POLY 255 - Mars 2023

Page 48

Bertrand Belin

Vieira da Silva

Alyona Alyona Stefan Kaegi

N°255 MARS 2023 POLY.FR MAGAZINE

Second Life

Avec Beyond Matter. Cultural Heritage on the Verge of Virtual Reality, le ZKM (Karlsruhe) et le Centre Pompidou (Paris) redonnent vie à deux expositions pionnières par des méthodes de modélisation numérique et spatiale axées sur l’expérience. Les institutions ont choisi Les Immatériaux, présentée à Paris en 1985, et Iconoclash , à Karlsruhe en 2002. La première entendait par exemple « susciter chez le visiteur une réflexion et une inquiétude au sujet de la condition postmoderne » en jouant sur une forme d’immatérialité et de désorientation. Un casque audio diffusait, au gré des déambulations induites par la scénographie et des passages devant des capteurs infra-

rouges, des textes philosophiques et poétiques multipliant et entremêlant les strates de signes en lien avec les œuvres exposées. Deux sites Internet dédiés permettent aujourd’hui de retraverser ces espaces. Ils se doublent, jusqu’au 23 avril au ZKM et cet été à Paris, de Matter. Non-Matter. Anti-Matter : présentation de maquettes numériques de ces mêmes manifestations, mais aussi des œuvres d’art et des artefacts issus de ces expos, complétés par des commentaires contemporains intégrés grâce à la réalité augmentée. iconoclash.beyondmatter.eu lesimmateriaux.beyondmatter.eu

À corps perdu

La compagnie de performance sonore et de création AxisModula organise Anamorphoses, expérience participative à la Maison des associations de Strasbourg (08/03). Le temps d’une soirée, la soprano française Sarah Brabo Durand, la musicienne iranienne Nina Maghsoodloo et la marionnettiste brésilienne Juliana Notari invitent le public à questionner son rapport au corps. Une représentation immersive dont il est libre d’entrer et de sortir à tout moment. sturmprod.com

Riot grrrl

La Cie La Mue/tte organise à Nancy la seconde édition de son festival sur la création féminine, vivante et engagée. Vives (08-13/03) se compose de pièces comme le marionnettique et musical Battre encore (08/03, Salle Poirel), où la confrontation entre une comédienne et le personnage masculin qu’elle manipule raconte plus intensément que les mots les formes de la domination et le refus de la subir. Ne manquez pas non plus la soirée Garces avec le punk-rap des Vulves assassines (10/03, au Memô) ! cielamuette.com/vives

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Vue de l’expérience digitale Iconoclash © ZKM | Center for Art and Media Karlsruhe Matter. Non-Matter. Anti-Matter © ZKM | Center for Art and Media Karlsruhe Battre encore © Virginie Meign é

There Is a Light That Never Goes Out

Sa voix de dingue a fait les beaux jours de The Smiths avec des chansons comme Bigmouth Strikes Again ou Last Night I Dreamt That Somebody Loved Me. Si ce groupe iconique s’est séparé en 1987, la carrière de Morrissey s’est poursuivie en solo avec une palanquée d’albums souvent extrêmement réussis, au nombre desquels figurera, on l’espère, l’attendu Without Music the World Dies , dont quelques extraits pimenteront peut-être ce tour de chant (13/03, Palais de la Musique et des Congrès, Strasbourg). Pensons aussi à l’opus rockabilly Your Arsenal ou au génial Vauxhall and I, pétri d’une intense sensibilité. Une présence scénique puissante, des mots qui claquent comme des oriflammes et des sonorités aux réminiscences délicieusement new wave : le cocktail proposé par le natif de Manchester, de retour au meilleur de sa forme, est puissant et envoûtant ! label-ln.fr

Disputatio

La Ville de Thionville, en partenariat avec l’association Des Mots & Débats, organise la 1re édition du Festival des idées Politéïa (16-19/03). Leur ambition ? Retrouver un espace d’échange, de partage et de débat avec des auteurs, philosophes, historiens, politologues, artistes (Raphaël Enthoven, Yannick Haenel, Daniel Cohn-Bendit…) sur des sujets de société comme a-t-on le droit d’enfermer les autres ? Faut-il limiter nos libertés pour sauver la planète ? politeia.thionville.fr

Verre l’Art

À l’occasion des Journées européennes des métiers d’art (01 & 02/04), le site verrier de Meisenthal rouvre ses portes, révélant son nouveau parcours de visite. Mettant en lumière les artisans du monde de l’art, les JEMA sont aussi l’opportunité pour les visiteurs de découvrir l’exposition Sortir du moule (01/04-01/10). Cette dernière propose une sélection d’objets, imaginés par des designers, dans les ateliers du village. site-verrier-meisenthal.fr

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Sillages, design Nicolas Verschaeve © Communauté de Communes du Pays de Bitche Yannick Haenel © Louise Quignon

Un peu plus près des étoiles

Au printemps 2023, le nouveau Planétarium de Strasbourg va ouvrir ses portes, boulevard de la Victoire. Après trois ans de travaux, l’Université développe son Jardin des sciences, service dédié au partage des savoirs avec le public. Fort d’un simulateur astronomique, cet équipement scientifique bénéficie d’un écran-dôme de quinze mètres de diamètre, permettant une véritable immersion dans l’espace. jardin-sciences.unistra.fr

Euphoria

À Strasbourg, La Laiterie se prépare à accueillir une nouvelle édition de sa mythique electro party Born to Rave (01/04). Au programme, douze artistes aux influences explosives, parmi lesquels la jeune Française Hysta, prodige de la scène hardcore, la reine allemande des platines Miss Torn et l’Italien Andy The Core, piochant ses beats dans le rock, le heavy metal, la techno ou le drum and bass. L’événement est piloté par le label Audiogenic, organisateur de tournées nationales et européennes depuis plus de vingt ans. audiogenic.fr – artefact.org

Katharina Grande

La couleur revêt une importance centrale dans la pratique d’une artiste majeure de la scène internationale, qui expérimente sa présence physique, ses potentiels sensoriels et politiques ainsi que sa capacité à incarner le mouvement. L’exposition Katharina Grosse Studio Paintings, 19882022 du Kunstmuseum de Berne (03/03-25/06) rassemble 42 toiles représentatives de son œuvre. kunstmuseumbern.ch

Écorcés vifs

Le Pôle culturel de Drusenheim accueille trois artistes manipulant divers matériaux produisant des mondes nouveaux pour ouvrir le public à des rapports à la nature (parfois oubliée) et des ressentis inattendus de l’espace. Gratter l’écorce du monde (01/03-06/04) rassemble les lamelles de bois de Claude Lory, les gravures de Maria Luchankina et les ordonnances médicales cousues de Céline Martin. polecultureldrusenheim.fr

BRÈVES POLY 255 Mars 23 7
Katharina Grosse, Ohne Titel, 2008 Photo : Hans-Georg Gaul © 2023, ProLitteris, Zurich Céline Martin © Bartosch Salmanski © Frenak & Jullien © Nicolas Busser /Le Coin Des Clubbers

THOMAS FLAGEL

Théâtre des balkans, danse expérimentale, graffeurs sauvages, auteurs africains… Sa curiosité ne connaît pas de limites. Il nous fait partager ses découvertes dans Poly

SARAH MARIA KREIN

Cette Française de cœur qui vient d’outreRhin a plus d’un tour dans son sac : traduction, rédaction, corrections… Ajoutons “coaching des troupes en cas de coup de mou” pour compléter la liste des compétences de SMK.

DIRECTEUR DE LA PUBLICATION

Julien Schick julien.schick@bkn.fr

RÉDACTEUR EN CHEF

Hervé Lévy herve.levy@poly.fr

LA RÉDACTION

Thomas Flagel thomas.flagel@poly.fr Suzi Vieira suzi.vieira@bkn.fr

Julia Percheron

JULIEN SCHICK

Il papote archi avec son copain Rudy, cherche des cèpes dans les forêts alsaciennes, se perd dans les sables de Namibie… Mais comment fait-il pour, en plus, diriger la publication de Poly ?

ANAÏS GUILLON

Entre clics frénétiques et plaisanteries de baraque à frites, elle illumine le studio graphique de son rire atomique et maquette à la vitesse d’une Fiat 500 lancée entre Strasbourg et Bietlenheim. Véridique !

ONT PARTICIPÉ À CE NUMÉRO

Stéphane Louis, Hubert Mihld, Pierre Reichert, Irina Schrag, Florent Servia, Daniel Vogel & Raphaël Zimmermann

STUDIO GRAPHIQUE

Anaïs Guillon anais.guillon@bkn.fr

Emma Riedinger

DIGITAL

Mohamed Outougane webmaster@bkn.fr

MAQUETTE

Blãs Alonso-Garcia logotype

Anaïs Guillon maquette avec l’équipe de Poly ADMINISTRATION

Mélissa Hufschmitt melissa.hufschmitt@bkn.fr

+33 (0)3 90 22 93 30

SUZI VIEIRA

Après Courrier international ou Books, elle pose ses valises à Poly. Intraitable avec les concepts, elle jongle avec les mots comme son homonyme le faisait avec les ballons à la Coupe du monde 1998.

ÉRIC MEYER

Ronchon et bon vivant. À son univers poétique d’objets en tôle amoureusement façonnés s’ajoute un autre, description acerbe et enlevée de notre monde contemporain.

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SIRET : 402 074 678 000 44 — ISSN 1956-9130

© Poly 2023 Les manuscrits et documents publiés ne sont pas renvoyés. Tous droits de reproduction réservés. Le contenu des articles n’engage que leurs auteurs.

8 POLY 255 Mars 23 OURS Liste des collaborateurs d’un journal, d’une revue (Petit Robert)
Ours
Hervé Lévy
jurassien ©
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Mail 11 numéros / an - 55 €

SCÈNE

16 Le festival Vagamondes explore les frontières du genre

20 Le Maillon questionne Le monde du travail aujourd’hui

22 Le Caméléon a soif de liberté à Reims

24 Grupo Corpo joue Breu et Primavera au Grand Théâtre de Luxembourg

26 Simon Feltz révèle un Écho à Pôle Sud

MUSIQUE

34 Rencontre avec Bertrand Belin autour de Tambour Vision

36 La rappeuse Alyona Alyona choisit son camp dans le conflit russo-ukrainien

40 Les 18 e Heures Musicales de Kochersberg arrivent à Truchtersheim

EXPOSITION

48 Les Rencontres de l’illustration célèbrent autrices et dessinatrices

54 Le Musée des Beaux-Arts de Dijon rend hommage à Maria Helena Vieira da Silva

56 Jean Ricardon en quête du Sens profond du blanc à Ornans

GASTRONOMIE

66 Un dernier pour la route : l’iconique domaine ZindHumbrecht

Couverture

Trouble-fête à la voix rauque ou crooner maudit amoureux des mots et de la poésie ? Bientôt vingt ans que Bertrand Belin (lire page 34) déroute, par ses expérimentations mélodiques autant que par ses jeux de dégradation / sublimation de la langue de Rimbaud. Une aura ténébreuse que le photographe allemand Edgar Berg saisit à travers cette image énigmatique et sensuelle, à la composition épurée, qui retient le regardeur accroché, en suspens.

© Edgar Berg / Cinq 7 edgarberg.com

10 POLY 255 Mars 23 SOMMAIRE
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(R)évolution

Par Hervé Lévy — Illustration d’Éric Meyer pour Poly

es scintillements du Guépard , vision habitée du basculement entre le vieux et le nouveau monde au moment du Risorgimento – signée Giuseppe Tomasi di Lampedusa et portée à l’écran par Luchino Visconti – offre une phrase riche de mille possibles : «  Se vogliamo che tutto rimanga come è, bisogna che tutto cambi. » Souvent abusivement traduit en français – par «  Il faut que tout change pour que rien ne change », – ce superbe aphorisme est toujours d’une brûlante actualité. Il pose une essentielle question, celle du changement (et de la survie subséquente), opposant le statisme (générant une progressive disparition après une phase de déclin qui peut, certes, être sublime, mais demeure mortifère) et le mouvement. D’une certaine manière, c’est à cette maxime que nous avons adhéré en décidant de reprendre le site szenik.eu, qui prendra bientôt

Lde nouveaux atours. On parle d’ores et déjà de Szenik by Poly L’alliance entre le premier web magazine transfrontalier dédié aux arts de la scène (concerts, opéra, théâtre, danse, cirque, festivals, etc.), avec ses 200 000 visiteurs et le leader de la presse culturelle bilingue (un mensuel de référence riche de sept numéros franco-allemands par an au tirage de 50 000 exemplaires) est naturelle. La complémentarité entre nos deux supports est en effet forte, que ce soit en termes d’information brute (montrer la richesse d’un territoire avec des agendas d’une grande densité, mais aussi proposer des vidéos pour en savoir plus sur des spectacles) ou de réflexion autour des programmations : interviews avec metteurs en scènes, dramaturges ou acteurs, critiques, dossiers thématiques… Faire ce choix est aussi une manière d’ancrer notre action dans une vision transfrontalière entre France, Luxembourg, Suisse, Allemagne et Belgique, puisque nos médias incarnent une certaine idée de l’Europe dans le domaine de la culture telle qu’elle pourrait être – foisonnante, ouverte, curieuse, généreuse – avec un peu de (bonne) volonté.

12 POLY 255 Mars 23 ÉDITO

Hiver bosnien

Alors étudiant, Olivier Claudon prit part au convoi Alsace-Sarajevo composé de 70 poids lourds, qui quitta Strasbourg pour la cité assiégée le 17 février 1993, en pleine Guerre de Bosnie-Herzégovine. De cette expérience fondatrice, notre confrère des Dernières nouvelles d’Alsace tire un beau roman, son troisième. Intitulé La Route de Sarajevo, il met en scène un jeune conducteur mystérieux, prénommé Ludwig, qui semble fuir la France. Et soudain le mystère se fait plus épais : ces camions transportent-ils tous de l’aide humanitaire ? Pourquoi notre homme est-il tellement pressé de partir ? En parallèle, le lecteur suit Darko, un jeune sniper serbe harcelant la population depuis les immeubles abandonnés. Road movie haletant, le livre questionne avec habileté l’engagement et l’action humanitaire. Spécialiste de l’Europe centrale et orientale, Marie Paret propose, en annexe, un utile cahier historique permettant de mieux saisir les enjeux de cette période complexe. (H.L.)

Paru à la Nuée Bleue (23 €) nueebleue.com

La reconstruction

Un beau jour, Marie rentre chez elle, à Paris, après avoir passé Noël dans son Alsace natale avec Marc et leur fille Jeanne. La petite famille ne peut plus pénétrer dans son foyer et constate que son appartement est habité par d’autres. Voilà la première étape d’une descente aux enfers : la jeune femme découvre que son époux, qu’elle croyait connaître, a menti sur (presque) tout. Il ne travaille pas. Est perclus de dettes, jusqu’à faire vendre leur logement aux enchères pour s’en sortir. L’Imposture est l’histoire vraie de Marie Bosch, dont la vie s’est effondrée en quelques semaines… Elle a couché cette aventure intime sur le papier comme une catharsis. Le lecteur la suit dans son processus post-traumatique, la voyant passer par les différentes étapes du deuil, qui forment autant de chapitres : déni, sidération, colère, tristesse, acceptation et reconstruction. Le trait est pétri de délicatesse, le ton ne renonce jamais à la douceur, ni à un humour allant jusqu’à l’autodérision. (H.L.)

Paru aux Enfants rouges (18 €) enfantsrouges.com

Cosmos intime

Pas encore 30 ans mais déjà plusieurs albums publiés ( La Vérité sur les fantômes ou Avant l’oubli), Lisa Blumen a une trajectoire météore. Sa prochaine BD, Astra Nova, repose une nouvelle fois sur ce qui précède un événement (le départ de l’héroïne, au regard inaccessible derrière des lunettes aux verres opaques, pour une mission solo et sans retour sur une planète à des dizaines d’années de la Terre), déclencheur de questionnements introspectifs dont l’imminence d’une rupture dans le fil de la vie implique une grande honnêteté. La science-fiction sert de prétexte à l’exploration du bouleversement intime de celle qui est obligée de se soumettre à une fête d’adieu. La solitude dans laquelle elle s’est enfermée se confronte à celles de trois amis perdus de vue, englués dans leurs existences (la maternité écrasante d’Yseult, le personnage de drag-queen enfermant d’Alan…). La Strasbourgeoise y fait preuve d’une incroyable maîtrise de la couleur, dosant les superpositions au feutre pour créer une matière vibrante et sublime. (T.F.)

À paraître le 17 mars chez L’Employé du moi (24 €) employe-du-moi.org

14 POLY 255 Mars 23 CHRONIQUES

Dreamer

Diplômé des Arts déco de Strasbourg en 2009, Guillaume Chauchat en est depuis devenu l’un des enseignants, a remporté le Prix Jeunes Talents du festival d’Angoulême et signé des albums à l’encre de chine dans lesquels son imaginaire déborde et se poursuit en sculptures en fil de fer (un autre de ses talents). Dans La Villa Nuit – entendez “la vie la nuit” –, à lire dès 5 ans, le petit Jean est troublé par ses rêves. Incapable d’y retrouver une chenille qu’il avait pourtant bien rangée, il se questionne, met à l’abri ce qu’il a de plus précieux (camion, ours, crayons, casquette) pour ne pas qu’ils disparaissent comme les meubles de sa maison. Cette histoire autour de l’oubli, du souvenir qui s’efface et de la frustration de ne pouvoir contrôler ses rêves, est rythmée par un quotidien répétitif (s’habiller, brosser ses dents, aller à l’école) en noir et blanc, à l’inverse de l’espace des songes, en aplats de couleurs primaires changeant à chaque case. La petite larme qui l’accompagne sera une alliée fidèle pour s’inventer la suite… (T.F.)

Paru chez Biscoto (16 €) biscotojournal.com guillaumechauchat.com

Aux enfers

«  Ce livre n’est pas un livre de plus, mais un livre en plus. » Ainsi commence J’avais 10 ans à Bergen-Belsen, ouvrage retraçant l’histoire de Léon Placek, ancien déporté juif durant la Seconde Guerre mondiale, né à Hussigny en Meurthe-etMoselle, tout près de la ligne Maginot. Publié en collaboration avec le journaliste Philippe Legrand, le texte donne la parole à l’un des derniers témoins de l’enfer des camps de concentration. Il n’était qu’un enfant au moment des faits, mais se souvient encore très bien de sa mère, Ida, sacrifiant sa ration de nourriture pour lui et son frère. Il n’oublie pas non plus la silhouette frêle d’Anne Frank, car « c’est dans le camp où [il était] qu’elle a trouvé la mort  ». Les 155 pages de ce récit à l’os redonnent vie à la mémoire tragique de ces gamins ayant «  vécu en accéléré sans pouvoir prendre le temps de grandir, avec cette précipitation qui finit par brûler les étapes. » Invités par la ville de Metz, les deux auteurs tiennent une conférence au Musée de la Cour d’Or (09/03) et reviennent sur ce nécessaire témoignage, lauréat du Prix Licra Paris 2022. (J.P.)

Paru au Cherche-Midi (15€) lisez.com

Lady jazz

La douceur d’un univers piano-voix, la poésie de la langue de Shakespeare et la fraicheur de mélodies un brin distordues, aux dissonances captivantes : tels sont les ingrédients avec lesquels Melissa Weikart tisse sa toile. Originaire de Boston, la chanteuse et musicienne franco-américaine vit aujourd’hui à Strasbourg. Première femme lauréate du tremplin musical Nancy Jazz Up ! en 2022, et programmée en ouverture du dernier festival estival Jazz à la Petite France, l’artiste a sorti son premier album, Here, There, dans la foulée. Huit titres d’une folle liberté, sur lesquels la virtuose à la palette étendue se questionne sur l’amour et ses déconvenues :

« It’s like some kind of obsession, I want all of your attention » («  C’est une sorte d’obsession, je veux toute ton attention »), chante-t-elle sur Diamond. Une musique entre douceur et expérimentation, à découvrir sur scène au festival Pratiqu’am (Pont-à-Mousson, 10/03), ainsi qu’à L’Illiade (Illkirch-Graffenstaden, 11/03) et à L’Orée 85 (Strasbourg, 17/03). (J.P.)

Édité par Northern Spy Records (prix libre) northernspyrecs.com melissaweikart.com

POLY 255 Mars 23 15 CHRONIQUES

Un genre à soi

La 11e édition des Vagamondes poursuit sa thématisation de la notion de frontière – tant géographique que sociétale – en s’attaquant aux troubles dans le genre qui nous agitent collectivement.

Si la fluidité du genre n’a rien de nouveau – Virginia Woolf en faisait déjà le cœur de son roman Orlando, en 1928 –, la non-binarité fait, elle, aujourd’hui partie des réalités qui déboussolent encore un grand nombre. Dans l’inclassable Hen (28/03, dès 16 ans), tiré d’un pronom suédois créé en 2015 signifiant à la fois il et elle, Johanny Bert brasse les questions d’identité, de sexualité et de représentation avec une totale irrévérence. Entre le cabaret berlinois des années 1920 et le show queer des plus actuels, sa marionnette manipulée à vue par un duo se joue de tous les carcans trop étroits pour ses désirs

les plus fous. Ce personnage hybride aux formes disproportionnées (taille de guêpe, musculature bodybuildée sur talons aiguilles et seins gonflés de testostérone) brouille les pistes, arbore crâne rasé, perruques, godemichets inventifs et combi en latex digne d’une diva revendiquant une liberté totale de choix en amour, sexualité, réinventions successives de soi et aspirations. Sur fond de néon brillant dans l’obscurité, Hen se fait redresseur de torts, pourfendeur de conservatismes avec l’audace d’une Brigitte Fontaine et l’aspect d’une poupée au corps émacié de Greer Lankton, figure clé de la scène

artistique d’East Village dans les années 1980, qui modelait ses créations sur son propre corps ou ceux de ses proches, dont une certaine Nan Goldin. Des airs de crudité fragile et de violence nue des peintures d’Egon Schiele. Virile en diable, puissamment sexy et toujours déroutante en adepte de la provoc’ chic et sans fard, la marionnette manie le sarcasme à tout crin dans un spectacle célébrant le hors norme avec une joie dénuée de pudeur. On y jouit à tout rompre, comme on célèbre par les mots les plaisirs sans limites de la chair. L’art de s’inventer, d’être et de se rêver avec la démesure qui nous sied.

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Par Thomas Flagel – Photos de Nan Goldin et Christophe Raynaud de Lage (Hen)

tragédie dans le métaverse Autre temps fort du festival, la création suite à une résidence à La Filature de The Bacchae (17 & 18/03, dès 15 ans, en anglais, français, grec et espagnol surtitré en français). Elli Papakonstantinou revisite Les Bacchantes d’Euripide par le prisme de l’inclusivité. La metteuse en scène et militante qui dirigea Vyrsodepseio – grand espace artistique à Athènes (2011-2017) servant de réflexion et d’invention d’une politique horizontale et d’un réseautage international – part en quête d’un nouveau langage performatif s’inscrivant dans une esthétique queer. Sa « tragédie grecque dans le métaverse » est « une pièce pop aux éclats lyriques classiques, une pièce de danse au cœur ferme, un concert cinématographique ». Elle transcende les frontières séparant l’humain de l’animal, les vivants des morts, le présent et le passé. Dionysos y est le déclencheur de tous les instincts sauvages faits d’ambiguïtés et de désirs incontrôlables prenant corps dans une expérience spectaculaire, immersive, qui mélange nouveaux médias, musique interprétée en direct et danse. De mythe revisité, il est aussi question dans Natural Drama (29/03, dès 16 ans), dernière création chorégraphique de Sorour Darabi. L’artiste non-binaire qui vient d’Iran se lance à l’assaut de sagas hybrides, invisibilisées par la société. Iel imagine une «  fiction post-dystopique » qui échapperait à la dualité des récits habituels pour donner corps à une mythologie nouvelle. Les figures d’Isadora Duncan, pionnière de la danse moderne, et de la princesse iranienne Taj Saltaneh Khatoun (très critique au début du XXe siècle sur le sort des femmes dans son pays) lui permettent d’interroger la construction historique du concept de nature et son impact socio-politique sur le corps. Une manière de faire valser, une fois de plus, les normes, en s’appuyant sur l’hydroféminisme qui envisage la neutralité à l’instar de la fluidité de l’eau, se lovant dans toutes les formes et états possibles.

happening and sit-in

Terminons avec la photographe de l’intime Nan Goldin, 69 ans, qui n’a pas fini d’en découdre avec notre monde. En témoigne le film que lui consacre

Laura Pointras, Toute la beauté et le sang versé (sortie le 15/03 et projection au Cinéma Bel Air le 20/03). Lion d’Or de la Mostra de Venise et en course aux Oscars pour le meilleur documentaire, elle y suit la lutte de l’artiste contre les ravages de la dépendance aux opioïdes commercialisés légalement (comme l’OxyContin), dont la surutilisation fait plus de morts aux États-Unis que les drogues illégales ! En ligne de mire de l’activiste, usant de sa notoriété comme du happening et de la guérilla média-

tique, l’empire de la famille Sackler. Elle réclame, à grands bruits de manifs réalisées avec de nombreux militants, que les plus grands musées du monde (dont Le Louvre) rejettent les dons et le mécénat des anciens magnats des laboratoires pharmaceutiques.

À La Filature et au Cinéma Bel Air (Mulhouse), à L’Espace 110 (Illzach) et à La Coupole (SaintLouis) du 17 au 31 mars lafilature.org

POLY 255 Mars 23 17 FESTIVAL

Viva María !

Blandine Savetier crée Un Pas de chat sauvage, de Marie NDiaye, au TNS : les deux artistes associées à la maison strasbourgeoise composent un bouleversant portrait croisé de femmes.

Commandé à Marie NDiaye à l’occasion de l’exposition du Musée d’Orsay Le Modèle noir (2019), Un Pas de chat sauvage est un texte envoûtant et kaléidoscopique. Il évoque María Martínez, chanteuse cubaine dont on ne sait presque rien, si ce n’est qu’elle connut une célébrité météorique au XIXe siècle : «  Cette femme est une énigme fascinante », résume l’autrice qui prend également pour fondement de son texte trois portraits photographiques d’une certaine “Maria L’Antillaise”, signés Nadar. Sont-ce ceux de la chanteuse ? Peut-être, mais rien de moins sûr. Il ne s’agit là que de l’un des multiples mystères de la pièce, qui joue de ces échos avec grâce. Pour donner vie à ce personnage intriguant, elle en a imaginé deux autres : une narratrice, universitaire blanche désirant écrire un roman sur son existence (Natalie Dessay : « elle se rêvait comédienne, et elle a fait une carrière immense comme chanteuse lyrique, puis elle revient à son rêve », résume la metteuse en scène Blandine Savetier) et une chanteuse à la semblance d’un double contemporain de la “Malibran noire” – qui imagine même en être la réincarnation –, nommée Marie Sachs (Nancy Nkusi). Entre les deux femmes se noue un rapport complexe, questionnant la relation d’appropriation qu’un créateur peut entretenir avec une personne disparue, dont on ne sait qui plus est presque rien.

« L’univers mental de la narratrice se déploie dans la totalité de la salle. Nous partons du plateau nu comme boite crânienne, avec les murs à vue. Au centre, il y a de grandes pages blanches et une grande toile, sur laquelle est imprimée l’image d’une salle de théâtre classique, de l’époque de María Martínez. À cheval entre la scène et le gradin, un piano échoué », décrit Blandine Savetier. Pour elle, l’instrument est «  comme l’émanation de l’âme de María Martínez. […] Il résonne de fantômes aussi, chanteuses et pianistes, Nina Simone et d’autres aux destins tragiques.  » Il s’agit de restituer la relation affective puissante unissant la romancière à María sans passer par une quelconque compassion : « Mon idée était aussi de la montrer comme artiste et pas uniquement comme une pauvre femme victime – ce qu’elle a été très certainement : victime du racisme de l’époque, un racisme par ailleurs candide, cruel mais sans doute pas intentionnellement méchant. Je ne voulais pas tomber dans ce pathos », souligne Marie NDiaye.

Au Théâtre national de Strasbourg du 2 au 10 mars et au Carreau (Forbach) mercredi 15 novembre (sous réserve) tns.fr – carreau-forbach.com

18 POLY 255 Mars 23 THÉÂTRE
Par Raphaël Zimmermann – Photo de répétition de Jean-Louis Fernandez

Les Temps modernes

Avec son temps fort sur Le monde du travail aujourd’hui, Le Maillon invite à une réflexion croisée sur nos aspirations, notre quête de sens et nos soumissions au marché de l’emploi à l’heure de l’entreprenariat roi.

Après ses tablettes et casques audio nous mettant dans la peau de marchands d’armes internationaux et de leurs dégâts collatéraux ( Situation Rooms ) ou sa déambulation dans des salles composées avec des personnes en fin de vie (Nachlass), le collectif Rimini Protokoll et le metteur en scène Stefan Kaegi s’emparent du Maillon, à Strasbourg, pour y déployer Société en chantier (24-26/03).

Bob Woodward l’a toujours dit, une démocratie se doit d’être transparente sur l’exercice du pouvoir. Le journaliste, qui

révéla avec Carl Bernstein l’affaire du Watergate, n’en finit pas de chercher qui décide réellement au sommet du pouvoir. Sont-ce les élus du peuple ou les lobbyistes et les firmes multinationales ? Qui profite des décisions et arbitrages ? En un sens, Stefan Kaegi emprunte un chemin similaire avec ce projet immersif. Il investit salles et à-côtés, qu’il transforme en véritable chantier aux espaces enchevêtrés, avec cabane de réunion, échafaudages et bâches, grues, plates-formes d’observation, murs de briques et tas de sable. Le Suisse

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Par Thomas Flagel – Photo de Benno Tobler (Société en chantier)

compose une déambulation documentaire en huit stations pour autant de groupes de spectateurs munis de casques. Ils y rencontrent successivement les experts représentatifs des grands corps de métiers de l’immobilier : un avocat du droit de la construction, un ouvrier immigré, un urbaniste, un entrepreneur, un entomologiste spécialiste des insectes bâtisseurs, une conseillère en investissement, une travailleuse chinoise et une représentante d’un organisme anticorruption. Autant de témoignages issus d’une longue enquête préparatoire visant à faire émerger une compréhension concrète des enjeux et motivations à l’origine de l’édification des espaces dans lesquels nous vivons. Chaque professionnel (certains jouent leur propre rôle, d’autres sont remplacés par un comédien) livre son point de vue sur les travaux en cours, ses intérêts et désaccords. Avec finesse, le public est mis à contribution, devant aider à la réalisation concrète d’une partie du job de l’intervenant. Le récit global, avec ses trames synchronisées et ses espaces à vue les uns des autres, tient compte de toutes ces actions de manière à ce que les différents groupes subissent les répercussions des avancées de leurs prédécesseurs, mesurant concrètement l’interdépendance des travaux et le peu de marges de liberté existant dans ce type de projets. Le spectateur devient le protagoniste – plus ou moins volontaire – de l’histoire racontée aux autres. L’écosystème de la construction reconstitué véhicule les mêmes paradoxes que ceux traversant notre société, l’évolution des villes et l’édification, toujours plus folle, de nouveaux quartiers. Pour Stefan Kaegi, « les grands chantiers révèlent les tensions entre décisions publiques et intérêts privés, intelligence collective et pragmatisme, monde du travail internationalisé et enjeux propres à un territoire. » Nous voilà au cœur de la complexité de ces enjeux, face aux retards de livraison et ajustements de coûts, aux factures qui s’allongent, aux relations d’interdépendance incestueuses entre acteurs publics et privés aux intérêts divergents. Se tissent sous nos yeux des connexions invisibles à travers le monde. Les exemples réels ne manquent pourtant pas, des manigances de Bolloré et Areva, qui ont accentué les dépassements de l’EPR de Flamanville, au chantage d’Eiffage pour le musée lyonnais des Confluences. Entre corruption, opposition farouche des populations et remise en cause des desseins de l’urbanisme public comme de l’intérêt de tels projets pharaoniques, ce sont bien les intérêts des financiers et promoteurs de l’immobilier, mais aussi des infrastructures, qui sont pointés du doigt. De manière ludique et engageante, le collectif Rimini Protokoll met en doute la notion de bien commun, tout en levant le voile sur la complexité des décisions engageant la mutation des villes, révélant certaines connexions habituellement tues, les enjeux économiques des investisseurs comme des entrepreneurs, le peu de cas fait à l’usager comme à ses préoccupations écologiques. Jusqu’à se demander si, finalement, l’État et les élus locaux contrôlent l’évolution des espaces communs fondant nos cités…

Au Maillon (Strasbourg) du 18 mars au 2 avril maillon.eu

> Profitez des spectacles en confiant vos enfants aux garderies créatives, samedi 25 mars (4-9 ans) et dimanche 26 mars (4-10 ans)

Work in progress

Parmi les propositions à ne pas manquer durant ce temps fort, la visite guidée et immersive conçue par Igor Cardellini et Tomas Gonzalez ( L’Âge d’or , 18 & 19/03 puis 01 & 02/04, navette depuis Le Maillon). Casque sur les oreilles, ils nous mènent dans l’agence AG2R La Mondiale de Schiltigheim pour évoquer l’idée du progrès de ce type de lieu emblématique du travail situé à l’Espace européen de l’entreprise. Encore plus ludique, la proposition de Bérangère Jannelle : Une Histoire de l’argent racontée aux enfants et aux parents (25-29/03, dès 10 ans). Les théories économiques y sont passées au tamis de métaphores culinaires concrètes avec deux vrais-faux conférenciers. Dans la droite lignée de l’agit-prop, la metteuse en scène moldave Nicoleta Esinencu signe une Symphonie du progrès performative (31/03 & 01/04), dans laquelle outils, perceuses et pièces de machines servent d’instruments martelant les nouvelles formes d’exploitation engendrées par le capitalisme. Enfin, laissez-vous tenter par la création in situ du collectif Quarantine, invitant à investir Le Maillon le temps que vous voulez, de midi à minuit, samedi 18 mars. 12 LAST SONGS multiplie rencontres, espaces de jeux, diffusion de films documentaires et spectacle en continu, à vivre selon vos envies.

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L' â ge d'or
© Michiel Devijver La Symphonie du progrès © Ramin Mazur

Héroïnes assassines

Des femmes en quête de liberté fuient leur quotidien mortifère dans Le Caméléon, une pièce audacieuse signée Elsa Agnès et mise en scène par Anne-Lise Heimburger.

C’est la première fois que l’auteure et la metteuse en scène collaborent sur la création d’un spectacle.

«  Nous avons déjà partagé la scène en tant que comédiennes, mais travailler ensemble de cette façon, c’est une grande première », sourit Anne-Lise Heimburger, artiste associée à La Comédie de Reims. Elsa Agnès, en plus de poser sa plume sur cette histoire, interprète également les innombrables personnages qu’elle imagine sur le papier, « ces femmes, malheureuses, issues de mondes invisibilisés et voulant aller ailleurs. » Cette fresque initiatique est divisée en trois parties, « trois épopées commençant avec une figure féminine qui se glisse, peu à peu, dans différentes peaux. » Au sens littéral, puisqu’à chaque changement de personnage, l’actrice abandonne un costume pour en révéler un autre. Pourtant, chaque individu se trouve relié aux autres par l’accomplissement d’un crime, un acte abominable « explosant les contours qui les déterminaient jusqu’alors pour interroger le monde, quitte à ce que cela passe par la destruction. » À travers des portraits d’anti-héroïnes implacables, brutales et insatisfaites, le duo d’artistes se demande « si l’on peut créer quelque chose de neuf, sans avoir à franchir les bornes »

Éclaboussées de nuances écarlates au cours de la première partie, les planches baignent dans un jeu de lumières pictu-

ral, créant «  quelque chose qui tient du cinéma  », explique Anne-Lise Heimburger. «  Nous nous appuyons sur la dimension scénique pour montrer ce que ces femmes ont d’unique. Cela passe aussi par la création de trois cabines en tissu, qui apparaissent à chaque nouvel acte de la pièce  », abritant les costumes portés par Elsa Agnès. La metteuse en scène trouve ainsi la fin de la première partie particulièrement belle : « Une rouge descend sur la comédienne, tandis qu’elle est allongée sur le sol, environnée de ce même éclat. L’objet l’avale, la recouvre d’un sépulcre, avant qu’elle ne renaisse. » Plus tard, alors qu’un nouveau meurtre se produit, Elsa arrache le tissu d’une minuscule cabine, jaune cette fois, sur laquelle elle «  scotche son ancienne peau, avant de dévoiler une combinaison bleue qui lui recouvre tout le corps. » Fredonnant les paroles du très rock She’s lost control, morceau signé par le groupe britannique Joy Division, Elsa Agnès se laisse emporter dans une danse macabre : « And walked upon the edge of no escape and laughed ‘‘I’ve lost control’’ » (« Et marcha jusqu’au point de non-retour en s’esclaffant ‘‘J’ai perdu le contrôle’’ »).

À La Comédie de Reims du 14 au 21 mars (à partir de 15 ans) lacomediedereims.fr

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THÉÂTRE
Photo de Simon Gosselin

Au corps des ténèbres

Compagnie brésilienne historique, Grupo Corpo livre un double programme soufflant le froid et le chaud avec Breu et Primavera, menant de l’obscurité au renouveau.

Par Irina Schrag – Photos de Jomar Bragança

Longévité est souvent gage de qualité. Ce ne sont pas les frères Pederneiras, fondateurs en 1975 du Grupo Corpo à Belo Horizonte, qui diront le contraire. Paulo et Rodrigo secouent l’héritage classique de la danse, en recherche d’un autre langage, tournant le dos à l’histoire européenne de l’art chorégraphique. Leur compagnie se veut un corps organique, un pied dans

la tradition, un autre dans la contemporanéité, le tout bercé de musique et d’influences sudaméricaines. Au Grand Théâtre de Luxembourg, ils présentent deux pièces, coup sur coup. D’abord Breu, créée en 2007, dans la radicalité d’une violence omniprésente. Sur un sol réfléchissant, les costumes des interprètes sont zébrés sur la face, les traits comme peints au pinceau, tout en cou-

lures, et d’un noir mat sur tout le dos. Ils y sont sans cesse manipulés les uns par les autres, bougés, tirés, poussés. S’ils s’enlacent, c’est sans grande tendresse, finissant toujours par se voir remués, projetés, rejetés, même lorsque se dessine une sorte de pas de deux animal comme deux grenouilles s’ébattant – en vain ? – dans un corps-à-corps imbriqué. L’abandon et le repos haletant des

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Primavera

corps en quête d’air ne vient qu’avec l’épuisement. Les poitrines pleines de soubresauts essoufflés. Il faut s’accrocher, attendre son heure, jouer le jeu d’une parade aux règles fluctuantes, faite de passages au sol dynamiques, tantôt reptilien en duo superposé, tantôt sautillant pour avancer tout en rebonds empruntant au hip-hop, mais avec des corps de ballet contemporain à la fluidité toute verticale qui va avec. Le chorégraphe Rodrigo Pederneiras, qui avait la cinquantaine passée à la création, ne dévie pas de son credo. Il brouille les pistes, mâtine cette danse heurtée et tranchante – qui ne se départ pourtant pas d’un incroyable sentiment visuel de fluidité – d’une musique avec flûte enivrante et percussions joyeusement jazzies, qui cèderont le pas à un engagement rock (frôlant le hard) à frémir, composé par le chanteur brésilien

Lenine. Dans ce torrent passionnel et pulsionnel, même les danses debout restent près du sol, bondissantes mais rasant le plateau comme si toute réelle élévation était impossible, sauf à chuter conjointement avec son partenaire, qui vous fait tournoyer avant de vous lâcher, abruptement, dans un éclat. La survie s’y joue en solitaire, dans un monde où il faut gagner sa place sans offrir d’ouverture à ses pairs.

espoir nouveau

Attachez vos ceintures pour le virage à 180 degrés de Primavera, pièce créée en pleine pandémie dans un Brésil peu épargné par les saillies négationnistes de Bolsonaro. Basé sur les danses traditionnelles brésiliennes, le renouveau printanier qui la guide n’échappe pas aux contraintes – qu’on aimerait tant oublier – de l’époque : les danseurs ne

s’y touchent pas, excepté lors de duos passionnels entre interprètes en couple dans la vraie vie. Quatorze chansons empruntées au duo Palavra-Cantada, adeptes des compositions pour enfants, égaient cette proposition gorgée de tons chauds pour les femmes, les costumes allant du rouge au curry. Jazz et percussions afro rythment les versions instrumentales des titres pour accompagner un travail vidéo de projection de détails qui multiplient les points de vue et la diversité des focales, permettant au spectateur de scruter au ralenti l’éclosion d’une nouvelle saison, pleine de promesses.

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Au Grand Théâtre de Luxembourg vendredi 10 et samedi 11 mars theatres.lu Breu

Peau de mots

Simon Feltz emporte un quatuor de danseurs dans un Écho autour de l’empathie, dans lequel les liens entre mots et gestes sont passés à la loupe.

L«e langage est une peau : je frotte mon langage contre l’autre. C’est comme si j’avais des mots en guise de doigts, ou des doigts au bout de mes mots. Mon langage tremble de désir.  » Ces Fragments d’un discours amoureux de Roland Barthes éclairent les centres d’intérêt de Simon Feltz. Au point de se pencher avec sérieux sur l’échoïsation, l’autosynchronie et l’hétérosynchronie. Ces trois processus gestuels pouvant traduire l’empathie servent d’appui au développement des matériaux chorégraphiques. Du geste miroir identique à celui de son interlocuteur à la synergie des événements paroliers et des mouvements de divers segments corporels, les combinaisons possibles semblent infinies, notamment si l’on joue, comme dans Écho, à se caler,

déclencher, suivre ou se dissocier d’une bande-son, toute en collages de bribes d’échanges trafiqués. Sur un plateau nu avec toile blanche suspendue façon Malevitch, tout débute par de micro-déplacements répétitifs, visiblement calés sur des boucles de paroles qui montent, crescendo. Un travail familier de fractionnement et de répétition de mouvements qui creuse une distorsion du temps. Comme une bande magnéto dont la vitesse fluctuerait et entraînerait les corps dans le même élan. Le chorégraphe, qui joue du rembobinage, de la saccade et de l’étirement sur des agencements successifs, dessine une danse-théâtre, où chaque protagoniste se fait l’interprète des voix diffusées, dans une économie du geste appelant une certaine acuité du regard, un plaisir du détail. De quoi rappeler It’s going to get worse and worse and worse, my friend dans laquelle Lisbeth Gruwez donnait corps à la violence du discours d’un télévangéliste américain. Le spectre des mots diffusés sert d’indicateur d’amplitude et d’intensité aux variations corporelles, qui se répandent en ondes, grossissent avant de perdre, petit à petit, de leur écho en éclats s’atténuant dans un face à face avec le public. Le moment choisi par Arthur Vonfelt – batteur et multi-instrumentiste passé par quelques-uns des meilleurs groupes strasbourgeois, les Fat Badgers, Adam and the Madams ou encore Albinoid Afrobeat Orchestra – pour faire gronder sa composition hétéroclite faite de nappes sonores et de triturations en tous genres. Les corps, mus depuis l’extérieur, ne s’appartiennent pas tout à fait. Après des clins d’œil un peu faciles aux mèmes ou gifs surexcités ponctuant une partie illustrative, la pièce prend son envol, multipliant dans une énergie nouvelle les unissons tout en pas de géant chaloupés et flexions des jambes, les bras comme des ailes encombrantes aux angles de rotations limités, le buste plongeant parallèle au sol. Piano et synthés rythment les mouvements continus à deux ou quatre, quand ils ne se difractent pas en variations solo. Dans un écho à James Turrell, la lumière finit de prendre le pouvoir dans un dégradé chromatique contrasté, où l’orange succède au bleu-vert, puis vire au violacé et au rose. La dynamique des couleurs entraîne dans son sillage celle des possibles états relationnels pour, à nouveau, « trembler de désir ».

À Pôle Sud (Strasbourg) mardi 28 et mercredi 29 mars, puis au Manège (Reims) samedi 27 mai dans le cadre du festival DanSité organisé avec le Laboratoire chorégraphique de Reims pole-sud.fr – manege-reims.eu

> Rencontre avec le chorégraphe, mercredi 29 mars, au bâtiment Le Portique à l’Université de Strasbourg (12h30)

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– Photo de Marc Domage

La Philosophie du tatami

À cheval entre France et Luxembourg, la compagnie Corps In Situ s’attaque à la beauté du geste martial dans la joviale chorégraphie GO!

Jennifer Gohier et Grégory Beaumont ont débuté la danse au Conservatoire à rayonnement régional d’Angers, elle se perfectionnant au Ballet du Nord (Roubaix), lui au Conservatoire supérieur de Lyon. Plus tard, ils deviennent interprètes au Ballet de Lorraine et à l’Opéra-Théâtre de Metz, avant que l’idée ne germe de quitter les “grosses structures” pour fonder la leur, en 2014. Ainsi naît Corps In Situ, qui s’implante à Metz et se double d’ARTEZIA asbl au Luxembourg, cultivant une culture transfrontalière reposant sur une structuration de compagnie bicéphale portant leurs productions à géométrie variable. Chevillées au cœur, une vision accessible de la danse et une attention particulière au jeune public mais aussi aux lieux non conventionnels. Créée l’an passé, GO! s’imprègne d’une certaine philosophie du tatami, dans un duo s’affrontant entre arts martiaux et danse contemporaine au mouvement continu. Du défi du regard à la joute physique empruntant aux katas, se déploient de mini séquences dans lesquelles l’humour de l’esthétique des jeux vidéo (déformation des visages, ralenti extrême…) fonctionne à plein, renforcée par une scénographie minimaliste, portée par des découpes lumineuses et du mapping vidéo façon blocs géométriques de Tetris. Tout de noir vêtus sur

des tapis de danse blancs, nos deux personnages tâtent du bâton et du corps-à-corps dans un esprit propre au fair-play, avec une touche de déconne dans ce dojo ouvert aux quatre vents où l’exagération des combats propre au manga fuse, les costumes sombres laissant place à des leggings flashy. Entre ombre et lumière, le face à face se fait toutefois plus collaboratif que guerrier, dans une recherche de perfection du geste mêlant efficience et beauté du mouvement, mue par l’idée que les postures fondamentales des arts martiaux rayonnent sur les autres pans de la vie. Esquiver, donner un cadre, gérer sa peur, rester humble, lâcher prise pour atteindre sa cible sont autant d’enseignements transposables pour impacter positivement ses relations à l’autre, comme à soi même.

À la BAM (Metz) mercredi 8 et jeudi 9 mars, au Centre des Arts Pluriels (Ettelbruck) dimanche 12 et lundi 13 mars, aux Rotondes (Luxembourg) du 17 au 23 mars et à La Halle (Étain) samedi 8 avril corpsinsitu.com

> Matinée créative à partir de 7 ans autour de GO! avec les artistes, à la BAM (Metz) mercredi 8 mars (10h) citemusicale-metz.fr

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Quête de paysages intérieurs

D’une enquête artistique de terrain dans le désert d’Atacama, Rafi Martin revient les valises pleines de témoignages et de quelques minéraux pour créer Resonancias, expérience sur la frontière, la résilience et nos liens à la matière.

T«rouver une météorite, c’est entrer en résonance. » Ces mots de la météoritologue chilienne Millarca Valenzuela ont suffi à Rafi Martin pour ouvrir en grand les portes de son espace intérieur, sensible et sensoriel, convoquer le besoin irrépressible de créer un corridor avec les mondes géologiques. Formé à la sociologie et l’anthropologie avant d’intégrer le département de marionnette contemporaine de la Haute École des Arts vivants de Stuttgart (HMDK), il mobilise ses outils d’enquête de terrain, éprouvés en immersion auprès d’éleveurs de rennes sibériens, pour partir un mois dans le désert chilien d’Atacama avec la metteuse en scène-marionnettiste Julika Mayer et le compositeur Fernando Munizaga. De rencontres en enregistrements de sons et explorations de ce milieu hostile, le trio ramène des matières sous de multiples formes, dont Rafi entend bien rendre compte dans une pièce – « à moins que cela ne finisse en installation à activer  », rigole-t-il – nommée Resonancias Dans cette étendue aride, les moindres morceaux de sel que l’on trouve sous différents aspects sont porteurs d’une complexité historico-socialo-spirituelle. «  La présence en masse de cuivre et lithium a conduit à l’explosion du paysage grignoté par des mines dont l’agencement d’extraction par des firmes étrangères est toujours porteuse de rapports post-coloniaux. Les taux de cancers y sont 175 fois supérieurs au reste du pays et autour des mines de salpêtre, on trouve encore de la vaisselle en porcelaine amenée par les colons anglais il y a 200 ans ! » S’y rencontrent également « la force profonde des météorites avec

ce métal venu d’ailleurs qui les compose et diverses manières d’envisager la notion de frontière liée à la résilience incroyable des populations vivant dans ces lieux La communauté Lickanantai porte ainsi une vision altiplanique de l’espace, où les choses inanimées sont à comprendre comme les animées, car elles ont un esprit. » À l’instar de ceux lui ayant, là-bas, appris à lire les choses, il entend placer le public dans cette position de traverser un espace “muséal” sans savoir à quoi être attentif. Trouver le moyen de transmettre cette expérience intime de «  résonance avec des gens en résonance avec des pierres », c’est aussi Vivre avec le trouble emprunté à Donna Haraway, cheminer avec le vivant et mobiliser la puissance des éléments. Ce changement de perspective avec nos habitudes cartésiennes se frotte au battement du temps minéral s’écrivant sur plusieurs millénaires, « offrant une belle leçon d’humilité », confie l’artiste. « Le désert est une entité dangereuse, à respecter. » Entre agencements de témoignages sonores et échos d’impressions, il est en quête de rivages encore manquants, lui ayant fait repousser la première du spectacle, prévue en mars.

Étape de travail de Resonancias, au TJP grande scène (Strasbourg) vendredi 17 mars, entrée libre sur réservation reservation@tjp-strasbourg.com

À voir également, La Cérémonie du poids de Julika Mayer et Rafi Martin, au TJP grande scène (Strasbourg) vendredi 3 et samedi 4 mars tjp-strasbourg.com

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Par Thomas Flagel – Photos de Rafi Martin et Léa Chalun

Pull marine

Dans L’Eau douce, Nathalie Pernette se réconcilie avec cet élément imprévisible. De quoi en savourer toutes les nuances, pour mieux en prendre soin.

D«e façon générale, je n’apprécie pas l’eau. J’ai toujours peur de la noyade, peur de perdre pied  », explique la danseuse et chorégraphe. Paradoxalement, elle a pourtant un côté ludique qui lui plait : «  J’aime cette contradiction et le fait de lui trouver plusieurs facettes », continue-t-elle. « Ce liquide peut être à la fois doux et sensuel, enfantin, mais également sombre et se rapporter aux naufrages.  » Aujourd’hui, Nathalie Pernette se sent un peu plus en harmonie avec lui. Sur scène, l’artiste bisontine l’incarne dans ses trois états, inspirée entre autres par les films L’Âge de Glace , Titanic mais aussi l’essai du philosophe Gaston Bachelard, L’Eau et les rêves . «  C’est varié, mais toutes ces recherches nous ont aidés à mieux la comprendre. Lorsqu’elle est à l’état liquide, cela nourrit l’idée que notre corps peut fondre. Nous avons donc inventé le ‘‘floutch’’, une danse nous permettant de mieux l’interpréter. » Des mouvements courbes, fluides et parfois insaisissables, prenant le contre-pied de gestes plus brusques et saccadés quand vient le moment d’incarner la glace. Formée en arts plastiques, la fondatrice de la compagnie Pernette déploie ici son style, marqué par le rapport à la matière. Tantôt accompagnée de fragiles volutes de fumée symbolisant l’aspect gazeux, c’est bien la condition solide qu’elle a préféré personnifier. L’occasion «  d’inventer une danse miniature, où chaque articulation compte. Il y a presque des petits accents de hip-hop. C’est ma partie favorite, contrairement aux deux autres danseuses.  » Bien que L’Eau

douce soit un solo, Nathalie Pernette laisse en effet sa place à Léa Darrault et Anita Mauro au fil de la tournée. «  Nous jouons à tour de rôle, car la danse appartient à tout le monde. Le but est de créer une transmission, d’enrichir le spectacle et notre partition. » Le personnage qu’elles se partagent, sorte de Pierrot blafard et lunaire, «  apparait comme froid et solitaire, ce qui colle parfaitement avec l’eau gelée. » La scénographie mise également sur des couleurs épurées rappelant la banquise ou les lagons turquoise. L’atmosphère feutrée, renforcée par une faible luminosité qui fait ressortir les tons bleutés et froids, compte aussi sur l’ajout de peintures fluorescentes. « Un moyen, par la scénographie, de donner vie aux bêtes des profondeurs, aux créatures des abysses, mais sans utiliser de projection lumineuse. Nous avons peint le tapis, qui ne révèle ses teintes qu’une fois les lumières éteintes. » L’accompagnement musical fait quant à lui la part belle aux violons, aux voix de sirènes et d’enfants, mais aussi à différents rugissements et à des bruits de carlingue ou de grincements. « J’adore que la musique évoque une forme d’inquiétude », sourit la chorégraphe. « Nous nous amusons avec la peur, tout en la dosant pour faire voyager les enfants et le public. »

À la MAC de Bischwiller samedi 4 mars (dès 3 ans), à Pôle Sud (Strasbourg) mercredi 8 mars, à la Maison des Arts (Lingolsheim) dimanche 12 mars et à l’Art’Rhena (Vogelgrun) mercredi 10 mai mac-bischwiller.fr – pole-sud.fr – mdarts-lingo.com – artrhena.eu

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L’origine d’un monde

Inspirée par un livre autobiographique de Tassadite Zidelkhile, la musicienne et poétesse Claire Diterzi réinvente sa vie, De Bejaïa à Châlons...

Au départ de cette pièce, il y a une résonance. L’écho d’un récit intime paru chez L’Harmattan, dans lequel Tassadite Zidelkhile contait sa vie commencée en 1932 dans un village des montagnes kabyles avant de rejoindre la France en 1955. Tatassé, mes rêves, mes combats : de Béjaïa à Ivry-sur-Seine a touché un point sensible de l’histoire familiale de Claire Diterzi, sa famille paternelle provenant de la même région. Fascinée, la musicienne débute un travail d’entretiens filmés avec l’octogénaire vivant depuis un demi-siècle en banlieue parisienne, dans l’idée de créer une pièce documentée sur cette épopée de femme brassant tous les thèmes chers à la metteuse en scène : rapport à la nature, au père, émancipation féminine ou encore tolérance. Malheureusement, le Covid emporte Tassadite à l’automne 2021, créant une amplitude d’oscillation à

une création qui commençait à prendre forme. Pas question pour autant de mettre fin au projet. Elle demande donc au plasticien Olivier Jacques de faire un voyage jusqu’à Béjaïa, sorte de pèlerinage artistique duquel il ramène dessins, vidéos et photographies pour former un paysage sensible. Simultanément, point la nécessité d’une incarnation forte. Saadia Bentaïeb sera non seulement la voix de la narratrice – et donc de la disparue – mais surtout l’incarnation de toutes les femmes dont cette épopée raconte les assignations, les luttes et la force. Puisque le destin est frère du hasard, la comédienne et la chanteuse se découvrent l’une l’autre dans l’absence d’un père kabyle, n’ayant quasiment rien transmis de sa culture. La résonance, toujours elle, prise cette fois comme ce qui qui fait vibrer l’esprit ou le cœur, devient la nécessité d’une conquête de leurs origines berbères,

de quête d’une part de soi absente. Sur scène, elles s’entourent du chanteur Hafid Djemaï (également au mandole algérien, lui qui est aussi originaire de… Bejaïa !), de Rafaelle Rinaudo (harpe électrique) et d’Amar Chaoui (percussions). Ensemble, ils métissent les sonorités traditionnelles au pop-rock-lyrique diterzien, son récit aux mots et visions de Claire, au chant et à la guitare. Des projections vidéo emplissent le plateau de couleurs chaudes et de paysages bruts qui voisinent avec des dessins et l’évocation de la cité Spinoza dans laquelle l’héroïne aura passé la plus grande partie de sa vie.

À La Comète (Châlons-en-Champagne) mardi 14 mars la-comete.fr

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Par Thomas Flagel – Photos de Marc Ginot

Culottées

Qui a dit que le mouvement #MeToo n’avait eu qu’un impact limité sur nos sociétés ? Dans le sillage de l’onde de choc de 2017, une myriade de festivals féministes ont fait leur apparition dans l’Hexagone. Parmi les derniers nés, le Pop Women Festival de Reims (PWF, pour les initiés). Portée par Céline Bagot – longtemps cheville ouvrière du Festival de la BD d’Angoulême –, la manifestation est une plateforme décomplexée mettant à l’honneur la pop culture et la créativité féminine. La deuxième édition fera ainsi se croiser, entre autres, deux figures incontournables du militantisme dessiné : la Française Pénélope Bagieu, autrice des jouissives Culottées, et la star suédoise du roman graphique engagé, Liv Strömquist (Le Cellier, 11/03). Sans parler de l’immanquable concert de l’Ardennaise Fishbach (La Cartonnerie, 11/03), du dernier spectacle de Nora Hamzawi, disséquant les névroses sociales et sexuelles d’une trentenaire (Le Manège, 10/03), ou encore de l’exposition consacrée au génial travail de déconstruction historique mené par Blanche Sabbah pour l’ouvrage Mythes et meufs (Médiathèque Jean Falala, 01-31/03). Le programme est si alléchant qu’on ne saurait tout citer ! (S.V.)

Au Manège, au Cellier, à La Cartonnerie, au Chemin Vert, à la médiathèque Jean Falala et à la Fnac (Reims) du 9 au 11 mars popwomenfestival.com

Merci Simone

Plutôt qu’une journée, c’est tout un mois que La Comète d’Hésingue consacre à la femme et à ses droits. Face au succès remporté par Les Femmes de Mars l’an dernier – qui avait permis de reverser 10 000 € à la Maison des femmes 93 –, la commune haut-rhinoise a décidé de réitérer. Entre projections de films animés (Parvana, de Nora Twomey, 07/03) ou documentaires (L’Homme qui répare les femmes, de Thierry Michel, 10/03), poétique déconstruction dansée des stéréotypes de genre (Le Problème avec le rose, 19/03), journée forum avec ateliers, murs d’expression ou encore effarante conférence d’histoire de droits bafoués (19/03), la programmation s’emploie à éveiller toutes les consciences… de 5 à 105 ans. Point d’orgue à cette vaste manifestation militante : Simone Veil “Les combats d’une effrontée”, où Cristiana Reali livre une adaptation vibrante des mémoires de la figure politique disparue en 2017. Et pour inscrire son engagement encore un peu plus dans le concret, l’institution – lieu d’accueil de nombreux publics scolaires – installe en son sein, avec le concours de la mairie, des distributeurs de protections périodiques bio et gratuites de la marque Marguerite & Cie. Histoire de changer les règles, sur le long terme ! (S.V.)

À La Comète (Hésingue) du 1er au 31 mars lacometehesingue.fr

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Pénélope Bagieu © Chlo é Vollmer-Lo Simone VeilLes combats d’une effrontée © Jean-Paul Loyer

Strange days

Une semaine consacrée aux inventions improbables et aux démarches inclassables avec le stand up ironique de Cédric Eeckout (The Quest), qui raconte la construction européenne et le Brexit vécus comme des affaires personnelles par un jeune homme exalté, ou encore Bedtime de Gurshad Shaheman, exposition et performance détournant allègrement les codes de la pop culture.

28/02-04/03, CCAM (Vandœuvre-lès-Nancy) centremalraux.com

Semaine Extra

Des spectacles qui parlent directement aux ados, sélectionnés ou joués par eux, telle est la Semaine Extra ! Cette année, c’est l’autrice Karin Serres qui est associée à l’événement. Y sera jouée sa pièce Sauvage, prise de parole d’une femme d’aujourd’hui qui tend ses antennes sensorielles, déploie son attention et convoque son instinct pour se reconnecter à tout le monde vivant autre qu’humain. Un seule-en-scène brut, tout en langage et mouvement. Ne manquez pas non plus Plutôt vomir que faillir de Rebecca Chaillon, exorcisation par quatre jeunes comédiens de leur propre adolescence !

18-24/03, Théâtre en bois (Thionville) nest-theatre.fr

Soul chain

Sharon Eyal, issue de la célèbre Batsheva Dance Company d’Ohad Naharin, signe pour tanzmainz, compagnie du Staatstheater de Mayence, une audacieuse création. La chorégraphe israélienne imagine une cohorte d’étranges mannequins, revêtus de combinaisons unisexes couleur chair et de chaussettes blanches remontées, parlant d’amour… bestial ! Avec leurs poses exagérées, ils s’entrechoquent, pris d’une

folle frénésie et d’un désir de puissance et de contrôle amplifiés par les pulsations endiablées composées par Ori Lichtik. 22/03, Le Carreau (Forbach) carreau-forbach.com

Aucune idée

Dernière pièce du Suisse Christoph Marthaler, Aucune idée réunit deux complices de longue date dans une mise en scène où le dérisoire côtoie l’absurde pour former… un art de vivre. Sur le palier d’un immeuble, sorte d’entre-deux propice aux imbroglios de voisinage, le comédien Graham F. Valentine traverse l’époque en compagnie du gambiste et violoncelliste baroque Martin Zeller. Leur tendre manière d’habiter le temps laisse à chacun le loisir de la contemplation et de l’introspection salvatrice.

22 & 23/03, La Maison du peuple (Belfort) grrranit.eu

Transformé

Fanny de Chaillé & Sarah Murcia revisitent Lou Reed à la voix et la contrebasse. Perfect Day, Satellite of Love, Walk on the Wild Side… Sorti en 1972, son album Transformer est emblématique d’une époque et des liens qu’ont noués le musicien new-yorkais et David Bowie. Fanny de Chaillé et Sarah Murcia en proposent une nouvelle version qui désosse l’orchestration glam rock des onze titres pour en extraire la substance. Avec elles, rien ne se perd, tout se transforme. Dans un jeu d’échanges entre voix et contrebasse, leur réinterprétation, aussi épurée qu’énergique, est l’occasion rêvée de redécouvrir un album mythique.

27 & 28/03, Espace studio (Besançon) les2scenes.fr

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sélection scène
Gurshad Shaheman, Bedtime dans le cadre de Strange Days © Jeremy Meysen Plutôt vomir que faillir de Rebecca Chaillon dans la Semaine Extra © Marikel Lahana

Les pouvoirs de la musique

Timbre grave et débit nonchalant, Bertrand Belin revient avec Tambour Vision, entre pulsation vitale, rock synthé et prose crue, toujours aussi travaillée.

Par Suzi Vieira  – Photo d’Edgar Berg

Tambour Vision, c’est le nom de ce septième album…

J’aime beaucoup ce mot de tambour, à la fois simple et enfantin, inoffensif et guerrier. C’est aussi l’un des principaux instruments de musique, celui qui est aux germes de la pulsation. Au fond, le titre est une invitation à mettre plus de physicalité dans la musique.

Aller davantage du côté du corps ?

Oui… et de la danse. Rappeler que la musique ne s’appréhende pas seulement par l’intellect et les outils cognitifs. Elle nous prend tout entiers. C’est même là l’un de ses plus grands mystères. Il ne s’agit pas de faire des tubes à danser, mais simplement de retrouver la pulsation élémentaire, celle du cœur qui bat.

«  Je viens d’une longue lignée d’ivrognes / Trouble-fêtes / Gâcheurs de noces / Épouvantails d’abris-bus  ». Parlez-moi de Que dalle tout…

Que voulez-vous que je vous dise, le sujet en est clair, non ? C’est une réalité factuelle et historique. Il n’y a aucun sens caché. Par contre, je pense que le refrain est plus intéressant que ce couplet : «  Desquels j’ai hérité / De tout et que dalle ». Certains héritent de châteaux ou d’entreprises... Moi, de ma famille, je n’ai hérité de rien d’un point de vue matériel, mais de tout d’un point de vue culturel.

Quel rapport entretenez-vous avec votre classe sociale ? Le thème hante vos albums comme vos livres, de Vrac à Grands Carnivores. Vous êtes-vous construit en son sein ou contre elle ?

Nous appartenons tous à un certain milieu. Et on en hérite nécessairement quelque chose de très puissant, avec lequel il faudra négocier toute sa vie. Pour certains chanceux, le monde parfois se déplie un peu, ouvrant la possibilité d’un regard critique sur sa classe d’origine. Mais cela ne veut pas dire pour autant qu’on ne se rend pas compte des mécanismes qui la maintiennent dans cet état. On peut tout à la fois être dans le désamour de sa condition d’extraction et se retrouver à défendre la culture populaire la plus triviale.

Vous êtes venu à la chanson sur le tard. Pourquoi avoir si longtemps accompagné les autres ?

Mon premier album est arrivé tard, mais j’écrivais déjà des chansons à 17 ans ! Après avoir quitté la Bretagne pour Paris, j’ai longtemps vécu dans des conditions précaires, dormant tantôt à l’hôtel, tantôt chez des copains. Donc j’ai tout misé sur la guitare, parce que c’est avec elle que je pouvais récupérer un petit billet de temps en temps. Et puis ça a marché, j’ai commencé à accompagner des gens. Mais j’ai toujours écrit dans mon coin, quoique dans l’indifférence générale… certainement méritée ! [Rires]

Y a-t-il un mot que vous aimez particulièrement ? “Bec” revient souvent, “cul” aussi !

C’est vrai. J’aime aussi beaucoup “clavicule”, même si je ne l’ai jamais mis dans une chanson. Ça fait penser à un clavier de culs, comme si on pouvait jouer des pets !

Sur Marguerite, vous chantez «  Allons au jardin public, pour cueillir la marguerite qui nous revient  ». Le commentaire politique n’est jamais loin dans vos textes…

En effet. Marguerite est une façon de dire qu’il y a quelque chose qui nous appartient à tous et nous appartiendra toujours. Si le vent des changements politiques fait l’histoire officielle, il y a en réalité des millions d’histoires individuelles qui se jouent. Quant à Tambour, elle fait référence à la flatterie dont se rendent coupables les candidats à des postes importants, capables de courtiser leur électorat de la pire des manières. La politique passe par la langue. Or, cette dernière est tout pour moi : chaque endroit où elle se joue m’intéresse.

Finalement, vous êtes plutôt Bashung ou Brassens ?

Votre univers se distingue par cette écriture très travaillée. La langue, vous aimez lui faire prendre des tours inattendus…

J’ai toujours eu beaucoup de plaisir à écrire, même si, à 17 ans, je n’avais pas de culture littéraire, ni stylistique. Je connaissais Verlaine, les auteurs qu’on apprend à l’école, guère plus. C’était aussi une époque où le pied, la rime, la versification me semblaient être les seuls moyens d’entrer dans la chanson. Puis, petit à petit, je me suis écarté de cette dimension-là pour chercher d’autres formes, des choses à moi. Quoiqu’on en dise, il y a dans le classicisme cette idée que le bon français appartient aux personnes occupant une certaine place dans le monde. Dégrader la langue, c’est évidemment me l’approprier, en faire autre chose que la seule langue bourgeoise.

Franchement, c’est assez clair, non ? Je m’inscris plus dans la tradition de Bashung, même si j’aime les deux tout autant. Il y a chez Brassens cette versification dont on parlait, une écriture très métrée, qui produit cependant des sens inattendus et puissants. C’est ce que j’aime aussi chez Renaud. Moi, idéalement, je voudrais réconcilier les deux lignées !

À la BAM (Metz) jeudi 2 mars, à L’Autre Canal (Nancy) vendredi 3 mars, à la Rodia (Besançon) samedi 4 mars et à La Laiterie (Strasbourg) mercredi 17 mai bertrandbelin.com

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Édité par Cinq 7 / Wagram Music cinq7.com
On peut tout à la fois être dans le désamour de sa condition d’extraction et se retrouver à défendre la culture populaire la plus triviale.

Embedded

Star dans son pays, la rappeuse Alyona Alyona utilise sa voix pour dénoncer l’invasion russe et défendre l’identité ukrainienne. Rencontre, via Telegram, avec une artiste engagée.

D’où nous parlez-vous en ce moment ?

D’une petite ville de l’Ouest de l’Ukraine, chez mon petit ami, mais je ne vis plus dans le pays à l’année. Aujourd’hui, je partage mon temps entre la Pologne, l’Ukraine et le reste de l’Europe.

À quoi ressemblent vos journées depuis un an ?

Figurez-vous que, la semaine dernière, j’étais à Kiev pour des interviews télévisées et des tournages YouTube  ! Je me serais crue en 2021 : c’était totalement surréaliste, extraordinaire même, car, bien entendu, la normalité d’autrefois est aujourd’hui l’exception. Depuis février 2022, la réalité a radicalement changé : tout est ralenti. Ma personnalité aussi s’est transformée. La jeune femme au caractère bien trempé, allergique aux tâches domestiques, ressent à présent le besoin de mitonner des petits plats et de se blottir dans les bras de son bien-aimé : je me suis construit un safe space à moi.

Comment la situation affecte-t-elle votre état mental ?

Elle oblige à revenir à l’essentiel : la relation à l’autre. Nos vies reposent désormais sur la solidarité et l’entraide. Elle a aussi renforcé le sentiment de fierté nationale chez les Ukrainiens, qui se

sont reconnectés à leur véritable histoire – et non plus au récit soviétique qu’on nous en faisait. La guerre avec la Russie est venue confirmer le mouvement – initié en 2014 avec la révolution de Maïdan – de réappropriation par le peuple de sa culture et de son identité. Nous avons ouvert les yeux, et nous ne nous laisserons plus aveugler !

Dans les premiers jours du conflit, vous avez mis en ligne Molitva, morceau lyrique, qui contraste avec votre univers habituel. Comment est-il né ?

Il est vrai que j’avais habitué mes fans à des flows plus incisifs. [Rires] Mais quand les combats ont éclaté, une fois le choc et la colère passés, il a fallu se rendre à l’évidence que cette nouvelle réalité était là pour durer… C’est alors la tristesse qui nous a tous emportés. J’ai écrit Molitva comme un poème en forme d’oraison. Je ne suis pas très religieuse, mais j’ai ressenti la nécessité à l’époque de m’unir à mes concitoyens dans la prière, pour y trouver du réconfort.

Il y a aussi Ridni Moi, qui compte des millions de vues sur YouTube… C’est une chanson sur la nostalgie des réunions de famille. En Ukraine, Pâques est un moment très important de l’année. J’ai écrit ce titre en pleine pandé-

mie, lorsque le virus nous empêchait de nous retrouver pour célébrer cette fête ensemble. À présent, la chaise vide dont je parle dans ces lignes renvoie au frère mort au combat, au parent resté en zone occupée, à l’ami exilé en Europe...

On est loin de vos thèmes habituels… En effet. Jusque-là, je parlais surtout des problèmes quotidiens de la jeunesse, entre peur de l’avenir et petites galères : mes craintes en matière d’écologie, le harcèlement scolaire… Avec toujours, dans mes morceaux, quelque chose de l’ordre du girl power, d’un message positif sur l’affirmation de soi, de son apparence, de sa culture et de ses racines.

Nombre de vos succès (notamment Ribki et Pushka-Pishka ) s’inscrivent

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dans la mouvance body positive. En quoi est-ce important de porter ce message ?

En Ukraine, le mouvement en faveur de l’acceptation de tous les types de corps doit représenter à peine 1 % de la population. C’est très dur de ne pas correspondre aux canons en vigueur en matière de beauté. Mais on y travaille ! Grâce, par exemple, à TikTok ou à certains programmes télévisés, les messages sur l’acceptation de soi se diffusent peu à peu. Les questions féministes sont un autre grand enjeu de société, en particulier dans les campagnes. Il y a encore tellement de choses à dénoncer… je ne suis pas prête d’arrêter le rap ! [Rires]

Votre rôle en tant que musicienne

a-t-il changé depuis la guerre ?

Bien sûr. Avant, mon seul objectif était que ma musique, chantée en ukrainien, rencontre le plus large public possible. Je me considérais comme une ambassadrice de notre culture. Aujourd’hui, ma voix sert à attirer l’attention sur mon peuple, à sensibiliser l’Occident à notre cause, à l’appeler à l’aide.

Avez-vous rappé dès le départ dans votre langue maternelle ?

Non. Il y a dix ans et plus, chanter en ukrainien – considéré comme ringard, rustique, etc. –, c’était le flop assuré. Le russe était plus “moderne”. Le réseau social le plus populaire était VKontakte, pas Facebook… Maïdan a changé cela, permettant l’essor d’une scène rap militante en ukrainien.

Des projets ?

Je n’en fais plus. La seule chose que je sais, c’est que quand la guerre sera finie, l’Ukraine toute entière devra faire un “reboot” si elle veut avoir une chance d’intégrer l’Union européenne. Pour cela, il faudra en finir avec certaines de nos mentalités… et reconstruire l’industrie musicale du pays !

À la Kaserne (Bâle) vendredi 17 mars kaserne-basel.ch

Édité par Enko enkomusic.com

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Avec la guerre, nous avons ouvert les yeux, et nous ne nous laisserons plus aveugler !

Funaná is the new punk

Mêlant rythmes traditionnels des campagnes cap-verdiennes, beats electro et violence formelle du punk, Scúru Fitchádu veut mener la décolonisation à son terme.

Un son comme des couteaux qu’on aiguise, ou plutôt des chaînes que l’on brise… Le ferrinho, rudimentaire instrument du Cap-Vert formé d’une barre de métal frottée par un autre objet en fer, résonne dans chaque album et chaque concert de Scúru Fitchádu, alias Marcus Veiga. Depuis 2016, ce Lisboète né d’un père cap-verdien et d’une mère angolaise développe, loin des majors aseptisées et du luso-tropicalisme gentillet, une musique de combat, percutant le funaná traditionnel de l’archipel aux sonorités du punk le plus hardcore. Sorti en janvier dernier, son deuxième album, Nez Txada skúru dentu skina na braku fundu (”Dans le maquis obscur, dans un coin au fond d’un trou”, en langue kryolu) a tout du manifeste panafricain et anticolonialiste. Alors qu’on ne lui parle pas des mélancoliques mornas de Cesária Évora ni des coladeiras chaloupées de son “Petit Pays” d’origine ! Lui, ne veut pas oublier que ces îles volcaniques perdues au large du Sénégal, battues par les vents et dotées de peu de ressources naturelles, n’ont longtemps servi que de réserve à esclaves

pour le royaume du Portugal. Inspirées des chants protestataires du temps des guerres d’indépendance et des vers assassins de Poesia com armas (Poésie avec armes, 1975), du poète guérillero angolais Fernando Costa Andrade, les onze pistes du disque dénoncent chacune à leur façon l’individualisme et «  les vanités de l’époque contemporaine », propices à l’aliénation et à «  la servitude volontaire » (Nez Txada skúru).

Transposant les combats des années 1970 aux territoires suburbains de nos métropoles européennes, Scúru Fitchádu – qu’on peut traduire par “Noir Profond” – se fait le porte-parole d’une lutte qui, selon lui, n’est pas encore finie. Si Manduku i triviment encourage les afro-descendants à la révolte collective, Moku na el s’impose comme le point d’orgue d’un opus furieusement politique, mêlant samples des hymnes anti-apartheid de l’ANC et discours du charismatique leader nationaliste bissau-guinéen Amílcar Cabral, juste avant son assassinat par la police politique portugaise en janvier 1973. Sur un son lo-fi un peu sale, au milieu des basses

distordues, des cadences tribales et de la concertina dopée aux beats electro, Veiga en appelle à la décolonisation mentale, s’insurge contre le privilège blanc et veut déconstruire les préjugés inconscients auxquels sont en proie jusqu’aux anciens colonisés euxmêmes. Entre féroces paroles proférées d’une grosse voix métal et moments de répit à l’accordéon, Nez Txada skúru dentu skina na braku fundu puise aux sources des musiques rebelles et rend au subversif funaná – longtemps interdit sous le régime colonial – toute sa puissance révolutionnaire.

À l’Espace Django (Strasbourg) jeudi 23 mars et au Gueulard Plus (Nilvange) samedi 25 mars espacedjango.eu – legueulardplus.fr

scurufitchadu.bandcamp.com

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Sa discographie est à l’image de son histoire métisse et de son tempérament nomade : un précipité d’échanges transatlantiques, de Cologne à Kingston, en passant par Freetown. Né en Rhénanie-du-Nord-Westphalie d’une mère allemande et d’un père écrivain, réalisateur et opposant politique sierra-léonais (Gaston Bart-Williams), Patrice a découvert tôt le reggae en tombant sur une K7 appartenant à sa sœur ainée, Burnin’… d’un certain Bob Marley. Depuis, le quarantenaire n’a cessé de vadrouiller, posant sa guitare tantôt en Jamaïque, tantôt à New York ou Paris, enregistrant des sons partout, de l’Europe du Sud à l’Afrique de l’Ouest. En vingt ans de carrière, celui qui tire son prénom du héros de l’indépendance congolaise et figure du panafricanisme, Patrice Lumumba – rien que ça ! –, a tout fait pour déjouer les étiquettes que des critiques trop pressés auraient aimé lui accoler. Parce que trop blanc pour l’Afrique et trop noir pour l’Europe, il conçoit sa musique comme une hybridation créole, une sorte de best of entre tous ses mondes, qu’il résume, lui, sous le terme de “sweggae” – un clin d’œil au “swag” des rappeurs, à cette attitude d’orgueil assumé, entre confiance et fierté de ce qu’on est.

Positive Vibration

Vingt ans que le très zen chanteur allemand

Patrice trace son chemin entre reggae, folk, soul et hip-hop. Il revient avec un Super Album en forme de surprenant best of.

Dub, folk, funk, blues, hip-hop, electro… Patrice a grandi en écoutant aussi bien Marley que Dylan, Fela que Billie, Nirvana que Jay-Z. À 18 ans à peine, il fonde avec des amis germanonigérians le big band BANTU (pour “Brotherhood Alliance Navigating Towards Unity”), aujourd’hui basé à Lagos, qui a vu passer dans ses rangs aussi bien Damian Marley qu’Ayo (avec laquelle Patrice a eu deux enfants) et Mariama ! Côté solo, il sort, à 21 ans, son premier album, Ancient Spirit, empreint de percus ragga et de riffs ska, qui lui ouvre les portes du milieu (il assure les premières parties de la tournée de Lauryn Hill). La suite est une combinaison fichtrement séduisante de la nonchalance des riddims et des tempos africains, des cuivres chauds de la soul et de la guitare acoustique, ponctuée de plusieurs tubes, dont l’inoubliable Today, sorti sur l’album Nile en 2005, et la reprise funk de l’hymne à la vie que chantait Nina Simone, Ain’t Got No, I Got Life (2010). Sorti en octobre dernier, le Super Album, enregistré pendant la pandémie avec quelques potes dans sa chambre d’ado – sous les toits de la maison familiale près de Cologne –, réinterprète treize de ses plus grands succès… et livre une nouvelle pépite, Good Vibrations, où le hit ensoleillé des Beach Boys se voit passé au filtre d’un sample du très cru Quiet Storm des Mobb Deep… Chapeau, rien à redire !

À La Laiterie (Strasbourg) mercredi 15 mars, à la BAM (Metz) vendredi 17 mars et à La Cartonnerie (Reims) mardi 21 mars artefact.org – citemusicale-metz.fr – cartonnerie.fr

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Par Suzi Vieira – Photo de Scottbraq Édité par Supow Music / Because Music because.tv

Cordes sensibles

Loco Cello & Bireli Lagrène glissent de l’Argentine à l’Europe de l’Est, du tango au swing du jazz manouche. Attention, émotions fortes pendant les Heures Musicales du Kochersberg.

Avec ce concert (19/03), le groupe Loco Cello (“le violoncelle en folie”) nous transporte dans les rues de Buenos Aires et les campagnes d’Europe de l’Est – leur dernier album est ainsi intitulé Tangorom. Au son du tango, à cette puissance, on associe presque immédiatement la passion et la sensualité. Ce que ne dément pas un credo qui développe « une approche chambriste des musiques improvisées », selon le groupe. En deux albums, avec compositions, reprises et improvisations, on retrouve notamment des hommages au dieu du jazz manouche, Django Reinhardt, et au géant du bandonéon, Astor Piazzolla. De l’Argentin, ils reprennent Armaguedon. Formés au classique, Samuel Strouk et François Salque en parsèment la musique de Loco Cello : un Liederkreis de Schumann dans Tangorom et du Mendelssohn dans le premier opus. Les deux complices se connaissent depuis une bonne décennie, partageant la scène et des désirs communs. Épris de tango et de répertoire folklorique d’Europe centrale, ils se sont entourés de trois maîtres du swing, dans sa version jazz manouche, tordant dès leur premier album, la notion de quatuor à cordes à leur manière, libre, curieuse et débarrassée des carcans du monde classique. Revenu au format trio, mais avec Adrien Moignard en invité, le second album ne change en fait pas vraiment. Parti en épopée, Loco Cello propose une musique effervescente et à rebondissements, qui offre

l’assurance de sortir scotché de leurs concerts. Le groupe répond parfaitement à l’objectif affiché par le festival : offrir un répertoire original, diversifié et distrayant, à la croisée des genres ! Samuel Stroke (guitare), François Salque (violoncelle), Jérémie Arranger (contrebasse) et leurs invités, les guitaristes Adrien Moignard et Bireli Lagrène ont les cordes sensibles, tendues par des émotions à fleur de peau, prêtes à jaillir de leurs instruments à la moindre embardée. C’est le programme qu’ils proposent. Une virtuosité qui n’est pas gratuite, dans des morceaux à haut potentiel lyrique. Cette musique mêle la nostalgie intense (tango) et la vitesse flamboyante (jazz manouche). Dans ses moments les plus émouvants, vous prenant aux tripes, elle touche une forme d’universalité : verser une larme ne demande aucune connaissance. Il en va de même dans une autre soirée emblématique du festival avec Opus Jam (25/03), groupe vocal composé de six chanteurs – et autant de tessitures – explorant le style a cappella avec des mélodies internationalement connues, revisitées grâce à l’alliance de la polyphonie et du beatbox !

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Par Florent Servia – Photo de Lyodoh Kaneko À l’Espace Terminus (Truchtersheim) jusqu’au 25 mars hmko.fr

Le jazz dans tous ses éclats

Pendant trois soirs, le festival Mr. M’s Jazz Club de Baden-Baden accompagne, pour sa 15e édition, des artistes jazz, soul et bossa nova.

Comme un hommage au jazz et à sa diversité, BadenBaden célèbre « la musique et la vie, avec des artistes de sept nations différentes », résume l’organisateur de l’événement, le chanteur Marc Marshall. Ce dernier compose chaque soirée comme un bouquet multicolore de concerts, en commençant avec l’artiste Paula Merelenbaum (16/03). Invitée d’honneur, elle a été, dix ans durant, de l’aventure Banda Nova, jusqu’à la mort du leader du groupe, le grand Antonio Carlos Jobim. Depuis, elle n’a jamais cessé de défendre ses racines, enregistrant Agua avec João Donato, autre star du genre. La Brésilienne partage l’affiche avec la Suédoise Ida Sand, ainsi que deux habitués de cette scène, le trompettiste Joo Kraus et la légende allemande Peter Fessler. Les jours suivants, la fête se poursuit avec la voix suave de Laila Biali (17/03), pointure du jazz canadien ayant entre autres collaboré avec Sting. L’Europe rayonne également avec la présence de la superstar italienne Mario Biondi (18/03), figure de la soul et romantic man par excellence. Cette année marque

en outre les premiers pas de Sabrina Starke : tout droit venue de Rotterdam, la chanteuse au grain de velours évolue dans un mélange de soul, folk et R’n’B et se produit aux Pays-Bas depuis 2008… date à laquelle Mr. M’s Jazz Club est lancé pour la première fois. «  C’est une occasion unique d’écouter les artistes jazz du monde entier », rappelle Marc Marshall. L’élégant Kurhaus accueille une nouvelle fois cette aventure sonore, dans la salle Bénazet. À cet impressionnant lineup s’ajoute, chaque soir, la participation du duo Bassface. Thilo Wagner et Jean-Philippe Wadle font résonner piano et contrebasse, dès 19h, invitant les spectateurs à les suivre dans leurs balades blues, avant de découvrir le large éventail d’influences de la programmation.

Au Kurhaus (Baden-Baden) du 16 au 18 mars badenbadenevents.de

POLY 255 Mars 23 41 FESTIVAL
Par Hubert Mihld – Photos de Mario Biondi et Ida Sand par Josefine Bäckström

L’amour au révélateur

À Dijon se déploie l’iconique mise en scène signée Ivo van Hove du Journal d’un disparu, complété par des mélodies d’Annelies

Van Parys écrites en écho à l’œuvre de Janáček.

Metteur en scène de génie – avec notamment les sensationnels Damnés , présentés avec les comédiens du Français en Cour d’honneur pendant le Festival d’Avignon, ou une Clemenza di Tito remarquée à La Monnaie de Bruxelles –, Ivo van Hove transpose dans les années 1970 Le Journal d’un disparu de Leoš Janáček, œuvre de 1917 pour ténor, contralto, chœurs féminins et piano. Sur la partition plane la passion impossible d’un compositeur de 63 ans (marié qui plus est) pour Kamila Stösslová, de 38 ans sa cadette, à qui il écrivit plus de 700 lettres enflammées. Des fragments de cette correspondance sont du reste intégrés à cette production prenant pour cadre un laboratoire photographique avec agrandisseur, bains chimiques et autres lumières inactiniques. Janik est en effet devenu un photographe en vogue, qui tombe éperdument amoureux de la gitane Zefka et va tout quitter pour elle. Ce cycle de 22 Lieder sur des poèmes anonymes, écrits en dialecte valaque, est ici augmenté d’une partition parallèle intitulée Tagebuch (”Journal intime”), donnant voix à la jeune fille et signée Annelies Van Parys. Zefka devient alors une protagoniste à part entière du drame – qui s’interroge sur les conséquences de ses amours avec un gadjo – et non plus uniquement un espace de projection mentale pour le personnage masculin. «  Dans cette

perspective, la femme regarde donc aussi au lieu d’être simplement regardée. On peut y voir une forme d’émancipation, où le personnage féminin s’arroge sa propre image dans les yeux de l’homme et impose ainsi sa propre vision  », souligne le dramaturge Krystian Lada. Et de compléter : « Le scénariste et réalisateur Michelangelo Antonioni, à travers ses films, a été l’une de nos sources d’inspiration. Dans notre mise en scène, le rôle masculin initial de Janáček a été scindé en un acteur et un chanteur, ce qui crée deux dimensions temporelles : celle du présent et celle du passé. Un homme à la fin de sa vie se rappelle un amour impossible via une version plus jeune de lui-même, mais se perd à la frontière de ce qui s’est effectivement passé et de ce qui se passe dans sa tête. » Au final, « c’est l’ensemble de ces composantes très variées qui vont permettre de donner une résonance actuelle à une histoire très marquée par l’esprit européen du début du siècle passé  », explique Ivo van Hove, qui livre ainsi une réflexion plus globale sur le monde, le déracinement, l’aliénation et la différence.

Au Grand Théâtre (Dijon) mercredi 8 et jeudi 9 mars opera-dijon.fr – tdb-cdn.com

42 POLY 255 Mars 23 OPÉRA

Welcome in Vienna

Pour le Festival de Pâques du Festspielhaus, l’Orchestre philharmonique de Berlin investit Baden-Baden avec Vienne 1900 comme mot d’ordre.

Depuis dix ans, les Berliner Philharmoniker illuminent Baden-Baden de leur talent : sous la baguette de leur directeur musical Kirill Petrenko – sans doute le chef le plus exaltant depuis Carlos Kleiber –, ils proposent cette année une nouvelle production, signée Lydia Steier, de La Femme sans ombre de Richard Strauss (01, 05 & 09/04). Après Elektra , Le Chevalier à la rose et Ariane à Naxos , le compositeur et son librettiste Hugo von Hoffmannstahl livrent un conte surnaturel évoquant tout autant les Mille et une Nuits que les frères Grimm. Dans cette histoire, la fille d’une fée devenue femme conserve de son statut antérieur la singularité de ne pas avoir d’ombre, ce qui lui pose bien des problèmes puisque cette absence marque sa distance avec l’espèce humaine. Une jeune teinturière va lui prêter la sienne. Voilà le point de départ d’une histoire aux multiples circonvolutions.

À côté de cet opéra, se déploie une programmation explorant les feux de la Vienne 1900, où étincellent les Vier letzte Lieder de Strauss (07 & 10/04), interprétés par l’incroyable Diana Damrau, réflexion en forme d’adieu à la vie sur le monde de l’après-guerre. Frühling évoque les ardeurs de la jeunesse, tandis que September renvoie à la sérénité de la vieillesse et que Beim Schlafengehen entraîne l’auditeur dans les limbes du sommeil… avant qu’Im Abendrot le fasse glisser vers l’éternité

de la mort. Ils sont accompagnés par Ein Heldenleben. Dans ce poème symphonique, Richard Strauss compose une autobiographie musicale en forme d’hagiographie, où il se cite avec jubilation (utilisant nombre des ses autres pièces : Mort et Transfiguration , Don Quichotte , Macbeth…). L’ensemble est extraverti, bondissant, éminemment narcissique, parfois martial, toujours génial ! Une autre soirée rassemble, sous la baguette de Daniel Harding, Cinq pièces pour orchestre de Schönberg et la Symphonie n°5 de Mahler (02 & 03/04). Ses cinq mouvements entraînent l’auditeur d’une marche funèbre pleine de douleur et de tristesse à un Finale rayonnant, en forme d’apothéose, où triomphe une joie irradiante à peine teintée, comme souvent chez son auteur, de quelque éclats ironiques. L’œuvre fut rendue mondialement célèbre par Luchino Visconti, qui utilisa son merveilleux Adagietto dans Mort à Venise. Certains, dont le chef d’orchestre Willem Mengelberg – qui fut un proche du compositeur – affirment que ce quatrième mouvement constitue une déclaration d’amour à Alma. Même si rien ne vient formellement l’étayer, cette hypothèse demeure fort séduisante.

44 POLY 255 Mars 23 FESTIVAL
Au Festspielhaus (Baden-Baden) du 1er au 10 avril festspielhaus.de

La Voce della luna

Adapté de Jules Verne, Le Voyage dans la Lune est un opéra abracadabrantesque signé Jacques Offenbach. Avec sa mise en scène, Olivier Fredj transporte le public dans une fantasmagorie riche de sens.

La richesse de l’œuvre d’Offenbach semble inépuisable : qui connaît en effet son opéra-féérie en quatre actes et vingt-trois tableaux écrit en 1875 d’après Jules Verne ? Ce Voyage dans la Lune – nouvelle coproduction entre Génération Opéra et une multitude de maisons hexagonales – annonce déjà les folies cinématographiques de Georges Méliès (qui livra son film éponyme en 1902) dont l’esprit est convoqué dans cette mise en scène. Entre science-fiction bricolée fin XIXe et effets spéciaux spectaculaires ou décors délirants (obus volant dans l’espace, ville futuriste des Sélénites peuplant l’astre, palais de verre, etc.), cette œuvre foisonnante a été un véritable défi pour le metteur en scène Olivier Fredj. Il a choisi – en travaillant avec l’illustrateur Jean Lecointre – de montrer l’envers du décor : « Nous avons fabriqué les trucages à vue, sous les yeux du public, en transformant la scène en un plateau de tournage, avec sept danseurs-acrobates qui en deviennent les accessoiristes », explique-t-il. Et de poursuivre : « Der Freischütz monté par les Marx Brothers, ainsi pourrait-on oser tenter une description du Voyage dans Lune. Une planète opératique encore inconnue, et pourtant, elle tourne ! »

Il se met en toute drôlerie et finesse au service d’une histoire intemporelle. Fatigué de la vie sur Terre, le bien nommé Prince Caprice désire visiter son satellite. Sitôt exigé, sitôt fait grâce au savant Microscope et son canon géant ! Il y rencontre le roi Cosmos, sa femme Popotte et s’éprend de leur fille Fantasia. Mais l’amour est une maladie inconnue là-haut. Au-delà des aventures rocambolesques narrées par le compositeur et ses librettistes, le propos se fait sérieux : « Nous sommes souvent certains qu’il n’existe que notre façon de penser, notre façon de vivre, nos codes et nos valeurs. Et pourtant il y a l’autre, l’étranger, l’altérité. Si sa rencontre engendre souvent une friction, elle permet de se distancer des idées reçues, et de modifier son identité sans y renoncer. La rencontre offre, en toute fraternité, l’opportunité de rejoindre Offenbach et d’observer son “clair de Terre”, un nouvel éclairage sur notre monde, et d’en sourire ensemble », résume Olivier Fredj.

À l’Opéra-Théâtre de l’Eurométropole de Metz samedi 4 et dimanche 5 mars et à l’Opéra de Reims samedi 11 et dimanche 12 mars opera.eurometropolemetz.eu – operadereims.com

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Par Hervé Lévy – Photo de Marc Ginot

sélection musique

Intolleranza 1960

Cette première œuvre scénique de Luigi Nono créée en 1961 est une dénonciation de l’exploitation et de la violence. Dans la mise en scène de Benedikt von Peter, le public entre en scène et se mêle au chœur. Il devient ainsi partie intégrante d’une expérience collective.

Jusqu’au 19/06, Theater Basel (Bâle) theater-basel.ch

Aloïse Sauvage

Elle est chanteuse, musicienne, actrice, danseuse, acrobate… Tout cela à la fois et avec la même énergie ! Elle revient avec Sauvage, deuxième album tout en sensibilité explosive.

02/03, La Souris verte (Épinal)

Ventre de biche

Le Lyonnais, qui débuta la musique dans sa chambre de bonne à Strasbourg, continue de creuser le sillon d’une certaine chanson française dégénérée, entre post-punk très lo-fi et ode au quotidien sordide de ceux pour qui «  la vie est un long fleuve de merde ».

03/03, Les Trinitaires (Metz) citemusicale-metz.fr

Adé

Pour son premier opus solo, l’ex-chanteuse de Thérapie Taxi promène son spleen et ses refrains dansants entre pop luxuriante et country futuriste. Et alors ?

03/03 à La Laiterie (Strasbourg), 04/03 à La Cartonnerie (Reims), 23/03 à La Souris verte (Épinal), 24/03 à La BAM (Metz) adeofficiel.com

Marie-Flore

Féroce et drôle, la chanteuse, pop jusqu’au bout des mots, continue, avec Je sais pas si ça va, de dresser la cartographie douce-abrupte de l’amour d’aujourd’hui.

08/03, La Vapeur (Dijon)

Candide

Lambert Wilson prête sa voix au philosophe Pangloss et emporte avec lui la troupe des jeunes chanteurs de l’Opéra Studio dans un réjouissant voyage en absurdie.

15 (réservé aux étudiants) & 17/03 au Palais universitaire (Strasbourg), 19/03 à La Filature (Mulhouse) operanationaldurhin.eu

Iphigénie en Tauride

Dès les premières notes, Gluck déclenche sur scène une tempête, dont les éléments déchaînés semblent tout droit sortis de l’âme de son héroïne ici mise en scène par Silvia Paoli. 15-21/03, Opéra national de Lorraine (Nancy) opera-national-lorraine.fr

Orchestre philharmonique de Strasbourg

Emmené par Renaud Capuçon (chef & soliste), ce concert permettra à de jeunes instrumentistes d’interpréter des œuvres faites de profondeur et de légèreté, signées Mozart et Beethoven.

23/03, PMC (Strasbourg) philharmonique.strasbourg.eu

Zaïde

Louise Vignaud, à la mise en scène, et Nicolas Simon, à la direction de l’Orchestre Victor Hugo, partagent leur vision de cet opéra de Mozart, qu’ils rêvent comme un conte philosophique, le récit initiatique d’une jeunesse mise à l’épreuve. Et quoi de mieux qu’une œuvre laissée inachevée par son créateur pour réinventer le monde d’après.

24 & 25/03, Théâtre Ledoux (Besançon) ovhfc.com – les2scenes.fr

Daria Nelson et Mathias Malzieu

Pour La Symphonie du temps qui passe, le rockeur échappé des Dionysos et la photographe-chanteuse ukrainienne se sont alliés pour un «  disque-monde », quelque part entre album, comédie musicale 2.0, recueil de poèmes et film de western. 30/03, Le PréO (Oberhausbergen) – le-preo.fr

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Intolleranza 1960 © Ingo Höhn Marie-Flore

La place

Pour leur huitième édition, les foisonnantes Rencontres de l’illustration donnent le crayon aux femmes, entre pionnières, artistes établies et nouvelle garde, faisant de Strasbourg leur lieu à elles.

Comment faire son trou, ou plutôt prendre sa place, dans le monde de la BD ou des arts, quand on est une femme ? Avec pour thème “Femmes, identités, visibilités”, les Rencontres de l’illustration multiplient les pistes. Déployées dans plus de trente lieux de l’Eurométropole, elles accueillent en outre en leur sein la 13e édition du festival Central Vapeur, indispensable association œuvrant, grâce au travail titanesque de ses fondatrices et chevilles ouvrières, à l’essor de la création dessinée dans la capitale alsacienne. Protéiforme et dense, la programmation croise nouvelle garde et artistes confirmées, qui toutes se sont vues invitées à partager la manière dont elles «  s’écrivent, se réinventent et s’autorisent » – pour citer la théoricienne du féminisme Bell Hooks. Dans ce tourbillon de traits, de couleurs et de voix, on craque pour l’exposition présentant l’univers tentaculaire et vertigi-

neux de la virtuose Léa Murawiec, pas encore trente ans (Médiathèque André Malraux, 16/03-29/04). La scénographie, immersive, est signée des éditions strasbourgeoises 2024, où est paru son bluffant premier roman graphique, Le Grand Vide (prix du Public l’an dernier à Angoulême). Le visiteur s’y trouve plongé au cœur de la mégalopole décrite dans l’album à coups de plume et d’encre de Chine, avec ses buildings qui donnent le tournis, saturés de panneaux affichant noms et prénoms dans tous les formats et caractères. C’est que, dans cette dystopie menée tambour battant, la vie tient au seul fil de la popularité : les gens ne survivent que si d’autres pensent à eux. Autre temps fort, le Dialogue de dessins (Menuiserie Coop, 16/03-02/04) orchestré entre la Strasbourgeoise Nygel Panasco – pépite diplômée de la Hear, dont le travail questionne avec délicatesse et acuité la représentation des

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corps et des identités noires – et l’illustratrice plasticienne bruxelloise Dominique Goblet. Dans le ping-pong que les deux se sont livrées à distance, en s’envoyant dessin après dessin, l’expérimentatrice de génie, autrice de l’inoubliable Faire semblant, c’est mentir (L’Association, 2007) et lauréate du Grand Prix Töpffer pour l’ensemble de sa carrière, suit, en dix panneaux A3 peints à la gouache, une majorette qu’on dirait sortie d’un étrange univers parallèle. On ne saurait d’ailleurs trop recommander d’assister à sa conférence, Entre bande dessinée et art contemporain (Auditorium de la Hear, 23/03, 17h), sur les multiples formes possibles de la narration crayonnée !

Au Musée Tomi Ungerer, la star Catherine Meurisse revient quant à elle sur son parcours (Une Place à soi, 17/03-03/09), entre les débuts à jouer des coudes avec les mentors trublions de Charlie Hebdo (Cabu, Wolinski, Charb, etc.) et la poésie des très littéraires romans graphiques des dernières années, jusqu’à l’élection à l’Académie des Beaux-Arts – s’il vous plaît ! –, une première, pour le monde jusque-là trop dédaigné de la BD. Plus étonnant encore, le Cabinet des Estampes et des Dessins présente, pour la première fois, une sélection de gravures sur bois, cuivres, etc., réalisées par d’impressionnantes pionnières entre le XVIe et le XIXe siècle, telles la maniériste italienne Diana Mantuana (1547-1612) et la Strasbourgeoise Marie Electrine Stuntz (1797-1847), probablement la première femme lithographe au monde. Sans oublier les planches originales en forme de douce et poétique contemplation de Léontine Soulier sur la découverte de la grossesse et la décision de ne pas devenir mère, dont l’exposition (Nauplius, 16/03-15/04) inaugure un cycle d’actions à l’Espace Égalité de genre de la Médiathèque Olympe de Gouges. Enfin, on attend avec impatience le fight club graphique Battlestar entre deux équipes de quatre illustrateurs prêts à en découdre feutre au poing (Cinéma Star St-Exupéry, 17/03, 20h30), ainsi que le parcours d’affiches signé du vingtenaire Joseph Levacher (Quai des Bateliers, 16/03-02/04). Imaginé à partir de La Légende des Champs de Feu, premier ouvrage du Normand paru aux éditions Magnani en 2022, on y suit les aventures de Silence, Tendresse et Courage, trois copaines fuyant la vallée corrompue des Champs de Feu, mise à sac par le cupide et brutal mâle alpha nommé Mercan. Quant aux inconditionnels du neuvième art, encourageons-les à franchir le Rubicon de la frontière helvète pour visiter celle qui s’annonce comme une rétrospective-événement dans la région, dédiée au Godfather du graphic novel, monsieur Will Eisner (Cartoonmuseum, Bâle, 11/03-18/06).

Dans divers lieux de l’Eurométropole de Strasbourg du 16 mars au 2 avril illustration.strasbourg.eu – centralvapeur.org

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Légendes 1. Léontine Soulier, Nauplius, Éditions Lapin 2. Catherine Meurisse, La jeune femme et la mer, Éditions Dargaud
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3. Léa Murawiec, Le Grand Vide, Éditions 2024

Archiculture

Passionnante exposition nancéienne, Architectures impossibles réunit plus de 150 œuvres, histoire d’explorer comment les artistes jouent avec les normes strictes présidant à cet art.

Si le titre de l’exposition peut avoir la semblance d’un oxymore, sa construction rigoureuse en cinq sections (respectivement nommées Caprice, Démesure, Égarement, Menace et Perte) est d’une implacable logique montrant «  comment les artistes, de la Renaissance à nos jours, ont procédé pour faire “déraisonner” l’architecture  », résume sa commissaire Sophie Laroche. Faisant de multiples grands écarts temporels, elle s’ouvre par un dialogue entre Suppo (Karmanyaka) – flèche de cathédrale gothique subissant torsion et étirement – réalisé par Wim Delvoye en 2012 et une Vierge à l’enfant du début du XVIe siècle peinte d’après Gossaert, posée dans un décor exubérant. Dans les deux cas, les normes traditionnelles de l’architecture volent en éclats, la réalité étant mise de côté comme dans les amoncellements de Piranèse évoquant une antiquité romaine fantasmée. Suivent des édifices colossaux placés sous le signe de la Tour de Babel, délires mégalomaniaques culminant dans les plans de Germania, capitale ubuesque du “Reich de mille ans” imaginée par Albert Speer, qui ne fut jamais réalisée (un des points communs aux édifices ici montrés). Il en va de même dans la troisième section explorant des «  architectures de l’errance », dont le motif emblématique est le labyrinthe, avec notamment les œuvres d’Erik Desmazières, qui exercent une puissante fascination, tout comme les perspectives subverties de Maurits Cornelis Escher. Désorienté, le visiteur aborde la quatrième section placée sous le signe de la Menace, où l’accueillent des encres signées Victor Hugo, forteresses anxiogènes, ou une gravure de Max Klinger d’après l’icône peinte (cinq fois) par Arnold Böcklin, L’Île des Morts . Plus

qu’un paysage d’Écosse peint par Gustave Doré, c’est une toile de Carl Friedrich Lessing qui nous happe : ce château hanté – est-il habité ou abandonné ? – posé dans une gorge inaccessible suscite un réel effroi. Icône du “romantisme noir”, ce tableau transporte le visiteur entre cauchemar et réalité. Il entre en résonance de curieuse manière avec des compositions de Paul Delvaux ou Max Ernst et des photographies de Nicolas Moulin : deux clichés bleutés de la série Novomond restituent une cité déserte, totalitaire et glacée, entre Big Brother et Philip K. Dick. La déambulation s’achève assez logiquement par une réflexion sur les ruines – avec notamment une géniale vidéo de Kader Attia intitulée Oil and Sugar – étant bien entendu que la dernière pièce exposée, signée Hans Hollein, est un salutaire pied de nez à l’esprit de sérieux qui irrigue bien (trop) souvent le travail des architectes.

Au Musée des Beaux-Arts de Nancy jusqu’au 19 mars musee-des-beaux-arts.nancy.fr

> En écho à l’exposition sont présentées les œuvres de trois artistes contemporains : Laurent Gapaillard et Christian Globensky (dans le musée), mais aussi Alex Chinneck pour un Parcours urbain dans le cadre d’ADN (Art dans Nancy).

Légendes

1. Carl Friedrich Lessing, Felsenlandschaft: Schlucht mit Ruinen, 1830, Francfort-surle-Main, musée Städel © Photo BPK Berlin, Distr RMN-Grand Palais / image Städel Museum, Francfort

2. Étienne Louis Boullée, Coupe du Cénotaphe, projet n°15, planche n°14, autour de 1780 © Paris, Bibliothèque nationale de France

3. Gherardo Poli, Fantaisie d’architecture en ruine avec l’enlèvement des Sabines, vers 1730

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© Nancy, Musée des Beaux-Arts, photo T. Clot
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Le geste et la couleur

Plongée au cœur de l’abstraction, Art moderne : 1950-2000, Paris-Moselle explore les expérimentations libres des artistes de la seconde école de Paris, de Bissière à Dubuffet.

Tout commence avec la passion et l’érudition d’un homme en prise avec son époque, pour qui la peinture, découverte à dix-huit ans à peine, fut l’affaire d’une vie. Artiste avant d’être conservateur, Gérald Collot (1927-2016) était proche de certains des plus éminents représentants de la seconde école de Paris, d’Alfred Manessier – un ami – à Jean Bazaine, aux côtés duquel il participa à la réalisation des vitraux de la cathédrale de SaintDié-des-Vosges. C’est lui qui, en poste au Musée de la Cour d’Or de Metz de 1957 à 1987, déploya une devancière et audacieuse politique d’acquisition, faisant entrer la création non figurative de son temps dans les salles de l’institution à vocation régionale. Ainsi rassemblat-il pas moins de 200 œuvres d’artistes engagés sur les voies nouvelles de l’abstraction, allant des années 1930 à 1980. Véritable exposition hors les murs, Art moderne : 1950-2000, Paris-Moselle présente 35 d’entre elles, déployées à travers les salles baignées par la lumière

des travées de hautes fenêtres du Château de Courcelles. Entre parquets, marbres et boiseries, se découvrent d’abord les indéfinissables Nuages et Rochers (1971) de Bazaine, où ciel et mer se confondent dans les vibrations colorées de la toile, dessinant comme des accents et des passages secrets vers les origines d’un monde encore en formation. Pour leur faire face, Les Grues près de Rouen (1960), de Jacques Villon – frère d’un certain Marcel Duchamp –, ou encore une fascinante Composition de Jean Bertholle (1964), où l’abstraction première laisse place, à force de persistance du regard, à une ancestrale joute macabre, entre danse des ombres et combat de chevaliers. Oscillant en permanence entre figuration et abstraction, on comprend vite que les plasticiens ici réunis cherchent, après le traumatisme de la guerre, de nouvelles bases pour un art s’inscrivant dans une refonte totale de la société. En opposition avec la géométrie des années précédentes, chacun propose sa propre perception

du monde, entre réalité sensible et expérience spirituelle. Un élan intérieur qui s’exprime par la couleur – on reste bouche bée devant les rouges et les jaunes vibrants de Mire G97 (1984), de Jean Dubuffet – autant que par le geste (Sans titre, lavis à l’encre de chine daté de 1963 et signé Pierre Soulages) et le travail des matières (Persépolis I d’Árpád Szenes, avec ses strates d’ocres et de blancs calcaires). Une salle entière est en outre consacrée aux artistes lorrains de la même période, avec, en points d’orgue, une très belle Fille aux cheveux de lin (1947) de Camille Hilaire – rarement montrée – et deux Hommage(s), l’un à Olivier Messiaen, l’autre à Novalis (2002), d’un certain… Gérald Collot.

Au Château de Courcelles (Montigny-lèsMetz) jusqu’au 26 mars montigny-les-metz.fr

Légendes

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1. Jean Bertholle, Composition, 1964 2. Camille Hilaire, Fille aux cheveux de lin, 1947
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© Musée de La Cour d’Or – Eurométropole de Metz

Et au milieu coule une rivière

Avec Réceptacle, la Fondation François Schneider expose les lauréats de la 10e édition du concours Talents Contemporains.

Depuis l’Antiquité, nombreuses sont les cultures, du chamanisme à l’ancienne Égypte, en passant par les mythologies grecque et latine, à investir l’élément aquatique des plus merveilleux pouvoirs, au premier rang desquels celui de porte de passage entre le monde du corps et le royaume des âmes. Voilà sans doute pourquoi fleuves et rivières, sources et fontaines se font, aux quatre coins de la planète, le Réceptacle tout trouvé – métaphorique ou réel –des croyances humaines, de nos perceptions, de nos désirs, de nos craintes, de nos légendes et de nos vies. Cette dimension prêtée à l’eau, capable d’épouser toutes nos projections, est au cœur des quatre œuvres lauréates de la 10e édition du concours Talents Contemporains, organisé par la Fondation François Schneider.

InventaRios (2019), qui peut se traduire à la fois par “inventaires” et “invente des rivières”, est le résultat de trois années d’enquête menée par le collectif EthnoGraphic sur la géographie et les modes de vie du bassin du fleuve Capivari au Brésil, dans le Minas Gerais en proie à la sécheresse et à l’avidité croissante de l’industrie minière. Des témoignages de quelque cinquante habitants émergent autant de récits intimes sur l’importance de la rivière dans leur vie quotidienne.

«  L’eau qui nous nourrit », «  Les bras de l’eau », «  L’eau que j’aime  »… Le recensement des appellations poétiques du Capivari et de ses affluents dessine une cartographie sensible de leurs représentations et imaginaires, où pointent aussi les

craintes de la voir confisquée ou disparaître. Une ambivalence qu’on retrouve dans le conte visuel doux-amer de Carolina Dutca et Valentin Sidorenko, Apă (2020), dont les quinze photographies, nimbées de mystère et de fantasque ironie, promènent le regardeur sur les bords du Dniestr. Nénuphars blancs en voie de disparition, ancienne biologiste aux airs de babouchka espiègle, tapis en crochet bigarrés et créature amphibie légendaire… Entre enjeux environnementaux et folklore séculaire, le duo moldave brode une délicate histoire onirico-burlesque des relations entre hommes et esprits des rivières. Avec l’ésotérique (un peu freak) The Wishing Well II (2020), la Sud-Africaine Bianca Biondi transforme quant à elle un simple tabouret en puits sacré, où tout un chacun peut jeter une offrande ou une pièce et tenter, qui sait, de communiquer avec les dieux. Mais l’œuvre sans doute la plus déroutante de ce parcours en forme de déambulation rituelle sinueuse est assurément l’installation sculpturale d’Elvia Teotski, Spleen Microbien 2.0, où s’alignent 200 petites colonnes d’agar-agar desséché, pétrifié et ratatiné, mais sur lesquelles prolifèrent encore bactéries et micro-organismes, totems putrescents érigés à la gloire de la vie qui résiste.

À la Fondation François Schneider (Wattwiller) jusqu’au 26 mars fondationfrancoisschneider.org

> En parallèle, est présentée Horizon, exposition personnelle consacrée aux hypnotiques installations vidéo d’Olivier Crouzel

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InventaRios, collectif EthnoGraphic

Paysages métaphysiques

Réunissant un riche corpus, le Musée des Beaux-Arts retrace la trajectoire de Maria Helena Vieira da Silva et revient sur le lien particulier l’attachant à Dijon.

Comment qualifier Maria Helena Vieira da Silva (1908-1992) ? Par commodité, il est évidemment possible de l’intégrer à la nébuleuse de la seconde école de Paris, aux contours incertains et fluctuants. Dans son essai Espèce d’espaces, inclus dans le catalogue de l’exposition, l’historien de l’art Itzhak Goldberg résume cette indétermination : « Elle peut être assimilée tour à tour ou pis, en même temps, au postcubisme, à l’abstraction lyrique (…) ou

même avoir l’honneur d’être une pionnière non reconnue de l’op art.  » C’est la singularité d’une artiste solitaire que propose d’explorer l’exposition dijonnaise, structurée en deux parties qui se répondent l’une l’autre.

l'artiste et…

Intitulée L’Œil du labyrinthe, la première est une rétrospective chronologique, débutant par les toiles figuratives des années 1930 : Marseille blanc (1931),

écrasée d’un soleil brûlant et spectral, et Les Entrepôts (1931) illustrent une quête de la simplicité associée à une tentation pour l’abstraction. La grille de Villa des Camélias (1932) annonce la réflexion qu’elle mènera plus tard sur la fragmentation de l’espace. Les éléments de la grammaire stylistique de l’artiste – damier, spirale, etc. – se mettent progressivement en place. Preuve en est apportée avec les deux Composition (1936) et leurs entrelacs

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complexes, enchevêtrements jouant avec le plan et la perspective, mais aussi avec le bien nommé Les Lignes (1936), gigantesque mikado vibratoire, où des segments de toutes les teintes s’ordonnancent, semblant générer une architecture embryonnaire, hésitant entre des élans majestueux et une certaine timidité. La couleur est désormais présente. Explosive, le plus souvent, comme dans La Machine optique (1937) ou Le Héros (1939). Chef-d’œuvre absolu, La Partie d’échecs (1943) résonne comme un manifeste de l’art de Maria Helena Vieira da Silva : l’échiquier déborde, contamine tout l’espace, recouvrant les joueurs dans une géométrie aléatoire évoquant un kaléidoscope, où dominent noirs, blancs et bruns. Ressemblant à la surface de la mer, la toile ondule majestueusement dans de douces distorsions, qui n’en demeurent pas moins oppressantes. Moins cependant que d’autres compositions marquées par la guerre, à l’image de Naufrage (1944), qui ne laisse guère d’espoir. Rentrée de son exil brésilien en 1945, elle poursuit sa réflexion picturale sur l’espace : «  Je crois que la beauté, l’harmonie sont toujours plus fortes que le malheur, la violence, l’effroi, la vilenie. Une œuvre belle laisse entendre ou voir que son auteur sait toute la douleur, la

laideur, le drame qui font partie de la vie, mais sans les mettre en avant. Il cherche à exprimer les forces d’amour, même si son œuvre est lourde de toute la tragédie humaine. Je peins un spectacle qui se déroule en moi-même  », affirmaitelle. Les damiers sont dans tous leurs états –  Le Souterrain (1948)  –, tandis que les espaces se (dé)fragmentent à l’envi dans une fascinante Bibliothèque (1949) rappelant les prisons impossibles de Piranèse. Structures labyrinthiques, villes tentaculaires et autres architectures mentales séduisent l’œil, avant que tout se dissolve dans des œuvres où l’onirisme le dispute au métaphysique : dans La Basilique (1964-1967), le lacis des lignes et la superposition des plans est ainsi tout sauf étouffant. Ce tissage pictural minutieux emporte le regard vers un ailleurs, tout comme ses ultimes pièces pétries d’une grande sérénité, où irradie une lumière blanche, comme si le silence s’installait progressivement, rythmé par des structures géométriques de plus en plus diaphanes (Ariane, 1988) et nimbées de spiritualité (Vers la lumière, 1991).

… les collectionneurs

Si le Musée des Beaux-Arts de Dijon conserve un important corpus de pièces de Maria Helena Vieira da Silva

– 18 peintures, 17 œuvres sur papier et un objet peint, tous exposés ici –, c’est principalement grâce aux dons des collectionneurs parisiens Kathleen et Pierre Granville. Dans sa seconde partie, l’exposition explore alors le lien d’amitié existant entre l’artiste et le couple : «  Je n’ai jamais eu le souci de la collection. Mes choix ont été guidés par des réflexes amoureux  », expliquait celui qui signait sous le pseudonyme de Chantelou ses chroniques de ventes aux enchères dans Le Monde . C’est l’intimité d’une relation que cette section invite à arpenter, avec notamment une émouvante boîte aux lettres peinte (1954), offerte par l’artiste à son amie et signée “Bicho” (petit animal, en portugais), surnom affectueux donné par ses proches. Rajoutons que l’artiste a elle-même fait des dons au Musée, à l’image de l’iconique Urbi et orbi (196372), la plus grande toile qu’elle ait réalisée. L’œil parcourt ce paysage abstrait de trois mètres sur quatre : d’étendues indéterminées en espaces structurés, l’immersion dans un camaïeu sourd de gris et de blancs, piqueté de quelques zones colorées, a la semblance d’une plongée irréelle, nimbée d’enjeux métaphysiques.

Au Musée des Beaux-Arts de Dijon jusqu’au 3 avril beaux-arts.dijon.fr

> Avec 100 % compositrices (09/03), le Trio des Aulnes, composé de musiciens de l’ODB, rend hommage à Clara Schumann, Fanny Mendelssohn et Germaine Tailleferre dans un programme offrant une correspondance musicale avec l’exposition. orchestredijonbourgogne.fr

> Une Ville de papier (29/03), performance poétique, plastique et musicale de la Compagnie La Gaillarde.

Légendes

1. Intérieur rouge, 1951, Donation Pierre et Kathleen Granville, 1969 © musée des Beaux-Arts de Dijon/ François Jay © ADAGP, Paris 2022

2. La Partie d’échecs, 1943, Paris, Centre Pompidou –Musée national d'art moderne – Centre de création industrielle © Centre Pompidou, MNAM-CCI, Dist. RMN-Grand Palais © ADAGP, Paris 2022

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Le grand blanc

Le Musée Courbet part à la recherche du Sens profond du blanc , permettant de (re) découvrir l’art délicat de Jean Ricardon, qui en arpenta les mille et une nuances.

Si l’on recherche les origines de la fascination pour le blanc de Jean Ricardon (1924-2018), il importe de replonger dans l’enfance d’un fils d’entrepreneur en plâtrerie / peinture en bâtiment, qui rêva très tôt «  de marcher sur un sol blanc », sans doute envoûté par les paysages enneigés de son Jura natal. Une première section rassemble ainsi des œuvres de jeunesse – au nombre desquelles de saisissants autoportraits – voisinant avec des toiles de Bastien-Lepage ou Marquet, paysages noyés sous les flocons. Peu à peu, celui qui fut professeur aux Beaux-Arts de Besançon pendant 35 ans quitte les rivages de la couleur pour aborder ceux de la radicalité. Si Soulages fut l’apôtre du noir, il fut en quelque sorte son négatif. Sur les cimaises d’Ornans, l’outrenoir fait face au « blanc-matériau » dans un passionnant dialogue laissant le visiteur devant une énigme : pourquoi Jean Ricardon – il est vrai très investi dans l’enseignement – n’a-t-il pas eu la célébrité que son exigence mérite ? Face à des compositions comme Deux Visages. Comédiennes et clown (1977), Portrait de Germain Viatte (vers 1980) ou Signes (vers 2010), le visiteur demeure en effet ébahi. Percent en toute délicatesse les réminiscences de Mondrian et des Suprématistes, Malevitch en tête. Les couches de blanc se superposent recouvrant des dessins préparatoires, figuratifs, eux. Couche après couche, sur

ces strates ivoirines, des stries et autres reliefs rythment la surface avec grâce.

Au fil des œuvres exposées, le visiteur découvre la force de l’art de Jean Ricardon qui (re)prend place au sein d’une galaxie d’artistes où se trouvent François Morellet et Aurélie Nemours. Si une section entière documente son amitié avec le grand promoteur de l’abstraction Michel Seuphor, une autre montre son intérêt pour Courbet, dont il réalise un portrait à la figuration assumée en 2010 – mais n’est-il pas au fond un peintre figuratif ? – avant de proposer une variation autour sur Un Enterrement à Ornans, demeurée inachevée. Seul un panneau de cette longue frise, intitulé Zélie et Juliette, est terminé, montrant une parenté entre les deux hommes : la fascination pour les visages. Le par-

cours s’achève avec une section dédiée aux 47 verrières monoblocs de l’abbaye cistercienne Notre-Dame d’Acey, qu’il réalisa en collaboration avec le maître verrier Pierre-Alain Parot, dialoguant avec la communauté monastique : austère, le résultat jouant sur l’opacité et les transparences est éblouissant d’ascèse et de spiritualité, replaçant Jean Ricardon dans la cour des grands. L’émotion suscitée par son œuvre peut en effet être comparée à celle générée par les vitraux réalisés par Pierre Soulages (encore lui) pour l’Abbatiale Sainte-Foy de Conques.

Au Musée Courbet (Ornans) jusqu’au 26 mars musee-courbet.fr

56 POLY 255 Mars 23 EXPOSITION
Zélie et Juliette, vers 2010, collection privée (dépôt au musée des Beaux-Arts et d’Archéologie, Besançon) © Département du Doubs, photo de Lionel Georges

sélection galeries

Marianne Eigenheer

À Bâle, Marianne Eigenheer revisite le papier en projetant ombres et silhouettes sur 25 mètres de haut. Ses travaux sont à retrouver à la galerie Von Bartha (jusqu’au 25/03). vonbartha.com

Carmen Avec Carmen (jusqu’au 25/03), la galerie dijonnaise Interface présente un ensemble de sculptures réalisées par Séverine Hubard. interface-art.com

Yann Perrier

Au fond de la tanière

À Hurtigheim, Anne Bulliot et Marie-Amélie Germain matérialisent une forme de refuge dans L’Abri de nos rêves (04/03-07/05). Symbole de l’enfance nous poursuivant à l’âge adulte, la cabane se distingue dans les sculptures en céramique de la première, tandis que la seconde la fait naître sous ses coups de pinceau. Tantôt colorée et rassurante sous le ciel éclatant d’une toile de peinture, puis partiellement détruite, monochrome et en équilibre parfois précaire sur un socle, cette petite construction réunit deux approches différentes à la Galerie Nicole Buck, point de départ du dialogue artistique. galerienicolebuck.net

Kimono

À Metz, Vis-à-Vis expose Nouveaux souvenirs d’Olivier Christinat (jusqu’au 19/03). Adepte des clichés de foules jouant entre les flous superposés et la netteté prononcée des visages, l’artiste suisse explore l’espace public japonais. Travaillant sur cette série depuis 2010, il capture des instants de vie pris sur le vif, comme l’air curieux d’une jeune femme dans une supérette. galerie-visavis.com

Critique

Les animaux en papier mâché de The Way things seem (jusqu’au 01/04) dénoncent le système consumériste actuel. Hilde Kentane conduit une réflexion sur la relation entre l’homme et ce qui l’entoure, rappelant que les bêtes sont également dotées de sentiments. Chiens, cochons ou moutons revendiquent ainsi leur liberté dans la galerie bâloise Daeppen.

gallery-daeppen.com

Les sphères en verre de Yann Perrier magnifient le bois. Ce jeu d’optique interrogeant la nature est à découvrir à la Galerie Raugraff de Nancy (jusqu’au 31/03).

galerieraugraff.com

REorganized

Dessins abstraits et créations en acier sont au cœur de REorganized (jusqu’au 14/05). À la Städtische Galerie Neunkirchen, Georg Küttinger mêle ses photos à la transparence de plaques de résine. staedtische-galerie-neunkirchen.de

Our day will come

L’exposition (02/03-08/04) capture les tensions actuelles en Irlande du Nord. Le photojournaliste Stephen Dock les révèle au Château de Lunéville.

crideslumieres.org

Sonde

Les œuvres stupéfiantes de Laure André sont exposées à la galerie strasbourgeoise Bertrand Gillig (04/03-02/04). Sonde réunit notamment broderies sur hosties et gravures sur lentilles. bertrandgillig.fr

Special Offers

À Bâle, la Galerie Carzaniga révèle Special Offers (09-29/03), la dernière exposition à cette adresse avant le déménagement des locaux rue Unterer Heuberg, en mai. carzaniga.ch

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© Courtesy O. Christinat et Galerie Vis-à-Vis © Anne Bulliot

sélection expositions

Face à Face

À Luxembourg, le Saarlandmuseum expose quelque 70 œuvres mêlant expressionnisme allemand, surréalisme ou encore constructivisme. À Sarrebruck, 25 installations, vidéos et autres photographies des collections du Mudam viennent questionner le fonds permanent.

Jusqu’au 19/03 à la Moderne Galerie du Saarlandmuseum (Sarrebruck) et jusqu’au 02/04 au Mudam (Luxembourg) modernegalerie.org – mudam.com

Origami. Art et pratique

Rassemblant des pliages contemporains autour de pièces historiques, documents originaux, œuvres graphiques et objets de collection, l’exposition invite à explorer un univers singulier. Jusqu’au 23/04, Abbaye des Prémontrés (Pont-à-Mousson)

abbaye-premontres.com

The Bonimenteur

Grâce à une installation monumentale des designers GRAU, un ensemble de peintures et dessins de Bernhard Martin et une composition graphique interactive du collectif de graphistes Neue Gestaltung, un personnage prend forme…

Jusqu’au 30/04, Frac Champagne-Ardenne (Reims) frac-champagneardenne.org

Joan Miró, nouveaux horizons

L’artiste est connu pour ses univers oniriques surréalistes et colorés. C’est surtout suite à son emménagement dans un grand atelier à Palma en 1956, qu’il élargit son approche de la peinture d’une manière jusqu’alors inconnue. Il remet en question l’ensemble de sa création, retravaille ses premières œuvres ou reprend des pièces inachevées. Un moment d’autocritique et de recommencement, qui constitue le point de départ du parcours.

Jusqu’au 07/05, Zentrum Paul Klee (Berne) zpk.org

Art brut

Dans ce Dialogue singulier avec la Collection Würth, scénographié avec grande élégance, des œuvres de Max Ernst, Asger Jorn ou Georg Baselitz entrent en résonance avec plus de 130 autres d’art brut.

Jusqu’au 21/05, Musée Würth (Erstein) musee-wurth.fr

Sélection française : Partie II

Une présentation significative d’une scène artistique naissante dans l’Hexagone à partir des années 1970, avec des œuvres de Christian Boltanski, Annette Messager, François Morellet, François Perrodin, Claude Rutault, Victor Vasarely… Jusqu’au 11/06, Le Consortium (Dijon) leconsortium.fr

Pippa Garner, Adelhyd van Bender, Claire Pentecost

Trois artistes cohabitent dans des présentations individuelles avec des œuvres explorant des seuils, à la croisée entre invention et rejet de la société de consommation (P. Garner), à la rencontre entre corps et formule chimique (A. van Bender), à l’intersection entre terre et nation (C. Pentecost).

Jusqu’au 20/08, Frac Lorraine (Metz) fraclorraine.org

Bernard Buffet

À la découverte d’un Artiste existentialiste et populaire, dans un focus sur l’œuvre de jeunesse d’un peintre longtemps négligé, qui retrouve peu à peu sa place dans l’histoire de l’art. Jusqu’au 03/09, Kunstmuseum (Bâle) kunstmuseumbasel.ch

Images d’Italie

Quelque 90 clichés, réalisés de 1850 à 1880, montrent une Italie pleine de nostalgie : des gondoliers naviguant sur le Grand Canal, la tour de Pise, les antiquités de Rome…

Jusqu’au 03/09, Städel Museum (Francfort-sur-le-Main) staedelmuseum.de

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The Bonimenteur, FRAC Champagne-Ardenne, 2022 © photo Martin Argyroglo Fernand Léger, La Baigneuse au tronc d’arbre, 1930, Sarrebruck, Saarlandmuseum – Moderne Galerie © Bildarchiv Saarlandmuseum

Histoire de l’œil

Au dessus de Thann, une circumnavigation emporte le randonneur de points de vue imprenables en chapelle sylvestre, jusqu’à l’Engelbourg, ruine singulière surnommée l’œil de la sorcière.

60 POLY 255 Mars 23 PROMENADE
Par Hervé Lévy – Photos de Stéphane Louis pour Poly

La marche débute mollement sur les berges de la Thur d’où la vue sur le Rangen, grand cru le plus méridional d’Alsace, est charmante. Volcaniques. Abruptes. Les pentes, où poussent des vignes chantées par Montaigne et Fischart, sont extrêmement raides et produisent parmi les plus belles bouteilles de la région. Et de rêver aux charmes minéraux d’un riesling du Clos Saint-Urbain – qu’on aperçoit au loin – produit par le Domaine Zind-Humbrecht (voir page 66). Véritable coup de fouet extatique pour les papilles et la cervelle. Ce sera pour plus tard. En attendant, il faut grimper. Encore et toujours. Atteindre les vignes, puis monter sans répit.

mystique

Quelques pas dans les sous-bois permettent de laisser derrière soi les derniers vestiges d’une urbanisation anarchique, où alternent pavillons des années 1960 et maisons alsacianisantes. Arrivés à la Croix du Rangen, la vallée semble métamorphosée en décor de train électrique. Majestueuse, la collégiale Saint-Thiébaut domine la cité, rappelant les mots du romancier Henry Bordeaux (1870-1963) dans La Jolie fille de Thann : « La flèche ajourée se dresse en l’air si aigüe, si mince, si délicatement ouvragée qu’elle semble appeler les rayons du soleil pour les sertir dans la pierre comme des diamants » Il faudrait relire les ouvrages de cette star des lettres de la Belle Époque, désormais complètement oubliée, voire ostracisée, en raison, en grande partie, de ses positions maréchalistes. Mais il importe, on le sait, de dissocier l’œuvre de l’homme, afin que des livres comme Le Barrage (1927) puissent sortir des limbes. L’œil est attiré par un panache de fumée sortant de la plate-forme chimique en contrebas, fascinant entrelacs de tubulures, où voisinent Vynova (spécialisé dans les dérivés potassiques) et Tronox produisant du dioxyde de titane, pigment blanc utilisé dans peintures, céramiques, bonbons, cho-

colats – même si le colorant E171 est banni dans les aliments en France depuis 2020 – et autres crèmes solaires. Quittant ce monstre d’acier, le regard va de bas en haut se fixant sur la couronne d’épines du Christ en croix, dominant depuis 1900 le randonneur de ses neuf mètres. Cette réalisation des Fonderies et Ateliers Douge Frères de Besançon peinte en… blanc, invite chacun à dire trois Notre Père et autant d’Ave Maria pour son salut, ou tout du moins pour une indulgence de 200 jours. Sera-ce suffisant ? Les questionnements mystiques se poursuivent à la Waldkapelle (Chapelle de la forêt), charmant édifice de bois qui abrita des combattants pendant la Première Guerre mondiale et donna son nom à un maquis à la destinée tragique, lors de la suivante.

mythique

La marche se fait ensuite rapide entre les arbres marqués des couleurs de l’Alsace – rouge et blanc d’un côté, bleu Racing et blanc de l’autre, l’effet est saisissant – jusqu’à l’abri octogonal du Rehbrunnel. Pendant que grille une grappe d’accortes merguez, nous observons les Alpes qui poudroient dans le lointain, depuis un promontoire rocheux où s’accroche un arbre fabuleux. Surnommé le Chêne de Wotan, ce Quercus petraea semble droit sorti d’une épopée wagnérienne, où chevauchent une armada de walkyries. Ses immenses branches mortes jaillissant d’un tronc de plus de deux mètres de circonférence lui confèrent une silhouette déchiquetée où la noblesse le dispute à la douleur. Et il nous semble entendre le maître des dieux chanter : «  Hieher auf den Berg banne ich dich / in wehrlosen Schlaf schließe ich dich / der Mann dann fange die Maid / der am Wege sie findet und weckt  » (”Ici, sur ce roc, reste en exil / inerte et sans armes, dors ton sommeil / qu’un homme dompte la vierge, s’il la trouve sur son chemin”). Le vent emporte ces notes imaginaires dans le lointain. Tourbillonne. S’engouffre entre les feuillus.

POLY 255 Mars 23 61 PROMENADE

Nous porte presque jusqu’aux ruines majestueuses de l’Engelbourg, construit au XIII e siècle par les Comtes de Ferrette pour surveiller l’entrée de la vallée de la Thur. Il est dynamité par les troupes de Louis XIV alors qu’il a perdu tout intérêt stratégique, la frontière ayant été repoussée sur les rives du Rhin. Chargé de l’exécution de la besogne, Mathias Poncet de La Rivière missionne des mineurs de Giromagny pour faire sauter la puissante forteresse avec un beau nombre de tonneaux de poudre, en 1673 : le donjon est soufflé, mais un immense anneau de pierre, rondelle cyclopéenne, demeure, ironiquement posé de guingois sur les ruines de la tour cylindrique qui a basculé, brisée. Le voilà promptement surnommé l’œil de la sorcière par les habitants du coin. Si le site est (trop) bien entretenu, avec ses pelouses impeccables et ses murets consolidés, il vaut le détour dans son incongruité esthétique.

Paysage métaphysique, l’Engelbourg l’est assurément : le temps semble figé, les éléments architecturaux s’imbriquent étrangement… Même les êtres humains qui évoluent dans ces ruines sont réduits aux silhouettes caractéristiques peuplant les tableaux de Giorgio De Chirico, étant bien entendu qu’il y a bien plus d’énigmes dans l’ombre d’un homme qui marche au soleil que dans toutes les religions passées, présentes et futures. Paysage surréaliste, il l’est également, évoquant tout autant une toile de Magritte possiblement intitulée ”Ceci n’est pas un château” qu’un célèbre mot d’André Breton : «  L’œil existe à l’état sauvage.  » Reste que l’endroit est intriguant. Unique. Lorsqu’on redescend vers Thann, nous étreint le sentiment de quitter un univers singulier, hors du temps, pour rentrer dans le monde et son insondable banalité.

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PROMENADE

Autour de Thann

Durée 5h20

Distance 12 km

Dénivellé 560 m

L’abus l’alcool est dangereux pour la santé, à consommer avec modération

Une balade, deux bouteilles

Silhouette reconnaissable du vignoble alsacien, Olivier Carl (dont l’exploitation compte sept hectares en bio) fait des merveilles à Dambach-la-Ville. Jouant avec ses attributs pileux dans le graphisme des étiquettes, il propose Barbe à Bulles, tonique pétillant naturel issu d’un assemblage (30% de sylvaner, 40% de riesling et 30% de muscat) : voilà breuvage frais, fricotant joyeusement avec la glaçure de l’hiver dans des cascades de bulles acidulées ouvrant l’appétit. Plus surprenant est Barbe jaune, gewurztraminer oxydatif (élevé sous voile en fût de chêne, pendant quatre ans), exquis comme un “jaune” jurassien. On fait péter le Comté ! vinsbiocarl.com

Se perdre avec nous

Vous avez aimé cette randonnée ? Vous allez adorer l’ouvrage Balades pour se perdre, qui en contient vingt-cinq. On y retrouve les « deux polissons misanthropes » – comme les qualifia un confrère à la plume gracile –, le photographe Stéphane Louis et l’auteur de ces lignes. Nous vous invitons à redécouvrir les Vosges avec ces promenades explorant avec poésie l’histoire et l’âme d’un massif dont nous sommes amoureux. Mots choisis et images carrées, cette littéraire invitation au voyage entraîne le lecteur sur ses sentiers bien connus (comme le Mont Sainte-Odile), mais lui fait aussi découvrir des lieux secrets tels le Hilsenfirst. Voilà exaltante et indispensable lecture pour un hiver printanier !

Paru à La Nuée bleue / Magazine Poly (25 €) nueebleue.com

POLY 255 Mars 23 63
Thann DCroix du Rangen Waldkapelle Pastetenplatz Col du Grumbach Château Engelbourg Strasbourg 124 km Mulhouse 21 km
PROMENADE

Chef de la Fourchette des Ducs (deux Étoiles à Obernai), vous êtes aussi, depuis le 15 février 2022, directeur de projet au sein du cabinet et conseiller pour la gastronomie de Frédéric Bierry, président de la Collectivité européenne d’Alsace : en quoi consiste ce rôle ? Ma fonction s’apparente à celle de Guillaume Gomez auprès d’Emmanuel Macron. Elle est celle d’un ambassadeur de la gastronomie régionale, pour résumer… Dès mon arrivée, je me suis engagé dans le soutien à la filière alsacienne de foie gras, en pleine tourmente en raison de la grippe aviaire ; il a fallu se battre pour trouver des canetons. Nous avons aussi beaucoup travaillé pour accueillir la Cérémonie des Étoiles du Guide Michelin , mais ce n’est que la partie émergée de l’iceberg, car cette cérémonie doit faire sens dans le cadre d’une véritable Année de la gastronomie 2022 / 2023.

Quelles actions sont menées dans ce cadre ?

Le projet que nous avons monté est multiforme, impliquant tous les acteurs de l’écosystème qui tourne autour de la gastronomie – Union des Métiers et des Industries de l’Hôtellerie, Étoiles d’Alsace, etc. Il comporte notamment un volet d’action en direction des Ephad – puisqu’il n’est pas tolérable qu’on y mange mal – et un autre, pédagogique, dans les collèges.

Le Michelin, mais pas que…

L’Alsace a été choisie comme territoire hôte de la Cérémonie des Étoiles 2023, où le Michelin dévoile son palmarès. Rencontre avec Nicolas Stamm-Corby, ambassadeur de la gastronomie de la région.

De quoi se composent ces actions éducatives ?

Très vite, nous avons lancé une caravane gourmande sillonnant la région pour apprendre aux jeunes les fondamentaux d’un repas sain. Prévention alimentaire et éducation au goût sont les maîtres-mots de cette initiative. Avec Femmes de Foot, l’association de Sabryna Keller, nous allons également faire venir des joueurs qui soutiendront notre propos : montrer les bénéfices de la nutrition-santé est essentiel. J’espère, à terme, qu’une heure hebdomadaire de prévention alimentaire soit inscrite dans le programme des collèges. Le concours culinaire Décroche ton Étoile [finale le 14 juin, NDLR] implique également des cuisiniers en herbe venus d’établissements de tout le territoire, avec la complicité de la Fédération des Chefs d’Alsace.

En quoi la Cérémonie des Étoiles est-elle essentielle pour la région ?

Elle doit contribuer au rayonnement, dans le monde entier, du territoire et des acteurs qui y font vivre la gastronomie : producteurs, artisans, cuisiniers, métiers de la salle…

64 POLY 255 Mars 23 GASTRONOMIE
Au Palais de la Musique et des Congrès (Strasbourg) lundi 6 mars guide.michelin.com – alsace.eu Lévy – Photo d’Alexandre Schlub / CeA

La force d’un vin

Célèbre dans le monde entier pour son Clos Saint-Urbain, l’iconique domaine alsacien Zind-Humbrecht produit des vins d’une intense énergie. Visite à Turckheim.

M«on père était un visionnaire, qui pensait dès les années 1960 en termes de climats, de lieux-dits, de terroirs  », explique Olivier Humbrecht, qui a repris en 1989 un domaine fondé trente ans plus tôt. Si c’est son fils Pierre-Emile qui est aujourd’hui à la vigne et à la cave, il ne s’est pas pour autant rangé des voitures. Tout aussi en avance que son paternel, il avait embrassé la biodynamie il y a plus de vingt ans. Aujourd’hui, Zind-Humbrecht compte quelque «  43 hectares de terre à vignes, dont près de 39 en production – le reste est en jachère –, auxquels il faut ajouter presque 30 hectares de biodiversité (prés, forêts, étangs…) attenants au vignoble et essentiels à son existence. » Et la diversité est au rendez-vous avec plus de 100 parcelles dans six villages entre Hunawihr et Thann, dont l’encépagement est majoritairement blanc (35% de riesling), et c’est un euphémisme, puisque le pinot noir occupe… seulement 32 ares sur le Heimbourg, « mais cela ne veut pas dire que la part des rouges ne va pas croître dans l’avenir », explique Olivier.

De Grands Crus (six au total) en lieux-dits, la maison est surtout célèbre pour ses clos : l’austère Clos Häuserer, le Clos Jebsal où la pourriture noble s’épanouit, la “petite Sibérie” du Clos Windsbuhl, mais aussi, et surtout, le Clos Saint-Urbain,

cinq hectares et quelque sur les pentes escarpées du Grand Cru Rangen de Thann, produisant un des vins (rieslings, pinots gris, gewurztraminers) mythiques. Et ils sont peu nombreux en Alsace… Composé d’une roche volcanique sédimentaire formée à l’époque carbonifère, le sous-sol est singulier. Planté sur un dépôt de grauwackes le vignoble donne des breuvages aisément reconnaissables : «  Ce goût unique de pierre à fusil avec un caractère fumé et torréfié » est la marque des plus grands rieslings. Et Olivier Humbrecht de rajouter : «  En langage biodynamique, le Rangen est un terroir pourvu d’une énergie folle. Lorsqu’on lit entre les lignes les textes anciens, antérieurs au XIVe siècle, force est de constater que nos prédécesseurs ressentaient cette puissance nourricière. La connaissance des données géologiques du sol, celle des écrits historiques, mais aussi le ressenti intuitif de l’énergie propre d’un lieu ont permis à mon père de choisir des terroirs aptes à produire de grands vins. »

L’abus d’alcool est dangereux pour la santé, à consommer avec modération

66 POLY 255 Mars 23 UN DERNIER POUR LA ROUTE
Domaine Zind-Humbrecht 4 route de Colmar (Turckheim) zindhumbrecht.fr

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Articles inside

La force d’un vin

1min
page 66

Le Michelin, mais pas que…

0
pages 64-65

Autour de Thann

1min
pages 63-64

Histoire de l’œil

3min
pages 60-62

sélection expositions

1min
page 58

sélection galeries

1min
page 57

Le grand blanc

1min
page 56

Paysages métaphysiques

3min
pages 54-55

Et au milieu coule une rivière

2min
page 53

Le geste et la couleur

2min
page 52

Archiculture

2min
page 50

La place

3min
pages 48-49

sélection musique

1min
page 47

La Voce della luna

1min
page 46

Welcome in Vienna

1min
page 44

L’amour au révélateur

1min
pages 42-43

Le jazz dans tous ses éclats

1min
page 41

Cordes sensibles

1min
page 40

Positive Vibration

1min
page 39

Funaná is the new punk

2min
pages 38-39

Embedded

3min
pages 36-37

Les pouvoirs de la musique

3min
pages 34-35

Culottées

3min
pages 32-33

L’origine d’un monde

1min
page 31

Pull marine

2min
page 30

Quête de paysages intérieurs

2min
page 28

La Philosophie du tatami

1min
page 27

Peau de mots

2min
page 26

Au corps des ténèbres

2min
pages 24-25

Héroïnes assassines

1min
pages 22-23

Les Temps modernes

3min
pages 20-21

Viva María !

1min
page 18

Un genre à soi

3min
pages 16-17

(R)évolution

5min
pages 12, 14-15

There Is a Light That Never Goes Out

4min
pages 5, 7-8, 10

À corps perdu

0
page 3
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