L’esthétique et la catastrophe Lucie Goujard
Le titre de l’exposition d’Olivier de Sépibus, « Montagne défaite », fait résonner une double catastrophe : le recul, visible des glaciers, d’une part, l’évocation d’un sentiment de démission, d’absence d’émoi suffisant autour de cette disparition, d’autre part. Ainsi est advenu son souhait de montrer la haute montagne… non plus celle qui dépasse la mesure de l’homme, la haute montagne de la conquête, mais celle devenue à l’inverse site menacé, dompté, conquis et aussi en partie détruit. Comment rendre compte alors de ce nouvel imaginaire des Alpes, lieu légendaire, indéfiniment décrit, dessiné, peint, puis photographié, aujourd’hui transformé par le changement climatique – et dont l’iconographie, de fait, n’est plus, ne correspond plus ? Ou autrement dit, comment figurer cette inquiétude du paysage ? À ce stade, deux choix s’offrent à l’artiste traditionnellement pour partager son émotion : dépeindre le mal subi, les ravages, ou les symboliser efficacement. La représentation choisie ici est celle qui s’éloigne du relevé des traces, de la monstration des ruines, cicatrices, brèches, éboulements, fractures, etc., souvent spectaculaire. Elle offre en lieu et place la vision moins attendue d’un tableau photographique équilibré et sobre, y compris dans les couleurs – d’une « noble simplicité et sereine grandeur », pour aller jusqu’à reprendre la formule célèbre édictée par le chantre du néoclassicisme J. J. Winckelmann.
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Par l’effacement, la suppression des indications géographiques, la négation des repères, Olivier de Sépibus vient ensuite signifier le cataclysme. Cette omission rappelle en effet tout à coup que… non ! décidément la montagne n’est pas interchangeable ; car sans nier l’intérêt visuel de cet anonymat esthétique, le visiteur de « Montagne défaite » veut tout de même toujours savoir « où ça a été pris ». Et c’est sans doute ainsi que la série parvient le mieux à lui exprimer esthétiquement qu’il pourrait à son tour entrer un jour « dans un rapport de défaite avec la montagne », rapport angoissant dans lequel les repères visuels les plus assurés, le paysage commun, auraient silencieusement, mais réellement disparu. C’est là aussi probablement toute la qualité du tableau classique, celui que l’on a longtemps souhaité rejeter : sa quiétude majestueuse, d’une puissance muette et persistante, continue de pouvoir nous conduire à un recueillement immédiat et universel.
Lucie Goujard est maître de conférences en histoire de l’art contemporain / histoire de la photographie à l’Université-Grenoble-Alpes et commissaire d’exposition