Ardennes Alpes
#212 / 2e trimestre 2022
Il est des situations où la survie dépend du choix que vous prenez. Évitez d’être trop raisonnable, vous n’en avez pas le temps. Faites ce que vous sentez juste au moment même. Quoiqu’il arrive ensuite, vous ne pourrez pas vous le reprocher ni en accuser les autres. TEXTE DE JEAN BOURGEOIS MIS EN IMAGE PAR AUDREY CAUCHIE
édito Au moment de boucler ce numéro d’Ardennes et Alpes, nous avons appris le décès de Georges Janty. Né en 1931, Georges a été très actif, aussi bien au niveau de la « section » Namur-Luxembourg, comme on disait à l’époque, qu’à l’échelle du Club Alpin dont il a assuré la présidence du Conseil d’administration pendant de nombreuses années. En retrait depuis plusieurs années, Georges a été un moteur à son époque et a permis de faire évoluer le Club Alpin. Pour ma part, sans doute comme beaucoup d’autres « namurois », je retiendrai de Georges les soirées à discuter avec lui et Monique dans le local de la section à Jambes (dans sa propre habitation), les stages du 15 août pour l’initiation à l’escalade et bien sûr la découverte de la haute montagne grâce aux stages à La Bérarde (Massif des Écrins) en compagnie de guides locaux. Nos pensées vont à sa famille et à ses proches. Après leurs aventures administratives relatées dans le dernier numéro d’Ardennes et Alpes, Sébastien Berthe et son équipe ont enfin atteint leur terrain de jeu et y ont accompli de belles performances. Ainsi, à 21 ans, Soline Kentzel devient la plus jeune grimpeuse à atteindre le sommet d’El Cap, en libre par la célèbre voie « Golden Gate ». Elle nous raconte cet exploit avec la complicité de Seb. Dans un tout autre contexte, une belle aventure dans le cadre d’Itinéraires AMO (Action en Milieu Ouvert, un service d’aide à la jeunesse situé à Bruxelles) : 8 jeunes, dont 3 sont porteurs d’un handicap mental et moteur léger, découvrent
Didier
March
al © 2 021
le froid et les grandes étendues de la Laponie suédoise. Autres lieux pour se ressourcer, les Pyrénées : une belle épopée, pleine de poésie. Au rayon des topos, deux articles consacrés à des environnements bien différents : l’un sur la grimpe urbaine à Marseille et l’autre à Freyr. Deux univers distincts, une passion commune ! Parmi les autres articles à découvrir, vous pourrez notamment lire les réflexions de Bernard Marnette sur la toponymie et la topographie, être passionnés par l’interview de Jordane et Frédéric sur l’ascension de tous les « 4 000 » des Alpes ou encore entrouvrir l’ouvrage « La Corse des premiers alpinistes 1852-1972 ». Bref, de quoi réfléchir et s’évader ! Je vous laisse découvrir tout cela, ainsi que d’autres articles passionnants ! Les mois d’été sont à nos portes : je vous souhaite de belles découvertes. Soyez prudents et n’oubliez pas d’en ramener des souvenirs en les proposant dans Ardennes et Alpes !
DIDIER MARCHAL Président du CAB
Retour de course, Parc national de la Vanoise (France) page 3
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Jordane Petit Liénard et Frédéric Bréhé ont entrepris en 2020 de faire l’ascension de tous les sommets de plus de 4000 m des Alpes sans prendre de remontées mécaniques. Ils en ont déjà 71 à leur actif sur les 82 listés par l’UIAA.
UN TOPO DE GRIMPE URBAINE PAGE 15
L’histoire commence il y a plus de treize ans quand pour la première fois on me parle d’un sport un peu atypique qui consisterait à sauter de toit en toit à travers la ville.
© 2022 rickillon Dimitri C
UN AUTRE ESPACE-TEMPS PAGE 25
Depuis ma tendre enfance, je suis un amoureux de Nature ! Je passe la plus grande partie de mon temps libre à l’extérieur, de la simple balade aux longues heures d’affût. La photographie de la nature est une passion qui m’anime davantage pour les instants magiques qu’elle m’offre à vivre que pour la photo en tant que telle.
GOLDEN GATE EN LIBRE
Sommaire 5
Hommage à Georges Janty
7
4mil82 ou l’ascension de tous les 4000 des Alpes
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Un topo de grimpe urbaine échafaudé à Marseille par un grimpeur belge
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Voyager en train pour se reconnecter à son environnement
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L’aventure de la rencontre, la nature comme cadre d’inclusion
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In Memoriam Jean De Lil 18/12/1959 – 23/03/2022
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Prendre la tangente, freiner la cadence
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Un autre espace-temps
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Golden gate en libre
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Lire : Mastermind La préparation mentale pour les grimpeurs et La Corse des premiers alpinistes 1852 – 1972
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Nouveau topo de Freyr – 2022
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Escalade à SY : la Cathédrale
42
Topographie, toponymie et identité… Quelques glanures
46
Trouve ta passion et vis-la à fond !
© Ann ée
PAGE 29
Seb Be rthe
Geoffrey Delh aye © 2021
Grégory Lién ard © 2019
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Avez-vous déjà réalisé votre rêve ? Moi oui, ce dimanche 17 avril, lorsque j’ai atteint le sommet d’El Capitan, 1000 m, à notre 9e jour sur le mur, en ayant enchaîné chacune des 34 longueurs de Golden Gate...
Hommage à Georges Janty Hommage de Marianne Coupatez Georges Janty est décédé le 9 mai. Je me rappelle de lui lors des stages à la Bérarde ou en revenant de Freÿr lorsque nous nous arrêtions au local de la section de Namur et en profitions pour parler un instant avec Monique, son épouse, à laquelle il était tellement dévoué. Cet homme formidable s’est investi pleinement pour l’alpinisme, l’escalade et le Club Alpin Belge, dont il a été longtemps membre du Conseil d’administration et président jusqu’en 2002. Il a fortement contribué à apporter à notre association des fondations solides sur lesquelles le CAB peut encore compter aujourd’hui : achat de l’immeuble de Namur, convention de longue durée pour l’accès aux rochers de Freÿr, premiers développements d’une équipe professionnelle pour aider les bénévoles du Conseil d’administration à faire face à tous les défis et à la complexité de la gestion d’une fédération sportive, conservation et développement d’une précieuse bibliothèque sur l’histoire du CAB et de nos sport, etc.
Nous lui serons toujours reconnaissants et espérons qu’il a pu rejoindre Monique.
MARIANNE COUPATEZ Responsable administrative
Hommage de André Hediger Ma première rencontre avec G. Janty s’est produite à Freÿr. Nous avions parlé incidemment du Mont Kenya dont j’avais réussi l’ascension, par la voie normale du Nélion et du Batian en 1974, avec un autre Belge, Charles Deblaes. G. Janty, lui aussi, avait pu admirer ces beaux sommets de + de 5 000 m. En 1978, je suis reparti pour le Congo jusqu’en 1991, année de l’expédition à l’Everest à laquelle j’ai pu participer, sans savoir que quelques mois plus tard, je serais engagé comme directeur administratif et proche collaborateur du président G. Janty. C’était une époque pleine de perspectives nouvelles et d’opportunités à saisir pour le CAB, aile francophone, qui avait déjà dû subir des réaménagements de la structure unique « CAB » afin de pouvoir bénéficier des avantages réservés aux fédérations sportives régionalisées. Un directeur sportif, Jacques Collaer, fut engagé dans la foulée. Nos locaux vétustes devenaient du coup trop étroits et il fut envisagé de se décentrer vers la Wallonie, profitant par la même occasion d’éventuels subsides réservés aux infrastructures. La maison de l’avenue Albert Ier fut vite transformée en immeuble fonctionnel pour nos diverses activités, grâce aux subsides et aux gros bras du
Image de gauche : Sauvetage de Jules Lambotte par Georges Janty page 5
personnel et des bénévoles de la section de Namur.
Et puis il y eut la récupération des rochers de Pontà-Lesse.
Et puis il y eut la transformation de l’ancienne buvette de Freÿr en local sportif.
Et puis il y eut ces interminables palabres pour convaincre ceux qui ne voulaient pas sauter dans le train en marche pour le bien du plus grand nombre.
Et puis il y eut le refuge de la Bérarde. Et puis il y eut l’aménagement du parking en face des rochers de Dave. Et puis il y eut l’achat des rochers des Grands Malades et tous les travaux annexes pour rendre le site agréable, fonctionnel, équipé de voies d’escalade et d’une via ferrata. Et puis il y eut le déminage de la dernière bombe : l’interdiction d’utiliser les rochers Natura 2000 sans permis d’environnement. Et puis il y eut cette étroite entente avec des botanistes : Mme Saintenoy et Guy Bungart pour l’exposition Crépin à Rochefort et l’entretien ou la restauration des ourlets de pelouses calcaires au-dessus des rochers. Et puis il y eut les contrats à très long terme pour les rochers de Freÿr.
Georges Janty était un homme calme, effacé et aussi précis que ses dessins, ses plans et son écriture, il apportait plus à la communauté du CAB qu’il ne recevait en gratitude. Ce fut une grande satisfaction de travailler avec lui et vice versa si je m’en réfère à une dédicace de sa part : « Pour André, en souvenir de notre collaboration efficace dans la conduite du CAB, avec une profonde amitié. Georges. » Il ne faudrait pas oublier, en plus des contraintes du CAB, l’inébranlable soutien qu’il accordait à Monique, son épouse, atteinte de sclérose en plaques.
Comme tout bon montagnard, Georges aimait sa vallée : il est né là-bas, a vécu là-bas, s’est marié là-bas et est mort là-bas.
ANDRÉ HEDIGER
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ou l’ascension de tous les 4000 des Alpes JORDANE PETIT LIÉNARD & FRÉDÉRIC BRÉHÉ Jordane PETIT LIÉNARD et Frédéric BRÉHÉ ont entrepris en 2020 de faire l’ascension de tous les sommets de plus de 4000m des Alpes sans prendre de remontées mécaniques. Ils en ont déjà 71 à leur actif sur les 82 listés par l’UIAA (l’Union Internationale des Associations d’Alpinisme) et prévoient de terminer leur challenge d’ici la fin de la saison prochaine. Si cette collection n’est pas une première, elle reste un défi et une belle occasion de parcourir les Alpes et neuf de ses massifs.
Jordane vient du monde de l’entreprise. Elle y a exercé des métiers de la communication et de la formation en management interculturel à Singapour où elle a passé dix ans. À son retour en Europe, elle s’installe avec sa famille à Bruxelles et va profiter de s’être rapprochée de son camp de base, Chamonix, pour entreprendre un rêve qui a mûri quelques mois plus tôt. Frédéric est guide de haute montagne dans la vallée de Chamonix et exerce depuis plus de vingt ans ce métier avec
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passion. S’il n’est pas en montagne avec un client, il ne s’en éloigne jamais beaucoup. Il a communiqué cet intérêt il y a quinze ans à Jordane en l’accueillant sur sa corde. Jordane et Frédéric comment vous est venue cette idée de gravir tous les 4000 des Alpes ? Jordane : Frédéric m’avait emmenée faire l’ascension de la Dent d’Hérens. Il était 6 h du matin lorsque nous avons atteint le sommet et nous étions dans le brouillard. J’ai cherché de quoi manger dans le fond de mon sac peut-être pour me consoler de cette arrivée au sommet décevante lorsque, soudain, le voile s’est levé sur le Cervin. Il y avait même son spectre qui se dessinait dans la brume persistante. Ce coup de théâtre m’a profondément émue. Je me voyais en train de sourire depuis des strates supérieures. Fred a commencé à énumérer tous les géants Suisse que l’on voyait autour de nous. Je n’en revenais pas. Je lui ai demandé combien il y en avait. Il m’a répondu 82. J’ai continué en essayant de savoir s’ils étaient tous faisables par des non professionnels. Il m’a répondu que oui… avec un peu d’entraînement. Après cela, je me souviens simplement avoir commencé à rêver. J’avais le temps
Jordane Petit Liénard sur la voie Kuffner en route vers le Mont Maudit page 7
sur le chemin du retour. Ceux qui ont déjà fait cette marche ne peuvent que s’en souvenir !
capable de réaliser l’ascension de tous les sommets de plus de 4000 m des Alpes ? »
Frédéric : L’idée ne m’est toujours pas venue. Je ne suis pas un challenger dans l’âme et en aucun cas collectionner les 4000 les uns après les autres aurait été une motivation suffisante pour me lancer dans cette quête.
Cette question venait après avoir atteint le sommet de la Dent d’Hérens et, au regard de l’aisance de ma seconde de cordée, il me semblait qu’un « non » aurait été une réponse un peu trop rude qui aurait pu étouffer une passion naissante pour l’alpinisme.
Le point de départ a été pour moi de répondre à une question de Jordane : « Penses-tu que je sois
J’ai donc comme à mon habitude laissé une porte entrouverte dans laquelle Jordane s’est engouffrée.
L’année dernière je me suis entraînée environ 800 heures contre les 250 heures annuelles avant de commencer ce projet. page 8
À présent, je suis un des deux moteurs de ce projet qui m’offre de grandes satisfactions en tant que professionnel et qui me permet de découvrir de nombreux sommets que je n’avais pas encore gravis. Pourquoi vouloir tous les gravir ? Est-ce que cela n’enlève pas une partie du plaisir que de vouloir les enchaîner ? Jordane : J’ai vu dans cette collection un moyen de passer le plus de temps possible en montagne. Je ne viens pas d’une famille où l’on pratiquait la montagne ni même la marche en plaine. J’ai
Sur la Dent Blanche Jordane et le Cervin en fond
Ardennes & Alpes — n°212
donné son nom à un hôtel et restaurant de luxe et à un refuge de haute montagne. Cet écosystème est stimulant pour moi.
découvert cet univers très tardivement. La première fois que j’ai été en haute-montagne, j’ai eu l’impression que l’on m’ouvrait les portes d’un monde caché des humains. J’étais presque en colère de ne pas avoir découvert cela plus tôt. J’ai vu dans cet univers le sublime à l’état pur et dans ce face à face, une nouvelle raison de vivre.
Ma préparation repose sur quatre axes. Le premier et celui que j’ai privilégié depuis le début, c’est l’endurance et le cardio que la forêt de Soignes m’aide à travailler en toute saison. Je vis à un kilomètre du premier sentier et j’y vais jusqu’à six fois par semaine. J’ajoute un peu de vélo, de l’escalade bien sûr et du renforcement musculaire pour pallier le manque de dénivelé. Mes programmes d’entraînement ont évolué et j’ai rapidement fait appel à un entraîneur spécialisé dans les sports de montagne, Lucas Mary de Skimo Sports, qui avait vécu en Belgique. Il a parfaitement compris mes contraintes.
C’était aussi un moyen évident de devenir meilleure montagnarde. Nous pouvions commencer par les plus faciles et garder les plus engagés pour la fin du projet lorsque j’aurais passé certains paliers en escalade, en ski, en cramponnage, en évolution sur arête et terrain de montagne.
Maintenant, j’ai fait aussi beaucoup d’entraînements avant et entre les ascensions avec Frédéric pour progresser techniquement. Nous avons fait des journées en cascade de glace, en falaise et beaucoup de dénivelés en ski de randonnée. Il est mon mentor et un instructeur hors pair qui n’est pas toujours dans l’anticipation et laisse son élève ressentir le terrain et apprendre de ses erreurs. L’année dernière je me suis entraînée environ 800 heures contre les 250 heures annuelles avant de commencer ce projet.
Frédéric : Ma passion pour l’alpinisme me fait souvent oublier les raisons pour lesquelles je me retrouve sur tel ou tel sommet. Une belle arête sur un 3000 m m’émeut tout autant que d’atteindre un sommet de 4000 m. Nous avons effectué davantage de sorties d’escalade, de ski de randonnée et d’alpinisme sur des sommets peu élevés, que des sorties uniquement dédiées à cette quête des 4000 m.
Jordane, quelles ont été les réactions de ton entourage à l’annonce du projet ? Et comment tes enfants vivent-ils ce projet ? J’ai eu beaucoup d’encouragements au moment de cette annonce que j’ai faite par une lettre envoyée
Cette collection est un fil rouge, un prétexte, pour découvrir et vivre la montagne sous toutes ses formes. À chaque fois le plaisir est intact, chaque sommet nourrit nos rêves de manière exponentielle, le dernier des 4000 de la liste n’échappera pas à la règle et le plaisir de son ascension ne souffrira d’aucune lassitude. Jordane, comment fais-tu pour te préparer à la haute-montagne en vivant à Bruxelles, à 80 m d’altitude toute l’année ? Cela fait souvent sourire lorsque je dis que j’habite Bruxelles. Mais il faut d’abord savoir qu’il y a une vraie culture montagne en Belgique. En salle d’escalade, je rencontre des passionnés à qui je n’ai pas du tout besoin d’expliquer ce que je fais là-haut et pourquoi. À Chamonix, le roi Albert Ier a
Jordane Petit Liénard sur la Grand-Place de Bruxelles, fin du confinement, la veille du départ pour Chamonix et le début des ascensions Juin 2019
Grégory Liénard © 2019
Frédéric Bréhé © 2018
Les enchaîner vous donne cette incroyable opportunité d’être acclimaté et entraîné pour les gravir. Vous êtes donc dans les meilleures conditions pour les apprécier et ne pas être dans la souffrance que je lis parfois sur les visages des alpinistes amateurs. Je dirais donc que les enchaîner ajoute au plaisir des ascensions.
assez largement à mon entourage. Cette formalisation était importante pour moi. Même si c’est toujours un peu risqué d’annoncer ce que l’on va faire et non ce que l’on a fait, il m’est apparu essentiel de partager cette aventure. Je raconte maintenant une histoire à qui veut la lire sur les réseaux sociaux, par des lettres et bientôt dans un livre. Bien sûr, il y a toujours des personnes qui ne comprennent pas ce qu’une mère de trois enfants va faire dans un projet comme celui-ci où le danger est palpable même depuis le monde d’en-bas. Mais cette question peut aussi se poser aux pères de famille même si leur passé de guerriers et de chasseurs les rend peut-être plus légitimes dans cette confrontation au danger et à la mort. Il est important aujourd’hui de montrer que les femmes ont aussi leur place au sommet des montagnes et à la tête d’entreprises ou en politique. Et je dois dire que j’entends rarement des propos misogynes en montagne ou alors sur un ton très humoristique et jamais déplacé.
La montagne attendrit les cœurs et endurcit les muscles là où le monde d’en-bas ramollit les corps et endurcit les cœurs. Et pour être complète, le fait que Frédéric ait des enfants et que les miens m’attendent à la maison sont des moteurs essentiels dans nos prises de décision. Il nous faut parfois renoncer pour nous et pour eux. Quant à mes enfants, je dois dire que ce sont ceux qui m’encouragent le plus. Ils sont toujours là lorsque j’ai des coups de moins bien et me poussent dehors lorsque j’ai du mal à les laisser pour plusieurs jours. Ils pratiquent eux-mêmes le ski, l’escalade et ont eu quelques expériences avec la haute-montagne ce qui les rend avertis et leur permet de se rendre compte de ce que cela implique pour moi. Je n’en serais pas au 71e sommet si je n’avais pas senti leur soutien plein et entier. J’ai beaucoup de chance.
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Quels sont vos plus beaux souvenirs à ce jour ? Jordane : J’ai un souvenir grandiose et ému de la traversée Rochefort-Jorasses que nous avons faite en août 2021. C’est la plus belle course d’arête que j’ai vue jusqu’à présent. J’y repense très souvent comme une carte postale que l’on aurait imprimée au-dessus de toutes mes « cartes mémoire ». Comme je le dis souvent, le seul problème de cette course, c’est qu’elle fait de l’ombre aux autres. Et puis, c’est une course qui nécessite de dormir sur l’arête avec le ciel comme toile de tente et les étoiles comme ampoules. On ne se remet jamais complètement de ces moments d’exception. Ils vous transforment en profondeur et vous accompagnent pour la vie. Je m’en voudrais de ne pas citer notre passage éclair au Cervin, montagne longtemps convoitée, les Aiguilles du Diable et leur granit d’exception, le Mont Maudit par la voie Kuffner avec un des plus beaux levers de soleil, la Nadelgrat-Lenzspitze un jour d’énergie inépuisable, la journée de marche la plus longue sur glacier en passant par le Mönch, la descente des Droites sans ligne de rappels et puis j’espère beaucoup à venir. Il ne nous reste que des sommets exigeants. Et je sais que le dépassement de soi contribue à faire rentrer des moments de vie dans l’exceptionnel et le mémorable. Frédéric : Mes plus beaux souvenirs doivent évoquer mes plus belles émotions. Ils ne sont pas en lien avec le « Grandiose », mais plutôt un regard introspectif, en rapport avec des « instants » qui ont vu surgir en moi des évidences. Je revois la Barre des Écrins, sans doute parce que j’ai développé une relation affective avec ce massif. Ces paysages de la Bernina qui combattant un imaginaire déjà bien ancré, m’ont plongé dans un univers oscillant entre le rêve et la réalité. Un souvenir suave, aérien, langoureux, fantasmé. L’aiguille de Bionnassay qui, au cœur du mauvais temps de juillet, nous a laissés passer. La Nadelgrat car tout semblait facile, nous avons volé de sommets en sommets. La chaleur du refuge du Mönch après le mauvais temps sur la Jungfrau…
Frédéric Bréhé descente de la Point Gnifetti Massif du Mont Rose
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Jordane, quelle est la question que l’on te pose le plus souvent ? Loin devant toutes les autres questions : c’est le pourquoi qui revient le plus souvent. Et si je devais répondre à cette question cinq fois de suite comme l’a éprouvé Sakichi Toyoda pour en trouver la raison profonde, je dirais que c’est en fait une quête intérieure. Je sais que les longs chemins permettent des découvertes sur soi et sur le monde. La montagne attendrit les cœurs et endurcit les muscles là où le monde d’en-bas ramollit les corps et endurcit les cœurs. De façon étrange, la montagne me rend plus forte pour affronter non pas le sommet suivant mais le monde d’en-bas que je trouve plus dur qu’en altitude. Le contrat social auquel nous devons coûte que coûte adhérer n’est plus très clair pour moi et je ne suis pas d’accord avec tous ses contours. Alors je ressens le besoin de m’en échapper parfois. Il m’est toujours plus difficile de descendre que de monter au sens propre comme au figuré.
Jordane Petit Liénard © 2020
Plus récemment et surtout depuis que nous avons passé la barre des 70 sommets gravis, se pose la question de l’après. Or, si c’est une question qui me taraude désormais en me faisant presque peur, je n’arrive pas à y répondre. Je suis à ce stade entièrement tendue vers les sommets à venir qui sont le « crux » du projet et non des miettes à avaler pour rendre la table plus propre. Je vis tous les jours avec une forme de tension et l’envie féroce
d’aller jusqu’au bout. Le plus difficile reste à venir même si la première partie du parcours s’est bien passée. Il m’est arrivé depuis peu d’avoir demandé des encouragements à mon entourage qui semblait plutôt disposé à m’accorder la ligne d’arrivée sans être arrivée au bout. Mais mon principal défaut et ma plus grande force est le manque de confiance en moi qui me fait souvent douter de ma capacité à atteindre mon but mais me donne une énergie étonnante à l’entraînement pour me donner des marges de sécurité en montagne. Donc qu’on se le dise, 4mil82 n’en est qu’à 4mil71. Je vous donne rendez-vous dans quelques mois j’espère, une fois le but atteint. Avant de commencer ce projet, quels étaient les points de vigilance ou de stress que tu avais listés ? Jordane : J’avais listé une difficulté et un écueil possibles. Je suis une frileuse maladive ce qui m’a valu le joli surnom de « sang de navet » par mon père qui avait été élevé dans une vieille maison aux murs épais avec un chauffage rudimentaire qui n’atteignait pas les chambres. Enfant, il circulait en short et sandales 365 jours par an avec pour seul manteau une blouse d’écolier. Petite, je ne m’endormais pas sans une couette et deux couvertures. Après dix ans passés dans un climat équatorial sans avoir enfilé ni pull ni paire de chaussures fermées, j’avais de quoi me faire du souci. Heureusement, j’ai trouvé chez Millet,
Les 4000 des Alpes : La liste des 4000 des Alpes a été établie par l’Union Internationale des Associations d’Alpinisme (UIAA) selon des critères physiques, topographiques et géographiques des sommets. Certains gendarmes, monolithes, antécimes ont été écartés pour publier en 1994 la liste des 82 sommets qui fait maintenant référence. Si les Alpes s’étendent sur 8 pays, seules la France, l’Italie et la Suisse comptent des 4000. La majorité d’entre eux se trouvent en Suisse et les plus difficiles sont concentrés dans le Massif du Mont-Blanc. Le plus haut 4000 des Alpes est le MontBlanc (4810m) suivi du Mont-Blanc de Courmayeur (4748m) et de la pointe Dufour (4634m). Le plus bas est le sommet des Droites dans le Massif du Mont-Blanc qui est souvent délaissé au profit de l’élégante Aiguille Verte, sa voisine dans le bassin de Talèfre. Les 9 massifs contenant des 4000 : le massif des Écrins, le massif du Grand Paradis, le massif du Mont-Blanc, le Massif du Grand Combin, les Alpes du Weisshorn et du Cervin, le massif du Mont Rose, les Alpes de Mischabel et des Weissmies, les Alpes Bernoises et le massif de la Bernina, le plus occidental des Alpes. Les sommets les plus difficiles pourraient être la Pointe Baretti et le Mont Brouillard par l’arête du Brouillard dans le massif du Mont-Blanc avec 3300 m de dénivelé et un niveau de difficulté soutenu dans la course.
notre sponsor, un allié solide. Ils nous ont équipés des pieds à la tête et j’ai appris que l’équipement pouvait faire beaucoup dans la réussite d’un projet de montagne. J’ai pris aussi l’habitude de moins me couvrir en hiver, de ne pas mettre de gants sur mon vélo, de faire de la natation dans une piscine extérieure en hiver, de prendre des douches froides après le sport… La résistance au froid est aussi question d’entraînement. J’avais une crainte forte qui était de me lasser au bout de quelques dizaines de sommets. L’émotion qui avait impulsé ce projet au sommet d’un 4000 se renouvellerait-elle éternellement ? Et bien j’ai été fixée très vite sur cette crainte. Nous avons commencé nos ascensions après le premier confipage 12
nement qui nous a paru très long. Le 16 juin, je prenais la route et le 17 nous étions partis pour plusieurs semaines d’ascension. En cinq semaines et demie nous avons enchaîné 49 sommets. Ce que j’ai découvert, c’est un sentiment de liberté extraordinaire qui était lié au confort que me donnait mon corps entraîné et cette joie profonde de passer un temps prolongé là-haut. Il nous est arrivé parfois de redescendre assez tôt d’une traversée et de repartir pour un autre sommet dans la foulée. Nous avons par exemple, au bout de la Nadelgrat, enchaîné avec le Lenzspitze en aller-retour. Donc au lieu de trouver de la lassitude, j’ai plutôt rencontré l’envie de faire plus et de voir plus loin encore. Frédéric : Depuis le début du projet je suis vigilant à ce que je sois suffisamment en forme pour pouvoir aborder la course projetée avec une bonne marge de sécurité. J’essaye de trouver un compromis entre disponibilité de chacun, météo, conditions de la montagne afin d’optimiser nos chances de succès. Ayant volontairement eu une démarche graduelle en matière de difficulté, chaque course me renseignait sur la capacité de notre cordée à aborder la suivante. Le stress pour moi est de maintenir un niveau de sécurité acceptable pour notre projet. Nous sommes tous les deux chefs de famille et le risque d’avoir un accident grave n’est absolument pas négligeable lorsque vous passez autant de temps dans cet environnement. De ma position de guide et de premier de cordée, j’ai en charge la sécurité de chacun. Ce stress est un outil afin de ne pas tomber dans la routine, il m’oblige à un niveau d’exigence concernant toutes mes décisions, l’erreur peut être fatale. Jordane, qu’est-ce que cela a déjà changé dans ta vie intérieure ? Les proportions en montagne ne sont pas humaines. Il est toujours difficile d’évaluer les distances, notre cerveau met d’ailleurs du temps à s’habituer aux à-pics et à ne plus nous envoyer ses doses « d’alerte danger » comme les palpitations du cœur, les mains moites, les sueurs froides. Je pense que ces distorsions réveillent nos yeux et nous remettent à notre place dans l’ordre de l’uni-
Frédéric Bréhé sur une corniche sur l'arête Sud du Täschhorn
Ardennes & Alpes — n°212
vers. Nous ne sommes rien à l’échelle du monde mais nous l’ordonnons en bien mauvais régisseur. Passer du temps là-haut vous remet sur la bonne route et vous donne envie de ré-ordonner votre vie. Vous vous rendez compte que vous n’êtes qu’un invité de passage et que votre devoir est d’être un hôte respectueux des lieux pour les suivants. Le sublime vous appelle à devenir acteur du changement. J’espère dans les prochaines années trouver des moyens de rendre ces découvertes utiles au bien commun. Vous partez presque à chaque fois depuis la vallée sans prendre de remontées mécaniques. Est-ce que c’est pour des raisons écologiques ? Et bien non. Ce n’est pas un acte de militante écologique. Je ne cherche pas non plus à enregistrer le plus grand nombre d’ampoules sur la collection des 82.
Jordane Petit Liénard © 2020
Monter à plus de 4000 m d’altitude n’est pas anodin et notre corps nous rappelle rapidement qu’il a besoin de temps pour s’habituer à cette raréfaction de l’oxygène. Il nous met tous d’accord sur ce point. Cela a même été prouvé scientifiquement.
Mon ressenti est qu’il n’y a pas que notre corps qui a besoin de plus de mitochondries pour s’adapter, nos yeux ont besoin de temps pour voir loin et mieux à ces altitudes. C’est un peu comme lorsque vous passez d’une pièce sombre à votre jardin éclairé par le soleil de midi. En haute-montagne, si vous ne voulez pas plisser les yeux en sortant de la cabine et avoir des palpitations, le souffle court, il vous faut commencer depuis le bas. Vous pourrez regarder le défilé des différentes atmosphères. De la vallée aux pâturages, des pâturages à la forêt d’épineux, de la forêt au monde plus minéral de la haute-montagne. Lorsque vous arrivez au refuge, vous savez où vous êtes. Vous êtes prêt pour le sommet et n’êtes pas dans la lutte urgente de l’acclimatation. Pas besoin d’aspirine ou autres pilules miracle. Vous êtes prêts à accueillir ce que la montagne a à vous donner. Certains me donnent l’argument du temps. Mais allez-vous au cinéma si vous ne pouvez arriver qu’à la moitié du film ? Est-ce que vous ne vous mouillez pas la nuque avant de rentrer dans la mer ? Même les sprinteurs s’échauffent avant de prendre le départ d’un cent mètres.
Jordane Petit Liénard © 2020
Frédéric Bréhé et Jordane Petit Liénard Au sommet de la Nordend 4609 m Partir du bas, c’est ajouter une lourde charge d’effort. Quel est votre rapport à la douleur ou la fatigue ? Jordane : La souffrance, une vieille copine de chambre ! C’est souvent dans mon lit que je fais le bilan des bobos. Mais dans l’effort, mon cerveau a appris qu’elle était souvent passagère, liée à une mauvaise posture, un muscle qui fatigue. Il faut parfois faire le dos rond et avoir confiance dans les heures d’entraînement qui ont précédé. Ce sont elles qui nous donnent un second souffle et nous font redémarrer. Mais pour être honnête, je souffre plus à l’entraînement qu’en montagne. Frédéric : La douleur et la fatigue, bien que réelles, demeurent subjectives. Le plaisir de la réalisation permet souvent de les accepter et de poursuivre en les oubliant. Avez-vous des rituels avant de partir faire une course ? Il y a d’abord l’échange autour du café. Fred prend toujours la décision finale du choix du sommet et du « go / no go » mais nous en parlons parfois longuement autour de cartes, de topos et de bulletins météo. Nous avons aussi les discussions « matériel » qui sont des casse-têtes. Fred est minimaliste dans sa pratique de la montagne et dans sa vie de tous les jours. Il m’a appris à m’alléger considérablement… à part peut-être
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sur le nombre de carrés de chocolat que j’emmène inlassablement là-haut. Et là-dessus, il est beaucoup moins contrariant. Une fois partis, nous avons un mantra qui consiste à lister à haute voix le contenu de notre sac. Nos voix se relaient comme une partition bien rodée. Cela nous a permis à plusieurs reprises de faire demi-tour avant que cela ne soit problématique. Mais nous n’avons pas de grigris, de « célébration » au sommet (selon la formule consacrée) ou de hakka pour impressionner les cordées voisines. Mais si nous ne parlons pas de rituels particuliers, nous avons en revanche une répartition très claire des tâches et je pense que c’est important que cela fonctionne ainsi. En résumé Jordane, tu te vois comment ? En guerrière des cimes, en porte-drapeau des femmes en montagne, en super maman, en pèlerine des sommets ?
Il ne faut pas oublier que je reste la seconde dans ce projet. Je ne suis pas en solo et je donne volontiers toute la réussite du projet à Frédéric. Alors, guerrière, certainement pas, porte-drapeau des femmes en montagne, n’exagérons pas, super maman, avec plaisir et pèlerine des sommets, oui absolument.
JORDANE PETIT LIÉNARD & FRÉDÉRIC BRÉHÉ
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échafaudé à Marseille par un grimpeur belge GUILLAUME VANDE GHINSTE L’histoire commence il y a plus de treize ans quand pour la première fois on me parle d’un sport un peu atypique qui consisterait à sauter de toit en toit à travers la ville.
Je vis à cette époque dans le Hainaut, à Brainele-Comte, où les sauts entre les toits ne courent pas les rues. Je me renseigne donc un peu plus, un peu mieux, et découvre alors que ce fameux sport, le parkour, ce n’est pas juste sauter entre les toits, jouer au Yamakasi. Non. Le parkour c’est une discipline absolument incroyable aux potentialités infinies. Je me plonge donc à tête perdue dans cette pratique.
L’art du déplacement, comme l’appelle son initiateur David Belle, naît dans les années 1980 dans les banlieues parisiennes. Cette méthode d’entraînement issue de l’hébertisme consiste à se déplacer en milieu urbain (surtout) d’un point A à un point B le plus efficacement possible. Pour parler plus clairement, tout ce qui se présentait devant nous, un banc, un mur, une barrière, une rampe d’escalier, on les grimpait, les franchissait, les sautait, on les transformait en un terrain de jeu à ciel ouvert avec une diversité de mouvements et de déplacements inépuisable. Cette passion m’a dévoré pendant de longues années. Passer mes journées à pratiquer ce sport dans la ville m’a gratifié d’une vision toute particulière de cette dernière.
Quand une cage d'escalier devient un dévers à bonnes prises page 15
Fraîchement débarqué à Marseille, je grimpe pour la première fois en falaise. Au grand air. Le plaisir, certes véritable mais incomplet, de l’escalade en intérieur se voit comblé par la découverte de cette nouvelle manière d’avancer verticalement. Je tombe alors pleinement dans le monde féérique de la grimpe. Les Calanques comme terrain privilégié et tout le sud-est de la France pour des rêveries infinies. Cependant, le lien qui me rattache à la ville est indéfectible… La suite est simple, claire, limpide. Je m’initie à la grimpe urbaine.
Giovanni Brajato © 2021
La grimpe urbaine se pratique de plusieurs façons.
Kita en plein effort dans la « Ramp'hard » - 6c+ à la Major
J’ai appris à aimer ces coins de rue jamais empruntés où seule la vision d’un traceur (pratiquant du parkour) peut trouver du charme. J’ai appris à communiquer avec des inconnus intrigués par notre activité ; appris aussi à me concentrer, à effacer le brouhaha ambiant pour ne pas tomber au moment d’un saut engagé ; appris à percevoir la ville sous un autre prisme, à l’aimer et à vouloir la défendre ; appris donc à m’intéresser aux enjeux qui l’animent et compris à quel point l’espace qu’elle occupe, l’espace public, figure l’importance capitale dans les liens qui nous rassemblent en tant que citadins. Au cours de ces années, j’ai découvert la grimpe grâce à ma sœur aînée, avant tout dans l’optique d’affiner mon entrainement « parkour ». J’ai donc enfilé des chaussons d’escalade pour de temps à autre grimper en salle. New rock une soirée, Itinéraires AMO une autre, découverte de la salle intimiste de Terre Neuve ou celle, chaleureuse, de Doische. Mais c’est quelques années plus tard que le coup de foudre intervient. page 16
La plus connue, sans doute grâce à sa dimension impressionnante et sa diffusion médiatique, est la grimpe de buildings. On a toutes et tous en tête les ascensions d’Alain Robert qui est et reste la figure emblématique de la discipline. Mais il n’en est pas le père fondateur. À la base, un jeune alpiniste anglais, Geoffrey Young, rédige pour la première fois en 1899 un topo guide de grimpe des bâtiments de l’université de Cambridge. Il cherche en cela à se moquer des alpinistes de l’époque qui se prennent trop au sérieux selon lui. Il s’agit là de la première « trace » officielle de grimpe urbaine. À la suite de ces quelques ascensions, d’autres suivront le mouvement. Parmi eux, Harry Gardiner, grimpeur urbain états-unien, qui gravira plus de 700 bâtiments aux États-Unis et en Europe. La façon dont il escalade et dont sont médiatisés ses exploits se rapproche fort de ce qu’on connaît actuellement. On peut donc légitimement le considérer comme le précurseur de la grimpe de gratte-ciel telle qu’on la conçoit de nos jours. Dans les années 80, un jeune grimpeur français, Alain Robert, fait parler de lui grâce à ses enchaînements de voies dures dans le sud de la France. Il est proche du top niveau sans être le meilleur, mais il réalise de nombreuses voies à leur niveau max en free solo intégral. Ce qui fait toute la différence. Parmi elles, « La nuit du lézard » un 8a+ majeur de Buoux, la falaise à la mode à l’époque ou encore « compilation » un 8b dans les gorges d’Omblèze. Par la suite, encouragé dans sa carrière par des sponsors, il se met à la grimpe de buildings. Visitant Chicago d’abord, trouvant l’inspiration sur les bâtiments de la Défense à Paris, ensuite, où il réalisera de nombreuses ascensions périlleuses. Des dizaines de gratte-ciel ont donc vu passer « le spiderman » français (on repassera pour l’originalité du surnom…) et ce dans les plus grandes métropoles mondiales.
Copenhague, Londres ou encore Marseille ont finalement été les premiers lieux de pratique du bloc urbain.
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et de se la réapproprier par le sport. Mais rapidement l’idée d’un projet plus grand et qui pourrait ancrer à long terme la grimpe urbaine dans la cité Phocéenne germe dans mon esprit. J’entreprends alors d’écrire un livre topographique reprenant l’ensemble des blocs repérés dans les huit premiers arrondissements (arrondissements centraux de la ville). J’aurais pu réaliser une carte interactive reprenant simplement les différents lieux de pratique. Mais pour plusieurs raisons, je voulais sortir ce livre sous un format papier.
Suivent un paquet d’années sans que personne ou presque ne lui emboîte le pas. Mais depuis maintenant 2 ou 3 ans une dizaine de grimpeurs, principalement européens et français particulièrement, apprivoisent à leur tour les plus hauts sommets urbains. La figure de proue de cette nouvelle génération s’appelle LéoUrban. Vous pourrez retrouver une interview retraçant son parcours dans mon livre. Mais j’y reviens plus tard.
La première était de suivre la longue et belle tradition du topo de grimpe, ouvrage magique qui fait voyager dès son ouverture. Comme le dit Alexis Loireau dans son essai La grâce de l’escalade : « Puisqu’ils contiennent presque toujours des images ou des textes évocateurs, les topos constituent des invitations au voyage. Comme le randonneur qui se voit déjà marcher dans la nature, quand il se penche sur une carte à grande échelle, le grimpeur s’imagine en action dès qu’il se plonge dans son topo ».
Le bloc urbain ou urbanbouldering ou encore buildering se pratique depuis longtemps à l’instar des blocs de la forêt de Fontainebleau que les alpinistes parisiens utilisaient comme terrain d’entraînement. De nombreux autres utilisaient des murs de leur ville pour exécuter des traversées dans l’objectif prévisionnel d’ascensions montagneuses. Copenhague, Londres ou encore Marseille ont finalement été les premiers lieux de pratique du bloc urbain. Mais il faut attendre le début des années 2000 et se téléporter à Montréal pour voir les premiers grimpeurs se saisir différemment de la discipline. Le « crew des oiseaux » va pour la première fois chercher des lignes esthétiques et dures s’inspirant du bloc en milieu naturel. Ils partagent leurs trouvailles via des vidéos qu’ils postent sur internet (Dist-Urban Behavior sur Dailymotion pour les plus curieuses/curieux d’entre vous). Cela va permettre d’ouvrir le champ des possibles et en inspirer d’autres dans les villes des quatre coins du monde. À Genève notamment, mais aussi San Francisco et surtout Londres, une des villes qui jusqu’à présent détient le plus de blocs urbains.
Giovanni Brajato © 2021
La seconde manière de grimper dans la ville m’intéresse bien plus.
À Marseille, une vraie communauté s’est créée au cours de ces quatre dernières années. À la base, une volonté de faire découvrir la ville autrement
Esther grimpe dans le panier page 17
auquel je n’aurais même pas osé rêver (vision totalement objective bien entendu).
Geoffrey Delhaye © 2021
Mais ce livre est avant tout un topo. Le travail de recherche de blocs, leur cotation, leur nom, leur déchiffrage, leur brossage,… fut de loin la partie la plus excitante de cette belle aventure. La joie de découvrir une ligne splendide n’a d’égale que le sentiment de se rendre compte qu’elle peut être grimpée. Nous avons alors ouvert plus de 300 blocs. La volonté première était de créer la plus grande diversité possible.
« Grimpe urbaine à Marseille – Topo de bloc urbain » aux Éditions du Chemin des Crêtes. Disponible depuis le 21 avril 2022
La deuxième était la volonté d’offrir plus qu’une simple « map ». Je voulais que, par ce livre, les intéressées et intéressés puissent avoir une vraie vision de ce qu’est la grimpe urbaine, puissent pratiquer en toute quiétude et avoir entre leurs mains un bel objet agréable à consulter. Je l’ai donc agrémenté d’un historique le plus complet possible. J’y ai aussi intégré un guide pratique qui permet à tout le monde de savoir ce qu’on peut ou ne pas faire, les risques, les manières d’interagir avec les gens qui interrogent, les matériaux que l’on est amené à grimper,etc. J’ai rencontré des personnalités influentes de la discipline telles que Léo Urban ou Antoine Le Menestrel pour qu’ils donnent eux aussi leur vision et plein d’autres choses encore. La troisième était de pouvoir faire de ce projet un projet commun et rempli d’énergies variées. Pour cela, de nombreuses amies et amis m’ont simplifié la tâche. Chacune et chacun m’ont offert leurs compétences et leur art pour créer un ensemble page 18
Dans la physionomie tout d’abord. Nous avons trouvé des blocs en dalle, en dévers, du vertical. Des départs debout, assis, dynamiques. Des blocs hauts et très engagés, des blocs très techniques ne dépassant pas le mètre. Des blocs atypiques, des traversées d’entraînement,etc. Dans la difficulté et l’accessibilité aussi. Le débutant peut s’essayer sur des blocs à partir du 3 et les experts se casser les dents dans du 8. Tout cela forme finalement un ensemble qui, je pense et j’espère, ouvre à une vision neuve sur la ville pour les pratiquantes et pratiquants de ce sport fabuleux qu’est la grimpe. Cela offre à la fois une alternative gratuite aux salles d’escalade qui (surtout en France selon moi) s’aseptisent de plus en plus avec des franchises dont le but principal se situe plutôt du côté du chiffre d’affaire que de la grimpe ; des perspectives nouvelles de rencontres, d’entraînement, de challenge à la sortie de chez soi. Mais cela permet aussi de visiter une ville que l’on ne connaît pas via la grimpe, de se rapprocher un peu plus de son histoire architecturale et que sais-je encore ?
L’avenir de la grimpe urbaine est terriblement excitant ! Par ce topo, l’un des premiers de ce type, je pose une petite pierre qui peut-être aura un écho que j’espère puissant. Imaginez donc les topos de grimpe urbaine triomphant aux côtés des cartes et autres suggestions de visite dans l’office du tourisme de la ville que vous visitez. Imaginez le plaisir que conférerait la vision de personnes les yeux plongés dans un topo, crashpad sur le dos à la recherche de blocs cachés. En attendant que tout cela devienne réalité un peu partout, je vous attends à Marseille pour une première expérience.
GUILLAUME VANDE GHINSTE
2021 icolay © Estelle N
Voyager en train
Ci-dessus : Train de la vallée de la Soca en Slovénie. Most Na Soci – juillet 2021 Ci-dessous : Entre Innsbruck et Bolzano, Italie – janvier 2022
Le trajet fait partie intégrante du voyage, c’est un des grands intérêts du train. Les vacances démarrent dès le pas de la porte, pas d’interminables files aux portiques de sécurité des aéroports, pas de centaines de kilomètres à avaler en tentant d’éviter les embouteillages… Et surtout, le trajet offre alors de vraies rencontres, avec soi-même, avec ses compagnons de voyage et avec les autres voyageurs.
pour se reconnecter à son environnement ESTELLE NICOLAY – www.railtrip.travel Voyager en train, c’est changer de paradigme, c’est changer le mode de pensée du voyage.
Voyager en train, c’est également prendre le temps de se connecter à son environnement via le paysage qui défile et évolue au fil du temps, préparer son esprit à être disponible pour les expériences et les rencontres à venir…
Pour voyager en train, la question initiale ne doit plus être « Où va-t-on ? » suivie de près par « Comment y va-t-on ? ». La réflexion devient : « J’ai envie de voyager en train », à laquelle on ajoute des envies complémentaires (gastronomie, culture, climat, environnement, sport, etc.), pour arriver à la question « Où pourrais-je aller » ?
Chez Railtrip.travel, nous sommes des créateurs d’aventures ferroviaires, nous créons des itinéraires de voyage qui intègrent le train comme mode de déplacement principal. Itinéraires en Wallonie, citytrips et voyages itinérants en Europe sont particulièrement bien adaptés au voyage en train. Nous proposons ces trois formats de voyage à nos clients.
Estelle Nicolay © 2021
Dès le moment où la question du voyage est abordée de cette façon, le train devient un moyen de transport extraordinaire pour vivre des aventures hors du commun dans le respect de son environnement et des habitants des régions visitées.
Parmi nos étapes préférées, se trouve Innsbruck et son extrême proximité des montagnes. Classée parmi les 20 villes les plus agréables à vivre, Innsbruck offre une très surprenante combinaison d’atouts urbains (gastronomie, culture, architecture, etc.) et naturels. Depuis le centre-ville, en moins de 20 minutes, il est possible de rejoindre le Nordkette, sommet d’Innsbruck, grâce au funiculaire et téléphérique dont les stations ont été dessinées par la célèbre architecte Zaha Hadid. Pour couronner le tout, Innsbruck est accessible en train de nuit depuis le Benelux.
ESTELLE NICOLAY
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la nature comme cadre d’inclusion JONATHAN VARD S’élever, prendre de la hauteur. Pas prendre peur, mais vaincre ses peurs. Sortir du confort, être à l’aise dans l’inconfort, découvrir un monde de possibles. S’ouvrir, faire équipe. S’exprimer, écouter, recevoir, trouver des solutions. Apprendre à être résilient, se donner les outils de la résilience
Dans le cadre de ces activités, que nous nommons séjours socio-éducatifs, il y en a une qui pousse les ambitions au plus loin et met en œuvre tous les moyens disponibles. Le but : rappeler qu’avec détermination tout est possible, que ces jeunes ont des ressources et des capacités énormes cachées derrière leurs blessures. Mais aussi que l’autre est dans le même bateau, que tous nous avons nos faiblesses et qu’ensemble nous sommes forts.
Voilà ce que propose l’escalade, la randonnée, le déplacement et la mise en situation d’action. S’aventurer en montagne, oser, s’orienter, monter le camp. Allumer un feu, cuisiner avec peu, mal assis, apprécier des pâtes trop cuites, un repas lyophilisé. La liste est longue de toutes ces choses qui peuvent paraître banales pour certains, impensables pour d’autres.
J’en découvrirai la teneur après trois jours de route, en camionnette, tirant 14 chiens et 3 traineaux, de Villers-la-Ville à Kvikkjokk, légèrement au-delà du cercle polaire, en Laponie suédoise. Nous passerons encore quelques jours à préparer la venue des jeunes, à les attendre. Expérimenter le parcours, y déposer des vivres et du bois à des points stratégiques, puis les accueillir dans le Grand Nord. Ils sont 8, dont 3 sont porteurs d’un handicap mental et moteur léger ; l’une vient du Brabant Wallon ; deux viennent d’Itinéraires, participent déjà à nos activités ; et deux autres atterrissent ici par le biais d’un SRG (Services Résidentiels Généraux), des jeunes « placés ».
À Itinéraires AMO, nous pensons qu’il est important d’inclure, de mélanger, de brasser les vies, les handicaps et de forcer la rencontre, la mixité et l’entraide. Pour mieux comprendre, je vous fais un petit retour sur un séjour qui date d’avril 2018. Mise en contexte : Itinéraires AMO (Action en Milieu Ouvert) est un service d’aide à la jeunesse situé à Saint-Gilles, Bruxelles. Dans ses murs, nous avons la chance d’accueillir une salle d’escalade ainsi qu’une salle de psychomotricité. Souvent, les grimpeurs qui y viennent le soir se contentent de cet aspect-là. Mais derrière l’acronyme AMO se cachent des arrêtés, des missions, de l’ordre, de la prévention. Notre métier consiste à accompagner les jeunes dans leurs difficultés, à trouver, avec eux, des solutions adéquates. Nous travailpage 20
Ces jeunes-là ont décidé d’embarquer pour une aventure qu’ils ne seront pas près d’oublier. Nous sommes en bordure du parc national du Sarek et de ses montagnes, la neige est abondante tout comme le soleil. Les chiens sont plus excités que jamais, ils savent le départ imminent. Nous passons d’abord une journée de retrouvailles et de préparatifs. Faire les sacs, nourrir les chiens, débriefer leur parcours jusqu’ici, les différents moments de rencontre, d’organisation, d’entraînement. Et briefer sur ce qui est à venir. Le froid, la neige, des longues montées et des descentes tout aussi longues. Ils savent que cette excitation fera bientôt place à la fatigue, mais l’envie est
Jonathan Vard © 2018
L’aventure de la rencontre,
lons donc à leur demande, sans mandat et dans le strict secret professionnel. Alors, comment prévenir ? Comment aider ces jeunes à être autonomes ? D’une part, avec un accompagnement, ce que nous appelons un suivi individuel, permettant non pas de trouver des solutions toutes faites, mais de montrer le chemin. Rappeler qu’il existe des moyens financiers, judiciaires ou autres que le jeune peut mobiliser. Qu’il n’est pas seul. Et puis nous travaillons aussi en groupe – prévention éducative, selon le jargon de l’aide à la jeunesse – afin de s’assurer que ces jeunes apprennent aussi à être socialement épanouis. Qu’ils sachent se confronter au monde extérieur, aux autres, éviter les conflits, mais aussi exprimer leurs difficultés en public et travailler en coopération.
Ci-contre : Sur les plateaux du Sarek
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plus forte. Et l’éternel « si on n’y arrive pas ? » vient évidemment prendre place dans ce tour de table. On y arrivera.
admiratif des grandes étendues du nord, ce seront les échanges du soir que je retiendrai le plus. Les mots s’accrochent dans les mémoires alors que les comportements, les gestes, s’estompent.
Un jour plus tard, les traîneaux lourdement chargés, chacun son sac sur le dos, du soleil, pas de vent. Très vite, nous voilà en T-shirt. Mais il est où le froid ? Nous démarrons pour 6 jours en autonomie, avec des jeunes qui n’envisagent pourtant pas, au quotidien, de se lever tous les matins, des personnes porteuses d’un handicap qui peinent à marcher sur un sol plat. Nous allons pousser à la limite où l’esprit ne se retient plus, où la coupure avec le quotidien viendra rompre la bienséance. Mais le cadre, à la fois superbe et dangereux, sera toujours là pour nous rappeler qu’ici la fuite n’est pas possible, que l’abandon n’est pas envisageable et que seules l’entente et l’entraide nous permettront d’arriver au bout.
Cette aventure se déroulera sans encombre, quelques embrouilles, un peu de médiation et de diplomatie, mais surtout le bonheur d’avoir vaincu. L’équipe reviendra plus forte, fière. Audrey, qui a récemment appris à marcher et à parler, répètera qu’elle « aime la montagne, mais pas les montées » des étoiles dans les yeux. Le travail, il se fait tous ensemble et chacun participe. Personne ne consomme les bras croisés. Bien sûr, nous n’avons pas tous la même place. Mais dans un esprit d’équipe, tous les êtres vivants sont inclus, les chiens aussi. Sans eux, nous perdons une force de travail énorme. Et s’il n’y a pas collaboration, ils n’avanceront pas non plus. L’apprentissage à la sortie d’un voyage comme celui-ci, qui demande minimum deux séjours préparatoires dans le Jura, est certainement proportionnel à l’investissement. Si pas supérieur. Sortir Audrey de son centre de jour, où elle passe ses journées à boire des cafés, et la mettre en marche sous les aurores boréales, dans la neige, avec les chiens et d’autres jeunes, lui apportera la confiance de tous les possibles. Et ces jeunes, qui la verront parcourir tant, en seront ébahis. Étonnés, d’une part, d’avoir conquis eux-mêmes ces étendues blanches de la Laponie. Étonnés d’autant plus par la force et le courage de quelqu’un qui part d’encore plus loin. Cela permet à chacun de relativiser ses difficultés, de mettre en perspective ses capacités d’action, d’apprendre que toute embûche, passée ou à venir sera surmontée quel qu’en soit le prix. Ils trouveront la force en eux, forts de ces expériences, du dépassement de soi, d’accomplir de grandes choses, et ce parce que nous avons cru en eux.
Le froid, il viendra dès la première nuit, tombant à -35 °C. À peine le camp monté, tous réfugiés dans la grande tente, autour du poêle, à se passer l’eau chaude, à sécher nos bottes mouillées de neige et de transpiration, plus personne n’ose sortir. Les chiens sont un peu plus loin, en boule, la truffe sous les fesses. On ne les entend plus. Le premier jour, en séjour, est toujours celui de l’émerveillement. Viendront ensuite la fatigue, les premières nuits compliquées, le sommeil qui manque. Et les premières tensions, les irritations. Alors, chaque soir, c’est là que nous nous retrouvons. Au chaud, mal assis, en cercle. Anesthésiés par l’effort et la confrontation aux éléments, chacun à notre tour nous reviendrons sur la journée. Seules les frustrations arriveront encore à en animer certains. Les autres écoutent, dans le calme, accueillent le vécu des camarades, repensent leur place. Les bonheurs, les peurs, les liens qui se tissent ou s’abiment. Untel qui se trompe de gants, qui ne nettoie pas son bol, des petites choses du quotidien qui irritent. Nous déconstruisons les frustrations, celui qui aimerait venir plus sur le traîneau, qui n’a pas conscience que certains n’y ont même pas encore été ou que l’une ne sait tout simplement pas marcher autant que les autres.
Page suivante : Les merveilles de l’hiver en Laponie Jonathan Vard © 2018
En stage, en séjour ou même lors d’activités plus courtes, nous chérissons ces moments, les cadrons, distribuons la parole avec sérieux et veillons au respect. Chacun parle en « je », évoque ses sentiments face aux actions des autres. Nous écoutons sans jugement, orientons, demandons de développer ou de raccourcir si besoin. Ce moment de parole, par l’action qui consiste à mettre des mots sur des émotions, est souvent plus intense que les journées. En tant que travailleur social,
Après les longues journées de marche, il faut encore s’occuper des chiens, du camp et de soi
Jonathan Vard © 2018
Dans notre pratique courante de la montagne, nous nous mettons en perspective face à la nature. Boucler une randonnée, atteindre un sommet, exécuter et enchaîner des mouvements techniques. Nous faisons aussi équipe ou cordée. L’un n’ira nulle part sans l’autre, si bien qu’il faut savoir s’écouter, s’exprimer tout autant qu’il faudra être attentif à l’autre pour ne pas risquer l’accident. Cependant, on oublie l’inclusion, la pédagogie, la confiance. Il ne s’agit pas seulement d’emmener son pote de toujours, dans les délires les plus fous, mais d’être patient, de donner à l’autre, différent, confiance et espoirs. Apprendre de l’autre également, de ses difficultés propres, de ses expériences à lui. Montrer la voie, et laisser passer, laisser échouer, comme nous l’avons fait tant de fois. Inclure, c’est penser la différence. Quelqu’un qui ne parle pas comme nous, ne bouge pas pareil, n’a
pas les mêmes acquis, d’autres compétences qui nous sont cachées au premier abord. Ne pas juger. La nature s’offre à tous, alors nous continuerons d’initier à un regard particulier sur sa grandeur.
N’avez-vous jamais ressenti cette force immense lorsque vous revenez de montagne ? La puissance que vous avez déployée pour lutter contre la douleur et les éléments vous permet de résister aux pressions du quotidien. En travaillant avec des jeunes de tous horizons, c’est ce que nous souhaitons transmettre. Des capacités d’action, limitées aux respects de l’autre, de l’environnement, de soi.
JONATHAN VARD
In Memoriam
Jean De Lil
18/12/1959 - 23/03/2022
but de « sommiter » les 82 sommets de plus de 4000 m des Alpes. Rien que cela ! Année après année, il en a comptabilisé de plus en plus. Jusqu’à atteindre le chiffre impressionnant de 64 sommets de plus de 4000 m, gravis principalement tantôt avec sa fille Vanessa et son gendre François, tantôt avec sa compagne Marie.
Jean nous a quittés par une belle journée de mars. Une journée ensoleillée, idéale pour une sortie en falaise ou en montagne, comme il aimait.
Malgré la maladie, entre deux périodes de traitement, il a continué à alimenter son compteur. Avec le courage et la ténacité qui le caractérisaient.
Jean, pianiste de profession avec une vraie passion : la montagne. Il s’est donc, de manière naturelle, très vite affilié au Club Alpin Belge.
Malheureusement, la maladie l’a stoppé définitivement fin 2021.
Quand, pour des raisons familiales ou professionnelles, il ne pouvait pas partir dans les Alpes, il allait grimper en falaise le week-end et en salle dès que cela a été possible, début des années 90. Ensuite il n’a pas arrêté d’avoir des projets de courses et de sommets.
Jean, ton sourire, ton humour, ta joie communicative vont manquer à beaucoup de grimpeurs et montagnards belges. Tu as gravi ton ultime sommet, duquel, pour notre grande tristesse, tu ne redescendras pas. Bon Foehn à toi !
Les paysages et les différents refuges alpins n’avaient pas de secret pour lui. Il avait comme
Dômes de Miage (vue sur Bionassay et Mont Blanc) – Juillet 2008
JEAN DORSIMOND
telle Luce Gou
Prendre la tangente, freiner la cadence LUCE GOUTELLE
Dans le train qui m’emmène à Lourdes, mes paupières tombent de sommeil, je sombre, la tête dans mon bouquin au fond de la page sept : « …il faut insister sur un trait du burn-out qui est peut-être le plus important : son potentiel de métamorphose. Les corps sont intelligents. S’ils demandent grâce, il faut les écouter, et chercher à apprendre d’eux ce que seraient des voies plus praticables et épanouissantes. »
Réveil en sursaut dans le wagon de ma fugue. Arrivée à destination, le corps engourdi, les yeux tout collés, mes épaules cherchent la sortie. Sur le parking de la gare, pas d’apparition de la vierge à l’horizon, mais Lola qui m’attend pour m’embarquer dans son carrosse. Ma portière claque, les kilomètres défilent sous les pneus en direction de la ferme Bernicaze. Je laisse derrière moi les impasses de la ville, j’ai déserté mon poste. Question de survie. Si tout fout le camp, alors quoi ? Prendre la tangente, freiner la cadence. Mettre le pied à l’étrier d’un changement radical. Virage à 180°. Revoir sa liste des priorités : une urgence. Portée par un élan vital, rattrapée par la sagesse de celles et ceux qui savent que la vie peut à
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tout moment nous filer entre les doigts, je mets le cap vers les montagnes pour une randonnée à cheval. Un plan sorti de derrière les fagots, une surprise de la vie, une lumière qui surgit à travers la brèche d’une société fêlée, d’un monde tout cassé. L’impossible est parfois à portée de main. Avec un regard aiguisé, une faille dans le système se transforme en portail cosmique. Nul besoin d’attendre un miracle ou une opération du saint esprit, une simple observation autour de soi peut révéler un passage secret. Portée par la force d’un « on se lève et on se barre. », je ne suis pas déçue du voyage. La ferme Bernicaze se dévoile comme un havre de paix au milieu du chaos. Le calme absolu qui caresse mes oreilles me donne presque envie de pleurer. Faune tranquille, les chevaux dans la prairie attentent leur déjeuner à l’orée de la forêt, comme si de rien n’était. Au loin des cimes glacées, nappées de coulis blanc crème dégoulinent de beauté. Loin des informations anxiogènes qui nous sifflent aux oreilles, nous coupons le son, nous sortons de l’image. Hors champs, la vue est grandiose. Grand angle sur le grand air. L’après-midi est bien entamée, nous avons terminé de seller les chevaux, nous nous élançons avec nos joues rouges et nos sourires aux lèvres sur les chemins de montagne. Nous avançons au pas, tout doux, tout doux, tout doux. Loin des clichés de torses nus bombés de virilité chevauchant un animal hagard, nous déployons notre force tranquille, celle d’intrépides aventurières qui s’élancent poumons au vent sur les sentiers du paradis. Ici pas de chasse à l’ours, pas de biceps gonflés par un concours de qui en a le plus dans le pantalon, simplement une échappée belle, une escapade, l’amour des grands espaces, la rage de vivre. Accompagnée de cavalières hors pair, je savoure ma chance et la magie de l’instant. Chaque pas que nous faisons repousse les contours étroits du monde. Murmures à l’oreille des chevaux. J’apprends à sentir, écouter, détecter la moindre vibration. J’affûte mes perceptions, je tâtonne,j’embrasse mes doutes. Forêt de sapins, traversée d’un ruisseau, éboulis rocheux, renpage 23
Bonnes adresses Pour découvrir les séjours de randonnée au cœur des Pyrénées au départ de la Ferme Bernicaze, rendez-vous sur le site de Gandalha Voyages : www.gandalha.com. Sur votre chemin, ne ratez pas le bistrotlibrairie Le Kairn (www.lekairn.fr), un bijou incontournable du Val d’Azun.
Ressources : • Global burn out de Pascal Chabot (Éditions Presses Universitaire de France) • Le sanctuaire de Laurine Roux (Éditions du Sonneur) • Libérer la colère de Geneviève Morand et Natalie-Ann Roy (Éditions Du Remue-Ménage) • Métamorphoses de Emanuele Coccia (Éditions Payot-rivages) • Croire aux fauves de Nastassja Martin (Éditions Verticales)
contre de bouquetins, des montagnes à perte de vue puis, au bout d’une vire, un relief dessiné par le soleil de fin de journée.
Autour du feu, les visages rougis par les flammes, nous partageons une fréquence commune. Des émotions plein la bouche. Un flot de paroles soufflent sur les braises. Tout ce temps à se parler dans le silence a fini par délier nos langues. Toujours pas d’apparition mystique à l’horizon mais une bonne bouteille de rouge dérobée d’une cave sacrée accompagne notre soirée. Alors qu’ailleurs la bombe à retardement de la famille nucléaire menace d’exploser, que tous les voyants sont rouges, nos boules au ventre deviennent boules de feu. Nous conjurons les violences patriarcales, le saccage néolibéral, le ras-le-bol général. Des histoires à rallonge se déversent dans l’air. Des mots trop longtemps retenus, trop longtemps contenus, tus. Le débit coule à bloc. Libérés de nos colères, nos corps retrouvent de la place pour la joie. L’air des montagnes dissout nos cauchemars. Des sourires complices s’impriment sur nos lèvres. Nos cages thoraciques se déploient, nos souffles s’apaisent. Hissées sur les hauteurs, nous embrassons le monde des bien vivantes.
LUCE GOUTELLE
Luce Goutelle © 2022
Dernier jour de février, premier bivouac de l’année. L’impression de passer sa tête dans une fenêtre de printemps entre deux chutes de neige. Devant la cabane, nous posons les armes. Halte, repos, répit. Dernières lumières du crépuscule. Les chevaux hennissent en aval. Leurs silhouettes
se perdent dans la pénombre. Crinière, garrot, croupe empanachés de noir, la nuit tombe.
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Un autre espace-temps Texte et images : DIMITRI CRICKILLON
Depuis ma tendre enfance, je suis un amoureux de Nature ! Je passe la plus grande partie de mon temps libre à l’extérieur, de la simple balade aux longues heures d’affût. La photographie de la nature est une passion qui m’anime davantage pour les instants magiques qu’elle m’offre à vivre que pour la photo en tant que telle. Je pratique essentiellement l’affût. Je m’installe dans ma cache de fortune quand il fait encore nuit et c’est avec une vive émotion que je goûte à chaque éclat de lumière et de vie qu’offrent les premières lueurs de l’aube…
Lagopède Alpin en plumage d’hiver. Parc national du Grand Paradis. Avril 2022
On me demande souvent si je ne trouve pas le temps long et si cela n’est pas inconfortable de rester assis ou couché de longues heures. À ce questionnement, ma réponse est la suivante : « couché, assis au pied d’un arbre, dans l’eau, dans le chaud, dans le froid durant 3 heures, 6 heures, un jour deux jour… la perception de l’espace et du temps est toute autre que celle de nos vies contemporaines. Le temps ne compte plus, le regard est absorbé par cette nouvelle approche de l’espace, l’inconfort s’oublie… Je suis dans une autre perception de l’espace et du temps. L’affût, c’est être invisible. On s’invite discrètement au plus intime de la vie sauvage. C’est une rencontre exceptionnelle et intense qui nécessite discrétion et humilité ! C’est un cadeau de la vie pour tout marcheur d’aube sachant ouvrir son âme et son cœur au vivant. Que ce soit avec un appareil photo ou non, l’affût est une expérience profondément spirituelle… En ce sens, je peux dire que ma démarche sur le terrain est davantage contemplative que naturaliste. Cependant, mes images servent également à militer activement pour la préservation de milieux naturels menacés comme, par exemple, la réserve naturelle des anciennes sucreries de Genappe. page 25
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Je prends l’essentiel de mes images en Belgique dans des milieux que j’affectionne particulièrement comme les cours d’eau, les zones humides et les forêts.
Par ce portfolio, voici un aperçu d’un thème photographique que j’affectionne tout particulièrement, car je peux y vivre deux grandes passions : la montagne et la photographie. Les montagnes sont des sanctuaires naturels qui nécessitent qu’on y accorde la plus grande importance en matière de préservation de la nature.
DIMITRI CRICKILLON
Références : Je suis l’auteur d’un ouvrage publié en 2012 aux Éd. Weyrich : Rivières, l’Ardenne d’une rive à l’autre. www.instagram.com/dimitricrickillon/
1. Le chamois et la cascade. Parc national du Grand Paradis. Avril 2022
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2. Le veilleur. Bouquetin des Alpes. Parc National du Grand Paradis. Juillet 2013 3. Mont Herbetet. Parc national du Grand Paradis. Octobre 2014 4. Balcon sur le Mont Rose. Parc national des Monts Avic, Italie. Octobre 2013 5. Gypaète barbu. Parc national du Grand Paradis. Avril 2022. 6. Le chamois. Parc national du Grand Paradis. Février 2022 7. Le bouquetin rêveur. Parc national du Grand Paradis. Avril 2022 8. Sur la piste des lagopèdes. Contreforts du Grand Paradis. Avril 2022 9. Parc national du Grand Paradis. Bouquetin des Alpes. Août 2017
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SOLINE KENTZEL Avez-vous déjà réalisé votre rêve ? Moi oui, ce dimanche 17 avril, lorsque j’ai atteint le sommet d’El Capitan, 1000 m, à notre neuvième jour sur le mur, en ayant enchaîné chacune des 34 longueurs de Golden Gate, ground-up, au côté du meilleur compagnon, supporter et coach, Seb Berthe. Ainsi, par cet itinéraire libéré en 2000 par les frères Huber, l’été même de ma naissance au fin fond de la campagne occitane, je deviens, sans doute, du haut de mes 21 piges, la deuxième plus jeune femme à enchaîner en libre une voie sur El Capitan, après Beth Rodden (Lurking Fear, à 20 ans, en 2000 également).
Enchaîner Golden Gate ne s’est pas fait en 9 jours, l’aventure a commencé il y a des mois : en venant par la mer, par la mise en place d’une préparation longue et spécifique. D’ailleurs, à peine sommesnous acclimatés à la grimpe yosémitique qu’il est temps pour nous de retourner en Europe, à la voile également ; de retrouver les bancs universitaires, pour ma part. Parce que cette escalade s’est présentée à moi comme une série de pensées et d’émotions, je vous en ai rédigé l’expression condensée. Les difficultés et les efforts sont bien souvent déformés, déguisés, distordus par ce que nous croyons et ce que nous nous répétons : se persuader que tout va bien, qu’on va le faire, qu’on est en forme ; y croire assez fort pour que cela devienne réalité. C’est ainsi que malgré des conditions météorologiques difficiles et un confort rudimentaire, la fatigue profonde et les courbatures ont patiemment attendu d’être de retour au camp pour montrer leur ampleur.
Last 12 pitch
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Premier jour Nous enchaînons free blast, les douze premières longueurs de la voie. Je tombe plusieurs fois dans les longueurs les plus soutenues. Chaque chute est un crève-cœur, chaque enchaînement une petite pile de bonheur. J’ai l’impression que rien ne peut nous arrêter, jusqu’à ce petit 6c bloc. « Je suis trop petite pour attraper les règles… c’est une blague ? ? Et si c’est pas possible ?… ah, si, réfléchis. Sois créative. 15 minutes à chercher, deux montées de pied et ça le fait ! » .
ma peau et mes chaussons sur ces 10 mètres teigneux, je jette l’éponge pour ce soir. Ma trentaine de tentatives n’aura ni débloqué le mouvement crux, ni les quelques suivants, censés être plus faciles, mais qui me semblent impossibles. Je peste contre mes 1 m 54, une fois de plus, que je pointe comme responsable de mon blocage. Garder mon calme, et surtout, garder la certitude que je peux le faire, ne pas laisser les émotions décourageantes me gagner, voici comment se présente le défi principal des 36 heures qui suivent.
Troisième jour
Ne pas laisser les émotions décourageantes me gagner, voici comment se présente le défi principal des 36 heures qui suivent. Deuxième jour Nous rejoignons la vire de l’alcôve, après la découverte de la longueur délirante de l’Hollow flake, 20 mètres de désescalade en dulfer parfait pour regrimper 40 mètres jusqu’au relais suivant. Un hissage où le sac se coince, une cheminée et trois longueurs plus tard, je masterise le Monster Offwidth en lead (après un entraînement intensif dans generator crack, pour les connaisseurs, lors des semaines précédentes, dont mon record de vitesse personnelle de 3 minutes attend d’être battu). Nos patates, belle guirlande de Noël, se traînent paresseusement lorsque Seb s’éreinte à reproduire par centaine un mouvement de press machine chargé à 100 kg ; moi, à côté, je mange des barres, impuissante, ne faisant pas encore le poids. Je parviens à peine à faire monter le sac de 20 cm lorsque j’y met toute ma force. Avec nous : 10 jours de nourriture, 65 litres d’eau, portaledge, affaires de couchage, de cuisine, de toilette… Pour finir la journée, nous montons jusqu’à la down climb, une des longueurs crux, sans doute la plus à même de vous faire échouer dans votre ascension, afin de tenter d’enchaîner, ou du moins d’en caler les méthodes. Après une heure et demi à poncer page 30
En effet, ce troisième jour, le réveil est humide. La vallée est gagnée par une sérieuse tempête de neige, et nous, nous sommes prisonniers des 3 m2 de notre vire. Il est 9 heures, et mon duvet, en contact avec la toile de tente, est déjà bon à essorer. La situation est critique et nous sortons afin d’aménager un trou sombre et parfumé à l’urine qui semble plus protégé de la pluie/grêle/neige. Nous nous retournons vers notre portaledge, il s’est recouvert de neige, la vire est entièrement blanchie. Hop, une ou deux photos parce que c’est drôle et le portaledge taille enfant a pris place dans son trou qui goûte. Nous sommes trempés et le froid pénètre sous nos vêtements, la température avoisine les -5° C. Suspendus sur deux coinceurs, vue sur 300 mètres de vide depuis ma petite fenêtre, notre bivouac cosy est installé ! « On va sécher le sac de couchage avec notre chaleur, t’inquiète ! Ouais mon duvet est trempé mais si on le met au dessus, on a quand même moins froid non ? ». Ne pas trop bouger, oublier que tu es suspendue sur des fucking friends… Voilà que la journée puis la nuit sont déjà passées : j’ai une désescalade à me faire pour le petit dej ! La chance, notre corde à jumarer, fixée au relais plus haut, est à peine gelée.
Quatrième jour Une descente de calage, avec en bonus par rapport au jour précédent de la peau sur les doigts, et ce qui me semblait impossible devient possible : après à peine une heure de tentatives, je fais le mouvement clé : réussir à décaler assez mon pied pour placer deux doigts sur la règle, arquer, retirer le pied, GAINER, ramener l’autre main. Une fois, une deuxième fois ! Ça y est, c’est dans la poche, mon corps a compris. Je tente de rester sereine, que mon excitation ne se transforme pas en stress. Je mets un essai, le mouv’ passe ! Ouille, ptn c’est dur quand même ! J’évolue dans la suite, parfaitement calée. La joie me gagne, puis le temps raaalennnntit. Mon corps se décolle de
Je passe le crux une deuxième fois, à la limite de la chute, en lâchant ce qui me semble être toute mes cartouches à la fois.
Nous rejoignons la base de la « move pitch », l’autre point clé de l’ascension, après quelques longueurs censées être faciles, sans vraiment l’être. Seb met un essai, pieds et mains gelés, et rejoint le relais, qui semble mieux pour notre bivouac suspendu. Je vais donc dans la longueur, à la frontale, les températures sont redevenues négatives. Je ne comprends rien, ni à la longueur, ni aux méthodes. J’essaie un peu, en vain, mais j’ai assez donné pour aujourd’hui. On verra ça à la lumière matinale, après une mauvaise nuit de sommeil !
Cinquième jour (et pas des moindres) Aujourd’hui, je m’imagine déjà clipper le relais de la longueur la plus dure de la voie. Mon optimisme est vite réduit en miettes par ma première descente de calage (le camp étant au relais au-dessus de la voie). L’équivalent d’une bonne séance de susp’ ! J’essaie toutes les combinaisons de mouvements et de pieds qui me passent par la tête. Je sais que ma méthode existe, et que quand je l’aurai trouvée, enchaîner ne sera plus qu’une
question d’essais. Mais là, je bute, j’épuise les possibilités, rien ne marche. Suis-je au moins capable de faire ce bloc ? J’essaye la méthode des petits, mais n’y crois pas. Mon corps ne comprend pas, aucune sensation, aucune piste qui laisse croire que cette façon puisse me convenir. Après une petite heure d’acharnement et une larme qui coule sur ma joue, Seb me convainc de revenir au relais et de ré-essayer plus tard. Pour l’occuper pendant que je me repose : la mission impérieuse de, peut-être, me trouver une méthode, ce qu’il arrive régulièrement à faire. Cette fois pourtant, il bute. Nous en arrivons aux mêmes conclusions : il n’y a pas 36 choix de méthodes. À mon tour de nouveau. En bon vieux véhicule diesel, je sais que cette tentative de calage peut être bien meilleure, je suis échauffée, j’ai envie d’en découdre. J’abandonne ma méthode alternative en bois
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Seb Berthe © 2022
la paroi, mon équilibre disparaît. Sans raison, sans explication, sans prévenir. Et je me retrouve le cul dans la corde, après avoir eu 15 fois le temps de crier « non non non » intérieurement. Je jure un coup, je me déteste un peu mais je rigole presque. Comment c’est possible de tomber là franchement ! Une demi-heure plus tard, je suis repartie pour un nouveau rodéo émotionnel. Je passe le crux une deuxième fois, à la limite de la chute, en lâchant ce qui me semble être toute mes cartouches à la fois. Sur le pseudo repos avant la section finale je pense « putain, là, si je tombe, je suis pas sûre de le refaire, ce mouv’… ». Grande inspiration, je commence la section. Mon corps tremble, cela ne m’arrive jamais. Je me retrouve à l’envers, ma séquence ne marche plus, une prise est devenue trop grasse, c’est le bordel dans ma tête. Je remagne mes mains 5 fois, graisse encore plus la prise, puis force, et mon foutu pied arrive enfin à l’endroit escompté. Ouf ! Je clippe le relais et Seb me rejoint. Nous ne sommes pas mécontents et, une fois de plus, il me semble que rien ne peut nous arrêter.
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Seb Berthe © 2022
de cagette pour me concentrer sur la méthode conventionnelle des moins d’1 m 60. J’essaye, j’essaye, j’arque ces deux épaules et tente de monter ce pied, tantôt en mettant plus de pression sur la main gauche, tantôt en me tournant légèrement à droite. Je sais que je dois juste trouver une sensation, me concentrer sur la bonne partie de mon corps, avoir la bonne pensée. Je cherche le déclic. Déclic qui n’est autre que de… décaler mes hanches à droite, pour monter le pied. Ouf ! Les déhanchés, c’est ma spécialité, surtout dans les bars au Mexique. Aller, je fais le mouv’, une fois, c’est suffisant ! Je mettrai deux essais, cette après-midi-là, et passerai presque le bloc à mon deuxième. Je ne referai cependant pas le mouv’. Manque de peau, fatigue ? Qu’importe, il faudra être patiente et ne pas se monter le choux durant le jour suivant : journée de repos sous la pluie. Je pense à Bronwyn Hodgins (qui a enchainé la voie l’année passée), qui dit dans un article avoir fait le bloc 6 fois d’affilée lors d’un repérage dans la voie, tandis que, pour ma part, je l’ai réussi une fois sur une quarantaine de tentatives… Oups !
Matin du 7e jour Tout semble tellement moins dur après un jour de repos… et avec de la peau ! Je refais le mouv’ une deuxième fois. Maintenant c’est sûr, la voie n’a plus aucune chance ! Un essai raté, un petit page 32
Tower to the people, day 8
deuxième.. raté. Aller ! Je suis si proche ! Le soleil arrive, je suis anxieuse. On ne va quand même pas passer la journée à ce relais si ? J’enchaîne lors de mon troisième essai. Concernant la cotation, il me semble que la décote de 8a à 7c+ de la longueur n’est pas valable avec la méthode « petit gabarit », qui rajoute clairement une cotation de bloc (peut-être la fait passer de V4 à V5 ?). Bref, ni l’une ni l’autre, une chicken-wing chimney (à ramper 10 mètres de trop et à les désescalader) et une longueur plus tard, nous arrivons à la désirée, convoitée Tower to the people. D’ici, il n’y a vraiment plus rien qui puisse m’arrêter, ou presque ! Après une purée et quelques barres, je me surprends à enchaîner à mon premier essai le Golden Desert, un 13a (7c+) intégralement en trad, qui vaut plutôt 12c/d (7b+/7c). Encore une journée de repos forcé sous la pluie. Nous pouvons enfin nous détendre et arrêter notre rationnement alimentaire des jours précédents. Nos réserves sont encore conséquentes, alors on se permet le luxe de 3 repas par jour. La nourriture est un facteur clé de ce genre d’aventure : elle est l’énergie sans laquelle tout devient insurmontable.
J’abandonne ma méthode alternative en bois de cagette pour me concentrer sur la méthode conventionnelle des moins d’1 m 60. Neuvième jour Malgré la pluie conséquente de la veille, la paroi sèche vite et nous nous empressons de plier le camp pour essayer la dernière longueur dure le plus à l’ombre possible. Aucun de nous deux n’a envie de passer un jour de plus sur le mur ; ma pression intérieure monte au fur et à mesure que je cale la voie, une heure durant. Elle me semble plus dure que l’idée que j’en avais gardé (lorsque je l’avais essayé avec Jean-Elie Lugon, lors d’une montée dans El Corazon, qui partage la même fin). L’excitation du sommet laisse place au stress. J’ai conscience que l’effort d’endurance de la voie est exigeant et que je vais devoir grimper vite, efficacement, de façon juste, et réussir à improviser sans réfléchir lorsqu’il le faudra. Je mets un excellent premier essai, effectue la succession de mouvements sans chipoter. Mon esprit est clair, plus rien ne le traverse, à part la vision des prises qui se succèdent et la visualisation du mouvement à venir. J’exécute l’avant-avant dernier mouvement, un changement de main sur une bonne règle, pendue sur les mains avec un pied trop bas pour moi. Je m’apprête à effectuer le mouvement suivant lorsque les distances se distordent. La prise me semble hors de portée. Mon corps me dit qu’il n’en est pas capable, il ne peut plus bouger, plus lâcher une main. Il ne me reste que la force de crier l’amertume de mon échec inévitable, et je tombe. L’acide lactique monte douloureusement dans mes avant bras, que je laisse pendre, inutilisable, pendant quelques minutes. Je pense aux nombreux circuits de rési que j’ai fait sur le bateau, dont aucun ne m’a mis dans un état pareil. Malgré la déception, je tente de modérer mon stress : il fallait bien que je m’échauffe un peu en endurance ! Je revois mes indénombrables séances de poutre, toutes celles que je n’ai pas sautées, pour être prête, ce jour-ci, à ce moment précis. Une dernière suspension, une seule prise à péter. Je pars pour un deuxième run, une heure plus tard. Cette fois, l’acide lactique ne monte pas par surprise, la fatigue spécifique vient progressivement et je me sens en contrôle. Mes
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qualités de grimpeuse ne m’ont pas abandonné, et je rejoins le trentième relais de la voie, soulagée d’avoir une marge suffisante en rési pour ne pas passer la journée à essayer cette longueur ! Pour la première fois depuis que j’ai quitté la France, il n’y a vraiment plus rien qui puisse m’arrêter. À savoir, pour l’anecdote amusante, que ça commençait mal : j’ai tout de même réussi à me faire voler mes papiers le jour précis de mon départ de Toulouse, avant d’être contactée sur Instagram, plus tard dans la journée, par quelqu’un qui avait retrouvé mon passeport dans un buisson. Nous grimpons les dernières longueurs, particulièrement exceptionnelles et rejoignons le sommet. Avec Seb, nous convenons que je suis sans doute le/la (ou un(e) des deux) pire grimpeur/grimpeuse de trad ayant libéré El Cap ; et celle ayant le moins de marge en matière de niveau à enchaîner Golden Gate. Mon cœur est léger, je suis soulagée, mais je suis surtout terriblement fière : de ce que mon corps est capable de faire, de ce que mon mental sait encaisser, et, par-dessus tout, de la grimpeuse que je suis devenue. Il me reste encore à remercier Seb, qui est resté avec moi ces 9 jours dans une voie qu’il pourrait faire en un seul, et de m’avoir tant aiguillé. Lui qui met tant d’énergie à me pousser, sans cesse, à dépasser mes peurs, mes fatigues, mes doutes, mes limites ; qui fut à mes côtés à chaque entraînement, qui m’a guidée à travers le chemin sinueux de la progression pour que j’en emprunte la voie la plus courte. Lui qui rend l’impossible possible et qui a fait de moi une athlète. Où se situe la performance ? Est-ce d’enchaîner du 7c+/8a après avoir passé une journée dans une tente de 1 m3 frappée par une tempête de neige ? Est-ce d’enchaîner tout le reste, de vivre suspendue au-dessus du vide, en autonomie, tant de jours ? Est-ce d’avoir traversé l’Atlantique en voilier, tout en s’entraînant si dur que mon corps était plus fort qu’il n’a jamais été, au moment voulu ? À mes yeux, c’est de m’être crue capable d’une telle chose, d’être le cheval sur lequel personne n’aurait jamais parié.
Merci à tous nos soutiens et sponsors pour cette expédition, sans qui rien n’aurait été possible non plus !
SOLINE KENTZEL
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Mastermind La préparation mentale pour les grimpeurs
MASTERMIND La préparation mentale pour les grimpeurs Jerry Moffat – Traduction de l’anglais : Marie David, Les Éditions du Mont-Blanc, 2022, 282 pages. ISBN : 9782365451239
Alors là, fini de rire ! Vous voulez atteindre vos vraies limites, réaliser votre rêve ? Cette bible de l’escalade, dont l’auteur est un des plus grands grimpeurs de notre temps, vous invite à la démesure par une préparation mentale optimale. Le talent ne suffit pas, le travail physique et mental est indispensable, surtout si vous placez la barre très haut. Comme dit Bruce Lee, souvent cité dans l’ouvrage, « c’est viser trop bas qui est un crime ».
Dès la première page, vous êtes mis à contribution : c’est un formulaire à remplir par vous-même ; nom, date de commencement, mes objectifs, mes succès. Tout au long de la lecture, il vous est proposé de remplir sur des pages blanches insérées dans le manuel, sous forme de leçons (je dirais plutôt de devoirs), l’état d’avancement de votre préparation mentale : que signifie le succès pour toi, qu’est-ce qui te motiverait davantage, mes faiblesses et ma réaction en retour, etc. Pour acquérir une confiance inébranlable en soi, clé du succès, l’ouvrage démonte les mécanismes mentaux nécessaires comme le désir, la pensée consciente et inconsciente, la concentration, l’image qu’on se crée de soi, l’affirmation positive, la transformation consciente de toute pensée négative (comme le doute) en pensée positive, la visualisation, et d’autres. En fait, ces techniques sont exploitées dans tous les sports de haut niveau, mais cet ouvrage est axé sur l’escalade sous toutes ses formes, bien que cette nouvelle discipline olympique qu’est l’escalade de vitesse ne soit pas évoquée ici. Une foule de témoignages des meilleurs grimpeurs enrichissent l’enseignement de Jerry Moffat. L’ouvrage est abondamment illustré et présenté comme un document de travail, avec de nombreux encadrés, des phrases mises en caractères gras et des slogans en pleine page. La citation qui m’a le plus frappé, et il y en a beaucoup, est de Bruce Lee : « La conscience de soi-même est la plus grande entrave à la bonne exécution de toute activité physique ». Cette citation me donne le vertige…
JEAN BOURGEOIS
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Lire La Corse des premiers alpinistes 1852 – 1972 C’est un véritable feu d’artifice pour les yeux et l’esprit de se pencher sur l’ouvrage magistral « La Corse des premiers alpinistes 1852-1972 » publié récemment par Irmtraud Hubatschek et Joël Jenin. En Corse aussi, dès le milieu du XIXe siècle, les alpinistes du continent européen se sont succédé pour gravir les sommets de cette île fascinante. Textes, lettres et documents recherchés et découverts dans toute l’Europe – dont bon nombre de sources allemandes et italiennes, ce qui est inaccoutumé de nos références habituelles – et plus de mille dessins et photos, la plupart inédits, nourrissent l’œuvre.
Où se le procurer ? : L’ouvrage de 480 pages est vendu au prix de 42 € (+ frais d’expédition, +/- 10 € pour la Belgique) chez les auteurs : joel.jenin@sfr.fr ou irmtraud.hubatschek@gmx.at
Outre l’histoire documentée et les anecdotes savoureuses liées aux pionniers de l’alpinisme corse, les auteurs ont développé tous les aspects se rapportant aux montagnes de l’Île de Beauté avec un sens éthique et humaniste aiguisé qui ajoute aux qualités de cette bible. Pour aboutir à une telle réussite, les auteurs se doivent de maîtriser non seulement les connaissances, mais surtout une sensibilité affinée. Irmtraud Hubatschek a grandi au milieu des montagnes du Tyrol ; elle est violoncelliste professionnelle et a créé de nombreuses activités culturelles et artistiques, la photographie tenant une place essentielle dans ses publications. Joël Jenin a étudié l’ethnologie ce qui l’a poussé à être berger pendant plusieurs années ; pour lui, la montagne est un espace inspirant.
ALAIN PURNODE
Nouveau topo de Freyr – 2022 MARC BOTT Un matin, comme un vilain matin de confinement, je découvre un message sur l’écran de ma pomme. « Hey Marc, tu es au courant que 2 Hollandais qui pratiquent à Freyr préparent un topo ? » (avec l’inévitable smiley en fin de phrase !) En voilà une nouvelle qui fait cogiter. Pour ceux qui ne me connaissent pas, Freyr et moi, c’est une énorme histoire d’attachement et de passion qui dure depuis 40 ans. Des milliers d’heures d’escalade, des centaines d’ouvertures, d’équipement et de rééquipement. Ce sont 4 éditions du topo, du travail et des kilomètres mais aussi des dizaines de rencontres et d’amitiés inoubliables.
Les applications pour smartphone gérées par des personnages qui n’ont pour la plupart jamais mis un pied sur la falaise ne sont déjà pas évidentes à tolérer. Ils pillent littéralement les auteurs des topos papiers qui ont passé des années à répertorier, dessiner et ont beaucoup investi dans l’équipement de leurs sites favoris. Ne l’oubliez pas, le jour où vous trouverez que payer 30 € pour un topo papier revient plus cher qu’un abonnement annuel en promo à 19,99 € chez « Crags-chelou » ou autre. L’éthique, chez les escrocs, c’est comme l’argent : elle n’a pas d’odeur et c’est fort dommage. À l’heure ou la mondialisation est de plus en plus remise en question et le développement local une sérieuse alternative, les topos papier devraient aussi rester la faveur des grimpeurs locaux et pas copiés par des visiteurs inconvenants. En résumé, je suis contre. Fermons cette parenthèse de petite mise au point. Après une semaine de réflexion, je décide de repartir à l’assaut d’une 5e publication en mode « premier ascensionniste à la conquête d’une face vierge ». Chaque jour, il l’observe depuis la vallée, il la connaît, c’est sa montagne. Il sait qu’il doit y aller avant que des cordées venues d’ailleurs
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essaient de planter leur drapeau avant lui. Après quelques heures de cours par correspondance pour connaître les bases d’InDesign , je réunis la cordée idéale et spécialisée. À la souris : Guy, le couteau suisse qui trouve toujours une solution et Wouter à la traduction. Une équipe très complémentaire et efficace. Nous nous lançons sans plus attendre dans l’ascension de ce projet en espérant atteindre le sommet les premiers ! Je décide malgré tout de suivre un itinéraire complètement différent des parutions antérieures : un nouveau format A5 « à l’italienne ». Les traditionnels dessins de tracés remplacés par des photos. Les commentaires remaniés. Les photos de grimpeuses et grimpeurs quel que soit le niveau des voies, mais en rapport direct avec le massif. Il sera plus évident de voir la diffé-
rence entre, par exemple, le style d’escalade sur le rocher du Louis-Philippe et celui des Pucelles. Depuis longtemps, chaque fois que je parcours à nouveau les anciennes éditions, l’ordre d’apparition des massifs ne me semble pas logique. Pourquoi ne pas suivre et descendre le cours de la Meuse plutôt que de le remonter ? L’idée de départ est de faire quelque chose de différent. En conséquence, cette fois le massif de la Jeunesse sera le premier et le Mérinos arrivera en dernier. Question d’habitude et de logique au final. Une petite remarque à ceux qui pensent encore que Freyr est une falaise très engagée. Ils devront regarder attentivement les photos d’archives des pionniers de Freyr. L’équipement minimaliste des voies et des grimpeurs de l’époque ne peut qu’inspirer le respect. Les anciens qui ont contribué à l’histoire
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de ce site magique depuis presque 100 ans sont mis en avant dans les secteurs « classiques » de l’Al Lègne et du Mérinos. Une autre nouveauté : chaque niveau de cotation est représenté par sa couleur. Tous les 3 sont jaunes, les 4 orange, les 5 verts, etc. jusqu’au 8. Cette très longue et ambitieuse expédition aura nécessité plus de 3 000 heures de recherche, d’encodage, de mise en page et de vérifications assis sur une chaise et devant un écran. Et quasiment le même temps actif sur le terrain pour équiper et essayer encore une dernière nouvelle voie. Pendu sur corde fixe à attendre le bon geste, j’ai aussi photographié des dizaines de motivés. Été comme hiver, dans des conditions parfois proches des Highlands écossais et tout ça dans une bonne humeur générale et contagieuse. Cette belle aventure m’a encore permis de rencontrer et de mettre en place une fameuse collaboration avec de vrais passionnés de Freyr. Sans eux, c’est comme avec les guides népalais : le sommet devient de plus en plus difficile voire impossible à atteindre.
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Pat et Jean – L1 Bleue 4c
Pour conclure, pas de selfie traditionnel avec doigts levés en « v » et têtes grimaçantes pour dire à tout le monde que c’était dur mais qu’on a réussi. J’invite simplement toutes les participantes et tous les participants dès la sortie de presse début mai, à trinquer ensemble sur le plateau… Et, on pourra aussi faire des photos une bière à la main ! Un tout grand merci à toutes celles et tous ceux qui ont aidé, même une seule fois, et déjà mes excuses pour celles ou ceux qui m’ont échappé. Dans l’ordre, mes partenaires de cordée : Guy Deneyer et Wouter Debusscher. Et pas dans l’ordre : ma famille, François Kivik, Alain Herbosch, Merlin Didier, Florian Castagne, Ben Guitton, Yves Kerkhofs, David Leduc, John Janssens, Paul Lahaye, Bernard Marnette, Mark Sebille, Pierre Guyaux, Karel Cusse, Michael Timmermans. Merci aussi à toutes les actrices et tous les acteurs présents ou pas dans le topo et à tous les photographes qui ont envoyé des photos. Aux annonceurs qui m’ont fait confiance. Le CAB – La KBF – PETZL - ENTRE CIEL ET TERRE – LECOMTE – TERRES NEUVES
Marc Bott © 2021
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Jehanne Jancloes – Ligne de Fuite 7b Marc Bott © 2021
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MARC BOTT
Merlin Didier – Pilier Davaille 8a François Kivik © 2021
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Escalade à SY La Cathédrale BERNARD MARNETTE & CHRISTIAN FONTAINE Le Rocher de la Cathédrale fut escaladé pour la première fois par le Roi Albert Ier et le comte Xavier de Grunne pendant l’été 1930. Cette « voie de la Cheminée » est le premier itinéraire dans les rochers de Sy. Il s’agit d’une voie « classique », probablement une des plus importantes ouvertes par Albert Ier, et qui est en tout cas un témoignage de son intérêt pour l’Ardenne.
La deuxième voie de la Cathédrale sera ouverte par un groupe du CAB conduit par Camille Fontaine, à la Pentecôte 1932. Elle utilise les fissures caractéristiques et la cheminée évidente de la « Voie Normale » d’aujourd’hui. Ensuite, ce seront les grimpeurs liégeois qui traceront les principaux itinéraires, à commencer par René Mailleux en 1934. Dans les années 50-60 ce seront Jean-Marie Gresse, Toni Negri, Jacky Delderenne qui prendront le relais, sans oublier le couple bien connu André et Monique Capel. Même si quelques voies s’ouvriront encore plus tard, fin des années 60, l’essentiel des itinéraires est réalisé. À l’occasion de divers rééquipements, de nombreuses variantes seront ouvertes, rendant la lecture de plus en plus complexe, les itinéraires se recoupant volontiers les uns les autres. page 38
Noel Willem dans la Cathédrale début 50
Dans la topographie que nous proposons, nous avons tenté de respecter au mieux les tracés historiques des voies. Nous avons pris, en accord avec les grimpeurs du cru, la liberté de nommer « la Jacky » une variante d’itinéraire qui empiète sur l’ancien tracé de la « Toteff » (Toteff étant le surnom de Jacky Delderenne). Cette présentation est probablement définitive (sauf modification de la paroi), car les longueurs se situant dans la partie centrale supérieure ont été envahies par la végétation et ne seront en principe pas rééquipées en raison de la mauvaise qualité du rocher.
Espérons également qu’étant donné la densité des itinéraires déjà existante, les grimpeurs comprendront qu’il n’est pas utile d’ouvrir de nouvelles voies dans cette face sud de la Cathédrale. Un peu de retenue et de sagesse peuvent faciliter des topographies ultérieures.
BERNARD MARNETTE & CHRISTIAN FONTAINE
Bibliographie : • •
Ensemble des chroniques dans les revues du CAB Topos du CAB et du NKBV
Ardennes & Alpes — n°212
FICHE EXPÉ
Rocher de la Cathédrale
L2 : Gravir un dièdre vers la droite, puis rejoindre une courte cheminée, jusqu’au sommet de la Tour (relais chaîné et anneau de rappel) ;
3B. VARIANTE EN 4A Dans le dièdre de L2, gravir sur la gauche une courte dalle (2 points), puis rejoindre la cheminée finale ; Ouvreur : Section de Liège du CAB, probablement en 1954.
Le rocher de la Cathédrale se situe dans le Massif des rochers de Sy : dans un ensemble communément appelé « La Nandouire » (à quelques km de Hamoir, dans la vallée de l’Ourthe). Il est positionné au bout de la rue Nalnico, en rive droite de l’Ourthe, entre le rocher du « Banc » en aval et le rocher de la « Nandouire » en amont.
4.
L’essentiel des voies se trouve sur le versant sud du rocher. Accessible par un sentier, une voie facile conduit au sommet sur son versant nord et est équipée d’une corde fixe. Il s’agit également de la voie de descente.
5.
Le rocher est haut de 50 m. Le sommet est quipé de relais chaînés pour les moulinettes, mais une grande vire médiane permet de gravir la paroi en 2 longueurs. Il est également possible de sortir de la vire à l’extrémité ouest de celle-ci et de rejoindre le sentier de descente.
1.
LE VIEUX PAUL
L1 : À l’extrême gauche du massif, attaquer par des cannelures, gravir une courte dalle munie de trous patinés, menant à une vire (relais chaîné et anneau de rappel) ; 5A L2 : Gravir deux courts dièdres superposés ; 3B L3 : Escalader l’arête aval de la tour ; 4C (3 points), jusqu’à son sommet (relais chaîné et anneau de rappel). Ouvreur : JM Gresse, probablement en 1964.
2.
L’EXTRÊME ONCTION
L1 : Directement à droite du « Vieux Paul », gravir une fissure à trous, puis une dalle à bonnes prises ; 4C ; pour atteindre une vire (R). L2 : Gravir 2 dalles successives à bossettes, fines fissure et réglettes, la seconde au centre de la face Ourthe de la tour terminale ; 5C ; jusqu’à son sommet (relais chaîné et anneau de rappel). Ouvreur : J-C Jérome, probablement en 1965.
3.
LE BAPTISTÈRE
L1 : À droite de la fissure de l’Extrême Onction, gravir des cannelures dans la dalle et passer un petit surplomb, jusqu’à la vire médiane (relais chaîné et anneau de rappel) ;
LA JACKY
La voie démarre par le départ de gauche de la Toteff, elle évite le surplomb de cette voie par la gauche et rejoint la vire centrale au niveau du R1 du Baptistère ; 5B. Ouvreur : Section de Liège du CAB, probablement en 1990.
LA TOTEFF
L1 : Attaquer un bombé, soit par le départ de la Jacky, 2 m à droite du Baptistère, soit directement dans le bombé, atteindre un surplomb et le surmonter en son milieu. Gravir un mur comportant une fissure verticale à bonnes prises, jusqu’à la grande vire centrale ; 5B engagé ; R. L2 : Gravir un petit surplomb sur sa partie gauche et rejoindre la dalle triangulaire de la Tour, en partie droite de la cheminée ; gravir cette dalle à bossettes en son milieu ; 4C, jusqu’au sommet de la Tour (relais chaîné et anneau de rappel). Ouvreur : J. Delderenne et G. Etienne, 1963. À noter que la « Toteff » se limitait à l’origine à sa 1re longueur, jusqu’à la vire centrale.
6.
LE THÉORÈME (OU LE PREMIER THÉORÈME)
L1 : Éviter un bombé par une traversée D-G sous un petit surplomb, pour rejoindre la partie droite du surplomb de la Toteff. Gravir une dalle à bossettes, fissures et bonnes prises, jusqu’à la vire centrale ; 5C (relais chaîné et anneau de rappel). L2 : Gravir un petit surplomb sur sa partie droite, par un pas de traversée G-D, et rejoindre la dalle triangulaire de la Tour par un pilastre ; gravir cette dalle à bossettes par son arête droite ; 4C, jusqu’au sommet de la Tour (relais chaîné et anneau de rappel). Ouvreur : R. Dock, 1968
7.
LES GIBOULÉES DE DROITE
L1 : Partir par une cheminée-dièdre et gagner une fissure qui mène à un surplomb délité, que l’on surmonte par la gauche (à noter que la voie originale empruntait la courte dalle de la voie (7b) ci-dessus, avant l’éboulement partiel du surplomb), revenir au-dessus du surplomb délité et rejoindre par une courte dalle facile la vire centrale ; 4A, (relais chaîné et anneau de rappel). page 39
L2 : Poursuivre par la voie décrite ci-dessus (7b).
13.
Ouvreur : A. et M. Capel, 1960.
À gauche de la partie droite de la Cathédrale (dalle des Truites), gravir directement une dalle fissurée aux prises polies, 5A ; et atteindre une plate-forme par la gauche (R), la deuxième longueur, à gauche de la Dubitard, n’est pas équipée.
7B. LES GIBOULÉES DE GAUCHE L1 : Surmonter un surplomb par la gauche et gravir un éperon à gauche de la voie (7) décrite ci-dessous, rejoindre le relais de la voie originale au niveau de la vire centrale. 5A L2 : Gravir un grand dièdre, sur le côté droit d’un pilastre, jusqu’à la crête ; 4B, (relais chaîné et anneau de rappel).
8.
LA TDS
Gravir le vague pilastre situé à droite du surplomb des Giboulées, rejoindre la vire centrale ; 5A (Relais). Ouvreur : F. Grebtz, probablement en 1977.
9.
ANGÉLIQUE
Gravir la dalle, puis le dièdre qui marque la partie droite du pilastre de la TDS, rejoindre le relais de la TDS ; 4A. Ouvreur : Section de Liège du CAB, probablement en 1985.
10.
LA FISSURE CENTRALE (VARIANTE)
Sur une ancienne variante de l’Angélique, suivre une fissure qui mène directement à la vire médiane ; 4A. Ouvreur : Prolongement d’une variante équipée par J. Wincq, 1988.
11.
LA MONIQUE
Par des gradins, rejoindre une fissure ascendante à gauche (l’Horizontale). Sortir à la vire plus ou moins directement ; 3C, (la 2e longueur n’est pas équipée).
Ouvreur : T. Negri, probablement en 1955.
14.
LES TRUITES
En plein milieu de la dalle, grimper jusqu’au niveau d’une fissure horizontale, atteindre un feuillet et monter directement jusqu’à une petite terrasse (6A+ sur prises patinées et réglettes). Ouvreur : A Capel, 1956.
15.
LES CREVETTES
Cette voie constitue un départ direct de la Voie Normale (6A, technique et patiné). Cette portion se prête à la pratique du bloc. Certains départs portent des noms : « le pas de 6 » ; « la fissure imposée » Ouvreur : A. Capel, 1955
16.
LA VOIE NORMALE
L1 : Surmonter 3 fissures superposées (prises patinées) et séparées par des plateformes, faire le relais sur la 3e (R1) ; 4C+. L2 : Progresser en empruntant une cheminée bien marquée qui mène à une terrasse (R2), 3B ; L3 : Suivre l’arête jusqu’au sommet (R3), 4B. Ouvreur : Camille Fontaine, 1932.
17.
LA PAROI
11B. LA MONIQUE DIRECTE
Suivre une fissure oblique à droite (prises patinées) et prendre pied sur une grosse fissure horizontale ; puis escalader la paroi fissurée jusqu’à la plateforme située sur l’arête ; 4B ; (R1 de la Cheminée Albert Ier).
Variante directe de la Monique ; 4B.
Ouvreur : R. Mailleux, 1934.
12.
18.
Ouvreur : F. Cornélis, 1972.
L’HORIZONTALE
À droite du socle de la Cathédrale, c’est-à-dire à gauche de la Toni, au niveau de la jonction avec la dalle des Truites, escalader une fissure-d’opposition (dièdre) caractéristique, 3C. Continuer jusqu’à la vire centrale par la fissure ou droit dans la dalle (à l’origine, la voie traversait horizontalement toute la dalle des Truites à mi-hauteur).
LA CHEMINÉE ALBERT IER (OU CHEMINÉE DE L’ARÊTE)
L1 : Suivre intégralement la cheminée qui double l’arête amont du rocher de la Cathédrale, léger surplomb à 8 m du départ ; 5A, (R1). L2 : Poursuivre l’arête jusqu’au sommet, 4B. Ouvreur : Albert Ier et X. De Grunne. 1930
Ouvreur : A. Capel, probablement en 1955.
18B. LE SURPLOMB DE L’ARÊTE
12B. LES ZOOLANDAIS (VARIANTE DE L’HORIZONTALE)
Variante de la Cheminée Albert Ier ; surmonter 2 surplombs et rejoindre le R1 de la cheminée de l’Arête ; 6A-B.
Variante de départ par des gradins, à gauche de l’Horizontale ; 4A.
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LA TONI
Ouvreur : ?
12C. L’HORIZONTALE DIRECTE
19.
Variante directe, lorsque la fissure se couche, continuer directement dans la dalle ; 5B.
Depuis le R1 du Vieux Paul, gravir 2 petits surplombs ; 4A (3 points), jusqu’à une large vire (relais non chaîné).
L’ARÊTE SANS NOM
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Ouvreur : Section de Liège du CAB, probablement en 1955, rééquipée par J. Wincq en 1988.
20. L’ENVERS DE LA TOUR Du relais des Giboulées, gravir la dalle à droite du dièdre, sortir par la fissure-dièdre caractéristique, à droite des Giboulées ; 4B (relais chaîné et anneau de rappel).
20B. VARIANTE Sortir par la droite de la dalle, sur le fil de l’arête ; 5A. Ouvreur : A. Capel, en 1955.
21.
LA DUBITARD
À gauche de la Cheminée de la Voie Normale, forcer un surplomb et gravir la dalle, parallèlement à l’Al-Berthe ; 4B (relais chaîné et anneau de rappel). Ouvreurs : C. Piraprez et A. Sennen, 1971.
22. L’AL-BERTHE Au dessus du relais R1 de la Voie Normale, laisser la cheminée caractéristique à sa droite, surmonter un surplomb et gagner l’antécime en suivant le côté droit du pilier ; 5A ; Relais R1 (relais chaîné et anneau de rappel). Ouvreurs : JM Gresse et A. Leruth, 1964.
23. LES MEUNIÈRES Suite logique des Truites ; au-dessus de la terrasse de relais, escalader une dalle parallèlement à la cheminée de la Voie Normale, jusqu’à atteindre une grande terrasse ; 5A (relais chaîné et anneau de rappel). Ouvreur : A. Capel, 1956.
24. LA DIRECTE JM De la plateforme de la Voie Normale, traverser à droite et escalader une dalle fissurée, en son milieu ; 5C, Ouvreurs : JM Gresse et T. Negri, 1964.
25. LA FISSURE NORD En face Nord, une fissure caractéristique surplombante avait été équipée pour une escalade en artif. Cette petite voie a été rééquipée sur broches et prolongée par une sortie directe jusqu’au sommet de l’arête (Relais) : 6B+ Ouvreur : B. Botty, 1959. Itinéraire rééquipé et prolongé pour une escalade en libre en 2021 par Bernard Marnette; 1er enchaînement en 2021 par Christian Fontaine.
Topographie, toponymie et identité… Quelques glanures BERNARD MARNETTE Il se dit que les géographes et les cartographes ont contribué à inventer les Alpes ! Il est clair que le relevé des cartes a permis de rendre publiques ce que l’on appelait jadis « les cartes mentales ». De par ce fait, on a pu mieux comprendre, affiner, définir, les territoires. Mieux, si la topographie décrit le pays, la toponymie qui lui est attenante le nomme, c’est un fondement de son identité. Topographie, toponymie, identité sont donc étroitement liées. Il en va ainsi pour chaque région, mais aussi pour un certain nombre d’activités spécifiques comme l’alpinisme et l’escalade. S’il est important pour les alpinistes et les grimpeurs de décrire et nommer les itinéraires qu’ils parcourent, il est tout aussi important pour eux d’identifier les lieux qu’ils fréquentent : les montagnes, les vallées, les rochers… C’est donc une nécessité de définir un territoire pour ne pas dire une culture, car le relevé de ces éléments, s’il est spécifique, se mêle aussi aux autres savoirs. Faut-il rappeler, par exemple, l’importance des alpinistes-cartographes de la fin du 19e siècle qui furent les premiers à décrire en détail sommets et glaciers. On peut même affirmer que la topographie fait partie intégrante des origines de l’alpinisme. Ainsi, Sylvain Jouty précise1 que « l’émergence de l’alpinisme correspond à ce glissement de l’absolu de l’inaccessibilité au relatif d’une virginité que l’on peut évidemment déflorer. »
1 - Sylvain Jouty : « Dictionnaire de la montagne » – Ed. Omnibus – 2009
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C’est donc bien la réponse au « comment aller en montagne ? » qui est à l’origine de la naissance de l’alpinisme, avec quels moyens mais aussi, par où ? Il suffit pour s’en convaincre de consulter les premiers récits des conquérants des Alpes. Ils sont truffés de détails d’ascensions : les itinéraires, les horaires, les difficultés rencontrées… La naissance de l’alpinisme est donc le résultat de ce questionnement : quels sont les versants accessibles de la montagne ? C’est ce qui différencie l’alpiniste du topographe, du géologue, du naturaliste, du cristallier ou encore du chasseur. Ces différents groupements décrivent éventuellement ce qu’ils trouvent, ce qu’ils font en montagne mais pas où ils vont, ils gardent même parfois certains secrets. L’alpiniste, lui, décrit par où aller et imagine même différents itinéraires d’ascensions possibles, c’est le regard qui change, c’est là que l’alpinisme se démarque, qu’il s’identifie, qu’il crée son style. Si ceci est vrai pour l’alpiniste, cela l’est tout autant pour le grimpeur. Les premiers topos de grimpe apparaissent déjà fin du 19e siècle. En 1897, Owen Glyne Jones publie un ouvrage culte : Rock-climbing in the English Lake District. Ce livre réalise le prodige pour l’époque d’être à la fois un ouvrage de topographies, de récits de courses et d’illustrations. Les photos qui s’y trouvent ont été prises par les célèbres frères Georges et Ashley Abraham et montrent Jones en action. Les topographies tiennent un rôle original dans cet ouvrage, puisque c’est la première fois qu’elles attribuent une valeur de difficulté aux escalades. Celles-ci ne sont pas qualifiées par des chiffres (comme dans l’échelle de Welzenbach), mais par des adjectifs (easy, difficult, etc.).
Mosa © Dutroux ©
Derrière les tracés de voies, il y a toute une histoire, tout un langage même qui traduit un ensemble de savoirs qui forme une culture. Là aussi, comme en alpinisme, il y a derrière la topographie l’expression d’une manière de faire, un regard singulier, un style particulier, bref l’évocation d’une pratique.
Historiquement, cela s’est fait d’abord par des récits de voyages, puis par la description d’itinéraires, par l’écrit et par le dessin. Les croquis ont évolué vers des supports photos d’abord noir et blanc puis couleur pour aboutir à ce que l’on appelle de nos jours « les beaux livres ». Un des plus marquants étant sans doute le tout récent « Mont Blanc lines » d’Alex Buisse (Ed. Glénat-2021), mais on peut également citer l’original « Monte Bianco super cracks » (I Vert-2012, Lamberto Camurri, Giovanni Bassanini).
Desaix © 1929
Les grimpeurs et les alpinistes ont donc leurs territoires à définir.
Ceci dit, derrière les tracés de voies, il y a toute une histoire, tout un langage même qui traduit un ensemble de savoirs qui forme une culture. Un exemple concret est la toponymie, la nomination des lieux « grimpables », qui se mêle plus largement avec l’identification du paysage ; cela est vrai en montagne comme en falaise, dans les Alpes comme en Ardenne… Chez nous, on peut mettre en évidence l’importance du rôle joué par les grimpeurs dans le maintien ou même la création de nombreux toponymes de nos rochers2. Il en va ainsi des noms : Paradou, Mérinos, Pape, Jeunesse (ou Ancienne jeunesse), Centenaire, l’M et N … Le grimpeur gagne encore en singularité lorsqu’il mélange sa propre toponymie aux noms des lieux.
2 - On pense particulièrement à l’action de Xavier de Grunne et Marcel Nicaise dans les années 30. On se rappellera, par exemple, à propos de ce dernier qu’un article sur les rochers de Freyr, paru dans le revue du CAB, fut entièrement reproduit dans le célèbre guide touristique Cosyns.
C’est le cas lorsque le nom d’une voie nomme la falaise : les Cinq Ânes, la Fausse Vierge, la Roche Friquette, la Nausée, les Copères… Dans d’autres cas, le monde de la grimpe a préservé le nom de lieux qui souvent, sans cela, seraient tombés dans l’oubli. On voit par l’exemple que le grimpeur a joué un rôle à différents niveaux dans la toponymie des rochers, point fort des paysages de Wallonie. Ce n’est pas chose banale à une époque où les paysages s’abîment, la toponymie s’appauvrit, l’identité s’amenuise. Le grimpeur a donc, en quelque sorte, un rôle citoyen. Il a intérêt à préserver son terrain de jeux, dire Sainte-Anne au lieu de Tilff, Renissart plutôt que Hotton, Fidevoye (ou Paradou) plutôt que Yvoir… page 43
On voit par l’exemple que le grimpeur a joué un rôle à différents niveaux dans la toponymie des rochers, point fort des paysages de Wallonie. C’est dans l’intérêt du grimpeur de préserver l’identité des lieux et d’éviter les termes trop génériques. Il doit pour cela aborder deux contraintes, deux fléaux diraient les extrémistes : l’urbanisation des paysages et l’abandon des régionalismes linguistiques. En Wallonie, c’est certain, l’aménagement du territoire n’est pas chose simple, en partie à cause de la fragilité et de l’étroitesse du territoire et des paysages, mais aussi en partie à cause d’une lourde histoire industrielle, pour l’essentiel dans le sillon Sambre et Meuse. Il n’empêche, l’urbanisation anarchique3 a abîmé bon nombre de paysages, de points de vue. On a parfois l’impression d’un pays qui disparaît, ou tout du moins, qui se vend à bon marché. Il en va de même de la langue wallonne, langue dépassée diront certains, tout au moins abandonnée, non reconnue4, une langue qui a ses faiblesses mais aussi ses qualités. Bernard Cerquiglini, éminent linguiste français, mentionne le wallon ainsi « comme tous les dialectes bel3 - Il ne faut pas toujours aller bien loin pour comprendre certaines interférences. Certes le Super Marché a remplacé le champ de patates, faisant de ce fait disparaître les noms de lieux ! Mais, le sens même des noms de lieux-dits, peut lui aussi insidieusement disparaître : ainsi, une golette par exemple, coincée entre deux maisons, n’est plus un repère paysager, dès lors, le toponyme risque d’être abandonné. Il doit disparaître, diraient peut-être certains, il est en tous cas appauvri. On peut faire ici aussi un lien avec l’escalade. Le fait de vouloir parfois mettre des broches partout, d’équiper chaque centimètre, de faire la variante de la variante, fait parfois perdre le sens de l’itinéraire et celui de la nomination de la voie. La voie n’est plus qu’une succession de passages, à l’image d’un pays sans horizon, elle perd sa direction, son sens, son volume. Faut-il parler d’une urbanisation de nos rochers ? 4 - On peut évoquer ici le fait que la langue wallonne n’a jamais été reconnue par le gouvernement belge malgré les invitations pressantes des linguistes wallons (le professeur Haust en tête) à ne pas assimiler le wallon à du (mauvais) français dans les recensements linguistiques. Qui se rappelle encore que, dans les années 30, les parlementaires wallons ont revendiqué la reconnaissance de cette langue devant les instances nationales ?
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go-romans, il est d’une très grande richesse et est parfaitement étudié » 5. Sa qualité première est d’être une langue de terroir, moins universelle que le français, et à ce titre la mieux indiquée pour nommer la spécificité du territoire… N’est-elle pas venue « à pied du fond des âges », comme aimait le dire Julos Beaucarne ? Il en est ainsi de toutes les régions. Le wallon a des termes intraduisibles en français tels : Heyd, Cresse, Cron, Tige, Thier ou Tienne, etc. Les grimpeurs connaissent l’Al lègne, l’Al rue, la Longue ariesse, la Rotche del’Venne. De 5 - Bernard Cerquiglini est un linguiste français, bien connu pour son émission « Merci professeur » sur TV5 monde. Il est l’auteur de nombreux livres dont un ouvrage collectif : « Les langues de France » (Éd. PUF- 2003) dans lequel le wallon est évoqué. Si, si, on parle wallon aussi en France, dans la botte de Givet : c’est petit mais cela existe !
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manière plus large, les autochtones connaissent encore le Cailloux qui bique, la Taillande Rotche, la Roche Al Penne, les Rochers de Coisse, de la neuve Batte, des Nutons. Ces termes prêts à passer dans l’oubli se doivent d’être préservés. Pour le grimpeur comme pour le citoyen lambda, la langue et le paysage ne font qu’un.
Laurent ©
Entendons-nous bien, il ne s’agit pas ici de défendre avec acharnement une langue mais bien de marquer de manière spécifique un territoire de manière à continuer de l’inventer et le réinventer à la manière des géographes d’autrefois dans les Alpes.
Ces termes prêts à passer dans l’oubli se doivent d’être préservés. Pour le grimpeur comme pour le citoyen lambda, la langue et le paysage ne font qu’un. À propos de ces pertes paysagères me revient l’anecdote suivante : Il y a peu, me promenant au sommet de la réserve naturelle de Sclaigneaux, le long de la Meuse, je fus interpellé par une dame qui cherchait son chemin. « Et si je vais par là ? », me dit-elle. Je lui explique qu’il y a là un beau belvédère sur la vallée, que c’est à cet endroit que le plateau s’arrête net dans les rochers surplombant le fleuve, qu’elle sera là véritablement « A coron del faliche » (terme wallon qui a donné nom au bien connu rocher de Corphalie). Je vis, à son regard ébahi, qu’elle ne me comprenait pas. Je lui précisai alors qu’elle serait « au bord de la falaise » ! Ceci montre bien, s’il en est besoin, qu’un wallon « wallonant » le paysage de son pays n’est plus compris. Cela est d’autant plus navrant face à la Meuse séculaire, le plus vieux fleuve du monde aux dires de certains6.
6 - Longtemps, la Meuse a été considérée comme le fleuve le plus vieux du monde. Il l’est encore par certains mais, généralement aujourd’hui, on le considère comme le second après la Finker River en Australie.
C’est la situation de l’homme qui n’ose plus nommer son pays, c’est une faute de goût ou tout au moins une erreur de style, un appauvrissement. C’est le type même de l’absence d’emphase aurait dit Alexandre Vialatte.
« Les civilisations qui se vendent ne peuvent plaire qu’à de nouveaux riches. Les petits effets ont parfois de grandes causes7»
BERNARD MARNETTE
7 - Nous nous permettons ici de modifier légèrement la citation de l’auteur en remplaçant dans son texte « vantent » par « vendent » (mais vantent aurait-il convenu ?) qui convient mieux au sens de notre propos. Alexandre Vialatte dans son texte évoque « Les vents » à l’origine de la perte de l’âme bretonne (tout au moins ce qu’une Quiberonnaise en dit). On peut lire et relire sans relâche Alexandre Vialatte et notamment cette « Chronique des voyages et des vents » extraite du recueil : « Et c’est ainsi qu’Allah est grand » (Éd. Julliard – 1989).
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Trouve ta passion...
Quelques instants avant de remporter ma première victoire en coupe du monde (Madonna di Campiglio, mars 2021)
et vis-la à fond ! entretien avec MAXIMILIEN DRION par STÉPHANIE GREVESSE Jeune sportif belge, Maximilien Drion est un athlète de haut niveau en skialpinisme (12e au classement mondial, il devrait représenter notre pays aux JO de Milan 2026) et en trail. Sous contrat Adeps, il partage désormais son temps entre Rixensart et le Val d’Anniviers, en Suisse. C’est en effet dans ces montagnes qu’il s’entraîne depuis une dizaine d’années. Tout récemment, il a lancé sa saison estivale de trail dans sa contrée natale en remportant le Trail du Jambon, le Trail des Vallées du Chevalier et l’Ohm Trail, où il a été sacré champion de Belgique. Rencontre.
Stéphanie Grevesse : Comment devient-on un as du ski-alpinisme quand on vient du plat pays ? Maximilien Drion : Certaines personnes croient que j’ai déménagé en Suisse pour pouvoir pratiquer ce sport, mais ce n’est pas le cas. J’ai déménagé en Suisse quand j’étais enfant avec mes parents et ma petite sœur. Et c’est seulement une fois installé là-bas que j’ai découvert ce sport. Le ski de randonnée c’est un sport qui est très pratiqué, très populaire en Suisse, un peu moins chez les jeunes parce que c’est un sport très difficile. J’ai toujours aimé me balader en montagne et page 46
j’ai fait beaucoup de ski alpin, mais voilà : skier deux minutes puis prendre le télésiège pendant 10 minutes, ce n’est pas tellement ma philosophie, ni mon approche de la montagne. Je voulais être vraiment libre de me déplacer à mon rythme et être maître de mon itinéraire. En trois mots, comment te décrirais-tu en tant que skieur ou en tant que traileur ? Les trois mots seraient les mêmes pour les deux sports. Le premier, c’est passionné, parce que je suis passionné par ces sports et que c’est pour les pratiquer que je me réveille le matin. Ensuite, déterminé, parce que quand je me fixe un objectif ou quand j’ai un rêve, je mets tout en place pour essayer de l’atteindre. Et le troisième… je trouverai d’ici la fin de l’entretien ! Je voulais justement te demander ce qui te fait te lever le matin, quelle est ta motivation ? Ce qui me motive, c’est l’aspect découverte. Tu ne tournes pas dans un stade, tu n’es pas dans une salle de gym, tu es dans la nature et tu découvres des endroits incroyables et tu te découvres aussi. C’est vraiment ça que j’adore. C’est l’aspect principal. Après, il y a aussi l’aspect compétition. Je suis compétiteur dans l’âme, j’aime gagner, me sentir bien quand je cours. C’est aussi pour progresser et être une meilleure version de moimême que je m’entraîne. Au niveau de tes entraînements précisément : à quoi ressemble ta séance d’entraînement-type ? Il n’y en a pas ! Je n’ai pas installé une routine ou une monotonie dans mes entraînements. J’es-
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Tu es dans la nature et tu découvres des endroits incroyables et tu te découvres aussi. C’est vraiment ça que j’adore. saie de varier un maximum : varier les endroits, les dénivelés, les vitesses,… Je n’ai pas vraiment une séance-type. L’entraînement que je fais le plus souvent, c’est une heure d’endurance à un rythme cool, mais pas trop cool non plus. Je n’ai pas vraiment d’entraînement spécifique suivi de 10 minutes de retour au calme, c’est la découverte qui guide mes pas.
Ça dépend de la semaine, de la période de l’année qui est à la base de la suite de la saison. Il y a des périodes où les compétitions s’enchaînent et du coup, c’est plus du repos entre les compétitions. Ça varie entre 8-10 heures une petite semaine et 25-30 heures une grande semaine. Des semaines à 25 heures, j’en ai peut-être 4 ou 8 dans l’année, ça dépend des compétitions, de mon programme et des objectifs que je prépare. Je dirais qu’en moyenne, je fais 15 heures de sport par semaine. Tu pratiques le ski-alpinisme en hiver et le trail en été. Tu considères que ce sont tes deux sports de prédilection ou bien est-ce que tu considères que le trail te prépare davantage pour le ski de randonnée ? Le ski-alpinisme et le trail, ce sont deux sports qui sont pareils : à part avoir des baskets ou des skis aux pieds, j’évolue dans les mêmes endroits, été comme hiver. Je suis d’abord un passionné de montagne, un passionné de sport, avant d’être un skieur-alpiniste ou un traileur. Je considère ces deux sports comme une préparation pour la saison suivante. Je mets vraiment les deux sur un pied d’égalité au niveau de mon implication et de ma passion. Le ski-alpinisme et le trail, ce sont mes deux sports principaux. Ils sont pour moi complémentaires. Je pratique le trail aussi l’hiver et l’été, en parallèle, je fais du vélo. L’hiver me sert à préparer l’été et l’été me sert à préparer l’hiver. Je ne mets pas de hiérarchie entre ces deux sports.
Passage technique lors de la coupe du monde en Andorre (Janvier 2022)
Florent Delaloye © 2022
Combien d’heures par semaine t’entraînes-tu ?
Portrait chinois Imagine pouvoir passer une journée dans la peau de quelqu’un d’autre : qui serait cette personne ? Cette question me dérange, parce que si je cite quelqu’un, c’est comme si j’étais jaloux de cette personne ou que je l’idolâtrais. Je préfère avoir du respect pour les personnes, sans les idolâtrer ou en être jaloux. Je n’aimerais prendre la place de personne. Quelle est la chanson qui t’accompagne en ce moment ? Je n’écoute pas de musique durant le sport. J’aime garder mon esprit ouvert, être dans l’effort et dans l’instant. Mais il y a une chanson que j’aime bien, c’est « Il est libre Max ». Toutes les paroles ne me parlent pas forcément, mais j’aime bien le titre. Quelle est ta devise ou philosophie ? Trouve ta passion et vis-la à fond ! page 47
Quel est ton massif préféré ? Il y a une montagne en Suisse que tout le monde connaît pour avoir mangé un bout de chocolat ou y être allé : c’est le Cervin. Quand tu es à Zermatt, c’est une montagne, qui est vraiment hyper impressionnante. Elle est un peu seule au milieu de nulle part et elle se dresse devant toi. Elle te rend humble et elle te force à l’admirer et à la respecter. S’il y a une montagne qui me transperce quand je la regarde, je dirais que c’est elle. Il y en a une autre aussi que j’aime beaucoup, c’est le Weisshorn, dans le val d’Anniviers. Je la vois de ma chambre quand j’ouvre les rideaux lorsque je suis en Suisse. Elle culmine à plus de 4500 m d’altitude. Je ne suis encore jamais allé au sommet car c’est assez technique. Ce sont pour moi deux magnifiques sommets qui forcent le respect pour la montagne et qui te rendent humble quand tu les observe. Si tu étais une montagne, tu serais… Si je devais être une montagne, ce ne serait ni le Cervin, ni le Weisshorn, parce que ce sont de trop grands symboles pour me ressembler. Si j’étais une montagne, ce serait une montagne accessible où les gens se retrouvent entre amis et passent un bon moment. Quel est ton péché mignon ? J’en ai deux : c’est le nougat et la pâte à tartiner au spéculoos. Chocolat suisse ou chocolat belge ? Chocolat belge pour le praliné, chocolat suisse pour le noir.
J’ai cru comprendre que tu aimais le jambon et la bière… Comment te nourris-tu avant et pendant une course ? Avant la course, je prends plutôt des petits repas assez légers et digestes, pour le confort. Pour les efforts que je fais, je n’ai pas besoin de plus. Typiquement, le matin d’une course, c’est du pain pas trop complet avec du miel, une banane et une tasse de thé. Les jours qui précèdent, c’est pâtes, riz, pommes de terre, un peu les classiques pour faire les réserves pour la course. J’ai aussi une nutrithérapeute qui me suit et j’essaie d’être le plus professionnel possible dans tous les aspects de ma vie pour prendre le plus de plaisir possible en compétition. Généralement, je mange équilibré, sans me priver : si j’ai faim, je mange. L’impression est diffuse chez les sportifs que pour être performant, il faut être plus léger. Ça mène souvent vers l’anorexie ou à la limite. Ce n’est pas page 48
L’aspect visualisation, c’est quelque chose qui est très important dans le sport et la préparation mentale. du tout ma philosophie. Je préfère être un peu plus lourd, mais vraiment puissant. Souvent les efforts que je fais peuvent être assez longs, j’ai besoin d’avoir de l’énergie en stock. Durant les courses, je mange très peu en fait. Je consomme davantage de boissons : je remplis des flasques au fur et à mesure de l’effort avec de la poudre isotonique. Tu es venu repérer les derniers km du Trail du Jambon. Tu as posé pas mal de questions sur le parcours, avec beaucoup de précision. J’ai été épatée par tes capacités de mémoire et de visualisation du parcours. Est-ce que tu pratiques ainsi pour toutes tes courses ? Oui, j’essaie d’avoir le plus possible d’informations sur une course avant de la faire pour être prêt mentalement. Si le corps sait ce qui l’attend, il m’aidera plus facilement à aller au bout de l’effort. Si chaque montée, chaque virage, chaque changement de rythme est une surprise, mon corps va moins l’apprécier et moins m’aider jusqu’à l’arrivée. Généralement, je fais la reconnaissance de la plupart de mes courses, mais jamais en entier. L’aspect visualisation, c’est quelque chose qui est très important dans le sport et la préparation mentale. C’est quelque chose que j’ai travaillé et que je travaille avec ma préparatrice mentale. Quand je cours en reconnaissance, j’essaie d’avoir un maximum de repères mentaux, par exemple telle descente, tel arbre, une petite rivière, un rocher, autant de petits détails que j’essaie de retenir pour que, le jour de la course, je sache ce qui m’attend à tel moment. Au mieux je suis préparé, au mieux je peux gérer mon effort. J’essaie d’avoir le contrôle sur un maximum d’éléments. As-tu des rituels avant une course ? Je n’ai pas tellement de rituel précis, mais plutôt une structure à l’échauffement : c’est toujours une quinzaine de minutes de footing, des échauffements des chevilles, des genoux et des hanches, quelques accélérations. Je bois, je change de t-shirt. Je n’ai pas de rituel, mais j’essaie d’avoir une structure pour être bien durant la course.
Surveillé par le Cervin pendant un entraînementà Zermatt
Anonyme © 2019
Ardennes & Alpes — n°212
Quel est ton plus bel accomplissement à ce jour ? Je pense que c’est ma victoire en coupe du monde en 2021 où j’ai gagné en verticale. Il y a plusieurs disciplines en ski-alpinisme : le sprint, la verticale et la course individuelle. La verticale, c’est une montée sèche. On part tous ensemble du point de départ et le premier au sommet a gagné. Ce sont généralement des montées de 500 à 750 m de dénivelé. Ma victoire à Madonna di Campiglio, en Italie, a été vraiment un gros déclic pour moi parce que j’espérais un jour m’approcher du podium, mais faire un podium et gagner une course en coupe du monde avec tous les meilleurs mondiaux, c’était quelque chose d’assez énorme.
ne me suis pas mis sur des distances de 100 km à 18 ans. Chaque chose en son temps. J’ai toujours annoncé que je serais plus ou moins à mon pic vers 25 ans et que, le plus longtemps possible, j’essaierais de maintenir ce niveau-là, mais statistiquement, vers 28-30 ans on est au top. Je me dis que j’ai encore de belles années devant moi et ça, c’est extrêmement motivant. Dans certains sports, quand tu arrives à 28 ans, c’est gentiment la fin de ta carrière, mais pour les sports de montagne, d’endurance, c’est souvent le début. Alors, mes objectifs en hiver c’est principalement le circuit de coupe du monde, avec quelques courses par équipe en plus, comme la Patrouille des Glaciers cette année, la Pierra Menta, des courses un peu mythiques qui font rêver. Ce sont à chaque fois de grands moments d’émotions et de magnifiques parcours et organisations. En trail, il y a une course qui me tient très à cœur, c’est Sierre-Zinal. Donc, je serai au départ de cette course pour quelques années. J’ai aussi d’autres objectifs comme les championnats d’Europe et les championnats du monde, mais ce sont plus des événements uniques. Ils n’ont pas lieu chaque année au même endroit, du coup, il y a moins d’histoire derrière ces courses. Elles sont à chaque fois extrêmement relevées et il faut être sélectionné, du coup il n’y a jamais l’assurance d’être au départ, contrairement à Sierre-Zinal.
L’entretien s’est clôturé sans qu’on revienne sur ce troisième mot du début… Il y aurait bien « organisé » ou « discipliné », mais ce que je retiens surtout de Maximilien après cet échange, c’est son authenticité et son humilité. Dans sa pratique, il a trouvé une recette qui fonctionne et on lui souhaite le meilleur et bonne route vers les sommets ! STÉPHANIE GREVESSE
Tu me disais récemment que dans ta discipline, on est au pic de sa forme vers 28 ans. Il te reste un peu de marge… Quels sont tes objectifs pour les prochaines années ? Ce sont à peu près les mêmes objectifs que ceux que j’ai jusqu’à présent, à part les Jeux Olympiques qui seront un gros objectif. Une carrière de skieur-alpiniste ou de traileur peut être assez longue, en fonction des blessures et de la gestion de sa carrière. J’ai toujours fait attention à ma progression, à l’évolution des distances. Je
Le savais-tu ? Comme celle de l’escalade, la pratique du trail a le vent en poupe. Les affiliations de type Rando et Complète du CAB couvrent aussi ce sport ! Plus d’infos sur www.clubalpin.be/avantages
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