Zut Strasbourg n°48

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Prendre son temps pour créer, pour construire son parcours d’artiste, pour que les expériences et les rencontres se sédimentent. Laisser reposer, reprendre l’ouvrage. Rencontre avec deux artistes en résidence à Strasbourg – l’occasion de se poser un peu – autour de leur rapport aux temps et au travail. La Cité—Rencontres

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Propos recueillis par Sylvia Dubost / Photos Klara Beck (Alexandre Tharaud) et Jésus s.Baptista (Étienne Rochefort)

Des temps pour l’art L’actu d’Alexandre Tharaud à Strasbourg — Lueur boréale, concert symphonique, les 2 et 3 décembre au Palais de la musique et des congrès + Dodo Taro, moment méditatif et poétique dans le noir après le concert du 3 décembre — Récital, le 12 décembre à la Cité de la musique et de la danse — Fantaisie, musique de chambre, le 27 mars à la Cité de la musique et de la danse — Récital avec Jean-Guihen Queyras (violoncelle), le 31 mai au Palais de la musique et des congrès

Alexandre Tharaud Pianiste

En résidence à l’Orchestre philharmonique de Strasbourg Star du piano, déjà 25 ans de carrière, des enregistrements multiples et des concerts dans le monde entier. Alexandre Tharaud est un artiste éclectique, aussi à l’aise en récital qu’en formation de musique de chambre, qui s’exprime sur son art dans des livres et s’aventure volontiers sur des chemins de traverse : le répertoire de Barbara, le spectacle équestre de Bartabas, le cinéma de Michael Haneke. Il est en résidence à l’OPS pour la saison 21-22. Le musicien et le temps Le temps, c’est sur quoi je travaille au quotidien, et c’est en même temps le plus grand challenge de ma vie. Un musicien triture le temps, le malaxe, le distend, le rétrécit. C’est celui qui vous fait perdre le rapport au temps, vous le public, dans un concert. On peut suspendre le temps, il y a peu de métiers qui peuvent se targuer de cela. En même temps, je fais un métier d’anticipateur. Des études montrent qu’on fait partie des métiers où le réflexe d’anticipation est le plus rapide. On joue de manière virtuose, on a l’habitude d’anticiper dans le milliardième de seconde. On joue une note et on est déjà dans la note d’après. Et en même temps, on prévoit le temps très longtemps à l’avance. J’ai des dates de concert prévues dans quatre ans. C’est très vertigineux. Donc le temps, c’est pas rien. C’est tout, même.

Le temps de l’apprentissage C’étaient les plus belles années de ma vie. Je me préparais à ma vie future mais sans aucune pression. Je n’avais pas le trac. Je n’avais qu’une envie, c’est d’être au centre de la scène, d’être applaudi. Je me sentais bien avec tous ces compositeurs, il n’y avait pas de jugement extérieur. Ma vie, je la fantasmais, maintenant je suis en plein dedans, et il y a plus de difficultés. Mais on sait déjà, quand on est jeune, et c’est la première des mauvaises surprises, qu’on n’aura pas assez de notre vie pour jouer le 100e de ce qu’on aurait envie de jouer. Il y a des œuvres que je n’approcherai jamais parce que je n’ai plus trop de temps. Par exemple, le 3e Concerto pour piano de Rachmaninov que j’ai voulu jouer toute ma vie. Maintenant je me dis que j’ai d’autres priorités. Les chefs d’œuvre sont tellement nombreux qu’on est obligé de faire des choix. C’est un énorme concerto, qui demande une grande préparation. Je peux me donner le temps de le faire, mais il y en a d’autres, et j’ai plus de 50 ans. La vie avance, je sais aussi que dans 20 ans je n’aurais pas la même technique, ça va baisser. Martha Argerich a une technique extraordinaire à 80 ans, et elle n’a pas d’équivalent. J’ai encore 20 ans pour jouer les œuvres virtuoses comme j’entends les jouer. Il y a un temps qui devient étroit, comme un entonnoir.


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