui incapable de nourrir ses 210 millions d’habitants, il devrait en abriter plus du double dans moins de trente ans ! Pourtant, le pays, 131e sur 190 sur l’indice Doing Business de la Banque mondiale, ne prend pas le chemin d’un changement de cap. L’environnement n’est guère propice aux affaires. Un récent exemple : peinant à rapatrier ses gains du Nigeria, conservés par les autorités locales en mal de devises étrangères, la compagnie aérienne Emirates a annoncé fin octobre la suspension de ses liaisons vers Lagos et Abuja ! La prestigieuse société des Émirats arabes unis se déclare dans l’incapacité de maintenir ses coûts opérationnels et sa viabilité
commerciale dans le pays. Début septembre, elle avait déjà suspendu ses vols. Dix jours plus tard, les autorités lui avaient restitué 256 millions de dollars, environ la moitié de la somme totale. Mais faute de solution à long terme, Emirates a préféré jeter l’éponge. Au lieu de temporiser, le ministre de l’Aviation, Hadi Abubakar Sirika, s’est montré narquois : « Nous n’allons pas nous laisser intimider. Nous sommes le plus gros marché d’Afrique », laissant entendre que la compagnie du Golfe n’aurait d’autre choix que de revenir. Ce départ ne va pas améliorer la réputation du Nigeria,
écornée depuis deux décennies par les méfaits internationaux de la mafia (arnaques sur Internet, prostitution, stupéfiants…). Par leur retentissement, ces scandales éclipsent les atouts du géant ouest-africain, comme sa bouillonnante créativité, qui s’expriment notamment dans les start-up et les arts (tels l’afrobeat et Nollywood).
Autre exemple calamiteux : les autorités ont annoncé en octobre la découverte, dans l’État du Delta, au sud, d’un « pipeline illégal » de 4 kilomètres de long, qui dérobait du pétrole depuis une dizaine d’années, rapporte la plate-forme
d’information Energy Voice. Les vols d’or noir impliquent « toute une chaîne de valeur, depuis la NNPC [Compagnie pétrolière nationale du Nigeria, ndlr] jusqu’aux forces de sécurité, en passant par des salariés des compagnies pétrolières et des villageois », souligne Ese Osawmonyi, expert du cabinet de recherche SBM Intelligence à Lagos. La corruption et le vol dans la région sont « tellement lucratifs que des soldats payent un dessous-detable à des officiers pour être mutés dans le Delta », ajoute l’économiste.
La situation dans la région est à l’unisson de la « crise sécuritaire
multidimensionnelle qui touche quasiment tout le territoire », analyse le chercheur Michael Nwankpa dans l’article détaillé « The North-South Divide : Nigerian Discourses on Boko Haram, the Fulani and Islamization », publié en octobre 2021 par le think tank américain Hudson Institute. Rappelons que, depuis 2009, l’insurrection de la secte islamiste Boko Haram et de l’État islamique en Afrique de l’Ouest a provoqué la mort de plus de 30 000 personnes dans le nord-est du pays et sur les territoires des États voisins. Les deux organisations djihadistes rivalisent d’atrocités : attentats-suicides
Les deux organisations djihadistes rivalisent d’atrocité : attentatssuicides, enlèvements,
massacres…
Des armes et des munitions appartenant à Boko Haram découvertes par l’armée dans le nord-est du pays, en juin 2020.
commis par des enfants ou des personnes handicapées mentales ceinturées d’explosifs, enlèvements d’écolières réduites en esclavage sexuel, exécutions de « sorcières », massacres de famille entières de fidèles en pleine messe… À cela s’ajoutent désormais, dans les États de la Middle Belt, les violences récurrentes entre agriculteurs chrétiens yoroubas et éleveurs de bétail musulmans peuls. Selon Michael Nwankpa, beaucoup de personnes sont tentées de faire l’amalgame entre Boko Haram et les Peuls, « les percevant pareillement, comme voulant islamiser le Nigeria », dans une dangereuse spirale politico-ethnique…
Depuis une dizaine d’années, il faut également prendre en compte, au sudest, les menées de l’Indigenous People of Biafra (IPOB), notamment à Port Harcourt et dans l’État d’Abia. Organisation considérée comme terroriste par les autorités, l’IPOB est nostalgique de la sécession biafraise (qui a fait au moins 1 million de morts). « L’unité du Nigeria est en jeu, beaucoup de Yorubas
montrent désormais leur intérêt pour la formation d’un État indépendant », souligne le chercheur. Il conclut en expliquant, dépité, « ne pas faire confiance aux élites pour réparer la structure politique défectueuse et répondre aux tensions ethno-religieuses engendrées par les dysfonctionnements. Tout changement fondamental doit être mené depuis la base par le peuple », à l’exemple du mouvement End SARS (Special Anti-Robbery Squad), la révolte de la jeunesse contre les brutalités policières.
UNE JEUNESSE DÉSABUSÉE
En octobre 2020, le Nigeria a en effet connu les plus importantes manifestations de son histoire récente. Après la diffusion d’une vidéo montrant l’exécution sommaire d’un suspect par des policiers de l’escadron spécial anticriminalité SARS, la jeunesse avait investi les rues des grandes villes pour crier son ras-lebol de l’arbitraire. Ces manifestations contre les violences policières avaient été réprimées par… un surcroît de brutalités policières, qui ont logiquement soufflé sur les braises de la colère populaire. Selon Amnesty International, au moins 56 personnes ont perdu la vie en marge du mouvement End SARS. La répression a culminé dans la soirée du 20 octobre au péage de Lekki (une banlieue aisée de Lagos), lorsque l’armée a tiré sur des manifestants pacifiques qui entonnaient l’hymne national, en tuant au moins 12. Face à la contestation, le gouvernement avait dû concéder le démantèlement du corps de police honni, puis ordonné aux gouverneurs des États fédérés d’enquêter sur les abus.
Mais rien n’a changé sur le fond, selon les vétérans et porte-parole du mouvement social, qui dénoncent un simple exercice de communication : après quelques semaines d’accalmie, les brutalités sont revenues ponctuer la vie quotidienne des habitants. Et selon l’organisation non gouvernementale internationale, deux ans après End SARS, une quarantaine de manifestants seraient toujours en détention… Le mouvement
a tout de même représenté un progrès : la jeunesse a démontré ses capacités d’organisation (notamment grâce aux réseaux sociaux). Consciente de sa force, elle refuse de se faire confisquer son destin. Elle se veut solide, déterminée, méfiante envers les institutions défaillantes, et s’est surnommée « Génération tête de noix de coco ». « Par la grâce d’être des citoyens globaux, nous avons voyagé, physiquement ou virtuellement, dans des contrées plus développées », explique le jeune intellectuel Mfonobong Inyang, auteur du livre Lazy Nigerian Youths: Understanding This Coconut Head Generation, paru en 2021. « Nous avons fait l’expérience, ou vu, des endroits où les choses fonctionnent. Nous exigeons les mêmes opportunités… Nous ne voulons pas d’un Nigeria où le seul rêve consiste à japa [“émigrer” en argot yoruba, ndlr] d’un pays où il faut connaître quelqu’un pour être quelqu’un. »
L’offre politique a de quoi désespérer cette jeunesse. Les deux rassemblements dominants, le Congrès des progressistes (APC) et le Parti démocratique populaire (PDP), n’ont guère de différence idéologique flagrante, et alternent au pouvoir avec les mêmes leaders : Bola Ahmed Tinubu (70 ans), ancien gouverneur de Lagos, est le candidat de l’APC, parti du président Muhammadu Buhari. Face à lui, Atiku Abubakar (76 ans), candidat du PDP, était déjà vice-président sous les mandats du général Olusegun Obasanjo (1999-2007). Désigné en juin, Tinubu risque de payer les frais du bilan peu glorieux du chef d’État sortant. Un indice a en effet de quoi inquiéter l’APC : en juillet dernier, lors d’une élection partielle, le candidat du PDP a remporté le poste de gouverneur dans l’État d’Osun (sud-ouest), pourtant un fief de Tinubu. Abubakar, lui, pourrait pâtir de sa réputation sulfureuse d’officiel corrompu : il a ainsi fait fortune alors qu’il dirigeait… le département des douanes !
Un troisième candidat pourrait néanmoins créer la surprise : Peter Obi, homme d’affaires de 61 ans, a quitté l’an dernier le PDP après avoir échoué à
Une manifestation demandant la réforme de la police, à Lagos, le 20 octobre 2020.
Lagos, bouillonnante mais submersible
À l’ère du changement climatique, l’agglomération la plus peuplée du continent, capitale économique et culturelle du Nigeria, doit relever de multiples défis afin de gérer sa croissance incontrôlée.
A
lors qu’elle ne comptait que 300 000 habitants en 1950 et 5 millions d’habitants en 1990, Lagos comptabilise aujourd’hui plus de 22 millions de résidents. Et reçoit chaque jour 3 000 à 5 000 nouveaux arrivants… En 2100, elle sera la ville la plus peuplée au monde, avec 88 millions d’individus ! Et la mégapole ne sera « que » l’extrémité orientale de la tentaculaire conurbation d’un millier de kilomètres en train de s’étendre sur le littoral du golfe de Guinée : depuis la Côte d’Ivoire jusqu’au Nigeria, le chapelet de villes composé d’Abidjan et Bingerville, de Takoradi et Accra (Ghana), de Lomé (Togo), de Cotonou (Bénin) et de Lagos devrait, à cette époque, comporter 1 demi-milliard d’occupants ! Les infrastructures sont bien incapables de suivre le rythme endiablé de cette croissance exponentielle : Lagos subit d’interminables embouteillages (les go slows), une pollution dantesque, et croule sous les ordures (13 000 à 15 000 tonnes par jour, qui finissent souvent dans l’océan). Régulièrement, des immeubles érigés trop vite s’écroulent sur leurs occupants (45 personnes tuées à Ikoyi en novembre 2021). En construction depuis des années, le métro devrait voir sa première ligne enfin inaugurée au premier trimestre 2023. Les autorités encouragent en outre la collecte et le tri des déchets par des PME, et des bénévoles nettoient la plage de Lighthouse, frontalière avec le Bénin, de ses monceaux de plastiques. Mais le plus inquiétant reste à venir : sa viabilité est menacée par le réchauffement climatique. La ville – dont le nom signifie « lacs » en portugais – étant bâtie autour d’une lagune, au ras de l’eau, deux tiers des habitants vivent en zone inondable… La mangrove, qui jadis absorbait les flots, ayant laissé place au béton, la mégalopole se trouve désormais à la merci des assauts de l’Atlantique, dont le niveau monte inexorablement : la digue entourant le quartier d’affaires d’Eko Atlantic (dont la construction prend du retard) a rabattu les vagues sur les zones voisines moins aisées, et notamment Alpha Beach. ■
être désigné candidat à la présidentielle. Il a rejoint le modeste Parti travailliste (quelques élus seulement) et entrepris de se présenter, faisant campagne sur les réseaux sociaux. Or, un sondage, réalisé en septembre par la société américaine Premise Data auprès d’un panel représentatif d’environ 4 000 Nigérians, lui accorde le score astronomique de 72 % des suffrages sur les 92 % des personnes interrogées qui ont arrêté leur choix ! Pourquoi cet enthousiasme ? Challenger, il se démarque du bipartisme APC-PDP qui alterne au pouvoir. Catholique, il pourrait constituer une alternative aux deux principaux candidats, musulmans – et successeurs potentiels d’un président lui aussi musulman. Il est en outre igbo (troisième groupe ethnique du Nigeria avec 18 % de la population), caractéristique qui pourrait représenter un facteur conciliant dans ce pays fédéral en manque d’unité.
Ancien gouverneur de l’État d’Anambra (sud-est), il s’était fait remarquer par une gestion rigoureuse, rémunérant les fonctionnaires en temps et en heure, et investissant massivement dans l’éducation. Il affiche en outre un style de vie aux antipodes de celui des élites, au luxe ostentatoire : diplômé en business mais également en philosophie, Obi se présente comme frugal. Et dans un pays où règne le népotisme, son fils cadet est un modeste instituteur. L’homme a bien compris que ces caractéristiques le démarquent de ses deux principaux adversaires, et ne se prive pas d’en jouer, appelant ses électeurs à « reprendre le pays » lors d’une élection qui, selon lui, « oppose le vieux et le neuf ». Il appelle « les 100 millions de Nigérians qui vivent dans la pauvreté et les 35 millions qui ignorent d’où viendra leur prochain repas » à voter pour lui.
Sur les réseaux sociaux, ses supporters se sont baptisés « Obidients » (jeu de mots entre son nom et le terme anglais « obedience », signifiant « obéissance »). Beaucoup sont de jeunes vétérans du mouvement End SARS, avides de balayer l’APC et le PDP, rompus à l’usage des
applications en ligne, aux collectes de fonds et à l’organisation de mobilisations de rue. Peter Obi revendique clairement l’héritage politique de la rébellion de la jeunesse. Le 20 octobre dernier, à l’occasion du 2e anniversaire du massacre de Lekki, le candidat tweetait : « Aujourd’hui, nous commémorons nos frères et sœurs dont les vies furent abrégées lors des manifestations End SARS. Ils sont morts en se battant pour bâtir une nation meilleure. »
OBI, UN HOMME PAS SI NEUF QUE ÇA
Ses détracteurs pointent néanmoins son absence d’assise dans le Nord musulman, immense réserve d’électeurs, et dont est justement issu le candidat du PDP, Atiku Abubakar. Surtout, le petit Parti travailliste ne bénéficie pas du même réseau de bureaux, d’élus locaux
et de militants chevronnés dont jouissent les deux groupements leaders, bien implantés à travers le pays. Le candidat de l’APC, Bola Ahmed Tinubu, surnommé en pays yoruba « le parrain », se revendique comme « faiseur de rois » et a reçu le soutien de l’ex-président Goodluck Jonathan (2010-2015).
On lui reproche également de se présenter un peu vite comme un homme neuf, alors qu’il a été le colistier d’Abubakar lors de la précédente élection il y a quatre ans. D’autres ont remarqué que l’entourage du candidat est moins enthousiaste pour soutenir le mouvement End SARS : son colistier, Yusuf Datti Baba-Ahmed, estime que l’utilisation du terme « massacre » pour qualifier la fusillade de Lekki « pose question ». Un membre du staff de sa campagne, le militaire John Enenche, a quant à
La presse rappelle qu’il figure dans les Pandora Papers, ce gigantesque scandale d’évasion fiscale.
lui affirmé que les images de la répression étaient « photoshopées ». Surtout, la presse rappelle que son nom figure dans les Pandora Papers, ce gigantesque scandale d’évasion fiscale mis à jour en octobre 2021 par le Consortium international des journalistes d’investigation. L’homme d’affaires et ancien gouverneur plaide la bonne foi et dit avoir « oublié » de déclarer certains avoirs…
« Difficile de dire qui va l’emporter, nous explique le jeune essayiste Mfonobong Inyang. Les Nigérians et – espérons-le – des élections crédibles en décideront. » Les principaux candidats se sont d’ores et déjà engagés à respecter le verdict des urnes. Vingt ans après le retour de la démocratie au Nigeria, il s’agit, en soi, d’une bonne nouvelle. C’est aussi le signe que les élites veulent, comme la plupart des citoyens, éviter le pire. Car malgré les tensions ethniques, sociales et générationnelles, le traumatisme de la guerre de sécession biafraise demeure dans les esprits et empêche le géant de basculer dans l’abîme… ■
enjeux
GABON L’ANNÉE CHOC
Normalement, les élections présidentielle et locales devraient avoir lieu au second semestre 2023. Un vrai stress test pour un pays « riche », durement touché par les conséquences de la pandémie de Covid-19 et une croissance atone. Avec, au centre de l’équation, Ali Bongo Ondimba, sa résilience, sa fragilité et ses projets. par Zyad Limam
Le chef d’État gabonais lors de la cérémonie d’ouverture de la semaine africaine du climat à Libreville, le 29 juillet 2022.
C’est ce pays que l’on qualifie un peu facilement de « petit », et pourtant 268 000 km 2 – presque une demiFrance tout de même –, 76e au classement mondial, ce n’est pas si mal. Un pays d’avant-garde en matière d’écologie, couvert encore par l’une des plus belles forêts équatoriales du monde. Un pays relativement riche lorsque l’on regarde les chiffres (avec un PIB par habitant de plus de 8 000 dollars), riche aussi lorsque l’on s’intéresse à ses ressources, le pétrole bien sûr (5e producteur d’Afrique subsaharienne), les forêts évidemment, les mines, le potentiel touristique, agricole. Un pays inégalitaire où une petite élite urbaine d’hommes d’affaires et politiques concentre l’essentiel des revenus. Un pays sous-peuplé (2,3 millions d’habitants), l’une des plus faibles densités du continent (9 habitants/ km2), où les communications d’une région à une autre, d’une communauté à l’autre sont complexes. Un « pays village », secoué en permanence par des querelles picrocholines et des rivalités incessantes, souvent tout aussi stériles qu’absconses. Un pays de cocagne, normalement, une « Suisse de l’Afrique » disait-on avant, qui apparaît pourtant comme immobile, en attente d’assumer un avenir ambitieux. Libreville, capitale ouverte sur l’océan, bercée par son front de mer, alanguie tout en étant régulièrement paralysée par les embouteillages, ressemble à il y a dix ou quinze ans, en mode pause, à la recherche d’une fébrilité créative, de changements et de modernisation.
Le Gabon est un potentiel, une promesse, mais c’est aussi un pays en crise économique structurelle. Depuis 2008-2009, le PIB progresse lentement, passant de 13 à 18,3 milliards de dollars aujourd’hui, avec des mouvements brutaux en dents de scie. Le PIB par habitant est grosso modo le même qu’il y a dix ans. Selon les chiffres officiels, 30 % des Gabonais vivent au-dessous du seuil de pauvreté, soit avec moins de 580 francs CFA par jour (même pas 1 euro)… Les déficits en matière d’offre sociale sont criants, tant sur le plan de l’éducation que sur ceux de la santé, de la formation. Le chômage est endémique chez les jeunes, qui représentent une très grande majorité de la population.
LE DÉFI DE LA PRÉSIDENTIELLE
Les derniers temps ont été particulièrement rudes. Le président Ali Bongo Ondimba (ABO), au pouvoir depuis 2009, fils d’Omar Bongo Ondimba (qui a « régné » lui-même près de quarante-deux ans), a été victime d’un accident vasculaire cérébral (AVC), en octobre 2018. La conjoncture économique a été frappée de plein fouet par l’épidémie de Covid-19 et les multiples confinements. Le pays est entré en récession (-3,9 % en 2019 et -1,9 % en 2020). Les conséquences de la guerre en Ukraine sont venues rajouter leur lot de contraintes, avec en particulier l’inflation. Et son impact sur une population déjà fragilisée. Le
retour à la croissance est long, difficile, mais la guerre joue dans les deux sens. Les cours de l’or noir sont haussiers. Et le Trésor public se porte mieux…
C’est ce pays tout en contrastes, à la recherche d’un nouveau souffle, qui s’apprête à se lancer dans un cycle politique particulièrement exigeant. Présidentielle, législatives, locales, le programme de 2023 est particulièrement chargé (si les dates et les échéances sont respectées). Présidentielle en juillet-août. Législatives et locales en octobre. Les Gabonaises et Gabonais devront voter, choisir, quelles que soient les circonvolutions ou les manipulations de la classe politique.
La clé, évidemment, c’est l’élection présidentielle. Un défi pour le Gabon. Les plaies de celle de 2016 ne sont pas refermées. Les résultats du scrutin, plus que serré (avec, en particulier, le vote à quasi 100 % pour le candidat Ali Bongo Ondimba dans sa province du Haut-Ogooué), ont été violemment contestés par la rue. Libreville a vécu des journées tragiques, avec de nombreuses victimes et des mises à sac. Et Jean Ping, candidat de l’opposition – et par ailleurs ex-beau-frère du président sortant –, n’a jamais reconnu sa défaite. Le procès en illégitimité s’est installé durablement. Le climat est resté tendu, c’est le moins que l’on puisse dire.
Ali Bongo Ondimba sera très certainement à nouveau candidat, après 2009 et 2016. Dans une élection qui se jouera à
deux tours pour la première fois depuis l’indépendance du pays. Un processus électoral qui rebat les cartes. Évidemment, l’idéal pour lui serait d’obtenir une victoire au premier tour, quelle que soit la marge, pour clore toute tentative d’alliance potentiellement victorieuse. On pourra s’attendre à de nombreuses manœuvres aussi sophistiquées que « tordues » de part et d’autre. L’enjeu est essentiel : c’est le pouvoir dans un pays sans véritables
Lorsque
l’on regarde ses ressources, il s’agit du 5e producteur de pétrole d’Afrique subsaharienne.L’immeuble Total Gabon, à Libreville.
contre-pouvoirs, c’est symboliquement ce fameux et imposant Palais du bord de mer, construit en 1977 à l’apogée pétrolière. Et comme, en général, les campagnes électorales gabonaises ne font pas dans la dentelle, on peut s’attendre à des échanges musclés. Les risques de dérapages sont réels.
L’équation se jouera en partie sur la santé du président. Ali Bongo Ondimba a été victime d’un AVC lors d’un voyage officiel en Arabie saoudite, le 24 octobre 2018. Sauvé par les médecins de l’hôpital King Faisal, à Riyad. Un miracle d’ailleurs, ou un signe : le lendemain, le président devait se rendre au Tchad, avant de rentrer au pays…
Le 29 novembre, il est transféré à l’hôpital militaire de Rabat. Le 7 janvier, un groupe de mutins tente de prendre le pouvoir à Libreville. C’est un échec. Mais le traumatisme est profond. La République a vacillé. Le pouvoir semble sans chef, à prendre. Le 15 janvier, le président fait un aller-retour à
Libreville pour permettre au nouveau gouvernement de prêter serment, comme le veut la Constitution. La cérémonie durera moins de 1 heure. Elle ne sera pas retransmise en direct ni en différé dans son intégralité sur les chaînes publiques, mais une vidéo de 28 minutes sera diffusée quelques heures plus tard. On y voit le chef de l’État en fauteuil roulant. Les apparences sont presque sauves. Commence alors le long chemin de la réhabilitation physique et de la reprise en main des leviers du pouvoir.
On ne peut dénier à Ali Bongo Ondimba un véritable courage, une obstination à se relever. On ne peut que reconnaître ce volontarisme, ces efforts douloureux et constants pour gagner sur le handicap, pour récupérer de la mobilité, les facultés cognitives, présider les Conseils des ministres, recevoir les personnalités en audience, revenir sur la scène diplomatique. Il ne cède rien, la retraite n’est pas à l’ordre du jour. Il aura enchaîné des centaines d’heures d’orthophonie, de rééducation, sans parler de
la mise en place d’un régime strict pour celui qui était amateur de bonne chère et de cigares. En mars 2021, il résume sa pensée lors d’une interview donnée à Jeune Afrique : « Ce qui ne vous tue pas vous rend plus fort. » En ajoutant : « Je n’ai jamais lâché, et à aucun moment, l’idée d’abandonner ne m’a effleuré l’esprit. Pour un capitaine, quitter le navire en pleine mer est inenvisageable. » À Paris, en novembre 2021, il refuse tout dispositif spécial pour l’aider à gravir les marches de l’escalier du palais de l’Élysée. Malgré cette jambe droite récalcitrante, qui ralentit sa marche. Ses visiteurs le confirment : ABO a retrouvé la quasi-totalité de son élocution, en français et en anglais. Il affronte la pandémie de Covid-19 et le risque que celui-ci représente pour lui, personnellement, physiquement. Au fond, il incarne symboliquement le pouvoir, malgré les assauts de la maladie. Comme l’on dit, paraît-il, en franc-maçonnerie, un frère vit et meurt debout.
EN MODE SÉDUCTION
Le président gouverne aussi. Et de plus en plus au fil des mois. Il fait le ménage dans le Palais, reprend les rênes. La chute de son directeur de cabinet, le tout-puissant Brice Laccruche Alihanga est particulièrement spectaculaire. Ce sont les opérations « Mamba » et « Scorpion ». La campagne anticorruption envoie de nombreux ministres en geôle.
Il ne cède rien, la retraite n’est pas à l’ordre du
jour.
À quelques mois du scrutin, le pays est toujours divisé, mais le président sortant paraît avoir la main. Ali Bongo Ondimba dispose, avec le Parti démocratique gabonais (PDG), d’une véritable machine de guerre, rodée, implantée et financée (qui fêtera ses 55 ans en mars prochain). Le PDG dispose d’un maillage serré, particulièrement utile en milieu rural, là où l’on peut faire le plein de voix, d’une manière ou d’une autre. De nombreux opposants ont rejoint récemment le gouvernement ou l’orbite présidentiel. ABO est lui-même en mode séduction, renouant des liens avec d’anciens cadres particulièrement précieux, chacun dans sa région. En mars 2022, le chef d’État a créé un Haut-Commissariat de la République, chargé du suivi et de la mise en œuvre de son action politique. Dans cet aréopage, on retrouve des figures essentielles, comme celle de Michel Essongué, vétéran de la vie nationale, qui fut au service de Bongo
père et qui prend la tête de cette institution. On y retrouve aussi Jean Eyeghe Ndong, dernier Premier ministre d’Omar Bongo, dans l’opposition depuis douze ans, et chef de file de la grande famille de Léon Mba (premier chef d’État de la République gabonaise). Nourredin Bongo Valentin, fils d’Ali et de son épouse, la très influente Sylvia Bongo Ondimba, a certes perdu le poste particulièrement exposé et visible de coordinateur des affaires présidentielles, mais il devrait néanmoins fortement s’impliquer dans la campagne électorale. On parle aussi du retour en grâce de Frédéric Bongo, « Fred », ancien patron de la garde présidentielle, limogé avec pertes et fracas en octobre 2019. Les grandes manœuvres ont donc lieu, le rassemblement est enclenché, et personne réellement n’imagine qui pourrait contester tout haut l’autorité et la candidature d’Ali Bongo Ondimba. Le résident du Palais du bord de mer n’a pas de successeur désigné, et on voit mal comment cet état de fait pourrait changer dans les semaines qui viennent…
Pourtant, qu’on le veuille ou non, la question se pose. Certes, ABO s’impose définitivement comme un modèle de survie et de volonté. La peur du vide, l’absence d’une personnalité marquante, rassembleuse, au sein de la majorité incite également à serrer les rangs. Et on compte d’une manière ou d’une autre sur lui pour tenir la maison, défendre son camp, absorber et arbitrer les querelles d’héritiers potentiels, pendant que chacun vaque à ses affaires. Mais le président a 63 ans, sa santé est fragile. On lui demande beaucoup. L’exercice du pouvoir est rude. À la tête de l’État depuis treize ans, il pourrait signer pour sept ans de plus. L’usure aussi se fait tout de même sentir. Même si le fils n’est pas le père (« lui c’est lui, moi c’est moi »), les Bongo dominent la vie publique du pays depuis 1967…
Face à cette majorité aux apparences plus ou moins solides, l’opposition avance fragilisée, divisée, paralysée par les rivalités et les rancœurs personnelles. L’option d’une candidature unique semble bien lointaine. En 2016, Jean Ping, métis, avec un ascendant chinois et une mère myènè, avait pu espérer transcender les frontières ethniques habituelles et coaliser les grands barons de l’opposition. Aujourd’hui, le patriarche vient de fêter ses 80 ans, et beaucoup cherchent à obtenir de lui l’adoubement, et donc son retrait…
Guy Nzouba-Ndama, un vieux de la vieille, déterminé, qui fut tout de même président de l’Assemblée nationale de 1997 à 2016, ne cache pas ses ambitions… Mais il a perdu deux de ses proches lieutenants, entrés récemment au gouvernement. Et de retour d’un voyage à Brazzaville par la route, il a été intercepté par la douane gabonaise avec un peu plus de 1 milliard de francs CFA en cash dans ses valises. Les regards se sont tournés vers la présidence congolaise. Les relations sont pour le moins glaciales entre les deux États voisins. Denis Sassou-Nguesso est le grand-père des deux enfants issus du mariage d’Omar Bongo et de sa fille Édith : Omar Denis Junior et Yacine Queenie. Les contentieux entre les deux familles sont nombreux. Et Omar Denis Junior est particulièrement influent à Brazzaville.
L’absence
incite à serrer les rangs.
L’Union nationale (UN) a volé en éclat après le « divorce politique » peu amène entre Paulette Missambo et Paul-Marie Gondjout. Même tragédie grecque du côté d’Alexandre Barro Chambrier (Rassemblement pour la patrie et la modernité, RPM), en rupture avec son ex-allié et ami Michel Menga M’Essone, devenu ministre de la Décentralisation lors du remaniement de mars 2022.
LE PAYS DE DEMAIN
Bref, le pays avance cahin-caha vers des échéances majeures, en cherchant à préserver des équilibres instables et des positions acquises. Mais huit ou neuf mois, c’est long, presque une éternité en politique. La campagne elle-même peut réserver des surprises. Les votes ne sont pas acquis. Depuis sept ans, le pays a évolué, les enfants sont devenus des jeunes. Des électeurs potentiels. C’est une génération urbaine, connectée, influencée pour le meilleur et pour le pire par la révolution digitale et les réseaux sociaux. Ils regardent ce qui se passe ailleurs, là où l’on parle d’émergence. Et puis, il y a cette urgence d’avoir enfin un débat à moyen, long terme. D’imaginer le Gabon de demain. De se préparer à l’avenir. De sortir des paramètres définis uniquement par une élite recroquevillée sur elle-même, qu’elle soit proche du pouvoir ou contre lui. De s’éloigner de ce qui ressemble quand même à une guerre permanente entre les héritiers de Bongo père, soucieux de remettre en cause jusqu’à ce jour la position de Bongo fils. Les vrais enjeux sont réels, ailleurs. Le Gabon doit transformer sa promesse. Il a besoin de renouvellement, de se projeter plus énergiquement dans une politique de croissance et d’inclusivité sociale. De créer des richesses, des entreprises, d’offrir des opportunités aux plus fragiles. Le pays est jeune, on l’a dit, les atouts sont là, le pétrole n’est pas encore épuisé, la forêt est riche, la transition est possible, en particulier dans une économie globale qui sera dominée par les questions de développement durable.
Le prochain président de la République, les futurs députés et maires, les partis politiques, la société civile, les milieux d’affaires ne pourront pas échapper à ce débat essentiel. ■
d’une autre personnalité marquante, rassembleuse,
PROFITEZ D' 100 % NUMÉRIQUE
découvrir,
afriquemagazine.com !
POURQUOI S'ABONNER ?
Tout le contenu du magazine en version digitale disponible sur vos écrans. Des articles en avant-première, avant leur publication dans le magazine.
Des contenus exclusifs afriquemagazine.com pour rester connecté au rythme de l’Afrique et du monde.
Des analyses et des points de vue inédits.
L’accès aux archives.
www.afriquemagazine.com
Être en Afrique et être dans le monde. S'informer,
comprendre, s'amuser, décrypter, innover… À tout moment et où que vous soyez, accédez en illimité à
CE QUE J’AI
Thomas Bimaï
LE DANSEUR FRANCO-CAMEROUNAISsigne la chorégraphie de la comédie musicale Black Legends, qui retrace l’histoire des musiques afro-américaines et des luttes qu’elles ont accompagnées. propos recueillis par Astrid Krivian
Je suis né à Douala, entouré d’odeurs, de bruits, de danses. Les gens s’expriment à travers le corps, le visage, les mains. La danse en Afrique, c’est organique et ça relève souvent de la transe. Ce n’est pas une discipline que l’on apprend, elle fait partie de notre culture. Elle coule dans nos veines. Je danse parce que je suis. Je suis ce que je danse. Le Cameroun m’a donné cette lecture du corps. Ces images d’enfance restent gravées en moi. Elles me sont revenues quand j’ai commencé à danser en France, où je suis arrivé à 6 ans. Aujourd’hui, elles me servent même à guider des danseurs français qui ne verront peut-être jamais ce pays. Pour de nombreux chorégraphes, la technique est importante. À mes yeux, c’est la justesse qui compte. Quand je travaille un mouvement, je ne cherche pas une technique précise, un style. Avec mes danseurs, on s’évertue à trouver le juste, à défendre le propos. Je mets mes connaissances, ma formation de danse académique et urbaine, au service de l’histoire. Le geste pour le geste ne m’intéresse pas. J’aime danser pour des projets engagés, comme pour Madiba, le musical, en hommage à Nelson Mandela. Je suis pratiquement le seul chorégraphe noir dans le milieu des comédies musicales actuellement en France. Et je signe la chorégraphie d’un spectacle sur l’histoire des Noirs américains, comme si je ne pouvais pas être crédible sur d’autres projets. Alors que j’ai le même parcours que les autres, et que j’ai des idées, un propos. Défendre Black Legends m’aide aussi à me défendre. Et d’affirmer : je suis là, je n’ai pas honte, j’ai des choses à dire. En 2022, le combat n’est pas fini, non seulement pour les Noirs mais aussi pour toutes les minorités. Ce spectacle leur dit : vous existez, continuez la lutte, car les choses évoluent. L’histoire afro-américaine ne concerne pas que les Américains : c’est l’histoire du monde, du peuple noir. Enfant, j’ai été bercé par ces musiques afro-américaines. Elles tournaient en boucle sur la platine de mon père, me faisaient danser. Bien plus que des chansons, elles représentent des instants de mon cheminement. Avant d’entrer en scène, j’ai mon rituel. Je fais des pompes, des abdos, du gainage, de la méditation. J’établis une dimension spirituelle avec mon corps, afin de me calmer, d’évacuer le stress, l’énergie négative, et surtout, de communiquer avec lui, me centrer.
On voudrait que je choisisse entre mes deux identités. Mais je me situe en équilibre sur une ligne, entre mes deux cultures, où je puise mes richesses. Ma puissance, ma réflexion sont camerounaises, mon intelligence est française. Au Cameroun, on me perçoit comme un Français, un mbenguiste. Je l’accepte. Et en France, on me demande sans cesse mes origines, ce qui sous-entend que je ne suis pas d’ici. Je l’accepte aussi. Je ne suis pas perdu ! Je suis juste au milieu, un pont reliant deux mondes. Ma spiritualité camerounaise me permet de gérer le tangible en France, et vice-versa. J’effectue cette passation à travers la danse. ■
«Je suis là, je n’ai pas honte, j’ai des choses à dire.»
récit
L’ÉNIGME ETHIOPIAN AIRLINES
La compagnie nationale dessert aujourd’hui 127 destinations dans 81 pays à travers quatre continents. En étant profitable. Enquête sur une réussite africaine unique malgré les crises successives.
par Thibaut Cabrera avec Zyad Limam
Fin novembre 2022. Quelque part à Paris, Londres, Francfort, Bruxelles, aux États-Unis (New York, Washington…) ou en Asie (Hong Kong, Séoul, Shanghai, Kuala Lumpur…), un avion d’Ethiopian Airlines s’apprête à décoller pour Addis-Abeba. Certainement un A350 de nouvelle génération. Ces vols arrivent généralement tôt le matin dans la capitale éthiopienne. Précisément à l’aéroport international de Bole, qui vient d’être agrandi, avec l’extension du terminal et un hôtel de luxe pour les transits. Les avions se posent, d’autres se préparent à repartir pour partout en Afrique – 61 villes au dernier comptage. Il y a aussi les voyages est-ouest et nord-sud à travers le continent. Sur le tarmac, la scène est saisissante d’activité, un quasi-embouteillage avec tous ces avions alignés, à l’empennage vert, jaune et rouge, les couleurs de l’Éthiopie. Dans les halls de l’aéroport, l’ambiance est aussi surprenante, un véritable caravansérail de gens venus des quatre coins du monde, des quatre coins du continent. On
y parle toutes les langues – du yoruba au malinké, en passant par l’arabe, le swahili ou l’anglais –, on y porte des boubous, des costumes, des cols Mao et même des combinaisons blanches anti-Covid pour les voyageurs chinois. Dans le salon business, les privilégiés peuvent avoir un aperçu d’Addis-Abeba, grâce à une longue baie vitrée. Tout roule, tout vole, et pourtant nous sommes en Éthiopie, pays immense, encore pauvre, et instable, avec une guerre civile au Tigré. Mais également au cœur d’un véritable hub de niveau international, unique en Afrique. Un hub opérationnel qui se situe dans le fameux « fuseau géographique en or », à équidistance de l’est et de l’ouest de la planète, et tient son rang dans la concurrence avec Istanbul ou avec Dubaï, les autres pivots majeurs de ce centre du monde aérien. C’est le mystère et le paradoxe Ethiopian. Entièrement détenue par l’État, l’entreprise fonctionne de manière presque indépendante, évitant les turbulences avec efficacité, des années sanglantes de la dictature du Gouvernement militaire provisoire de l’Éthiopie socialiste (Derg, d’après sa dénomination en amharique) à la crise mondiale causée par le Covid-19. Passant de 3,7 millions de passagers en 2011 à plus de 12 millions en 2019, elle a survécu au choc causé par la pandémie en 2020, en misant largement sur une activité cargo, devenue alors essentielle, et en transformant ses avions. La société a réussi à contenir la baisse de ses recettes (3,908 milliards de dollars en 2019, pour 3,749 milliards en 2020), tout en se préparant à redémarrer. Elle est protégée de la concurrence par un bouclier de l’État : obtenir des droits d’atterrissage à Bole est particulièrement compliqué pour les transporteurs internationaux. En septembre dernier, Ethiopian a reçu le trophée de meilleure compagnie d’Afrique pour la cinquième année consécutive. Une récompense décernée par la principale agence de notation de l’industrie du transport aérien, Skytrax. Preuve de son excellence, elle est passée de la 37e place du top 100 mondial en 2021 à la 26e place. Seules cinq autres sociétés continentales apparaissent dans ce classement de référence : Royal Air Maroc, South African Airways, Kenya Airways, Air Mauritius et Egyptair. Pour maintenir cette performance, Ethiopian s’appuie sur une stratégie de développement africaine et panafricaine, l’efficacité du hub, la protection publique, la modernité de la flotte, ainsi que sur un effort sur le service à bord, même si les puristes pourraient critiquer un catering parfois un peu rude et aléatoire… Sans oublier une certaine longévité, une expérience. Fondée en décembre 1945, elle célébrera son 80e anniversaire en 2025.
RETOUR EN ARRIÈRE
Le 8 avril 1946, un Douglas C-47 Skytrain décollait de l’aéroport de Lideta, à Addis-Abeba, pour se rendre au Caire, en passant par Asmara. Ethiopian Airlines effectuait alors son vol inaugural. Le tout premier pour une compagnie aérienne africaine. Sous l’impulsion de l’empereur Haïlé Sélassié, les discussions autour de sa création sont entamées dès 1942. À travers la mise en place d’un réseau aérien, il souhaite rapprocher son
Tableau des départs à l’aéroport de Bole, une nuit de novembre 2022.
pays des grands canaux de communication et sortir de l’isolement géographique qui freine la modernisation de l’Éthiopie. Les négociations démarrent entre le gouvernement et la société américaine Trans World Airlines (TWA). La création d’Ethiopian Air Lines (son nom jusqu’en 1965) est effective le 21 décembre 1945. Un accord prévoit que la gestion de l’entreprise, entièrement détenue par le gouvernement, soit confiée à TWA. La quasi-totalité des équipes est, dans un premier temps, composée d’Américains, et les premières liaisons internationales desservent Le Caire, Aden, Djibouti, Khartoum et Asmara. En près de vingt ans, elle va développer de nombreux vols long-courriers vers l’Afrique de l’Ouest (Nigeria, Ghana et Liberia) et vers l’Europe (Espagne, Italie, Allemagne et Grèce). L’accord évolue
Elle a survécu au choc causé par le Covid-19 en 2020, en basculant une grande partie de l’activité sur le fret.
L’aéroport de Bole, à Addis-Abeba, a une capacité de 22 millions de passagers par an depuis la construction du terminal 2.
également durant cette période pour laisser aux Éthiopiens plus de place au sein de l’entreprise : son préambule affirme, en 1953, qu’elle doit, à terme, être entièrement exploitée par du personnel local. En parallèle, elle acquiert un poids important sur le continent et entre dans l’ère du jet. Souhaitant se doter des derniers Boeing, la compagnie ne peut plus compter sur l’aéroport de Lideta et sa piste unique. Il est alors décidé d’en construire un second qui permettra d’accueillir les nouveaux appareils : l’aéroport de Bole est inauguré en 1961, et Ethiopian Airlines y établit son siège. Un an plus tard, deux Boeing 720 sont livrés. En 1970, face à la croissance de la société, TWA passe du rôle de gestionnaire à celui de conseiller et l’Éthiopien Semret Medhane est nommé directeur général pour son 25e anniversaire. Le futur fleuron du pays vole désormais de ses propres ailes.
En septembre 1974, Haïlé Sélassié est renversé à la suite d’une révolution qui met fin à son régime impérial et vermoulu. Une longue période de dix-huit ans de dictature militaire sanglante débute. La junte, menée par Mengistu Haile Mariam, rapidement surnommé le « Négus Rouge », installe un gouvernement marxiste-léniniste à parti unique prônant un « socialisme éthiopien » : c’est la naissance du Derg. Ses responsables interviennent rapidement dans les affaires internes de la compagnie : ils licencient Semret Medhane et le remplacent par un général. Leurs interventions répétées provoquent des pertes financières importantes et, à la fin des années 1970, la compagnie aérienne est proche de la faillite. Il faut sauver celle qui est devenue stratégique, y compris pour le Derg, grâce à sa capacité de fret, qui permet de désenclaver le pays. En 1980, sa direction convainc les responsables du Derg de nommer au poste de PDG une per-
sur le modèle américain, tant sur le plan technique que sur le plan managérial. Elle peut alors continuer d’enrichir sa flotte, et est rapidement considérée comme un « exemple d’excellence » par le très réputé hebdomadaire britannique The Economist
Les compromis avec le Derg témoignent de l’émergence du transport aérien comme secteur économiquement crucial. Jusqu’à la chute du régime, en 1991, les conflits sont permanents dans le pays. Pendant cette période de fortes turbulences, la compagnie réussit à tenir le cap et reste l’une des plus rentables du continent, en prenant des initiatives stratégiques pour améliorer son efficacité et en développant de manière accrue les liaisons intra-africaines. Elle déplace également temporairement sa flotte à Nairobi, en accord avec les autorités kenyanes, face aux risques provoqués par l’avancée de l’armée du Front démocratique révolutionnaire du peuple éthiopien.
UNE ENTREPRISE PIONNIÈRE
sonne évoluant dans le secteur : ce sera le capitaine Mohammed Ahmed, qui exige en échange que le pouvoir intervienne moins dans les affaires internes de la compagnie. En outre, face à la demande du Derg de cesser d’acheter des avions américains et de ne passer commande qu’à l’Union soviétique (dont le régime est proche), la direction d’Ethiopian Airlines menace, collectivement, de démissionner, l’obligeant à revenir sur sa décision. Un tel changement aurait été désastreux pour une société construite
À l’aune du XXIe siècle, avec le retour de la « stabilité » à Addis, la compagnie s’organise et enrichit son catalogue de liaisons internationales avec l’Afrique du Sud, l’Asie (Pékin et Bangkok) et les États-Unis. En 2005, devancée par South African Airways, Egyptair et Kenya Airways en nombre de passagers transportés, elle met en place un plan visant à atteindre les 3 millions de voyageurs en cinq ans. Un objectif dépassé dès 2010. Plus ambitieux encore, le programme « 2025-Vision » est alors lancé, avec pour objectif d’accroître le nombre de passagers ainsi que la taille de la flotte. Ethiopian Airlines devient le premier transporteur africain en 2019, et poursuit sa croissance, profitant de la position géographique de la capitale et augmentant ses parts de marché sur le transport aérien régional. Le but est de capter les trafics régionaux ou locaux vers des hubs intermédiaires, qui doivent à leur tour alimenter la plateforme d’Addis. C’est le trafic de « continuation ». En 2013, la compagnie prend une participation de 49 % dans Malawi Airlines. Plus récemment, en 2021, en devenant actionnaire à 45 % de Zambia Airways, elle a apporté un appui stratégique qui a permis à cette compagnie de reprendre ses activités, après vingt-sept ans d’absence. Elle détient également 40 % d’Asky Airlines, société panafricaine basée au Togo qui dessert une vingtaine de pays d’Afrique de l’Ouest et centrale, et sur laquelle elle mise pour développer le hub de Lomé – notamment pour en faire un espace spécialisé dans la maintenance et la formation aéronautiques. Ethiopian peut en outre compter sur d’autres partenariats stratégiques, au Tchad (Tchadia Airlines) et en Guinée équatoriale (Ceiba Intercontinental), ainsi que sur un accord trouvé avec le gouvernement de la République démocratique du Congo pour l’amorçage des activités d’Air Congo, qu’elle
Elle devient le premier transporteur africain en 2019, en s’appuyant entre autres sur la position géographique du hub d’Addis.
détient à 49 %. Elle souhaite également s’attaquer au complexe marché nigérian, l’un des plus grands potentiels d’Afrique : loin d’être gagné d’avance, un projet de création d’une nouvelle compagnie nationale a été suspendu à la suite d’une action en justice intentée par plusieurs concurrents locaux.
La compagnie, qui dessert 127 destinations dans 81 pays, est entrée dans le monde incontournable des partenariats aériens internationaux en rejoignant le réseau Star Alliance, en 2010 : premier au monde devant Oneworld (British Airways, Qatar Airways…) et SkyTeam (Air France, Delta Air Lines…), il regroupe 26 sociétés (Lufthansa, Turkish Airlines, Singapore Airlines…) et propose de manière combinée près de 1 900 vols par jour. Elle investit par ailleurs massivement dans la formation et la flotte, avec, d’une part, un pôle de formation (mis en service en 1964) qui prépare chaque année plus de 1 500 étudiants – en provenance d’une cinquantaine de pays d’Afrique, d’Asie et d’Europe –, et, d’autre part, une flotte de plus de 130 appareils, qu’elle modernise depuis le début des années 2010, et qui lui permet d’être toujours en avance sur la concurrence continentale. Après des décennies de partenariat exclusif avec Boeing, Ethiopian est devenue la première compagnie du continent à exploiter l’Airbus A350-900, en 2016. Soucieuse de rester à la pointe de la technologie et de réduire ses dépenses de carbu-
rant, elle a commandé en août dernier quatre Airbus A350-1000 (480 passagers). L’objectif affiché est de disposer de plus de 150 avions d’ici à 2025.
Pierre angulaire de la compagnie, l’aéroport de Bole est l’illustration de ses ambitions. Avec sa capacité de près de 22 millions de passagers par an depuis la finalisation de la construction du terminal 2, en 2020, c’est l’un des plus importants aéroports du continent, derrière Johannesbourg, et en compétition avec Le Caire pour la deuxième place. La volonté du gouvernement est d’accentuer une capacité déjà soumise à de fortes tensions. Peu avant le début de la crise sanitaire et quelques mois avant la guerre du Tigré, Ethiopian annonçait la construction d’un nouvel aéroport, d’une superficie de 35 km2 et d’une capacité de 100 millions de passagers par an – ce qui en ferait le plus grand d’Afrique. Coût annoncé : 5 milliards de dollars. Le site devrait se trouver à Bishoftu, à une quarantaine de kilomètres de la capitale. Pour autant, sa réalisation fait face à de nombreux obstacles. La pandémie a retardé sa mise en œuvre, et la guerre civile au Tigré a souligné la fragilité du pays et refroidit les ardeurs des futurs partenaires internationaux. Après deux appels à propositions lancés, et face au faible enthousiasme de ces derniers, la compagnie prévoit de revoir le projet avant d’en lancer un troisième.
Hamza Hraoui
«
La compagnie joue dans la cour des grands »
AM : Comment décryptez-vous le succès, et surtout la résilience d’Ethiopian Airlines face aux crises successives ?
Hamza Hraoui : Sa robustesse remonte aux origines. Elle devait surtout assurer le désenclavement d’une Éthiopie sans aucun débouché maritime. Avec cet ADN de « libérateur », en quelque sorte, l’État a mobilisé des moyens considérables. On a aussi vu à quelle vitesse la compagnie s’est adaptée aux crises successives. En pleine pandémie de Covid-19 notamment, Ethiopian a maintenu une cadence opérationnelle presque au niveau normal. Principalement grâce au fret. Avec une fiabilité reconnue par les opérateurs transcontinentaux et les organisations internationales. Autre point fort à relever, son ambition stratégique transcontinentale : elle s’est dotée de moyens pour assurer des liaisons régulières vers l’Europe, l’Asie, l’Amérique du Nord. Elle a même préempté des routes négligées par les autres compagnies, comme Afrique-Amérique du Sud. Enfin, la bonne gouvernance est l’élément clé. Même si l’État est actionnaire à 100 %, la gestion de l’entreprise est sanctuarisée. Celui-ci ne subventionne pas directement mais accorde des prêts bonifiés, lui octroie une marge de manœuvre très large pour gérer les bénéfices, et ne réclame pas de dividendes. Qui peut la concurrencer sur le continent ?
Sur le plan africain stricto sensu, quand on parle d’Ethiopian, on pense instinctivement à Royal Air Maroc (RAM) et à South African Airways. La première a été fortement freinée par le contexte pandémique, et a vu son plan de développement être transformé en plan de renflouement par l’État. La relance économique qui a accompagné la levée des boucliers sanitaires a fait du bien, mais on attend toujours un plan stratégique de renouvellement pour une ambition transcontinentale. Sa
rentabilité s’appuie essentiellement sur des destinations européennes ainsi que sur quelques routes ouestafricaines. La seconde, South African Airways, n’a pas mieux encaissé le choc sanitaire et reste engluée dans des problèmes de gouvernance. Sa privatisation partielle (51 %) donnera certainement une bouffée d’air à ses finances, qui avaient besoin de 3,5 milliards de dollars pour la réalisation de son plan de sauvetage. Mais d’autres compagnies mondiales ont désormais un point de vue différent sur le vaisseau amiral éthiopien. Avec une taille combinée de leurs flottes de plus de 500 avions, Qatar Airways et Emirates veulent régner sans partage sur le marché asiatique. La bataille du ciel sera rude pour Ethiopian, car elle joue maintenant dans la cour des grands. Quel regard portez-vous sur la compagnie, sa flotte et les services qu’elle propose ?
Concernant la qualité de sa flotte, Ethiopian Airlines marque des points. C’est la première compagnie africaine à opérer avec les dernières technologiques embarquées, comme sur le dernier né d’Airbus, l’A350, ou encore le 737 Max, même si parfois, cela représente des risques (comme le crash du vol 302 le 10 mars 2019). Elle assure deux centres de maintenance de rang mondial, et c’est l’une des rares qui est capable de fournir des services « lourds » sur des A350, B73, B757, B767, B777-200/300 ou B787. Enfin, la société a compris qu’une refonte de l’expérience client – le parent pauvre de son offre – était cruciale. Cela démarre dès le premier contact, et très souvent, il intervient sur le site Internet – lequel devra être amélioré prochainement. Quant au hub de Bole, il connaîtra un trafic beaucoup plus important lors des cinq prochaines années. Là aussi, il s’agira d’être à la hauteur des ambitions, en proposant une meilleure expérience pour les passagers. ■
Expert en aviation et directeur général du cabinet d’affaires publiques MGH Partners
« La bonne gouvernance est l’élément clé. Même si l’État est actionnaire à 100 %, la gestion de l’entreprise sanctuariséeest . »
Recueillement
crash du vol ET 302, qui a fait 157 victimes le 10 mars 2019, près d’Addis-Abeba.
FAIRE PREUVE DE RÉSILIENCE
Malgré ses succès, Ethiopian n’est pas complètement hermétique aux crises. Les conséquences de la pandémie de Covid-19, frappant de plein fouet le tourisme, l’ont montré : la compagnie a dû suspendre 90 % de ses vols à l’international au pic de la crise. Au 30 juin 2020, elle accusait une chute de 5 % de ses revenus par rapport à 2019. Tewolde GebreMariam, alors PDG, déclarait que l’entreprise « luttait pour sa survie ». Elle a donc décidé de privilégier son activité de fret, convertissant 25 avions passagers en avions-cargos pour transporter, essentiellement, des équipements médicaux dans plus de 80 pays. Grâce à cette stratégie, la société a largement diminué les effets de la crise et a même soigné son image auprès des partenaires internationaux comme l’Organisation mondiale de la santé et certains pays d’Asie et d’Amérique du Sud, pour qui elle a assuré des liaisons permettant notamment la livraison de vaccins.
Mais c’est le 10 mars 2019 qu’elle connaît sans doute le pire drame de son histoire : le Boeing 737 Max assurant le vol 302 Addis-Abeba-Nairobi s’écrase six minutes après le décollage, causant la mort de 157 personnes, dont le plus jeune pilote de la compagnie, Yared Getachew. Le système automatisé de prévention de décrochage de l’avion est mis en cause. À peine sorti des lignes d’assemblage de Boeing, le 737 Max est un moyen-courrier de nouvelle génération, qui a déjà connu un autre crash, en 2018 : le 29 octobre, un vol de Lion Air s’abîmait en mer en Indonésie, quelques minutes après le décollage, causant la mort de 189 personnes. Le scandale est retentissant et affecte le constructeur américain, qui reconnaît sa responsabilité dans l’accident et passe un accord avec les familles des victimes fin 2021. Trois ans plus tard, après avoir effectué de profondes re-certifications, le Boeing 737 Max est de retour chez Ethiopian Airlines. Mais, le 15 août 2022, les deux pilotes d’un vol reliant Khartoum à Addis-
Abeba se sont endormis en plein trajet, ne répondant plus aux appels des contrôleurs aériens. Fort heureusement, une alarme lancée par le pilote automatique s’est déclenchée une fois la piste d’atterrissage dépassée, et l’avion a finalement atterri à bon port. En attendant les résultats de l’enquête interne, les deux hommes ont été suspendus. Mais les mauvais souvenirs ont rejailli. En outre, des polémiques concernant le rôle d’Ethiopian dans le conflit du Tigré ont éclaté fin 2021. Une enquête de la chaîne américaine CNN a révélé des documents indiquant que le gouvernement fédéral, alors en guerre face aux rebelles du Tigré depuis novembre 2020, aurait utilisé la compagnie pour acheminer des armes depuis et vers l’Érythrée. Cela constituerait une violation du droit aérien international, le transport d’armes à usage militaire à bord d’avions civils étant considéré comme de la contrebande. Ethiopian Airlines a nié, mais les preuves semblaient pourtant crédibles. Le 23 novembre, sans avoir réellement été inquiétée par cette affaire, elle a annoncé la reprise des vols vers la région du Tigré à la suite d’un accord de paix entre gouvernement et rebelles un peu plus tôt dans le mois.
En mars dernier, alors qu’il tenait le manche depuis plus de onze ans, la figure emblématique de la compagnie, Tewolde GebreMariam, a démissionné, officiellement pour des raisons de santé. Mesfin Tasew, directeur des opérations depuis 2010, lui a succédé, sans aucune turbulence. L’entreprise donne ainsi une image de continuité, mais les défis sont pourtant là : il faudra maintenir la compétitivité, l’indépendance, la performance d’une compagnie globale, d’une véritable réussite africaine, dans un environnement international complexe, avec la hausse des coûts de l’énergie, la persistance de la menace du Covid… Et surtout, en étant au cœur d’une Éthiopie hautement instable, constamment tiraillée par les démons du séparatisme et de l’éclatement. Encore une fois, c’est tout le paradoxe Ethiopian. ■
EUGÈNE ÉBODÉ
«L’Afrique n’est pas à prendre, elle est à apprendre » É
C’est sans doute grâce à la fascination de sa mère pour l’écriture qu’il est devenu homme de lettres. Avec son roman autobiographique, l’auteur camerounais rend un vibrant hommage à celle dont le regard protecteur l’accompagne encore. propos recueillis par Astrid Krivian
crire pour tenter de conjurer l’absence, apaiser la douleur de la perte d’un être aimé, combattre l’oubli. À travers son roman d’autofiction Habiller le ciel, l’écrivain, journaliste et enseignant camerounais a bâti un « catafalque de papier » à sa mère disparue, Vilaria. En retraçant son existence, il rend hommage à cette ancienne danseuse pleine de talent, qui regrettait de ne savoir ni lire ni écrire, et vouait un véritable culte aux diplômes de ses enfants, à leur instruction, leur réussite professionnelle. Avec
sa verve poétique pétrie d’humour, distillant ses réflexions sur le continent d’hier et d’aujourd’hui, l’auteur plonge dans ses propres souvenirs, raconte notamment ses péripéties au Tchad en vue de décrocher le baccalauréat, alors que la guerre civile éclate. Grand Prix littéraire d’Afrique noire 2014 pour son roman Souveraine magnifique, aujourd’hui établi à Rabat, au Maroc, Eugène Ébodé est aussi administrateur de la nouvelle chaire des littératures et des arts africains à l’Académie du Royaume du Maroc. Celle-ci œuvre à vivifier les échanges artistiques et littéraires entre les pays africains, à décloisonner les aires culturelles.
AM : Écrire ce livre sur votre mère disparue il y a quelques années est-il une tentative de lutter contre l’oubli ?
Eugène Ébodé : Oui, j’ai eu peur que les souvenirs s’envolent. J’ai estimé qu’il fallait riposter. Prendre la plume est la meilleure façon pour que les paroles, les images ne s’enfuient pas à toute aile battante. Au fur et à mesure de l’écriture, j’avais l’impression que ma mère se redressait. La mort fait partie du cycle de la vie. Cependant, l’absence de l’être aimé outrepasse nos capacités d’acceptation. Je n’ai pas assisté à l’enterrement de ma mère, car c’était la rentrée des classes. Il n’y a pas l’ombre d’un doute que ma mère aurait soutenu ma décision : elle préférait mille fois que je sois devant une classe que devant un cercueil. Toutefois, j’étais en proie aux doutes, à des assauts de nostalgie, de culpabilité vis-à-vis de ma famille, de ces rites de société. J’étais rongé par une série de pincements, plus ou moins violents, porteurs d’une charge émotive. J’expose tous ces sentiments qui me traversent dans le livre. Y compris celle de la peur que mes souvenirs s’en aillent. Parce qu’à la mort de nos parents, on perd ces protections naturelles. On est face à notre propre finitude, face à des abîmes, dont celui de la mémoire. Votre mère vouait un véritable culte aux diplômes de ses enfants, qu’elle accrochait fièrement au mur. Racontez-nous…
Puisqu’elle n’avait pas été à l’école, c’était une fascination, doublée d’un cruel accablement, de ne pas avoir été scolarisée, de ne pouvoir décrypter ces traces porteuses de modernité, l’écriture. La lecture est aussi un dévoilement, elle ouvre l’accès à des univers, ou simplement à des informations. Quand le journal arrivait à la maison, maman se précipitait pour voir les images. Mais elle souffrait de son impossibilité à décrypter les signes, les traces, les lettres. D’où son fétichisme face au papier et à nos diplômes. Amassés, ils recomposaient son horizon manqué : l’école. Par procuration, à partir de nos résultats, elle jouissait de ce dont elle avait été privée. Cependant, elle a essayé de sortir de son enclos traditionnel pour rentrer dans la modernité par l’écriture. Je raconte ici comment j’ai été cruel, car je me suis moqué de son fléchissement, de ses hésitations, de sa difficulté à lire le français, à prononcer un mot. Une adulte qui retournait à l’école du soir et qui voulait montrer qu’elle avait fait des progrès, avec
son doigt qui glissait sur la feuille : « Pepa boit dolo paskil a chouève. » Cette phrase sur laquelle elle a buté a fermé l’idée, longtemps caressée, de pouvoir s’ouvrir un autre ciel. Comment viviez-vous son ambition envers votre parcours scolaire ?
Je voulais la satisfaire, qu’elle quitte le registre des nostalgies, lui éviter la crucifixion permanente – ses regrets de ne pas avoir été à l’école. Elle voulait ces diplômes pour se réparer. C’était une opération de restauration, à la fois physique et aussi psychologique, intérieure, voire spirituelle. Nous l’alimentions ainsi : dès qu’une trace écrite était positive, elle finissait accrochée au mur. Elle vous enjoignait d’habiller le ciel de prières dédiées à la réussite de votre avenir, de devenir pieux, de fréquenter l’église. Mais pour vous, cela relevait plutôt de l’écriture. Vous dites : « Écrire, c’est marcher main dans la main avec les étoiles. »
Son injonction, sa prière et sa recommandation d’aller à l’église ne passent pas bien non plus. Je me trouve dans une fragilité : rien de ce que j’entreprends ne marche, la musique, le théâtre, la poésie… L’horizon d’attente est brisé parce que le récepteur n’est pas au rendez-vous : les jeunes filles à qui j’adresse ma poésie me la renvoient froissée, presque en boulet de canon, cruelles demoiselles ! Encore aujourd’hui, j’écris en camouflant mes élans poétiques dans la prose. J’hésite à déployer un inventaire poétique, parce que je me souviens bien des réactions. Je découvre en vous parlant de cette inhibition… Vous agissez comme une fonction presque psychanalytique ! En échec scolaire au lycée de Yaoundé, vous décidez avec des amis de vous rendre au Tchad en vue de décrocher le sacro-saint baccalauréat, en 1979. Après avoir passé clandestinement la frontière, vous vous rendez à l’ambassade du Cameroun à N’Djamena. L’ambassadeur accepte de vous inscrire au lycée, avant que le pays ne replonge dans une guerre civile. Quel souvenir gardez-vous de cette époque ?
C’était d’abord un éblouissement, un émerveillement à être dans un pays étranger. Avec mes compagnons camerounais, nous étions clandestins, nous n’avions pas nos papiers. Grâce à cet ambassadeur, on a commencé l’école, et comme je taquinais le ballon rond, j’ai intégré une équipe de foot. On n’imagine pas combien cette Afrique est merveilleuse et étonnante. Les Tchadiens passaient la plupart du temps à guerroyer, à se pourchasser les uns les autres. Mais ils avaient une telle fascination
pour les Camerounais ! Ils adoraient notre compagnie, nous trouvaient épatants, nous invitaient et nous réservaient les plus beaux morceaux des repas.
Puis les balles pleuvent à nouveau, les combats entre les camps d’Hissène Habré et du président Goukouni Oueddei font rage. Vous retournez précipitamment au Cameroun en traversant le fleuve Chari, vous retrouvant dans un camp de réfugiés à la frontière…
Commencent alors l’attente, une situation d’extrême préoccupation – vous ne savez pas ce qui va arriver d’une seconde à l’autre, vous êtes entre parenthèses –, et la tente, dans laquelle vous êtes précipité, parce que l’extérieur est angoissant, que les bombes éclatent, que vous avez échappé au désastre, à la tragédie qui est en route, et qui broie des êtres, indifféremment. J’aurais pu moi-même être broyé à plusieurs reprises. Les balles tombent sur n’importe qui, vous voyez des gens qui s’écroulent, qui se marchent dessus, d’autres se révèlent extrêmement véloces, devant le péril, ils s’enfuient plus vite que vous. Et vous voyez chuter ceux qui croyaient se tirer du sol d’Afrique – ils y sont ramenés durement. L’éblouissement est détruit. C’est difficile à retraduire. On meurt plusieurs fois dans une vie, pas seulement par les balles, on est fusillé plusieurs fois. Souvent, je me réveille la nuit – j’ai quelques cauchemars récurrents –, et ma nuit est fichue. Vous pouvez faire un travail, l’écriture aide à évacuer, même si ce n’est pas sa fonction thérapeutique. Vous mettez à distance, il y a une médiation qui passe par la réflexion, la pensée, la couture des mots, leur choix, et le mystère de l’ensemble. Mais ces moments ne me quitteront plus. Je n’y échapperai pas. Pourquoi êtes-vous persuadé, alors que ce n’est pas le cas, que votre mère est morte ?
Je suis déçu de repartir. Mon rêve, mon projet s’écroule : décrocher mon diplôme pour que maman puisse sonner son oyenga, son cri d’enthousiasme majestueux – une espèce de chant de rassemblement, de réjouissance. Cet écroulement provoque l’idée fausse que ma mère est morte. Mais en fait, je pense que je l’ai tuée, parce que je n’ai pas le bac. Un Tchadien vous avait dit lors de votre arrivée : « Bienvenue dans ce pays qui n’a de passion que pour la guerre ! »
C’est aussi une méditation sur le pouvoir. Et les conditions dans lesquelles certains peuples, certaines nations ont des réflexes, des aptitudes, ou un goût particulier pour quelque chose qui les dépasse probablement, qui s’est construit et inscrit dans l’ADN des identités collectives, pas toujours remarquables ! Au fond, ces Tchadiens qui aiment tant faire la guerre, pourquoi ne transforment-ils pas cela dans la réflexion globale
façon
géopolitique en Afrique ? L’activité guerrière peut être mobilisée vers la défense africaine, devenir une force, l’ossature d’une armée panafricaine.
Les bras d’une mère sont le plus grand réconfort qui soit, écrivez-vous. Ce livre a-t-il un peu apaisé la brûlure de son absence ?
Il y a en effet une dimension de consolation, et puis une dynamique, puisqu’à la fin de l’ouvrage, elle est debout, et ses bras reviennent, même de manière encore plus forte ! Elle intervient d’une façon inimaginable, puisqu’elle est capable d’être critique littéraire et de dire à son professeur de fils : « Va finir, va reprendre ici ou là cet ouvrage ! » Avant d’accrocher le diplôme au mur, c’est elle qui fait la leçon. Je n’avais pas cette trajectoire en tête. Une nuit, elle apparaît… Je ne m’y attendais pas. Son intervention, l’élimination des frontières spatiotemporelles, littéraires, matérielles, charnelles… Ce fracas maternel, c’est extrêmement puissant. Ses bras qui reviennent m’ont donné une véritable force.
Votre livre évoque le début des années 1980 en Afrique. C’est également à cette période que le FMI et la Banque mondiale décident de mener des programmes d’ajustement structurel.
Effectivement, ces mesures commençaient à être appliquées. Une nouvelle vision économique, voire de nouvelles variantes macroéconomiques, économétriques se mettaient en place pour édicter quelle gestion, quelle gouvernance pour les pays du Sud. Et comment maximiser non plus le crédit mais le
«
J’ai eu peur que les souvenirs s’envolent. J’ai estimé qu’il fallait riposter. Prendre la plume est la meilleure
pour que les images ne s’enfuient pas à toute aile battante. »
profit, avec la réduction de la place de l’État, l’accroissement de l’initiative privée. Ça, c’était sur le papier. Mais sur le terrain, ça s’est traduit par des troubles, notamment l’augmentation du prix des biens de première nécessité, le désossage des structures économiques mixtes où les États pouvaient intervenir aux côtés du secteur privé. Ces mesures montrent que leur souveraineté est limitée. Et peut-être que les pays africains ont fait l’erreur de ne pas se regrouper pour affronter cette injonction extérieure. Chacun est parti dans sa réponse individuelle. Il a manqué une solidité. Aujourd’hui encore, la question reste posée : comment constituer un bloc qui puisse résister face à l’extérieur ? La division et la balkanisation du continent, qui remontent à bien loin, cristallisées lors du partage du « gâteau africain » par les Européens lors de la conférence de Berlin en 1884-1885, sont un tournant. Cela a été aussi construit par une idéologie européocentriste, considérant que l’Europe avait l’hégémonie sur la conduite des affaires du monde. Aujourd’hui, cette hégémonie est contestée, notamment par l’Empire du milieu. Vous évoquez cette idée que l’Afrique est le lieu de combats de coqs, une compétition entre les différentes puissances…
Ils arrivent les uns et les autres avec de très bons sentiments ! Et un appétit féroce ! Pour soi-disant aider, soutenir des
peuples qui n’auraient rien compris à l’affaire. Cette réduction, cette assignation de peuples culturellement limités, économiquement faibles, politiquement instables, régressifs… Voilà un certain nombre de gentillesses dont on accable l’Afrique. Laquelle peut, parfois, peut-être donner la joue pour être souffletée. Il faut relativiser tout ça. Il y a la difficulté à faire bloc, certes, mais l’Afrique produit de tels mécanismes, car elle est si vaste, grande. Quand on s’y trouve, on peine à tout englober. La vision encyclopédique y est difficile. Mais les forces souveraines y sont nombreuses et importantes. Par exemple, son réservoir de langues. Comme le rappelle le professeur marocain Abdeljalil Lahjomri, secrétaire perpétuel de l’Académie du Royaume du Maroc, le continent contient la moitié des langues du monde. Et l’écrivain kenyan Ngugi wa Thiong’o, en matière de fictions, a aussi défendu l’idée qu’il fallait décoloniser les esprits, en reprenant pied dans nos langues. On l’observe également dans les politiques de restitution des œuvres d’art. Les mécanismes de restitution sont une chose, ceux de revitalisation en sont une autre. Tous ces biens, ces valeurs qui sont partis, stockés longtemps ailleurs, ont été expurgés de leur force vitale, symbolique. Et nous n’avons pas institué de « collège de recharge» de cette vitalité évaporée : il faut reprendre les codes, les processus, les personnes, les former, réinterroger les anciens,
reconstituer le stock énergétique. C’est un transfert d’énergie, pour représenter dans son entièreté ce à quoi l’objet servait, selon les valeurs africaines.
Vous avez été nommé administrateur de la chaire des littératures et des arts africains à l’Académie du Royaume du Maroc. En quoi consistent vos actions ?
Nous sommes partis d’abord du constat que les littératures africaines sont pratiquées, ou en tout cas exposées et souvent magnifiées à l’extérieur. Le continent apparaît comme le sous-traitant de son propre mécanisme de création, de mise à distance de ce qu’il promeut ailleurs. Et n’en retire donc pas de prix. Aucun de nos grands penseurs financiers du FMI ne déplore cette situation ! Ils n’ont rien dit sur la déstructuration des termes des imaginaires. Donnons-leur l’occasion de pouvoir résoudre une équation sur les créations africaines et leur impact en économie. Cette expérience de la chaire est de modifier ce constat. Ces littératures sont elles-mêmes issues d’une histoire et d’une géopolitique imposée, subie, elles portent des chapelles différentes, lesquelles sont linguistiques. Du coup, elles produisent leur propre mécanisme de sauvegarde, de défense, de concurrence, de compétition – la francophonie, l’anglophonie, la lusophonie, l’arabophonie… Donc plusieurs blocs sont dans une espèce de guerre froide des cultures, qui n’est pas nommée. L’Académie veut en sortir afin de réchauffer l’Afrique par ses propres créations et les réinjecter, notamment à travers des colloques, en conviant les acteurs, quelle que soit leur langue, à mener une conversation à partir d’une thématique. Comment décloisonner les barrières linguistiques ?
Pour que tout le monde puisse être relié, cela nécessite des investissements, car le travail de traduction est important. Mais cette vision du décloisonnement n’est pas seulement linguistique, économique, elle est aussi géographique. Des aires culturelles, des mosaïques existent, il faut sortir des caricatures et des schémas obsolètes, pour une nouvelle expérience de l’Afrique. La chaire est constituée d’outils académiques et d’un pôle de spectacles vivants (danses, rites, peintures, expositions…). Nous nous adressons aux doctorants et enseignants-chercheurs, mais aussi aux populations. Il faut faire circuler les imaginaires, comme les caravanes d’antan, dans des dynamiques qui ne soient pas construites sur des oppositions ou la volonté d’imposer un ordre à partir d’un pays. Certains appellent ça le soft power, pour moi, c’est la séduction des imaginaires. Les imaginaires sont comme du miel, les artistes, les écrivains sont de fantastiques abeilles. Il faut donc que leur miel soit mis à disposition de ce continent, à travers une opération qui rassemble, pour que cette diversité soit enchanteresse. L’Afrique regroupe toute une mosaïque de peuples, de cultures. Cette diversité, cette pluralité doivent être considérés comme un patrimoine mondial à sauvegarder. Un cocktail non pas explosif, mais expansif. Et la dimension diasporique est bien présente dans cet esprit. La culture est un méga instrument pour faciliter les reconnaissances et les conversations.
dans des dynamiques qui ne soient pas
Dans l’ouvrage collectif Qu’est-ce que l’Afrique ? que vous avez coordonné et qui est paru en mai dernier, vous adressez une réponse à Victor Hugo. En 1879, lors d’un banquet commémoratif de l’abolition de l’esclavage, l’écrivain déclarait notamment : « L’Afrique n’a pas d’histoire ; une sorte de légende vaste et obscure l’enveloppe. […] Dieu donne l’Afrique à l’Europe. Prenez-la. »
Ce discours a modelé les esprits. Il s’est notamment appuyé sur des conceptions philosophiques hégéliennes : quand Hegel écrit La Raison dans l’Histoire, il évacue l’Afrique. L’esthétique, le politique, le dynamique appartiennent à l’Occident. On vit sur cet héritage, confortable : certains diraient que c’est une rente mémorielle. C’est une indication erronée sur laquelle beaucoup ont prospéré. On est dans un immobilisme et une projection de ce qui est, au mieux un poids, au pire une immense catastrophe. Et l’Occident se fait fort de remédier à cette situation, en indiquant en permanence ce que l’Afrique doit faire. Victor Hugo a oublié que le continent qu’il dépeint comme sombre et sans histoire, existait avant l’arrivée des explorateurs. Sa longue histoire se poursuit malgré les soubresauts et les étiquettes respectives et biaisées qu’on lui a collées. Je réponds ainsi à Victor Hugo. En même temps, je sais que les visions suprémacistes, ou hégémoniques, sont un constat et font partie de l’arsenal géopolitique. Peut-être que le continent doit s’affirmer plus, être un peu plus visible en montrant ses muscles : la culture. L’Afrique n’est pas à prendre, elle est à apprendre : finissons avec la prédation, entrons dans l’apprentissage. Sa diversité est une immense richesse, non seulement pour elle mais aussi pour l’humanité. ■
«
Il faut faire circuler les imaginaires, comme les caravanes d’antan,
construites sur des oppositions. »
entretien Erige Sehiri « Quoi de plus fort que l’art pour évadernous »
Son premier long-métrage de fiction confirme sa maturité de cinéaste. Avec Sous les figues, qui représentera la Tunisie aux Oscars, elle raconte les rêves et les désillusions d’une jeunesse rurale.
propos recueillis par Astrid Krivian
’est un film sensuel, à fleur de peau, où le soleil éblouit autant qu’il brûle, où la nature enveloppe autant qu’elle étouffe, où les rêves comme les désillusions se lisent sur les visages. Dans l’actuelle Tunisie, Sous les figues ausculte au plus près les mouvements d’âme et les relations d’un groupe de jeunes travailleuses et travailleurs agricoles estivaux, pendant la récolte des figues. Tel un fruit à la saveur douceamère, ce huis clos cultive l’art du contraste et des contradictions. Au fil de ce marivaudage, porté par une parole féminine très libre, les intrigues amoureuses se tissent, le désir circule, les déceptions, les jeux de séduction, la violence, aussi. Les aspirations à la liberté se cognent aux entraves du réel, les modèles traditionnels s’enchevêtrent aux désirs d’émancipation, d’indépendance. Sans éluder la brutalité des rapports sociaux, la réalisatrice filme avec délicatesse les gestes du travail, du labeur. Par sa justesse, sa sensualité, son jeu sur les frontières entre fiction et réalité, personnages et interprètes, ce long-métrage s’inscrit dans le sillage du cinéma d’Abdellatif Kechiche. Sa monteuse et coscénariste habituelle, Ghalya Lacroix, a d’ailleurs collaboré au scénario et au montage Née en 1982, Erige Sehiri a grandi en France, à Lyon, dans un quartier populaire. Lors de la révolution tunisienne, en 2011, elle part s’installer dans le pays d’origine de ses parents. Après un master en finances, cette autodidacte monte sa boîte de production de documentaires, Henia. En 2018, son premier long-métrage, La Voie normale, fait le portrait croisé de cheminots tunisiens. Présentée à la Quinzaine des réalisateurs, au Festival de Cannes, sa première fiction, Sous les figues, représentera la Tunisie aux Oscars 2023 dans la section du meilleur film étranger.
raconter l’histoire de deux générations : les saisonnières, qui travaillent l’été, avec un peu plus d’insouciance, et les femmes et les hommes plus âgés qui exercent toute l’année, conscients des difficultés sociales, économiques. Mon histoire se noue dans un verger, un lieu très restreint mais au sein duquel les femmes trouvent des espaces de liberté. Au fil de la journée, elles volent ces moments, par des conversations, en se maquillant, en chantant, pendant le trajet en camion… Même si le film est très lumineux, c’est un drame. À l’image du quotidien en Tunisie : le soleil brille, c’est un beau pays, mais sous ses arbres somptueux, les gens étouffent, et surtout la jeunesse.
Votre père est originaire de cette région…
En effet. Je voulais y travailler, et raconter ce faux jardin d’Éden. J’ai été émue en rencontrant ces femmes : j’aurais pu être une cueilleuse de fruits comme elles si mon père n’avait pas émigré en France, il y a cinquante ans. Il est né et a grandi dans le village de Kesra jusqu’à ses 16 ans, avant de traverser la Méditerranée. Il cultivait des figuiers. Il me racontait leur pollinisation, la différence entre figues mâles et femelles… On parle peu de ce fruit alors qu’il est ancestral, présent dans la Bible, le Coran, et typiquement méditerranéen. Sa sensualité est évidente, même si je n’ai pas trop appuyé là-dessus. Enfin, sur le même arbre, ces fruits ne mûrissent pas au même rythme, à l’image de ces jeunes filles.
Comment avez-vous choisi vos actrices ?
Sous les figues est sorti dans les salles françaises le 7 décembre.
AM : Pourquoi ce désir de filmer ces travailleuses agricoles dans la région de Kesra, au nord-ouest de la Tunisie ?
Erige Sehiri : Pour plusieurs raisons. Déjà, on donne une image très faussée des gens de la campagne en Tunisie, et surtout des jeunes, comme s’ils n’avaient pas accès à l’éducation, au monde, comme s’ils n’étaient pas connectés. Ensuite, transportées à l’arrière d’un pick-up pour aller travailler dans les champs, ces travailleuses sont régulièrement victimes d’accidents de la route, souvent mortels. Il y a tout un système d’exploitation de ces femmes. Mais ça fait partie de leur quotidien, car il n’y a pas d’autres moyens de transport dans la région. Je voulais
Je voulais des femmes originaires de la région, avec l’accent authentique – très peu entendu dans le cinéma tunisien, et souvent moqué à la télévision. Grâce à un grand casting, j’ai repéré celles qui avaient un jeu naturel, une capacité d’improvisation. Mes protagonistes sont nourris de leur personnalité. Elles me fascinent, ces filles ne se regardent pas. On a beaucoup répété les scènes, réécrit les dialogues ensemble pour qu’ils leur ressemblent, sonnent plus vrais, qu’ils soient adaptés au dialecte régional. Et j’ai mis en place un dispositif qui efface les frontières entre les répétitions et les prises, entre le film et la réalité.
Ces jeunes parlent beaucoup d’amour. Ce badinage est-il propre à leur âge ?
On parle beaucoup d’amour dans nos pays, mais ça ne se ressent pas dans notre cinéma. Les jeunes en parlent, avec légèreté parfois. Ces filles ne sont pas réellement indépendantes, mais elles sont libres aussi quand même. L’amour des hommes est très important pour elles, mais finalement, le fait de se
Les actrices et acteurs, non professionnels, sont issus de la région de Kesra, dont ils parlent le dialecte, et où a eu lieu le tournage.
retrouver entre elles l’emporte sur les questions amoureuses. Je ressens beaucoup cette sororité en Tunisie : d’une situation politico-économique compliquée ressort le partage. Sous les figues joue sur cette dualité dépendance-indépendance. La parole des filles y est plus libre que celle des hommes. Ces derniers peinent à s’exprimer, à rebours du cliché de l’homme arabe fort auquel la femme serait soumise.
Ces jeunes filles témoignent de leurs désillusions amoureuses, d’une amertume. C’est ce que vous avez perçu en recueillant leur parole ?
Oui, elles ne sont pas du tout animées par des rêves d’amour, de prince charmant. Même si je ne sais pas comment le prendre : est-ce bien ou non ? J’essaie de ne pas les juger, mais de retranscrire ce que j’ai ressenti de la réalité. Elles sont déjà très conscientes, amères parfois également. C’est triste, elles parlent de mariage et non d’amour, en disant : on se mariera, et on s’aimera plus tard. Ce ne sont pas des discours de leur âge, de leur génération ! C’est quelque chose de totalement nouveau et ancien à la fois. Tout comme leur manière ancestrale de cueillir les figues, comme si rien n’avait changé, alors qu’en même temps, elles s’expriment librement, de façon très moderne.
C’est triste, elles parlent de mariage et non d’amour, en disant : on se mariera, et on s’aimera plus tard. »
Les personnages masculins font part de leur frustration, regrettent par exemple la pruderie des filles de cette région…
Firas, notamment, est touchant dans l’expression de sa détresse amoureuse. J’ai beaucoup entendu ça chez les hommes arabes : tout le monde – ta sœur, ton père, ton frère… – décide pour toi de quel genre de relations tu dois avoir. On vit dans des sociétés où le collectif est encore très important, et parfois gênant. Et Firas n’a pas d’endroit où aller pour vivre sa relation
«
amoureuse, son intimité. C’est une métaphore de leur enfermement : si l’on creuse, si l’on imagine sa vie, on découvre qu’elle est restreinte à un petit périmètre. Je voulais vraiment qu’on se mette à leur place, qu’on se représente ce que c’est que de n’avoir aucun choix dans la vie : il ne peut pas partir, il n’a pas assez d’argent, il ne peut pas aimer une femme comme il le veut, sortir avec elle…
Sous les figues est baigné d’une lumière solaire, vous vous concentrez sur le visage des personnages, souvent filmés en gros plan, avec peu de profondeur de champ, nous immergeant dans le verger à travers les sons de la nature. Comment avez-vous abordé ces questions esthétiques ?
Il fallait créer la sensation que l’on passe la journée avec les personnages. J’avais envie de rapprocher les spectateurs, de leur faire vivre cette journée. Leur faire ressentir cette idée d’enfermement, d’étouffement. C’est un film portrait, et non « à sujet ». Ces femmes ne nous expliquent pas leur drame, elles sont vivantes, on les regarde s’exprimer. Et puis, il fallait composer avec les contraintes de filmer dans un lieu unique. On tournait avec la lumière du soleil, sans réflecteur ni lumière d’appoint. La position d’un visage par rapport au soleil a guidé la prise de vues. C’est une chorégraphie humaine, où l’on passe d’un arbre à un autre, d’une histoire à une autre, où l’individuel est lié au collectif, sans arrêt. Évoquée par un personnage, la ville côtière de Monastir apparaît-elle aux jeunes femmes et hommes comme porteuse de modernité, de libération ?
Pour eux, Monastir représente un monde lointain, et pourtant, elle se situe à seulement trois heures de route. Cela montre à quel point ils sont dans leur bulle, et à quel point ils n’ont pas accès, même dans leur propre pays, à ces vacances estivales, où les filles vont en boîte de nuit, boivent de l’alcool… Quand on retourne en ville, on a la nostalgie de la campagne, Firas dit par exemple que les gens y sont meilleurs. Mais quand on y est, on rêve d’ailleurs, car la ville donne des opportunités que les petites campagnes n’offrent plus.
Quelques-unes de vos héroïnes tiennent des discours plus traditionnels que n’en tiennent certains hommes… Les femmes perpétuent également un schéma conservateur. Sana, par exemple, voudrait que son copain soit davantage religieux. Mais ça ne l’empêche pas d’avoir beaucoup d’humour, d’être amie avec Fide, laquelle ne mâche pas ses mots. Dans nos pays, il existe encore des groupes hétéroclites, formés de personnes qui ne se ressemblent pas, pensent très différemment. En France, on serait plus tolérant, dit-on, mais c’est un paradoxe, car j’y observe de plus en plus de clivages, seuls les gens qui se ressemblent se fréquentent. J’ai créé ce groupe de jeunes à partir de mes observations en Tunisie. De même, mes héroïnes portent toutes un foulard, mais de différentes manières, pour diverses raisons, pas toujours religieuses. Sur l’affiche, Fide, qui m’a inspiré le film, arbore celui de ma grand-mère. La plupart des travailleuses des champs portent ce type de foulard, pas
seulement en Tunisie, mais aussi en Afghanistan, en Italie du Sud, au Maroc… C’est un symbole, le long-métrage parle de toutes ces femmes. Poursuivre ses études ou se marier, ce sont les seules voies qui se présentent à ces jeunes femmes ?
En effet. Nous avons filmé sur deux étés, la saison des figues étant très courte. L’actrice qui joue Mariem, Samar Sifi, s’est mariée après le premier tournage, et son époux n’a pas voulu qu’elle continue… Ça montre à quel point Sous les figues frôle sans cesse la réalité ! C’était dur pour moi, car je voulais parler de ces sujets, leur faire imaginer peut-être un autre avenir… C’est arrivé à Fide Fdhili, qui joue Fide : elle se voyait déjà fiancée, parce qu’il n’y a pas d’autre voie là où elle vit, mais désormais, elle veut passer des castings, envisage un autre futur. J’espérais cette issue pour toutes les filles. Pourquoi vous êtes-vous établie en Tunisie après la révolution ?
Ce n’était pas planifié. Jamais je ne m’étais dit que j’irais vivre dans le pays de mes parents ! Pour moi, c’était le lieu des vacances, de la famille. Puis, il y a eu les soulèvements populaires en 2011, et je me suis installée là-bas. J’ai senti que j’y serais plus utile qu’en France. Mon regard a alors changé sur mon pays. Jusqu’alors, j’en avais une connaissance très superficielle. Et puis, vivre une révolution, ça arrive une fois dans une vie. C’est une chance de vivre un tel bouleversement. Même si aujourd’hui c’est difficile, et que beaucoup me demandent si je ne suis pas déçue par cette révolution, j’ai vécu des moments très forts, intéressants. Tout était bouleversé, possible. Les gens pouvaient s’exprimer. Enfants, on savait qu’il ne fallait pas parler de politique – les murs avaient des oreilles. Mais je n’avais pas profondément compris que tout était à refaire. Que le vrai journalisme pur, éthique, n’existait pas, à cause de la propagande, le cinéma devait aussi servir un peu le régime… Mon film est un clin d’œil à la révolution : avec la parole très libre de ces jeunes filles, on comprend que l’histoire se situe après cet événement. Même si elles n’abordent pas la politique, on sent que quelque chose a changé. Fide critique cette société où chacun se surveille, où la délation est courante. C’est un héritage de la dictature, d’après vous ?
C’est indéniable. La révolution a eu lieu il y a onze ans, tout ne peut pas disparaître ainsi. C’est presque un travail : quand Leïla rapporte à son chef tout ce qu’elle sait sur les autres travailleuses, elle a droit à un peu plus d’argent. La délation existe dans toutes les sociétés, mais ces mécanismes, en Tunisie, sont encore très liés à la dictature. Le fait aussi de payer qui on veut comme on veut, cette corruption dont fait preuve le jeune chef. Que vous apporte le fait d’être partagée entre deux pays, deux cultures ?
Je porte un regard très tendre, nostalgique sur la Tunisie, alors que je n’y ai pas vécu ma jeunesse. Peut-être aussi que je remarque des choses auxquelles les autres ne font pas attention,
qui font partie intégrante de leur quotidien. Quand on parle de ces travailleuses, c’est uniquement à travers le prisme du drame, de l’accident, de la misère, de leur condition sociale. De l’extérieur, je ne les vois pas seulement socialement ou économiquement, je perçois également leur grâce, leur beauté. Par sa sensualité, le naturel de ses interprètes, sa vérité, Sous les figues évoque le cinéma d’Abdellatif Kechiche. Vous revendiquez cette filiation ?
Oui ! Contrairement à ce que j’entends, je trouve son œuvre féministe. Ses personnages féminins sont libres, assument leur désir, leur corps, en font ce qu’elles veulent. Je suis une adepte de ses premiers films. L’Esquive m’a particulièrement marquée. J’ai l’impression d’avoir transposé son marivaudage, qui se déroule dans un quartier populaire, ici, à la campagne. Comment le travail avec sa coscénariste et monteuse, Ghalya Lacroix, s’est-il déroulé ?
Elle a été une conseillère pour moi, elle m’a aidé à me défaire de mon petit complexe, mon sentiment d’illégitimité – le fait de ne pas avoir fait d’école de cinéma, de ne pas être issue du sérail… Elle a aussi libéré mon geste cinématographique du poids du sujet, du discours, de l’explicatif. Cette rencontre m’a emmenée vers une direction complètement différente dans ma façon d’envisager le cinéma et d’imaginer mes prochains films. Dans votre premier long-métrage documentaire, La Voie normale, vous suiviez des cheminots tunisiens. Pourquoi filmer les gens au travail vous intéresse-t-il ?
C’est sans doute hérité de mon père. Électricien, il réparait toujours des choses à la maison. Le travail était très important, il en parlait sans cesse, en lien avec notre avenir. Et je trouve qu’il y a beaucoup de grâce dans le geste du travail, qui raconte beaucoup sur la personne. Peut-être parce qu’il est pour moi synonyme d’ouvriers, de migrants, j’ai envie de leur rendre une élégance, une dignité, quelque chose de plus noble. Comment votre désir de cinéma est-il né ?
Avec les œuvres de Kechiche, mais aussi avec L’Ours, de Jean-Jacques Annaud, Le Grand Bleu, de Luc Besson… Le quartier populaire des Minguettes, où j’ai grandi, à Lyon, était doté d’une salle de quartier. Une chance ! Avec mon frère, on regardait des westerns, des Clint Eastwood. Puis, ma culture s’est enrichie avec un cinéma plus libre, la Nouvelle Vague, etc. Très rationnel, mon père m’avait dit : « Tu ne peux pas faire de film sans argent. » Donc j’ai étudié la finance pour gagner des sous, monter ma boîte de production, Henia, et financer mon premier film. Le documentaire a été mon école. J’ai compris qu’il fallait avoir des antennes pour réaliser des longs-métrages, capter plein de choses dans la vie, le quotidien, la réalité. Le documentaire m’a permis d’affiner mon regard, d’expérimenter, de porter moi-même la caméra. Il faut faire confiance à son instinct. Et j’ai beaucoup appris auprès des techniciens. Comment développer le secteur du cinéma en Tunisie ?
Notre secteur est abandonné. Même si, c’est un paradoxe, ma carrière s’y est accomplie ! On pense que les opportunités se
trouvent en Europe, mais l’Afrique et le monde arabe en offrent aussi. Qui sait si, en France, j’aurais réussi à trouver ma place parmi tous ces cinéastes, dans ce milieu inaccessible pour moi ? En Tunisie, le cinéma était un espace presque vierge. On se connaît entre réalisateurs. Notre gouvernement est presque inexistant concernant les questions culturelles. Par exemple, le droit d’auteur n’a pas été protégé. Le piratage de films est monnaie courante. Dans un tel contexte, pourquoi les gens iraient dans les salles ? On vit une profonde crise politique et économique, et donc on doit compter sur soi-même. Sous les figues a d’ailleurs été tourné avec très peu d’argent, chacun a participé un peu, pris un risque. Les financements sont arrivés plus tard. Et aujourd’hui, il représente la Tunisie dans la course aux Oscars. C’était inimaginable ! Que peut apporter un film, en particulier dans un contexte politique, économique et social compliqué ?
C’est essentiel pour ouvrir l’esprit, donner du souffle, d’autant plus dans des périodes difficiles. Quoi de plus fort que l’art pour nous évader, questionner notre identité, et aussi réfléchir à quel cinéma on aspire. Mon long-métrage a bousculé beaucoup de choses en Tunisie. Tout le monde en parle. Car il est sans discours, sans message, il n’y a pas d’acteurs connus, le public se demande si c’est un documentaire ou une fiction, si les interprètes improvisent ou jouent, si c’est la vraie vie ou pas… Sous les figues ne rentre pas dans les cases ! D’autres cinéastes sont aussi en train de casser les codes, et sans le soutien de structures. Notre secteur n’est pas suffisamment développé pour être une industrie, pourtant, chaque année, un film tunisien est présenté aux festivals de Cannes, de Berlin… C’est incroyable ce que font ce petit pays et ses réalisateurs, avec leurs petits moyens. Aux déçus de la révolution je réponds : regardez ce que nous sommes tous en train de créer, dans de telles conditions. ■
«
Très rationnel, mon père m’avait dit : “Tu ne peux pas faire de film sans argent.” Donc j’ai étudié la finance pour en gagner. »RAPHAEL GAILLARDE/GAMMA RAPHO
dialogue
PATRICK CHAMOISEAU
« FAIRE DE SA VIE UNE BEAUTÉ DANS TOUS LES SENS DU TERME »
Trente ans après son prix Goncourt pour Texaco, cet écrivain majeur de la Caraïbe, principalement connu pour son travail sur la langue créole, interroge la question de la transmission dans le monde contemporain. propos recueillis par Catherine Faye
Un éclaireur. C’est le mot qui vient à l’esprit à l’évocation de Patrick Chamoiseau. En perpétuelle reconnaissance sur les chemins de la langue, de l’état poétique et de la mémoire, ce natif de Martinique explore sans trêve les tissus de l’humain, la texture du monde. Sa douceur, que l’on pourrait qualifier de primordiale, répond inlassablement à ce sourire qui le caractérise. Comme une révérence joyeuse, un combat paisible, pour nous dire l’intime et le politique, la pensée et les émotions, dans des textes inclassables, à la fois sensibles et puissants. Une manière d’aller au rêve et d’élargir nos horizons. Maintes fois récompensé, cet écrivain engagé dans de grandes causes humanitaires, dont la reconnaissance de l’esclavage comme crime contre l’humanité, s’est essayé à tous les genres. Si son premier roman, Chronique des sept misères, témoignait, en 1986, de la destruction d’une culture par l’irruption du rationalisme, Le Vent du nord dans les fougères glacées, paru en octobre dernier, se lance sur les traces improbables du dernier conteur créole. Dans ce récit d’un convoi en marche vers les mornes, où s’est retiré le maître de la parole, il sonde les secrets de l’invisible, le mystère de l’esprit de création. Un cheminement initiatique, à l’aune d’une quête de connaissance et d’une véritable rencontre esthétique. Où l’état poétique devient la clé. Rencontre.
AM : Qu’avez-vous gardé des choses de l’enfance ?
Patrick Chamoiseau : Tous les artistes ont gardé de manière très active des dimensions fondamentales de l’enfance. Leur cheminement psychoaffectif est toujours singulier. C’est ce que j’appelle un état poétique, c’est-à-dire une capacité d’interrogation, de curiosité, d’émerveillement. De révérence, dirais-je, envers ce qui existe. Rester du côté poétique est une vertu que l’on peut cultiver, en ne rompant pas avec l’enfant que l’on a été. Dans Antan d’enfance, Chemin d’école et À bout d’enfance, j’explique pourquoi je suis devenu écrivain, et non philosophe, musicien ou dessinateur de bande dessinée, car j’avais mille projets dans la tête. D’abord, je me suis trouvé embarrassé entre une langue créole, qui constituait la base de mon imaginaire sensible, et le français, que je découvrais à l’école, avec la civilisation occidentale. Cette tragédie linguistique est à la base de ma sensibilité. Par ailleurs, j’étais le dernier d’une famille de cinq enfants, avec une frustration et un état désirant, comme je l’appelle, qui s’accompagnaient de longues périodes de solitude. C’est là qu’une intériorité s’est développée. J’ai le souvenir d’un enfant hypersensible et émotif, très observateur des forces de l’invisible et de la nuit, puisque j’ai été très tôt réceptif au monde des contes créoles. Aujourd’hui, je suis à la fois éloigné de cet enfant et, en même temps, très proche de lui par ce que j’appelle « l’athlétisme émotionnel, sensitif et imaginatif ».
« L’état poétique est une capacité d’interrogation, de curiosité, d’émerveillement. De révérence envers ce qui existe. »
Y a-t-il un épisode déterminant par lequel vous êtes entré dans le monde des livres ?
À l’époque, comme nous n’avions pas de bibliothèque, ma mère cachait les livres dans une caisse de pommes de terre. Elle y entassait tous les prix d’excellence rapportés par mes frères et sœurs : de beaux ouvrages illustrés. Peu lettrée, elle avait un rapport à l’école et aux livres très sacralisé. Elle voulait que ses enfants réussissent. Le livre était l’objet même de la base de la connaissance. Un jour où j’étais seul à la maison, j’ai découvert cette boîte à trésors. J’ai ouvert le premier livre, au-dessus de la pile, et je me suis plongé dans les illustrations, car je ne savais pas lire. C’était Alice au pays des merveilles. Dès lors, les livres sont devenus mes amis de solitude, je trouvais du plaisir dans leur compagnie, et dès que j’ai eu accès à la lecture, ils sont devenus déterminants. Le grand classique de Lewis Carroll m’a donné la clé du merveilleux des contes créoles. Germinal, de Zola, m’a ouvert les yeux sur ma propre réalité familiale, le côté social, les petites gens, les petits héroïsmes. La Trilogie marseillaise, de Pagnol, m’a apporté une dimension que l’on trouve chez le conteur créole des plantations esclavagistes : le rire et l’ironie. Enfin, je lisais tout ce que ma mère rapportait à la maison : romans-photos, policiers, romans d’amour, agendas, magazines. Ma formation littéraire a donc été spontanée. Sans hiérarchie. À quel moment devenez-vous un écrivain ?
Le passage à l’écriture s’est fait simplement, à travers l’admiration et le mimétisme. Dans mes rédactions, je « faisais » du Lamartine, du Pagnol… Jusqu’à ce que je prenne enfin mon autonomie. Et que je trouve ma vraie parole. Et puis, je déclamais, surtout La Légende des siècles, de Victor Hugo. C’est de là que me vient cette cadence en alexandrins dans mes textes. Mais j’ai beaucoup tardé avant de dire : je suis écrivain. J’avais un tel émerveillement pour ce qui avait déjà été fait en littérature que j’avais du mal à m’inscrire dans cette tradition-là. Je me déclarais plutôt marqueur de parole ou guerrier de l’imaginaire, pour resituer un petit peu mon travail dans une réalité créole
américaine, mais aussi pour ne pas me prendre au sérieux. Je pense d’ailleurs qu’être écrivain est un état, une manière d’être. Et j’ai plutôt tendance à me déclarer artiste. J’ai d’ailleurs toujours la tentation de la sculpture, de la peinture ou de la musique. C’est très fort, très puissant en moi. D’où écrivez-vous ?
Lors de ma crise d’adolescence, au moment où l’on cherche à se définir, s’est produite une rencontre extraordinaire. Mon grand frère, qui se passionnait autant pour les mathématiques que pour la poésie, avait un rituel, chaque matin. Devant la fenêtre, il saluait le lever du soleil en déclamant des vers de Césaire : « Et voici par mon ouïe tramée, de crissements / et de fusées, syncoper des laideurs rêches, / les cent pur-sang hennissant du soleil, / parmi la stagnation. » Cette rencontre avec la poésie césairienne m’a rapidement conduit au Cahier d’un retour au pays natal, où j’ai découvert les problématiques du racisme, de la colonisation, de la minoration de l’homme noir. C’est lorsque j’ai fait ma négritude que mon écriture est devenue plus consciente, en signant le point de départ d’une activité artistique plus proche des réalités. Mais le point le plus déterminant a été la rencontre avec Édouard Glissant. Il m’a offert tout le reste : l’univers que j’explore, mon esthétique, ma boîte à outils en ce qui concerne la pratique littéraire. Dès lors, à qui vous adressez-vous ?
J’écris pour moi-même, c’est mon lieu intime, mon lieu secret. Si l’œuvre d’un artiste ne lui sert pas d’abord à lui, je ne vois pas à qui ça peut servir. C’est la clé. L’écriture m’a permis de clarifier un certain nombre de désordres émotionnels, de sensibilités, d’images qui me traversaient l’esprit, tout une activité intérieure, assez chaotique, que j’ai régentée de cette manière-là. Chacun de mes livres me sert généralement à explorer une question que je me pose. Et comme ma situation, mes interrogations sont celles d’un être humain, elles peuvent toucher d’autres personnes. Ainsi, en accédant à mon expérience personnelle, mes lecteurs s’en nourrissent pour avancer dans leur propre expérience.
Vous dites que l’instant création demande une catastrophe inaugurale. À quel moment l’écrivain est-il au bord de la falaise ?
L’instant création est un moment mystérieux. Cela commence à l’instant où surgit la première phrase, toute une galaxie, voire un trou noir, qui aspire et contracte une densité. Cette résultante d’un moment émotionnel permet de se libérer, car, comme disait le philosophe Gilles Deleuze, l’angoisse de l’écrivain ne provient pas de la page blanche, apparemment vide.
Au contraire, c’est parce qu’elle est pleine de tout ce qui a déjà été dit, écrit, pensé. Toute la difficulté est donc de sortir de là. Dès lors, on entre dans une situation émotionnelle, le moment catastrophe, qui vous libère. Le peintre Francis Bacon racontait qu’avant de se mettre à peindre, il restait devant sa toile, prenait un pinceau, n’importe lequel, une couleur, et faisait une tache. Juste un geste. De la même manière que l’on écrirait n’importe quelle phrase, sans savoir d’où elle vient. Puis, il essayait de comprendre ce que la tache lui inspirait. Cette tache n’était pas une forme, il n’y avait pas d’intention. Survenait alors une espèce de libération totale, qui mobilisait à la fois des énergies du corps et de l’esprit. C’est à ce moment-là que l’on est dans l’instant création. Un grand artiste est d’un courage esthétique immense. William Faulkner disait qu’il mesurait la qualité de ses textes à l’intensité de leur échec. Lorsqu’on a une vision, c’est comme lorsqu’il y a de la foudre dans la nuit. On voit tout un paysage
qui s’éclaire, puis l’obscurité revient, enfin, pendant des années, on est à la recherche de ce paysage que l’on a entraperçu. Cela détermine-t-il la justesse, le vrai ?
Le premier jet d’écriture capture une sensation, une image, une émotion, une vague perception, quelque chose de pas très clair. C’est une sorte de bond dans l’inconnu. Parfois, quand j’essaie de me relire, j’ai du mal à comprendre ce que j’ai voulu dire. Il faut du temps pour trouver un peu le trésor que l’on a ramené. J’ai toujours été préoccupé par ce moment mystérieux de la création. Dans tous mes textes, on voit l’écrivain au travail, il y a toujours le « je suis dedans » et le « je me regarde en train d’écrire ». Car il y a dans l’acte d’écrire une dimension totale. C’est une alchimie complexe, où le créateur se trouve en face de ce que j’appelle le réel, qui est la totalité de l’existant, et tout l’invisible, l’inexplicable et l’impensable de l’existant. Mais comme
le dit Kundera : « Les romanciers qui sont plus intelligents que leur œuvre devraient changer de métier. » Alors, c’est cela le propre de l’œuvre d’art : elle n’apporte pas de réponse, mais ouvre des fenêtres sur la complexité des situations existentielles et les états du monde.
Gilles Deleuze a dit : « Seul l’acte de résistance résiste à la mort, soit sous la forme d’une œuvre d’art, soit sous la forme d’une lutte des hommes. » Que pensez-vous de cette réflexion ?
Cela rejoint tout à fait la situation esclavagiste. Une période où le monde ancien allait se déchirer et où l’on allait voir triompher le capitalisme-monde, sous les valeurs de la colonisation, de l’esprit de conquête, de domination, d’exploitation de l’humain et de la nature. C’est une période très intéressante, parce que c’est un moment fondateur, exactement comme ce que nous vivons aujourd’hui. Au temps de l’esclavage, de cette déshumanisation profonde, il y avait la révolte, la résistance des nègres marrons, mais également ceux qui ne quittaient pas la plantation et qui pratiquaient une sorte de marronage profond, par la créativité. Celui qui va assumer ce combat, c’est le conteur. Lorsqu’un Africain arrive dans une plantation, il trouve la langue de l’esclavage, celle qu’il doit apprendre pour exécuter les ordres et accepter la vie dans laquelle on le plonge. Cette langue est une arme de domination. Une mort symbolique. Mais le conteur va l’utiliser pour contester et résister de manière secrète, profonde. Par la puissance de sa création, par laquelle il est plus facile de s’opposer à l’ordre esclavagiste, le créole va devenir une langue vivante, à travers laquelle le captif peut se réhumaniser. En quoi cela rejoint-il ce que nous vivons aujourd’hui ? Avec l’effondrement de la nature, le changement de métabolisme de la planète, le basculement de l’imaginaire, plongé dans l’écosystème numérique, la toute-puissance de l’intelligence artificielle, les progrès de la connaissance du cosmos et les accélérations technoscientifiques, il faut trouver de nouvelles voies. Devant tous ces défis, il y a une urgence de transmission, mais en même temps, une impossibilité de transmission, puisque notre monde est fini. Reste l’esprit de création, à l’aune de ce que le conteur véhicule. Qui permet de se dépouiller, de se débarrasser et de renaître à autre chose. Ce courage existentiel et esthétique, qui distingue les artistes, est porté par l’état poétique. Tous les êtres humains ont cette compétence de l’esprit, mais ils la perdent s’il n’y a pas de stimulation esthétique. Il est donc important de retrouver le contact avec l’œuvre d’art, non pas dans la consommation culturelle qui nous caractérise, mais en retrouvant la métabolisation, qui permet une rencontre véritable. Ce fameux moment qui déclenche en soi une sorte de
surgissement de la beauté, repousse les limites de ses petites réalités et refonde les bases de sa sensibilité, de sa conscience, en augmentant ses capacités de connaissance. Et il faut transmettre cela immédiatement à nos enfants, qui vont vivre un monde que nous ne pouvons pas imaginer. Faire de sa vie une beauté dans tous les sens du terme. C’est ce qu’il y a de plus vital, de plus essentiel, de plus déterminant pour eux. Bartleby, le héros de la nouvelle éponyme de Herman Melville, répète inlassablement : « Je préférerais ne pas. » Que vous évoque cette histoire de désobéissance et de résistance passive ?
Par une simple formule, le scribe Bartleby se dresse contre un système. C’est tout le processus de marronage intérieur, qui peut se produire face aux normes qui nous sont imposées. Et qui peut mener à un effacement de
Bibliographie sélective
◗ Le Vent du nord dans les fougères glacées, Seuil (2022)
◗ Baudelaire jazz, Seuil (2022)
◗ Texaco, Gallimard (1992)
soi. Il y a d’ailleurs dans l’acte de création un moment très particulier, où l’on se reconstruit soimême et où l’on peut disparaître. En examinant le processus du système des plantations et de la traite esclavagiste, j’ai cherché les premiers créateurs et je me suis demandé si l’esprit de création ne commençait pas dès le bateau négrier, au moment où tant d’esclaves, hommes, femmes et enfants, se jetaient par-dessus bord. Beaucoup avalaient leur langue ou se suicidaient, plutôt que d’être réduits à ce qui leur était imposé. N’y a-t-il pas là une sorte de foudre de beauté humaine, qui fait que l’esprit de création est le lieu même d’une destruction ? Il est en effet possible que le refus total d’une domination, que la construction de soi, passe par un anéantissement de soi. Une photo en noir et blanc d’un paysan tenant en bride une bête de somme illustre votre dernier ouvrage.
Rien qu’en regardant cette photo, j’ai pu construire l’univers qui est déployé dans Le Vent du nord dans les fougères glacées. Le
personnage m’a toujours fait penser à un conteur. Un Africain, donc, peut-être né sur la plantation, et réduit en esclavage. Un nègre des champs, qui travaille jusqu’au coucher du soleil, et qui trouve la force de se retrouver avec les autres le soir. Quand j’ai rencontré les derniers vieux conteurs de Sainte-Marie, en Martinique, c’étaient des personnages tout à fait ordinaires, des gens de la campagne, pas spécialement cultivés ni lettrés, au sens où on l’entend généralement. Mais lorsqu’ils se mettaient à parler, ils devenaient des géants, des maîtres de la parole. Avec une puissance, une grâce et une autorité considérable. Dans le mystère du conteur créole, il y a donc, au départ, l’insignifiance, la normalité, la surnormalité. Comme cet homme sur la photo, qui revient de son jardin, comme aurait fait n’importe quel conteur de la belle époque des veillées mortuaires. Toute l’année, il plante des ignames, récolte des choux, coupe de la canne, traîne des mulets, mais pendant qu’il fait tout cela, contrairement aux autres, il cultive son imagination. Dès que j’ai su que je voulais explorer la question de la transmission, je me suis totalement appuyé sur ce personnage pour construire Boulianno, le vieux conteur. Il était pour moi la quintessence d’une situation ordinaire dans la vie rurale de la Martinique et le point de départ de celui qui devient un maître de la parole. Vous y évoquez la nuit dans les plantations, comme un espace d’effacement des réalités et des certitudes encombrantes. Ce n’est qu’à ce moment-là que le conte peut advenir ?
La tradition antillaise disait qu’on ne pouvait conter correctement que la nuit. Le jour, on était inscrit dans le travail servile et donc dans l’ordre de la domination esclavagiste, alors que la nuit effaçait la maison du maître, les plantations : on ne travaillait pas, le maître n’était pas là, on était entre nous. Avec cet effacement de l’ordre symbolique, l’autre élément important était la présence de la mort, très fréquente, étant donné la rudesse du travail. L’irruption de la mort réelle dévoilait la mort symbolique, dans les consciences individuelles, comme si l’on déchirait un voile, et on se rendait compte qu’on était presque déjà mort, qu’on pouvait à tout moment être avalé par elle. Alors, rassemblés, on se collait les uns aux autres, lors de grandes veillées pour essayer collectivement de s’opposer à elle et rester du côté de la vie. Celui qui assumait ce combat, en captant l’espace de liberté créé par la nuit et en répondant à l’injonction de la mort symbolique, c’était le conteur. Lorsque la nuit avait déjà fait la moitié du travail, que l’illusion flottait dans les grands arbres et que les flambeaux décomposaient les ombres, l’instant création pouvait se déployer. Et la mort était vaincue par la puissance du conteur. Dans Baudelaire jazz, vous écrivez : « Le rythme est une mesure sans limites. Cette mesure, de la plus lente à la plus débraillée, ouvre aux démesures. » À quelles démesures pensez-vous ?
Une création est toujours une démesure. Avec le travail de Rimbaud, peut-être de Lautréamont, nous voyons bien que la
norme poétique a été emportée dans une démesure. Glissant lui-même disait que la véritable esthétique contemporaine était une démesure de la démesure. Mais la véritable démesure se produit dans cette déchirure des bateaux négriers à travers l’Atlantique, et dans ce que l’on peut appeler l’inhumain dans les systèmes de plantations. À partir de là, il fallait donc la démesure de la parole, de la narration des conteurs. Les derniers que j’ai pu voir en Martinique pouvaient passer des heures et des heures à parler, dans un fleuve narratif. Un ensemble total, où ils chantaient, mimaient, maniaient des silences, dansaient, au son des tambours. Ceci ne correspond pas à l’histoire littéraire européenne, donc à celle du roman, et rejoint les narrations primordiales que tous les peuples ont connues. C’est dans cet esprit que j’ai construit mon dernier livre : un organisme narratif, qui échappe à la forme et à l’idée que l’on peut se faire du roman. Dans cet entrelacement d’écriture et d’oralité, j’ai gardé l’idée de fleuve narratif primordial et de construction complexe de la narration.
S’il était un espace de la joie, du rire et du détachement, quel serait-il pour vous ?
Un matin, j’ai eu une expérience un peu extraordinaire, où l’on se réveille, comme ça, dans un état poétique plus fort que d’habitude, avec une espèce de gourmandise pour la lumière du jour ou le paysage qu’on regarde, sensible à cette magnificence. Et puis, j’ai entendu deux petits oiseaux qui sautillent de branche en branche, qui ont l’air de se battre et en même temps de chanter. Il y avait tellement de joie et de bonheur dans ce petit jeu des oiseaux, que j’ai compris que s’il y avait une angoisse de vivre, il y avait aussi la joie de la vie. Fondamentalement, la vie est joyeuse. C’est pourquoi l’esprit de création est une manière joyeuse d’affronter à la fois l’angoisse de vivre et l’inévitable de la mort. Cet état poétique est ce que j’appelle la révérence en face de l’existant. Et je crois que c’est le lieu de la joie. ■
«
La tradition antillaise disait qu’on ne pouvait conter correctement que la nuit. Le jour, on était inscrit dans le travail servile. »
interview Nnenna Okore Pour un art écologique et social P
rofesseure en arts plastiques à la North Park University, à Chicago, et ancienne élève à l’université du Nigeria, à Nsukka, du sculpteur ghanéen et figure de proue de l’art contemporain africain El Anatsui, Nnenna Okore est née en Australie, a grandi au Nigeria et vit aux États-Unis, où elle poursuit une carrière à succès. Ses pièces et ses installations complexes, éthérées et colorées sont le produit d’un travail intense sur la matière et les textures. Pensées pour marquer profondément les spectateurs, elles parlent du rapport entre la nature et les êtres humains, avec une perspective afrocentrée, profondément écologiste et socialement engagée. Ses œuvres figurent dans de nombreuses collections internationales, notamment celles de la Banque mondiale, du Newark Museum, de la Fondation Blachère et de l’ambassade des États-Unis à Abuja. Afrique Magazine a pu la rencontrer lors de son passage à Paris à l’occasion
Avec sa volonté de sensibiliser et marquer profondément le public, cette artiste nigériane de renommée internationale met au cœur de sa pratique l’environnement et les relations humaines. propos recueillis par Luisa Nannipieri
de la foire d’art contemporain Also Known As Africa (AKAA), en octobre dernier. Représentée en Europe par l’October Gallery de Londres, elle a été invitée à réaliser une installation carte blanche sous les verrières du Carreau du Temple, aux côtés du maître malien Abdoulaye Konaté. L’occasion pour cette artiste solaire et déterminée de réaffirmer sa volonté de mettre au centre de sa pratique les questions environnementales et d’utiliser son art pour sensibiliser le public.
Nnenna Okore : Quand on m’a invitée à Paris pour AKAA, j’ai saisi l’occasion de présenter un travail sur un sujet que les artistes africains contemporains n’abordent pas beaucoup, c’està-dire l’omniprésence du plastique dans notre environnement. Nous avons un vrai problème sur le continent : il est partout, les déchets envahissent nos quartiers et nos sources d’eau, les microplastiques finissent dans nos assiettes, et pourtant on n’en parle pas sérieusement. À Chicago, où je vis, on a des options pour recycler nos déchets, mais ce n’est pas le cas en Afrique. La population et l’environnement souffrent de plus en plus à cause de la présence du plastique, mais aussi à cause des effets nocifs liés à sa production. Néanmoins, j’ai l’impression qu’on préfère nier le problème. Les artistes du continent sont souvent connus parce qu’ils créent des œuvres engagées, qui touchent à des enjeux sociaux et politiques, mais je remarque qu’ils ne font qu’effleurer la question écologique – et celle du plastique en particulier – ainsi que la façon dont ces problèmes impactent notre quotidien. Pourtant, un certain nombre de plasticiens travaillent à partir de matériaux de récupération. Ce n’est pas une façon d’aborder le problème ?
C’est vrai qu’il y a une tendance à travailler sur les matières. Beaucoup d’artistes sont conscients des problèmes écologiques, et donc adeptes du recyclage. Déjà, quand j’étudiais au Nigeria, on nous incitait à nous servir de ce qui nous entourait pour réaliser nos créations. C’est ma rencontre à l’époque avec El Anatsui qui m’a d’ailleurs poussée à voir à quel point les éléments de mon quotidien pouvaient faire partie intégrante des œuvres d’art. Mais la réalité est que la plupart utilisent des matières de récupération pour parler d’autres sujets. Ils ne mettent pas les enjeux liés aux changements climatiques au centre de leurs discours. Mon approche est différente, car je veux me confronter directement à cette problématique et provoquer une prise de conscience dans le public. Dans ce cas, avec Invasive Micro-organisms, j’ai voulu créer un parallélisme entre le plastique qui est omniprésent dans nos vies, se répand partout en polluant notre environnement, et un micro-organisme qui remplit tous les espaces vides, comme un nuisible envahissant. J’ai réalisé l’installation avec des sacs plastiques qui traînaient à la maison : j’en avais tellement que je n’ai pas dû aller chercher plus loin pour compléter l’œuvre ! Je tenais également à être présente à Paris pour pouvoir parler
de ce projet avec le public et les autres artistes, pour provoquer des réactions, stimuler le débat. Je crois que j’ai en partie atteint mon objectif.
Alors que vous êtes connue pour votre travail avec les matériaux naturels, c’est un peu étonnant de voir que l’une de vos œuvres est faite de plastique. Comment évolue votre pratique ?
Je pars toujours du principe que mes œuvres doivent avoir un impact sur les spectateurs. Ma façon de travailler évolue constamment, mais j’ai toujours une approche visuelle, qui met l’accent sur la texture de mes créations. Que ce soit à partir d’argile, de corde, de toile de jute ou de bâtons et papier, j’utilise des procédés qui me permettent de créer des œuvres abstraites mais avec une touche théâtrale qui attire et interpelle le spectateur. J’ai l’habitude de manipuler beaucoup les matières, de les coudre, les tisser, les tordre, pour redonner de la valeur à ce qui a été laissé à l’abandon ou considéré comme un déchet. J’aime aussi expérimenter avec de nouveaux matériaux. À terme, je voudrais par exemple utiliser du bioplastique fait avec des déchets alimentaires pour créer des objets concrets, que les personnes peuvent manipuler. Mais j’en suis encore au stade de recherche : chez moi, je fais des expériences avec des déchets organiques, comme des bananes ou des fruits rouges, pour créer des formes et des couleurs, des pigments naturels à utiliser dans mes nouveaux projets. Je crois que c’est important pour les artistes de s’interroger sur l’impact de notre pratique sur l’environnement. On a l’habitude d’employer des peintures et teintures toxiques, alors qu’on pourrait développer des outils eco-friendly, efficaces et naturels.
Le fait d’utiliser de la matière organique pour des œuvres ne les rend-il pas trop fragiles ?
Je ne crois pas qu’une œuvre d’art doive forcément durer éternellement. Nos vies sont courtes, et l’art doit aussi faire partie de ce cercle de la vie. Je conçois le travail artistique comme une partie intégrante de la façon dont nous vivons nos existences, qui sont éphémères. Beaucoup de mes sculptures évoquent des fleurs ou des plantes et renvoient directement à cette idée. Elles paraissent fragiles, mais elles ne le sont pas tant que ça. C’est aussi parce que j’aime l’idée que les spectateurs puissent interagir avec les objets que je crée. Mes installations, par exemple, sont immersives. Je mélange les odeurs, les sons, les vidéos et les lumières, et j’adore quand le public a la possibilité de se déplacer physiquement dans l’une elles. Parce que cela crée une connexion avec l’art et pousse à apprendre des choses à travers l’expérience sensorielle. J’aimerais que les institutions culturelles
AM : D’où vient l’idée de cette carte blanche, Invasive Micro-organisms ?
«
J’aimerais que les institutions culturelles donnent plus de place aux œuvres inclusives et interactives. »
Son installation carte blanche, Invasive Micro-organisms, exposée à l’AKAA, à Paris, en octobre dernier.
Ci-dessous, Ethereal Beauty, 2017.
donnent plus de place aux œuvres inclusives et interactives, car cela laisse une trace sur le spectateur et facilite les changements de mentalité, ce qui devrait être l’un des objectifs de l’art. Parmi vos dernières installations en Europe, on retrouve And the World Keeps Turning, présenté en 2021 à la Triennale de Bruges. Vous avez investi le Poertoren pour en faire une métaphore du temps qui passe…
Quand j’ai été sélectionnée, les organisateurs m’ont invitée à choisir un élément du paysage de la ville pour le transformer en œuvre d’art. Le thème de la Triennale était « Trauma », l’interprétation était libre, mais il fallait utiliser des matériaux résistants, parce qu’il s’agissait d’une installation en extérieur qui allait rester sur place pendant des mois. J’ai commencé à réfléchir à l’histoire du pays et de la ville, du Moyen-Âge à l’époque moderne, jusqu’au présent, et je me suis rendu compte que je voulais capturer l’histoire sombre de la Belgique. Par contraste avec la période coloniale et postcoloniale, depuis le tournant du siècle, le pays a réussi à se construire une très bonne réputation, celle d’une nation pacifique et tranquille. C’est une évolution qui m’a interpellée. Mais je voulais également faire référence au savoir-faire manuel des femmes, qui sont connues pour leurs magnifiques dentelles. J’ai donc décidé d’habiller le bâtiment et d’en faire un point de repère dans la cité pour, d’un côté, évoquer les cycles de l’histoire et, de l’autre, rappeler aux gens la beauté de ces tissus traditionnels. Les formes entrelacées sont une référence à l’idée de communauté et d’interconnexion entre les êtres humains, qui est récurrente dans mon travail. Nous sommes tous embarqués ensemble dans ce voyage à travers le temps et les tournants de l’histoire. Vos œuvres sont exposées en Europe, en Australie, aux États-Unis, et bien sûr en Afrique. Vous avez notamment participé à « The Invincible Hands », la première exposition du musée Yemisi Shyllon de Lagos, dédiée aux Nigérianes dans l’art, en 2021. Avez-vous de nouveaux projets sur le continent ?
Nous en sommes encore au stade d’ébauche et de recherche de financement, mais la fondatrice de l’organisation ARTPORT_ making waves m’a proposé de participer à « We Are Ocean » et à une résidence au Nigeria : avec le soutien des Nations unies, ce projet vise à sensibiliser le public sur les conséquences des activités humaines et du réchauffement climatique sur les océans à travers l’art. Elle collabore déjà avec plusieurs organisations et artistes autour du globe, et c’est un projet qui résonne avec mon engagement pour l’environnement. Du coup, je me prépare à mettre en place des ateliers artistiques et des interventions au Nigeria. L’idée est de cibler un public jeune et les communautés qui vivent à côté de l’océan afin de réfléchir avec eux sur la façon dont les changements climatiques impactent sur ce dernier et sur leur propre vie. En même temps, nous créerons des œuvres éthiques, avec des matériaux sourcés dans les rivières ou l’océan, pour stimuler les observateurs à se pencher sur les questions liées à l’eau et à la montée des eaux. ■
La grande aventure du café équitable
Révolté par la misère des petits producteurs, Jean-Pierre Blanc fondait il y a trente ans la SOCIÉTÉ MALONGO.
Il raconte cette épopée dans un beau livre, préfacé par l’académicien Jean-Christophe Rufin. par Cédric Gouverneur
T
out commence en 1992 dans l’État d’Oaxaca, au sud du Mexique. Jean-Pierre Blanc est en voyage de prospection, à la recherche de nouveaux terroirs de café. Dans la sierra, il rencontre « el Padre » Frans van der Hoff, un « curé rouge » néerlandais
qui aide les paysans amérindiens à s’organiser en coopératives afin de mieux négocier le prix d’achat de leur café face aux bien nommés « coyotes », des grossistes sans scrupule. Van der Hoff a fondé en 1988 le label Max Havelaar (du nom du héros d’un roman anticolonial très célèbre au Pays-Bas) : l’idée est de sensibiliser les consommateurs européens à la situation sociale des paysans des États du Sud, et de les convaincre d’acheter leur café un peu plus cher pour que ces derniers puissent vivre dignement de leur travail, qu’ils ne soient plus victimes des cours mondiaux et de la spéculation. Révolté par leur misère, Jean-Pierre Blanc est aussitôt séduit : le café équitable Malongo était né. Ces trois dernières décennies, ses coopératives ont essaimé un peu partout en Amérique latine, en Asie… et en Afrique, de Sao Tomé aux Grands Lacs, en passant par l’Éthiopie (où la région de Kaffa a donné son nom au café).
Dans la préface de Voyages aux pays du café, illustré par les photos d’Erick Bonnier, Jean-Christophe Rufin, académicien et ancien ambassadeur de France au Sénégal, explique que « le génie de van der Hoff » a été « de changer radicalement d’échelle ». Le café équitable
V a d J Je B é B 3 3
Voyages aux pays du café, Jean-Pierre Blanc, éditions Erick Bonnier, 308 pages, 35 €.
Une femme tri les cerises de café, au Burundi.
ERICK BONNIERses engagements sont, effectivement, contraignants : des prix rémunérateurs pour les paysans, le versement d’un montant supplémentaire pour financer des projets (éducatifs et sociaux), l’autonomie des producteurs, la transparence et la traçabilité de la filière, la valorisation des modes de production agricole respectueux de l’environnement et de la biodiversité, comme l’agroécologie. Certains « pseudo-labels », dénonce le fondateur de Malongo, se sont éloignés de ces règles strictes, pour se contenter de coller une jolie étiquette verte sur un paquet de café. L’un de ces labels a même curieusement établi son siège social dans l’État américain du Delaware, un paradis fiscal… ■
Le caféier
Extraits
Les caféiers sont des arbustes de la vaste famille des rubiacées (gardénias, quinquinas, garance…) qui croissent dans les sous-bois des forêts tropicales humides entre les deux tropiques du Cancer et du Capricorne. Elles sont adaptées pour y capter un maximum de lumière à l’ombre d’arbres bien plus grands de 20 mètres à 30 mètres. D’où l’importance à l’échelle de la planète de la sauvegarde des zones caféières, car ce couvert forestier permet de maintenir une importante biodiversité.
Il existe environ 70 espèces de coffea. Mais seulement deux ont un intérêt commercial : coffea arabica et coffea canephora. L’espèce arabica regroupe de nombreuses variétés botaniques (bourbon, typica, catura…). L’espèce canephora est représentée par une variété principale, le robusta, 35 % de la production mondiale, contre 65 % à l’arabica. Le premier pousse au niveau de la mer, entre zéro et 600 mètres d’altitude, le second s’épanouit en montagne à une altitude de 800 mètres à 2 000 mètres. Le café est cultivé sur plus de 10,3 millions d’hectares dans plus de 60 pays.
L’île chocolat
La luxuriance des voûtes tropicales et l’épaisseur de la végétation rendent la progression délicate. Autour, ce sont plus de 50 000 hectares qui forment l’une des plus étonnantes réserves naturelles de toute l’Afrique. Orchidées, insectes, chauves-souris, singes, c’est la faune et la flore habituelle des zones tropicales qui s’agitent en un concert de bruits étranges auquel se mêlent les aboiements des chiens jaunes. Monte Café, malgré les conditions très dures dans lesquelles vivent les caféiculteurs, produit des merveilles. Bien arrosés, les sols volcaniques sont particulièrement fertiles pour ce breuvage. Alfred Conesa, spécialiste français, y a découvert des variétés très anciennes d’arabicas, comme le bourbon
rouge, le bourbon jaune ou le typica. Seulement voilà, la petite dizaine de plantations toujours en activité compose désormais un patrimoine architectural baroque et moisi. Un véritable trésor en sommeil auquel s’intéresse l’Unesco. À l’aide d’institutions internationales, j’ai entrepris de m’engager dans le redémarrage de l’exploitation de ce patrimoine d’une grande valeur en 2010. Le tout avec un mode de culture biologique et équitable afin de contribuer au renouveau économique de la région et de redonner un souffle de vie à des générations d’agriculteurs. Des structures coopératives autonomes sont montées, une filière entière renaît autour de la production d’un café engagé dans la qualité et le respect des normes biologiques. Tout l’enjeu est de former ces ouvriers agricoles pour qu’ils maîtrisent de bout en bout la chaîne de transformation du café. Deux dépulpeurs de 40 kg chacun sont rapatriés du Mexique, les fermentations s’effectuent au départ dans des bassins. Puis des claies sont construites pour le séchage. Il faudra attendre un an pour récolter les premiers 85 kg de café d’exportation. Un cru de caractère, rond et complet, au corps exceptionnel. Une première victoire puisque Sao Tomé n’avait pas exporté de café depuis les années 70. Entre savane et forêt tropicale, tout un univers caféier est en pleine réhabilitation. Les usines de traitement du café, avec une tonne de café annuelle, sortent de l’ornière. Certes, la production n’est plus que l’ombre d’elle-même, puisqu’elle a culminé parmi les tout premiers rangs mondiaux, mais la qualité demeure. Le café de Sao Tomé a été longtemps l’un des plus réputés et c’est sa valeur ajoutée qui pourrait bien sauver l’île du marasme économique qui la menaçait.
Les grands arabicas
Si les hommes font tant d’efforts pour tirer de la terre ce café en particulier, c’est que la nature de cette région située à l’ouest du lac Tanganyika est particulièrement fertile et propice à sa culture. En raison du passé volcanique des lieux, les sols regorgent de fer et de minéraux utiles pour les plants. Le climat est fait pour le café : il pleut en moyenne 1 300 mm d’eau par an et l’altitude comprise entre 1 650 mètres et 1 950 mètres sied parfaitement aux pieds de bourbon et de blue mountain. Le Congo a donc tous les attributs pour produire un café de la meilleure qualité. D’autant que toutes les étapes de sa fabrication sont réalisées à la main, de la cueillette grain par grain, au lavage, au séchage, jusqu’au tri. Arômes corsés, légère amertume, les grains locaux ont une bonne réputation à l’export. Ce n’est qu’au début des années 70 que certains producteurs commencent à s’organiser pour exporter la production. Habitués jusque-là surtout à cultiver une petite production vivrière, ils découvrent dix ans plus tard Max Havelaar et le commerce équitable. Au moment où les cours s’effondrent, dans les années 1988-1990, les
plantations disparaissent par dizaines dans le pays. Seules celles dont les revenus sont garantis par le café du commerce équitable peuvent survivre.
Comme tout grand produit, le café du parc des Virunga mérite l’énorme labeur qu’il exige. Avant de frapper à la porte de la grande distribution et mettre dans les rayons les boîtes de café « Congo Virunga » arborant une tête de grand singe, totem des espèces menacées d’extinction, des années se sont écoulées, pour que nous puissions garantir la qualité, mais aussi la quantité et la régularité des approvisionnements. Pour cela, l’acheminement est le nœud gordien, en particulier au Nord-Kivu qui ne dispose pas de port maritime à proximité. La voie terrestre, avec tous les aléas que l’on connaît surtout dans des pays instables, est la seule solution pour atteindre le premier port ; les camions doivent traverser l’Ouganda, puis le Kenya, une mission à haut risque pavée d’imprévus et de retards. C’est une filière qui demande beaucoup d’investissement et de travail, mais le jeu en vaut la chandelle, pour obtenir un grand cru qui régale les amateurs de café. Rond, harmonieux, bien charpenté, avec du corps, très aromatique, il a une typicité unique comme un grand vin. Un café haut de gamme à n’en pas douter, dont la valeur gustative joue à égalité avec l’importance des enjeux environnementaux et humains qu’il défend. Garantir une filière café, cela implique aussi d’anticiper le changement climatique, l’autre donne que nul ne peut ignorer, au cœur de laquelle la question de l’eau est vitale. Raison pour laquelle nous engageons un programme d’adduction d’eau pour les stations de lavage et pour l’usage domestique. La production est bien en place, charge à nous de continuer à assurer la pérennité des coopératives et à travers elles, celle du parc des Virunga, au cœur d’énormes enjeux financiers, car on sait que ses sous-sols contiennent du pétrole et du gaz, aiguisant les appétits des multinationales aux aguets. Elles attendent la moindre brèche pour faire des forages, sans parler de la déforestation qui menace et la pression sur les ressources piscicoles. Notre action sur le terrain permet d’appuyer et de fortifier les défenseurs du parc et de la biodiversité.
et lorsque le soleil est trop fort, les paysans couvrent les grains avec des sacs en toile de jute, pour leur conserver un minimum d’humidité et les protéger des rayons. Cela donne un café parche blanc, uniforme, sans craquelures, qui a désormais fait son chemin aux quatre coins du globe. Mais beaucoup reste à faire, quand on sait que seulement 40 % des plantations de café demeurent en activité dans le pays et que le tonnage de la production nationale a drastiquement chuté en dix ans. C’est en tout cas Zac Nsenga, ambassadeur du Rwanda aux États-Unis, qui résume le mieux les enjeux du café pour son pays, lorsqu’il affirme : « Plus vous consommez du café rwandais, plus vous donnez d’espoir au Rwanda. Ce qui le rend si spécial, c’est à la fois sa qualité et l’histoire qu’il raconte ».
Je m’arrête au bord des champs où un grand nombre de tables de séchage sur claies supportent des centaines de kilos de café. Une technique très particulière consistant à trier et faire sécher les grains de café dépulpés. Après fermentation au soleil, les femmes éliminent les fruits défectueux, malades ou pas assez mûrs. Le processus dure trois à quatre semaines
Terre d’origine
Une légende tenace assure que c’est un animal, vraisemblablement une chèvre, qui aurait découvert le café. Un berger appelé Kaldi, étonné que ses chèvres soient aussi excitées après avoir mangé de drôles de baies, aurait essayé à son tour. Musulman, originaire du village de Kaffa (d’où le nom de café), il aurait confié à des religieux avoir trouvé un moyen miraculeux pour rester éveillé toute la nuit pour prier. Le chemin parcouru par le kahoua jusqu’au « petit noir » des zincs parisiens reste pavé de mystères et de zones d’ombre. À l’état sauvage, les premiers plants de café auraient été localisés au sud de l’Éthiopie, dans la région de Sidamo, bien que certains assurent qu’ils proviendraient du Yémen. Mais il y aurait confusion avec la découverte de la torréfaction qui, elle, serait due à deux moines yéménites, Sciadli et Aydrus. Chargés de récolter le café, ils en reviennent avec leurs grains détrempés par une forte pluie. Pour les faire sécher, ils allument un feu. De retour de la prière, ils les découvrent rôtis et dégageant une odeur que nous connaissons tous aujourd’hui. ■
Des obligations vertes pour le Gabon
Dakar au club des producteurs de gaz
Des marchés fi nanciers attractifs
Les banques africaines face à la conjoncture
Le biogaz, une promesse encore peu exploitée
Cuisiner avec ce gaz combustible permet non seulement de valoriser les déchets mais également de se passer du charbon de bois, facteur de déforestation et de pollution. À travers le continent, quelques pionniers se sont lancés dans l’aventure, avec succès. par Cédric Gouverneur
Comprendre le biogaz et ses enjeux nécessite quelques explications techniques. Le processus de biométhanisation est simple : les déchets (déjections, compost de végétaux, ordures ménagères, etc.) fermentent dans une cuve, le biodigesteur. En l’absence d’oxygène (un milieu dit « anaérobie »), les bactéries y prolifèrent. Elles décomposent la matière organique. En résultent du biogaz, (un peu) de CO2, ainsi qu’un substrat apte à servir d’engrais agricole. Précision
d’importance : cuisiner au biogaz ne dégage pas d’odeur nauséabonde…
En théorie, celui-ci peut être produit partout où sont rejetés des déchets. Il faut cependant que leur quantité soit suffisante pour que le processus de méthanisation soit rentable : les sources de biogaz sont donc principalement des élevages, des exploitations agricoles, des décharges, des collectivités (des écoles, des grands immeubles, et même des prisons). À Fez, au Maroc, l’Institut de recherche en énergie solaire et énergies nouvelles (IRESEN) et la
société américaine Ecomed produisent ainsi, depuis 2015, de l’électricité à partir des déchets de la ville. Une centrale de méthanisation de déchets agricoles est en construction. L’IRESEN estime que le biogaz pourrait, à terme, créer plus de 10 000 emplois dans le pays et faire économiser 8,5 millions de tonnes de CO2.
L’Afrique du Sud, confrontée à une grave crise énergétique [voir Afrique Magazine n° 434], cherche des alternatives à ses centrales à charbon, polluantes et inefficaces. Depuis 2013,
Sa production « offre une fenêtre vers un monde où les ressources seraient continuellement usées et réutilisées ».
l’entreprise Pioneer Plastics Energy vend aux particuliers un biodigesteur baptisé « Little Green Monster » (« petit monstre vert »). Et Le Cap construit une centrale à biogaz dans la décharge municipale de Vissershok : opérationnelle à partir de 2025, elle pourrait produire, à terme, jusqu’à 9 MW d’électricité. Au Zimbabwe voisin, la société britannique Pragma Leaf Consulting planche sur un projet similaire à la décharge de Bulawayo, deuxième ville du pays. Autre initiative : l’entrepreneur somalo-américain Guled Ahmed a créé une entreprise de biodigesteurs en fibres de verre, baptisée Jiko Biogas, afin de fournir de l’énergie aux camps de réfugiés, avec le soutien des Nations unies. Il cherche à associer les producteurs du continent, pour promouvoir leurs intérêts et mieux faire connaître leurs solutions.
« Le biogaz se trouve au croisement de deux défis de la vie moderne : la gestion de la quantité croissante
de déchets organiques produits par nos sociétés, et l’impératif de la diminution des émissions de gaz à effets de serre », écrit l’Agence internationale de l’énergie (AIE) dans un rapport de 2020, Outlook for Biogas and Biomethane: Prospects for Organic Growth. La production de biogaz « offre une fenêtre vers un monde où les ressources seraient continuellement usées et réutilisées ». Une fenêtre où s’entrevoit l’idéal d’une économie circulaire, où l’humain réemploie ses déchets au lieu de puiser dans ses ressources.
Malgré de belles initiatives, son potentiel demeure en grande partie sous-exploité, sa production mondiale représentant environ 5 % des capacités globales.
Du 6 au 8 décembre à Kigali, au Rwanda, se tient justement le 6e Forum mondial de l’économie circulaire, afin de faire le point sur les solutions en ce domaine : « Avec la population la plus jeune
au monde, le continent africain peut jouer un rôle crucial dans la transition globale vers la circularité », souligne la ministre rwandaise de l’Environnement, Jeanne d’Arc Mujawamariya, sur le site du Réseau africain d’économie circulaire, organisateur de ce forum avec le soutien du fonds d’innovation finlandais Sitra. Face à la crise climatique et énergétique, « l’économie circulaire est plus pertinente que jamais », insiste Jyrki Katainen, président de ce dernier.
Pourtant, malgré ces belles initiatives, le potentiel du biogaz demeure en grande partie sous-exploité. L’AIE évalue la production mondiale à 35 millions de tonnes équivalent pétrole (MTEP), soit environ 5 % des capacités globales, estimées à 730 MTEP. « La pleine utilisation du biogaz pourrait couvrir environ 20 % des besoins mondiaux en gaz », insiste l’Agence internationale de l’énergie. En Afrique, les ressources potentielles regrouperaient, toujours selon les calculs de l’AIE, pas moins de 60 MTEP : 27 MTEP à partir des déchets agricoles (feuilles, tiges, racines, etc.), 13 MTEP des déchets de bois, 11 MTEP des déjections animales, 8 MTEP des détritus urbains et 1 MTEP des eaux usées.
Mais les conditions ne sont visiblement pas encore réunies. Un exemple : en Éthiopie, le programme national pour le biogaz, lancé en 2009 par les autorités fédérales et l’organisation néerlandaise de développement SNV, n’a atteint que 13 000 foyers en une décennie, autant dire une poignée dans ce pays de 110 millions d’habitants… La faute sans doute à un accès limité
au crédit, les biodigesteurs demeurant trop chers pour les plus démunis.
Afin de « déverrouiller le potentiel du biogaz », l’AIE recommande des « politiques de soutien », notamment dans la gestion des déchets urbains et le secteur agricole. D’autant que selon l’Organisation pour l’alimentation et l’agriculture (FAO), « deux tiers des foyers d’Afrique subsaharienne ont pour principale source d’énergie pour cuisiner le bois et le charbon de bois », ce qui a des « conséquences sociales, économiques, environnementales et sanitaires ». Un récent rapport du Centre de recherche forestière internationale pointe le rôle de « l’agriculture de subsistance, du ramassage de bois de chauffe et de la production à petite échelle de charbon de bois » dans la déforestation. Qui plus est, la combustion de bois ou de charbon dans des logis mal ventilés engendre une pollution en carbone et en particules fines. Selon un rapport de l’organisation indépendante américaine Health Effects Institute (HEI) sur la qualité de l’air dans le monde publié en avril 2019, le logement constitue même la première source de pollution en Afrique subsaharienne, devant le trafic routier ! Cette pollution domestique serait responsable d’un décès sur quatre, s’alarme l’HEI, qui préconise de bannir le bois et le charbon et de généraliser l’usage du gaz.
« En Ouganda, 80 000 hectares sont déboisés chaque année pour la production de charbon », nous explique Arthur Woniala [voir son interview pages suivantes], fondateur de Khainza Energy, qui a eu l’idée de génie de vendre aux particuliers des bouteilles de biogaz remplies chez des exploitants agricoles partenaires. Le jeune entrepreneur ougandais nous a précisé qu’il a justement baptisé son entreprise du nom de sa mère, asthmatique à force de cuisiner au charbon de bois… ■
LES CHIFFRES
2 milliards de dollars, soit le montant du nouveau fonds pour la reforestation lancé par la Banque arabe pour le développement économique en Afrique et SouthBridge Investments. 544 millions de dollars,
Arthur Woniala
PDG DE KHAINZA ENERGY« Il faut développer des campagnes de sensibilisation sur ses atouts »
Ce jeune ingénieur en mécanique ougandais de 32 ans a fondé en 2016 Khainza Energy, une société de production de biogaz. Il nous raconte son parcours et les difficultés qu’il a rencontrées. propos recueillis par Cédric Gouverneur
AM : Comment est née Khainza Energy ?
Arthur Woniala : J’ai commencé à me pencher sur le biogaz avec trois amis à l’université de Makéréré à Kampala, en 2015, alors que j’étudiais les énergies renouvelables. Par rapport au solaire, à l’éolien et à l’hydroélectricité, le biogaz me semblait plus simple à mettre en œuvre. J’ai installé un projet pilote dans ma ville natale, Mbale, dans l’est de l’Ouganda. Et cela a réussi ! Nous avons donc construit des systèmes pour les maisons et les fermes. Nous n’avons pas pu obtenir de financement auprès des banques : les taux d’intérêt sont très élevés (24 à 30 %) et les délais de remboursement trop courts. Les processus de négociation des prêts prennent du temps et sont rattrapés par l’inflation ! Nous avons donc soumis le projet à Total Ouganda en 2016, qui nous a fourni un financement d’amorçage d’environ 12 000 dollars, car elle cherchait des projets de transition énergétique. Khainza Energy était née ! Au début, nous n’avions qu’une poignée de clients, car notre installation était assez coûteuse. Mais l’année suivante, en mettant le biogaz en bouteilles, nous avons réduit son coût de 500 dollars à… 35 dollars, avec un prix de recharge de seulement 10 dollars par bouteille ! Hors d’Ouganda, la première institution à s’être intéressée à nous est britannique : la Royal Academy of Engineering nous a aidés à obtenir des financements à Londres, au Cap
et à Nairobi. En 2018, Khainza Energy a en outre été finaliste du prestigieux prix de l’institution, l’Africa Prize. Avec notre partenaire, l’ONG italienne Fondation AVSI, et grâce au financement de la Banque africaine de développement, nous formons 200 jeunes à des projets d’énergie verte. D’où vient le nom de votre entreprise ?
Dans ma langue natale, le gisu, « Khainza » signifie « petite personne ou chose ayant un immense potentiel ». C’est aussi le nom de jeune fille de ma mère, qui était asthmatique à force de cuisiner au charbon de bois. Lorsque j’ai terminé l’université, elle a été hospitalisée. J’étais anéanti. Je ressens un très fort sentiment de responsabilité : je veux promouvoir le biogaz afin que les Africains ne cuisinent plus au charbon, très nocif pour leur santé. Khainza est aussi le prénom de ma fille de 6 ans, j’espère qu’elle dirigera un jour l’entreprise [sourire] ! Quelle est votre clientèle aujourd’hui ?
Environ 350 ménages, soit 5 000 personnes, utilisent nos bouteilles. Ainsi que deux écoles, dix fermes et trois instituts professionnels. Une bouteille de 6 kg peut permettre à une famille de sept personnes de cuisiner un mois et coûte environ 50 dollars. C’est beaucoup plus propre, sain, et avantageux que le charbon de bois (qui est désormais très cher, surtout pendant la saison des pluies). Nous réalisons un chiffre d’affaires annuel d’environ 55 000 dollars.
Quels sont vos projets ?
Nous sommes convaincus qu’il est possible de considérablement développer l’adoption des énergies renouvelables en collaborant avec de jeunes producteurs pour fabriquer des produits abordables et durables. Nous travaillons avec plus de 300 jeunes, qualifiés dans la production et la commercialisation de biogaz, de briquettes, de réchauds à économie d’énergie et de gaz de pétrole liquéfié (GPL). Face au succès, nous mettons en place le Khainza Energy College, afin de former les jeunes en énergies renouvelables, en agriculture intelligente face au changement climatique, et en économie verte. En outre, 85 % de nos ventes sont réalisées en ligne : cette approche, adoptée en 2020 lors de la pandémie, a entraîné une baisse des coûts opérationnels. Nous avons lancé l’application Khainza (pour Android), la première boutique en ligne africaine de produits de cuisson propre. Nous produisons environ 5 tonnes de briquettes par semaine. Comment développer le potentiel du biogaz sur le continent ?
Les gouvernements doivent travailler avec le secteur privé dans l’objectif de développer des campagnes de sensibilisation sur les atouts du biogaz : lorsque les gens s’impliquent, le coût de son adoption est réduit d’environ 25 %, car ils peuvent fabriquer leurs propres intrants,
tels que les briques. Une politique de gestion et de collecte des déchets est primordiale. Enfin, nous devons développer un meilleur mécanisme de financement pour que les ménages puissent l’adopter plus facilement. Comment convaincre les gouvernements et institutions de soutenir le biogaz ? Le Programme de partenariat pour le biogaz en Afrique (ABPP) a dû fermer en 2019… Nous avons été très attristés par la fermeture de l’ABPP. Leur souci était que plus de 40 % des projets soutenus n’étaient pas opérationnels. Certains des ménages qui ont reçu les systèmes de biogaz n’en voulaient même pas ! Afin de convaincre les gouvernements et les instituts de soutenir le biogaz, le secteur privé doit mener des études de faisabilité approfondies. Les entreprises du secteur doivent s’engager sur la transparence des projets. Khainza Energy est devenue la première entreprise de biogaz en cinq ans en raison notamment de l’accent que nous mettons sur le service après-vente : nous veillons à rendre visite à tous nos clients au moins une fois par an. Les entrepreneurs doivent-ils s’unir ?
« Nous pensons qu’il est possible de développer l’adoption des énergies renouvelables en collaborant avec de jeunes producteurs pour fabriquer des produits durables et abordables.»
En raison de capacités limitées et d’un grand potentiel de marché, les entreprises de biogaz en Ouganda coopèrent déjà entre elles. Souvent, si une société obtient un client et qu’elle est occupée, elle fait appel à ses concurrents pour effectuer l’installation pour gagner du temps : il n’est pas rare de voir un ingénieur travailler pour 10 entreprises ! Je suis un bon ami de Guled Ahmed, fondateur de Jiko Biogas, qui a mis en place des projets brillants en Somalie, notamment pour les réfugiés. En collaboration avec l’université de Makéréré, nous envisageons, lui et moi, une bourse pour les étudiants effectuant des recherches sur le biogaz. Son équipe fait aussi de l’engrais avec du lisier [substrat de la fabrication du biogaz, ndlr] : il s’agit d’un produit révolutionnaire, étant donné qu’en Ouganda, nous importons deux tiers de notre engrais d’Amérique du Sud ! Avec Guled et d’autres, nous planchons donc sur une alliance des acteurs du biogaz en Afrique subsaharienne, ce qui facilitera notamment le soutien d’organisations telles que la Banque africaine de développement (BAD). Nous y travaillons et l’annoncerons en 2023. ■
Des obligations vertes pour le Gabon
Le pays le plus boisé d’Afrique s’apprête à lancer des « green bonds » afin de financer ses projets hydroélectriques.
Akim Daouda, administrateur directeur général du Fonds gabonais d’investissement stratégique (FGIS), a annoncé fin octobre à l’agence Bloomberg le lancement par son pays de « green bonds » : « Nous envisageons de lancer l’émission d’obligations vertes d’une valeur comprise entre 100 et 200 millions de dollars pour financer la construction de centrales
hydroélectriques. Nous allons d’abord finaliser la vente de 90 millions de crédits carbone et attendre de meilleures conditions de marché avant de lancer l’émission », a-t-il précisé. Ces crédits carbone pourraient atteindre la valeur de 2 milliards de dollars à la revente. Rappelons que le Gabon est couvert de forêt tropicale sur 88 % de sa superficie (267 600 km2 pour moins de 2,3 millions
Ces instruments financiers sont exclusivement destinés à soutenir la transition écologique.
d’habitants) : véritable puits de carbone, le pays a absorbé 187 millions de tonnes de CO2 entre 2010 et 2018, selon les calculs de l’initiative REDD+ (Réduction des émissions de carbone dues à la déforestation et à la dégradation des forêts). Le Gabon pourrait notamment utiliser ces crédits carbone et ces obligations vertes afin de financer la reprise des travaux de construction des centrales
hydroélectriques de l’Impératrice Eugénie (sur la rivière Ngounié) et FE2 (sur la rivière Okano). Le coût de ces infrastructures est estimé à plus de 450 millions de dollars.
Le FGIS est le premier fonds souverain africain à rejoindre l’Alliance financière pour des émissions nettes zéro. Créée en 2019, celle-ci s’est engagée à réaliser la transition de ses portefeuilles d’investissement vers la neutralité carbone d’ici 2050. Elle regroupe notamment des assureurs européens (Allianz, Caisse des dépôts, Swiss Re, Generali…) et rassemble au total plus de 4 000 milliards de dollars d’actifs.
Les green bonds sont exclusivement destinés à financer des projets contribuant à la transition écologique. En 2021, le volume d’émissions vertes a atteint plus de 522 milliards de dollars, selon les chiffres de la Climate Bonds Initiative, soit une progression de 75 % par rapport à 2020. Les investisseurs auraient même tendance à les considérer comme une solution de repli, un signe de solidité de ces placements éthiques : lors de la crise économique provoquée par la pandémie de Covid-19, les obligations vertes avaient mieux résisté, l’indice Green Bonds de Bank of America perdant 5 % de rendement dans les premiers mois de 2020, contre plus du double pour l’indice corporate général, selon UBS. En août dernier, la Banque africaine de développement (BAD) a émis une obligation verte de 200 millions de rands, arrivant à échéance en septembre 2023. L’investisseur japonais Sony Bank va s’en servir pour financer des projets environnementaux sur le continent.
« Le produit des obligations vertes contribuera à renforcer la résilience des pays africains face au changement climatique », explique la BAD. ■ BP
Dès 2023, le projet Grand Tortue Ahmeyim devrait produire 2,5 millions de tonnes de gaz par an.
Dakar au club des producteurs de gaz
Le Sénégal fait son entrée en tant qu’observateur au FPEG.
Lors de sa 24e conférence ministérielle au Caire le 25 octobre, le Forum des pays exportateurs de gaz (FPEG) a officiellement ouvert ses portes au Sénégal, en passe de devenir son vingtième membre. Créé à Téhéran en 2001, le FPEG constitue l’équivalent gazier de l’Organisation des pays exportateurs de pétrole (OPEP). Ses membres pèsent près de trois quarts de la production gazière à travers le monde.
En juin, l’ambassadeur du Sénégal au Qatar (le siège étant à Doha), Mouhamed Habibou Diallo, avait reçu une délégation du Forum : le pays est pour le moment accueilli sous le statut d’observateur (c’est-à-dire sans pouvoir décisionnel) et deviendra membre de plein droit lorsque débutera
l’exploitation du gisement de Grand Tortue Ahmeyim (GTA). Dès 2023, celui-ci devrait produire 2,5 millions de tonnes de gaz par an, puis jusqu’à 10 millions de tonnes annuelles lors de la prochaine décennie.
Dominé par la Russie, l’Iran et le Qatar, le FPEG a largement ouvert ses portes au continent ses dernières années : l’Algérie, l’Égypte, la Libye, le Nigeria et la Guinée équatoriale en sont déjà membres, tandis que l’Angola, le Mozambique – et désormais le Sénégal – y sont accueillis en tant qu’observateurs. Et pour la première fois depuis sa création, son secrétaire général est un Africain, l’Algérien Mohamed Hamel. La compagnie BP, qui va exploiter le gisement off-shore de GTA, évalue les réserves du Sénégal à 1 400 milliards de mètres cubes. ■
Des marchés financiers attractifs
Le classement Absa 2022 souligne l’intérêt des investisseurs pour les places du continent, ainsi que leurs stratégies pour surmonter les chocs extérieurs.
«Les pays africains ont répondu positivement au besoin de développer les marchés financiers domestiques afin de protéger leurs économies face aux chocs externes », souligne le dernier rapport de la société de services financiers sud-africaine Absa Group et du Forum officiel des institutions monétaires et financières (OMFIF), rendu public le 13 octobre. Pour la sixième année consécutive sont
passés au crible et classés les marchés financiers de 26 pays du continent (la République démocratique du Congo, Madagascar et le Zimbabwe s’ajoutant cette année à la liste).
L’Afrique du Sud, malgré la crise multiforme qu’elle traverse [voir Afrique Magazine n° 434], demeure encore en tête de ce classement, suivie de l’île Maurice et du Nigeria. L’Ouganda se hisse à la quatrième place, suivi par le Botswana, la Namibie, le Ghana,
le Kenya et le Maroc. La pandémie de Covid-19, puis les conséquences du conflit en Ukraine, ont sans surprise eu des impacts : « Les réserves de changes ont généralement diminué par rapport à l’année précédente, note Absa Group. Dix pays ont reçu un financement du Fonds monétaire international (FMI) en 2022, pour une valeur cumulée de 1,6 milliard de dollars, afin d’amortir l’onde de choc » provoquée par la crise. Mais malgré ce
contexte qui « pèse sur les performances de l’index, 19 pays sur 26 améliorent leur score », remarque le rapport : « Ceci est largement dû à des progrès dans le développement de marchés financiers durables, qui deviennent de plus en plus importants pour les investisseurs internationaux. » En effet, plusieurs pays ont amélioré leurs cadres réglementaires et législatifs dans les domaines de l’environnement, du social et de la bonne gouvernance et – tirant les leçons des dépendances qui avaient amplifié les dommages lors de la crise sanitaire – ont entrepris de diversifier leurs économies. Face aux risques de tourmente financière internationale, approfondir les marchés nationaux s’est imposé comme un rempart efficace. Plusieurs pays développent des produits verts et durables : le Maroc et le Kenya décrochent les meilleurs résultats dans ce domaine.
« L’Afrique apparaît comme une destination attractive pour les investissements », souligne David Marsh, président de l’OMFIF. « Des efforts continus du secteur privé – avec le FMI, les institutions multilatérales de développement et les institutions partenaires partout en Afrique – sont nécessaires afin d’amplifier ces changements positifs. »
L’Absa Africa Financial Markets Index 2022 se fonde sur une quarantaine de critères, classés en six catégories : consistance du marché ; accès aux devises étrangères ; environnement fiscal ; transparence du marché ; capacité des investisseurs locaux ; environnement macroéconomique et normes juridiques nationales. L’utilité de ce classement est reconnue par les décideurs, et notamment par le secrétaire exécutif de la Commission économique pour l’Afrique des Nations unies, le Mozambicain Antonio Pedro. ■
Les banques africaines face à la conjoncture
La guerre en Ukraine pèse sur leur moral, révèle une étude de la BEI.
’enquête annuelle de la Banque européenne d’investissement (BEI) sur le secteur bancaire de l’Afrique subsaharienne explique que celui-ci est inquiet des répercussions de la guerre en Ukraine. Intitulé La Finance en Afrique en 2022 : Naviguer en eaux troubles et rendu public mi-octobre, ce rapport s’est penché sur 70 banques d’Afrique subsaharienne. La BEI constate qu’elles « ont bien résisté à la pandémie, signe de la résilience du secteur ». Mais le répit aura été de courte durée : l’invasion de l’Ukraine, déclenchée en février 2022, « suscite de nouvelles inquiétudes ». « Le ralentissement de l’économie mondiale et le durcissement des conditions de financement amplifient les problèmes économiques auxquels
l’Afrique est confrontée », a déclaré Debora Revoltella, économiste en chef de la BEI. Les banques centrales de beaucoup de pays ont en effet relevé leurs taux d’intérêt nationaux, et les émissions d’obligations sont rendues plus onéreuses du fait du resserrement des conditions financières mondiales. L’économiste pointe « un risque d’éviction pour le secteur privé », étant donné que « les coûts du service de la dette publique augmentent ». Les besoins d’investissement demeurant importants, « les pays d’Afrique subsaharienne devront continuer à se concentrer sur la limitation des effets [de la crise] sur les prêts privés ». Basée au Luxembourg, la BEI a signé des accords pour des investissements d’un montant de 2 milliards d’euros en 2021 sur le continent. ■
Prenons soin de nos artères !
Savoir si nos artères sont en bonne santé est important ; en mauvais état, elles sont responsables de nombreuses maladies, dont certaines peuvent être mortelles. BONNE NOUVELLE néanmoins : elles sont évitables dans 8 cas sur 10 grâce à une prévention active. par Annick Beaucousin
ne artère s’obstrue, et la vie peut rapidement basculer. Infarctus du myocarde, accident vasculaire cérébral (AVC)… Les maladies cardiovasculaires sont la première cause de mortalité dans le monde. Contrairement à une idée répandue, elles ne sont pas réservées aux hommes, et touchent de plus en plus les femmes – conséquence de l’évolution de leur mode de vie, qui se rapproche de celui de la gent masculine (tabagisme, mauvaise alimentation, stress…). De surcroît, elles ont malheureusement la particularité d’avoir des artères plus fines et fragiles. Même si le risque d’être atteint de ces affections augmente en vieillissant, tous les âges sont concernés aujourd’hui. L’infarctus (également appelé « crise cardiaque ») survient en effet chez des personnes de plus en plus jeunes : dès la quarantaine, et parfois avant. Comment se produit-il ? Il survient lorsqu’un caillot de sang se forme dans une artère coronaire, la bouchant brutalement et empêchant une bonne oxygénation du cœur.
U
Pour l’AVC, le nombre de victimes jeunes croît aussi, avec des augmentations importantes dès 35 ans. Cet accident résulte du même mécanisme dans la grande majorité des cas : un caillot bloqué dans une artère empêche le sang d’irriguer le cerveau. Le défaut d’apport d’oxygène et de glucose aux cellules cérébrales peut ainsi aboutir à leur destruction, entraînant des séquelles neurologiques.
Il existe enfin une autre maladie des artères peu connue (pourtant fréquente) : l’artériopathie oblitérante des membres inférieurs. De même, elle se déclare chez des personnes plus jeunes qu’auparavant, à cause notamment du tabagisme. Faute de traitement à temps, les artères des jambes se bouchant – car encrassées d’amas graisseux –, les conséquences peuvent être graves (ulcère, gangrène, voire amputation).
Réduire les facteurs de risque
En premier lieu, on pense à l’accumulation de cholestérol dans le sang. Le « mauvais » (appelé LDL) est responsable de réactions inflammatoires, pouvant causer la formation de caillots sanguins ou l’épaississement de la paroi des artères (athérosclérose). Mais on lui accorde souvent un peu trop d’importance : son taux ne prédit pas à lui seul le risque d’infarctus, il doit être interprété au cas par cas par un médecin, en fonction des données de chacun. En revanche, l’hypertension artérielle est un facteur de risque majeur – et même le premier pour l’AVC. La pression trop forte du sang dans les artères provoque leur vieillissement accéléré et augmente le travail du cœur, qui s’épuise. La tension doit ainsi rester sous 14/9. Être atteint de diabète est également un point noir pour les vaisseaux et accroît la mortalité. Attention, d’autre part, au surpoids qui gagne toujours du terrain. Selon l’Organisation mondiale de la Santé (OMS), le nombre de personnes obèses a presque triplé dans le monde depuis 1975 ! L’excès de graisse au niveau abdominal est particulièrement dangereux, puisqu’il entraîne la libération de substances inflammatoires dans le sang, lesquelles favorisent l’encrassement des vaisseaux, une tension trop élevée, un diabète…
Pour réduire ces facteurs de risque liés au mode de vie, et ainsi préserver ses artères, il est nécessaire d’adopter de meilleures habitudes. À commencer par l’alimentation, qui joue un rôle capital : il faut manger plus sainement, c’est-à-dire davantage de fruits et légumes (dans l’idéal, au moins 5 portions par jour), des fruits secs (amandes,
noix, noisettes…), du poisson deux à trois fois par semaine, et il faut privilégier les graisses végétales (huile d’olive, de colza). Les œufs ne sont pas néfastes, mais il est en revanche utile de réduire les graisses saturées (charcuterie, viande rouge, viennoiseries…), le sel (notamment celui caché dans les conserves, les plats cuisinés, le fromage…), et les sucres, pâtisseries, et autres boissons sucrées.
Éviter la sédentarité est également une priorité absolue. Pratiquer une activité physique assez soutenue – comme la marche rapide, tout simplement, qui est excellente – 5 fois par semaine pendant au moins 30 minutes permet de réduire de 35 % la mortalité cardiovasculaire prématurée. Et il faut prendre d’autres bons réflexes : monter par les escaliers plutôt que par l’ascenseur, se lever au moins 10 minutes toutes les 2 heures en cas de travail assis…
Le tabagisme est un autre fléau à combattre : il favorise la formation de caillots dans les artères et augmente le risque d’infarctus, même jeune. Chez les femmes, son association avec une contraception hormonale (pilule, patch, anneau vaginal) est très délétère à cet égard, et favorise également le risque d’AVC. L’arrêt du tabac est bénéfique à tout âge, car au bout de cinq ans, le risque d’accident cardiaque redevient le même que pour un non-fumeur. Enfin, il ne faut pas négliger l’impact du stress chronique, celui-ci accélérant le rythme cardiaque et faisant monter la tension artérielle. Le yoga, la méditation, la détente grâce à des loisirs sont donc conseillés.
Mais même avec une meilleure hygiène de vie, les contrôles chez le médecin sont essentiels. C’est lui qui pourra par exemple détecter des apnées du sommeil : survenant en général chez des personnes qui ronflent, ces brèves pauses respiratoires favorisent l’hypertension et exposent à un danger cardiovasculaire accru.
Reconnaître les symptômes et réagir vite
Savoir repérer s’il s’agit d’un problème d’artères, d’autant plus s’il y a des facteurs de risque, peut vous sauver la vie ou celle d’un proche. Une prise en charge rapide est déterminante pour limiter les séquelles.
Pour l’infarctus, c’est classiquement une douleur brutale en étau dans la poitrine, irradiant dans le bras gauche et la mâchoire. Chez les femmes, des symptômes souvent méconnus peuvent s’y associer : fatigue inhabituelle, douleur aiguë dans le haut du dos, entre les omoplates ou dans le cou, sensation récurrente de brûlures d’estomac, de nausées ou de vomissements, essoufflement progressif à l’effort, ou bien encore étourdissement soudain et sueurs froides.
Pour l’AVC, six signes doivent attirer l’attention : une paralysie, une faiblesse ou un engourdissement d’un côté du corps ; des difficultés à parler ; une déformation de la bouche ; une perte de la vision d’un œil ou d’une partie du champ visuel ; des troubles de l’équilibre, de la coordination ou de la marche ; ainsi qu’une céphalée atroce inhabituelle. En cas d’apparition brutale, même fugace, d’un seul de ces symptômes, il faut appeler les urgences.
Pour l’artériopathie des membres inférieurs, ne pas hésiter à consulter si l’on a mal en marchant, que ce soit dans le mollet, parfois dans la hanche, les muscles fessiers, ou au niveau de la voûte plantaire : la gêne ou la douleur apparaît au bout d’une certaine distance de marche, oblige à s’arrêter, puis disparaît après quelques minutes de repos. En tout cas, par chance, lorsqu’un problème d’artères est pris à temps, les progrès médicaux permettent de plus en plus de vivre normalement. ■
Attention aux crises de goutte !
LA GOUTTE est un rhumatisme inflammatoire provoquant des douleurs et un gonflement des articulations (souvent du gros orteil). De nouvelles données ont été publiées dans le Journal of the American Medical Association : ses poussées sont prédictives d’infarctus et d’AVC ! Le risque de survenue de ces accidents augmente temporairement dans les quatre mois qui suivent une crise. La corrélation entre les deux événements reste mal comprise, mais cela doit inciter les personnes concernées à être vigilantes.
LES 20 QUESTIONS
PrissK
L’humoriste ivoirienne, également chanteuse, cultive l’art de l’autodérision. Ses SKETCHS HILARANTS auscultent les relations amoureuses, la condition des femmes, leur pouvoir et leur détermination. propos recueillis par Astrid Krivian
1 Votre objet fétiche ? Ma bible. Elle me rassure, m’inspire.
2 Votre voyage favori ? À Paris, en 2000, pour chanter avec Alpha Blondy lors de son concert à Bercy. J’avais 16 ans. C’était énorme ! J’avais repris sa chanson « Rasta Poué » sur mon album.
3 Le dernier voyage que vous avez fait ? En Guinée-Conakry. J’ai joué dans un gala dédié à récolter des fonds pour lutter contre la poliomyélite.
4 Ce que vous emportez toujours avec vous ? Mon téléphone. Sans lui, je suis incomplète !
5 Un morceau de musique ? « Mon paradis », de Christophe Maé, me met toujours de bonne humeur ! Et j’adore les cantiques gospels.
6 Un livre sur une île déserte ? Pourquoi les hommes épousent les chieuses, de Sherry Argov. Des hommes témoignent sur leur perception des femmes. Et on n’a pas les mêmes codes de communication !
7 Un film inoubliable ?
Colombiana, d’Olivier Megaton, et Usual Suspects, de Bryan Singer.
8 Votre mot favori ?
La phrase « Sky is the limit » me booste. Rien n’est impossible !
9 Prodigue ou économe ?
Économe. Mais j’ai des dépenses ciblées : mes tenues de scène sont des outils de travail. Une présentation soignée est un appât pour susciter l’écoute du public.
10 De jour ou de nuit ?
Je suis une couche-tard. Je passe les soirées chez moi, entre télévision, lecture et écriture.
11 Twitter, Facebook, e-mail, coup de fil ou lettre ? Facebook et TikTok, où j’ai bâti ma communauté. Sinon, coup de fil, WhatsApp, un peu Instagram.
12 Votre truc pour penser à autre chose, tout oublier ? Écouter de la musique.
13 Votre extravagance favorite ? Mon style a muté : avant, je portais des lentilles bleues, de très longues mèches… Aujourd’hui, je suis plus sobre, mais j’arbore parfois une perruque blonde ou des mèches.
14 Ce que vous rêviez d’être quand vous étiez enfant ? Hôtesse de l’air. J’avais déjà un goût prononcé pour la découverte.
15 La dernière rencontre qui vous a marquée ?
Le chanteur Awadi. Il m’a beaucoup apporté dans ma carrière. On est devenus amis.
16 Ce à quoi vous êtes incapable de résister ?
Danser ! Et interagir avec mes collègues humoristes quand ils sont sur scène. Enfin, je peux me ruiner pour un beau costume deux pièces !
17 Votre plus beau souvenir ?
J’ai perdu ma mère à l’âge de 2 ans. Mon seul souvenir avec elle : on courait toutes les deux sous la pluie en riant.
18 L’endroit où vous aimeriez vivre ? Abidjan, où j’habite, est pleine de joie et d’inspiration ! Elle me ressemble : bouillonnante, tout feu tout flamme, hyperactive. Les gens sont accueillants, drôles.
19 Votre plus belle déclaration d’amour ? Y a pas de toi sans moi, y a pas de moi sans toi.
20 Ce que vous aimeriez que l’on retienne de vous au siècle prochain ?
Que j’étais une fonceuse. Rappeuse, chanteuse, animatrice, humoriste, actrice… Je relevais toujours les défis ! ■
Elle est à voir dans Le Parlement du rire, sur Canal+ Afrique.
CONTRIBUER À LA CROISSANCE DURABLE DES SYSTÈMES ALIMENTAIRES AFRICAINS
Située au Maroc, avec 12 filiales et 212 employés représentant 17 nationalités africaines, OCP Africa est une entreprise africaine multiculturelle qui contribue à la transformation agricole du continent. Depuis sa création, OCP Africa a soutenu les stratégies de développement agricole et a développé des programmes de grande envergure pour aider à promouvoir une agriculture productive et structurée.
OCP Africa s’appuie sur ses atouts agronomiques et technologiques pour mettre en œuvre d'importants programmes à fort impact sur les petits exploitants agricoles et sur l'ensemble de la chaîne de valeur agricole. Plusieurs millions d’agriculteurs ont bénéficié de ces programmes phares depuis 2016.